Arrivé à la trente-huitième année de l'âge de François Ier, à la seconde et plus courte moitié de son règne, nous trouvons un plaisir consolateur de plus d'une déception à interrompre un moment notre route d'historien à travers les victoires stériles, les conquêtes passagères et les défaites ruineuses, et à nous détourner, pour les embrasser d'un coup d'œil, vers les seules œuvres durables du plus illustre des Valois, vers celles qui ornent sa mémoire d'un éternel rayon, vers celles qui font oublier ses fautes et assurent l'immortalité du beau lui-même au protecteur éclairé, libéral, des arts et des lettres, au roi bâtisseur de châteaux, amateur de jardins, au roi de Blois, de Chambord, de Fontainebleau, du Louvre et du Collège de France. C'est en passant la revue successive des châteaux marqués par François Ier de la gracieuse empreinte de la Renaissance, dont le génie s'épanouira dans l'art par excellence du seizième siècle, l'architecture, que nous trouverons l'occasion de signaler son influence comme protecteur éclairé des lettres et des arts ; car, si, pour améliorer ou construire les résidences royales célèbres qui portent encore, dans la salamandre symbolique, le sceau de sa libérale initiative, François Ier fonda cette école d'architecture mi-partie de maîtres étrangers et de maîtres français, qui devait produire tant de chefs-d'œuvre, c'est pour les décorer, pour les orner, qu'il fit appel aux artistes, aux peintres, aux sculpteurs, qui lui font un si beau cortège dans la postérité. Nous commencerons cette promenade pittoresque par le château d'Amboise, théâtre des jeux de l'enfance et de la jeunesse de François Ier. Le château d'Amboise fut pendant les premières années de son règne le théâtre des fêtes de sa brillante cour. C'est de cette résidence d'abord favorite, remplie pour lui d'agréables souvenirs, qu'il partit pour la victorieuse campagne de Marignan. C'est là qu'il revint bientôt triompher comme roi et comme père. C'est à Amboise qu'il souhaita la bienvenue à son premier fils, le dauphin François, venant après deux filles qui y étaient nées également. C'est à Amboise délaissé qu'en 1536 il revint pleurer, en compagnie de la reine Éléonore sa femme et de sa sœur Marguerite, ce fils de prédilection, — dans les qualités et les défauts duquel il retrouvait et aimait son image, — emporté à vingt ans par une mort si prématurée qu'elle parut coupable et fut expiée par la mort d'une victime peut-être innocente, celle de l'échanson Montécuculli, accusé mais non convaincu d'avoir empoisonné son jeune maître. Enfin, c'est à Amboise que François Ier appela le grand Léonard de Vinci, le logea dans le pittoresque ermitage féodal du Clos-Lucé, honora et consola par un pieux hommage ses derniers moments, enfin lui donna, après l'hospitalité de la vie, celle de la mort, et, après le manoir, la tombe. Dans son goût pour Léonard de Vinci et la protection qu'il lui accorda, François Ier avait été devancé par son prédécesseur, Louis XII, qui, dès 1507, avait réclamé de sa main à ses chers et grands amis de la Seigneurie de Florence, le droit d'honorer dans leur plus grand peintre le génie même de l'Italie, l'avait appelé auprès de lui à Milan, lui avait demandé la décoration des fêtes de son triomphe, et l'avait attaché à sa personne par le titre et la pension de peintre royal. Le cardinal Georges d'Amboise, premier ministre, avait ajouté à ces marques de la faveur royale qu'il avait stimulée, les témoignages d'une affectueuse admiration ; et c'est sans doute sur la proposition de Léonard, qu'il choisit, pour peindre les salles de son magnifique château de Gaillon, Andréa Solario, un de ses élèves favoris et le plus digne de le représenter ; car ce n'est qu'eu janvier 1516 que Léonard de Vinci vieilli (il avait alors soixante-quatre ans), lassé de sa vie errante, des vicissitudes de sa fortune et des mille efforts en tous sens de son génie encyclopédique, arriva à Amboise à l'appel du roi de Marignan, qu'il avait accompagné aux fêtes de Pavie et à l'entrevue de Bologne avec le pape Léon X. François Ier accueillit royalement le grand artiste qui lui apportait les restes d'une ardeur attiédie et les trésors d'une expérience plus critique qu'active, plus féconde en conseils qu'en œuvres. Car, bien qu'il ne soit guère permis de douter que Léonard, pendant son séjour en France, y ait travaillé de son pinceau, les vestiges artistiques de son passage, peu nombreux d'ailleurs, ne lui ont pas survécu et sont aujourd'hui effacés. Il parait surtout avoir été tenté par des projets en dehors de l'art spécial de la peinture. On a conservé ses plans du canal de Romorantin. Son influence se fit sentir plus par le conseil que par l'exemple. Il dessina plus de décorations de fêtes qu'il ne peignit de tableaux. En avril 1517 notamment, on le voit inspirer les fastueuses réjouissances de cour qui célébrèrent le baptême du dauphin et le mariage de Laurent de Médicis, duc d'Urbin, avec la fille du duc de Bourbon, dont devait naître Catherine de Médicis. François Ier avait donné à Léonard de Vinci une pension de sept cents écus d'or, le petit château du Cloua — ou plutôt Clos-Lucé, — ses entrées au château d'Amboise, des chevaux pour aller à Blois, à Paris, à Saint-Germain et à Fontainebleau, le droit de commander aux artistes, en un mot la surintendance des beaux arts avant la lettre[1]. Le 23 avril 1518 (avant Pâques) Léonard dictait à Me Guillaume Boreau, notaire royal en la cour du bailliage d'Amboise, dont un descendant exerce encore, son testament où il instituait pour légataire universel Francesco de Melzi, gentilhomme milanais, qui l'avait accompagné dans son exil volontaire, et où il n'oubliait ni son élève favori, Salai, aussi compagnon de sa retraite, ni son serviteur Villanis, ni la vieille servante Mathurine. Le 2 mai 1519 (après Pâques), quelques jours après avoir pris ses dispositions suprêmes, — car l'année commençait encore alors à Pâques,- le grand artiste expirait, un an avant Raphaël, dans les bras de son auguste protecteur, le roi de France lui-même. Voici, d'après Vasari, qui le tenait de Melzi, le récit de cette pathétique scène qu'ont retracée tour à tour les pinceaux de Vien, de Gigoux, de Robert-Fleury et de Ingres : Comme il était déjà vieux, il resta malade pendant plusieurs mois. S'apercevant que sa fin était proche, il ne songea plus qu'à s'occuper des vérités de notre bonne et sainte religion catholique. Plein de regrets pour ses fautes, il se confessa avec humilité, et se préparant à recevoir dévotement, hors de son lit, le saint sacrement, il se leva, quoique incapable de demeurer debout ; ses amis et ses serviteurs le soutenaient. Le roi, qui le visitait souvent avec amitié, survint alors ; Léonard, plein de respect pour le prince, se mit sur son lit et, lui racontant les accidents de sa maladie, demanda pardon à Dieu et aux hommes de ne point avoir fait pour son art tout ce qu'il aurait pu. Tout à coup il lui prit un de ces paroxysmes avant-coureurs de la mort. Le roi se leva et lui tint la tête pour alléger son mal ; mais, comme si ce divin artiste eût senti qu'il ne pouvait espérer un plus grand honneur sur cette terre, il expira dans les bras du roi. Malgré les souvenirs de sa jeunesse qui l'y attiraient souvent, le château d'Amboise ne fut pas le séjour de prédilection de François Ier, sa résidence favorite. Il ne pouvait pas assez mettre de lui-même dans cette forteresse indélébilement marquée des caractères les plus sombres, les plus austères, les plus farouches de l'art féodal, méfiant et inhospitalier. Fait pour être habité par une armée, plutôt que pour être habité par une cour, Amboise ne pouvait répondre à l'idéal d'un roi chevalier, aux affections faciles, qui voulait une maison ouverte comme son esprit et son cœur, pleine des joies de la lumière et des parures de l'art. A Amboise, il rencontrait trop souvent l'ombre sérieuse de ses prédécesseurs. Louis XI y avait souvent habité. Charles VIII y était mort. Louis XII y avait vécu avec Anne de Bretagne après un divorce où il n'eut point le beau rôle. La reine Claude n'y avait guère été plus heureuse que la reine Jeanne. C'est au château d'Amboise que Louise de Savoie n'avait échappé à la vengeance d'Anne de Bretagne qu'en sacrifiant le maréchal de Gyé. C'est au château d'Amboise que François Ier avait dû dompter, par un acte d'autorité brutale, les dernières et opiniâtres résistances du Parlement hostile au Concordat. Tous ces souvenirs sévères appelaient des pressentiments tragiques que devait justifier l'avenir. François Ier s'y trouva donc bien vite à l'étroit, mal à l'aise, en proie à l'importunité de ses ennuis domestiques ou de ses soucis royaux. Il y aurait eu trop à faire pour rendre gracieuse cette physionomie incorrigiblement rébarbative d'une résidence qui ne pouvait convenir qu'à la morosité de Louis XI, à la mélancolie de Charles VIII, à la gravité de Louis XII. C'est à Blois, mais surtout à Chambord et à Fontainebleau qu'il faut aller, si l'on veut y retrouver cette personnalité exubérante, brillante, souriante du roi gentilhomme et du roi artiste. Au château d'Amboise, forteresse et prison, François Ier s'était borné à restaurer et à métamorphoser, du côté de la Loire, en face du bâtiment des Sept-Vertus, les constructions massives, marquées à l'empreinte successive des d'Amboise, de Charles VIII et de Louis XII. L'appartement du roi et de la reine est dû à François Ier, qui voulait pouvoir du moins avoir une habitation intime, digne de lui, dans ce rude manoir où il ne séjourna guère qu'en passant. Le château de Blois, déjà dégagé par l'architecte italien de Louis XII, Jean Joconde, de sa carapace féodale, offrit aux premières initiatives de François Ier, impatient d'un palais où ne fût pas trop dépaysé le vainqueur de Marignan, un champ plus libre et plus vaste. Il voulut y avoir, et il y eut son aile qui éclipse à jamais tout le reste, le passé antérieur et le passé postérieur, les constructions de Louis XII et celles de Gaston d'Orléans. Le château bâti par François Ier écrase par l'abondance et la variété de ses ornements la naïve habitation de Louis XII. Il produit, près de cette forte et sévère construction, l'effet d'une jeune mariée couverte de guipures et de dentelles, près de la robe opulente mais sérieuse et durable de son aïeule. C'est Louis XII cependant qui a jeté tes fondations de l'aile de François Ier. Mais ces fondations sortaient à peine de terre quand il mourut. Le plan adopté ne comportait alors qu'une seule façade, celle de la cour. François Ier imagina d'accoler au bâtiment primitif un autre bâtiment moins profond qui double le premier et tire son jour de la place. Trois ans suffirent, à ce qu'on assure, au jeune vainqueur de Marignan pour mener cette entreprise au point où nous la voyons aujourd'hui. Le projet du roi était d'ajouter deux autres ailes au château qui eût ainsi formé un carré parfait. Mais, pour l'exécution de ce plan colossal, l'argent manqua à François Ier, comme plus tard à Louis XIV pour Versailles[2]... La merveille de ce château de François Ier à Blois, enclavé entre les épaisses murailles de la salle des États et celles non moins massives de la tour de Moulins, c'est l'escalier ou lanterne, véritable bouquet architectural où éclate et triomphe le génie riant et décoratif de la Renaissance. Aux deux tiers à peu près d'une façade à trois rangs de pilastres superposés, dont presque toute l'ornementation a été reportée vers les toits, afin de ne pas écraser celle du morceau principal, se projette hors d'œuvre une tour évidée dans les cinq pans de laquelle tourne une spirale de pierre. Des pilastres ou contreforts carrés montent du sol à la corniche ; le rampant de l'escalier, qui les coupe et les contourne dans son hélice ascendante, dessine, par son intersection avec eux, quatre rangs superposés d'ouvertures en forme de trapèze. Celles qui sont percées au niveau du sol donnent accès à l'escalier. Les autres, s'étageant au-dessus des premières, forment autant de balcons précédés de riches balustrades dont l'ornementation, savamment ménagée, se compose de simples fuseaux pour la première rampe, de salamandres accostant des F pour les rampes supérieures. Des niches garnies de statues et surmontées de dais d'un dessin ingénieux sont appliquées sur les contreforts à la hauteur intermédiaire entre la première et la seconde rampe, élévation habilement calculée pour que l'œil puisse en apprécier tous les détails. Du piédestal des contreforts au socle de ces niches serpentent de gracieuses arabesques, qui préparent le regard aux magnificences qu'il voit se développer à mesure qu'il s'élève. D'autres arabesques, courant entre plusieurs rangs de fines colonnettes, enlacent le noyau central de l'escalier et disputent l'attention aux curieux médaillons de la voûte dessinés à tous les points d'intersection des nervures qui s'y croisent. Sur ces médaillons se profilent en ronde-bosse, avec les chiffres couronnés de François Ier et de la reine Claude, tous les emblèmes adoptés par cette princesse : l'hermine, le bouquet de lis naturel, le cygne percé d'un dard[3]. L'architecte et les sculpteurs auteurs de ce chef-d'œuvre sont demeurés inconnus. Il n'en est pas de même heureusement pour les deux grandes, les deux originales créations de François Ier, Fontainebleau et Chambord, dont il nous reste à parler. Si Chambord, ce couvent moresque, laisse encore hésiter entre plusieurs noms d'auteur l'admiration du voyageur, il retrouve à Fontainebleau, se promenant sous un rayonnement d'apothéose, tout un groupe d'ombres justement illustres. Un fait à constater, c'est que les deux constructions caractéristiques de François Ier datent d'une époque postérieure à cette expédition d'Italie, à cette captivité d'Espagne qui avaient à la fois développé et mûri son imagination, achevé son éducation intellectuelle et son caractère moral. Après avoir appartenu aux comtes de Blois et à la maison d'Orléans,
le château de Chambord avait été réuni en 1498, à l'avènement de Louis XII,
au domaine de la couronne. Ce fut en 1526, au retour de sa captivité de
Madrid, que François Ier entreprit de métamorphoser en palais royal la
vieille demeure féodale des comtes de Blois. Chambord
est le Versailles de la monarchie féodale ; il était au château de Blois, cette
résidence centrale des Valois, ce que Versailles fut aux Tuileries. C'était
la maison des champs de la royauté[4]. Des lettres patentes de François Ier, données à Chambord le fer octobre 1526, nomment messire de Chauvigny intendant général des travaux et Raymond Forget trésorier et payeur général. Dix-huit cents ouvriers travaillèrent pendant douze ans au féerique édifice dont la construction ne fut jamais achevée au gré du prince qui voulait en faire le chef-d'œuvre architectural du règne, car il est établi par des documents de 1536 et 1544, qu'il s'occupait encore alors de l'améliorer et de le parfaire. A quel architecte faut-il attribuer le plan du château de Chambord ? On a nommé le Primatice. Mais cette attribution a été repoussée par les connaisseurs qui sont aujourd'hui d'accord sur ce point : que Chambord est une œuvre d'un caractère artistique national, sans aucun rapport avec les types de l'architecture italienne contemporaine. François Ier était trop intelligent, trop fier, d'une ambition trop généreuse et d'un goût trop éclairé pour consentir à réduire l'art français à la servitude des modèles et des artistes étrangers. Il rêva évidemment la constitution d'un art architectural indépendant, conciliant le respect des traditions antiques avec la liberté d'une inspiration originale. Comme plan, comme aspect et comme construction, a dit M. Viollet-Leduc, Chambord est non-seulement une œuvre française, mais une œuvre des bords de la Loire, c'est-à-dire marquée des caractères particuliers au pays. Il en est de même de Blois. Il est donc permis de chercher l'auteur de Chambord — sans espérer pouvoir le désigner nominalement — dans cette célèbre école d'architecture et de sculpture de Tours, qui déjà à cette époque s'était signalée par des chefs-d'œuvre. C'est de cette école, à laquelle appartenaient Jean Juste, auteur du tombeau élevé par Louis XII à sa famille, dans l'église de Saint-Denis ; Michel Colomb, qui éleva aux Carmes de Nantes le magnifique tombeau du duc de Bretagne, François II ; Pierre Valence, architecte du château de Gaillon, Colin Brard, son collaborateur et le constructeur du pont Notre-Darne à Paris, que devait sortir le créateur du monument le plus caractéristique, avec Fontainebleau, de l'art sous le règne de François Ier. L'historien de Blois, Bernier, dont l'ouvrage parut en 1682, affirme que l'architecte de Chambord avait une maison à Blois, qui subsistait encore de son temps rue de la Foulerie. Il eût mieux fait de dire son nom, que nous avons le regret d'ignorer, mêlé à la satisfaction de savoir qu'il est Français. Mais si le roi voulut avec raison que cette fantaisie souveraine obéie à si grands frais, ce superbe palais de caprice, élevé dans un site médiocre, comme pour mieux faire ressortir le triomphe de l'art sur les ingratitudes de la nature ; ce rêve de sultan réalisé et fixé dans la pierre, le marbre et le fer, que Chambord enfin fût une œuvre française, il admit libéralement et largement dans sa décoration les collaborations étrangères. Celle du Primatice ne parait pas contestable. Léonard de Vinci avait dû être consulté sur le plan et l'ornementation de telle galerie où l'on voyait, suivant la tradition, maint de ses ouvrages mêlé aux fresques de Jean Cousin. Dans une autre galerie François Ier avait rassemblé les portraits des savants grecs chassés de l'Orient par l'invasion qui fit de la grecque Byzance l'ottomane Stamboul. Ce sont ces proscrits qui apportèrent en Italie le flambeau de cette antique religion du' beau auquel la Renaissance alluma son inspiration. Ces portraits avaient été réunis à grands frais par Léonard et Freminet le père, qui les avaient commandés aux meilleurs peintres de l'Italie. Enfin, si l'art des Lucca della Robbia devait être représenté à Chambord par des chefs-d'œuvre italiens, l'art des grands émailleurs de Limoges, les Pierre Rémond et les Pierre Courtoys ou Courteix, de l'illustre potier de Saintonge, Bernard Palissy, qui contribua à la décoration du château des Montmorency à Écouen et du château de Madrid au bois de Boulogne, n'avait certainement pas été exclu de celle de Chambord. Aujourd'hui, il ne reste plus de Chambord, dépouillé jusqu'aux pierres, par le vandalisme révolutionnaire, de sa merveilleuse décoration artistique et mobilière, devenu sous la Restauration, en vertu d'un don national, le domaine d'un prince exilé, maitre toujours absent, que ce magnifique vaisseau de pierre et de marbre, que cette gigantesque épave des naufrages du passé, dressant comme des mâts ses campaniles brodés à jour au milieu de la plaine sablonneuse cernée de bois qui encadre si dignement sa mélancolie. C'est cette physionomie contemporaine de Chambord avec, ses grandeurs, ses poésies et ses tristesses, qui a été traduite d'une façon aussi heureuse que piquante dans la page suivante, due à un de nos meilleurs écrivains[5] : Je vais essayer toutefois de vous donner une idée de l'impression produite-par l'aspect général de cette grande construction ; car ne craignez pas que je décrive l'incroyable variété de ses détails, ils échappent à toute description, à toute analyse. Il faut les voir. Mais quand on s'est placé à une centaine de pas du côté du nord, en vue de la façade principale du château, alors on a l'idée de la plus noble symétrie, de la plus imposante grandeur, et tout ensemble de la plus gracieuse légèreté et de la plus riche élégance qui ait jamais mis à l'épreuve le ciseau des sculpteurs. Le bâtiment est appuyé de ce côté, et sur une ligne d'environ quatre-vingts toises, par quatre grosses tours, de soixante pieds de diamètre, à toit pointu et surmonté d'une lanterne. Un escalier magnifique, percé à jour, et à double montée, forme l'axe du château et se termine en un délicieux campanile qui s'élance, avec une hardiesse infinie et par une seule rampe, jusqu'au belvédère qui la couronne. Vues à quelque distance, ces arcades à jour qui permettent aux rayons du soleil de pénétrer au milieu de la masse énorme des bâtiments et de se jouer entre les pierres d'une blancheur inaltérable ; et tout cet amas de flèches, de tourelles, de cheminées, découpées en fine broderie, qui s'élèvent au-dessus des toits étincelants comme un panache de fête sur le front d'un roi ; ces sculptures magiques qui courent le long des croisées ou se dressent en colonnes orgueilleuses, ou se courbent mollement sous les arceaux flexibles ; en un mot, tout cet ensemble monumental ainsi jeté comme une oasis merveilleuse dans l'immense solitude d'une forêt, et se détachant par la grâce de ses formes et le génie capricieux de ses ornements sur le fond monotone et sauvage d'un désert, croyez-moi, c'est là un des spectacles les plus imposants, les plus charmants, et, si je l'osais dire avec M. de la Saussaye, le savant historien de Chambord, une des scènes les plus fantastiques qui puissent frapper l'imagination, toucher le cœur et fasciner les yeux ! Vous voyez que je ne vous ai encore parlé que d'une seule façade du château de Chambord ; il en a quatre. Je ne vous ai nommé qu'un escalier, il en a treize, dont deux à jour, qui serpentent aux deux angles des principales cours et jusqu'au sommet du bâtiment, dans une cage admirable, ciselée comme les plus beaux ivoires de Dieppe et coiffée d'une riche coupole. Voilà pour les grands escaliers. Il y en a une quantité innombrable de plus petits qui circulent, mystérieux et discrets, dans l'épaisseur des murailles, et conduisent aux appartements des dames. Il y a quatre cents pièces de toute grandeur, et des cheminées de luxe dans toutes ; des galeries, des terrasses suspendues ; des plates-formes à perte de vue ; plus de huit cents chapiteaux d'une variété infinie de forme et de dessin ; une profusion de salamandres, couchées sous les plafonds, aussi nombreuses que ces nuées de sauterelles qui couvrent quelquefois la campagne ; une collection de chiffres sculptés et couronnés, à défrayer une matinée d'historiographe ; enfin, et partout un goût si pur, une originalité si vive, une disposition si savante, un si merveilleux talent d'assouplir la pierre, de la tordre, de la dompter, de la suspendre en arceaux légers ou en degrés massifs le long des spirales tournoyantes, une si incroyable sagacité dans l'art de ménager les issues, de multiplier les points de rapport, de faire pénétrer l'air, la lumière, le mouvement au sein de ce labyrinthe, qu'il faut aussi bien renoncer à le décrire qu'à le peindre. Il demeure encore de Chambord quelque chose de plus que ces magnifiques restes : des souvenirs historiques, moins périssables qu'eux. Parmi ces souvenirs historiques, et en nous bornant à ceux qui s'appliquent au règne de François Ier, nous signalerons la fameuse visite de Charles-Quint, en 1539, sur laquelle nous donnerons tous les détails qu'elle comporte dans le récit des événements de la fin du règne de François I. Niais, 'dès aujourd'hui, nous accueillerons tout ce qui se rapporte à la légende, si souvent rappelée et que plus d'une fois le pinceau a traduite, du vitrail de la fenêtre de Chambord, et à son inscription proverbiale et satirique d'un rêveur désabusé : Souvent femme varie, Bien fol est qui s'y fie. C'était six ans après la visite de Charles-Quint ; François Ier, vieilli et lassé avant l'heure, miné par une fièvre lente qui consumait les restes de sa robuste constitution, était venu faire un dernier voyage aux lieux chers à sa jeunesse, et où il pouvait revivifier dans des souvenirs flatteurs la langueur de ses espérances. Il prolongea cette visite d'adieu au château de Chambord, destiné à demeurer incomplet et inachevé comme sa gloire, jusqu'aux premiers jours de mai 1545, redemandant un peu de sève et de jeunesse aux lieux témoins de ses exploits d'enfant, aux landes de la Sologne, aux âcres parfums de ses bruyères[6]. Sa sœur bien-aimée, la Marguerite des Marguerites, avait quitté sa petite cour de Pau pour le suivre et le conforter. Comprenant que les délassements des arts étaient désormais les seuls auxquels son frère pût être sensible, elle avait amené avec elle tout un petit monde d'artistes et d'écrivains. Amyot devait lire le commencement de sa traduction de Plutarque, qu'allait bientôt imprimer, Vascosan, et Saint-Gelais sa tragédie de Sophonisbe. Menin de Saint-Gelais tenait alors à la cour la. place que Marot y avait longtemps occupée.... ... Mais rien ne pouvait vaincre la mélancolie du roi. Son caractère, jadis ouvert et familier, était devenu quinteux et taciturne. IL s'emportait brusquement sans motifs, et on l'entendait souvent médire des femmes qu'il avait tant aimées. C'était là le sujet habituel de ses conversations avec la reine de Navarre. Un jour que Marguerite plaidait devant lui avec esprit la cause de son sexe, le roi, qui laissait parler sans rien dire, s'approcha de la fenêtre, et pour toute réponse écrivit sur une vitre avec la pointe d'une émeraude la poétique boutade que tout le monde connait[7].... Sur quel témoignage repose cette tradition, qui a heureusement inspiré le pinceau de plus d'un artiste, par exemple Richard et Bonington ? Le vieil historien de Blois, Bernier, l'a enregistrée dans son ouvrage publié au milieu du règne de Louis XIV. Voici le passage : L'on y voit dans un cabinet joignant la chapelle cette rime écrite sur nu carreau de vitre avec un diamant de la propre main de ce prince : Souvent femme varie Mal habil qui s'y fie[8]. Brantôme, comme le remarque justement M. Loiseleur[9], est le seul historien contemporain qui ait parlé, de visu, de l'inscription tracée par François Ier. Il me souvient qu'une fois, m'estant allé pourmener à Chambord, un vieux concierge, qui estoit céans, et avoit esté valet de chambre du roy François Ier, m'y reçut fort honnestement, car il avoit dès ce temps-là connu les miens à la cour et aux guerres, et luy-mesme me voulut montrer tout ; et m'ayant mené à la chambre du roy, il me montra un escrit au côté de la fenestre : Tenez, me dit-il, lisez cela, monsieur, si vous n'avez veu l'escriture du roy mon maistre, en voilà. Et l'ayant leu, en grandes lettres il y avoit ce mot : Toute femme varie. M. Loiseleur ajoute ce commentaire critique : Il est étonnant qu'aucun des écrivains qui se sont occupés de Chambord n'ait relevé ce texte si précis de Brantôme. Il en résulte que la fameuse inscription ne se lisait pas dans une chambre joignant la chapelle, comme cela est imprimé partout, mais bien dans la chambre du roi ; qu'elle était écrite au côté de la fenêtre, ce qui doit très-probablement s'entendre, non d'une vitre latérale, mais de l'embrasure même de la fenêtre, et qu'enfin elle ne consistait pas en deux vers, mais en trois mots. A Chambord, François Ier n'avait pas encore trouvé son coin de nature préféré, son angle de terre favori, ni pu réaliser son idéal d'architecture, mi-partie italienne, mi-partie française. Chambord, dit le savant et ingénieux auteur de la Renaissance des arts à la cour de France sous les Valois, était tout français. En 1526, Pierre Trinqueau de Blois fit ce château pour loger une merveille d'escalier, mais l'escalier permit à peine d'y loger le roi[10]. A force de chercher, le roi chasseur, promeneur et bâtisseur trouva mieux que Chambord, mieux que Cognac, où il se plaisait toujours, où il revenait souvent, où au mois de mai 1530 il avait reçu triomphalement la nouvelle reine Éléonore, qui lui ramenait ses enfants. On lit dans un chroniqueur contemporain : Le dict seigneur partit incontinent et ne fust longue demeure à arriver au dit Congnac, lieu sur la rivière nommée la Charente, portant gros bapteaulx, lieu plaisant et chasteau beau et bien basti, muny et orné de toutes choses nécessaires, accompaigné de pays à l'entour, de belles chaussées, tant pour bestes rousses, pour les champs que vol de millan, de héron, et de riviere et de champs, pays fertisle et abondant de tous biens, comme une petite Lombardie[11]. C'est Fontainebleau qui fut le coin élu, le paradis terrestre de François Ier. Fontainebleau, avec sa source fameuse et sa forêt antique, attira et occupa bientôt presque exclusivement sa sollicitude. Quand il était obligé de revenir à Paris, il trouvait encore au bois de Boulogne, au château de Madrid, l'image diminuée et comme la miniature de son séjour de prédilection. Dès 1527, Gilles le Breton, maitre maçon, c'est-à-dire architecte français, commence la transformation de l'ancien Fontainebleau ; bientôt après, Serlio, et avec lui une colonie d'artistes italiens, s'abattent sur ce château et en font leur domaine. L'année suivante, en 1528, s'éleva le château du bois de Boulogne, bijou aux mille couleurs, reposant gracieusement dans son écrin de verdure. C'était l'œuvre de Jérôme della Robbia, et le premier essai en France d'une féconde innovation dans l'art[12]. C'est de Fontainebleau, c'est de Madrid, que s'occupera le roi dès 1528, jusqu'à la fin, et on trouvera ces noms aimés dans nombre de ses lettres patentes, comme dans celles-ci, du Ier août 1528 : Comme pour prendre nostre plaisir et desduict à la chasse des grosses bestes, nous avons puis naguères ordonné faire construire, bastir et édiffier un édifice au lieu de Fontainebleau, en la forest de Bière, et deux autres au lieu de Livry, et l'autre en nostre bois de Boullongne près Paris, èsquels lieux nous sommes délibérez quelquefois nous retirer pour le plaisir de la chasse, etc. Ce n'est pas seulement le goût de la chasse qui attirait François Ier à Fontainebleau ; c'était aussi le double plaisir qu'il y éprouvait tour à tour à goûter le charme de la solitude agreste la plus variée, la mieux faite pour rendre doux l'oubli des hommes ; et aussi, aux heures théâtrales et enivrées de sa vie, à savourer la volupté fastueuse des fêtes olympiennes ou la volupté plus délicate, plus tranquille des entretiens raffinés, des romanesques Décamérons. C'est à Fontainebleau qu'aimait à réunir sa cour d'artistes et de femmes, celui qui avait dit qu'une cour sans femmes est une année sans printemps, ou un printemps sans roses, et qui ressentait parfois jusqu'à l'enthousiasme le bonheur de protéger les arts et d'en être protégé, de commander la réalisation d'un rêve et de se voir aussitôt obéi par un groupe de courtisans d'élite, à la palette magique, au ciseau créateur. C'est à Fontainebleau qu'il se reposait de toute fatigue, qu'il trouvait le soleil plus beau, Dieu meilleur, et qu'il promenait, attendri, la convalescence de ses maladies. C'est de Fontainebleau qu'il écrivait, par exemple, au grand maitre Anne de Montmorency, une lettre où se trouve ce passage qui peint si bien l'homme et le roi : Je suis si très-bien de ma personne qu'il ne seroit possible de mieulx, et vous puis asseurer plus amendé depuys quatre jours que je n'avois fait en quinze jours auparavant, en façon que je ne connois plus ni ne sçais que c'est de mes médecins ni de mes chirurgiens, car je ne parle plus à eux ; ce que vous ferez bien entendre à Madame et à sa sœur ; ce leur sera nouvelle très-agréable, et leur dites davantage que j'ai été depuis votre partement à la chasse aux toilles par deux ou trois fois, et que je me promène tout le jour parmi tout mon bastiment et par mes jardins, me trouvant en aussi bonne disposition que je fus oncques, et me sens fortifier de toutes heures, dont je loue Dieu le créateur[13]. C'est pendant l'été de 1528 que François r conçut le dessein de cette restauration de Fontainebleau. Il avait déjà acquis, pour la décoration, de Léonard de Vinci, le portrait de Monna Lissa, femme de Francesco del Giocondo, de Florence, payé douze mille livres, un Enfant Jésus, un saint Jean au Désert, un Christ, et d'Andréa del Sarto, son infidèle ambassadeur des beaux-arts en Italie, une Madone et la fameuse Carie Lorsque l'architecte Sébastien Serlio avait fait paraître son ouvrage sur les cinq ordres d'architecture, François Ier lui avait royalement envoyé trois cents écus d'or. Serlio répondit au présent par la dédicace d'un nouvel ouvrage sur quelques monuments romains. François Ier répliqua à la dédicace en appelant Serlio auprès de lui et en lui confiant la surintendance et la direction de ses bâtiments de Fontainebleau. Voici en quels termes un historien de Fontainebleau a retracé les détails de cette métamorphose : Les bâtiments du vieux château étaient réédifiés ou transformés ; la cour du donjon prenait une forme nouvelle et devenait la cour ovale ; on réparait la chapelle de Saint-Saturnin ; le pavillon de Saint-Louis était restauré ; la grande galerie, dite plus tard galerie d'Ulysse, s'élevait ; le château sortant de ses anciennes limites grandissait et s'élargissait de toutes parts ; une colonie d'artistes encombrait ses cours, envahissait ses abords ; Italiens, Flamands, Français mêlés, confondus, obéissaient à Serlio, peintre et architecte de Bologne, que François Ier venait d'enlever à ; Serlio commandait, et tout s'exécutait avec ordre, précision, rapidité, au milieu de la confusion apparente de cette vaste ruche dont Fontainebleau offrait l'image. Bientôt l'espace manqua aux projets du roi. François Ier acheta le couvent des Mathurins, enclavé dans les murs du château, et plusieurs maisons contiguës... Alors les constructions s'étendirent ; elles entourèrent la cour de la Fontaine ; elles entourèrent la grande cour, dite plus tard cour du Cheval blanc ; l'église de la Sainte-Trinité fut reconstruite ; la chapelle haute, dans la cour du donjon, s'éleva sur la chapelle de Saint-Saturnin ; on construisit la salle de bal ou des Cent-Suisses, la petite galerie dite de François Ier, le pavillon de Pomone, le pavillon de l'Étang, la grotte du jardin des Pins, les pressoirs du roi[14], et plus tard, le pavillon des Poêles ; on planta le jardin des Buis et le parterre du Tibre ; on creusa des bassins, on éleva des fontaines ; enfin le château prit en quelques années un accroissement immense[15]. Dans ces bâtiments, la place de la bibliothèque ne pouvait être oubliée par le fondateur du Collège de France, et son choix, pour le poste de garde, de la librairie du roi, ne pouvait être plus heureux qu'il ne le fût. A l'approbation universelle, il se fixa sur le savant Guillaume Budé. La libéralité royale lui ouvrit un crédit illimité pour l'augmentation et la conservation de cette belle collection livresque, qu'enrichirent successivement les acquisitions de manuscrits originaux de l'antiquité, surtout de l'antiquité grecque, faites en Orient par des envoyés spéciaux, que secondaient nos ambassadeurs, et la confiscation, après la trahison du connétable, du trésor de livres et de manuscrits amassé par la maison de Bourbon. A la mort de Guillaume Budé, en 1540, Pierre Du Châtel ou Châtelain lui succéda dans ses fonctions de bibliothécaire et dans la faveur royale. François Ier, qui aimait les conversations spirituelles et savantes, s'attacha Du Châtel en qualité de lecteur, c'est-à-dire pour lui faire la lecture et s'entretenir avec lui pendant ses repas. Il profita habilement de cette situation et parvint aux plus hautes dignités, nommé successivement évêque de Tulle, puis de Mâcon, grand'maître de la librairie du roi, grand aumônier. Comme bibliothécaire de Fontainebleau, il contribua, grâce à la libéralité royale, à l'accroissement d'un trésor sans cesse augmenté par les recherches et les découvertes d'émissaires tels que Pierre Gilles, Guillaume Postel et Juste Tenelle. Il fit dresser des catalogues, relier les livres, enfin obtint la réunion de la bibliothèque de Blois à celle de Fontainebleau, complétant ainsi le noyau de la future Bibliothèque royale (1544). Après avoir donné aux livres la place d'honneur de sa mai-. son, au-dessus de la galerie qui portait son nom, François Ier songea à sa décoration, et trouva à point l'homme qu'il lui fallait pour diriger dignement cette vaste entreprise. Il fit venir de Florence le Rosso, maitre Roux, ainsi surnommé à cause de la couleur de ses cheveux, et qui devait trouver à Fontainebleau la gloire et la fortune qu'il avait en vain demandées à sa patrie. Le Rosso introduisit en France la fresque, la mosaïque et la tradition du style florentin. Il fut le chef de la première école de Fontainebleau, et, par suite, un des initiateurs et des précurseurs de notre art français. A ses travaux et à ses leçons prenait part une élite d'artistes, parmi lesquels on peut citer, entre les peintres, le Flamand Leonardo, les Français Michel Samson et Louis du Breuil, les Italiens Lucca Penni, Bartholomeo Miniati, Francesco Caccianimici, Gio-Battista da Bagnacavallo, Pellegrino ; et parmi les sculpteurs et stucateurs, Domenico del Barbieri, Lorenzo Valdino, Paul Pontio, maitre François d'Orléans, maître Simon, maitre Claude de Paris et maitre Laurent Le Picard. Rosso était un génie facile, compréhensif, encyclopédique comme la plupart des hommes célèbres de ce seizième siècle aux curiosités insatiables, aux infatigables vigueurs, aux inépuisables fécondités, qui enfanta des Léonard de Vinci, des Raphaël, des Michel-Ange, à la fois ingénieurs, peintres, sculpteurs, musiciens, pontes. De plus, Rosso possédait les distinctions innées du gentilhomme, les souplesses du courtisan. Il était d'humeur magnifique, prodigue, joyeuse. Il se dédommageait des épreuves du début et des vicissitudes de sa jeunesse. Il avait connu ce que la misère a de plus triste, jusqu'à être, après le sac de Rome (1527), prisonnier des Allemands vainqueurs, dépouillé, battu par ses maîtres toujours ivres, employé par eux, à coups de fouet ou de plat d'épée, à charrier comme une bête de somme le lourd butin, fruit d'un pillage déjà méthodique. Il avait commencé par la lie de la coupe, il réparait le temps perdu et vivait double, épuisant la bonne fortune comme il avait fait de la mauvaise, prodiguant sans compter le travail et le plaisir, improvisant des chefs-d'œuvre hâtifs et fragiles, qu'a effacés le temps, qui ne respecte rien de ce qui fut fait sans lui, comme s'il eût pressenti sa fin prématurée et le brusque et tragique arrêt de sa carrière. C'est le Rosso qui décora la petite galerie de
Fontainebleau ; il l'orna de quatorze compositions mythologiques ou
allégoriques faisant allusion aux principaux événements de la vie du roi : l'Ignorance
et les Vices chassés par François Ier ; François Ier entouré de sa
cour ; la Piété filiale de Cléobis et Biton ; Danaé (attribuée au Primatice) ; la Mort
d'Adonis ; la Fontaine de Jouvence ; le Combat des Centaures et
des Lapithes ; Vénus châtiant l'Amour ; Chiron instruisant
Achille ; les Mariniers, Souvenir du désastre de Pavie ; Jupiter
et Sémélé ; l'Embrasement de Catane ; l'Éléphant fleurdelysé
; l'Appareil d'un sacrifice. L'activité du Rosso, son zèle ingénieux, sa facilité propre à tout, qui passait d'une esquisse de panneau à un carton de tapisserie, d'un modèle de buffet à un dessin de caparaçon, d'un plan de galerie à un programme de fête, ses talents variés d'orfèvre, d'émailleur, de faiseur de bamboches, de décorateur en ornements grotesques, mauresques, arabesques, émerveillèrent et charmèrent le roi, qui le combla de ses bienfaits. Il eut maison à Paris, logement à Fontainebleau, appointements, rentes, pensions, un canonicat à la Sainte-Chapelle, un train de grand seigneur, des chevaux, des valets, table ouverte pour ses compatriotes et ses élèves. Il eût été heureux sans la rivalité jalouse du Primatice, sans les démêlés fâcheux avec quelques-uns de ses confrères, qui troublèrent ses derniers jours et lui inspirèrent la fatale résolution de s'empoisonner (1541). La cause en fut, dit-on, le regret qu'il éprouva d'avoir fait au peintre Francesco Pellegrino, un de ses camarades florentins, l'injure de l'accuser d'un vol de quelques centaines de ducats, de l'avoir vu résister à la torture en affirmant son innocence, qui fut reconnue, et le désespoir qui lui montra dans le suicide la seule expiation, la seule réparation possible d'une telle erreur. François Ier déplora la mort de son peintre favori, qui venait d'ajouter à sa renommée et à ses services, en ordonnant les dispositions des fêtes offertes à Charles-Quint, lors de sa visite en 1539. en décorant les arcs de triomphe, la salle du bal, le pavillon des Poêles, ainsi nommé des poêles à l'allemande qui y étaient établis. Il fut d'ailleurs avantageusement remplacé par Francesco Primaticcio, son collaborateur et son rival, qui devait jouir, sous quatre règnes, de la faveur méritée par son talent et entretenue par l'attrait d'un esprit insinuant et flatteur. Le Primatice était un peintre bolonais, élève de Jules Romain. Le marquis de Mantoue l'envoya, vers 1534, au roi, qui lui confia la décoration de la Porte dorée, en collaboration avec le Rosso, et lui livra, pour les couvrir de fresques élégantes, animées, gracieuses, les murs de la grande galerie de Fontainebleau (dite depuis galerie d'Ulysse). Le Primatice ne borna pas là ses travaux, et la chambre d'Alexandre, la salle de bal ou galerie de Henri H, la Laiterie, le pavillon de Pomone, la salle ancienne du Conseil, durent tour à tour à son pinceau et à celui de Nicolo dell' Abate, qui fut quinze ans son collaborateur favori, leur riche parure d'art. Grâce à la protection de la duchesse d'Étampes, le Primatice jouit tranquillement et heureusement de sa gloire, et il put triompher, non sans quelques-unes de ces intrigues et de ces perfidies fréquentes alors dans la rivalité des plus grands artistes, de la concurrence d'abord redoutable du farouche et querelleur Benvenuto Cellini. Benvenuto, graveur, sculpteur et surtout orfèvre de premier ordre, avait les défauts de ses qualités. Sa vie aventureuse et accidentée, son caractère susceptible et vindicatif, le juste orgueil de son art qu'il gâtait par une vanité personnelle outrecuidante, sa verve maligne et fanfaronne qui passait sans ménagement des effusions d'un enthousiasme lyrique aux lazzis et aux brocards de la satire, l'effet étrange, tour à tour sympathique et rebutant, de ses façons à la fois grossières et raffinées, son habileté à manier l'épée, aussi familière à sa main que l'ébauchoir, faisaient de cet artiste mêlé de bravo un agréable compagnon de passage, un ami parfois importun et un ennemi fort dangereux. Primatice l'apprit à ses dépens ; et s'il eût eu le caractère moins pacifique, moins souple, moins habile à esquiver par la ruse les coups de la violence, il eût pu lui arriver de grossir la liste des victimes, grossie par sa forfanterie, mais en réalité assez nombreuse de l'artiste spadassin, chassé de Florence, puis emprisonné à Rome pour de sanglantes algarades, qui se vantait d'avoir, rien qu'au sac de Rome, tué le duc de Bourbon et blessé le prince d'Orange. Mais le génie, quand il est âpre et anguleux, trouve moyen de déplaire même à ses admirateurs, et il n'est pas de talents, de succès, de services dont une minute de jactance et de maladresse ne suffise à effacer le souvenir. Benvenuto était un grand artiste, mais un mauvais courtisan ; et sa faveur fort grande un moment auprès du prince fait pour goûter mieux qu'un autre ses qualités, et pour lui pardonner ses défauts, devait finir, au profit de l'habile, du rusé, du patient Primatice, par le mécontentement, la disgrâce et une retraite découragée. Benvenuto a laissé l'histoire un peu romancée de sa vie dans des Mémoires amusants et agaçants comme lui, où respire, en même temps que son instinct inspiré du grand art, son humeur altière, hâbleuse, bouffonne. Il y raconte en détail ses démêlés avec le Primatice qui divertirent d'abord, puis ennuyèrent le roi, et les entrevues, vraiment caractéristiques de l'un et de l'autre, qu'il eut avec cet intelligent et aimable, mais fantasque et capricieux protecteur. Le roi connaissait la vie aventureuse et accidentée de Benvenuto, qui n'était sorti que grâce à son intervention des prisons du château Saint-Ange. Il savait qu'il cachait une bravoure réelle sous ses allures de capitan, et que, s'il usait parfois du poignard ou de la dague en estafier, il se servait de son ébauchoir en grand artiste, et puisait dans sa bourse que remplissait seul son travail, avec la générosité d'un gentilhomme. Il se vantait de l'être, non sans droit, parait-il, appartenant aux Cellini du patriciat de Ravenne, et portant fièrement comme eux d'azur au lion rampant d'or, tenant un lys de gueule dans la patte dextre ; en chef au lambel accompagné de trois petites fleurs de lys d'or. Après une courte apparition en France, en 1538, lors d'un voyage qui fut bientôt suivi d'une fugue fantasque, Benvenuto y revint définitivement en 1540, suivi de ses deux élèves favoris, Pagolo et le bel Ascanio, et porteur, comme spécimen de son talent, d'un vase et d'une aiguière qui étaient pour lui la meilleure des recommandations. Il a raconté en ces termes sa première entrevue avec François Ier : Nous trouvâmes la cour du roi à Fontainebleau et nous nous rendîmes chez le cardinal (de Ferrare), qui nous fit aussitôt donner des logements ; cette soirée se passa très-bien. Le lendemain, la charrette nous apporta nos bagages. Le cardinal apprit alors mon arrivée au roi, qui voulut me voir sur-le-champ ; je me présentai à Sa Majesté avec le vase et l'aiguière. Dès que je fus en sa présence, je lui baisai les genoux : elle me releva avec une gracieuseté extrême. Je la remerciai de m'avoir délivré de prison Cet excellent roi m'écouta avec une rare bienveillance. Quand j'eus fini de parler, il prit le vase et l'aiguière et s'écria : En vérité, je ne crois pas que les anciens aient jamais rien produit d'aussi beau. Je me souviens d'avoir vu tous les chefs-d'œuvre des meilleurs mantes d'Italie, mais aucun ne m'a autant frappé que celui-ci. — Ces choses et d'autres plus flatteuses encore furent dites en français par le roi au cardinal de Ferrare. Il se tourna ensuite vers moi et me dit en italien : Benvenuto, passez joyeusement quelques jours, amusez-vous et faites bonne chère. Pendant ce temps, nous songerons à vous faciliter les moyens d'exécuter quelque chef-d'œuvre. Le cardinal de Ferrare reconnut que le roi était enchanté de mon arrivée, et que les petits ouvrages que j'avais montrés à Sa Majesté avaient suffi pour qu'elle se promit de pouvoir réaliser les grands projets qu'elle nourrissait[16]. Le roi assigna à Benvenuto les mêmes appointements qu'il avait déjà donnés à Léonard de Vinci, c'est-à-dire sept cents écus par an. Il devait être payé particulièrement de chaque ouvrage qu'il ferait, et il recevait comme don de bienvenue une gratification de cinq cents écus d'or. Les deux élèves Pagolo et Asdanio eurent cent écus d'or chacun par an. Bientôt le roi, par une libéralité qui fut pour Benvenuto la cause de plus d'un danger et de plus d'un chagrin, lui donna la jouissance, et plus tard la propriété et la seigneurie du château du Petit-Nesle sur les bords de la Seine ; enfin, il reçut des lettres de naturalisation qui l'exemptaient des formalités exigées, des incapacités subies par les étrangers. Pour reconnaître tant de' bienfaits, Benvenuto, l'imagination échauffée par la reconnaissance et par l'enthousiasme, se mit avec zèle à ces ouvrages qu'il voulait rendre dignes de l'admiration du seul prince qui sût les comprendre, les louer et les récompenser dignement. Dès les premiers tracas qu'il eut à subir à propos de son installation au Petit-Nesle, dont le prévôt de Paris avait été dépossédé, ce qu'il ne pardonnait pas à son innocent spoliateur, celui-ci, qui ne brillait pas par la patience, se fâcha et porta plainte au roi. Abreuvé d'insultes, j'allai supplier le roi de m'établir ailleurs. Qui êtes-vous ? s'écria-t-il, et comment vous nommez-vous ? Ma stupéfaction fut complète, je ne savais ce que cela pouvait signifier. Comme je ne soufflais mot, le roi presque en colère me répéta les mêmes demandes. Je lui dis alors que je m'appelais Benvenuto. — Eh bien ! répliqua le roi, si vous êtes ce Benvenuto dont j'ai entendu parler, agissez selon votre coutume, je vous en donne pleine liberté. — Je répondis à Sa Majesté que, du moment qu'elle me promettait la continuation de ses bonnes grâces, je ne m'inquiétais nullement du reste. — Allez donc, reprit le roi en riant sous cape, mes bonnes grâces ne vous manqueront jamais[17]. Ainsi encouragé à user de ses procédés habituels pour se débarrasser des fâcheux, Benvenuto ne se le fit pas dire deux fois. Il fit du Petit-Nesle une forteresse où, avec ses élèves et ses ouvriers, et les compatriotes auxquels il offrait une libérale hospitalité, il pouvait délier un assaut, et d'où il expulsait sans pitié, par la violence ou par la terreur, les intrus qui, munis de permissions surprises à la faveur royale, prétendaient partager son domaine ou troubler son repos. Le roi lui avait commandé les modèles de douze statues d'argent destinées à être employées en guise de candélabres autour de sa table. Il voulait qu'elles représentassent six dieux et six déesses, et qu'elles fussent exactement de sa taille, qui était à peu près de quatre brasses. Benvenuto se mit avec ardeur à la besogne en invoquant le nom de Dieu et façonna en cire quatre petits modèles hauts de deux tiers de brasses, représentant Jupiter, Junon, Apollon et Vulcain. Puis il les exécuta en terre, les renforça d'une bonne armature en fer, et s'occupa des préparatifs de leur exécution. Bientôt la statue de Jupiter en argent fut en voie d'achèvement. Le roi ne tarda pas à le visiter dans son atelier, et se fit même un plaisir de le surprendre en proie à la fièvre du travail. Après son dîner il amena avec lui la duchesse d'Étampes, le cardinal de Lorraine, son beau-frère, le roi de Navarre, la reine, sa sœur, le dauphin, la dauphine, enfin l'élite de la cour. J'étais rentré chez moi et je m'étais mis à travailler. Lorsque le roi fut arrivé à la porte de mon château, ayant entendu le bruit des marteaux, il recommanda à sa suite de ne pas souffler mot. Comme tous mes gens étaient à la besogne, je fus surpris par le roi à l'instant où je l'attendais le moins. Il entra dans ma grande salle, et je fus le premier qu'il aperçut. Je tenais à la main une grande plaque d'argent qui devait me servir à fabriquer le corps de mon Jupiter. lin de mes ouvriers martelait la tête, un autre les jambes, de sorte que nous produisions un bruit épouvantable. A ce moment, un petit apprenti français ayant commis je ne sais quelle sottise, je lui donnai un coup de pied qui l'atteignit heureusement au bas des reins, et l'envoya à plus de quatre brasses, de façon qu'il alla tomber sur Sa Majesté quand elle entra. Cet accident me remplit de confusion, mais le roi s'en amusa beaucoup. Il me demanda d'abord ce que je faisais et exigea que je continuasse. Puis il me dit qu'il aimerait infiniment mieux que je ne misse pas moi-même la main à l'œuvre, et que je prisse tous les auxiliaires nécessaires pour travailler sous ma direction, parce qu'il voulait que je me conservasse en bonne santé, afin de le servir plus longtemps ; je répondis à Sa Majesté que, si je ne travaillais pas, je tomberais de suite malade, et que l'ouvrage ne serait point tel que je désirais qu'il fût pour Sa Majesté[18]. A quelque temps de là Benvenuto, ayant fort à propos présenté immédiatement au roi, réalisant ainsi son désir à peine exprimé, un dessin qu'il tenait en réserve et qu'il appliqua à une salière d'or (aujourd'hui à Vienne), que François Ier lui demandait, sa faveur monta à son apogée pour subir bientôt une décadence provoquée par le dépit jaloux de la duchesse d'Étampes, protectrice du Primatice qui la flattait, et ennemie du fier artiste florentin, qui avait osé la négliger. Le roi se rendit chez moi avec une foule de seigneurs de sa cour. Il fut émerveillé de la quantité d'ouvrages que j'avais entrepris et amenés à si bon port. Bientôt il se mit à parler de Fontainebleau avec madame d'Étampes, qui lui dit qu'il devrait me faire faire quelque chose de beau pour cette résidence. — Vous avez raison, s'écria le roi, et je veux qu'à l'instant même cela soit arrêté. — Alors il se tourna vers moi, et me demanda ce qui me semblait le plus convenable pour décorer cette belle fontaine (sic) ; je développai plusieurs projets, Sa Majesté émit également son avis, puis elle me dit qu'elle voulait aller passer quinze ou vingt jours à Saint-Germain en Laye à quatre lieues de Paris et que pendant ce temps-là je lui fisse pour sa belle fontaine (sic) un modèle aussi riche que possible, parce que c'était l'endroit de son royaume qui lui plaisait le plus...[19] Un mois et demi après, les modèles étaient prêts et le roi, avec une curieuse impatience, vint aussitôt les examiner. Je m'étais d'abord occupé de la porte du palais de Fontainebleau qui, suivant leur mauvais style français, était large et basse, presque carrée et surmontée d'un hémicycle en anse de panier, dans lequel le roi désirait que l'on représentât la nymphe de Fontainebleau. Afin d'altérer le moins possible l'ordre de cette porte, je me contentai de lui donner une belle proportion et de rectifier l'hémicycle qui se trouvait au-dessus. J'ornai les côtés d'élégants ressauts posés sur une console qui correspondait à un chapiteau que j'avais établi dans le haut, puis je remplaçai par deux satyres presque en ronde-bosse les deux colonnes que semblait réclamer cette disposition architecturale. D'une main un de ces satyres paraissait soutenir le chapiteau ; de l'autre main, il tenait une énorme massue ; son air était fier et menaçant comme pour effrayer les spectateurs. Le second satyre avait la même attitude, mais il différait du premier par la tète et plusieurs accessoires. Il était armé d'une escourgée formée de trois boules retenues par des chaînes.... Dans l'hémicycle, j'avais représenté une femme couchée dans une belle attitude. Son bras gauche était appuyé sur le cou d'un cerf, pour rappeler une des devises du roi. D'un côté, j'avais modelé en bas-relief des chevreuils, des sangliers et d'autres animaux sauvages, et, de l'autre côté, des chiens braques et des lévriers de différentes espèces, par allusion aux productions de la magnifique forêt où naît la fontaine. Cette composition était renfermée dans un carré oblong, dont chaque angle supérieur contenait une Victoire en bas-relief portant une torche, ainsi que les représentent les anciens. Au-dessus du grand bas-relief, j'avais placé une salamandre, emblème favori du roi, et une foule d'autres ornements en harmonie avec le reste de l'ouvrage qui était d'ordre ionique[20]. La contemplation de ce beau modèle arrache un moment le roi aux soucis de la guerre renaissante, de sa cour divisée, de sa santé compromise ; le plaisir de l'admiration chasse les nuages de son front déridé, et le rend rayonnant. Son enthousiasme redouble et sa joie est au comble quand Benvenuto dévoile le modèle de sa fontaine, qu'il avait, avec une savante coquetterie d'artiste, réservée pour le dernier coup, et en commente les allégories ingénieuses en termes flatteurs. A peine le roi eut-il eu la patience de me laisser achever mon discours, qu'il s'écria : En vérité, j'ai trouvé un homme selon mon cœur ! — Puis, il appela ses trésoriers à qui j'avais déjà eu affaire, et il leur ordonna de pourvoir à tout ce dont j'aurais besoin sans regarder à la dépense. Il me frappa ensuite avec la main sur l'épaule en me disant : — Mon ami, je ne sais quel est le plus heureux, du prince qui trouve un homme selon son cœur, ou de l'artiste qui rencontre un prince qui lui fournisse toutes les facilités nécessaires pour réaliser les sublimes conceptions de son génie. — Je répondis que si j'étais l'homme dont parlait Sa Majesté, j'étais à coup sar le plus heureux. — Admettons qu'ils le soient tous deux également, reprit le roi en riant. Je partis rempli d'allégresse, et je retournai à mes travaux. Malheureusement pour Benvenuto, il oublia, comme il le dit, de jouer la même comédie avec la duchesse d'Étampes. La favorite, outrée de cette négligence, en punit l'artiste en lui suscitant toutes sortes de désagréments. Elle intéressa facilement à sa vengeance la jalousie du Primatice, et lui fit sournoisement adjuger par le roi la commande de cette fontaine monumentale dont Benvenuto avait conçu l'idée et composé le modèle. Mais celui-ci n'était pas d'humeur à se laisser dépouiller de son juste privilège. Il eut pourtant l'adresse de contenir sa colère, et, au lieu d'engager contre une femme artificieuse et toute puissante une lutte directe qui l'eût infailliblement perdu, il préféra s'adresser directement à l'usurpateur. En faisant tour à tour appel à la persuasion et à l'intimidation, il voulait eu obtenir l'aveu de son droit et la restitution de sa commande. La négociation une fois ouverte par l'entremise d'un ami commun, Matteo del Nassero, le célèbre graveur en pierres et médailles, poursuivie ensuite par Benvenuto lui-même, aboutit à un plein succès. Primatice vit tout de suite qu'il avait affaire à un homme incapable de plier et décidé à rompre plutôt que d'abandonner le fruit légitime de son travail. Il n'y avait pas moyen d'éluder une revendication énergique, implacable, par les intrigues qui avaient enveloppé le malheureux Rosso de trames irréfragables Benvenuto le bretteur, le querelleur, qui s'était effacé une première fois devant la mauvaise foi et la mauvaise volonté de Rosso lui-même, était là devant le doux, souriant et diplomate Primatice, résolu à ne pas supporter l'injure d'une spoliation, offrant la paix ou la guerre, et tirant son poignard pour défendre son ciseau. Il l'avait dit et il était homme, au mépris de l'échafaud, à tenir parole. Le Primatice lui rendrait son bien, ou il le tuerait comme un chien. Le Primatice protesta de son ignorance de droits antérieurs et supérieurs aux siens, fit le bon apôtre, calma, non sans peine, son irascible rival, et acheva de le désarmer par une renonciation expresse à toute entreprise tentée sur ses brisées. Puis, pour justifier sa retraite et en dissimuler la confusion, il se fit donner par le roi la mission d'aller rechercher en Italie des copies moulées sous sa direction et coulées en bronze des plus beaux chefs-d'œuvre de l'antiquité : le Laocoon, la Vénus de Médicis, l'Apollon Pythien, la Cléopâtre, le Commode, etc. Il partit chargé, en véritable plénipotentiaire de l'art, de lettres de créance dont une, qui mérite d'être citée, l'accréditait auprès de Michel-Ange. Elle était de la propre main du roi, écrivant de souverain à souverain, d'égal à égal, à l'artiste revêtu de la royauté du génie. Signor Michel Angelo, Pour ce que j'ay grant désir d'avoir quelques besongnes de votre ouvraigge, j 'ay donné charge à l'abbé de Saint-Martin de Troyes (Primatice) présent porteur, que j'envoye par delà (les monts), d'en recouvrer ; vous priant, si vous avez quelques choses excellentes faictes à son arrivée, les luy vouloir bailler, en les vous bien payant, ainsi que je luy ay donné charge, et d'avantaige voulloir pour l'amour de moy qu'il moufle le Christ de la Minerve et la NostreDame de la Febre, affin que j'en puisse aorner l'une de mes chapelles comme de chose que l'on m'a asseuré estre des plus exquises et excellentes en vostre art. Priant Dieu, Signor Michel-Ange, qu'il vous ayt en sa garde. Escript Sainct-Germain en Laye, le huitième jour de février MVCXLV, FRANCOYS. A son retour de sa mission le prudent mais vindicatif Primatice se prêta à une épreuve solennelle et dangereuse pour Benvenuto, qui consistait à écraser son Jupiter, exposé dans la galerie de Fontainebleau, par le voisinage de ses statues de bronze moulées d'après l'antique. Mais la comparaison tourna contre son gré et fut favorablement décidée par l'avis du roi à l'avantage de Benvenuto. Il donna, en témoignage de sa satisfaction, mille écus d'or à l'artiste sorti victorieux d'une épreuve si habilement combinée pour lui faire tort. Mais ce fut son dernier triomphe. Les embûches que ne cessaient de lui tendre la duchesse d'Étampes et le Primatice, le changement d'humeur du roi, de mélancolique devenu morose sous l'influence du déclin d'une vieillesse précoce, des revers nationaux et des deuils domestiques, la pénurie des finances eurent raison à la fin de cette brillante fortune, qui semblait défier les orages, de ce talent dont la contradiction augmenta longtemps les ressources, de ce caractère intrépide fait pour la lutte. On se lasse de tout à la longue. Fatigué des tracasseries que lui suscitait, Sans le vouloir, Benvenuto, le 'roi se dégoûta de lui ; et Benvenuto, abreuvé d'amères déceptions, renonça à disputer sans cesse à des influences hostiles les restes de sa faveur. Il quitta furtivement en 1544, après quatre ans de séjour, non sans profit pour sa gloire, mais sans grand profit pour sa fortune, cette cour où il avait rêvé et un moment exercé cette surintendance des arts qu'avaient illustrée Léonard de Vinci et le Rosso, et qu'il abandonnait au Primatice, nommé valet de chambre du roi, abbé de Saint-Martin de Troyes, comblé de profits et d'honneurs. Nous avons insisté sur ces rapports de François Ier avec Benvenuto Cellini parce qu'ils peignent une des individualités les plus originales de l'art au seizième siècle, parce qu'ils donnent l'idée de cette protection intelligente et passionnée des arts et des lettres qui demeure la vraie gloire de François Ier, enfin parce qu'ils eurent pour théâtre principal cette résidence de Fontainebleau, cette petite Rome française, le dernier rêve réalisé du roi, qui se plaisait à y vivre et eût aimé à y mourir. Il ne quittait, que pour y revenir, cette résidence favorite, qui porte l'empreinte indélébile de son caractère, de son esprit, de son cœur, où tous les événements de la seconde moitié de sa vie ont laissé une trace ineffaçable. C'est là que les artistes italiens, dispersés par la guerre et la révolution, le sac de Rome en 1527, la chute de Florence en 1532, trouvèrent l'asile hospitalier d'une seconde patrie. Jules Romain s'en va à Mantoue, et y bâtit une ville avec le Palais, les peintures du monde écroulé, la lutte des géants contre les dieux. D'autres s'en vont au fond du Nord, s'inspirent de son génie barbare et, pour le monstrueux empire d'Ivan le Terrible, bâtissent le monstre du Kremlin. D'autres encore viennent en France ; dans la matière la plus rebelle, le grès de Fontainebleau, ils trouvent des effets imprévus, singulièrement en rapport avec le mystère du paysage, avec l'obscure et sombre énigme de la politique des rois. De là ces Mercures, ces mascarons effrayants de la cour ovale ; de là ces Atlas surprenants qui gardent les bains dans la cour du Cheval-Blanc...[21] C'est là, dans cette galerie décorée à fresque par Ier Rosso et couverte par son pinceau inventif de figures d'une vie exubérante, de scènes d'une verve fantasque et bouffonne, dans cette galerie chaude et basse de plafond, qui domine le petit étang ; dans cette chambre de la duchesse d'Étampes, ornée des cariatides de ce magicien, Jean Goujon dont la main ravissante donnait aux pierres la grâce ondoyante, le souffle de la France, sut faire couler le marbre comme nos eaux indécises, lui donner le balancement des grandes herbes éphémères et des flottantes moissons[22],c'est là que François Ier établit l'abri de ses dernières années, l'asile de ses conversations d'après-dîner. Il était curieux, interrogatif. Et jamais il n'y eut tant à dire qu'en ce temps. Les murs parlent... Ils content les découvertes récentes, l'Asie, l'Amérique. Le d'Inde, oiseau bizarre qui surprit tellement d'abord, l'éléphant coquettement orné d'une parure de sultane, vous y voyez par ordre ces nouveaux sujets d'entretien. Là lui furent racontées, d'après le livre d'Ovando, les merveilles imprévues de ce monde nouveau où la vie animale ne rappelait en rien l'ancien, où l'homme, sans rapport aux anciennes races, ne semblait pas enfant d'Adam. Là Rincon, Duchâtel, Postel lui contaient les magnificences incroyables de Soliman, le bel ordre, les fêtes, les féeries de Constantinople. L'esprit du malade inactif, d'autant plus inquiet, s'étendait en tous sens. Il poussait Jean Cartier à découvrir le Canada. Il chargeait les naturalistes Belon, Rondelet, Gilles d'Alby, d'étudier, de rapporter les animaux inconnus de l'Asie[23]. Et avant cette période d'affaissement, de découragement, méditative, contemplative, du roi souffrant, en proie aux regrets du passé, aux craintes de l'avenir, de quelles belles fêtes, étranges, superbes, ingénieuses, Fontainebleau n'avait-il pas été le théâtre ! Ronsard avait gardé, de ces divertissements olympiens auxquels assista sa rêveuse adolescence, comme un éblouissement, comme un enchantement que ravivait la moindre étincelle de souvenir. C'est à eux qu'il songeait quand il rappelait en ces termes émus et ravis à Catherine de Médicis, les fêtes et les décamérons de Fontainebleau : Quand verrons-nous quelque tournoi nouveau ? Quand verrons-nous par tout Fontainebleau, De chambre en chambre aller les mascarades ? Quand ouïrons-nous, au matin, les aubades, De divers luths mariés à la voix ? Et les cornets, les fifres, les haut-bois, Les tabourins, violons, épinettes, Sonner ensemble avecque les trompettes ? Quand verrons-nous comme balles voler Par artifice un grand feu dedans l'air ? Quand verrons-nous, sur le haut d'une scène, Quelque Janin[24] ayant la joue pleine Ou de farine ou d'encre, qui dira, Quelque bon mot qui vous réjouira ? Parmi ces fêtes, en dehors de celles du voyage en France de Charles-Quint en 1539, que nous raconterons en leur lieu, de celles qui célébrèrent les fiançailles du duc de Clèves avec Jeanne d'Albret en 1541, il faut citer celles données à l'occasion du baptême (10 février 1543), du premier enfant de l'union dix ans stérile et depuis lors si féconde du dauphin Henri (futur Henri II) et de Catherine de Médicis. Cet enfant si longtemps attendu, si ardemment désiré, si magnifiquement célébré, devait être le débile et maladif François Il, écrasé avant vingt ans par le poids de cette couronne trop lourde à son frêle front. Écoutez le récit naïf du vieux chroniqueur Guillaume Paradin : Trois cents torches furent données à autant de personnes des gardes du corps du roi et de monseigneur le Dauphin et des Suisses du corps, lesquels furent rangés depuis la chambre de Sa Majesté jusqu'en l'église des Mathurins, passant par la petite galerie où la clarté était si grande de ces lumières, qu'il sembloit que l'on fust en plein jour. Marchoient après les deux cents gentilshommes de la maison du roi. Puis les chevaliers de l'ordre (de Saint-Michel). Là se trouvèrent aussi le roi de Navarre, messeigneurs les ducs d'Orléans, de Vendôme, d'Estouteville, de Guise, de Nevers, de Longueville, d'Étampes et le comte d'Aumale, comme aussi l'ambassadeur de Venise. Là parut encore Monseigneur le légat (cardinal Farnèse) avec plusieurs cardinaux et autres prélats. Ensuite venaient la reine et toutes les princesses qui étoient pour lors en cour ; savoir : madame Marguerite, fille du roi, qui fut mariée au duc de Savoie, madame la princesse de Navarre (Jeanne d'Albret), madame de Saint-Paul, mesdames les deux duchesses de Nevers, madame de Montpensier, madame de Guise, madame la duchesse d'Étampes et plusieurs autres dames qui étaient toutes revêtues très-somptueusement de toile d'or et d'argent, avec une Infinité de pierreries qui rendoient un merveilleux éclat ; et parmi cette foule étoit l'enfant que l'on portoit baptiser. Dans cet appareil et magnificence, l'on alla en ladite église des Mathurins, où le roi se rendit aussitôt. Elle étoit parée des plus riches tapisseries de la couronne et autres divers ornements. Au milieu, il y avoit un chef en rond, sur lequel on voyoit un grand drap de toile d'argent qui étoit le lieu où se firent les cérémonies du baptême, dont l'office fut célébré par monseigneur le cardinal de Bourbon. Les parrains furent le roi, qui lui donna son nom de François, avec monseigneur le duc d'Orléans, troisième fils de France et oncle paternel de notre petit prince, et la marraine fut madame Marguerite de laquelle il a été parlé ci-dessus. Toute cette cérémonie étant ainsi achevée, l'enfant fut rapporté en l'ordre et magnificence qu'il avoit été porté ; et aussitôt on entra au festin que le roi avoit fait préparer en sa table qui est celle qui porte maintenant le nom de salle du bal ; et ensuite de ce, banquet, il y eut divers ballets, danses et autres pareilles réjouissances, ce qui se continua plusieurs jours après. Or, l'on avoit dressé un beau et grand bastion près du chenil, où est maintenant l'allée Solitaire et celle des Milliers blancs. Et sur l'étang il y avoit trois galères ornées de leurs banderolles. Le tout ainsi ordonné, le jeudi suivant, quatorzième dudit mois, il se fit diverses escarmouches en deux partis de princes et seigneurs, les uns qui défendoient ce bastion et les autres qui l'attaquoient par terre et par eau avec lesdites galères. En cette sorte finirent ces magnificences. Deux ans après, toujours à Fontainebleau, mêmes réjouissances variées, mêmes magnifiques fêtes à l'occasion de la naissance et du baptême de la première fille du dauphin Henri et de Catherine de Médicis. Henri VIII, qui avait accepté d'être le parrain de la jeune princesse, s'était fait représenter par ses ambassadeurs, lord Chenay et lord Dudley, à ces cérémonies où François Ier déploya un faste et une pompe tout particuliers et dignes du camp du Drap-d'Or. Il était non-seulement merveilleusement secondé dans ce rôle de représentation théâtrale par ses artistes et ses poètes familiers, mais encore merveilleusement doué. Il avait un génie d'impresario royal. Il entendait en artiste l'appareil du rang suprême, la décoration de la souveraineté. Nulle part il ne l'entendit mieux et ne fut mieux inspiré qu'à Fontainebleau. Nulle part François Ier ne recevait mieux qu'à Fontainebleau. C'était son logis royal : là se trouvait tout l'appareil de charpentes, de décors, de machines, de tapis et de costumes que réclamait une grande mise en scène. Cependant, si quelque visiteur inattendu venait le surprendre dans une résidence plus modeste, à Vincennes, à Chambord, au Louvre, il n'hésitait pas à commander une fête, sans tenir compte des embarras de l'entreprise. En cette matière surtout, il n'entendait pas qu'on s'excusât de ne pas faire les choses difficiles en les déclarant impossibles : dès qu'il avait commandé, sur-le-champ il devait être obéi[25]. Le cadre étroit de ce chapitre, dont le sujet si vaste exigerait un livre, ne nous permet pas de donner plus de détails sur les travaux du Rosso et du Primatice, les chefs-d'œuvre qu'ils exécutèrent et les fêtes qu'ils inspirèrent, ni sur les autres actes de la munificence vraiment royale de leur protecteur. Elle ne se borna pas au domaine des arts et fit sentir aussi dans celui des sciences et des lettres sa vivifiante et féconde influence, que rappellera toujours cette résidence par excellence de Fontainebleau. Là, dans le cadre d'une nature sévère et douce, on retrouve encore, représentée par la double image de ce brillant château et de cette sombre forêt, auxquels convient si bien la poésie superbe et mélancolique à la fois du soleil couchant, toutes les grandeurs et toutes les tristesses de ces dernières années du règne de François r, trop différentes des premières. C'est ce sentiment qu'un historien fantasque, mais pénétrant, a heureusement exprimé dans les lignes suivantes : François Ier (en 1538) peu à peu était comme rentré en lui. Jeune, il avait d'abord rêvé l'Orient et la croisade ; puis l'Italie, puis l'Empire. Milan lui restait au cœur. Mais il eût voulu l'obtenir par arrangement plutôt que par guerre. La guerre lui allait si peu, qu'il avait même renoncé aux grandes chasses fatigantes. Les vastes paysages de la Loire, les déserts de la Sologne qui plaisaient au roi cavalier, et lui firent si tristement placer sa féerie de Chambord, n'allaient plus au promeneur valétudinaire. Il lui fallait une nature plus resserrée et plus exquise. Il aimait Fontainebleau. Harmonie d'âge et de saison. Fontainebleau est surtout un paysage d'automne, le plus original, le plus sauvage et le plus doux, le plus recueilli. Ses roches chaudement soleillées où s'abrite le malade, ses ombrages fantastiques empourprés des teintes d'octobre, qui font rêver avant l'hiver, à deux pas la petite Seine entre des raisins dorés, c'est un délicieux dernier nid pour reposer et boire encore ce qui resterait de la vie, une goutte réservée de vendange. ... Mais ce sont pourtant les blessés, surtout les blessés du cœur qui ont affectionné ce lieu. Saint Louis, dans ses tristesses profondes sur la ruine du moyen âge, vient prier dans cette forêt. Louis XIV vaincu fuit Versailles, ses triomphes en peinture qui ne sont plus qu'ironie, et cherche à Fontainebleau un peu de silence et d'ombre. Là aussi François Ier, découragé des guerres lointaines, veuf de son rêve, l'Italie, se fait une Italie française. Il y refait les galeries, les promenoirs élégants, commodes et bien exposés, des villas lombardes qu'il ne verra plus. Il fait sa galerie d'Ulysse. Son odyssée est finie. Il accepte, la destinée le voulant ainsi, son Ithaque. François Ier, qui n'avait pas peu contribué au naufrage de l'Italie, en recueillit les débris avec un amour avide auquel elle a été sensible. Elle n'a voulu se souvenir que de sa passion pour elle ; passion réelle et non jouée. Dans ce siècle effectivement où tous les princes affichèrent la protection des arts, il y a entre les protecteurs des différences à faire. Léon X eut l'idée de faire Raphaël cardinal. Le politique Charles-Quint flatta Venise en ramassant le pinceau du Titien. Tous honorèrent les artistes. Mais François Ier les aima[26]. François Ier n'aima pas seulement les artistes, il aima les savants et les lettrés. Dans le cortège de sa gloire, l'unique et l'impérissable, sous la sereine lumière d'apothéose qu'on ne se figure brillant dignement que dans cette galerie de Fontainebleau, allumée au flambeau sacré des Muses, ne marchent pas seulement Léonard de Vinci, André del Sarto, le Rosso, le Primatice, Benvenuto Cellini, Serlio, Philibert Delorme, Pierre Lescot[27], Germain Pilon, Jean Goujon, Bernard Palissy, Jean Cousin, Jean Clouet, mais encore les poètes comme Clément Marot, Ronsard, Mellin de Saint-Gelais, du Bellay, Rabelais ; les savants comme Lascaris, Guillaume Budé, Pierre du Châtel, François Vatable, Pierre Danès, Oronce Finé et tant d'autres auxquels il donna comme autant de trônes de la grande éducation les chaires du Collège de France[28] ; les grands légistes, comme Cujas et Dumoulin, les grands imprimeurs comme Robert Estienne et Geoffroy Tory. C'est de cette gloire artistique, scientifique et littéraire qu'il faut se souvenir, c'est à ce point de vue de Fontainebleau qu'il faut se placer quand on veut comprendre, connaître, apprécier François Ier et lui pardonner les erreurs, les défaillances, les décadences de cette dernière moitié de son règne, — attristée par les revers de deux guerres malheureuses, à l'unique trophée : Cerisolles, par les querelles de cour, les deuils de famille et les troubles de la Réforme — qui a besoin, pour s'éclairer, du reflet des splendeurs de la première. |
[1] Histoire de Léonard de
Vinci, par Arsène Houssaye, p. 201.
[2] Les résidences royales de
la Loire, par Jules Loiseleur, p. 91-94.
[3] Cette excellente et élégante
description est empruntée à l'ouvrage de M. Loiseleur, p. 96-97.
[4] Loiseleur, p. 2.
[5] M. Cuvillier-Fleury.
[6] Loiseleur.
[7] Loiseleur, Résidences
royales de la Loire, Chambord, p. 26-27.
[8] Bernier, Histoire de Blois,
p. 85.
[9] Loiseleur, Résidences
royales de la France, Chambord, p. 28-29.
[10] M. de la Borde, p. 1036.
[11] Archives curieuses de
l'Histoire de France, t. II, p. 327.
[12] M. de la Borde, Renaissance
des arts à la cour de France, etc., p. 1036.
[13] Lettre de François Ier au
grand'maître Anne de Montmorency, 28 juillet 1528. — Mss. de Béthune, vol.
8526, fol. 15. Mignet, t. II, p. 431.
[14] Où l'on faisait pour le roi du
vin tiré de ces plantureux ceps de raisin de Cahors, importés en 1531 à
Fontainebleau par le vigneron Jean Rival.
[15] Souvenirs des résidences
royales de France, par J. Vatout, t. IV : Fontainebleau, p. 61-66.
[16] Mémoires de Benvenuto
Cellini, orfèvre et sculpteur florentin, écrits par lui-même et traduits
par Léopold Leclanché. Paris, J. Labitte, in-18, p. 283.
[17] Mémoires de Benvenuto
Cellini, p. 287.
[18] Mémoires de Benvenuto
Cellini, p. 292.
[19] Mémoires de Benvenuto
Cellini, p. 301.
[20] Mémoires de Benvenuto
Cellini, p. 303.
[21] Michelet, t. VIII, p. 287.
[22] Michelet.
[23] Michelet, p. 289-290.
[24] Plaisant, farceur.
[25] Barthélemy Hauréau, François
Ier et sa cour, p. 47.
[26] Histoire de France, par
Michelet, t. VIII, p. 285-286.
[27] Pierre Lescot travailla à la
restauration du Louvre par ordre de François Ier, qui voulait en faire un
palais digne de la royauté libérale et éclairée qu'il personnifie si bien. Les
vieux bâtiments de Philippe-Auguste tombaient en ruines ; les réparations qu'on
y fit hâtivement lors de la visite à Paris de Charles-Quint en 1539 furent le prélude
d'une transformation complète. Pierre Lescot, qui avait alors trente ans, fut
chargé, sur la désignation de Sébastien Serlio, de la réalisation de ce projet
grandiose. Il laissa en mourant son œuvre inachevée, dont on peut encore
admirer les petits avant-corps surmontés de frontons en ligne courbe qui
devaient être au nombre de trois sur chaque côté du carré de la cour centrale,
et qu'on a portés depuis au nombre de vingt-quatre. Ces deux façades de Pierre
Lescot sont d'un dessin des plus nobles et d'un travail exquis.
[28] Budé et du Châtel gardent leur
part d'inspiration et de conseil dans cette institution du Collège de France,
l'une des plus heureuses et les plus fécondes du règne. Après le traité de
Cambrai, vers 1530, François Ier fit dresser les plans du collège qu'il voulait
établir, et nomma douze professeurs ; pour l'hébreu deux Italiens et François
Vatable ou Vateblé, savant homme né aux environs d'Amiens ; pour le grec,
Pierre Danès de Paris (1497-1577) et Jacques Toussain de Troyes, qui formèrent,
entre autres disciples célèbres, Adrien Turnèbe et Jacques Amyot ; pour les
mathématiques, le Dauphinois Orotice Finé (1404-1555) et l'Espagnol Martin
Probation. Les autres chaires furent consacrées à la littérature latine, à
l'éloquence française et à la médecine. Le plan original de François Ier,
continué par ses successeurs sans avoir jamais été complètement réalisé,
comportait l'établissement d'un collège des hautes études, consacré à
l'enseignement gratuit de toutes les sciences et de toutes les langues, doté
d'un revenu annuel de cinquante mille écus pour l'entretien des professeurs et
de six cents écoliers.