FRANÇOIS Ier

 

LIVRE PREMIER. — LE ROI CHEVALIER - 1515-1526

CHAPITRE II. — MARIGNAN.

 

 

C'est en 1508, que François, duc d'Angoulême, avait été mis, en quelque sorte, hors de page pour devenir homme de cour. Il avait alors quatorze ans.

Il en avait dix-huit, en 1512, quand il fut appelé, par la confiance du roi et par le cri du pays en danger, au poste de commandement du premier prince du sang. Ce poste était demeuré vacant, la mort de Gaston de Foix tué à vingt-quatre ans en pleine victoire de Ravenne laissant à ses compagnons d'armes, notamment à Bayard, dont on a, sur cette fin déplorable, une lettre touchante, le regret de la perte d'un grand capitaine, moissonné dans la fleur de son génie et de sa vertu, au moment où la France en avait le plus grand besoin.

En 1512, en effet, nous sommes loin moralement, quoique encore proches par le temps, de cette glorieuse et victorieuse campagne d'Italie, conduite par Louis XII en personne et couronnée par les lauriers d'Agnadel (14 mai 1509).

En 1512, les Français étaient chassés de l'Italie, abandonnés par leur infidèle allié, l'empereur Maximilien, en même temps que par la fortune.

Non content de sa désertion, Maximilien s'était tourné contre ses anciens amis ; et il n'était pas seul. Une véritable  et formidable coalition s'était nouée contre la France, et menaçait non plus ses conquêtes, mais ses provinces. Il ne s'agissait plus pour elle de la victoire, mais du salut ; Ferdinand, roi d'Espagne, l'avait dépouillée de la Navarre[1] et cernait la Guyenne ; le jeune roi d'Angleterre, Henri VIII, ranimant sans motif les haines séculaires, envahissait la Picardie. Une entreprise désespérée des Français sur le Milanais, plus infructueuse encore que celles qu'elle voulait réparer et venger, n'avait abouti qu'à la défaite de la Trémouille à Novare, et à l'entrée en Bourgogne des Suisses victorieux (6 juin 1513). Le duc de Longueville, envoyé contre le roi d'Angleterre, fut encore plus malheureux. Les troupes anglaises, débarquées à Calais, avaient mis, dès le 17 juin, le siège devant Thérouanne. Elles étaient commandées par Henri VIII en personne, sous lequel se faisait gloire de servir Maximilien lui-même, l'aventureux empereur. Une manœuvre malencontreuse de l'armée de secours se termina sous les hauteurs de Guinegate par une déroute pire qu'une défaite, flétrie dans l'histoire du nom de Journée des éperons ; notre cavalerie s'étant ce jour-là plus servie de l'éperon que de l'épée (16 août 1513). Le duc de Longueville, Bayard, la Palice, la Fayette parvinrent à arrêter les Anglais et à empêcher le désordre de devenir décisif ; mais ils payèrent de leur liberté cet effort héroïque qu'ils auraient préféré payer de leur vie.

Henri VIII avait investi Tournay dont il s'empara le 24 septembre. Mais une diversion des Écossais interrompit le cours de ses succès, et l'obligea de retourner en Angleterre, où notre généreux et malheureux allié venait d'être tué, au milieu de son armée taillée en pièces (17 septembre 1513).

C'est au début de cet orage d'adversités royales et nationales que le jeune duc de Valois fut appelé à prendre le commandement de l'armée de Navarre. Les Espagnols, campés à Saint-Jean Pied-de-Port, défendaient l'entrée des Pyrénées ; mais c'est en vain que le duc de Valois offrit la bataille au duc d'Albe, Frédéric de Tolède. Celui-ci, qui s'était emparé facilement de la Navarre désarmée, avait ordre de ne pas exposer au hasard d'une bataille le sort de sa conquête ; il se borna à abandonner les passages des montagnes et à reculer jusqu'au delà de Roncevaux. François le poursuivit et l'assiégea dans Pampelune malgré la rigueur de la saison. Malheureusement pour son impatience de gloire, l'irruption de l'armée anglaise en Picardie rappela inexorablement à la défense du pays directement attaqué les troupes qu'il commandait. Il dut se résoudre à une retraite à marches forcées, où le froid, la faim, les maladies, la fatigue lui firent perdre plus d'hommes que ne lui en eût tués l'ennemi, et lui coûtèrent le duc de Longueville, l'un de ses généraux.

C'est l'année suivante (1513) que le marquis de Rothelin, devenu duc de Longueville par la mort de son frère aîné, perdit la liberté à la journée de Guinegate ; champ de bataille deux fois funeste aux Français qui, trente-quatre ans auparavant, y avaient été défaits par Maximilien lui-même, l'un des vainqueurs de 1513.

Louis XII, dont une première épreuve avait fortifié la confiance dans les dispositions militaires du jeune duc de Valois, le chargea de couvrir la Picardie menacée, et François dut plier son bouillant courage aux combinaisons d'une campagne purement défensive. Il ne se laissa point attirer sous les murs de Tournay dont, moins prévoyant que lui, Henri VIII, habilement circonvenu par Maximilien, s'attardait à faire le siège sans profit pour l'intérêt anglais. Tournay fut pris, mais ce succès acheva de brouiller deux alliés dont l'un accusait l'autre de faire tourner trop égoïstement et exclusivement la guerre à son avantage. Le duc de Longueville, prisonnier à Londres et avide de réparer par une paix avantageuse la faute et le malheur de Guinegate, sut habilement exploiter les mécontentements de l'Angleterre et de son roi. Il ouvrit, encouragé par les dispositions d'Henri VIII, las de la guerre et de l'étranger, des négociations qui aboutirent à la paix et à une alliance dont un mariage, suivant la continue, fut le gage. Louis XII était veuf et se disait inconsolable ; son âge mûr (cinquante-trois ans), sa santé affaiblie, devaient s'opposer non moins que ses regrets à une union tardive et disproportionnée ; mais il lui était bien difficile, dit un historien, de refuser une paix nécessaire, lorsqu'il n'en coûtait que d'épouser une femme aimable.

Louis XII épousa donc Marie d'Angleterre, sœur d'Henri VIII devenu son allié. Elle avait seize ans (9 octobre 1514). Ce mariage, qui pouvait coûter le trône à François Ier, et diminuait ses chances de toutes celles qu'il rendait au roi d'avoir un héritier direct, ne fut fatal qu'à Louis XII. On peut le mettre au nombre des causes qui abrégèrent sa vie. Il expirait, en effet, deux mois et demi après les fêtes nuptiales d'Abbeville, dans les bras du duc de Valois, eu lui recommandant ses sujets, dont il fut et méritait d'être pleuré (1er janvier 1515).

Louis XII, qu'une réaction injuste, comme toutes les réactions, dont M. Rœderer s'est fait le principal organe, a démesurément grandi et exalté aux dépens de son successeur, fut un bon roi plus encore qu'un grand roi. Mais il est équitable de remarquer qu'il n'était monté sur le trône que guéri de ses illusions et désireux de réparer les fautes de sa jeunesse, et qu'avant de donner l'exemple des vertus publiques et privées qui le firent aimer de ses peuples et le font estimer de l'histoire, il avait donné des exemples tout contraires, jusqu'à celui de la révolte contre son roi et son pays.

Rendu sage par l'expérience, et modéré par les conséquences mêmes de ses excès, il se montra débonnaire, clément, justicier, noblement avare des deniers publics. Si ses guerres ne furent pas toutes heureuses, elles furent honorables, et inspirées par des sentiments supérieurs au succès. Après le cauteleux et astucieux Louis XI, il tenta de faire entrer dans la politique la morale et la probité. Maximilien, Ferdinand, Henri VIII et plus tard Charles-Quint étaient des princes d'une école différente et d'un idéal inférieur. La ruse et la force se donnèrent carrière impunément, souvent avec l'appui de la fortune, sous le règne de son successeur, qui fut plus encore le roi de la noblesse que le père du peuple.

Cependant il n'est que juste de reconnaître qu'il ne dépendit pas du loyal et chevaleresque François Ier que des principes meilleurs ne présidassent aux relations des rois et des peuples. Son prédécesseur le calomniait involontairement sans doute, lorsque, effrayé de l'humeur belliqueuse et des goûts magnifiques de l'enfant gâté de Louise de Savoie, de l'enfant prodigue de la couronne de France, il disait, en hochant la tête : Ce grand garçon gâtera tout en France. La prophétie était plus maligne que juste ; car si François Ier gâta en effet beaucoup de choses en France, s'il y joua trop souvent, au hasard des batailles et des fêtes, la paix et la fortune de l'État, s'il y fut trop le prince paladin, l'Inamorato couronné et éperonné dont les chroniques et les ballades avaient fait alors le modèle de tout parfait gentilhomme et le rêve de toute belle et honneste dame, il fut aussi le prince généreux, loyal, le roi nourricier des muses, hospitalier aux arts, libéral aux lettres. Il faut dire, et nous les dirons, ses défauts comme ses qualités. Mais il ne faut jamais oublier qu'il monta sur le trône à vingt ans et qu'il hérita, en ce qui touche l'Italie et l'Espagne, d'une situation qu'il n'avait pas faite.

S'il débuta par la guerre, il fut mis à cheval par de plus graves motifs, par des ambitions plus hautes que celles que lui prêtent trop facilement des historiens prévenus. L'Italie était le champ de bataille naturel et traditionnel de la grande lutte contre la maison d'Autriche, qui sera, jusque sous Louis XV, le devoir et le souci de la monarchie française. Henri IV et Sully, Louis XIII et Richelieu, Louis XIV et Mazarin n'ont pas fait autre chose. Sous ces grands politiques, le théâtre seul changera. Ce sera l'Espagne d'abord, et l'Allemagne enfin. François Ier n'avait, pour ainsi dire, été fait roi par la France que pour la conduire en Italie, pour la délivrer et la venger, non plus de l'Anglais, mais de l'Espagnol ; et le prince de Marignan et de Pavie se battit non-seulement pour l'honneur des dames, mais pour celui de la France. Il ne vit dans la guerre, la victoire et la conquête qu'une des formes de la gloire. Mais il ne comprenait pas moins et ne prisait pas moins les gloires de la paix, celles des arts surtout, que celles de la guerre. Être le fondateur de la nationalité française ou son réformateur, c'est beaucoup ; mais être le promoteur, l'inspirateur, le protecteur de l'école française, en littérature, en peinture, en architecture, créer l'empire et le prestige de notre sociabilité, de notre politesse, c'est bien quelque chose aussi.

C'est par le tableau de la cour, sous un roi où la cour allait, après n'avoir été rien, être tout, qu'il convient d'inaugurer l'histoire de la première année du gouvernement de ce duc de Valois qui, par la mort de Louis XII, devenait roi de France.

Déjà, le 18 mai 1514, délivré par la mort d'Anne de Bretagne de cette influence jalouse et hostile qui avait été comme le mauvais sort de sa jeunesse, François avait fondé sa famille en épousant Claude, fille aînée de France, la laide, pieuse, charitable et douce reine Claude, dont le peuple a gardé la mémoire, qui adora son mari et en fut estimée.

La princesse Claude, outre la Bretagne dont Louis XIII la mit dès lors en possession, outre les droits sur le Milanais, portait en dot à son mari les comtés d'Ast, de Blois, d'Étampes, de Vertus, Coucy et Montfort-l'Amaury ; elle lui portait une dot plus précieuse encore, un fond inépuisable d'humanité, de douceur, de sagesse, de piété, enfin toutes les vertus de son père. Les auteurs de son temps ne balancent point à l'honorer comme sainte ; il y en a même qui descendent dans le secret de sa conscience, et qui assurent qu'elle ne pécha jamais mortellement.

La comtesse d'Angoulême, dans son Journal, prend l'univers à témoin qu'elle a toujours honorablement et amiablement conduit la reine sa bru. Chacun le sait, dit-elle, vérité le cognoist, expérience le démonstre, aussi fait publicque renommée. De pareilles protestations sont superflues quand elles sont vraies ; ce témoignage que la comtesse a si grand soin de se rendre n'est pas confirmé par les historiens ; ils prétendent que ses hauteurs exercèrent tristement la patience de cette vertueuse reine  Elle aima toujours tendrement son mari, et parut se contenter du froid retour de l'estime qu'on ne pouvait lui refuser. Elle était boiteuse comme sa mère, et d'une figure aussi commune que celle de sa mère était noble ; elle n'avait que les grâces peu piquantes de la bonté. François sentit du moins le prix de son âme, et la respecta jusqu'à déférer souvent à ses conseils dans les matières les plus importantes[2].

Cette femme modeste et délaissée, qui vécut dans le rang suprême en une sorte de disgrâce, qui ne connut des plaisirs du pouvoir que ceux de la justice et de la charité, et des bonheurs du mariage que les joies douloureuses de la maternité, avait pris pour emblème une lune mélancolique et voilée comme son visage et comme sa vie. Candida candidis, disait la devise, non moins bien choisie que l'emblème. Simple avec les simples, humble aux humbles. Aucune ne saurait mieux donner l'idée de cette triste et douce femme, amoureuse des pénombres de la royauté. Figure touchante que celle de cette compagne dévouée, naïvement idolâtre de son seigneur, avec ces yeux baissés dont le timide éclair s'éteint sans cesse dans un sourire ou dans une larme, avec cette douceur qui lui servait de grâce, cette sagesse qui lui tenait lieu de beauté ; originale à force de modestie, héroïque à force d'obscurs sacrifices, économe, propre, rangée comme une ménagère flamande, et que son luxe favori, l'unique, achève de caractériser, celui du linge[3].

La reine Claude, après avoir donné à son époux sept enfants, qui, sauf Henri II, tinrent plus d'elle que de lui, mourut à Blois le 25 ou le 28 juillet 1524, en odeur de sainteté. Nul n'ignorait de tendre et humble martyre qui la consuma peu à peu. Jean Marot, dans des vers émus, montre le ciel à cette reine de nuit, à cette épouse de chevet, qui n'a connu de la vie que l'épreuve et de l'amour que la douleur :

Esprit lassé de vivre en peine et deuil,

Que veux tu plus faire en ces basses terres ?

Assez y as vécu en pleurs et guerres.

Va vivre en paix au ciel resplendissant.

C'est ce que fit la bonne reine, au teint pâle, aux yeux éclairés de cet obscur rayon qui tombe des étoiles. Lune mélancolique, dont tant d'étoiles profanes ont usurpé les droits, elle brille du moins sans rivale aux cieux légendaires et populaires. Elle y sourit, image de la reine la plus malheureuse, de l'épouse la plus chaste, de la mère la plus tendre ; elle y sourit doucement aux infortunes semblables à la sienne, aux dévouements obscurs, aux affections silencieuses, aux honnêtetés délaissées, aux humilités héroïques : Candida candidis.

Nous trouvons, dans les Mémoires contemporains, le témoignage de ce culte populaire, de cette religion d'une mémoire que la voix des bonnes gens, pressentant l'arrêt de Dieu, avait déclarée sainte. Ce sont eux qui nous apprennent qu'on portait à son tombeau offrandes et chandelles.

Et pour la grande estime de sainteté que l'on avait d'elle plusieurs lui portoient offrandes et chandelles et attestoient aulcuns avoir esté guéris et sauvés de quelque maladie par ses mérites et intercession. Et mesmement une notable dame qui abflrmoit avoir reçu par ses mérites guérison d'une fièvre qui là par un long temps l'avoit tourmentée[4].

Nous lisons dans un autre chroniqueur :

On disoit que la belle dame, après sa mort, faisoit miracles, son corps estant à Blois, à la chapelle de saint Calais. Et lui offroit-on des vœux de cire et lumières de cire. La bonne dame estoit très-fort aimée de son vivant et après sa mort, car elle estoit toute bonne et honneste et de bonne vie[5].

Mais revenons à François Ier, dont la touchante figure de celle qui fut plus à la peine qu'à l'honneur de sa vie, nous a détournés un moment, et voyons le roi chevalier annoncer par les fêtes, les tournois, les largesses, un règne tout différent de celui qui venait de finir.

Les premières mesures du règne peignent bien ce nouveau roi de vingt ans, livré tout entier à l'ivresse du pouvoir, impatient de satisfaire ses goûts de magnificence et de générosité, de dédommager ses amis de la longue attente de leur fidélité. C'est comme une folie de largesses ; les faveurs pleuvent sur ses élus ; il les comble d'honneurs lucratifs et semble vouloir les en accabler. Chacun a sa part de cette curée du trésor, joyeusement vidé au milieu du groupe des favoris, des compagnons de plaisir et de jeu, futurs compagnons d'armes de la conquête préparée dès les premiers jours.

En attendant, les fêtes succèdent aux fêtes, parées pour la première fois de la présence des femmes dans une cour où jusque-là elles ne paraissaient point, du moins en public.

Et d'abord les réjouissances et les solennités de l'avènement. François Ier fut sacré roi à Reims par l'archevêque, messire Robert de Lenoncourt, le jeudi 25 janvier 1515, et, le jeudi 15 février, il fit son entrée solennelle dans la bonne ville de Paris, où il y eut moult grand triomphe, et y furent moult de princes et de barons, et fut la plus belle entrée que jamais fut veüe[6].

Après les joutes devant l'hôtel des Tournelles, rue Saint-Antoine, jeux rudes et dangereux, qui n'étaient pas toujours seulement l'image de la guerre, mais par des blessures et la mort même en offraient la sanglante réalité[7], le nouveau roi fit moult de choses comme libéral. Il esleva fort les dicts princes et seigneurs de son sang et nobles de sa cour. Le détail, tout caractéristique qu'il est, serait trop long. Citons du moins quelques noms parmi les plus favorisés, les plus gorgés peut-on dire.

Et d'abord, à l'impérieuse, ambitieuse, avide Louise de Savoie, à cette mère qui l'avait élevé en vue du trône avec une si orgueilleuse prévoyance, avec un dévouement si âpre, qui eût été héroïque s'il eût été désintéressé, à celle qui, ayant été le plus à la peine, devait être le plus à l'honneur, le duché d'Anjou, et le comté du Maine érigé en duché, et le comté d'Angoulême érigé en duché.

Pour Du Prat, premier président du Parlement de-Paris, et le duc de Bourbon, ils furent comblés d'honneurs, qui, tout en récompensant de grands services personnels ou publics, rejaillissaient aussi sur la duchesse mère dont ils glorifiaient la faveur. Du Prat devait être chancelier, et après son entrée dans l'Église, cardinal. A l'ancien ami de Louise de Savoie, mari rêvé par elle, pour elle d'abord, plus tard pour sa sœur,. François accorda un groupe de gouvernements qui formaient comme un petit État dans l'État et le bâton de connétable, qu'un traître avait laissé, le 19 décembre 1475, au pied de l'échafaud, et dont héritait ainsi un traître prochain.

Artus Gouffier, seigneur de Boisy, gouverneur et mentor du duc de Valois, fut récompensé par l'office de grand maître de France, qui le constituait supérieur intendant des intérêts du roi, administrateur général en son nom, quelque chose comme un ministre d'État et de la maison du roi, et concentrait entre ses mains le gouvernement intime, la régie de la cour, de même que Du Prat et Florimond Robertet, principal secrétaire d'État, présidaient au gouvernement public, aux grandes affaires de justice et de finances.

Pour donner sa charge à Gouffier, il fallut en dépouiller la Palice, qui reçut en dédommagement, il est vrai, le titre de maréchal de France, à vie pour la première fois, et l'ordre du roi. Homme du dernier règne, blanchi sous le harnais, la Palice, le proverbial héros, et on ne sait pourquoi, la grotesque victime de la légende, se vengea noblement de cet affront en se faisant tuer à Pavie. Aux faveurs dont il chargeait Boisy, François le ajoutait tous les jours, dans la folie généreuse de sa reconnaissance : un jour le comté d'Étampes à vie ; le lendemain, la terre et seigneurie de Villedieu. Royaux présents que Louise de Savoie couronna par le don de la terre et seigneurie de Maulevrier en Anjou.

Parmi les autres privilégiés de -cette pluie d'honneurs, de cette rosée d'or, il faut compter Jean de Poitiers, seigneur de Saint-Vallier, capitaine des deux cents gentilshommes, qui regretta sans doute le gouvernement du Dauphiné donné au duc de Longueville, malgré vingt mille écus comptant et d'autres faveurs faites pour le dédommager ; Bonnivet, le brave, étourdi et galant Bonnivet, le favori d'alors, fait amiral de France. Enfin les compagnons de jeunesse, Montmorency, Brion, Moutchenu et Fleuranges, encore trop jeunes pour parvenir du premier coup, sans un trop scandaleux passe-droit, aux titres promis à leur ambition, en furent du moins rapprochés par des témoignages suffisants de la loyauté du roi à tenir la parole du duc de Valois.

Mais si l'avènement de François Ier fut un beau jour pour les hommes, il fut encore plus beau pour les dames. On peut dire qu'elles montèrent sur le trône avec le nouveau roi. Admises pour la première fois aux banquets des tournois de l'hôtel des Tournelles, cette hardie innovation donnait la mesure de leurs nouvelles destinées et du crédit qui leur était réservé. Il faut lire dans Brantôme le tableau piquant de la nouvelle cour, de la nouvelle société, des nouvelles mœurs. Cette renaissance sociale avait été ébauchée, mais discrètement, timidement presque par Louis XII, prince économe, rangé, épris de sa femme — vir uxorius, — et par Anne de Bretagne, assez belle pour suffire à l'ornement du palais, trop fière et trop vertueuse à la fois pour s'exposer à l'affront de rivalités dangereuses. C'est cette reine, sage sans pudibonderie, et belle sans coquetterie, qui avait appelé la première les femmes à la cour, mais elle avait fondé ses choix plus sur la vertu que sur la beauté, et avait aspiré à donner non des spectacles, mais des exemples.

C'est de François Ier, le roi chevalier, prêt pour toutes les entreprises romanesques ou héroïques, que date la cour de plus en plus large, de plus en plus hospitalière, de plus en plus brillante, et cet appareil pompeux qui indique que le roi désormais ne vivra point intérieurement, domestiquement, mais publiquement, et, pour tout dire d'un mot, royalement.

[manque la page 48]

que nouvelle occasion nuptiale ou autre. Il s'agissait cette fois des noces d'Antoine, duc de Lorraine, avec Renée de Bourbon, qui avaient attiré naturellement à Amboise l'élite de la noblesse lorraine et française. Nous abrégerons le récit de Pierre Sala, auteur d'un ouvrage intitulé : Les hardiesses des rois de France[8], en ne citant que la partie la plus originale de ce récit.

Le naïf chroniqueur, nous apprend donc que le roi, qui sans cesser ne foisoit que pencer comme il pourroit de jour eu jour donner plaisir à cette belle compaignie, s'adviza, entre aultres passe-temps, qu'il envoiroit ses veneurs en la forest d'Amboise, pour aller trouver moyen de prendre, à force de cordes, quelque vert sanglier de quatre ans, et le luy amener tout vif. Ce qu'il commanda fut fait.

On prend la bête, on l'enferme dans une cage de gros barreaux de chêne bardée de fer, et on la conduit triomphalement sur un char au château. Grand émoi à. l'arrivée, applaudissements des hommes, coquettes frayeurs des dames. Pour leur donner un plus noble objet, le roi veut combattre corps à corps, devant elles, cet adversaire hérissé. Il saute sur un épieu. A grand peine et à force d'instances, la reine sa femme et Louise de Savoie, sa mère, le dissuadent de ce duel dangereux et indigne de la majesté souveraine. François se rend à leurs remontrances, à leurs supplications ; mais le hasard, secondant son humeur martiale, va déjouer toutes les prévisions, et lui offrir, d'une façon fort imprévue, l'occasion qu'il regrette.

On avait porté dans la cour du château, entourée d'un double cordon de galeries basses et hautes auxquelles donnaient accès quatre escaliers étroits, la bête stupide, et bientôt furieuse du grand bruit et du grand soleil. On avait préparé dans un coin une bauge toute couverte de branches et de feuilles. On avait bouché avec des coffres et des bahuts les couloirs des galeries. Enfin on avait apporté des mannequins que des hommes faisaient mouvoir au moyen d'une corde, prêts à opposer leur irritant et décevant obstacle au sanglier mis en liberté, cherchant sa vengeance.

Dans la galerie du bas, entre le portail et les chambres de la rogne qui estoient presque devant le puits se tenait le roi, devisant avec ses gentilshommes, attendant que les clames fussent accoustrées et aranchées pour veoir à leur aise, et quant tems seroit de commander que la trappe fust haulcée et getter le sanglier dehors, pour veoir ses escarmouches.

Tout à point, on délivre la bête qui sort de sa prison, le poil hérissé, les défenses claquantes, et fond sur les mannequins fugaces, les faisant tournoyer à coups de boutoir, et glisser sur les cordes tendues. Ou riait, on applaudissait, on huait tour à tour, selon que le sanglier avait fait plein ou creux. Soudain, les rires se changent en exclamations d'étonnement et de terreur. Les visages pâlissent, les dames s'évanouissent. Le sanglier, en tournant et furetant dans cette enceinte retranchée, a trouvé le défaut de la fortification, un point où l'entrée de la vis (escalier tournant le plus proche du portail) était mal taudinée. D'un élan subit, il renverse l'insuffisante barricade de deux bahuts superposés, et pénètre avec un grognement sourd et farouche, dans la galerie basse. Là, dédaignant des ennemis désarmés et tremblants, il continue à suivre le chemin qu'il s'est tracé, et, de degré en degré, il arrive droit où était le roi. Celui-ci, à qui l'on criait de se garer et de se retrancher dans la chambre de la reine, ne daigna, dit le chroniqueur ; ains (mais) fit reculer à son doz tous ceux qui à la compaignie estoient et voulut attendre le sanglier tout seul pour voir quit vouldra faire ; mais ce fut par une aussi grande assurance, comme s'il eust veu venir à luy une demoiselle.

On se figure aisément cette émouvante scène, les deux reines éperdues, l'assistance interdite. L'anxiété ne fut pas longue. Le roi, écartant les cinq ou six gentilshommes qui se jetaient devant lui pour lui faire un rempart de leur corps, attend la bête de pied ferme. Il saisit une forte épée ceinte à son côté, la tire, et quand la bête prend son élan pour lui percer la cuisse, il s'assure d'un demi-pas en arrière, et de toute la force du retour enfonce sa lame jusqu'à la garde dans le flanc du sanglier. Le monstre fait en gémissant une courte retraite, et, descendant la voie opposée à celle par laquelle il est entré, va tomber mort dans la cour aux cris d'admiration et de joie de toute l'assemblée[9].

Voilà comment se divertissait le roi François Ier, en l'an de grâce 1515. Empressons-nous d'ajouter qu'il joignait un esprit vif et curieux à ce bouillant courage qui ne choisissait pas toujours les meilleures occasions de se montrer et prenait toute balle au bond. Un double et authentique témoignage nous le montre à la même époque épris de plus nobles distractions, et consacrant volontiers à la conversation et à la lecture le temps qu'il n'employait pas à la chasse et aux tournois, qui n'étaient pas ses seuls plaisirs favoris.

Nous possédons la liste des livres imprimés ou manuscrits objet de la prédilection du roi en 1518, et tirés par lui de la bibliothèque du château de Blois pour le suivre partout. Ils forment le chapitre de son répertoire où le bibliothécaire royal, le moine Perni, a signalé d'une place d'honneur les livres que le roi porte communément, ses livres de compagnie et de chevet. Voici cette liste de livres favoris en 1518, François Ier étant alors âgé de vingt-quatre ans. Elle répond victorieusement à certaines accusations d'ignorance ou d'indifférence. Elle révèle les goûts particuliers du roi, les influences littéraires qui eurent pour lui le plus d'attrait et le plus d'effet moral, en même temps qu'elle témoigne de cet amour pour les lettres qui protège encore sa mémoire.

APPIEN ALEXANDRIN. Des gestes rommaines. Manuscrit couvert de velours noir et ferré. Premier volume.

Des guerres civiles. Couvert de velours noir et ferré. Deuxième volume.

Chroniques de France du roi Clovis, premier roi crestien escript à la main en parchemin. Couvert de velours blanc et fermoirs d'argent excepté ung.

Cronique de France parlant du roi Clovis et de sa femme, de Clotaire et de ses enfants, escript à la main. Couvert de velours noir blanc et tanné.

Le chevalier délibéré. Couvert de veloux vert.

Comédie en Italien. Couvert de cuyr tapé.

Diodore Sissilien. Grand volume. Escript en parchemin couvert de veloux noyr et ferré.

La destruction de Troye la grant.

Faulconnerie. Couvert de satin noyr.

Histoire de vertueux pontifex et nobles princes nommés les Macchabées, translatez de latin en françoys par CHARLES SAINT-GELAEYS, ÉVESQUE d'Angoulesme, couvert de cramoysi blanc et jaune.

JUSTIN en françoys à grant volume escript en parchemin à la main, couvert de veloux noyr et ferré.

Le jardin d'honneur du voyage que fist le roy Charles à Naples. Couvert de cuyr tanné.

La Marguerite de France et Cronique abrégée de tous les roys qui furent jamais en France, escript en parchemin à la main. Couvert de veloux cramoysi.

Romuléon historique a grant volume. Escript en parchemin à la main. Couvert de veloux cramoysi et ferré partout.

Le Romant de la Rose. Couvert de veloux cramoysi et ferré d'argent.

Rommant des déduix. Couvert de blanc et de rouge de ung cousté et l'autre cousté de veloux noyr et ferré.

THUCIDIDES ATHÉNIEN a grant volume escript en parchemin à la main. Couvert de veloux cramoysi et ferré partout.

TRIUMPHES DE PÉTRARQUE. Escript à la main. Couvert de veloux biguarré et ferré partout[10].

Voilà les livres que François Ier dans sa jeunesse portait avec lui, qu'il se plaisait à se faire lire le jour et la nuit, en paix et en guerre, sans compter quelques autres qui ne figurent pas sur la liste du moine Perni, mais avec lesquels il avait fréquent et intime commerce, notamment les Romans de la Table ronde et les Amadis aux héros desquels il s'appliquait à ressembler.

Si nous voulons achever de nous faire l'idée exacte de la physionomie physique et morale du roi en cette année typique 1515, il le faut voir tel qu'il se campa devant les ambassadeurs vénitiens, leur montrant l'Italie, et leur disant : j'y vaincrai ou j'y mourrai, ou traçant, au bas des fameux crayons de madame de Boisy, des devises spirituelles, mordantes, où respire cette joviale, martiale et libérale nature, plus fine que délicate, du roi gentilhomme. Quelle différence, au dire de ces ambassadeurs vénitiens, diplomates moralistes, observateurs sagaces, excellents peintres de portraits, entre le roi Louis XII, que Francesco Foscari nous montre en 1501, d'un esprit peu stable, disant oui et non de stature maigre et grande, sobre dans le manger, ne se nourrissant presque que de bœuf bouilli, de nature avare et retenue, dont le plus grand et presque l'unique plaisir est la chasse à l'oiseau[11] ; quelle différence avec François Ier tel que nous le montre le portrait du Louvre reproduit par nous, tel que le peignaient avec une sincère admiration les ambassadeurs extraordinaires de la sérénissime République, Pietro Pasqualigo et Sebastiano Giustiniani !

A l'audience solennelle du 25 mars 1515, le roi reçut les envoyés de Venise. La cérémonie fut imposante. Les évêques d'Angoulême et de Constance et le sénéchal de Toulouse allèrent chercher les magnifiques envoyés. Le roi était fort richement vêtu : dans sa toilette dominait cette belle étoffe qu'on appelait le brocart blanc. Les princes du sang étaient présents ; le chancelier, nombre de prélats, l'infant d'Aragon, le bâtard de Savoie, le grand maître, M. de Boisy, M. de la Palice, le marquis de Rothelin, le grand écuyer et M. Robertet. Lorsque le roi vit entrer les ambassadeurs, il se leva, tenant sa toque à la main ; Sa Majesté ne voulut point, par courtoisie, donner sa main à baiser, mais elle embrassa les ambassadeurs avec les marques d'une grande effusion. Après les discours d'usage, l'audience prit une forme intime dont le récit fait surtout l'attrait de la dépêche des ambassadeurs...

Nous ne citerons de la conversation que ces paroles caractéristiques : Avant peu de temps, je serai en Italie eu personne avec une puissante armée, car je suis si jeune qu'il y aurait honte à moy d'y envoyer quelqu'un à ma place...

Un autre jour, le 30 mars, le roi, en recevant les adieux des ambassadeurs, prit congé d'eux en ces termes : Assurez à Votre Seigneurie, en mon nom, que, foi de gentilhomme [12] ! il ne se passera pas un an ou treize mois au plus, qu'elle n'ait repris possession de tous ses États, et que si pendant ce temps elle se trouvait en danger, elle peut être sûre que je ne l'abandonnerai pas[13].

Une autre relation de Marco Dandolo, dont nous n'avons malheureusement que l'analyse dans les fameux Diarii de Marin Sanuto, s'exprime ainsi sur le compte du roi :

Sa Majesté a aujourd'hui vingt et un ans ; c'est un fort beau roi, d'une belle prestance (gaiardo di datura) de la taille de mesire Andréa Gritti, se connaissant aux choses d'État, patient à entendre tout le monde, se plaisant à répondre en personne et excellent au conseil.... Sa mère l'a fort incité à l'entreprise d'Italie ; elle est très-amie de notre seigneurie. L'ambassadeur s'exprime ensuite sur la condition et les qualités de beaucoup de seigneurs, entre autres les ducs d'Alençon, de Bourbon, de Vendôme, les trois premiers princes du sang royal et de bien d'autres, tous seigneurs distingués, mais peut-être un peu jeunes. Il dit que M. de Boisy, le grand maître, peut tout auprès du roi.....[14]

Ces derniers mots nous serviront de transition pour introduire le roi chez madame de Boisy, d'après les révélations d'une publication qui jette un jour original sur l'intimité du prince et nous permettra de compléter ce portrait, auquel l'affection passionnée et le tendre enthousiasme de Marguerite donneront dans des vers souvent cités la dernière touche et cet accent de poésie et d'idéal absent de l'effigie de l'album de madame de Boisy[15].

Le roi François Ier, dit le Père de Saint-Romuald[16], ayant trouvé un livre de divers crayons chez Catherine (Hélène) d'Hangest, femme d'Artus de Boisy, grand maître de France, qui se plaisoit à la peinture fit des devises ou des vers pour chacun, et entre autres, un quatrain pour la belle Agnès, qu'il escrivit de sa main propre, et se voit encore en ce livre que l'on garde précieusement dans un cabinet curieux.

C'est, selon toute probabilité, ce recueil de crayons[17] relié aux armes d'Habert de Montmor, légué à la bibliothèque Méjanes, par Mgr de Bausset-Roquefort, archevêque d'Aix, qu'a publié M. Rouard.

Il se compose de cinquante et un portraits représentant. sauf celui d'Agnès Sorel, qu'un sentiment de pieuse reconnaissance pour sa mémoire, chère aux Gouffier, a fait introduire parmi les autres, tous contemporains, des personnes de la famille royale ou de la cour intime de François Ier de 1515 à 1525. Cette précieuse publication a sur celle de M. Niel l'avantage des devises publiées pour la première fois, et qui la complètent souvent heureusement. Ces devises, parfois d'une crudité plaisante et familière, sont recouvertes d'un voile de papier qui se soulève à volonté. Nous n'avons à nous occuper pour le moment que du portrait caractéristique qui ouvre la galerie : le roy. C'est François Ier, à l'âge de vingt et un à vingt-cinq ans, crayonné par madame de Doisy, d'après Behan de Maubeuge (dit de Mabuse), selon une note datée de 1820, par Pierre Revoil, artiste et érudit distingué.

Ce portrait, qui est à la tête du recueil d'Aix, manque à la collection de la Bibliothèque nationale. Voici ce qu'en dit M. Niel, qui l'a donné au commencement de sa belle publication, gravé comme il est dessiné, aux crayons noir et rouge, et accompagné d'une excellente Notice :

Le roi y est représenté à l'âge de vingt-cinq ans ; les cheveux sont longs, les yeux petits, la barbe légère ; la tête est recouverte d'une toque à plumes ; ses épaules sont nues ; il est vêtu d'un justaucorps tailladé que dépasse une chemise plissée....

Voilà la description froide et technique. Mais ce que l'historien, le moraliste, le poète peuvent seuls voir et traduire, c'est l'expression typique de cette royale physionomie. A travers ces lignes simples et sans artifice, à travers la mate nudité de la lithographie, il se dégage je ne sais quoi de vif, d'alerte, d'intrépide, de ce visage d'un charme tout gaulois. L'œil est petit, mais bien fendu, le regard doux, fin, un peu vague ; mais à la moindre émotion, le voile de langueur humide s'efface, et la paupière débridée darde en traits étincelants la joie de la vie, l'enthousiasme du beau, la chaleur sympathique d'un cœur généreux. Mais l'expression du sentiment dans cet homme mobile est aussi courte que prompte, aussi passagère que brillante. Les larmes glissent, aussi rares et aussi légères que la pluie d'été, sur cette prunelle à travers le cristal de laquelle on aperçoit, pour ainsi dire, l'harmonie intérieure, le puissant équilibre de l'esprit et des sens, la santé triomphante de l'âme et du corps. Le nez est long, d'une arête fine et busquée. C'est un nez de chasseur et de voluptueux, plein de curiosité, de sagacité, dont le moindre vent de passion enfle et fait frémir les ailes. Sur la lèvre, qui s'épanouira plus tard, mais dont la courbe est encore un peu sèche, comme la corde d'un arc à demi bandé, serpente légèrement une moelleuse moustache. L'ombre plus épaisse de la barbe adoucit le contour un peu aigu du menton. La chevelure drape coquettement sur l'oreille faunesque, dont on n'aperçoit que le lobe vermeil, son voile arrondi. Une toque de velours, à plume recourbée, encadre heureusement le front large, compréhensif, expressif, plein de pensées, d'images et de rires. La tête est plantée solidement sur un col aux attaches herculéennes, et la poitrine découverte du haut étale, avec une sorte de mâle fierté, d'héroïque impudeur, un superbe édifice de chair, de sang et de nerfs. Rien ne saurait rendre l'effet imposant, charmant, étrange de cette force et de cette grâce, l'empire de cette svelte majesté, la surprise de cette délicatesse de peau, dont le galbe transparent laisse saillir des musculatures d'athlète. Le corps, dans cette nature d'élite, semble intelligent et éloquent comme tout le reste, et ces attraits tout virils ont leur poésie.

Tel il est au repos et dans le silence. Mais si la pensée rend au visage inerte les couleurs et le mouvement de la vie ; si par l'ordre de la volonté la statue s'anime, si les yeux jettent leur magnétique flamme, si la lèvre s'entrouvre, si le masque se détend, si la pourpre d'un sang généreux étincelle aux pommettes, si cet élégant colosse marche à vous de son vaste pas, souriant, la main ouverte, alors se produit cet effet de surprise, d'admiration, de charme, auquel nul contemporain ne résista. C'est eu lui comme une explosion de vie expansive et débordante ; c'est eu vous l'éblouissement, la fascination de l'être privilégié, doué de ce rayonnement d'intelligence et de bonté, de gaieté et de grâce qui fait dire : C'est lui ! le voilà ! Le voilà, le roi chevalier, le roi soudard, le roi artiste, le roi de Marignan passant vingt-huit heures en selle, l'épée au poing, sans songer à boire ou à manger ; le roi du camp du Drap d'or luttant avec Henri VIII, le roi boxeur, et d'un malin croc-en-jambe le renversant à ses pieds ; le roi de Fontainebleau criant enthousiasmé à Benvenuto Cellini : je t'étoufferai dans l'or ! Voilà le roi des gentilshommes, le roi des poètes, le roi des dames, le roi du roman dans l'histoire, paradant et chevauchant sur son théâtre, accompagné de Léonard de Vinci et du Primatice, de Germain Pilon, de Marot, de Brantôme et de Rabelais, le roi dont la France fut folle, car c'est trop peu dire, amoureuse, et qui triomphera éternellement, grâce à sa belle mine, grâce à son narquois et communicatif sourire, grâce à son don unique d'ensorcellement, des scrupules et des reproches de la postérité, dont il prend d'assaut les bonnes grâces, comme un fils prodigue auquel il suffit d'embrasser sa mère, pour que tout lui soit pardonné !

Nous connaissons maintenant l'homme à fond, autant qu'il est possible de connaître cet être ondoyant et divers par excellence. Nous l'avons étudié sous tous ses aspects ; voyons-le aux prises avec les plus redoutables faveurs de la fortune, digne de son succès, méritant sa gloire et promettant un grand roi durant ces quatre belles années de 1515 à 1520, auxquelles malheureusement lès suivantes ne ressembleront plus que par intermittences. A ce printemps de sa vie et de son règne, voici comment le peint un juge grave et sévère, son meilleur historien : A la fleur de l'âge, d'une haute stature, d'une force de corps à laquelle s'ajoutait beaucoup d'adresse, d'une grande bravoure, d'un esprit enjoué et d'un caractère chevaleresque, François Ier avait la plupart des qualités qui font briller un prince, et même quelques-unes de celles qui peuvent le rendre grand. Il avait le goût des lettres, le vif sentiment des arts et il nourrissait des ambitions élevées. Aux dons naturels de l'intelligence il savait, au besoin, joindre les calculs réfléchis de la politique. Quoiqu'il aimât beaucoup ses plaisirs, il était capable de s'en détacher pour suivre un dessein important, ou de les oublier dans la recherche ardente de la gloire. Ce qu'il y avait en lui de bouillant ne l'empêchait pas d'être avisé, et, malgré sa fougue un peu légère, il ne manquait ni de prévoyance ni d'application. Il le montra surtout au début de son règne, en préparant et en exécutant l'entreprise qui devait le rendre maître de la haute Italie[18].

Après avoir reçu à Reims l'onction traditionnelle de la royauté très-chrétienne, et pourvu à l'organisation de son gouvernement, François, voué à la guerre italienne par l'héritage des droits de Louis XIII, le devoir de venger ses revers et son goût de la gloire, chercha, en négociant et en armant, à assurer le succès de cette grande affaire. Son premier soin devait être de se ménager non-seulement la neutralité, mais l'alliance de l'archiduc Charles, petit-fils du roi Ferdinand et de l'empereur Maximilien, héritier futur de leurs États d'Espagne, d'Italie, d'Allemagne, et déjà souverain des Pays-Bas.

Les dispositions pacifiques de François Ir ne devaient pas rencontrer d'obstacle auprès des conseillers d'un prince à peine àgé de quinze ans, qui sortait à peine de tutelle, et dont toute complication extérieure eût pu contrarier l'avènement au trône d'Espagne. Une ambassade solennelle, dont faisaient partie le comte de Nassau, le seigneur de Sempy et le président de Bourgogne Mercurin de Gattinara, fut donc envoyée au roi de France avec mission de conclure un double traité d'alliance et de mariage. Chargés de prêter hommage pour la Flandre et les autres fiefs relevant de la couronne de France, les ambassadeurs de l'archiduc (levaient aussi demander pour lui la main de la princesse Renée, seconde fille de Louis XII, avec les duchés de Bourgogne et de Milan, et 200.000 écus d'or comme dot.

Après des négociations qui ne furent pas sans difficultés, le mariage fut convenu le 24 mars moyennant une dot de 600.000 écus d'or au soleil et le duché de Berry qui serait donné pour 400.000 écus et dont François Ier se réservait la pleine souveraineté. La jeune princesse, qui n'avait que quatre ans, ne devait être remise à l'archiduc Charles que dans les deux mois qui suivraient sa douzième année, et elle renoncerait aux droits qu'elle pouvait prétendre sur les duchés de Bretagne et de Milan. De tels mariages anticipaient par trop sur les événements pour être autre chose qu'un gage et presque un symbole. L'alliance conclue entre les deux princes n'avait pas un fondement plus solide et n'offrait pas plus de garantie. En liant ainsi l'avenir, on avait surtout pour but des deux côtés d'assurer la sécurité du présent. Charles et François, que tant de germes déjà de rivalité croissants devaient séparer, avaient moins en vue, chacun de leur côté, de se ménager un ami que de retarder un ennemi.

C'est dans les mêmes intentions que François renouvela avec le roi d'Angleterre Henri VIII les traités de son prédécesseur. Du côté des Vénitiens, il se porta avec une sympathie plus active à une alliance qu'exigeaient des intérêts communs et le besoin d'une mutuelle assistance. Aussi fit-il le plus gracieux accueil aux ambassadeurs de la sérénissime République et les combla-t-il des plus flatteuses promesses. Assuré de l'appui militaire des Vénitiens, François Ier se ménagea aussi le concours du doge de Gênes.

Ses préparatifs militaires furent inspirés par la même prévoyance. Il réunit entre la Saône, le Rhône et les Alpes une armée considérable qui devait comprendre trois mille hommes d'armes (c'est-à-dire au moins dix mille chevaux), plus de trente mille hommes de pied, et être munie de soixante-douze pièces de grosse artillerie. Le duc de Lorraine, le duc de Gueldre et Robert de la Marck, seigneur de Sedan, lui amenaient vingt mille lansquenets aguerris et combattant comme les Suisses. Le comte Pedro Navarro, commandant de l'infanterie espagnole à la bataille de Ravenne, avait abandonné le service du roi catholique, assez peu généreux pour refuser de payer sa rançon, et s'était donné à François Ier, assez habile pour profiter de son mécontentement. Le capitaine expérimenté que venait d'acquérir le roi lui conduisait une troupe de quatre à six mille Gascons, levés sur la frontière d'Espagne et bous arbalétriers. Enfin l'armée de la conquête se complétait par des bandes d'aventuriers français ou irréguliers, hardis aux coups de main, mais d'humeur peu disciplinée.

Pour entrer en Italie, il fallait combattre dès la porte et forcer les passages ordinaires du mont Cenis et du mont Genèvre aboutissant à Suze et à Pignerol. Avant de se décider à franchir, au prix de bien des pertes et des sacrifices, les montagnes gardiennes de l'Italie, et à engager contre les forces de la nature et les obstacles matériels une lutte souvent plus hasardeuse que la lutte contre les hommes, François chercha à gagner par des avances flatteuses et des arguments plus sérieux le peuple suisse, qui cumulait alors, avec la fonction de fournir, aux puissances qui voulaient les acheter, des troupes mercenaires, celle de tenir, en geôlier farouche et jaloux, les clefs des passages des Alpes.

Les avances de François Ier reçurent l'accueil le plus arrogant des Suisses enorgueillis de leurs victoires sur Charles le Téméraire et Louis XII. Le messager de François Ier, envoyé dès le premier jour de son règne, le 2 janvier 1515, à ses chers et grands amis les confédérés, fut rudement éconduit par la diète dès cantons à Zurich ; on répondit à ses ouvertures qu'il n'y avait pas à conclure de nouveau traité, mais à exécuter l'ancien, celui de Dijon, stipulant renonciation absolue au Milanais et payement de sommes dont partie était encore due.

François Ier, tout en activant ses préparatifs militaires et en les proportionnant à cette résistance, ne désespéra pas de séduire la morgue helvétique par des offres qui ne la trouvaient pas toujours incorruptible. Il adressa, par l'intermédiaire de son oncle, le duc de Savoie, de nouvelles propositions à la diète assemblée cette fois à Berne. Mais la nouvelle des menées pratiquées par la France à Gênes, dont le doge venait de se mettre sous le protectorat du roi, enflamma de nouveau les susceptibilités en voie d'apaisement et rendit tout accommodement impossible. La diète ordonna une levée de quatorze mille hommes pour renforcer les Suisses qui, à la solde de Maximilien Sforza, étaient déjà chargés de la défense du Milanais, et pour occuper les passages des Alpes de façon à rendre l'Italie inaccessible (juin 1515).

En même temps, dès le 17 juillet, fut conclu pour la défense et la liberté de l'Italie un traité de confédération armée entre le pape Léon X, l'empereur Maximilien, le roi d'Espagne Ferdinand et le duc Maximilien Sforza.

Les voies de conciliation étant épuisées, François se décida à tenter le sort des armes. L'entreprise le séduisit sans doute par sa témérité même, car elle eût fait reculer tout autre que lui. Il s'agissait de franchir les Alpes avec une armée considérable, embarrassée de lourds équipages d'artillerie et de munitions, et malgré l'opposition des Suisses et de leurs alliés postés sur toutes les roches, embusqués dans toutes les gorges. C'était une campagne aérienne, une escalade de Titans : François ne douta ni de lui ni de ses troupes, et arriva au milieu d'elles à Lyon vers la mi-juillet 1515, pour diriger l'expédition. Quelques jours auparavant, pour mettre le droit du côté de la force, il s'était fait souscrire par la reine Claude, sa femme, une donation régulière du duché de Milan qu'elle tenait de son père Louis XII, à qui l'empereur Maximilien lui-même en avait donné, en 1504 eten1509, l'investiture étendue par lui à.ses descendants. Le 15 juillet, François publia à Lyon des lettres patentes par lesquelles il pourvoyait à l'administration du royaume en son absence, et qu'on peut considérer aussi comme son manifeste d'entrée en campagne.

Comme nous avons juste droit et titre au duché de Milan notre héritage, lequel duché à présent est détenu et usurpé par Maximilien Sforza, notre ennemi et adversaire, avons, par mûre et grande délibération, fait dresser et mettre sus une grosse et puissante armée, afin de le réduire en notre obéissance moyennant l'aide de Dieu notre créateur et de nos bons et loyaux serviteurs, amis et confédérés. Tous les princes et seigneurs de notre sang nous suivent et accompagnent en notre entreprise. A cette considération avons avisé de bailler la charge et pouvoir de gouverner le royaume à notre très-chère et très-amée dame et mère, la duchesse d'Angoulême et d'Anjou, comme à celle en qui avons entière et parfaite confidence, et qui par sa prudence saura sagement et vertueusement s'en acquitter.

François Ier, ses devoirs de roi remplis, ne songea plus qu'à ceux du général, et partit de Lyon pour se frayer une route à travers les Alpes. Pour l'avoir sûre, il la fallait inexplorée, imprévue, et seulement défendue par la nature. C'eût été trop risquer que de vouloir la vaincre où elle avait les hommes pour alliés. Renonçant à franchir les montagnes par leurs ouvertures principales, que gardaient des ennemis nombreux et vigilants, François chargea Trivulzi, l'un de ses trois maréchaux, de chercher un autre passage que les chemins interceptés du mont Genèvre et du mont Cenis.

Il en avait découvert un, âpre, difficile, périlleux, placé plus au sud que les autres et qui, par le col étroit et abrupt de l'Argentière, pouvait conduire des Alpes du Dauphiné dans la plaine du Piémont, des bords de la Durance aux sources de la Stura. Ce chemin, que suivaient les pâtres et que n'avait jamais pris un homme à cheval, était presque entièrement barré sur deux points : du côté de la France par le rocher de Saint-Paul entre Embrun et Barcelonette, et du côté de l'Italie par le rocher de Pie di Porco, entre Sambuco et Rocca Esparvero. C'est néanmoins ce chemin que J.-J. Trivulzi proposa de suivre afin de tourner l'ennemi et dans lequel on s'engagea avec un grand entrain et le plus industrieux courage[19].

Dès le commencement d'août, une troupe de plus de douze cents pionniers travailla à rendre moins impraticable ce chemin difficile à une troupe, et par lequel il semblait qu'une armée ne pût jamais passer. Mais le mot impossible n'est pas français, quand les Français le veulent. Le 7 août l'armée, guidée par le roi, partit d'Embrun, chaque soldat portant dans son bissac des vivres pour plusieurs jours. Et les longues files commencèrent à serpenter en chantant autour des flancs abrupts des Alpes Dauphinoises, ne s'arrêtant que pour se frayer la voie à coups de pic ou pour pétarder les rochers qui obstruaient les gorges. Les chevaux ne pouvaient grimper, c'est le mot, qu'un à un et tenus en bride. Le moindre faux pas exposait bête et homme à rouler dans des abîmes glacés. C'est surtout la grosse artillerie dont le transport donna du mal. Ou fut au moment de la laisser en route. Le roi ne voulut pas se séparer de ses calions, qui firent en effet merveille à Marignan. On les hissa donc à bras au haut de ces rudes montées ; et on les descendit avec des cordes, sur lesquelles ils roulaient comme le tonneau dans l'escalier de la cave, le long de ces rampes étroites qui dévalaient presque à pic. Le roi rendait compte à sa mère de cette expédition inouïe en ces termes :

Madame, nous sommes dans le plus étrange pays où jamais fut homme de cette compagnie. Mais demain j'espère être dans la plaine du Piémont avec la bande que je mène, ce qui nous sera grand plaisir, car il nous fâche fort de porter le harnois parmi ces montagnes, parce que la plupart du temps nous fault estre à pied et mener nos chevaux par la bride. A qui n'auroit vu ce que nous voyons, seroit impossible de croire qu'on pût mener gens de cheval et grosse artillerie, comme faisons. Croyez, Madame, que ce n'est pas sans peine ; car si je ne fusse arrivé, notre artillerie grosse fût demeurée. Mais, Dieu merci, je la mène avec moi, vous avisant que nous faisons bon guet ; car nous ne sommes qu'à cinq ou six lieues des Suisses. Et sur ce point Na vous dire bonsoir votre très-humble et très-obéissant fils. Francoys.

Le lendemain de cette lettre, en effet, le gros de l'armée, conduit par le roi, déboucha en Piémont dans la partie la plus méridionale du marquisat de Saluces. Et les Suisses l'eurent sur leurs derrières, précisément au moment où la cavalerie que leur envoyaient le duc de Milan et le Pape, sous le commandement de Prospero Colonna, capitaine renommé, venait de leur être enlevée par un hardi coup de main.

En effet, le maréchal de la Palice. accompagné du capitaine Bayard, des seigneurs d'Imbercourt et d'Aubigny, avait pris les devants sur le roi, flairant quelque bonne occasion, et à force de secret et de diligence, avait surpris Prospero Colonna et sa troupe pendant qu'elle se reposait et rafraîchissait dans Villefranche, ne prévoyant pas, disait plus tard le capitaine Prospero fort désappointé, que l'ennemi pût leur tomber sur le dos autrement que du ciel. Prospero, cerné en pleine sécurité et en plein désordre de la halte, les chevaux au piquet, les cavaliers à l'auberge et les officiers à table, ne put que se rendre en maugréant, lui et ses huit cents chevaux.

Ce mirifique passage des Alpes, cette capture du célèbre capitaine italien, cette approche d'un roi jeune et hardi à la tête d'une armée digne d'un tel chef, tous ces augures fâcheux intimidèrent quelque peu les Suisses, et inclinèrent à la paix les plus politiques des cantons qui formaient ce qu'on appelait le parti des Bernois ; tandis que les Zurichois, que soutenaient les cantons belliqueux d'Uri, de Schwitz et d'Unterwalden, s'obstinaient à la lutte. La promptitude des premières opérations de François Ier et leur succès, le danger de leur position envenimèrent les discordes des confédérés qui abandonnèrent leurs postes inutiles au pied des Alpes, et rétrogradèrent vers le haut Milanais. Ils passèrent par Rivoli près de Turin, pillèrent Septima, saccagèrent Chivasso qui leur avait fermé ses portes, traversèrent Verceil, laissèrent à Novare leurs gros canons comme trop lourds à traîner, et, après s'être formés en deux grandes colonnes, ils marchèrent : ceux de Berne, de Fribourg et de Soleure sur Arona à la pointe du lac Majeur ; ceux de Zurich, d'Uri, de Schwitz et des autres cantons vers Varese, non loin de Côme, et vers Monza un peu au-dessus de Milan[20].

François r, dont l'objectif était le même, avait dû prendre la même direction. Il avait passé le Pô à Moncalieri, avait séjourné à Turin, où son oncle le duc de Savoie l'avait reçu avec magnificence. Traversant ensuite Chivasso, Verceil, Novare, il avait franchi le Tessin à Turbigo, s'était avancé par Magenta et Binasco vers le cœur de Milanais, et avait pris position à Marignan (Melegnano).

Situé au-dessus de Pavie, qu'occupait Louis d'Ars avec une troupe suffisante, Marignan était à une petite distance de Milan, dont François Ier espérait se rendre bien vite maitre, et de Lodi, où avait pénétré sur sa droite l'armée vénitienne, que commandait Barthélemy d'Alviano, et par laquelle il pouvait être secouru au besoin. Ainsi placé entre les Suisses échelonnés au-dessus de Milan, les Espagnols de Ramon de Cardona et les Italiens de Laurent de Médicis établis sur le Pô assez près les uns des autres, il rendait la jonction des confédérés aussi périlleuse à tenter que difficile à exécuter. C'est dans cette position si bien prise que vint le rejoindre Ayrnar de Prie, qu'il avait envoyé naguère dans Gênes recouvrée et qui, sorti de cette ville à la tête de trois cents hommes d'armes et de cinq mille hommes de pied, s'était emparé sur la route de Tortone et d'Alexandrie[21].

Cependant François Ier, inspiré par des scrupules plus nobles encore que l'amour de la gloire, continuait à négocier avec les Suisses, préférant généreusement un traité onéreux à une victoire toujours payée trop cher, puisqu'elle coûte le sang des braves. Les offres que le bâtard de Savoie, oncle du roi, fit aux députés des cantons à Gallerate, étaient tellement avantageuses qu'elles furent acceptées. Il était stipulé que les Suisses rentreraient au service de la France moyennant les anciennes pensions et immunités ; que 300.000 écus les indemniseraient de leurs dépenses de guerre ; que 300.000 autres écus les dédommageraient de la restitution des vallées du duché de Milan qu'ils avaient usurpées et dont ils avaient formé les six bailliages de Mendrisio, de Balemo, de Lugano, de Locarno, de la Maggia et de Domo d'Ossola. Ils devaient être soldés des 400.000 écus dus en vertu du traité de Dijon ; ils conservaient le comté de Bellinzona ; enfin il était convenu que le roi donnerait à Maximilien Sforza un établissement en France (le duché de Nemours valant 20.000 livres tournois par an) avec une pension considérable (douze mille livres), une compagnie de cinquante lances, et favoriserait son mariage avec une princesse du sang royal.

Le traité, convenu le 8 septembre 1515, fut ratifié par le roi et soumis à l'acceptation des troupes suisses, sous les auspices d'un premier à-compte de 150.000 écus. En dix heures la somme fut réunie, grâce au dévouement des grands seigneurs de l'entourage du roi, qui vidèrent leur bourse, vendirent leur vaisselle, engagèrent leurs biens pour cela. Le maréchal de Lautrec et son frère Lescun furent chargés de transporter l'argent à Gallerate, sous l'escorte de quatre cents hommes d'armes. On espérait que la vue de l'écot triompherait des dernières hésitations et rallierait tous les dissidents.

Malheureusement l'espérance fut vaine. Le conflit, entretenu par les incitations du cardinal de Sion, opiniâtre ennemi de la France, qui avait sur les confédérés suisses le crédit d'un compatriote, l'ascendant d'un évêque, l'autorité d'un légat, persista et s'envenima entre les contingents de Berne, de Fribourg et de Soleure, qui se disposèrent à reprendre avec leurs chefs Albert de Stein, Diesbach et Supersax, le chemin de leurs foyers, et les hommes de Zurich, d'Uri, de Schwitz. d'Unterwalden, de Zug, de Lucerne, que venaient de rejoindre des renforts venus des cantons, et que le fougueux prélat entraîna à une lutte fatale, en leur faisant prendre le tort irréparable de l'offensive.

Le vendredi 13 septembre 1515, le lendemain même de l'anniversaire natal de François Ier, les hostilités furent engagées aux abords de Milan, par une escarmouche d'avant-postes qui prit bientôt les proportions d'une bataille. Les Suisses, la plupart nouvellement arrivés sur le théâtre des événements, mais vieilles bandes habituées à la guerre dont le légat avait exalté jusqu'au fanatisme l'orgueil et la cupidité, étaient au nombre de 24.000 environ. L'aveuglement de leur ardeur et de leur illusion était tel qu'ils virent partir sans regret les 14.000 Bernois, résolus à quitter la partie plutôt que de violer la foi jurée, et qu'ils ne se préoccupèrent point de l'inaction systématique de Laurent de Médicis et du vice-roi de Naples, demeurés immobiles sur la ligne du Pô. Moins on est à la victoire, pensaient ces braves mais ignorants mercenaires, moins on est au butin, et la part du gain s'augmente avec le danger.

Il était trois heures de l'après-midi, lorsqu'au glas du tocsin, au roulement des tambours, aux sons rauques des cornets d'Uri et d'Unterwalden, les Suisses quittèrent les abords de Milan, enseignes déployées, et, après avoir entendu une suprême exhortation du cardinal de Sion, qui se mit à leur tête, monté sur un genêt d'Espagne et précédé de la croix, s'avancèrent vers le camp français, situé à quatre lieues de la capitale de la Lombardie.

Dès que cette masse de piquiers aux corselets de fer, pareille à une forêt ambulante, se fut mise en branle, formée en trois corps d'une huitaine de mille hommes chacun, tramant une demi-douzaine de couleuvrines empruntées au château de Milan et flanqués de quelques centaines de cavaliers italiens du parti de Sforza, la discipline prit le dessus sur le sombre enthousiasme qui l'animait ; un signal transmis de rang en rang fit succéder l'ordre au désordre et aux acclamations un farouche silence.

François Ier pouvait douter encore du succès de ses négociations, mais il ne pouvait s'attendre, au milieu de l'après-midi, à une agression subite ; mais son impatience, peut-être son désir secret d'une solution par les armes le tenaient eu alerte et lui évitèrent la surprise d'une complète sécurité. Il s'entretenait avec le général des Vénitiens, Barthélemy d'Alviano, lorsque Fleuranges vint l'avertir que les Suisses se montraient en ordre de bataille. L'Alviane, à cette nouvelle, remonta à cheval, pour courir à son camp de Lodi hâter l'arrivée des troupes vénitiennes ; quant au roi, il s'arma joyeusement et présida rapidement aux dispositions à prendre pour repousser l'ennemi.

L'armée française, forte d'environ 50.000 hommes, était échelonnée en trois lignes sur la route de Marignan à Milan. L'avant-garde, que commandait, suivant le droit de sa charge, de sa naissance et de ses services, le connétable de Bourbon, campait au village de San-Giuliano, un peu au-dessous de San-Donato. Le corps de bataille, dont le roi s'était réservé la direction, était concentré à Sainte-Brigide, à une portée de canon au-dessous de l'avant-garde. L'arrière-garde, placée sous les ordres du duc d'Alençon, beau-frère du roi, stationnait à peu près à la même distance. L'armée ainsi disposée, appuyée sur sa gauche à la chaussée de Milan, sur sa droite à la rivière de Lombro, occupait un terrain aménagé à la lombarde, c'est-à-dire sillonné de fossés et entrecoupé de canaux : situation favorable en ce qu'elle divisait et contrariait l'effort de l'infanterie assaillante, mais désavantageuse pour la cavalerie française, dont elle gênait les évolutions et empêchait le déploiement.

Le corps de bataille, que dirigeait le roi, se composait de lansquenets qui, divisés en deux corps de neuf mille hommes chacun, défendaient, avec les fameux soudards des bandes noires, ainsi nommés à cause de leurs coups toujours mortels et de leurs drapeaux de deuil, au nombre de six mille hommes, les avenues par lesquelles s'avançaient les masses suisses. Les arbalétriers gascons et les aventuriers français, sous le commandement de Pierre de Navarre, protégeaient, à peu de distance, le jeu des soixante-douze canons de gros calibre sur le flanc de l'attaque ; bientôt ils firent rage sous l'habile direction du grand maitre Gaillot de Genouillac, seigneur d'Acier, sénéchal d'Armagnac.

Les masses suisses, à leur arrivée, furent chaudement reçues par la lourde gendarmerie bardée de fer qui se rua sur leur forêt de piques croisées à hauteur du poitrail des chevaux, tandis que l'artillerie les prenait en écharpe, emportant des files entières, dont les bataillons helvétiques aussitôt resserrés comblaient les vides à chaque pas. Le connétable de Bourbon, le maréchal de La Palice et Bayard chargèrent les Suisses sans pouvoir les entamer et rompre leur effort. Les gendarmes d'avant-garde, repoussés sur leurs gens de pied, cédèrent le terrain aux assaillants ; ils se mirent alors en devoir de pratiquer leur tactique ordinaire, qui leur avait trop bien réussi à Novare. Cette tactique consistait à marcher toujours droit au centre, sans s'inquiéter de la cavalerie des ailes, tenue à distance par ces bataillons hérissés de piques de six pieds et flanqués d'arquebusiers au coup d'œil de chasseurs montagnards, qui environnaient d'une pluie de feu cette muraille de fer. Les lansquenets culbutés, les Suisses avaient pour principe de fondre sur l'artillerie découverte, de s'en emparer, de la tourner contre l'ennemi, et d'achever sa défaite.

La première partie de leur programme s'accomplit assez heureusement pour qu'au déclin du jour, la bataille demeurât indécise. Il n'avait pas tenu à François Ier, à son courage et à son sang-froid qu'elle ne fût décisive. Armé de pied en cap, monté sur un grand cheval de combat au caparaçon brodé des fleurs de lys de France, et semé de ses initiales couronnées, le roi-gentilhomme, dédaigneux de toute précaution, le casque orné d'une rose d'escarboucles, étalant sa cotte d'armes d'azur fleurdelysée d'or, se conduisit avec une valeur digne du rang suprême qu'il prenait si peu soin de dissimuler. A la tête de deux cents hommes d'armes (huit cents chevaux) fleur de sa noblesse, il avait chargé une des bandes suisses avec un tel élan qu'il lui avait fait jeter ses piques. Une bande plus nombreuse, qu'il n'avait pu rompre, avait du moins reculé. Alors se portant au secours de l'artillerie menacée, il avait rallié cinq à six mille lansquenets et plus de trois cents hommes d'armes avec lesquels il tint ferme contre la plus grosse troupe des Suisses, qui dut se retirer devant les volées de boulets, qui succédaient à chaque charge, et repasser le fossé qu'elle avait franchi. Au même moment le connétable avait refoulé un second corps d'assaillants, et achevé de mettre l'artillerie hors d'atteinte et de déblayer les abords du camp.

La nuit arriva sans interrompre cette lutte acharnée qui se poursuivit encore de part et d'autre jusqu'à onze heures du soir,

moment où, la lune ayant disparu, l'obscurité mit fin à une mêlée si confuse, que les deux armées attendirent le jour enchevêtrées pour ainsi dire l'une dans l'autre. Le but, des deux côtés, n'avait pas été atteint. Les Suisses n'avaient pu enlever le camp français, tout en rompant ses lignes, et ; s'emparer de l'artillerie. Les Français n'avaient pu obtenir un avantage assez décisif pour décourager leurs adversaires de tenter de nouveau dès le jour la fortune des armes.

Écoutons maintenant, pour le détail et la couleur locale, quelques récits contemporains. Le principal de tous est celui du roi lui-même, témoignage précieux, mais trop long pour être cité en entier[22].

En voici quelques fragments :

Au regard des Suisses, ils étoient en trois troupes, la première de dix mille, la seconde de huit mille hommes et la tierce de dix mille hommes ; vous assurant qu'ils venoient pour châtier un prince s'il n'eût été bien accompagné ; car d'entrée de table qu'ils sentirent notre artillerie tirer, ils prindrent le pays couvert, ainsi que le soleil commençoit à se coucher, de sorte que nous ne leur fîmes pas grand mal pour l'heure de notre artillerie, et vous assure qu'il n'est pas possible de venir en plus grande fureur ni plus ardemment : ils trouvèrent les gens de cheval de l'avant-garde par le côté ; et combien que les dits hommes d'armes chargeassent bien et gaillardement, le connétable, le maréchal de Chabannes, Ymbercourt Telligny, Pont de Remy et autres qui étoient là si furent-ils reboutez sur leurs gens de pied, de sorte avec grande poussière que l'on ne se pouvoit voir, aussi bien que la nuit venoit ; il y eut quelque peu de désordre ; mais Dieu me fit la grâce de venir sur le côté de ceux qui les chassoient un peu chaudement, me sembla bon de les charger, et le furent de sorte, et vous  promets, Madame, si bien accompagnés et quelques gentils galants qu'ils soient, que deux cens hommes d'armes que nous étions, en défismes bien quatre mille Suisses et les repoussâmes assez rudement, leur faisant jetter leurs piques et crier France ! Laquelle chose donna haleine à nos gens de la plus part de notre bande, et ceux qui me purent suivre, allâmes trouver une autre bande de huit mille hommes, laquelle à l'approche cuidions qui fussent lansquenets, car la nuit étoit déjà bien noire. Toutefois, quand ce vient à crier France ! je vous assure qu'ils nous jettèrent cinq à six cent piques au nez, nous montrant qu'ils n'étoient point nos amis. Nonobstant cela si furent-ils chargés et remis au-dedans de leurs tentes, en telle sorte qu'ils laissèrent de suivre les lansquenets et nous voyant la nuit noire, et n'eust été la lune qui aidoit, nous eussions bien été empêchés à connoître l'un l'autre ; et m'en allai jetter dans l'artillerie et là rallier cinq ou six mille lansquenets et quelque trois cens hommes d'armes, de telle sorte que je tins ferme à la grosse bande des Suisses.

Et cependant mon frère le connétable rallia tous les piétons françois et quelque nombre de gendarmerie, leur fit une charge si rude, qu'il en tailla cinq ou six mille en pièces, et jetta cette bande dehors ; et nous par l'autre côté leur fismes jetter une volée d'artillerie à l'autre bande, et quant et quant les chargeâmes de sorte que les emportâmes, leur fismes passer un gué qu'ils avoient passé sur nous. Cela fait ralliâmes tous nos gens et retournâmes à l'artillerie ; et mon frère le connétable sur l'autre coin du camp, car les Suisses se logèrent bien près de nous, si près qu'il n'y avoit qu'un fossé entre deux ; toute la nuit demeurasmes le cul sur la selle, la lance au poing, l'armet à la tête et nos lansquenets en ordre pour combattre ; et pour ce que j'étois le plus près de nos ennemis, m'a fallu faire le guet, de sorte qu'ils ne nous ont point surpris au matin, et faut que vous entendiez que le combat du soir dura depuis les trois heures après midi jusques entre onze et douze heures que la lune nous faillit, et y fut fait une trentaine de belles charges. La nuit nous départit et même la paille pour recommencer au matin, et croyez, Madame, que nous avons été vingt huit heures à cheval, l'armet à la tête, sans boire ni manger[23].

Le biographe de Bayard, le loyal serviteur, et Fleuranges ajoutent à cette relation, qui a bien l'accent de sincérité et le frémissement d'une impression récente encore fébrile, quelques détails caractéristiques :

Le connestable, duc de Bourbon, qui menoit l'avant-garde, se mit en ordre incontinent et advertit aussi le roy.... qui s'en vint droit vers ses ennemis lesquels estoient déjà meslez à l'escarmouche, qui dura longuement devant qu'ilz (eussent au grant jeu. Le roy de France avoit gros nombre de lansquenetz, et voulurent faire une hardiesse de passer ung fossé pour aller trouver les Suisses, qui en laissèrent passer sept ou huit rengs, puis les vous poussèrent, de sorte que tout ce qui estoit passé fut jecté dedans le fossé. Et furent fort effrayez les dits lansquenetz. Et n'eust esté le seigneur de Guyse (qui résista à merveilles et enfin fut laissé pour mort), le duc de Bourbon, connestable, le gentil comte de Saint-Pol, le bon chevalier (Bayard) et plusieurs autres qui donnèrent au travers de cette bende de Suysses, Hz eussent fait grosse fascherie, car il estoit jà nuyt, et la nuyt n'a point de honte. Par la gendarmerie de l'avant-garde (qui fit successivement plus de trente charges), fust, le soir, rompue ceste bende de Suysses où une partie d'environ deux mille vint passer viz à viz du roy, qui gaillardement les chargea. Et y eut lourt combat, de sorte qu'il fut en gros danger de sa perssonne, car sa grant buffe y fut percée à jour d'un coup de picque. Il estoit déjà si tard que l'on ne voyoit pas l'ung l'autre. Et furent con traincts, pour ce soir, les Suysses se retirer d'un costé, elles François d'ung autre, et se logèrent comme ilz peurent, mais je croy bien que chascun ne reposa pas à son ayse ; et y prist aussi bien en gré la fortune le roy de France que le moindre de ses soudars[24].

Le maréchal de Fleurauges ajoute son témoignage d'admiration à celui du compagnon de Bayard.

Et vous jure ma foy que fut ung des plus gentils capitaines de toute son armée ; et list une charge avec environ oing cinq hommes d'armes (deux cent chevaux)[25], qui le servirent merveilleusement et y cuida le roy estre affolé (tué). Et furent les Suysses bien près de l'artillerie, mais ils ne la voyoient point ; et feist éteindre le dict roy ung feu qui estoit auprès de la dicte artillerie pour ce que les Suysses estoient si près et afin qu'ils ne la vissent point si mal accompaignée... Et se mist sur une charrette d'artillerie pour soy ung peu reposer et pour soulager son cheval qui estoit fort blessé. Et demanda le dict seigneur à boire, car il estoit fort altéré ; et y eust ung piéton qui lui alla quérir de l'eaue, qui estoit toute pleine de sang, qui fist tant de mal au dict seigneur avecques le grand chaud qu'il ne luy demeura rien dans le corps. Et avoit avecques luy ung trompette italien qui le servoit merveilleusement bien, car il demeura tousjours près du roy ; et entendoit-on la dicte trompette par-dessus toutes celles du camp ; et pour cela on sçavoit ou estoit le roy et se retiroit-on vers lui[26].

François Ier ne se borna pas à combattre et à veiller. Le succès de la bataille, de ce drame sanglant en deux actes dont les acteurs, couchés dans leur armure, attendaient, pour demander le dénouement au fer et au feu, que l'aube levât la toile sur le théâtre de la lutte, ne tenait pas moins au cerveau qu'au bras, à la prévoyance des combinaisons qu'à la bravoure des soldats. François Ier, durant cette nuit héroïque, fut à la : hauteur de tous ses rôles.

Montrant la prévoyance d'un chef après avoir eu l'intrépidité d'un soldat, il fit écrire par le chancelier du Prat qui l'avait suivi dans cette campagne et porter par des messagers sûrs trois lettres très-importantes. La première était adressée au général vénitien Barthélemy d'Alviane, qu'il pressa de se mettre sur-le-champ en marche et de venir de Lodi avec sa rapidité accoutumée, afin de joindre les forces qu'il commandait aux siennes dans la journée du lendemain. La seconde enjoignait à Louis d'Ars, qui occupait Pavie, de garder avec soin cette forte place qui pourrait servir de retraite en cas de malheur. Par la troisième il prévenait Lautrec de l'attaque des Suisses et l'invitait à ne pas remettre et à ne pas laisser surprendre l'argent qu'il portait, en exécution du traité violé de Gallerate[27].

Ces précautions prises, François Ier arrêta, avec la divination d'un instinct militaire des plus sagaces, ses dispositions pour la bataille qui allait recommencer ; l'expérience de la journée précédente lui avait révélé certaines fautes de tactique à corriger. Il modifia cet ordre de l'armée en échelons qui ne permettait pas une action simultanée de toutes les forces, et pouvait paralyser, par l'échec et la déroute d'tin corps, les deux autres. Au lieu donc de laisser son armée échelonnée sur trois lignes, il la mit de front en une seule. Il demeura à la tête du gros de ses troupes, au centre, et forma, avec l'avant-garde que commandait le connétable de Bourbon, son aile droite, tandis que les gens du duc d'Alençon son beau-frère servaient d'aile gauche, avec l'arrière-garde au corps de bataille. Il plaça enfin son artillerie dans une position meilleure que celle de la veille, soit pour battre les masses suisses en marche, soit pour prévenir de leur part toute tentative de mouvement tournant, afin d'enlever les pièces.

Les chefs des confédérés, de leur côté, avaient tenu conseil pendant la nuit, et modifié d'après l'expérience acquise leur plan d'attaque. Dès que le jour parut, ou vit bien leurs bataillons épais se porter d'abord en masse contre le centre de l'armée française. Mais les décharges d'artillerie qui portaient en plein dans ces rangs profonds, et y abattaient à chaque coup une large moisson d'hommes, les firent rétrograder pour adopter des dispositions plus conformes à ce qu'imposaient celles du roi de France.

Ils se représentèrent à l'attaque dans un ordre calqué sur celui de l'armée française, c'est-à-dire en trois corps, abordant simultanément son centre et ses deux ailes.

La plus forte bande, qui comprenait environ huit mille hommes, et que soutenaient les six couleuvrines du château de Milan, marcha sur le centre, où commandait le roi, mais fut maintenue en respect par la ferme attitude de ses lansquenets, et les décharges d'artillerie dont elle se couvrait.

L'aile droite, où se tenaient le connétable avec ses lansquenets et ses hommes d'armes, et Pierre de Navarre, avec les arbalétriers gascons et les aventuriers, ne fit pas moins bonne contenance que le centre, et après une rude mêlée ils rejetèrent le corps assaillant en arrière.

Il n'en était pas de même à l'aile gauche, commandée par le duc d'Alençon, prince médiocre et pusillanime, qui s'était laissé tourner par les Suisses. Leur choc fut si rude qu'une partie des troupes du duc se débanda et se jeta sur la route de Pavie, y jetant, avec son sauve-qui-peut, la nouvelle de la défaite de l'armée française. Heureusement, il ne dépendait pas d'eux que la nouvelle fût vraie. Deux interventions heureuses rétablirent les choses : d'abord celle de d'Aubigny et d'Aymar de Prie qui arrêtèrent le flot des fuyards, calmèrent la panique, rallièrent les troupes et, prenant l'offensive, regagnèrent du terrain sur les Suisses ; ensuite l'arrivée inopinée, sur le champ de bataille, d'un renfort de troupes fraiches. Barthélemy d'Alviano accourait en effet à marches forcées avec le contingent vénitien ; impatient de prendre à l'action une part que l'intérêt de la République et celui de sa réputation de général l'excitaient à rendre ou à faire paraître décisive, il se rua sur les Suisses déconcertés au cri de Saint-Marc ! Saint-Marc ! L'ours Helvétique, se voyant à la fois aux prises avec le coq gaulois et le lion de Venise, se replia, effarouché, vers le centre. Là on se canonnait de part et d'autre depuis deux heures, attendant le résultat des deux attaques latérales. L'une avait échoué ; le succès de l'autre venait de dégénérer en revers.

Alors, prenant une résolution désespérée, un corps de cinq mille hommes d'élite, se vouant à la victoire ou à la mort, fondit sur les ligues françaises. Mais il n'y trouva que la mort. Prise en écharpe par l'artillerie, chargée par François Ier et ses hommes d'armes, atteinte à coups de haches et de piques par les vaillants lansquenets de la bande noire placés au centre avec le roi, percée par les arbalétriers gascons qui étaient accourus de la droite où ils étaient vainqueurs, cette troupe fut taillée en pièces, et personne n'en réchappa[28].

Alors, achevant avec sa brillante et lourde cavalerie ce qu'elle avait commencé, François Ier, qui mettait un orgueil de gentilhomme et de chevalier — justifié ce jour-là par le succès, mais que devait atteindre un jour cruellement la déception de la défaite — à réserver à l'épée royale et à l'épée aristocratique l'honneur du premier et du dernier coup, donna le signal d'une charge qui fit abandonner aux confédérés leurs piques et leurs canons. Les Suisses, voyant la partie irrémédiablement perdue, quittèrent fièrement le champ de bataille où ils laissaient près de huit mille morts. La dignité de cette retraite en bon ordre, qui ne fut pas inquiétée, ne parvenait pas à dissimuler la triste réalité d'une défaite par laquelle était à jamais détruit le prestige des souvenir s de Sempach, de Granson, de Morat, de Novare.

Ainsi finit cette bataille de deux jours, la plus acharnée et la plus sanglante dont on se souvint. Elle couvrait de gloire le jeune roi, qui l'avait valeureusement gagnée, après l'avoir habilement préparée[29].

Il rendait compte à sa mère de ses derniers épisodes en ces termes encore frémissants, où on verra aussi qu'il rend généreusement justice à ses compagnons :

A la fin de cette grosse bande qui estoit vis-à-vis de moi envoyèrent cinq mille hommes, lesquels renversèrent quelque peu de nos gens d'armes.... vinrent jusques aux lansquenets qui furent si bien recueillis de coups de hache, butes (arquebuses), de lance et de canon qu'il n'en eschappa la queue d'un, car tout le camp vint à la huée sur ceux-là  La bataille a été longue et dura depuis hier.... jusques aujourd'hui sans savoir qui l'avoit perdue ou gagnée, sans cesser de combattre ou de tirer l'artillerie jour et nuit... Ce sont les gens d'armes qui ont fait l'exécution et ne penserois point mentir que par cinq cents et par cinq cents, il n'ait été fait trente belles charges, avant que la bataille fust gagnée.... Le sénéchal d'Armagnac avec son artillerie ose bien dire qu'il a été cause en partie du gain de la bataille, car jamais homme n'en servit mieux. Et, Dieu merci, tout fait bonne chère ; je commencerai par moi et par mon frère le connétable, par M. de Vendôme, par M. de Saint-Pol, M. de Guise, le maréchal de Chabannes, le grand-maître, M. de Longueville. Il n'est mort de gens de renom qu'Imbercourt et Dussy... et est grand dommage de ces deux personnages. Le prince de Talmond est fort blessé, et vous veux encore assurer que mon frère le connétable et M. de Saint-Pol ont aussi bien rompu bois que gentilshommes de la compagnie, quels qu'ils soient ; et de ce j'en parle comme celui qui l'a vu, car ils ne s'épargnoient non plus que sangliers échaufés[30].

Si la victoire de Marignan coûtait cher aux Suisses, comme sang et comme réputation, elle fut aussi douloureusement achetée par les Français. Ils ne laissèrent guère moins de six mille des leurs dans les tombes colossales creusées en tranchées sur le champ de bataille. Le maréchal de Trivulce, qui avait assisté à dix-sept batailles, et qui courut grand risque de la vie à celle de Marignan, disait, au témoignage de Guichardin : que celle de Marignan était un combat de géants, et toutes les autres des jeux d'enfants.

François Ier, dans sa lettre à sa mère, plaint, avec le langage soldatesque de la lettre d'Henri 1V à Crillon, ceux qui n'ont pas assisté à cette héroïque affaire, notamment le duc de Gueldre, qui tomba malade à Lyon du chagrin d'arriver trop tard, et MM. de Lautrec et de Lescun, que le service du roi retenait loin d'une si belle occasion. Combien d'autres, plus heureux comme gloire, payèrent de leur vie l'honneur du combat ! Le neveu du duc de Gueldre, Claude de Lorraine, comte de Guise, tige de tous ces héros lorrains, les uns si utiles, les autres si funestes à la France, fut laissé pour mort sur le champ de bataille, enseveli sous les cadavres, et perdant son sang par vingt-deux blessures. Son frère, le duc de Lorraine, commandant de la compagnie de cent hommes d'armes dont Bayard était le lieutenant, ne fut pas moins brave, mais se tira du danger sain et sauf. Mais le seigneur de la Meilleraye, qui portait l'étendard royal, fut brûlé dans une maison d'un village voisin de Marignan avec deux compagnies suisses qu'il y assiégeait et qui avaient refusé de se rendre. François de Bourbon, duc de Châtellerault, frère du connétable, fut tué à ses côtés. L'armée eut à pleurer aussi Bertrand de Bourbon-Carency, frère du duc de Lorraine et du comte de Guise, émule de leur valeur ; le prince de Talmont, enseveli dans le triomphe qui vengeait la gloire de son père, Louis de la Trémoille, de l'affront de la défaite de Novare ; Pierre de Gouffier-Boisy, frère consanguin du grand-maitre, les comtes de Sancerre, de Bussy-d' Amboise, de Roye et le brave d'Ymbercourt, auquel ses compagnons élevèrent un monument au lieu même où il était tombé, avec cette inscription digne de l'antiquité : Ubi honos partus, ibi tumulus erectus.

Parmi les survivants, en dépit du danger et de leur courage, se trouvait, désigné aux plus hautes récompenses par le suffrage unanime de l'armée, le capitaine Bayard, destiné à la mort du soldat, mais dans des circonstances moins heureuses pour son drapeau. François r, voulant reconnaître ses services, le choisit pour parrain dans une cérémonie qui les honore tous deux, et qui clôt dignement cette victoire épique.

Il voulut faire chevaliers ses plus braves compagnons ; mais, avant de consacrer ainsi leur courage, il sollicita de Bayard lui-même, comme le plus digne représentant de la tradition des preux, l'investiture et l'accolade chevaleresques. La scène, naïvement reproduite par un des biographes de Bayard, Symphorien Champier, revit dans son récit avec une saveur fruste et héroïque :

Le roi, avant de créer des chevaliers, appela le noble chevalier Bayard : Si lui dit : Bayard, mon ami, je veux que aujourd'hui soiye raid chevalier par vos mains, pour ce que le chevalier qui a combattu à pied et à cheval en plusieurs batailles entre tous autres, est tenu et réputé le plus digne chevalier. Or, est ainsi de vous qui avez en plusieurs batailles et conquêtes vertueusement combattu entre plusieurs nations :-Aux paroles du roi, respond Bayard : Sire, celui qui est roi d'un si noble royaume, est chevalier sur tous autres chevaliers. — Si, dit le Roi. Bayard, dépêchez-vous, il ne faut ici alléguer ni loix ne canons soyent d'acier, cuivre ou de fer. Faites mon vouloir et commandement, si vous voulez être du nombre de mes bons serviteurs et subjects. — Certes, répond Bayard, Sire, si ce n'est assez d'une fois, puisqu'il vous plaist, je le feray sans nombre, pour accomplir, moy indigne, rostre vouloir et commandement. Alors preint son épée Bayard et dict : Sire, autant vaille que si c'étoit Roland ou Olivier, Godefroy ou Baudouin son frère. Certes, vous êtes le premier prince que onques feis chevalier. Dieu veuille que en guerre ne preniez la fuite. Et puis après par manière de jeu, cria hautement l'espée en la main dextre : Tu es bien heureuse d'avoir aujourd'hui à un si vertueux et puissant roi donné l'ordre de chevalerie. Certes, ma bonne espée, vous serez moult bien comme reliques gardée et sur toutes autres honorée et ne vous porteray jamais si ce n'est contre Turcs, Sarrasins ou Maures ; et puis feit deux saults, et après remeit au fourreau son espée[31].

Après cette solennité militaire dont François Ier répéta et renouvela l'effet, en donnant lui-même à quelques-uns de ses plus braves compagnons le titre qu'il venait de recevoir, il songea à profiter des avantages naturels de sa victoire. Les Suisses, en reprenant le chemin de leurs foyers pour y préparer une nouvelle armée, avaient laissé environ 1.500 hommes dans la forte citadelle de Milan.

La ville ne pouvait tenter aucune résistance. Les défenseurs du château, qui était une des places les plus fortes de l'Europe, essayèrent vainement de tenir jusqu'à l'arrivée du secours promis par les Suisses. Ce secours se fit attendre ; le vice-roi de Naples et Laurent de Médicis, intimidés par les succès des Français, n'osèrent point risquer d'intervenir. Le château, investi rigoureusement par le connétable de Bourbon, menacé -dans ses fondements par Pedro de Navarre, l'habile ingénieur, inventeur de l'art terrible des mines souterraines, ne put résister longtemps à de telles attaques, et subit le sort inévitable.

Après vingt jours de siège, le duc Maximilien Sforza, qui s'y était réfugié, capitula avec la garnison. En échange des clefs de Milan et de Crémone, les deux seules places qui lui restaient, et de sa renonciation sincère à un pouvoir trop lourd pour ses -épaules, et dont il était fatigué, il reçut une pension considérable et un asile honorable en France, où il mourut obscur et tranquille en 1530. Le 14 octobre, le roi, maitre définitif du Milanais, faisait son entrée solennelle dans la capitale de son nouvel État, à la tête de son armée victorieuse et entouré d'un brillant cortège où figuraient cinq princes du sang : le duc d'Alençon, le connétable de Bourbon, le comte de Vendôme, le comte de Saint-Pol, et le prince de la Roche-sur-Yon. Il ne tarda pas à recevoir des ouvertures de paix de la part du pape Léon X, qui, loin de s'opiniâtrer, après Marignan comme Jules II -après Ravenne, s'inclinait devant la nécessité et ne songeait plus qu'à tirer un meilleur parti de l'art des négociations que de la force des armes. La paix ne put cependant se faire qu'au prix de la restitution de Parme et de Plaisance, dure condition que Léon X dut subir, en se flattant d'en obtenir dédommagement.

Le roi prit, en effet, en retour, la République de Florence sous sa protection, et promit son appui à Julien et à Laurent de Médicis, frère et neveu du Pape, qui en exerçaient alors le gouvernement précaire. La conclusion de la paix fut suivie d'une entrevue entre Léon X et François Ier, qui se transportèrent à Bologne dans ce but au commencement de décembre, l'un avec sa cour, l'autre avec une partie de son armée.

Pendant plusieurs jours le roi et le pape, qui habitaient le même palais, eurent entre eux des conférences de plus en plus intimes, dont le but était pour l'un d'augmenter, pour l'autre de réduire lès effets de la victoire. Le roi, cédant à l'attraction toute naturelle d'un si beau pays, et encouragé par le succès dans son ambition, songeait à revendiquer et à conquérir le royaume de Naples. Le pape eut l'art d'attiédir l'ardeur de cette dangereuse convoitise, et il écarta la main de la France de cette tentante mais décevante proie. Un autre résultat des entretiens du pontife et du monarque permet d'en apprécier l'importance et de deviner le vainqueur dans ce débat courtois où le plus habile ne fut pas le plus fort. Ce résultat est précisé et jugé dans les lignes suivantes d'un illustre historien :

Les intérêts des deux princes en Italie ne furent pas le seul objet de leur entrevue. Le roi et le pape s'entendirent pour détruire, l'un au profit de la couronne, l'autre au profit du pouvoir pontifical, la constitution trop indépendante à leurs yeux de l'Église de France. La célèbre Pragmatique Sanction de Bourges, qu'une docte et religieuse assemblée, d'accord avec le roi Charles VII, avait établie, en 1338, conformément aux décrets des conciles réformateurs de Constance et de Bâle, était attaquée depuis plus d'un demi-siècle par la Cour de Rome, et venait d'être condamnée par le concile de Latran. Elle consacrait d'anciens droits et de libres élections dans l'Église gallicane, qui restait cependant unie à Rome par la communauté de la foi, et dont les évêques se rattachaient au souverain Pontife par les liens de la hiérarchie catholique...

A la place de la libérale constitution qui régissait l'Église de France, le nouveau Concordat, alors concerté entre François Ier et Léon X, assujettit cette Église au roi et au Pape. Le roi eut désormais la nomination directe aux évêchés et aux abbayes ; le pape institua les évêques et confirma les abbés nommés par le roi en leur accordant les provisions apostoliques, qu'ils durent payer du revenu réel de leur bénéfice pendant la première année. Ainsi substitué aux pouvoirs des chapitres de chanoines et des communautés monastiques, le roi devint le dispensateur des évêchés et des abbayes, qu'il put accumuler sur la même tête et donner même en commende. Il acquit par là une autorité croissante sur le clergé de son royaume qui, d'une indépendance presque républicaine, passa bientôt à la soumission monarchique[32].

François Ier ayant ainsi, autant qu'il le pouvait, profité politiquement de son triomphe militaire, ne songea plus qu'à en jouir et rentra en France, où il était impatient d'embrasser la fille qui lui était née au château d'Amboise, le 27 août 1515, et qui avait reçu le nom de Louise. Cette naissance ne comblait qu'à demi les vœux d'un prince justement désireux d'un héritier de sa couronne. Mais une union féconde réservait au roi plusieurs fois la douceur d'être père. Il le fut, le 23 octobre 1516, d'une seconde fille, Charlotte, née au château d'Amboise. Enfin, le 28 février 1517, la bonne reine Claude mit au monde, toujours au château d'Amboise, un prince qui reçut le nom de François en l'honneur de François de Paule. Le roi et la reine avaient promis au R. P. François Binet, général de l'ordre des Minimes d'Amboise, que s'il plaisoit à la bonté du ciel de leur donner un fils par l'intercession de saint François de Paule, il seroit nommé François et que l'on poursuivroit activement auprès du Saint-Père la canonisation de ce bienheureux homme, au sépulcre duquel tant de malades recouvroient une parfaite santé.

Le roi ne voulut, dans sa joie d'être exaucé, laisser à personne le soin de notifier la naissance de son fils aux puissances de l'Europe, et il le fit dans des termes qui expriment naïvement l'orgueilleuse satisfaction dont débordait son cœur.

Il manquait à François Ier, pour être aussi heureux comme roi que comme père, de voir la fortune lui permettre ces gloires pacifiques qu'il n'ambitionnait pas moins que les autres. Malheureusement la victoire de Marignan n'avait pas terminé la guerre, et ses résultats incomplets étaient menacés par une première coalition, dont par bonheur l'orage mal formé avorta. Pendant que le connétable de Bourbon, laissé par François Ier, avec le titre de son lieutenant général, à la garde du Milanais, employait ses loisirs à une campagne destinée à reconquérir, de concert avec l'armée de la république de Venise, notre alliée, les possessions de terre ferme que l'empereur Maximilien lui avait enlevées dans la Lombardie orientale, ce prince aventureux et chimérique profitait des dispositions hostiles du roi d'Angleterre Henri VIII, mécontent de l'intervention française dans les affaires d'Écosse et jaloux des succès de François Ier, pour l'intéresser dans une entreprise de revanche dont il nourrissait le dessein. L'argent anglais et l'argent espagnol, car Ferdinand d'Aragon avait contribué comme Henri VIII à une tentative qui servait ses ambitions et ses rancunes, permit à Maximilien de lever une armée en Allemagne et en Suisse.

Dans ce dernier pays, livré à l'effervescence des passions les plus contraires, les excitations des agents de l'empereur trouvèrent cinq cantons disposés à y répondre, tandis qu'elles échouaient dans huit autres contre la résolution d'accéder aux propositions du roi de France et de rentrer dans son alliance.

Par suite de ces divisions, tandis que Berne, Fribourg, Lucerne envoyaient au secours du roi de France dans le Milanais 10.000 hommes sous le commandement d'Albert de Stein et de François de Supersax, les cantons de Schwitz, d'Uri, de Zug, d'Unterwalden et de Zurich, ajoutaient 12.000 à 15.000 confédérés aux 10.000 lansquenets et aux 5.000 chevaux que Maximilien réunissait dans le Tyrol.

Malheureusement pour les destins de cette armée de 30.000 hommes à la tête de laquelle l'empereur descendit, au mois de mars 1516, dans la Lombardie vénitienne, son très-médiocre général perdit du temps à faire le siège inutile d'Asola, trouva la ville de Milan mise en état de défense par le connétable de Bourbon, et faute d'argent d'un côté, crainte de trahison de l'autre, dut s'en tenir à cette superbe et stérile démonstration. Aussi prompt à se décourager qu'à s'exalter, l'empereur abandonna ses troupes qui se débandèrent.

La conséquence de cette étrange désertion fut la prise de Brescia. Vérone restait encore à Maximilien, qui y tenait tellement, qu'il se décida à une nouvelle tentative pour arracher cette dépouille aux Vénitiens et aux Français dont les troupes combinées étaient commandées par le maréchal de Lautrec, successeur du connétable dans le gouvernement du Milanais.

Dans ces difficiles conjonctures, le petit-fils de Maximilien, l'archiduc Charles, interposa sa médiation et prit l'initiative de négociations pacifiques. Déjà souverain des Pays-Bas, il était devenu, par la mort de son aïeul maternel, Ferdinand le Catholique, survenue le 23 janvier 1516, l'héritier effectif des royaumes de Castille, d'Aragon, des Deux-Siciles. Il se trouvait par là en contact sur tous les points avec la puissance française à laquelle, de son côté, il pouvait créer de redoutables embarras. L'intérêt commun plus qu'une mutuelle sympathie créait aux deux jeunes rois, voisins et rivaux, un impérieux besoin de la paix nécessaire à leurs desseins. Leurs conseillers, l'habile seigneur de Chièvres et le grand maitre de France, Artus de Boisy, s'entendirent pour profiter des circonstances en vue d'une étroite alliance, que consacra le traité de Noyon (13 août 1516), fruit de leurs conférences.

Suivant l'usage du temps, des conventions matrimoniales devinrent le gage de l'union. La princesse Louise, encore au berceau, fut désignée comme la future épouse de l'archiduc Charles, à peine âgé de seize ans. Le gendre éventuel d'un beau-père de vingt-deux ans travailla à réconcilier son aïeul Maximilien avec la France. Il ne le décida pas sans peine au sacrifice de Vérone moyennant 200.000 ducats. Cette cession forma enfin la principale stipulation du traité de Bruxelles (2 décembre 1516). Dès le 29 novembre de la même année les treize cantons suisses étaient rentrés dans le giron de l'alliance française qu'ils ne devaient plus déserter. Enfin le traité de Cambrai entre l'empereur Maximilien, le roi Charles et François Ier ajouta de nouveaux liens à ceux qui unissaient déjà les trois princes (11 mars 1517). Il ne manquait plus, pour conjurer tous les dangers qui avaient menacé si longtemps la paix européenne, que l'entrée de l'Angleterre dans le concert si heureusement ménagé. Le traité de Londres, signé en 1518, désarma Henri VIII, ennemi couvert mais opiniâtre du roi de France. Il rendit à la France Tournay, Mortagne, Saint-Amand, moyennant une rançon de 600.000 écus d'or. En même temps fut projeté entre le Dauphin de France, qui venait à peine de naître, et la princesse Marie d'Angleterre, qui n'avait pas encore deux ans, une de ces unions à propos desquelles la politique du temps s'inquiétait trop peu des convenances des deux parties et anticipait trop orgueilleusement sur l'avenir pour n'être pas exposée dans ses calculs à de fréquents mécomptes.

Les quatre premières années du règne de François en sont les plus belles et les plus fécondes. Elles remplirent le cœur des contemporains d'espérances qu'il ne devait pas toutes justifier parce que l'enivrement du succès, les passions de la jeunesse et l'orgueil du pouvoir le poussèrent bientôt à tenir plus de compte dans ses desseins de l'appui de la fortune, qui devait souvent le tromper, que des conseils de la sagesse. Quoi qu'il en soit, voici en quels termes le meilleur historien de François Ier caractérise ce magnifique début de règne :

François Ier filait ainsi mené à bien tout ce qu'il avait entrepris. Il avait mis non moins d'application que de persévérance dans la conduite de ses affaires... Il avait été constamment heureux, parce qu'il avait été appliqué et habile. Ces quatre années de juste félicité semblaient être les débuts éclatants d'un grand règne. Couvert de gloire et parvenu à un haut degré de puissance, François Ier avait montré une égale entente de la guerre et de la politique. Aussi avait-il tourné vers lui les regards du monde et les espérances d'une partie de l'Allemagne qui, menacée d'être envahie par les Turcs, sembla prête à le prendre pour chef du Saint-Empire, à la mort de Maximilien. De là vint à François Ier la dangereuse ambition qui fit de lui le compétiteur de l'archiduc Charles à la couronne impériale et commença entre les deux princes, jusque-là appliqués à vivre en bon accord, la longue rivalité qui devait les transformer en ennemis durant plus d'un quart de siècle[33].

Nous allons exposer brièvement les longues et décevantes négociations par lesquelles les deux prétendants luttèrent de ruse et d'habileté avant de remettre le règlement de leur différend nu hasard de la force des armes, bientôt aussi funeste au vaincu de Pavie qu'il avait été favorable au vainqueur de Marignan.

 

 

 



[1] C'est depuis lors que la haute Navarre et sa capitale Pampelune sont demeurées espagnoles.

[2] Gaillard, Histoire de François Ier, t. I, p. 49.

[3] Nous avons le compte de dame Jeanne Archonne, lingère suivant la cour, qui réclamait en 1524 la somme de huit mille quarante-huit livres dix-huit sous six deniers tournois, pour linge fourni à la reine Claude durant les années 1521, 1522 et 1523. C'était une grosse dépense pour la maison d'une reine délaissée. (B. Hauréau, François Ier et sa cour, 1855, p. 74.)

[4] Chronique du roi François Ier, publiée par M. G. Guiffrey.

[5] Journal d'un bourgeois de Paris sous François Ier, publié par M. Ludovic Lalanne, p. 299.

[6] Journal d'un bourgeois de Paris sous François Ier, p. 5.

[7] C'est dans un tournoi, on le sait, que devait périr Henri II, fils de François Ier. A celui qui célébra l'avènement de ce prince, un tenant nommé Saint-Aubin, fut tué. Il en était peu sans quelque accident tragique.

[8] Manuscrit, Fonds français (Biblioth. nationale) n° 10420.

[9] Dans le manuscrit la lettre C, qui commence le récit, entoure une petite miniature qui représente la cour du château d'Amboise, avec du monde dans les galeries et le sanglier dans la cour. Il y a aussi un sanglier au second étage qu'un homme est au moment de percer d'un coup d'épée. On aura voulu représenter à la fois, dans le même dessin ; deux scènes de ce petit drame. (Vatout, Souvenirs historiques des résidences royales. — Amboise, p. 186.)

[10] Cet inventaire de la bibliothèque de François Ier à Blois, signalé par M. A. Baschet dans son ouvrage intitulé : La diplomatie vénitienne, les Princes de l'Europe au XVIe siècle, p. 421, 425, a été depuis publié avec un soin digne de son objet par M. Michelant, le savant conservateur des manuscrits de la Bibliothèque nationale.

[11] Armand Baschet, Les Princes de l'Europe au XVIe siècle, p. 362.

[12] Foi de gentilhomme était le serment ou juron favori de François Ier. Brantôme rapporte à ce sujet un petit quolibet rithmé tellement quellement, dit-il, trouvé dans les papiers de sa maison et qui rappelle les serments des quatre rois.

Quand la Pasque Dieu décéda (Louis XI),

Par le jour Dieu luy succéda (Charles VIII) ;

Le diable m'emporte s'en tint près (Louis XII) ;

Foy de gentilhomme vint après (François Ier).

[13] Les princes de l'Europe au XVIe siècle, p. 373.

[14] Les princes de l'Europe au XVIe siècle, p. 378.

[15] François Ier chez Madame de Boisy. — Notice d'un recueil de crayons ou portraits aux crayons de couleur, enrichi par le roi François de vers et de devises inédites appartenant à la bibliothèque Méjanes d'Aix, publiée par M. Rouard, etc. Aubry, 1863.

[16] Cité par N. Niel (Galerie de personnages célèbres du seizième siècle, etc., 2 vol. in-fol.) ; Pierre Guillemard, en religion père de Saint-Romuald, 1585-1467. Son ouvrage est intitulé : Trésor chronologique et historique, etc., t. III, p. 303, in-fol.

[17] On appelait crayons certains portraits sur papier exécutés à la sanguine, la pierre noire et au crayon blanc, teintés et touchés de manière à produire l'effet de la peinture elle-même. Il existe des recueils précieux de ces portraits, dont la mode, importée d'Italie, commença sous François Ier pour se prolonger jusque sous Henri IV.

[18] Nous empruntons ce portrait à un illustre écrivain que nous prendrons désormais pour guide, M. Mignet, auteur de cette Histoire de la Rivalité de François Ier et de Charles-Quint, un des chefs-d'œuvre de la science et du style historiques de ce temps et de tous les temps. T. I, in-8°, Didier, 1875, p. 61.

[19] Mignet, Histoire de la rivalité de François Ier et de Charles-Quint, t. Ier, p. 76.

[20] Mignet, t. I, p. 79.

[21] Mignet, t. I, p. 80-81.

[22] Lettre de François Ier à la duchesse d'Angoulême sa mère sur la bataille de Marignan, écrite du camp de Sainte-Brigide, le 11 septembre 1515, le jour même de la victoire. T. XVII des Mémoires de la collection Petitot, et t. I de l'Histoire de François Ier par Gaillard, p. 482 à 488. C'est dans cette lettre, dit M. Mignet, que, malgré quelques exagérations, sont le mieux présentés les arrangements pris et les incidents survenus dans les deux journées de cette rude bataille.

[23] Nous avons, pour la commodité du lecteur, donné cette relation telle qu'elle se trouve dans Gaillard, c'est-à-dire en un français un peu modernisé.

[24] Histoire du bon chevaler sans paour et sans reprouche, t. XVI de la collection Petitot, ch. LX, p. 98 à 105.

[25] La lance garnie ou l'homme d'armes et sa troupe comprenaient un peloton de dix hommes, les uns à cheval, les autres à pied.

[26] Mémoires de Fleuranges, ch. IV, p. 287 à 298.

[27] Mignet, t. I, p. 91.

[28] Mignet, t. I, p. 95-96.

[29] Mignet, t. I, p. 97.

[30] Lettre de François Ier à sa mère, p. 187 et 188.

[31] Les gestes ensemble la vie du preux chevalier Bayard, etc. par Symphorien Champier, ouvrage publié en 1525 et réimprimé dans les Archives curieuses de l'Histoire de France, Ire série, t. II, p. 161. — V. aussi l'Histoire du bon chevalier sans paour et sans reprouche, ch. LX, p. 103 du t. XVI de la collection Petitot.

[32] Mignet, t. I, p. 103-104.

[33] Mignet, t. I, p. 117-118.