ÉTABLIS DANS L’EMPIRE ROMAIN AU QUATRIÈME SIÈCLE
Il y a deux systèmes principaux sur la grande invasion : le système de Montesquieu et le système de l’abbé Dubos. Montesquieu, dans son savant et profond ouvrage de L’Esprit des lois, en traitant de la théorie des lois féodales dans leurs rapports avec rétablissement de la monarchie française, a été amené à étudier le caractère de la conquête des Francs, question intimement liée à celle de la chute de l’Empire[1]. Selon lui, les Barbares auraient conquis l’Empire dans l’acception pleine et entière du mot ; les vainqueurs, imposant aux vaincus la cession du territoire et la charge exclusive des impôts, les auraient réduits à une sorte de servitude, et le monde romain, sombrant dans ce grand naufrage, aurait fait place à des sociétés toutes nouvelles reposant sur les bases d’un nouvel ordre social. En un mot, l’élément germanique aurait refoulé l’élément gallo-romain ; la population conquise se serait trouvée, sinon détruite, du moins effacée par la population conquérante ; la Germanie, en implantant ses guerriers sur le sol de la Gaule, y aurait implanté du même coup ses lois, ses coutumes et ses institutions, les substituant à celles de Rome. L’abbé Dubos, contemporain de l’illustre publiciste, mais appartenant à une école opposée, développe des idées et un système contraires[2]. S’appuyant sur les rapports antérieurs des Romains avec les Barbares, sur les nombreux établissements de ces derniers dans les provinces romaines, en qualité de sujets, d’alliés, de soldats ou d’hôtes de l’Empire, il en conclut que l’occupation définitive de la Gaule par les Germains, et en particulier par les Francs, n’a eu aucun des caractères de la conquête, n’a été accompagnée d’aucun acte de violence ni de spoliation, qu’il y a eu une simple substitution des rois francs aux empereurs romains, une cession volontaire, une délégation de droits, du consentement même des peuples. Ce changement, selon lui, a été l’oeuvre du temps et des circonstances, mais non de la force ; les Romains ont continué à jouir sous la domination mérovingienne des mêmes avantages, des mêmes droits que sous l’administration impériale, étant régis par les mêmes lois qu’auparavant, vivant sur un pied d’égalité parfaite avec les Francs. Le grand nom de Montesquieu, la popularité de son talent et de ses ouvrages, le jugement si sévère qu’il a porté sur l’abbé Dubos[3] ont fait tomber pendant longtemps en discrédit le système opposé au sien ; il semblait qu’on ne pût revenir sur un tel arrêt, accepté par la postérité comme définitif et irrévocable. De nos jours, les progrès de la science et de la critique tendent à modifier singulièrement, sinon l’admiration universelle pour le grand écrivain, du moins la solution donnée par lui au problème historique qui nous occupe. On a rendu justice à l’abbé Dubos : on est revenu aux traditions romaines, trop négligées, et même, ainsi qu’il arrive presque toujours, on est tombé dans l’exagération contraire. Le XVIIIe siècle, il ne faut point l’oublier, malgré le mérite incontestable qu’il a eu de soulever une foule de questions, d’agiter les problèmes les plus divers, et parfois de les résoudre d’une manière heureuse, a été le siècle des systèmes. Il avait des préoccupations spéciales auxquelles n’échappaient ni les meilleurs ni les plus grands esprits du temps, préoccupations qu’on retrouve partout, chez les philosophes comme chez les savants, chez lés historiens comme chez les publicistes. Ce qu’on cherchait alors avant tout, dans l’étude du passé, c’était l’application des théories sociales et politiques. Montesquieu, représentant de l’école féodale, a vu surtout le ‘côté germanique et tend à le faire prédominer exclusivement, tandis que l’abbé Dubos, placé au point de vue romain, s’est arrêté avec complaisance sur tout ce qui pouvait favoriser sa thèse, a accordé une prépondérance excessive au maintien et à l’influence des institutions de la Rome impériale. Il appartient à notre époque mieux renseignée, pourvue d’une méthode plus sûre, de découvrir la vérité, de faire dans chaque système la part du vrai et du faux et de restituer ainsi aux âges précédents leur physionomie réelle. La conquête est un fait positif et qu’on ne peut nier. Les Bourguignons, les Wisigoths, et après eux les Francs, les Vandales, les Lombards, ont pris possession de la Gaule, de l’Espagne, de l’Afrique et de l’Italie, des diverses provinces où ils se sont fixés, en renversant la domination romaine. Cette domination, plus ou moins ébranlée, s’était maintenue jusqu’alors en fait comme en droit ; elle cessa d’exister à partir du jour où les Barbares devinrent les véritables maîtres et substituèrent leur autorité à celle des empereurs. Gibbon, dans sa volumineuse Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain, professe la même opinion. Il déplore l’avènement des Barbares comme le commencement d’une ère nouvelle, ère de ténèbres, de confusion et d’obscurcissement de la civilisation antique, qui arrêta pour plusieurs siècles hi marche et les progrès de l’esprit humain. La vue de toutes ces ruines accumulées, soit dans l’ancienne capitale du monde, soit dans les provinces qui avaient appartenu à l’Empire et où les arts avaient brillé du plus vif éclat, produisit sur lui une profonde impression de regrets mêlée d’irritation ; la perte de tant de monuments, d’une organisation sociale et politique si savante, lui faisait presque maudire le triomphe et la conquête des Germains, destructeurs d’une société aussi policée que celle des Romains. Pénétré de ces idées, frappé du spectacle qu’il avait eu sous les yeux en Italie, il chercha à analyser les causes de cette grande révolution en racontant les événements qui l’ont précédée, accompagnée et suivie. Nos historiens contemporains les plus illustres, Chateaubriand, MM. Guizot, Augustin et Amédée Thierry, le duc de Broglie, voient dans la grande invasion une véritable conquête, mais une conquête d’une nature particulière et digne de toute notre attention Car elle a créé le principe des nationalités sur lequel reposent nos sociétés modernes. Nous n’avons pas la prétention de modifier les conclusions posées par ces maîtres de la science, mais de les préciser et d’y ajouter, s’il est possible, quelques nouvelles preuves tirées de l’état de la société romaine au IVe siècle. Ainsi que le remarque judicieusement M. Ozanam[4], on a été surtout frappé par les invasions, par ces irruptions violentes et continuelles, qui, pendant toute la durée de l’Empire battirent en brèche la frontière romaine, finirent par la rompre, soumirent les provinces les plus rapprochées du Rhin et du Danube à d’affreuses dévastations, réduisirent les populations à la plus effroyable misère, à un état voisin dû désespoir et portèrent le dernier coup à la monarchie de Dioclétien et de Constantin en renversant le trône d’Occident. Ce côté cependant n’est ni le plus curieux ni le plus important dans l’histoire des grandes invasions et de la chute de l’Empire. Les invasions n’ont pas été le seul fléau qui minât la vieille société romaine ; à côté de ce mal extérieur il y avait un mal intérieur dont les ravages s’exerçaient plus cruellement encore[5], qui pénétrait le corps social tout entier et lui faisait des blessures autrement graves, autrement profondes. Nous avons déjà analysé les principales causes de ce mal intérieur, à propos des Dedititii, en traitant de la question du colonat. Il remontait à une haute antiquité, s’aggravait tous les jours et devenait d’autant plus désastreux que le gouvernement et l’administration impériale tendaient à le développer. Il est dans la destinée des choses humaines de n’avoir qu’une durée limitée et de ne pouvoir dépasser un certain point. Les peuples, les sociétés comme les individus, portent en eux des germes de décadence et de corruption qui finissent par triompher de l’organisation la plus puissante. Rome était parvenue à ce point de grandeur où la prospérité même devient un danger redoutable[6]. L’étendue de ses conquêtes, le nombre et la variété de ses sujets avaient détruit tout patriotisme. Quelle communauté d’intérêts, de sentiments, pouvait-il y avoir entre les différentes provinces ajoutées successivement à son empire et si diverses par le langage, les moeurs, les usages traditionnels de leurs habitants ? Sans parler de la grande division de l’Orient et de l’Occident, du grec et du latin qui se partageaient d’une manière à peu près égale les pays soumis à la domination romaine et entre lesquels existait une ligne de démarcation si naturelle qu’elle servit plus tard de base à la séparation des deux empires[7], on comptait une foule de langues provinciales, d’idiomes particuliers, de dialectes maintenus dans les rapports quotidiens des populations en dépit de l’établissement universel du latin comme langue officielle. Dans cette immense confusion de races étrangères les unes aux autres, réunies par le seul lien d’une commune servitude[8], il n’y avait place pour aucun esprit public, pour aucun fonds commun d’idées morales, à défaut d’unité nationale. La société romaine ne présentait et ne pouvait présenter aucun des caractères qui constituent une Dation. De quels dénouements, de quels sacrifices étaient capables des hommes qui n’avaient conscience ni de leur dignité de citoyens, ni des devoirs que leur imposait ce titre, du moment où ils en avaient perdu les principaux droits ? Rome n’était pour eux qu’une maîtresse impérieuse et non une véritable patrie. L’isolement complet dans lequel vivaient les habitants des provinces les rendait indifférents aux destinées de l’Empire, dont les intérêts n’étaient plus les leurs. La plupart des provinciaux, provinciales, ne connaissaient le gouvernement romain que par ses préfets ou ses lieutenants, que par les exactions de ses magistrats. Les révolutions continuelles, les guerres -civiles dont ils ressentaient le contrecoup et qu’ils subissaient bien plus qu’ils ne les faisaient eux-mêmes, achevaient de les détacher du principe d’autorité, de relâcher les liens par lesquels ils tenaient à la métropole, La confiance, la sécurité, la prospérité qui résulte de l’ordre et de la paix, en un mot, tout ce qui fait la force d’un État et lui concilie l’affection des sujets était banni du monde romain. Nous avons déjà parlé de la fiscalité et des ravages qu’elle exerçait au IV siècle[9]. Le but principal, unique, de l’administration savante établie par les empereurs semblait d’arracher aux malheureux habitants des provinces, sous forme d’impôts, des taxes ordinaires ou extraordinaires, des dons plus ou moins volontaires, des sommes d’argent considérables. Tandis que les ressources diminuaient, que la fortune publique et privée se voyait amoindrie par les maux de l’invasion et d’une guerre permanente qui ruinait l’agriculture et paralysait le développement du commerce, les impôts croissaient toujours avec les besoins vrais ou factices du trésor, obligé de subvenir aux frais d’une administration ruineuse, aux dépenses de la guerre et à l’alimentation de la population oisive des villes. Le poids des charges publiques retombait d’une manière presque exclusive sur la propriété foncière soumise en même temps à l’impôt territorial et à celui de la capitation. Les classes riches avaient seules le moyen d’éluder la loi en se renfermant dans le privilège qui embrassait alors une portier notable de la population, des catégories entières de citoyens. Les riches, seuls admis, selon le langage éloquent et pathétique de Salvien[10], à voter l’impôt, ne le payaient point ou ne le payaient qu’à demi, pressurant à leur tour le pauvre, l’exploitant comme l’État exploitait les contribuables. La misère dans de telles conditions sociales prenait des proportions effroyables, accumulait les haines et les désertions. Tous les moyens semblaient bons pour y échapper ; on sacrifiait tout à cette dure et implacable nécessité, sa condition, son honneur, sa liberté, son pays natal. L’isolement produit le découragement, et le découragement la stérilité. L’État, n’agissant que par lui-même ou par ses agents, concentrait dans ses mains toute l’activité qui est le principe de vie des sociétés ; il absorbait peu à peu les forces individuelles ; paralysait l’initiative privée, détruisait le ressort moral des populations : incapable de tout faire seul, il se privait de ses meilleurs appuis et recueillait les tristes fruits d’une politique déplorable. C’est un spectacle digne de remarque et plein d’enseignement que celui de la séparation profonde qui existe à cette époque entre le gouvernement et les gouvernés. L’état des personnes est en général le signe caractéristique de la prospérité ou de la misère d’un pays. Dans la société romaine du IVe siècle, les différentes classes d’habitants pouvaient se réduire à trois principales sans compter les esclaves[11]. La première classe était celle des privilégiés et constituait une véritable aristocratie ; la seconde était celle des curiales ou magistrats des cités, et enfin la troisième contenait le menu peuple, c’est-à-dire les habitants des campagnes et des villes, les cultivateurs, soit complètement libres, soit engagés dans les liens du colonat, et les artisans. La grande masse du peuple, véritable élément de force et de défense nationale, se composait alors presque exclusivement des paysans. Sismondi calcule que la classe des paysans, qui formait au commencement de notre siècle les quatre cinquièmes de la population totale dans la plupart des États de l’Europe était encore bien plus nombreuse dans l’Empire romain, où les ouvriers et les artisans étaient loin d’atteindre le chiffre auquel ils sont arrivés de nos jours[12]. Cette classe, si importante par le nombre et par son travail, qui nourrissait le reste de la nation et fournis sait les meilleures recrues aux armées, n’avait aucune part dans le gouvernaient, demeurait complètement étrangère aux affaires publiques ; on ne songeait à elle que pour l’accabler de redevances et lui arracher de l’argent ; aussi allait-elle toujours en déclinant Il en était de même des curiales, classe moyenne et intelligente, qui correspondait un peu à notre bourgeoisie moderne. Les curiales, rivés à leurs chaînes comme les colons, traités de déserteurs lorsqu’ils abandonnaient le poste que leur assignait leur naissance, avaient non seulement la charge de l’administration des villes, mais la responsabilité du recouvrement de l’impôt et devaient subvenir à toutes les dépenses de la cité, soit avec les deniers publics, soit par eux-mêmes. La plupart se trouvaient ainsi condamnés à une ruine inévitable et s’efforçaient d’échapper au périlleux honneur qui leur incombait. Leur nombre diminuait sans cesse comme celui des cultivateurs libres. Ammien nous fait cette terrible révélation que dans certaines villes on n’aurait pu trouver, sous le règne de Valentinien, trois curiales[13]. Les empereurs, malgré l’avidité insatiable du fisc, se voyaient contraints de remettre à des villes, à des provinces entières une partie de l’impôt, quelquefois pour plusieurs années (indulgentiæ debitorum)[14]. Le dépeuplement et la misère, tels étaient les deux grands fléaux intérieurs qui dévoraient l’Empire : le premier résultait en partie du second ; tous deux avaient pour cause principale la désorganisation sociale bien plus encore que l’invasion. La pénurie d’hommes et d’argent amène nécessairement la ruine d’un peuple, car ce sont les deux éléments qui renouvellent le corps social et l’alimentent. Aristote, dans son livre de La Politique, n’attribue pas la ruine de Sparte à d’autre cause qu’au manque de citoyens[15]. Cette désorganisation gagna successivement toutes les provinces, même les plus éloignées du centre. Les provinces frontières, plus exposées aux attaques et aux déprédations des Barbares, furent celles où se maintint le plus longtemps l’esprit militaire, qui conservèrent le mieux le précieux dépôt des vertus civiles et guerrières[16]. Leur population, moins amollie que celle des autres parties de l’Empire, sans cesse tenue en éveil par le péril des invasions, puisait dans les nécessités mêmes de la situation une certaine énergie, une force de résistance qu’on ne rencontrait plus ailleurs. La Gaule, la Rhétie, le Norique, l’Illyrie, la Pannonie avaient la réputation de fournir les meilleurs soldats, les hommes les plus robustes, les plus courageux, les mieux trempés. Ces provinces, plus soucieuses que les autres de leur indépendance constamment menacée, pillées par les hordes germaniques, pressurées par les agents du fisc comme étant les plus riches et les plus productives ; songèrent à se défendre elles-mêmes quand elles virent l’incurie du gouvernement romain, impuissant à les protéger d’une manière efficace ; elles réagirent contre cette domination dont le joug leur était plus odieux que celui des Barbares, tendirent à s’en séparer de plus en plus et finirent par briser les derniers liens qui les rattachaient à Rome. La Gaule fournit un remarquable exemple de cette résurrection de l’esprit national étouffé par la conquête romaine. C’est surtout dans son histoire qu’il faut étudier le mouvement de réaction contre l’autorité impériale et en suivre les progrès[17]. Soumis par César, façonnés par Auguste aux moeurs, aux lois, aux institutions de Rome, les Gaulois ne cessèrent jamais de conserver un certain esprit d’indépendance, un caractère indomptable[18]. La facilité avec laquelle ils adoptèrent la civilisation romaine et se l’approprièrent a pu faire illusion à certains historiens. Les villes, dont la prédominance sur les campagnes est un fait constant, avéré dans l’Empire[19], se modelèrent bien. vite sur la métropole ; leurs palais, leurs écoles, leur administration, leur organisation, les embellissements dont elles se parèrent, rappelaient en tout le luxe et l’éclat de la capitale, mais le fond même de la population n’est point devenu aussi romain qu’on a voulu le dire. Le vieil élément celtique se maintint en dépit de la fusion des deux races et chercha constamment à reconquérir le premier rang. Les révoltes de la Gaule furent perpétuelles ; elles commencèrent sous Tibère, par le soulèvement du Trévère Julius Florus et de l’Éduen Sacrovir[20], et se continuèrent durant les quatre premiers siècles de l’Empire, n’attendant qu’une occasion favorable, saisissant le moindre prétexte, profitant de tous les embarras de Rome. Les chefs de ces révoltes faisaient toujours valoir les mêmes griefs, c’est-à-dire l’aggravation des impôts, l’insolence et la cruauté des gouverneurs romains, la supériorité de la race gauloise sur la race latine[21]. Dès l’époque de Vindex, dont le nom même semblait un symbole de la revendication de l’autonomie gauloise, on voit surgir le projet d’un empire national des Gaules (imperium Galliarum)[22]. La fondation de cet empire, substitué à celui de Rome, est la préoccupation constante des patriotes de la Gaule, leur grand moyen de popularité. Ils répètent partout les prophéties des druides promettant aux nations transalpines le sceptre de l’univers et l’héritage des Césars[23]. Les échecs successifs de Vindex, de Julius Sabinus, de Clodius Albinus élevés à l’empire et traités d’usurpateurs parce que la fortune trahit leurs efforts, ne découragèrent point les Gaulois. La période des trente tyrans, période de confusion et d’anarchie qui succéda aux désastres et aux turpitudes du règne de Gallien, fournit à la Gaule une nouvelle occasion d’attester son esprit d’indépendance, sa prétention de disposer de la couronne impériale et de donner ainsi des maîtres à Rome dont elle ne pouvait parvenir à secouer le joug[24]. Les deux Posthumus, Lollianus, Marius, les deux Victorinus, les deux Tetricus, Saturninus, étaient tous des Gaulois ; parmi les usurpateurs qui furent alors salués empereurs et revêtus de la pourpre, on en compte jusqu’à neuf originaires des Gaules. La plupart appartenaient aux armées où ils avaient fait leurs preuves et contribué puissamment, à la tête des légions, à repousser les Barbares. Les Gaulois passèrent toujours aux yeux des Romains pour les sujets les plus inquiets, les plus turbulents de l’Empire, pour de véritables révolutionnaires[25]. C’est le témoignage que leur rendent tous les historiens latins, sans excepter Tacite[26]. Leurs révoltes avaient paru à tous les empereurs plus dangereuses que celles des autres provinces ; aussi les avaient-ils combattues avec une vigueur exceptionnelle et affectaient-ils d’en triompher comme ils triomphaient des ennemis extérieurs. L’importance de la Gaule pour Rome était manifeste ; elle reculait la frontière romaine jusqu’au Rhin et lui faisait contre la Germanie un plus solide rempart que les Alpes. Le génie politique de César lui avait révélé qu’elle serait un jour le théâtre des luttes du monde romain et du monde germanique[27]. Les Gaulois trouvèrent dans les Germains. des alliés naturels contre Rome et le despotisme impérial. Les rapports constants qui s’établirent entre les habitants des deux rives du Rhin favorisèrent une entente commune. Dans la terrible révolte de Civilis, les Gaulois combattaient à côté des Bataves et dans les mêmes rangs. Les usurpateurs gaulois établirent et maintinrent leur pouvoir avec le secours des Francs et des Barbares d’outre-Rhin dont se recrutaient les armées romaines[28]. Les dévastations régulières et périodiques auxquelles la Gaule fut soumise à partir du IIIe siècle durent contribuer singulièrement à réveiller le sentiment national, à grouper les forces du pays ; mais les Gaulois se battaient moins pour Rome que pour eux-mêmes ; le mal que leur faisaient les Barba ;es n’était pas comparable aux humiliations, aux vexations, aux tortures, aux spoliations de tous genres que leur infligeait le gouvernement romain. Ils en concevaient une vive et profonde irritation ; lorsqu’ils comparaient leur sort à celui des Germains, leur servitude à la liberté dont jouissaient les Barbares, ils se sentaient attirés vers eux, faisaient des voeux pour leur succès et étaient disposés à les considérer comme des libérateurs[29]. Le long et éloquent réquisitoire de Salvien contre les vices des Romains et de leur administration n’est que l’expression du sentiment général dans les Gaules[30]. L’horreur qu’inspirait alors ce titre de citoyen romain, autrefois envié de tout l’univers et devenu un véritable objet d’exécration pour le malheureux qui le traînait comme un boulet, nous donne la mesure du degré d’exaltation où en étaient venus les esprits. Ces bandes armées de paysans, désignées sous le nom de Bagaudes, c’est-à-dire de rebelles[31], qui vivaient dans les bois et se livraient au brigandage, finirent par devenir une classe séparée de la nation, un élément perpétuel de guerre civile, et populaire[32]. On eut beau les traquer comme des bêtes fauves, étouffer leur révolte dans le sang[33], ils renaissaient sans cesse de leurs cendres, se grossissaient de mécontents de tous les partis et de tons les rangs de la société. Vers la fin du IVe et le commencement du Ve siècle, ils couvraient une partie non seulement de la Gaule, mais encore de l’Espagne. Toutefois, cette protestation publique et manifeste contre la domination romaine ne prit un caractère vraiment efficace que le jour où les Barbares eurent occupé une partie du sol de la Gaule et où Rome elle-même, impuissante à maintenir son autorité, se vit obligée de se replier. La Grande-Bretagne, la Gaule furent successivement évacuées par les légions ; le gouvernement et l’administration se retirèrent après les troupes, abandonnant les anciens sujets de l’Empire à leurs propres ressources[34]. Profitant de cette désertion, de cette retraite, forcée sans doute, mais anticipée du gouvernement romain, les cités gauloises, les cantons s’organisèrent eux-mêmes, levèrent des milices, créèrent un gouvernement, une administration locale, se détachèrent complètement de la métropole et agirent isolément, chacun pour son propre compte, se préparant à repousser les Barbares ou à aller au-devant d’eux[35]. Déjà, sous le règne d’Honorius, les assemblées provinciales des Gaules avaient pris une nouvelle importance et vu s’élargir le cercle de leurs attributions politiques. En vertu d’un édit d’Honorius, daté du 17 avril 418[36], le préfet des Gaules devait convoquer annuellement à Arles une assemblée générale, composée des juges et autres officiers dans les sept provinces[37], ainsi que des notables et des députés des propriétaires territoriaux, pour y délibérer pendant un mois (du 13 août au 13 septembre) sur les moyens les plus propres à survenir aux besoins de l’État et en même temps les moins préjudiciables aux intérêts des propriétaires. C’était surtout en vue des nouveaux impôts exigés par les nécessités de la situation, que l’empereur décrétait la convocation périodique et régulière des assemblées provinciales, mais ce n’était pas moins une concession faite à l’esprit de liberté qui travaillait cette partie de l’Empire et tendait à s’y développer de plus en plus. Le pays armoricain, la Bretagne actuelle, où s’était réfugié le druidisme, après la conquête romaine, fut un des premiers à proclamer son autonomie, à refuser la soumission et l’obéissance aux magistrats romains et à se constituer on république indépendante[38]. Le fait est incontestable, malgré les objections et les critiques de Montesquieu ; l’abbé Dubos ne l’a point inventé ; il nous est attesté par les contemporains eux-mêmes[39]. La confédération armoricaine fut une ligue pour la défense nationale de la Gaule et l’expulsion des étrangers, soit romains, soit barbares. Elle n’atteignit point le but qu’elle s’était proposé, mais sut affirmer et maintenir son indépendance pendant plus d’un demi-siècle, au milieu des bouleversements incessants dont la Gaule fut alors le théâtre : elle essaya de grouper autour d’elle les populations les plus voisines de la Bretagne, principalement celles du littoral, et ne fit sa soumission aux Francs que sous le règne de Clovis, après avoir épuisé les moyens de résistance et obtenu les conditions les plus favorables. Il n’est pas sans intérêt de remarquer que cette même province de Bretagne, si jalouse de sa liberté et de son autonomie dès le temps des Romains. a gardé dans le cours de notre histoire le même caractère, la même fidélité à sa langue, à ses usages, à ses institutions, ne s’est laissé annexer à la monarchie française qu’en stipulant des garanties spéciales pour le maintien de ses prérogatives et n’a jamais cessé de lutter contre les empiétements du pouvoir royal, contre les abus de la force, quels qu’ils fussent, et de donner les plus nobles exemples de dévouement à la patrie. La Gaule, détachée de Rome, vaincue par les Barbares, n’en conserva pas moins la tradition romaine. Là, comme dans les autres provinces de l’Empire, plus que partout ailleurs ; la domination des Romains, quatre fois séculaire, avait jeté de profondes racines, laissé des traces ineffaçables. La population gallo-romaine, mélange de la vieille race gauloise et du peuple conquérant, ne s’identifia jamais d’une manière aussi complète avec les nouveaux vainqueurs : elle demeura romaine par la filiation, par le sang, par les lois, par la langue, par les idées. C’est le jugement qu’a formulé de nos jours un de nos plus illustres historiens, M. Augustin Thierry[40]. Les Germains, qui avaient pénétré la société romaine, avant de substituer leur autorité à celle de l’Empire, devaient subir le prestige d’une civilisation qui s’imposait à eux par sa supériorité comme elle s’était imposée au monde ancien, d’une puissance qui, malgré ses faiblesses, ses vices et ses fautes nombreuses, avait lutté victorieusement pendant plusieurs siècles contre tous les éléments de dissolution qu’elle renfermait, en même temps que contre les invasions, faisant face aux ennemis du dedans et du dehors, soutenue jusqu’à la fin par son admirable organisation militaire, dans laquelle les Barbares tenaient eux-mêmes une si grande place[41]. Ces derniers n’arrivèrent donc point comme des inconnus, comme des étrangers, comme de sauvages conquérants habitués à ne rien respecter. Ils avaient fait l’apprentissage de la vie policée, s’étaient façonnés au contact perpétuel des Romains, soit en les combattant, soit en se mêlant avec les habitants des provinces, dont l’ensemble n’était déjà que la réunion des éléments les plus hétérogènes. Les Barbares, comme l’a si bien dit M. de Chateaubriand[42], avaient pris possession de la terre romaine avec l’épée et la charrue avant de la conquérir. Il y eut une dernière cause de rapprochement entre les Romains et les Barbares, qui contribua à elle seule autant et plus que toutes les autres à modifier le caractère de la grande invasion ; ce fut la conversion des Barbares au christianisme. Le christianisme remporta successivement deux victoires glorieuses et décisives : la première sur l’Empire, la seconde sur les Germains. Le résultat de sa première victoire a-t-il été, ainsi que l’ont prétendu ses ennemis anciens et modernes, de hâter, de précipiter la décadence et la dissolution de l’Empire[43] ? Les païens l’en accusaient, lui reprochaient d’avoir sapé le pouvoir par sa base en l’isolant, en faisant le vide autour de lui, en brisant par la séparation du spirituel et du temporel l’unité des institutions politiques et religieuses qui existait dans la constitution de Rome et faisait sa force principale[44]. Cette accusation est injuste ; l’histoire la dément. Le christianisme ne sauva point l’Empire, parce que l’Empire ne pouvait être sauvé. Les païens eux-mêmes étaient contraints d’avouer qu’il avait été le propre artisan de sa ruine[45]. Les attaques des chrétiens étaient dirigées contre les vices de la société romaine et de son gouvernement bien plus que contre cette société, que contre ce gouvernement lui-même. Loin de songer à le renverser, ils firent avec lui une alliance étroite, lui empruntèrent son organisation, ses formes extérieures, sa hiérarchie ; sa juridiction, sa langue administrative et officielle. Les chrétiens faisaient des voeux sincères pour la prospérité et pour la durée de l’Empire ; toutes les espérances du monde leur paraissaient attachées à sa conservation ; sur ce point, ils partageaient pleinement la foi universelle aux destinées de Rome. Nous en avons la preuve manifeste dans les écrits des Pères, des docteurs de l’Église. Tertullien, dans son Traité contre les nations (adversus gentes), recule d’effroi à la seule pensée des maux qui menaceraient l’humanité si la seule barrière capable de les arrêter venait à crouler[46]. Saint Jérôme, au retour de son voyage sur les bords du Rhin et dans la Germanie, s’écrie : Que deviendrons-nous si Rome périt ?[47] Le poète Prudence, lui aussi, rêve comme le symbole le plus parfait de la conciliation des deux sociétés civile et religieuse l’alliance de l’Empire et de l’Église[48]. Sidoine Apollinaire ne sépare point le romain du chrétien, l’évêque du citoyen, et proteste de son dévouement, de sa fidélité 4 l’Empire, dont les malheurs ne sauraient le détacher[49]. La propagation du christianisme chez les Barbares fut sans doute une oeuvre de prosélytisme et d’apostolat, le fait des- missionnaires, mais elle revêtit en même temps un caractère politique. Dès le règne de Constantin, les empereurs, devenus chrétiens, songèrent à la prédication de l’Évangile comme au meilleur moyen de dompter ces natures grossières et intraitables, de leur faire accepter les leçons et la civilisation de Rome[50]. L’adoption du christianisme par les Barbares rendit un immense service à la société romaine et à l’humanité tout entière ; elle avait été préparée par la politique romaine et les effets de cette politique ; à son tour, elle prépara les futurs maîtres de l’Empire à recueillir l’héritage du monde ancien pour le transmettre au nouveau ; cette commotion si redoutée, qui menaçait d’être si terrible, si effroyable, se trouva singulièrement adoucie. Quelle doctrine pouvait assurer un pareil résultat, sinon celle qui atteignait l’homme jusque dans les profondeurs de la conscience, qui renouvelait les moeurs en même temps que les croyances, enseignait la fraternité des peuples, l’égalité de tous les hommes, effaçait les distinctions arbitraires et égoïstes établies par l’antiquité, ne faisait aucune différence entre le Grec et le Barbare, substituait partout le droit et la justice à la force et apprenait au vainqueur à respecter le vaincu ? Les Barbares, moins corrompus que les Romains, se montrèrent plus dociles aux enseignements du christianisme. Il s’établit bien vite entre les évêques et les rois barbares convertis une alliance encore plus étroite que celle qui avait existé entre eux et les empereurs, et cette alliance eut des effets plus salutaires, puisqu’elle sauva la civilisation, tandis que la première n’avait pu régénérer l’Empire. Gibbon lui-même, malgré sa partialité contre le christianisme, sur lequel il rejette en partie la responsabilité de la chute de l’Empire romain, ne peut s’empêcher de reconnaître et d’admirer l’heureuse influence exercée par la religion chrétienne victorieuse sur les farouches conquérants du Nord[51]. La conversion des Barbares était le premier objet de la sollicitude des évêques parce qu’elle était le premier intérêt du temps ; leur victoire était imminente, et de cotte victoire allait dépendre l’avenir du monde. Sans le christianisme, les Barbares seraient restés barbares sur la terre romaine et auraient péri eux-mêmes avec la civilisation antique. Il fallait réunir, fondre les deux éléments ; or, cette fusion ne pouvait s’opérer que par l’unité de la foi et des croyances, sans laquelle il ne saurait y avoir de véritable unité politique. CONCLUSION.Paul Orose attribue la conquête de l’Empire romain par les Barbares à un dessein providentiel. Toutes ces nations échelonnées des bords du Rhin aux extrémités de l’Orient, les Francs, les Goths, les Suèves, les Vandales, les Bourguignons, les Huns, qui viennent successivement se jeter sur les frontières de l’Empire pour adopter sa religion et sa civilisation, lui semblent poussées par une force supérieure ; il voit dans leur conversion un immense bienfait pour l’humanité, le principe de la régénération morale et politique des peuples. Ce triomphe de la vérité sur l’erreur devait être acheté au prix de la chute de l’ancien monde et des ruines matérielles accumulées par l’invasion[52]. Sans nier la part qui revient au christianisme dans cette fusion des vainqueurs et des vaincus, on peut dire que les rapports antérieurs des Romains et des Barbares préparèrent, facilitèrent singulièrement son oeuvre. Un tel résultat s’explique par la nature et la durée de ces rapports, par la place déjà considérable que les Germains occupaient dans la société romaine avant la conquête[53]. Rome dut l’influence qu’elle exerça sur les Barbares à sa politique, à la supériorité de ses institutions, de son organisation si forte et si puissante qu’elle se maintint au milieu de toutes les causes de ruine et de dissolution de l’Empire et survécut même à la domination romaine[54]. Les Barbares furent frappés d’un tel ordre politique[55] dont ils n’avaient aucune idée. Ils ne cachaient ni leur surprise ni leur étonnement en présence de ce vaste et imposant édifice social qui portait le cachet de grandeur et de solidité de tous les monuments élevés par les Romains ; ils ne craignaient point de manifester leur naïve et sincère admiration pour un système administratif si savant, si bien combiné. Ils cherchèrent à emprunter aux Romains le secret de leur organisation et se firent leurs disciples et leurs imitateurs avant de devenir leurs maîtres. Aussi conservèrent-ils toujours pour les institutions de Rome, pour la majesté de l’Empire, une sorte de respect, de vénération pareille à celle de l’élève pour son ancien précepteur. Les chefs, les rois des nations germaniques se faisaient gloire de servir la République romaine, car c’est ainsi que s’appelait encore le gouvernement cosmopolite de Rome, comme pour mieux réveiller les souvenirs de son antique grandeur par un nom auquel se rattachait l’époque la plus brillante de son histoire[56]. Ils se considéraient moins comme les vainqueurs que comme les successeurs et les héritiers des Césars[57]. Ataulphe, appelé après la mort d’Alaric par le suffrage et la volonté de ses compatriotes à régner sur les Wisigoths, à commander leur nombreuse et vaillante armée, avait d’abord songé, dans la fougue et l’emportement de la jeunesse, à effacer le nom romain de la surface de la terre, pour lui substituer celui des Goths, mais il renonça bientôt à l’exécution de ce projet chimérique : le caractère indisciplinable de sa nation lui paraissait peu fait pour se plier aux lois ; d’autre part, il reconnaissait que sans de bonnes lois on ne saurait fonder un empire durable : or, ces bonnes lois qui existaient dans la République romaine, pourquoi les détruire, pourquoi ne pas en assurer le maintien et la conservation, si utile, si nécessaire au bon ordre public ? Les idées de modération prévalurent dans son esprit sur la passion, sur l’orgueil et la férocité native du Barbare ; il préféra le rôle et le titre de conservateur, de restaurateur de la puissance romaine ; à celui de fondateur d’un nouvel empire[58], croyant acquérir par là des droits plus légitimes à l’admiration et à la reconnaissance de la postérité. Cette confidence d’un roi barbare, faite à plusieurs reprises dans le secret et l’intimité de son palais, est l’expression fidèle des sentiments qui animaient la plupart des Germains à la veille de l’occupation définitive des Gaules, de l’Espagne et de l’Italie[59]. Le désir de l’alliance romaine était général, malgré les succès des Barbares, malgré leur marche victorieuse à travers les provinces de l’Empire. On le retrouve chez les Alains, chez les Vandales, chez les Suèves, chez les Bourguignons, aussi bien que chez les Goths. Les rois de ces différentes nations s’inclinaient tous devant la majesté de l’empereur, le plus auguste représentant du principe monarchique dans le monde[60]. Leurs hommages s’adressaient moins à la personne d’Honorius qu’à son nom et à sa dignité ; tous lui prodiguaient les témoignages de respect, de dévouement, de fidélité ; tous briguaient l’honneur de son amitié, le droit de mettre leur épée à son service, lui réservant les avantages de la paix, prenant pour eux les fatigues et les dangers de la guerre. Sois en paix avec tous, lui disaient-ils, reçois des otages de tous ; à nous de combattre, d’exposer notre vie, à toi de recueillir les fruits de la victoire ; quel que soit le résultat de la lutte, le gain sera pour toi ; sur nos ruines mutuelles s’élèvera ton immortel empire[61]. Ce langage plein de flatterie pouvait sans doute cacher plus d’une arrière-pensée ; à côté d’une certaine sincérité, il y avait là beaucoup de ruse et de dissimulation ; les Barbares travaillaient pour eux beaucoup plus que pour l’Empire, l’événement ne tarda pas à le prouver : ils renversèrent le colosse et se partagèrent ses dépouilles ; mais la société romaine trouva grâce devant eux. Rien ne fut changé dans les relations des Romains entre eux ; ils furent régis par les mêmes lois, cités devant les mêmes tribunaux ; les différentes administrations continuèrent à fonctionner comme par le passé, avec cette différence qu’au lieu de relever de l’empereur, elles relevaient du chef de la nation conquérante et établie sur le sol romain[62]. La cour des rois barbares offrait plus d’une analogie avec celle des empereurs ; on y conserva la même étiquette, le même cérémonial ; ils s’intitulaient aussi principes populi Romani[63] ; les Romains, plus instruits que les Barbares, y occupaient les hautes fonctions comme les Barbares les avaient eux-mêmes occupées autrefois sous les successeurs de Constantin. Si la race conquérante avait certains privilèges fondés sur la conquête et l’ancienne tradition germanique, ces privilèges ne portaient point atteinte à l’exercice des anciens droits des vaincue ; ceux-ci ne perdirent ni leur droit de propriété, maintenu, sinon dans son intégrité, du moins dans une large part, ni leurs droits municipaux. Pour ne citer que l’exemple de la Gaule, la population gallo-romaine, devenue sujette et tributaire des rois goths, bourguignons ou francs, se trouva placée dans des conditions politiques analogues ou peu inférieures à celles des Barbares et qui ne différaient pas notablement de celles qu’elle avait eues sous l’administration romaine. Les différentes législations barbares, rédigées presque toutes au moment de la conquête ou peu de temps après[64], malgré de nombreuses divergences, présentent toutes le même caractère. Les emprunts à là législation impériale y sont perpétuels, non seulement en ce qui concerne les rapports des Romains avec les Barbares, mais encore les rapports des rois barbares avec leurs sujets anciens ou nouveaux. Le grand Théodoric allait plus loin ; les idées romaines lui paraissaient tellement supérieures, tellement dignes de s’imposer, qu’il estimait les hommes en proportion du degré d’influence que ces idées exerçaient sur eux. Il avait coutume de dire : Le Goth qui a quelque valeur imite le Romain, et le Romain qui n’en a aucune imite le Goth[65]. Aussi la législation qu’il établit en Italie fut-elle une législation essentiellement romaine ; les Romains et les Goths furent traités sur le pied d’égalité[66]. Le but de Théodoric était de ne faire qu’un peuple des deux, d’opérer la fusion des intelligences et des coeurs par une communauté absolue d’intérêts, de droit et de législation, en un mot de faire oublier aux vaincus qu’ils avaient changé de maître[67]. Ses ordonnances portaient le titre d’édits (edicta), comme celles des empereurs romains ; tous les hauts fonctionnaires de son royaume conservaient leurs anciens noms et les attributions qui leur avaient été assignées sous l’Empire. Il est impossible de ne pas voir dans ces dispositions générales des Barbares à l’égard des Romains une trace évidente, un souvenir manifeste des conditions qui leur avaient été faites à eux-mêmes dans l’Empire. Ils traitèrent les Romains comme les Romains les avaient traités. Les liens qui unissaient déjà les deux peuples, les relations constantes qui existaient entre eux depuis longtemps et qui devenaient chaque jour plus étroites, le mélange des races, l’habitude de vivre à côté les uns des autres d’une même vie, dans des conditions presque identiques, moins comme des étrangers que comme des concitoyens et des compatriotes, tout influa sur le sort réservé aux Romains après la conquête, tout contribua à l’adoucir. Les Barbares avaient franchi successivement tous les degrés de la hiérarchie sociale romaine ; quand ils se trouvèrent en possession de la souveraineté et qu’ils eurent à leur tour à régler les conditions de la propriété territoriale, ils durent se réserver une portion du sol. Leurs établissements militaires et agricoles dans l’Empire n’avaient été jusque-là que de simples concessions, provisoires et révocables ; il fallut les remplacer par des établissements définitifs et permanents, consacrer leurs nouveaux titres, non seulement par le droit de la force et de l’occupation, mais encore par la loi. Cette loi des partages varia suivant les pays, suivant le caractère du peuple vainqueur. En général, elle eut pour base la quotité attribuée soit aux Romains, soit aux Barbares dans le système des garnisons romaines[68]. Les Bourguignons s’attribuèrent les deux tiers des fonds privés, un tiers des esclaves, la moitié de la maison et de ses dépendances, la moitié des forêts et des terres incultes[69]. Les Wisigoths prirent également les deux tiers du sol et ne laissèrent que le troisième aux Romains[70]. Les Francs adoptèrent le même mode de partage[71]. Les Hérules, en Italie, et après eux les Ostrogoths, se contentèrent d’un tiers[72]. Les Vandales seuls confisquèrent, en Afrique, la presque totalité des terres, réduisant : les anciens propriétaires à un dénuement complet, ne leur laissant que la liberté personnelle, c’est-à-dire le droit de s’exiler ou de cultiver le sol en qualité de colons, quand ils n’en firent pas leurs esclaves[73]. Cette exception à la règle commune trouve son explication naturelle dans ce fait que les Vandales n’avaient point, comme d’autres Barbares, été unis aux Romains par les liens d’une étroite et récente hospitalité. Il n’a point échappé à la pénétration de Gaupp[74] et confirme pleinement l’opinion que nous avons émise et soutenue dans cette thèse, opinion également confirmée par le caractère que revêtit la conquête des Lombards en Italie. Les Lombards, postérieurs par la date de leur arrivée aux autres Barbares de la Germanie, puisqu’ils ne franchirent la barrière des Alpes qu’en 568, c’est-à-dire dans la seconde moitié du VIe siècle, environ cent ans après là chute de l’Empire d’Occident, traitèrent le pays en pays conquis, avec une dureté au moins égale à celle des Vandales en Afrique, et n’eurent pour la population romaine aucun de ces Ménagements qu’avaient eus les Bourguignons, les Wisigoths, les Francs, anciens alliés et hôtes de Rome[75] ; Paul Diacre nous l’atteste[76]. Les Romains furent exterminés ou chassés, surtout la classe riche et influente. Les vainqueurs se ‘partagèrent le reste des habitants, réduits à l’état de colons tributaires ; la propriété du sol tout entier fut réservée aux Lombards. Les propriétaires devinrent de simples tenanciers et durent payer aux nouveaux occupants une contribution égale au tiers du revenu de la terre[77]. Gaupp pose comme une règle absolue, comme un critérium infaillible de la condition des Romains dans les différents royaumes ou États fondés par les Barbares, le caractère des relations internationales qui avaient préexisté entre les Romains et les différents peuples germaniques[78]. Nous arrivons à la même conclusion, et nous pouvons dire avec lui que le droit de propriété, par exemple, si bien déterminé dans la loi romaine, se trouva plus tôt et mieux établi chez les Germains qui avaient vécu sous l’influence et au contact de la civilisation de Rome que chez ceux qui étaient demeurés étrangers à cette influence et à ce contact. Ainsi une première cession de la Savoie, un premier partage de cette province avait été fait dès l’an 443 par les Romains eux-mêmes entre les Bourguignons et les indigènes[79]. Ce n’était point assurément une possession fondée sur les mêmes titres et les mêmes droits que celle qui résulta de la conquête, mais un accord, une sorte de convention de la nature de celles qui eurent lieu si fréquemment entre les Romains et les Barbares et que nous avons mentionnées dans le cours de cette étude. Les Bourguignons s’établissaient à titre d’hôtes, hospites, ils obtenaient chez les propriétaires romains des cantonnements militaires et prenaient en revanche l’engagement de fournir des soldats à l’Empire[80]. Plus tard, à l’époque où fut rédigée et promulguée la loi bourguignonne, la situation n’est plus la même ; les anciens hôtes sont les propriétaires ; les droits ont changé de nature et de caractère, mais les formes survivent ; à travers les modifications qu’elles ont subies, il est facile de les reconnaître[81]. Le législateur se reporte sans cesse au premier partage ; on voit qu’il y a trouvé le point de départ et le modèle de sa nouvelle loi. Les rois barbares s’attribuèrent toutes les terres publiques qui, sous l’Empire, avaient fait partie du domaine de l’État et constituaient la res privata ; en d’autres termes, les anciennes propriétés fiscales[82]. Comme les empereurs, ils distribuèrent ces terres à titre de récompenses, moyennant l’obligation de certains services personnels, tels que le service militaire. Cette investiture ressemblait singulièrement à celle que conféraient les Césars ; elle s’appelait encore sacra largitiones, regia munificentia ; comme les bénéfices impériaux, ces nouveaux bénéfices jouissaient du privilège de l’immunité, ils étaient exempts de tout impôt, de toute redevance[83]. Il y eut cette différence que, au lieu d’être distribués à des étrangers, ils le furent aux compagnons des chefs barbares, à leurs leudes, ou fidèles. Ces concessions territoriales n’avaient rien de commun avec les lots échus aux vainqueurs après la conquête et désignés sous le nom de sortes ou propria. Les Gallo-romains ne furent point exclus de la nouvelle aristocratie germanique, aristocratie territoriale et militaire, pas plus que les Germains n’avaient été exclus de l’ancienne aristocratie romaine. Les grandes familles sénatoriales de la Gaule et de l’Italie y trouvèrent leur place à côté des familles barbares, des gentes de la Germanie. Les Germains continuèrent, comme sous l’Empire, à remplir les charges de la milice, qui convenaient mieux à leur caractère, et qu’ils avaient toujours regardées comme l’occupation la plus noble, la plus digne d’un homme libre, tandis que les fonctions civiles furent généralement confiées aux Romains, habitués à tous les détails et aux embarras de l’administration. Les impôts furent maintenus sous la forme où ils avaient existé précédemment ; ils portèrent d’une manière exclusive, au moins dans le début, sur la population vaincue, sur ceux qui les avaient déjà payés sous les empereurs, sur les anciens sujets romains, provinciales, nom qui leur resta et qu’on retrouve dans les constitutions des rois mérovingiens[84]. Les Barbares étaient exempts du tribut, comme conquérants, comme Germains et aussi en qualité d’anciens auxiliaires de l’Empire[85]. Le privilège de l’immunité leur avait déjà été accordé par la législation impériale ; cette raison, si elle ne fut pas dominante, se joignit à celle de la tradition germanique, en vertu de laquelle l’impôt était réservé au vaincu ou à l’étranger, comme un signe d’infériorité sociale ou politique[86]. L’abbé Dubos a soutenu une théorie évidemment fausse quand il a prétendu que le Franc et le Romain payaient également l’impôt[87]. La responsabilité du comte, chargé dans chaque cité de l’administration des finances et de la justice, n’était elle-même que la responsabilité des curiales transportée d’un corps tout entier à un seul homme[88]. Ce magistrat, par son nom comme par ses attributions, était d’origine romaine. Tout, en un mot, dans les institutions, dans les lois, dans l’organisation publique établie par les Barbares après la conquête, portait l’empreinte de Rome. Les éléments nouveaux qu’ils fournirent se développèrent plus tard sous l’influence du temps et des circonstances, mais ils ne parvinrent jamais à effacer le vieil élément romain, qui demeura là base matérielle de la civilisation moderne[89]. Rome avait fait l’éducation politique des peuples destinés à recueillir son héritage ; ce fut sa gloire ; par là elle devait être impérissable et subjuguer à son tour ses farouches vainqueurs comme elle-même avait été subjuguée autrefois par les arts, la littérature et la philosophie de la Grèce. C’est ainsi que le flambeau de la civilisation, qui ne doit jamais s’éteindre, se transmet d’un peuple à l’autre dans la suite des âges, comme la torche que se passaient les coureurs dans le stade d’Athènes. FIN DE L’OUVRAGE |
[1] Esprit des Lois, liv. XXX.
[2] Histoire critique de l’établissement de la monarchie française dans les Gaules.
[3] Montesquieu, Esprit des Lois, liv. XXX, c. XXIII-XXV.
[4] Ozanam, Les Germains, c. VI.
[5] Opitz, p. 39-40.
[6] Gibbon, Observations sur la chute de l’Empire romain en Occident, t. VII.
[7] Sismondi, t. I, p. 29 et suiv.
[8] Dareste de la Chavanne, Histoire de France depuis les origines jusqu’à nos jours, t. I, liv. III, § 4.
[9] Zosime, lib. II, c. XXXVIII.
[10] Salvien, De gubernatione Dei, lib. V, passim.
[11] Guizot, Essais sur l’histoire de France, p. 25.
[12] Sismondi, t. I, p. 31 et suiv.
[13] Ammien, lib. XXVII, c. VII.
[14] Salvien, De gubernatione Dei, lib. V. — Ammien, lib. XVII, c. III. — Ibid., lib. XVIII, c. I.
[15] Aristote, Politique, lib. II, c. IX.
[16] Sismondi, t. I, p. 51-52.
[17] Amédée Thierry, Histoire des Gaules sous l’administration romaine.
[18] Lehuërou, Institutions mérovingiennes, liv. I, c. IX.
[19] Guizot, Histoire de la civilisation en Europe, 2e leçon.
[20] Tacite, Ann., lib. III, c. XL.
[21] Tacite, Ann., lib. III, c. XL.
[22] Tacite, Hist., lib. IV, c. LIX.
[23] Tacite, Hist., lib. IV, c. LIV.
[24] Lehuërou, Institutions Mérovingiennes, liv. I, c. IX.
[25] Trébellius Pollion, Triginta tyranni, c. III (De Posthumio). — Vopiscus, Vita Saturnini, c. I. — Ammien, lib. XXX, c. X.
[26] Tacite, Germania, c. XXIX.
[27] Lehuërou, Institutions Mérovingiennes, liv. I, c. I.
[28] Trébellius Pollion, Triginta tyranni. — Ibid., In Gallieno.
[29] Salvien, De gubernatione Dei, lib. V.
[30] Salvien, De gubernatione Dei, lib. V.
[31] Salvien, De gubernatione Dei, lib. V.
[32] Sismondi, t. I, c. 1, p. 31.
[33] Paneg. vet., Mamertinus Maximiano Augusto, c. IV.
[34] Guizot, Histoire de la civilisation en France, 2e leçon.
[35] Zosime, lib. VI, c. V.
[36] Wenck, Cod. Théod., lib. V priores, append. III, p. 382.
[37] Les Sept Provinces formaient une des divisions administratives de la Gaule à l’époque de la Notitia. Elles comprenaient : la Viennoise, la Première et la Deuxième Aquitaines, la Novempopulanie, la Première et la Deuxième Narbonnaises, les Alpes maritimes, et se trouvaient placées sous la juridiction d’un vicaire spécial, Vicarius septem Provinciarum, relevant lui-même du Préfet du Prétoire des Gaules. (Voir Notitia Dignitatum, édit. Böcking, t. II, p. 71-73.)
[38] Zosime, lib. VI, c. V.
[39] L’abbé Dubos, liv. IV, c. VIII.
[40] Récits des temps mérovingiens, Préface.
[41] Guizot, Histoire de la civilisation en Europe, 2e leçon.
[42] Études historiques, premier discours, exposition.
[43] Gibbon, t. VI, c. XXXVII.
[44] Zosime, lib. IV, c. LIX.
[45] Zosime, lib. I, c. LVII.
[46] Tertullien, Adversus gentes.
[47] Saint Jérôme, Epistola ad Ageruchium.
[48] Prudence, Peristephanon, hymn. II, v. 417-440.
[49] Sid. Apollinaire, Panegyricus Avito Augusto socero dictus, carmen VII, v. 539-541.
[50] M. de Broglie, t. II, c. VII.
[51] T. VII, Observations sur la Chute de l’empire romain dans l’Occident.
[52] Orose, lib. VII, c. XLI.
[53] Orose, lib. VII, c. XLI.
[54] Guizot, Histoire de la civilisation en Europe, 2e leçon.
[55] Dareste, Histoire de France, t. I, liv. III, § 1.
[56] Orose, lib. VII, C. XLIII. — Cf. Avitus ad Anastasium, Epistola... in nomine Sigismondi regis.
[57] Gaupp, Vierter Abschnitt, p. 99-100.
[58] Orose, lib. VII, c. XLIII.
[59] Orose, lib. VII, c. XLIII.
[60] Orose, lib. VII, c. XLIII.
[61] Orose, lib. VII, c. XLIII.
[62] Lehuërou, Institutions Mérovingiennes, liv. II, c. II, passim.
[63] Vita S. Martini ap. D. Bouquet.
[64] Hérold, Originum et Germanicarum antiquitatum libri (Basileæ). Leges Salica, Allemanorum, Saxonum, Burgundionum, Francorum, Ripuariæ, Frisionum, Langobardorum, etc. — Gaupp, Siebenter und achter Abschnitt, passim.
[65] Excerpta ex Anonymo Valesii.
[66] Gaupp, Achter Abschnitt. Die Ostgothen, p. 472-473.
[67] Cassiodore, Var., II, 16. — Ennodius, epist. IX, 23.
[68] Voir le chapitre III (Fœderati).
[69] Gaupp, p. 340.
[70] Gaupp, p. 397. — L. Wisig., X, 1, 8, De division terrarum facta inter Gothum et Romanum.
[71] Gaupp, p. 420.
[72] Gaupp, p. 459. — Ibid., p. 469.
[73] Procope, De bello Vand., lib. I, c. V.
[74] Gaupp, p. 448.
[75] Gaupp, Achter Abschnitt. Drittes Capitel, p. 512.
[76] Paul Diacre, lib. II, c. XXXI.
[77] Paul Diacre, lib. II, c. XXXII.
[78] Gaupp, p. 512. — Ibid., p. 53.
[79] Prosper Tiro, Chronicon.
[80] Gaupp, p. 322.
[81] Lex Burgund., tit. 54.
[82] Gaupp, p. 335.
[83] Lehuërou, Institutions Mérovingiennes, liv. II.
[84] Lehuërou, Institutions Mérovingiennes, liv. II, p. 281, p. 396.
[85] Lehuërou, Institutions Mérovingiennes, liv. II, p. 457.
[86] Lehuërou, Institutions Mérovingiennes, liv. II, p. 425.
[87] L’abbé Dubos, liv. VI, c. XIV-XV.
[88] Lehuërou, Institutions Mérovingiennes, liv. II, p. 326.
[89] Dareste, Hist. de France, t. I, liv. III, § 1.