ESSAI SUR LA CONDITION DES BARBARES

ÉTABLIS DANS L’EMPIRE ROMAIN AU QUATRIÈME SIÈCLE

 

CHAPITRE VI. — LES GENTILES.

Ressemblance de leur condition avec celle des Læti. — Différence entre les Læti et les Gentiles : les Gentiles étaient des Sarmates et non des Francs. — Leur date probable, postérieure à celle des Læti. — Leurs principaux cantonnements. — Des différentes espèces de Gentiles.

 

 

Les Gentiles ne forment pas, à proprement parler, une classe spéciale de Barbares, établis dans l’Empire. Leur condition était analogue à celle des Læti avec lesquels on les a souvent confondus, mais à tort, car ils en différaient par le nom, par leur origine, par la date de leur admission, par les lieux mêmes qui leur avaient été assignés pour cantonnements[1].

On a coutume de désigner sous le nom de gentils (Gentiles, Έθνικοί) les nations demeurées païennes par opposition aux chrétiens et aux juifs. Cette distinction se retrouve dans tous les livres du Nouveau Testament et dans la plupart des auteurs latins du IVe siècle, après la conversion des Romains au christianisme. Les Barbâtes idolâtres étaient compris dans cette dénomination générale de gentes qui s’appliquait à tous les peuples placés en dehors du monde romain[2].

Mais il y avait, en outre, à la même époque, certains corps de Barbares, enrôlés au service de l’Empire et qu’on appelait les Gentiles. Parmi ces Gentiles, dont la milice faisait le caractère distinctif et commun[3], figuraient ceux que la Notitia mentionne après les Læti, ayant à leur tête des Præfecti ou Præpositi sous le commandement supérieur du maître de la milice[4]. Ce sont les plus nombreux et les plus importants, quoique inférieurs en dignité. Il importe de bien déterminer leurs rapports avec les Læti et de marquer les différences par lesquelles ils s’en séparaient.

Comme les Læti, les Gentiles formaient des colonies militaires et agricoles sur le territoire romain. On leur faisait des concessions de terres aux mêmes conditions, c’est-à-dire moyennant l’obligation du service militaire pour eux et leurs descendants. C’était une nouvelle pépinière de soldats pour là défense de l’Empire et principalement des frontières, car la plupart des terres qui leurs étaient ainsi concédées étaient des terres vacantes, du domaine de l’État, des terres limitrophes, terræ limitaneæ, comme celles des Læti et des vétérans. Nous en avons la preuve certaine par un texte de loi du Code Théodosien qui nous a été conservé et que nous avons déjà cité à propos des Læti et des terres létiques[5]. C’est un rescrit des empereurs Honorius et Théodose le Jeune au vicarius Africæ nommé Gaudentius : le rescrit est des premières années du Ve siècle, de l’an 409 ; il s’agit des terrains voisins de la frontière, réservés aux Gentiles, à cause du soin et de l’entretien des remparts, charge qui demeurait attachée à la  possession de ces terrains. Le législateur insiste sur la nécessité de mettre ordre à certains empiétements, de restituer partout les terrains usurpés à leurs seuls légitimes possesseurs, aux Gentiles, ou à défaut des Gentiles, aux vétérans.

Les Gentiles rentraient dans la classe des soldats de la frontière, limitanei milites, dernier degré de la milice. Leurs Præfecti avaient les mêmes attributions, le même caractère que les Præfecti Lœtorum ; on peut ajouter avec Böcking[6] que leurs droits et leurs privilèges devaient être les mêmes, qu’ils étaient régis au moins civilement, par les lois de leur ‘propre nationalité, puisqu’en cas d’appel seulement les causes jugées par leurs préfets étaient déférées aux tribunaux des magistrats romains pourvus d’une délégation directe de l’empereur[7]. La place même qu’ils occupent dans la Notitia à côté des Læti, l’équivalence parfaite de la dignité de leurs chefs respectifs, le rapprochement de leurs garnisons situées parfois dans une même contrée, dans la même province, tout semble les assimiler les uns aux autres. Trompés par ces analogies incontestables et qui ne pouvaient échapper à personne, un grand nombre d’auteurs ont cru n’avoir aucune distinction à établir entre les Læti et les Gentiles, représentant une seule et même institution sous deux noms différents. Telle est l’opinion de Gaupp qui ne voit dans l’expression Gentiles que le terme générique latin appliqué à tous les Barbares colonisés et dont une espèce, species, s’appelait particulièrement les Læti[8]. Rambach énonce la même idée dans sa dissertation De Lœtis que nous avons déjà citée plusieurs fois[9].

Quelles sont les raisons qui s’opposent à une assimilation complète des Læti avec les Gentiles de la Notitia ? D’abord ils tiennent une place distincte dans l’énumération des préfectures désignées sous le titre commun de préfectures des Læti et des Gentiles ; ensuite il est certain que cette différence de nom correspond à une différence sinon de condition, du moins de race. Les Læti, nous l’avons démontré, se composaient exclusivement de Germains et, parmi les Germains, des peuples les plus rapprochés de la Gaule, des Bataves et des Francs. Les Gentiles comprenaient les peuples d’origine scythique c’est-à-dire, dans le sens que l’antiquité attachait à ce mot, les Sarmates, les Suèves, les Taïfales, les Quades, les Iazyges, même les Goths, tous ces colons barbares issus de nations plus éloignées de Rome, mêlées plus tard à la lutte et moins connues du monde romain, ce qui explique la dénomination plus générale qui leur fut conservée après leur admission dans l’Empire. Les Sarmates formaient un de ces groupes de nations orientales que l’antiquité, dont les connaissances géographiques étaient nécessairement plus bornées que les nôtres, appelait d’un nom générique emprunté soit à la tradition, soit à la prépondérance momentanée de tel ou tel élément[10].

Les Suèves et les Sarmates, depuis une époque reculée, ne faisaient, pour ainsi dire, qu’un seul et même peuple ; ils n’avaient jamais cessé d’être unis par les liens d’une étroite amitié. Tacite[11] nous raconte dans ses Annales que Vannius, donné pour roi aux Suèves par Drusus César, vers le milieu du Ier siècle de l’ère chrétienne, recrutait sa cavalerie parmi les Sarmates Iazyges, dans la Hongrie actuelle qui fournit encore aujourd’hui les meilleurs cavaliers. La plupart des préfectures des Gentiles, mentionnées dans la Notitia, le sont sous la désignation de Sarmatorum Gentilium ; les autres sous celles de Gentilium Suevorum ou de Gentilium Taifalorum, aucune sous celle de Lœtorum Gentilium[12] car les Læti Gentiles Suevi, invoqués par Rambach, d’après l’édition de Pancirole, n’ont jamais existé : c’est une altération évidente du texte primitif, une lacune signalée et reconnue par Böcking[13].

Le terme de Læti, emprunté par les Romains aux Germains, n’était pas connu des Sarmates chez lesquels on ne comptait que des hommes libres et des esclaves, salis la classe intermédiaire des Læti. Hérodote, au quatrième livre 4 son histoire des guerres médiques, dans l’énumération rapide mais si exacte, qu’il fait des peuples anciens, n’oublie point les Scythes d’où sont sortis les Sarmates ; il les divise, en trois classes : les laboureurs, les cultivateurs, les nomades division qui du reste marque plutôt la variété des professions que l’état des personnes[14]. Strabon l’a reproduite plus tard dans sa géographie[15]. Les esclaves eux-mêmes n’étaient pas chez les Scythes, comme chez les Germains, vendus à prix d’argent, mais désignés par la volonté du roi[16].

On ne fit qu’appliquer aux Sarmates, en lès colonisant dans les provinces occidentales ou méridionales, le système inauguré pour les Læti et dont on espérait les meilleurs effets. Il convenait de n’exciter aucune jalousie, aucun mécontentement entre ces soldats étrangers appartenant à des races diverses, mais placés à coté les uns des autres pour combattre sous le même drapeau et servir la même cause[17]. Malgré l’infériorité primitive de leur origine et la servitude dans laquelle ils avaient vécu pour la plupart au-delà du Rhin et du Danube, tandis que les Læti se recrutaient généralement parmi les hommes libres, on leur accorda les mêmes avantages afin de provoquer de leur part une généreuse émulation et de mieux s’assurer de leur dévouement. Il est vrai qu’ils occupaient le dernier rang de la milice ; ils sont toujours mentionnés après les Læti[18], soit dans la Notitia, soit dans le Code Théodosien où la loi sur les déserteurs s’applique aux Sarmates, c’est-à-dire aux Gentiles, comme aux Læti (Lœtus, Alamannus, Sarmata), comme à tous ceux qui par leur naissance étaient tenus de se faire soldats (quos militiæ origo assignabat)[19]. Les Suèves dont il est ici question, et qui devaient plus tard franchir les Pyrénées pour aller s’établir en Espagne avec les Alains, les Wisigoths et les Vandales[20], étaient ceux de la Dacie, dont le nom se trouve mêlé indifféremment à celui des Quades, des Juthungues, fixés dans les marécages du Danube et de la Theiss. Les Taïfales, qu’Ammien nous représente comme une nation tout à fait sauvage par la dépravation de ses mœurs[21], étaient aussi, d’après le témoignage de Zozime[22], un peuple d’origine scythique, mais qui se distinguait des peuples gothiques, tels que les Carpes, les Bastarnes, les Gépides, ligués ensemble contre Rome[23]. Tels étaient les peuples appelés à prendre part à la défense de l’Empire sous le titre commun de Gentiles.

L’époque où ces nouveaux établissements de Barbares commencèrent à être fondés peut se déterminer d’une manière sinon rigoureuse, du moins approximative. Ils sont évidemment postérieurs à ceux des Læti sur le modèle desquels ils furent créés. Nous n’avons pour les Gentilles aucun texte d’une aussi haute antiquité que pour les Læti qui remontent, nous l’avons vu, à la seconde moitié du siècle. Les premières institutions de Gentiles doivent être contemporaines du Ier siècle, du règne de Constance et de Julien. Nous savons en effet que l’empereur Constance fit la guerre aux Sarmates. Ammien nous a raconté ces diverses expéditions, commandées par le fils et l’héritier de Constantin, expéditions glorieuses pour les armes romaines et qui aboutirent à une paix avantageuse, sinon durable[24]. Les rapports entre les Romains et les Barbares devinrent plus fréquents à partir de cette époque ; il se fit de ce côté-là une infiltration étrangère analogue à celle qui avait eu lieu précédemment dans les Gaules et dans les provinces occidentales. Ce n’était pas sans doute la première fois que les Sarmates étaient admis sur le territoire romain pour le coloniser. Déjà, sous Constantin, les esclaves des Sarmates s’étaient révoltés contre leurs maîtres ; ces derniers avaient dû s’expatrier ; ils étaient venus demander un asile à Constantin qui les avait reçus favorablement, au nombre de plus de trois cent mille de tout âge et de tout sexe, et les avait cantonnés dans la Thrace, dans la Scythie, dans la Macédoine, jusque dans l’Italie ; mais l’expression même dont se sert l’auteur latin (per Thraciam, Scythiam, Macedoniam, Italiamque divisit) prouve qu’ils furent admis sous la tenure du colonat, alors si usuelle[25]. Il en est de même probablement de ces prisonniers goths et taïfales, vaincus par Frigéridus et qui furent relégués en Italie, sur le territoire de Modène, de Reggio, de Parme ; comme colons tributaires[26]. Le rhéteur Ausone, dans son poème de la Moselle, où il décrit le cours du fleuve, et qu’on croit généralement avoir été composé vers l’an 370, parle aussi d’un établissement antérieur de colons sarmates[27], mais il y a lieu de croire que ces Sarmates étaient, comme les précédents, des tributarii et non des colons militaires, tels que les gentiles de la Notitia, ayant à leur tête des Præfecti. Le raisonnement de Zumpt[28], qui prétend qu’on n’aurait jamais établi des Barbares Dedititii si, près de la frontière du Rhin, dans un pays exposé aux incursions perpétuelles des Allamans, n’a pas paru concluant à Böcking[29]. Saint Jérôme, dans sa Chronique, rappelle l’expulsion des Sarmates libres par les Limigantes leurs esclaves, et leur entrée sur le territoire romain[30] ; il place cet événement, sous les fils de Constantin, l’an 337 ; mais c’est évidemment le même fait que nous voyons relaté dans l’Anonyme de Valois, avec une simple différence de date, et par conséquent on ne saurait leur assigner une autre condition que le colonat. Enfin, si on voulait remonter plus haut, jusqu’aux premières guerres des Romains avec les Quades, les Marcomans, les Iazyges, il faudrait chercher, dans les traités conclus par Marc-Aurèle avec ces différents peuples barbares[31], la première origine de l’institution des Gentiles, ce qui n’est ni vraisemblable, ni admissible.

Le texte le plus important que nous possédions sur les Gentiles est la fameuse constitution impériale adressée par les empereurs Valentinien et Valens à Théodose, maître de la cavalerie[32]. Cette constitution interdit formellement et sous les peines les plus sévères toute union matrimoniale des Barbares avec les Romains, des Gentiles avec les habitants des provinces, provinciales. Nous avons déjà eu l’occasion de nous prononcer sur le véritable caractère de cette loi à propos des Fœderati et des Læti ; en ce qui concerne les Gentiles, on ne peut nier qu’elle leur fût applicable. Les Romains avaient lieu de se défier des Barbares et l’on pouvait à bon droit suspecter des mariages qui leur permettaient de comploter contre l’Empire. L’influence secrète des femmes a toujours été considérable. Que de renseignements précieux fournis par elles ! Que d’aveux arrachés à la coupable faiblesse des maris ! Les Barbares, on le sait, n’était pas scrupuleux sur les moyens ; ils ne craignaient pas de joindre la ruse t la force et pratiquaient déjà à un haut degré cette habileté qui distingue encore aujourd’hui les races germaniques. Les Sarmates, en particulier, avaient une réputation de duplicité[33]. Ces trames, ourdies à la faveur de l’hospitalité qui leur était accordée, ces conspirations, ces sociétés secrètes dans lesquelles étaient entraînés les Romains eux-mêmes, devaient irriter profondément le gouvernement impérial et lui dicter parfois des mesures excessives[34], mesures admises par les Barbares aussi bien que par les Romains. Les Rugiens, chassés de leur demeure primitive par les Hérules et établis sur les bords du Danube, dans le pays abandonné par les Quades, n’épousaient jamais des femmes étrangères[35]. Les Visigoths interdirent formellement les alliances de Barbares avec des femmes romaines et de femmes romaines avec des Barbares sous peine de mort[36]. Assurément ce n’était point la différence de religion qui motivait ces exclusions et limitait ainsi le droit de mariage, comme pour les Juifs[37] ; la politique religieuse des successeurs de Constantin était une politique de tolérance et consacrait le principe de la liberté des cultes ; ce fut plus tard seulement qu’on fit des lois prohibitives contre ceux qui demeuraient attachés au paganisme ou qui avaient embrassé l’hérésie.

Il y avait du reste plusieurs sortes de Gentiles et il est difficile de reconnaître si la loi sur les mariages s’appliquait à tous ou bien seulement à une partie d’entre eux et dans ce cas à quelle catégorie de Gentiles. Le rescrit est adressé à Théodose, maître de la cavalerie : or, les Gentiles de la Notitia servaient sous le maître de la milice de l’infanterie, ce qui ferait supposer que ce n’est point d’eux qu’il est question ici, mais d’autres Gentiles établis dans les provinces illyriennes et qui fournissaient des corps de cavalerie. Il est probable que les Gentiles non plus que les Læti ne pouvaient se marier sans l’approbation et le consentement de leurs préfets[38]. Leur condition inférieure devait naturellement éloigner les Romains de contracter avec eux des unions qu’ils auraient regardées comme de véritables mésalliances, tandis que d’autres Sarmates, admis dans les provinces romaines, non plus à titre de Dedititii ou de soldats des frontières (milites limitanei), mais à titre de Fœderati, pouvaient plus facilement prétendre à l’honneur de mêler leur sang avec celui des, matrones. Cassiodore, dans la correspondance politique du grand roi Théodoric, nous parle de Gentiles propriétaires dans la Savie ou Pannonie riveraine qui avaient épousé des femmes romaines et dont les terres étaient soumises à l’impôt foncier ainsi qu’aux taxes extraordinaires[39]. Il ne faudrait pas croire que ces mariages des Romains avec des Barbares, non reconnus par la loi, fussent toujours interdits ou regardés en eux-mêmes comme un délit punissable. On ne sévissait que dans certains cas particuliers, prévus par le législateur, où la sécurité de l’Empire semblait compromise par de telles unions[40].

Les campements assignés par la Notitia aux Gentiles, quoique d’une époque un peu postérieure au Ier siècle, suffisent à nous révéler le but que s’étaient proposé les empereurs-en recourant à ces nouvelles garnisons[41]. Nous les retrouvons dans les Gaules, plus menacées qu’aucune autre province et où il fallait des troupes permanentes, plus nombreuses que partout ailleurs, avec un - mode de recrutement plus facile, mieux assuré. On y compte jusqu’à dix corps de Gentiles dont quelques-uns placés sous le commandement du même préfet que les Læti ; tels que les Gentiles Suevi de Coutances dans la Deuxième Lyonnaise, c’est-à-dire dans la Normandie actuelle. Les autres se trouvaient cantonnés au Mans, dans la Troisième Lyonnaise, à Senlis, dans la Deuxième Belgique, en Auvergne, à Poitiers, dans les environs de Paris, entre Reims et Amiens, dans le Forez et le Velay, enfin à Autun. Il devait même y avoir encore d’autres corps de Gentiles dans les Gaules, car le texte de la Notitia est singulièrement altéré en cet endroit ; il y a plusieurs lacunes évidentes. Ces Gentiles, campés dans les Gaules, étaient des Suèves, des Sarmates proprement dits et des Taïfales. Les Suèves étaient venus, comme nous l’avons déjà remarqué, des bords du Danube, de l’ancienne Dacie de Trajan, et appartenaient, quoique Germains d’origine aussi bien que les Suèves d’ Arioviste, au groupe des peuples scythiques. Les Taïfales, les plus sauvages et les plus barbares des Sarmates, dont le nom seul inspirait la terreur, et en qui on a cru reconnaître les ancêtres des Westphaliens, avaient aussi habité la Transylvanie et la Moldavie actuelles ; ils avaient leurs campements aux environs de Poitiers ; leur séjour dans cette contrée est confirmé par un témoignage- conservé jusqu’à nos jours ; la petite ville de Tiffauges en Vendée devrait son origine et son nom aux Taïfales[42].

Les autres cantonnements des Gentile : étaient échelonnés dans toute l’Italie divisée en Italie inférieure, inferior, moyenne ou intérieure, media seu mediterranea, et en Italie supérieure, superior. L’Italie inférieure ou maritime, désignée simplement dans la Notitia sous la rubrique provineia Italia, à cause d’une lacune dans le texte, comprenait deux garnisons de Sarmates Gentiles ; celle d’Apulie et de Calabre, sur le versant de l’Adriatique ; celle du Brutium et de la Lucanie, à l’extrémité méridionale  de la péninsule. L’Italie centrale, désignée dans la Notifia sous le titre de provincia Italia mediterranea, comprenait également deux garnisons de Sarmates Gentiles dont les noms sont perdus pour nous et que Böcking, par une rectification assez vraisemblable, restitue de la manière suivante : une préfecture de Toscane et d’Ombrie (præfectus Sarmatarum Gentilium Tuscicæ et Umbricæ) ; une préfecture de Flaminie et du Picenum (præfectus Sarmatarum Gentilium Flaminiæ et Piceni) ; ces deux provinces en effet se trouvent placées dans l’Italie centrale[43]. Enfin l’Italie supérieure ou septentrionale, provincia Italia superior, comprenait treize préfectures des Sarmates Gentiles réparties entre les différentes villes ou provinces du nord, dans le Piémont, la Lombardie, la Vénétie et les Romagnes actuelles. Lés principales résidences de ces préfets étaient Opitergium, près de Trévise, Padoue, Vérone, Crémone, Turin, Tortone, Novare, Verceil, Bologne, Marengo, Ivrée, Pollentia, sans compter les deux préfectures oubliées par la négligence des copistes et qui devaient se trouver au début de cette énumération ; Biicking, par une conjecture assez plausible mais dont rien ne démontre l’évidence, restitue ainsi cette partie du texte : 1° Præfectus Sarmatarum Gentilium Parentii in Histria ; 2° Præfectus Sarmatarum Gentilium Venetiæ Altini[44].

Les préfectures des Gentiles, plus nombreuses que celles des Læti, puisque, d’après la Notitia, on en compte au moins le double, se trouvaient ainsi toutes réparties entre la Gaule et l’Italie, tandis que les Læti étaient cantonnés exclusivement dans les Gaules. Il y avait eu sans doute plusieurs établissements antérieurs de Barbares’ en Italie, mais toujours à titre de colons Dedititii : on craignait, non sans raison, de les admettre dans des conditions trop favorables et en armes si près du centre de la domination romaine. Plus tard, au IVe siècle, après la division de l’Empire et le déplacement de la capitale. l’Italie cessa d’être distinguée des autres provinces ; menacée par les invasions germaniques, malgré la barrière des Alpes, qui ne la protégeait pas mieux que le Rhin n’avait protégé la Gaule, elle dut recourir aux mêmes moyens de défense et tirer des Barbares eux-mêmes son meilleur appui. Les Sarmates, plus voisins de l’Italie, furent cantonnés dans cette contrée, comme les Francs et les Bataves l’avaient été dans les Gaules plus rapprochées de leurs demeures primitives. Nous ne pouvons douter que l’institution des Gentiles n’ait été postérieure à celle des Læti : le seul fait de leur établissement en Italie le confirme.

Bien que la Notitia ne signale aucune de leurs garnisons en dehors de l’Italie et des Gaules, nous avons la preuve qu’ils résidèrent encore dans d’autres provinces de l’Empire et notamment en Afrique. Deux lois du Code Théodosien, relatives aux Gentiles et que nous avons déjà citées, sont adressées par les empereurs, l’une au proconsul et l’autre au vicaire de l’Afrique[45]. Ce qui prouve qu’il s’agit des mêmes Gentiles c’est qu’on parle des Præfecti placés à leurs tête et des terres limitrophes qui leur étaient concédées comme aux vétérans, Moyennant les charges attachées à la milice des frontières. Il est vrai que ces deux lois sont des premières années du Ve siècle (405-409) tandis que la Notitia, telle que nous la possédons, est un document officiel postérieur. Sans doute les préfectures des Gentiles d’Afrique avaient été supprimées à la suite des nombreuses révoltes dont cette province avait été le théâtre pendant la fin du Ive et le commencement du  Ve siècle, révoltes auxquelles les colons barbares avaient peut-être participé, et on les avait remplacées par d’autres préfectures, telles que celles des Gaules.

Il est certain qu’aucun établissement de ce genre n’existait dans l’empire d’Orient, où le système des colonies militaires s’est maintenu après la chute de l’empire d’Occident et existe encore de nos jours sur les bords du Danube et de la mer Noire[46]. L’institution qui offre le plus d’analogie avec celle des Gentiles était celle des Bucellarii, en Galatie, chargés de la défense du pays et gratifiés de fiefs militaires pour prix de leurs services[47]. Les Bucellarii étaient d’origine celtique, et nous les retrouvons plus tard chez les Wisigoths d’Espagne, dans une condition voisine du colonat[48]. D’autres Bucellarii formaient, vers la fin du IVe siècle, un corps de cavalerie (vexillatio) et servaient dans les troupes appelées comitatenses, d’un rang supérieur aux soldats des frontières (milites limitanei)[49]. A partir de la fin du Ve siècle, les Sarmates Gentiles disparaissent complètement ; nous ne les trouvons plus comme les Læti se fondant avec les vainqueurs de même race qu’eux, à qui ils avaient montré le chemin de l’Empire ; ils perdent toute autonomie, deviennent les sujets ou les esclaves des peuples germaniques et ne conservent aucun des caractères propres à leur nationalité[50]. Les Romains, du reste, qui se connaissaient en hommes, ne les avaient jamais eus en même estime que les Germains : l’empereur Julien, traversant la Palestine, pour gagner l’Égypte, exprimait son mépris à l’égard des Juifs en les comparant aux Sarmates, tandis que pour se faire obéir, il avait coutume de dire : Écoutez-moi, les Allemans et les Francs m’ont bien écouté[51].

Il ne faut pas confondre ces Gentiles, colons militaires, avec ceux qui servaient dans les troupes palatines (palatini), sous les ordres du maître des offices (magister officiorum), sorte de ministre d’État et de la maison de rempereur, dans les attributions duquel rentraient tous les services du palais, la garde impériale (protectores domestici) les arsenaux (fabricæ), les postes (cursus publicus), la police (curiosi) et la diplomatie (interpretes diversarum gentium)[52]. Deux corps de Gentiles, désignés sous le nom de Schola Gentilium Seniorum et de Schola Gentilium Juniorum, figuraient dans les cadres de la milice palatine à côté des Scutarii, des Armaturæ, des Agentes in rebus, sorte de missi dominici, délégués en inspection dans les provinces avec des fonctions diverses[53]. Ces Scholæ, plus particulièrement attachées à la personne du prince et ainsi désignées à cause de leurs quartiers voisins du palais, avaient un effectif d’au moins trois mille cinq cents hommes, supérieur à celui de la légion, et recevaient encore, comme les protectores domestici, une solde plus forte que le reste de l’armée[54]. Ils avaient à leur tête, non un præfectus, ainsi que les Læti et les Gentiles Sarmatæ, mais un tribunus, appelé aussi quelquefois rector[55]. Leur nom se trouve souvent joint à celui des Scutarii, dont ils étaient rarement séparés et avec qui ils marchaient de pair, de même que les cohortes auxiliaires des Bataves et des Hérules. Ils se recrutaient parmi les différentes nations barbares, aussi bien parmi les Germains et les Francs que parmi les Scythes et les Goths ; généralement ils appartenaient à la classe supérieure de leur nation et formaient un corps d’élite composé des plus beaux hommes[56]. C’étaient des corps de cavalerie, tandis que les Sarmates, commandés par des præfecti et placés sous la direction du magister militum præsentalis a peditum parte, fournissaient de l’infanterie. Ils jouissaient de tous les privilèges attachés à la milice palatine, et leur condition, très supérieure à celle des Læti, n’était pas différente de celle des Fœderati. Leur dévouement était apprécié des empereurs, qui avaient toujours aimé à s’entourer d’étrangers. Toutefois ce n’était pas chose facile que de maintenir la discipline parmi ces corps privilégiés où l’esprit d’insubordination se développait au milieu du luxe et de la corruption de la cour ; les flatteries mêmes dont ils étaient l’objet leur donnaient une singulière arrogance, et, se voyant les véritables maîtres de l’Empire, ils faisaient payer chèrement leurs services[57].

Nous avons eu en France, pendant plusieurs siècles, une garde étrangère tout à fait analogue aux Gentiles du IVe siècle et qui peut donner une idée exacte de la condition de ces Barbares. Les Suisses, enrôlés sous nos drapeaux, mêlés aux principaux événements de notre histoire, formaient la garde royale, jouissant, eux aussi, de certains privilèges, continuant à être régis par les lois de leur pays ;  ils n’ont été supprimés qu’à la révolution de 1830.

C’est ainsi que, malgré la diversité des époques, des contrées et des civilisations, on retrouve partout des institutions semblables créées par des situations analogues.

 

 

 



[1] Böcking, II, De Gentilibus, p. 1080-1093.

[2] Maffei, Ver illust., I, p. 205, in-fol.

[3] Du Cange, Gloss., Gentiles. — Rambach, De Lœtis, p. 24.

[4] Böcking, II, p. 119-122.

[5] Cod. Théod., VII, tit. 15, loi 1, De terris limitaneis.

[6] Böcking, De Gentilibus, p. 1086.

[7] Cod. Théod., XI, tit. 30, loi 62, De appellationibus.

[8] Gaupp, Fünfter Abschnitt., p. 169-170.

[9] Rambach, De Lœtis, p. 24.

[10] Böcking, II, De Gentilibus, p. 1082.

[11] Tacite, Ann., lib. XII, c XXIX.

[12] Böcking, II, p. 119-122.

[13] Böcking, II, p. 119-122.

[14] Hérodote, lib. IV, c. XVII, XVIII et XIX.

[15] Strabon, lib. XI.

[16] Hérodote, lib. IV, c. LXXII.

[17] Böcking, De Gentilibus, p. 1086.

[18] Böcking, De Gentilibus, p. 1086.

[19] Cod. Théod., VII, tit. 20, loi 12.

[20] Böcking, De Gentilibus, p. 1084.

[21] Ammien, lib. XXXI, c. IX.

[22] Zosime, lib. II, c. XXXI.

[23] Opitz, p. 28-29.

[24] Ammien, lib. XVII, c. XII, XII.

[25] De Constantine Magno excerpta, § 32.

[26] Ammien, lib. XXXI, c. IX.

[27] Ausone, Mosella, v. 9.

[28] Zumpt, p. 65.

[29] Böcking, De Gentilibus, p. 1085.

[30] Hieronymi chron., ad a. 337 (éd. Roncall., I, p. 498).

[31] Böcking, De Gentilibus, p. 1085 (notes).

[32] Cod. Théod., III, tit. 14, De nuptiis Gentilium, loi 1.

[33] Anon. de Val., Excerpta de Constantine M. — Böcking, De Gentilibus, p. 1088.

[34] Cod. Théod., IX, tit. 14, De sicariis, loi 3.

[35] Procope, De Bello Gothico, III, 2.

[36] Hænel, L. Rom. Visig., p. 92.

[37] Cod. Théod., XVI, tit. 8, De Judæis, loi 6. — Cf. Cod. Just., De Judæis, I, tit. 9, loi 6.

[38] Böcking, De Gentilibus, p. 1090.

[39] Cassiodore, Var., V, 14.

[40] Böcking, De Gentilibus, p. 1089.

[41] Böcking, De Gentilibus, II, p. 119-122.

[42] Böcking, II, p. 119-122. — Ibid., p. 1139.

[43] Böcking, Not. Imp. Occid., p. 1118.

[44] Böcking, Not. Imp. Occid., p. 1118.

TABLEAU DES PRÉFECTURES DES GENTILES

Not. imp. Occid., p. 119-122.

Præfecti Gentilium.

In Gallis :

1. .....Præfectus Gentilium Suevorum Baiocas et Constantine Lugdunensis Secundæ.

2. Præfectus... Gentilium Suevorum... Cenomannos Lugdunensis Tertiæ....        

3. Præfectus... Gentilium... Remos et Silvanectas Belgicæ Secundæ.....        

4. Præfectus... Gentilium Suevorum Arvernos Aquitanicæ Primæ ;

Item in Provincia Italia :

1. Præfectus Sarmatarum Gentilium Apuliæ et Calabriæ,

2. Præfectus Sarmatarum Gentilium per Brutios et Lucaniam ;

Item in Provincia Italia Mediterranea :

1. . . . . . . . . . . . . . . .

2. . . . . . . . . . . . . . . .

Item in Provincia Italia Superiore :

1. Præfectus Sarmatarum Gentilium Foro Fulviensi,

2. Præfectus Sarmatarum Gentilium Opitergii,

3. Præfectus Sarmatarum Gentilium Patavi,

4. Præfectus Sarmatarum Gentilium Veronæ,

5. Præfectus Sarmatarum Gentilium Cremonæ,

6. Præfectus Sarmatarum Gentilium Taurinis,

7, Præfectus Sarmatarum Gentilium Aquis sive Tertonæ,

8. Præfectus Sarmatarum Gentilium Novariæ,

9. Præfectus Sarmatarum Gentilium Vercellis,

10. Præfectus Sarmatarum Gentilium Regionis Sanensis,

11. Præfectus Sarmatarum Gentilium Bononie in Æmilia.

12. Præfectus Sarmatarum Gentilium Quadratis et Eporizio,

13. Praefectus Sarmatarum Gentilium in Liguria Pollentia.

14. Præfectus Sarmatarum Gentilium et Taifalorum Gentilium Pictavis in Gallia,

15. Præfectus Sarmatarum a Chora Parisios usque,

16. Præfectus Sarmatarum Gentilium inter Remos et Ambianos Provinciæ Belgicæ Secundæ,

17. Præfectus Sarmatarum Gentilium per tractum Rodunensem et Alaunorum,

18. Præfectus Sarmatarum Gentilium Lingonas,

19. Præfectus Sarmatarum Gentilium Au.....

[45] Cod. Théod., VII, tit. 15, De terris limitaneis, loi 1. — Ibid., XI, tit. 30, De appellationibus, loi 62.

[46] Voir le chapitre V : Les terres létiques et les colonies militaires modernes.

[47] Böcking, Not. Imp. Orient., p. 208. — Du Cange, Lexic. græc. Il est curieux de rapprocher cette institution des Bucellarii, milice locale, de la milice des Timariotes, dont nous avons déjà parlé, dans la Turquie d’Europe et principalement dans l’Asie mineure.

[48] Böcking, II, p. 1045. Lex Wisig., V, 3, c. 1.

[49] Böcking, Not. Imp. Orient., p. 26. — Cf. Zosime, lib. V, c. XIII.

[50] Böcking, De Gentilibus, p. 1093.

[51] Ammien, lib. XV, c. V.

[52] Böcking, Not. Imp. Orient., p. 38-39. — Ibid., Not. Imp. Occid., p. 42-44. — Priscus, Excerpt. legat., c. V, éd. Bonn., p. 149. — Lydus, De Magist., lib. II, c. X. — Ammien, Index II, c. III. Magister officiorum.

[53] Böcking, Not. Imp. Orient., p. 38, p. 235. — Ibid., Not. Imp. Occid., p. 42, p. 396. — Procope, De Bello Goth., IV, 27.

[54] Suidas, Σχολάριοι. — Corippe, De laudibus Justini minoris, III, v. 157 et suiv.

[55] Ammien, lib. XV, c. V.

[56] Ammien, lib. XVIII, c. IX.

[57] Cassiodore, loc. cit. (formula magisteriæ dignitatis).