ÉTABLIS DANS L’EMPIRE ROMAIN AU QUATRIÈME SIÈCLE
Les premiers Barbares établis sur le sol de l’Empire le furent comme vaincus et comme subissant la loi du vainqueur. Après une lutte plus ou moins longue, plus ou moins acharnée, souvent cruelle et sanglante, incapables de prolonger la résistance, cédant devant la force régulière et disciplinée des légions, ils se voyaient obligés de poser les armes, de reconnaître la souveraineté de Rome, et n’échappaient à une ruine complète qu’en se rendant à discrétion, qu’en implorant humblement la clémence de leurs nouveaux maîtres. De là l’expression si énergique, si caractéristique du latin par laquelle ils sont désignés : Dedititii, c’est-à-dire qui se donne, qui se livre soi-même[1]. On ne pouvait attendre d’une telle situation que des rapports d’étroite dépendance, voisins de ceux qui existaient dans l’antiquité entre le maître et l’esclave. On leur laissait la vie qu’on aurait eu le droit de leur ôter, parce qu’on jugeait plus utile, plus conforme aux intérêts de l’Empire de les employer à son service ; on leur abandonnait des terres incultes ou désertes dont l’État ne tirait aucun profit, en échange de celles qui leur étaient confisquées[2]. Ils vivaient du produit de ces terres dont ils n’avaient que la jouissance, et une jouissance précaire[3], car il était toujours loisible à l’État, seul et véritable propriétaire[4], de retirer la concession qui leur en avait été faite ; cette concession, pure et gratuite faveur, n’était point comme un contrat qui lie également les deux parties[5] ; elle ne constituait aucun droit dont celui qui en était l’objet pût se prévaloir. L’État ne se contentait pis de maintenir l’intégrité de ses droits sur les territoires ainsi abandonnés ; il exigeait encore des concessionnaires, sous forme d’impôts ou de tributs, des redevances annuelles, payées soit en nature, soit en argent, proportionnellement au revenu de la terre[6]. Toutes les conditions imposées aux peuples déjà soumis par la république et dont les pays avaient été réduits, après la conquête, en provinces romaines, pesaient sur les Barbares devenus à leur tour sujets de l’Empire au même titre que les provinciales et les peregrini, conformément au droit de gens (jus gentium) tel que le concevaient les anciens. Fidèles à la politique traditionnelle du sénat, les empereurs cherchèrent de bonne heure à s’assimiler ce nouvel élément de domination. Dès le règne d’Auguste, après les victoires de Drusus et de Tibère, les Ubiens, les Cattes, les Sicambres, les Chérusques, les Cauces (Cauchi), et une partie des Suèves, peuples voisins du Rhin, mais qui habitaient au delà, furent transplantés, au nombre de plus de cent mille, sur la rive gauche du fleuve, au milieu même des colonies romaines, dans les Gaules, où on leur assigna des terres à cultiver[7]. Velleius Paterculus, témoin et acteur dans cette guerre où il servait sous les ordres de Tibère, nous représente l’élite d’une jeunesse innombrable venant, sous la conduite de ses chefs, déposer les armes et tomber aux pieds du général romain assis sur son tribunal, entouré d’un brillant état-major[8]. L’exemple une fois donné fut imité par la plupart des successeurs d’Auguste, après les victoires remportées par eux ou par leurs lieutenants sur les différents peuples de la grande Germanie. Nous trouvons à chaque page des historiens, des biographes, des panégyristes, la mention de quelque nouvelle peuplade vaincue et reçue sur le territoire romain (receptœ nationes). Les conditions de l’établissement varient suivant les époques et les circonstances, mais le principe ne change pas ; le but reste invariablement le même ; il est facile de reconnaître partout l’application d’un même système de politique. Les premiers établissements de Barbares se concentrèrent sur la frontière du Rhin et du Danube, ancienne barrière naturelle qu’on essaya de franchir malgré la défense d’Auguste, mais à laquelle on dut revenir, à partir d’Adrien. Plus tard, vers la fin du xi° siècle de l’ère chrétienne, après cette terrible invasion des Quades et des Marcomans qui passa les Alpes, fondit sur l’Italie comme un torrent dévastateur et menaça Rome elle-même, au moment où la peste décimait ses habitants, les Barbares, domptés par Marc-Aurèle, furent cantonnés non plus seulement sur les frontières, dans la Dacie, la Pannonie, la Mésie ou les deux Germanies, mais dans les plaines de l’Italie, aux portes de Ravenne. En les éloignant ainsi du voisinage et du contact des autres Barbares, on espérait en faire des instruments plus dociles et moins dangereux de la puissance romaine. Déjà on avait cherché, lorsqu’ils étaient établis dans les provinces les plus rapprochées de la frontière, à élever entre eux et leurs frères de la Germanie un mur de séparation infranchissable. Outre l’obstacle des deux grands fleuves qui formaient la limite septentrionale de l’Empire, il y avait des légions échelonnées de distance en distance sur toute la ligne du Rhin et du Danube, dans des forts et des camps retranchés qui se reliaient l’un à l’autre et ne laissaient aucun passage libre ; des vaisseaux, destinés en même temps au transport des vivres et des troupes, stationnaient comme les légions sur les points les plus importants des deux rives et faisaient une croisière perpétuelle, lusoriœ naves : c’est ainsi que les appelle le Code Théodosien et qu’ils sont désignés par l’historien Ammien Marcellin[9] ; le nom même de la ville de Ratisbonne n’est autre que celui d’une de ces stations navales. Enfin, sur la rive droite du Rhin et au-delà s’étendait jusqu’au Danube une zone de territoire d’inégale largeur, peuplée de colons gallo-romains, les Champs Décumates, ainsi nommés à cause du mode d’arpentage auquel ils avaient été soumis[10]. Tout cet espace, sur une longueur de près de trois cents milles, se trouvait fermé par le grand rempart, Limes transrhenanus, travail gigantesque dont les restes merveilleux font encore aujourd’hui, après plus de quinze siècles, l’admiration et l’étonnement de ceux qui les contemplent, et que la tradition du pays a consacré sous le nom de Mur du Diable[11]. Malgré tant de précautions pour isoler de l’élément romain l’élément purement germanique ou non romanisé, le danger ne cessa point ; il devint au contraire de jour en jour plus imminent. Les Barbares, en quittant leur sol natal, ne renonçaient facilement ni à leurs habitudes, ni à leurs moeurs primitives ; les instincts belliqueux de leur race, cet amour et ce besoin d’indépendance qui faisaient le fond de leur caractère ne tardaient pas à se révéler et les portaient à saisir avec avidité la moindre occasion de révolte. Les essais qu’on fit de les grouper dans la banlieue des villes furent malheureux : il fallut les maintenir à une certaine distance, les disperser dans les campagnes et éviter surtout de les cantonner dans de riches provinces, capables d’exciter leurs convoitises. Ravenne faillit être prise et saccagée par les Marcomans, auxquels Marc-Aurèle avait assigné comme résidence cette partie de l’Italie. On finit même, pour s’assurer de leur fidélité et se prémunir contre les tentatives de rébellion ou de désertion, par les transplanter dans des régions lointaines, à une autre extrémité de l’Empire, où ils devaient oublier plus facilement leur patrie, se façonner plus vite aux lois, à la langue et aux institutions de Rome, Dans les traités conclus avec les différents peuples de la Germanie, les empereurs, en dictant les conditions de la paix, avaient soin de limiter les rapports qui pouvaient exister entre les Romains et les Barbares. Ces rapports s’exerçaient sous la surveillance et avec l’autorisation des préfets impériaux, dans des lieux déterminés, à certaines époques de l’année[12]. Pendant tout le cours du me siècle, il n’y eut presque aucune nation qui ne fournît ainsi à l’Empire son contingent d’hommes pour défricher les terres incultes et combler les vides des armées, car c’était là le double but qu’on se proposait en introduisant les Barbares au sein de la domination romaine. La dépopulation des campagnes datait de l’époque des Gracques et des guerres civiles ; elle n’avait fait que s’accélérer pas suite de la concentration de la propriété dans un petit nombre de mains et de la disparition presque complète des cultivateurs libres remplacés par les esclaves. Pline signalait déjà les latifundia comme une des plaies de l’Empire[13]. Cette plaie qui devait être incurable grandit dans d’effrayantes proportions ; les abus d’une centralisation excessive, le luxe des villes et en particulier de la capitale, qui attirait à elle la meilleure partie des habitants des provinces, les famines, les épidémies, les révolutions militaires, si nombreuses à cette époque, les attaques incessantes des Barbares, furent autant d’éléments de dissolution, auxquels la politique impériale essaya vainement de porter remède en infusant un sang nouveau dans ce vaste corps d’où la vie se retirait tous les jours davantage. Tantôt ce sont les prisonniers faits sur les Goths par l’empereur Claude qui viennent grossir le nombre des esclaves et des colons de Rome[14] ; tantôt les Francs et les Vandales, vaincus par Aurélien, qui se voient contraints de prêter eux-mêmes le secours de leurs bras et de leurs armes contre les autres Barbares[15] ; tantôt cent mille Bastarnes transplantés d’un seul coup sur la rive droite du Danube et cantonnés dans la Thrace par l’empereur Probus, afin d’y réparer les désastres des invasions[16] ; tantôt les Carpes arrachés par Dioclétien à leurs anciens foyers pour venir peupler et coloniser la Pannonie[17] ; tantôt enfin les Chamaves et les Frisons, condamnés par le césar Constance à renoncer à leur vie errante pour labourer et fertiliser les champs déserts d’Amiens, de Beauvais, de Troyes et de Langres[18]. On ne comptait plus par milliers, mais par centaines de mille, les étrangers ainsi mêlés à la population primitive et indigène des différentes provinces de l’Empire. Seize mille Barbares, choisis parmi l’élite de la jeunesse des populations vaincues, furent incorporés pour la première fois par Probus dans les armées romaines à titre de tirones, et disséminés dans les légions par groupes de cinquante ou soixante, en dehors des nombreuses troupes auxiliaires que fournissaient déjà les Germains[19]. Ce grand capitaine, qui venait par ses récentes victoires de relever le prestige de l’Empire un moment ébranlé, de lui rendre tout ce qui avait été perdu sous les règnes précédents, se flattait d’augmenter par là les forces militaires de Rome, sans qu’on pût s’apercevoir de l’introduction d’un élément étranger. Vaine précaution ! Les événements, plus forts que les hommes, déjouèrent les conseils d’une sage prévoyance et précipitèrent l’Empire dans une voie où il fut désormais impossible de l’arrêter. Probus lui-même ne tarda pas à reconnaître combien de tels sujets et de tels auxiliaires étaient dangereux. Une poignée de Francs, établis sur les bords du Pont-Euxin, à plusieurs centaines de lieues de leur patrie, prirent la résolution de briser les liens de leur captivité et de retourner dans le pays qui les avait vus naître. Ils s’emparèrent d’une flotte qui stationnait dans le voisinage, traversèrent l’Hellespont, longèrent les côtes de l’Asie Mineure et de la Grèce, pillant sur leur passage les villes surprises et sans défense. De là ils firent voile vers les côtes de l’Afrique, abordèrent sur le territoire de Carthage, qui ne dut son salut qu’à des renforts expédiés en toute hâte. La Sicile n’échappa point à leurs pirateries ; ils saccagèrent Syracuse, puis, revenant par la Méditerranée, franchirent le détroit de Gibraltar, côtoyèrent l’Espagne et la Gaule et parvinrent jusqu’aux rivages des Bataves et des Frisons, au milieu de leurs compatriotes étonnés de les revoir[20]. L’audace et le succès de pareilles tentatives semblaient annoncer quels seraient les futurs vainqueurs de Rome. Avec le Ier siècle commence une nouvelle période. Les changements opérés dans la constitution de l’Empire par Dioclétien et par Constantin, le continuateur de son oeuvre, modifièrent peu la politique romaine à l’égard des nations vaincues ou établies dans les provinces, mais ils exercèrent une influence considérable sur le développement de certaines institutions et en particulier du Colonat, appelé à se recruter surtout parmi les Barbares. La question du colonat est une des plus importantes par le rôle qu’il a joué à cette époque. La plupart des Allamans, des Goths, des Francs, des Sarmates, transplantés par les empereurs, l’étaient comme colons ; pour bien déterminer leur condition civile et légale, il est nécessaire d’étudier le colonat dans ses caractères distinctifs et essentiels. Et d’abord, quelle a été l’origine de cette institution ? A quelle date remonte-t-elle dans l’histoire de Rome ? De quels éléments s’est-elle formée ? Faut-il, avec quelques historiens et jurisconsultes de l’Allemagne moderne, la regarder comme d’origine germanique, à cause de certains rapprochements peut-être fortuits ? Faut-il y voir une institution contemporaine de la guerre des Marcomans et provenant exclusivement de ces milliers de captifs enlevés à la Germanie et attachés à la glèbe romaine dans une condition voisine de la servitude, mais qui cependant n’était pas l’esclavage, puisqu’ils conservaient la liberté personnelle[21] ? Zumpt semble incliner vers cette opinion dans son histoire de la formation et du développement du colonat. Faut-il au contraire admettre avec d’autres autorités non moins compétentes que le colonat existait déjà en germe dans la clientèle romaine ou gauloise, et qu’il se transforma plus tard, vers la fin de la république ou le commencement de l’Empire, pour désigner une classe d’hommes attachés au sol par un lien de dépendance étroit, indissoluble (venalis cum agris suis populus), et soumise à la taxe de la capitation (tributum capitis)[22] ? Huschke[23], dans son savant ouvrage sur le cens et la constitution de l’impôt chez les Romains, prend le colonat au moment de sa plus grande extension, c’est-à-dire au Ve et au VIe siècle, puis, remontant d’âge en âge, de siècle en siècle, nous le montre à toutes les périodes de son histoire jusqu’à Auguste et même à une époque antérieure. Il peut y avoir sans doute quelque exagération à lui chercher une si longue filiation, à vouloir retrouver ainsi les traces de sa première origine dans un passé si lointain, mais à coup sûr les Barbares établis sur le territoire romain à titre de Dedititii ne furent pas les premiers colons de Rome. L’agriculture et la guerre s’étaient partagé, dans le principe, l’activité de ses citoyens, qui, comme le dictateur Cincinnatus, quittaient la charrue pour prendre l’épée. Plus tard les conquêtes successives de la république en Italie et hors de l’Italie fournirent une multitude innombrable de prisonniers. Ceux de ces prisonniers qui n’étaient point égorgés ou réservés aux plaisirs de l’amphithéâtre étaient réduits en esclavage et employés à tous les travaux, notamment à la culture des terres. Cette population servile des campagnes, assimilée par Caton au bétail, à la vieille ferraille, aux autres instruments de l’exploitation rurale[24], forma bientôt l’immense majorité ; mais, à côté d’elle, il y eut toujours des hommes libres qui cultivaient eux-mêmes leur petit domaine avec leurs enfants, ou s’engageaient par un contrat volontaire, se louaient à gage et travaillaient comme mercenaires sur les grandes propriétés[25]. Varron les désigne sous le nom d’obœrati et nous dit que de son temps on en comptait un grand nombre en Asie, en Égypte, en Illyrie[26]. Cette classe moyenne de cultivateurs, toujours préférée aux esclaves, se trouve mentionnée dans presque tous les auteurs latins. Nous avons un texte positif de Tacite. L’esclave germain, nous dit-il, est tenu de fournir à son maître, comme le colon, une certaine mesure de blé, du bétail, des vêtements[27]. Pline le Jeune, contemporain de Tacite, nous parle aussi de fermiers (mancipes) établis sur ses domaines de Côme dans la haute Italie, moyennant une redevance annuelle qu’ils devaient acquitter en argent ; le défaut de paiement de cette redevance entraînait la domesticité à perpétuité[28]. Ces mancipes étaient déjà de véritables colons. Enfin, à côté de l’ager privatus, propriété particulière, se trouvait l’ager publicus ou domaine de l’État, formé des territoires annexés après la conquête. Une partie de ces territoires était vendue, et l’argent provenant de cette vente était versé dans les caisses publiques ; une autre partie était distribuée par lots à des prolétaires avec obligation de les cultiver[29] ; c’est l’origine des fameuses lois agraires. Rome peuplait ainsi le monde de ses colonies, destinées à éloigner des citoyens turbulents et à assurer sa domination sur des pays où son influence n’avait pas encore suffisamment pénétré. Le jour où elle ne put plus rayonner au dehors, mais où elle se vit contrainte de recourir elle-même à des éléments étrangers pour combler les vides de sa population, les Barbares prirent la place des anciens colons libres, constituèrent une nouvelle pépinière du colonat et, comme il s’agissait de peuples vaincus, dont l’État cherchait à tirer le plus d’avantages possible, cette condition tendit à se rapprocher de la servitude, tandis qu’au contraire l’influence du progrès et des idées chrétiennes commençait à favoriser de plus en plus l’affranchissement des esclaves. L’époque où s’opéra un tel changement est impossible à fixer, à déterminer d’une manière précise. Ce fut un travaillent et successif, l’oeuvre du temps et des circonstances. La législation romaine est muette sur ce point. Dans les fragments des grands jurisconsultes qui nous ont été conservés, le colonat n’est mentionné nulle part. C’est à partir du IVe siècle seulement, de Constantin et de ses successeurs, que nous le trouvons inscrit dans les lois, où il tient désormais une grande place comme institution sociale et politique. De cette époque date son organisation définitive et légale ; on peut dire que toute la période précédente avait été la période de formation ; quand il eut grandi, pris de telles proportions qu’il couvrait, pour ainsi dire, la surface de l’Empire, et était devenu la condition d’une partie notable de la population, l’attention du législateur dut naturellement se porter sur la classe des colons, comme sur les autres classes de la société romaine, pour fixer leur situation réglée jusque-là par la coutume ou un simple contrat, pour déterminer les obligations auxquelles ils devaient être soumis, soit envers l’État, soit envers le sol sur lequel ils étaient établis, et les garanties qui leur seraient accordées en retour de ces obligations. Le Code Théodosien et le Code Justinien renferment un grand nombre de titres spécialement consacrés aux colons ; ces textes ont été recueillis, étudiés avec soin, et suffisent pour donner une idée exacte de la condition faite à la population agricole par la législation impériale[30]. Le premier caractère essentiel que revêtit le colonat est l’hérédité forcée. La nécessité de recourir à un remède énergique pour arrêter la dépopulation progressive des campagnes amena l’intervention de l’État dans les rapports qui unissaient les propriétaires aux fermiers. Il fallait assurer le développement et la prospérité de l’agriculture, intérêt que Rome avait toujours mis au premier rang et qu’on ne pouvait négliger sans que le bon ordre public en fût troublé. En vertu d’un principe admis chez les peuples de l’antiquité et par lequel l’individu était sacrifié à l’État, on songea à limiter les droits du cultivateur libre en le faisant esclave de la terre, en l’attachant au sol qu’il ne lui fut plus permis de quitter sous les peines les plus sévères (servi terrœ, glebœ inhœrentes). Cette tendance se manifeste aux premiers siècles de l’Empire. Un rescrit de Marc-Aurèle et de Commode déclare que les cultivateurs établis sur un domaine étranger comme tenanciers (inquilini) sont inséparables du domaine, et que le propriétaire ne peut céder l’un sans les autres[31]. Le lien (nexus) se resserre tous les jours davantage : la femme, les enfants du colon, sa postérité tout entière (soboles qualiscumque sexus vel ætatis sit)[32] sont enchaînés avec lui par un arrêt terrible, irrévocable, auquel ils ne sauraient se soustraire (quodam æternitatis vinculo)[33]. Ils ne s’appartiennent plus ; destinés fatalement par leur naissance à être colons tommes d’autres curiales ou soldats, ils n’ont pas le droit de choisir une condition différente (originario jure tenentur, et licet conditione videantur ingenui, servi tamen terrœ ipsius, cui nati sunt, existimantur)[34]. Le joug qui pèse sur leur tête est encore plus dur que celui de l’esclave, car l’esclave peut être affranchi par son maître et rendu à la liberté, tandis que le colon n’a aucune amélioration à espérer dans son sort ; il faut qu’il vive, qu’il meure là où il est né et, lorsque tout change autour de lui, seul il est condamné à l’immobilité. C’est comme un stigmate dont il est marqué et qui doit le faire reconnaître partout (originarius). Si la fille d’un colon épouse un homme libre, les enfants issus de ce mariage suivent la condition de leur mère et deviennent eux-mêmes colons, tandis qu’une femme libre mariée à un colon n’exempte point ses enfants de la condition du père[35]. On comprend les efforts tentés par ces malheureux pour braver une loi aussi rigoureuse et échapper à l’avenir qui leur était réservé, efforts presque toujours infructueux, car il n’y avait aucun refuge pour le colon fugitif : il était poursuivi comme l’esclave qui avait quitté son maître et ramené chargé de chaînes[36]. L’intérêt de l’agriculture n’était pas le seul motif qui poussait le gouvernement romain à augmenter le nombre des colons, à assurer par tous les moyens le recrutement de cette classe de sujets et à y maintenir à perpétuité ceux qui y étaient une fois entrés, soit par la naissance, soit par un contrat spécial et formel comme celui qui réglait l’admission des Barbares, lorsqu’ils avaient fait leur soumission à l’Empire[37]. Outre la redevance annuelle payée par le colon au propriétaire du sol et appelée canon parce qu’elle était fixée par la loi et invariable, il y avait la capitation (tributum capitis), contribution personnelle que l’État percevait sur tous ceux qui n’étaient pas propriétaires et qui par conséquent ne payaient pas l’impôt foncier (terrena jugatio). La capitation formait une des principales ressources du revenu public, surtout depuis que le privilège et l’exemption s’étaient étendus à la classe si nombreuse des fonctionnaires et au peuple de Rome et des villes (plebs urbana)[38]. Le colon était inscrit sur les rôles des impositions (censibus adscriptus) où il figurait à côté des têtes de bétail, des pieds d’arbres, des plants de vigne et d’olivier, dans l’inventaire des biens du maître dressé par les répartiteurs (perœquatores) aussi le trouvons-nous désigné dans plusieurs textes de lois sous le nom d’adscriptitius, de censitus ; ces diverses expressions, au IVe siècle, sont synonymes de colonus, inquilinus, agricola, rusticus. Le maître, en acquittant sa contribution foncière, payait à l’État là capitation pour tous les colons établis sur ses domaines. L’État traitait directement avec lui et seul il était responsable, mais c’était une simple avance, car il avait son recours contre les colons et exigeait de chacun d’eux une somme équivalente à sa taxe personnelle. Le taux de la capitation variait suivant lés besoins et les exigences de l’État ; nous n’en connaissons pas le chiffre exact et nous ne savons point comment elle s’évaluait ; car le passage du seizième livre d’Ammien Marcellin, où il dit que la contribution par tête (pro capitibus singulis), exigée comme tribut (tributi nomine), s’élevait dans les Gaules, sous l’empereur Constance, à vingt-cinq pièces d’or (vicenos quinos aureos), et fut réduite par Julien à sept pièces d’or (septenos tantum), s’applique à l’unité qui servait de base pour l’impôt foncier et qu’on désignait également sous le nom de caput[39]. Les femmes étaient soumises comme les hommes à la capitation ; seulement, ne représentant pas une valeur égale par rapport à la production du sol, elles n’étaient taxées que pour une moitié (bina)[40]. Les mineurs en étaient exempts ainsi que les vieillards à partir d’une certaine limite d’âge ; cette limite, suivant les provinces et les époques, varia de quatorze à vingt-cinq ans pour les enfants et fut fixées soixante-cinq ans pour les vieillards[41]. C’était un impôt uniforme, égal pour tous et non progressif, comme l’impôt sur le revenu, avec des classes et des catégories, tel qu’il fut établi en France sous Louis XIV. Ceux qui ne pouvaient payer la cotisation entière étaient groupés par deux, par trois, même par quatre, polir une seule cotisation (bina, terna, quaterna), et devenaient solidaires comme pour l’impôt de la conscription. L’État se montrait d’une rigueur extrême envers les retardataires accablés sous le fardeau qui pesait alors sur la population dés campagnes. Le tableau que Salvien[42] nous fait de la misère publique dans les Gaules n’est point une oeuvre de pure imagination, mais la peinture réelle d’une situation qui empirait tous les jours et finit par devenir intolérable. En somme, toutes les modifications apportées dans la constitution et le prélèvement de la capitation tendirent à la rendre plus productive ; et lés Barbares ne furent appelés si souvent durant le Ier siècle à entrer dans la classe des colons (pie pour augmenter le nombré des contribuables (tributarii). La fiscalité est un des traits dominants de l’administration impériale ; on la retrouve partout à cette époque avec ses tracasseries, ses vexations les plus mesquines, parfois les plus Odieuses. Déjà le fameux édit de Caracalla (211-217), date mémorable dans l’histoire de l’Empire et de l’humanité, avait été, à ne considérer que l’intention du législateur, une mesure fiscale Le droit de cité, accordé d’un seul coup à tous les habitants de l’Empire qui ne le possédaient point encore, les soumettait à l’impôt du vingtième sur les successions (vicesima hœreditatum), et du centième sur les ventes (centesima rerum venalium) dont ils se trouvaient affranchis, tant qu’ils n’étaient pas citoyens romains[43]. Le second caractère distinctif du colonat au IVe siècle, caractère non moins important que le précédent, est l’obligation du service militaire. L’armée romaine, qui avait fait la conquête du monde, devait sa force et sa supériorité à la manière dont elle était organisée. La légion, type primordial de cette armée, se composait exclusivement de citoyens romains. De même que, dans le principe, le citoyen seul payait l’impôt (stipendium) et concourait aux charges de l’État, de même, nul ne pouvait servir la république, combattre dans les rangs des légionnaires, s’il n’appartenait à cette classe privilégiée, seule admise à l’exercice des droits politiques et qui seule semblait offrir des garanties suffisantes pour la défense de la patrie[44]. Telle était l’admiration des Romains pour l’organisation de la légion que Végèce a pu lui attribuer une origine surnaturelle et la regarder comme d’institution divine[45]. Cette organisation, si sage, si merveilleuse, subsista longtemps. Les changements successifs et nécessaires apportés par le temps et les circonstances dans le nombre des légions, dans le chiffre de leur effectif, ne portèrent point atteinte au principe fondamental sur lequel elle reposait[46]. Ce fut plus tard seulement, sous l’Empire et en pleine décadence, que le relâchement des moeurs amena le relâchement de la discipline. On vit alors toutes les classes de la société déserter les légions. Dans les classes supérieures, les sénateurs, les grands propriétaires, les premiers citoyens, n’étant plus rattachés à l’État par les mêmes liens, cherchèrent les moyens de se soustraire à une obligation qu’on regardait autrefois comme un honneur, mais qui était tombée dans une sorte de mépris. Les armes pesantes du légionnaire, les exercices, les travaux, les rudes fatigues auxquelles, il était soumis, répugnaient à leur mollesse ; ils préféraient entrer dans les corps auxiliaires où la discipline était moins sévère, le service moins pénible[47]. Dans les classes inférieures, plusieurs allaient jusqu’à se mutiler volontairement en se coupant les pouces afin de se rendre impropres au maniement des armes et d’échapper ainsi à la loi de la conscription : on les désignait par l’épithète flétrissante de murci[48]. Ce fut une première cause d’infériorité pour les légions dont le recrutement devint très difficile et qui durent ouvrir leurs rangs presque uniquement aux prolétaires ou aux étrangers. L’introduction de l’élément étranger et barbare dans une proportion d’abord minime, mais toujours croissante, marque un pas décisif dans cette voie de transformation. Au IVe siècle, en effet, une loi nouvelle change les conditions du service militaire en faisant de la conscription un impôt dont fut grevée la propriété foncière. Les propriétaires (possessores), au lieu d’être entôlés eux-mêmes dans l’aimée active et de payer personnellement leur dette à la patrie commune, étaient tenus de fournir un certain nombre de recrues (tironum prœbitio) d’après leur cens territorial (jugatio)[49]. Ces recrues étaient naturellement prises parmi les cultivateurs établis sur leurs domaines et dans la classe des colons, car les esclaves ne pouvaient porter les armes, que dans des circonstances exceptionnelles, dans le cas de levées extraordinaires et en masse, pour conjurer un danger imminent (tumultuarius miles), et la liberté devenait alors la récompense de leurs services[50]. Le même système s’est pratiqué en Russie jusqu’à nos jours : les seigneurs russes, ayant à fournir des soldats, les prenaient parmi leurs serfs attachés à la glèbe comme les colons romains[51]. Le maître, intéressé à garder ses meilleurs colons, ceux qui lui étaient le plus utiles et dont les qualités lui promettaient les plus grands avantages, choisissait de préférence les hommes tarés, les lâches, les paresseux (ignavos, ineptos), tous ceux que leurs défauts physiques ou leurs vices rendaient impropres à la vie laborieuse des champs, et les légions se trouvaient ainsi peuplées du rebut des campagnes[52]. La faveur et la corruption qui s’exerçaient à cette époque sous toutes les formes, à tous les degrés de la hiérarchie sociale, permettaient d’éluder facilement les prescriptions de la loi ; les agents du pouvoir chargés de contrôler le recrutement se prêtaient volontiers à la fraude pourvu qu’on les payât bien. Végèce[53] ne cesse de déplorer ces abus si fréquents et qui devaient nécessairement aboutir à la ruine de toute discipline, à la perte irréparable des anciennes traditions et de cet esprit militaire qui excitait encore l’enthousiasme de l’historien Josèphe au temps de la guerre des Juifs[54]. Les frais d’entretien et d’équipement étaient à la charge du propriétaire. Le privilège, seule garantie contre les exactions et l’avidité insatiable du fisc, ne tarda pas à être invoqué pour modifier encore le caractère de la nouvelle loi. Les sénateurs demandèrent et obtinrent la faveur de se racheter de l’impôt du service militaire moyennant une somme d’argent payée au trésor et fixée tantôt à trente-six, tantôt à vingt-cinq sous d’or pour chaque recrue[55]. L’État, par cette concession qui se généralisa et devint facultative pour tous les propriétaires[56], avait moins en vue l’avantage des particuliers que l’éventualité d’un bénéfice à réaliser sur les soldats qu’il enrôlait lui-même, pour son compte, à de meilleures conditions, mais qui dès lors n’étaient plus que de simples mercenaires attirés par l’appât du gain. Cet impôt est appelé dans le Code Théodosien aurum tironicum, aurum temonarium, à cause de sa destination et la faculté de se racheter ainsi du service militaire (auri tironici adœratio). C’était quelque chose d’analogue à nos bureaux de remplacement pour la conscription (advenarum coemptio juniorum). Les petits propriétaires formaient des espèces d’associations (conjunctiones), se réunissaient pour la prestation des recrues ou le paiement de l’impôt ; et le principe de la solidarité, alors universellement appliqué, se retrouve là comme ailleurs. Chacun des associés (consortes, socii) fournissait à tour de rôle un soldat ou payait la somme d’argent équivalente, sauf à se faire rembourser par ses coassociés leur part afférente[57]. L’association, dont le but est ordinairement de protéger l’individu, devenait ainsi pour l’État un moyen d’atteindre tout le monde sans distinction, de frapper le plus petit propriétaire comme le plus grand. Le septième livre du Code Théodosien, dont un titre entier est consacré aux lois sur la conscription (de tironibus), nous permet de suivre pas à pas le législateur sur cette pente fatale où il était entraîné par les événements et les nécessités du moment. Presque toutes les constitutions impériales relatives à cette question si importante du recrutement des armées sont de la dernière partie du IVe siècle. Ces constitutions, que nous appellerions des décrets et qui avaient force de loi, étaient adressées par les empereurs au préfet du prétoire dans les attributions duquel rentrait tout ce qui n’était pas du ressort purement militaire des maîtres de la milice[58]. La condition générale des colons au IVe siècle, telle que nous venons de la définir avec ses charges, ses obligations soit privées, soit publiques, était bien celle que durent accepter les Barbares établis à cette époque sur le territoire romain comme Dedititii. En dehors de l’esclavage il n’y avait pas de forme de sujétion plus complète, et, à certains égards, nous l’avons montré, le colonat était même pire ; de plus, il offrait au vainqueur un double avantage, précieux pour le gouvernement romain, celui d’augmenter ses revenus et de trouver des soldats qui ne lui coûtaient rien. Les courtisans, nombreux à toutes les époques, mais dont l’influence pouvait s’exercer plus facilement dans une cour semblable à celle des empereurs du IVe siècle, ne manquaient pas de faire ‘briller ces avantages aux yeux du prince et de les lui représenter comme l’heureux effet d’une fortune providentielle[59] : Proletarios lucrabitur plures et tirocinia capere poterit validissima, aurum quippe gratanter provinciales corporibus dabunt. Le texte d’Ammien, si remarquable pour l’appréciation de la politique romaine à l’égard des Dedititii, malgré l’altération évidente qu’il a subie dans ce passage, ne peut laisser aucun doute sur la nature des conditions auxquelles les Sarmates Limigantes furent admis par l’empereur Constance à devenir les sujets de l’Empire ; ils furent assimilés aux colons ; on leur imposa les mêmes charges, les mêmes obligations. Les Barbares ne l’ignoraient point, et, toutes les fois qu’ils faisaient leur soumission, demandant des terres à cultiver, ils allaient eux-mêmes au-devant des promesses qu’on avait l’habitude d’exiger en pareille circonstance : Docturi quœ sustinerent incommoda paratique intra spatia orbis Romani, si id placuerit, terras suscipere longe discretas, ut diuturno otio involuti et pacem colentes, tanquam salutarem deam tributariorum onera subirent et nomen[60]. Et ailleurs, au sujet des mêmes Sarmates, transplantés sur le sol romain : Tributum annuum delectumque validœ juventutis et servitium spoponderunt[61]. Cette facilité avec laquelle on admettait les Barbares pour les substituer aux Romains, dont le nombre diminuait chaque jour, est blâmée comme dangereuse par l’historien Ammien qui voyait mieux que la plupart de ses contemporains les périls d’une politique séduisante mais funeste : quœ spes rem Romanam aliquoties adgravavit[62]. Nous retrouvons partout les mêmes termes, les expressions consacrées pour désigner la classe sociale des colons, appliquées aux Barbares. Les Chamaves et les Frisons, forcés de se rendre avec leurs femmes, leurs enfants et tous leurs biens (sese dedere cum conjugiis ac liberis ceteroque examine necessitudinum ac rerum suarum)[63], pour aller habiter et labourer les champs déserts de la Gaule ; les Francs, réduits à implorer la clémence de Julien et à se laisser cantonner dans la même province[64] ; les Sarmates des bords de la Moselle[65] ; les Allamans, vaincus plus tard par Théodose et établis sur les rives du Pô, sont tous tributarii[66], c’est-à-dire soumis à l’impôt de la capitation comme les colons, passibles du service militaire (service militiœ nomine) et attachés au sol sur lequel ils ont été transplantés. Une question se présente, question importante et inséparable de celle du colonat, à l’époque qui nous occupe, surtout lorsqu’il s’agit des colons barbares. Sur quels domaines étaient établis les Germains vaincus et tributaires ? Pouvaient-ils l’être indifféremment sur les domaines de l’État qui se confondent alors avec ceux du prince (rei privatœ) ou sur les domaines des particuliers ? Devait-il y avoir une préférence, et quelles étaient les raisons de cette préférence ? Pourquoi et comment tendit-elle à disparaître ? Les textes que nous possédons sur les premiers établissements de colons barbares, antérieurs au IVe siècle, nous les montrent fixés sur les domaines du prince (coloni rei privatœ, coloni Tamiaci, dominici patrimoniales). L’État, jaloux de ses prérogatives et de ses moindres privilèges, ne devait guère être disposé à abandonner aux particuliers une source si précieuse de richesse, même dans un temps où les bras manquaient partout, et où là plupart des terres demeuraient incultes par suite de la dépopulation dès campagnes. Il suffit de se rappeler par quels moyens s’augmentaient alors les domaines du fisc, pour se faire une idée de leur immense étendue dans les différentes provinces de l’Empire et comprendre l’avantage qu’il trouvait à concentrer dans ses mains de pareils éléments de prospérité pour ses vastes possessions. Ce monopole de l’État se maintint longtemps. Le danger des agglomérations de Barbares sur un même point et la nécessité impérieuse de subvenir à la détresse des propriétaires le décidèrent à y renoncer. Les particuliers furent enfin admis à jouir du même bénéfice ; on leur attribua une partie des colons que l’État s’était d’abord exclusivement réservés[67]. Le préfet du prétoire était chargé de cette répartition toutes les fois qu’elle avait été autorisée par l’empereur après la soumission et la colonisation d’une peuplade vaincue. Chaque propriétaire devait adresser une demande par écrit (per libellos) et indiquer le nombre de colons qu’il désirait. On y faisait droit s’il y avait lieu, mais ces concessions étaient presque toujours accompagnées de mesures, de clauses restrictives qui en diminuaient l’importance ou en limitaient la durée[68]. C’est Ce que nous voyons par un texte de loi du Code Théodosien, relatif aux Scyres soumis par Théodose et distribués comme colons (colonatus jure) aux propriétaires des provinces d’Asie (per transmarinas provincias eorum distributio fiat), en vertu d’un rescrit impérial adressé au préfet du prétoire d’Orient[69]. Les communes rurales (vici), comme les particuliers, recevaient des colons barbares qui leur étaient attribués au même titre et dans les mêmes conditions (vicis adscripti). Ces colons étaient destinés à la culture des biens communaux et se trouvaient sous le patronage des communes qui avaient sur eux des droits analogues aux droits des maîtres sur les cultivateurs attachés à leurs domaines. L’État ne s’était décidé à accorder cette faveur aux communes qu’après la leur avoir disputée longtemps comme aux simples propriétaires ; les motifs qui l’y décidèrent ne furent pas différents. Il fallait à tout prix remédier aux désastres des invasions et réparer les ruines des provinces. Nous en avons la preuve dans l’époque même où ces nouvelles dispositions pénètrent dans les lois ; elles sont contemporaines du IVe siècle, du règne de Constantin et se généralisent sous ses successeurs[70]. En résumé, tous ces milliers de Barbares que Rome avait transplantés sur son territoire, après les avoir soumis par la force des armes et leur avoir imposé sa domination, perdaient non seulement leur indépendance antérieure, mais leurs moeurs, leurs usages, leur langue, tout ce qui pouvait leur rappeler les anciennes traditions de leur pays, pour adopter en échange les lois et la civilisation romaines[71]. Si tous ne se montraient pas également disposés à accepter la nouvelle condition qui leur était faite, si parfois ils se prenaient à regretter leurs forêts et la vie à demi sauvage qu’ils y avaient menée, le but de la politique des empereurs était bien de se les assimiler et d’employer à cet effet les moyens que mettait à la disposition du vainqueur le droit universellement reconnu et adopté dans les sociétés antiques, le droit absolu sur le vaincu. La dureté de cette législation ne devait point surprendre les Barbares habitués à se voir traiter avec une égale rigueur par les peuples de même race et de même origine qu’eux dans ces luttes intestines qui bouleversaient sans cesse la Germanie et où le pouvoir passait à chaque instant d’une tribu à une autre. Les Barbares, ainsi incorporés à l’Empire, soit individuellement, soit comme nation, avaient toutes les charges qui pesaient sur les contribuables romains et ne conservaient comme les colons que la liberté personnelle ; mais ce qui les distinguait du reste de la population, ce qui empêchait qu’ils ne se confondissent avec elle, c’est qu’ils ne cessaient point d’être considérés comme des étrangers (peregrini). Cette qualité d’étrangers (peregrini), comme celle de Latins (Latini Juniani), se maintint alors même qu’il n’y avait plus dans l’Empire que des citoyens et des sujets[72]. Elle servait à désigner différentes classes d’affranchis, placés dans une situation intermédiaire entre la liberté complète et l’esclavage[73]. Ainsi les peregrini dedititii, opposés aux cives et aux Latini, se trouvaient exclus de certaines fonctions publiques, privés des principaux droits civils conférés aux citoyens, et ne pouvaient prétendre au droit de cité que pour leurs enfants ; la résidence de Rome et de sa banlieue leur était interdite[74]. Tous ces degrés d’affranchissement, purement fictifs au IVe siècle, correspondaient dans la loi à autant d’états civils particuliers ; ils ne furent supprimés que sous Justinien, un siècle et demi plus tard[75]. Les Barbares dedititii, véritables étrangers transplantés sur le sol romain, ne pouvaient être traités d’une manière plus favorable ; les grandes villes leur étaient également fermées ; affranchis, eux aussi, par une sorte de fiction, ils durent porter la double marque de leur condition nouvelle et de leur ancienne origine[76]. S’il y avait des exceptions, ces exceptions n’étaient jamais que personnelles, en dehors du droit commun, et constituaient un véritable privilège. Sans doute, il n’est pas permis sur ce point d’arriver à la certitude absolue, mais telle est la conclusion à laquelle on aboutit par l’étude des textes, et il est peu probable que la découverte de nouveaux documents, alors même qu’ils éclaireraient la question d’un jour précieux, soit de nature à la modifier sensiblement. |
[1] En grec ύπήκοοι, Dion Cassius, l. LVI, c. XXXIII. — Du Cange, Glossarium mediœ et infimœ grœcitatis. — Ibid., Glossarium mediœ et infimœ latinitatis, au mot Dedititii.
[2] Du Cange. Concessa nudata cultoribus loca Dedititiis qui ea colerent.
[3] Possessio precaria.
[4] Dominium quiritarium.
[5] Fœdus iniquum.
[6] Tributarii.
[7] Dion, l. LV, c. XXXIII, XXXIV. — Eutrope, l. VII, c. IX. — Suétone, Auguste, c. XXI. — Ibid., Tibère, c. IX.
[8] Velleius Paterculus, l. II, c. CVI.
[9] Code Théodosien, édit. Ritter, VII, tit. 17, l. 1. Paratitlon. — Ammien, l. XVII, c. II. — Ibid., l. XVIII, c. II.
[10] Maximilien de Ring, Mémoire sur les Établissements romains du Rhin et du Danube, Strasbourg, 1852, t. I, p. 166-170.
M. Maximilien de Ring, dans son savant ouvrage sur les établissements romains du Rhin et du Danube, démontre très bien pour quelles raisons il faut renoncer à l’étymologie qui avait prévalu jusqu’ici et qu’on trouve encore reproduite dans la plupart des livres, notamment dans le dictionnaire universel d’histoire et de géographie de Dezobry et Bachelet. Suivant cette étymologie, le mot Decumates viendrait d’une dîme, decima, imposée à tous les habitants du pays, tandis que l’origine véritable de cette dénomination est la mesure dont se servaient les Romains pour arpenter les terrains cédés aux colons, decumanus limes. (De Ring., t. I, p. 166-168.) L’opinion de M. de Ring est confirmée par Mone, dans son histoire des origines du pays de Bade (Urgeschichte des badischen Landes, t. II, p. 229-230.) Le mémoire de Niebuhr sur l’arpentage, Anhang über die römische Eintheilung des Landeigenthums und die Limitation, dans le tome II de son Histoire romaine, fait très bien comprendre ce qu’était le decumanus limes.
[11] Ozanam, Études germaniques, t. III, c. VI, p. 301. — De Ring, t. I, p. 152-166.
[12] Dion, l. LXXI, c. XIX.
[13] Pline, Hist. nat., l. XVIII, c. VII.
[14] Trébellius Pollion, Vit. Claud., c. IX.
[15] Vopiscus, Vit. Aurel., c. VII. — Dexippe, De bellis Scythicis fragmenta, c. II.
[16] Vopiscus, Vita Probus, c. XVIII. — Zosime, l. I, c. LXXI.
[17] Ammien, l. XXVIII, c. I.
[18] Eumène, Panégyrique de Constance, c. IX.
[19] Vopiscus, Vit. Probus, c. XIV.
[20] Zosime, l. I, c. LXXI. — Eumène, Panég. de Const., c. XVIII.
[21] Zumpt., Abhandlung über die Entstehung und historiche Entwickelung des Colonats, im Rheinischen Museum für Philologie. Frankfort am Mein, 1843. — Von Savigny, Abhandlung über den Römischen Colonat, trad. par M. Pellat. — Opitz, op. laud. sup., p. 24.
[22] Laferrière, Droit civil, t. II, p. 437-442. — Gaupp., op. laud., Zweite abschnitt. 12. (Der Colonat.)
[23] Huschke, Ueber den Census und die Steuerverfassung der früheren Römischen Kaiserzeit, Berlin, 1847.
[24] Caton, De Re rustica.
[25] Zumpt, p. 6, 7.
[26] Varron, De Re rustica, l. I, c. XVII.
[27] Tacite, De mor. Germ., c. XXV.
[28] Pline le Jeune, Epistolæ, l. III, 19.
[29] Tite-Live, l. XLI, c. VIII.
[30] Giraud, Histoire du Droit français, t. I, p. 160 et suiv. — Cod. Théod., V, tit. 9. De fugitivis colonie, inquilinis et servis ; — tit. 10, De inquilinis et colonie. — Cod. Just., XI, tit. 47, De agricolis, censitis et colonie ; — tit. 67, De agricolis et mancipiis dominicis, vel fiscalibus reipublicæ vel privatæ.
[31] Digeste, XXX, tit. 1, l. 112.
[32] Cod. Just., XI, tit. 47, De agricolis, l. 23.
[33] Cod. Just., XI, tit. 50, De colonis Palæstinis.
[34] Cod. Just., XI, tit. 51, De colonie Thracensibus.
[35] Guizot, Histoire de la civilisation en France, t. III, 7e leçon.
[36] Cod. Théod., V, et. 9. De fugitivis colonie. — Cod. Just., XI, tit. 63, De fugitivis colonie.
[37] Guizot, t. III, 7e leçon.
[38] Cod. Théod., XIII, tit. 10, l. 2.
[39] Ammien, l. XVI, c. V. — Le nummus aureus avait été remplacé à partir de Constantin par le solidus aureus de moindre valeur et qui représentait environ 13 francs de notre monnaie. Ainsi 25 pièces d’or équivalaient à peu près à 336 francs et 7 pièces d’or, à 92 francs. (Voir Becker et Marquardt, Handbuch der Römischen Alterthümer, III, 2, p. 34.)
[40] Cod. Just., XI, tit. 47, De agricolis, loi 10.
[41] Ulpien, Digeste, De censibus, l. 3. (50, 15). Huschke, ouvrage déjà cité, 4e et 5e partie, passim.
[42] Salvien, De gubernatione Dei, l. V.
[43] Dion, l. LXXVII, c. IX. — Beck. et Marq., III, 2, p. 196. — Mone, Urgeschichte des Badischen Landes, Bd. II, p. 231.
[44] Végèce, De Re militari. — Juste Lipse, De Militia Romana.
[45] Végèce, De Re militari, l. II, c. XXI.
[46] Beck. et Marq., III, 2. (Das Militärwesen.)
[47] Végète, De Re militari, l. II, c. III.
[48] Ammien, l. XV, c. XII. (Voir le commentaire de Wagner sur ce passage, t. II, p. 170.)
[49] Cod. Théod., VII, tit. 13, loi 7. — Juste Lipse, De Milit. Rom., l. I, dial. 9.
[50] Cod. Théod., VII, tit. 13, loi 16.
[51] Guizot, Hist. de la civilisation en France, t. III, 7e leçon.
[52] Juste Lipse, op. cit.
[53] Végèce, l. I, c. VII.
[54] Josèphe, De Bello Judaico, l. III, c. V. — Végèce, De Re militari.
[55] Cod. Théod., VII, tit. 13, loi 7. — Ibid., VII, tit. 13, l. 13 — Le sou d’or valait environ 13 francs : 36 sous d’or équivalaient à 470 francs et 25 sous d’or à 325 francs environ de notre monnaie.
[56] Cod. Théod., VII, tit. 13, loi 7.
[57] Cod. Théod., VII, tit. 13, loi 7.
[58] Cod. Théod., VII, tit. 13, De tironibus.
[59] Ammien, l. XIX, c. XI.
[60] Ammien, l. XIX, c. XI,
[61] Ammien, l. XVII, c. XIII.
[62] Ammien, l. XIX, c. XI.
[63] Eumène, Panég. de Const., c. VIII.
[64] Ammien, l. XVIII, c. VIII. —Zosime, l. III, c. VI.
[65] Ausone, Mosella, v. 9.
[66] Ammien, l. XXVIII, c. V.
[67] Zumpt, op. laud. supra, p. 24 et suiv.
[68] Zumpt, p. 40.
[69] Cod. Theod., De bonis militum, V, tit. 4, loi 3. Édit. Wenck, (frag. du palimpseste de Turin). — Cf. Sozomène, Hist. ecclésiastique, l. IX, c. V.
[70] Zosime, l. II, c. XXII.
[71] Zosime, l. I, c. LXXI.
[72] Walter, Geschichte des Römischen Rechts, Zweiter Theil, § 488 (Civitat, Latinat, Peregrinitat.)
[73] Beck. et Marq., II, 1, p. 89-100. (Cives, Latini, Peregrini.)
[74] Walt., Geschichte des Römischen Rechts. Zweiter Theil, § 490.
[75] Cod. Just., VII, tit. 6, De statu hominum. — Walt., p. 607, t. I, § 421. — Ibid., § 490.
[76] Beck. et Marq., II, 1, p. 100.