ÉTABLIS DANS L’EMPIRE ROMAIN AU QUATRIÈME SIÈCLE
Montesquieu a dit : Ce ne fut pas une certaine invasion qui perdit l’Empire, ce furent toutes les invasions[1]. En effet, l’entrée des Barbares sur le sol romain prit de bonne heure un caractère régulier et périodique et, la perpétuité des mêmes causes entraînant celle des mêmes effets, le mal s’aggrava tous les jours jusqu’à ce qu’il devînt incurable. Dans le principe, les guerres de Rome contre la Germanie avaient été offensives. Après la conquête des Gaules et l’extension de son empire jusqu’au Rhin, elle se trouva en face des Germains ; elle voulut soumettre ces nouveaux voisins comme elle avait soumis les Gaulois. Ses meilleurs généraux, les Drusus, les Tibère, les Germanicus, pénétrèrent à la tête des légions dans des forêts et des marécages réputés inaccessibles, au-delà des confins du monde civilisé, se frayant devant eux une route avec la hache aussi bien qu’avec l’épée, cherchant à envahir ces régions inconnues et par terre et par mer ; par le nord, du côté de l’Océan, en remontant le cours des fleuves, de l’Ems, du Weser et de l’Elbe ; par le midi, en franchissant le Rhin et le Danube[2]. La Germanie devint une école pour le légionnaire comme l’Algérie pour nos soldats. Ces luttes continuelles où l’on était aux prises avec les hommes et les éléments, la tactique inaugurée pour combattre des ennemis d’un nouveau genre, formèrent d’excellentes troupes, entretinrent l’esprit militaire et donnèrent aux légions germaniques une supériorité dont elles se prévalurent pour disposer de l’Empire après l’extinction de la famille des Césars. Vitellius commandait l’armée de la Germanie inférieure, lorsqu’il fut proclamé empereur à Cologne[3]. Toutefois, la marche victorieuse des Romains ne tarda pas à s’arrêter ; la défaite et le massacre de Varus leur prouvèrent, malgré leurs premiers succès, qu’ils ne devaient s’aventurer qu’avec une extrême prudence dans un pays tel que la Germanie et qu’il fallait se méfier de la soumission apparente des habitants. Les victoires de Trajan sur les Daces, la réduction en province romaine d’une partie du territoire qu’ils occupaient au-delà du Danube[4], ferment l’ère des conquêtes. Dès le IIe siècle de l’ère chrétienne, les rôles sont changés ; Rome abandonne l’offensive pour se tenir sur la défensive ; il ne s’agit plus pour elle d’ajouter de nouvelles provinces à son empire, mais de défendre son propre territoire menacé par les envahisseurs. Les Germains ne ressemblaient à aucune des nations qu’elle avait vaincues auparavant ; c’étaient des peuplades, des tribus innombrables qui venaient les unes après les autres se précipiter sur ses frontières et dont les attaques incessantes ne lui laissaient point de repos : Les légions, mieux armées, mieux disciplinées que les Barbares, parvenaient facilement à en triompher, mais ces victoires partielles n’aboutissaient à aucun résultat définitif ; elles ne faisaient que conjurer le danger présent sans assurer l’avenir ; les provinces demeuraient toujours exposées aux coups de l’invasion ; la Germanie, véritable pépinière d’hommes, semblait inépuisable. La situation ultérieure de la Germanie a exercé une influence considérable et décisive sur la marche des invasions ; il faut en tenir grand compte pour bien comprendre les événements. Les Germains étaient plutôt campés qu’établis dans des demeures fixes ; ils n’avaient pas de villes, mais de simples bourgades[5]. Ils vivaient à la manière des peuples pasteurs et nomades ; leur principale richesse consistait dans les troupeaux ; accoutumés à se nourrir du produit de leur chasse et du butin pris sur l’ennemi[6], ils changeaient continuellement de résidence, se contentaient de semer le blé qu’ils pouvaient récolter quelques mois après et se souciaient peu de féconder de leurs sueurs une terre dont la possession ne leur était point assurée, car les groupes seuls (civitates) et non les individus jouissaient du droit de propriété[7]. Il était rare qu’une tribu séjournât plusieurs années consécutives dans le même pays[8]. Ils erraient ainsi de contrée en contrée à travers de vastes solitudes qui suffisaient à leurs besoins, mais dont les ressources eussent été bien vite épuisées par une population nombreuse et sédentaire[9]. La guerre était l’occupation favorite et presque exclusive du Germain ; il s’y préparait dès l’enfance ; parmi ses jeux figurait la danse des armes (Waffentanz). Les exemples de ses pères, les récits de ses aïeux, les chants nationaux de sa patrie, tout conspirait à faire des combats et de la gloire militaire l’unique objet de son ambition. Son entrée dans la vie publique était une prise d’armes comme le fut plus tard l’investiture du chevalier ; il recevait dans l’assemblée des chefs de la tribu, de la main de son père ou de l’un de ses proches, le bouclier et la framée, remplacés au moyen âge par l’épée. Dès lors il sortait du cercle de la famille pour devenir membre de l’État. Cette cérémonie, ainsi que le remarque Tacite[10], correspondait à la prise de la toge par le jeune Romain, et marquait l’époque la plus importante de sa vie. La majeure partie de l’existence des Barbares se passait dans des expéditions plus ou moins lointaines où chaque chef entraînait les compagnons attachés à son nom et à sa fortune. Vainqueurs, ils étaient salués à leur retour par les acclamations de leurs femmes, qui se faisaient un honneur de compter leurs blessures et de les exhorter elles-mêmes au courage. Vaincus, ils revenaient couverts d’une ignominie que rien ne pouvait effacer, et la honte d’avoir survécu à une défaite était le plus terrible châtiment infligé à leur lâcheté. En temps de paix, ils ne déposaient point leurs armes, mais les gardaient pour délibérer sur les intérêts de la communauté ou s’en servaient pour se livrer au plaisir de la chasse qu’ils aimaient passionnément, parce qu’ils y retrouvaient une image de la guerre et le souvenir de leurs exploits. Les occupations domestiques n’avaient aucun attrait pour eux ; ils les regardaient comme indignes d’un guerrier et en abandonnaient le soin aux femmes, aux vieillards, aux esclaves[11]. On conçoit qu’avec de telles moeurs publiques et privées les Germains soient devenus de redoutables et perpétuels ennemis pour l’Empire, dès qu’ils furent en contact avec la domination romaine. Plutôt que de prolonger un repos qui leur était à charge, ils s’engageaient au service des nations étrangères les plus belliqueuses, avec lesquelles ils étaient assurés de satisfaire ce besoin de mouvement et d’aventures[12]. L’amour de la gloire n’était pas le seul mobile de ces expéditions renouvelées au moyen âge par les seigneurs accompagnés de leurs vassaux. Ils faisaient la guerre pour piller, pour s’enrichir des dépouilles de leurs ennemis vaincus, qu’ils rapportaient et se partageaient entre eux. C’était là le prix de leurs travaux et de leurs fatigues, la récompense de leur bravoure ; ils n’avaient point d’autre solde, et les libéralités de leurs chefs, les présents qu’ils en recevaient, tels qu’un cheval, une lance, une framée, provenaient de la même source[13]. Ils ne se contentaient pas de porter partout la ruine et la dévastation sur leur passage, de brûler et d’incendier, d’enlever tout ce qui pouvait tomber entre leurs mains ; ils emmenaient prisonniers les habitants eux-mêmes et les réduisaient en servitude. Ce caractère sauvage qu’affectaient les guerres des Germains, soit entre eux, soit avec les étrangers, explique la terreur qu’inspiraient les invasions aux malheureux provinciaux, le profond découragement dans lequel elles jetaient les sujets de Rome voisins des frontières. L’Empire était une trop riche proie pour ne pas exciter leurs convoitises : ils trouvaient là d’immenses trésors, tous les produits de l’agriculture, du commerce, de l’industrie, du luxe le plus raffiné, de la civilisation la plus avancée[14]. Ces robustes guerriers, ces hommes du Nord, n’étaient point insensibles aux plaisirs des sens, aux jouissances de la vie, aux douceurs d’un climat tempéré ; ils se sentaient attirés vers ces régions mieux favorisées de la nature. De tout temps, les grandes migrations se sont faites du nord au midi. Quand les Gaulois s’établirent dans la vallée du Pô, descendirent en Étrurie, le traître qui les appela et leur livra sa patrie n’eut qu’à leur montrer les meilleurs fruits et les vins délicieux que produisait la Toscane[15]. Le même instinct poussait les Germains vers le Rhin et le Danube ; tous leurs efforts tendaient à franchir cette double barrière pour se répandre dans les riches contrées de la Gaule, de l’Italie et de la Grèce. Ils tâchaient de tromper la surveillance des postes- et des campements romains, fondaient à l’improviste sur de paisibles cultivateurs, ravageaient les campagnes, évitant de se mesurer avec les légions dont ils reconnaissaient la supériorité, et regagnant en toute hâte leurs forêts et leurs marais pour se mettre à l’abri des poursuites. Le temps et les progrès de la civilisation n’ont pas complètement modifié le caractère et le système de guerre des Allemands : on retrouve encore aujourd’hui chez les descendants et les héritiers des Germains plus d’un trait de ressemblance avec leurs ancêtres. A cette première cause de déplacements continuels des populations dans la Germanie s’en joignait une seconde. Les invasions n’étaient pas toujours le fait de simples tribus agissant isolément et pour leur propre compte. Les différentes tribus de même race, de même famille, se groupaient sous la conduite d’un chef plus illustre autour d’une nation conquérante et formaient alors une véritable armée composée, non seulement de quelques milliers d’hommes, mais de multitudes innombrables, grossissant sans cesse comme les eaux d’un torrent débordé. Chaque siècle voyait se former de pareilles associations de peuples, et chaque fois Rome devait trembler pour son existence. Vers la fin du IIe siècle avant l’ère chrétienne, l’an 640 de sa fondation, sous le consulat de Cecilius Metellus et de Papirius Carbon, elle entendit prononcer pour la première fois le nom des Cimbres et des Teutons[16]. Partis des extrémités septentrionales de la Germanie, des rives mêmes de la Baltique et de la Chersonèse Cimbrique (le Danemark actuel), ils traversèrent l’Allemagne du nord au midi, franchirent le Danube, pénétrèrent dans la vallée du Rhône, et de là en Italie, au nombre de plusieurs centaines de mille, s’il faut en croire les récits des historiens latins[17], et infligèrent de grands désastres aux premières armées romaines qui cherchèrent à les arrêter dans leur marche dévastatrice. Carbon, Cassius, Scaurus Aurelius, Servilius Cépion, M. Manlius, tous consuls ou consulaires, furent successivement battus ou faits prisonniers[18]. Il fallut le génie militaire de Marius pour en triompher : les deux éclatantes victoires d’Aix et de Verceil sauvèrent Rome et entraînèrent la ruine complète des Barbares ; on en fit un affreux carnage ; ils furent exterminés avec leurs femmes et leurs enfants qui les avaient accompagnés. Le premier danger aussi considérable pour l’Empire, après l’invasion des Cimbres et des Teutons, fut la guerre des Quades et des Marcomans, sous Marc-Aurèle, au IIe siècle de l’ère chrétienne. Tous les historiens s’accordent à reconnaître le péril extrême que courut la puissance romaine. Plus de vingt nations s’étaient liguées et avaient combiné une attaque commune contre Rome ; c’étaient les Marcomans, les Narisques, les Hermundures, les Quades, les Suèves, les Sarmates, les Latringes, les Bures, les Victohales, les Soribes, les Sicobotes, les Rhoxolans, les Bastarnes, les Alains, les Peucins, les Costoboces[19], tous les peuples compris entre l’Illyrie et la Gaule, dont la plupart se trouvaient encore à peine connus des Romains, mais dont quelques-uns devaient plus tard acquérir une certaine renommée[20]. Une panique effroyable s’empara de la ville éternelle ; on décréta la levée en masse comme pour le tumultus Gallicus, on arma jusqu’aux esclaves et aux gladiateurs[21]. Marc-Aurèle réunit le sénat, se fit adjoindre un collègue, vu la gravité des circonstances ; on recourut aux oracles, aux prières publiques ; on fit des purifications extraordinaires ; l’empereur ne voulut partir pour l’armée qu’après avoir célébré lui-même un lectisternium de sept jours avec toutes les cérémonies d’usage[22]. Pour subvenir aux frais d’une guerre si terrible et si ruineuse, il fallut faire appel à la générosité de tous les citoyens, recueillir des dons et des souscriptions patriotiques. Marc-Aurèle le premier donna l’exemple : les meubles, la vaisselle du palais, les joyaux de l’impératrice furent vendus à l’encan, au pied de la colonne Trajane, et le produit de cette vente versé dans le trésor public[23]. Pendant plus de quinze années, l’Illyrie, le Norique, la Pannonie, furent le théâtre de luttes sanglantes, de dévastations continuelles[24]. On finit cependant, non sans peine, par refouler les Barbares ; plusieurs firent leur soumission, le reste fut détruit ou poursuivi jusque dans leur pays[25] ; l’empereur mourut en Germanie, avant d’avoir pu rétablir la paix générale, léguant ce soin à son fils Commode. Le danger était conjuré une fois de plus, mais non pour longtemps. A cette première confédération désignée plus particulièrement sous le nom de confédération allémanique, à cause des peuples divers qu’elle renfermait (alle Männer), succéda celle des Francs, dès le commencement du IIIe siècle. Tandis que les Allamans occupaient au midi tout le pays compris entre le Danube et le Rhin jusqu’au Mein, c’est-à-dire une partie de l’Autriche, le Tyrol, la Bavière, le Wurtemberg et le grand duché de Bade, les Francs s’étendaient au nord depuis le Mein jusqu’à l’Océan, entre le Rhin et l’Elbe, couvrant à peu près le même espace que l’ex-confédération de l’Allemagne du Nord, moins la Prusse[26] ; les Cattes, les Bructères, les Chamaves, les Chérusques, les Ampsivares, les Sicambres, les Saliens, les Attuarii, étaient les principaux peuples englobés sous la dénomination générale de Francs. Ce nom n’avait point été dans le principe celui de quelque tribu particulière ; emprunté selon toute apparence aux anciens idiomes ou dialectes de la Germanie septentrionale[27], il rappelait l’origine primitive de peuplades qui, chassées de leurs anciennes demeures (warg, wrang, exilé, banni), étaient venues s’établir dans les contrées voisines du Rhin. La qualité d’exilés, de bannis, n’avait rien de déshonorant à cette époque ; elle témoignait au contraire d’un grand amour de la liberté, d’un sentiment de fierté et d’indépendance qui faisait préférer l’exil à la servitude. L’asile de Romulus n’était-il pas ouvert à tous les bannis ? Le même mot wrang signifiait aussi cruel, féroce, et ce sens n’avait non plus rien de défavorable, car les Barbares, à qui les idées de clémence et d’humanité étaient peu familières, mettaient la force au premier rang ; ils ne concevaient guère un héros que couvert de sang ou des dépouilles de ses ennemis ; il a fallu toute une association d’idées nouvelles pour faire du mot Franc ce qu’il est devenu au moyen âge et dans les temps modernes. Les Francs se montrèrent redoutables aux Romains dès leur apparition sur le Rhin ; c’étaient déjà les Cattes et les Chérusques qu’Arminius avait conduits à la victoire contre les légions d’Auguste et de Tibère. La Gaule fut le principal théâtre de leurs exploits ; ils la ravagèrent dans tous les sens, saccagèrent plusieurs villes importantes, pénétrèrent jusqu’en Espagne où Tarragone[28], une des cités les plus florissantes du temps, fut presque entièrement détruite ; et passèrent même en Afrique[29] sur des vaisseaux dont ils s’étaient emparés. Deux siècles après, Paul Orose retrouvait encore dans ces mêmes contrées des traces de leur passage, et de misérables cabanes couvraient l’espace occupé par un grand nombre de villes magnifiques qui n’avaient pu se relever de leurs ruines[30]. Vaincus successivement par Aurélien, par Probus, par Constance Chlore, par Constantin, ils renouvelèrent sans cesse leurs incursions sur le territoire romain. Pendant toute la durée du IVe siècle, les successeurs de Constantin eurent à lutter avec les différentes tribus non soumises de la confédération des Francs. La plupart des campagnes de Julien, de Valentinien Ier et de Gratien furent dirigées contre eux. Une troisième confédération de Barbares se forma contre l’Empire au IIIe siècle, et menaça l’Orient comme les deux précédentes menaçaient l’Occident : ce fut celle des Goths. Selon le récit de leur historien Jornandès[31], les Goths, généralement confondus avec les Gètes[32], seraient partis de la Scandinavie qu’il appelle une fabrique de nations, officina gentium. Descendant vers le midi, ils auraient soumis les Vandales, leurs voisins, et seraient venus s’établir dans l’ancienne Scythie, c’est-à-dire la Pologne, la Transylvanie, et une partie dès plaines de la Russie méridionale, en suivant les vallées du Dniepr et du Don, jusqu’à la mer Noire (Pontus-Euxinus), et la mer d’Azow (Palus-Mœotica). Ils occupèrent la Dacie de Trajan, forcèrent les Romains à se replier en deçà du Danube, puis franchirent bientôt cette nouvelle barrière ainsi que la chaîne des Balkans (l’Hémus), pour se répandre de la Mésie dans la Thrace, la Macédoine, l’Épire, la Thessalie, jusque dans l’Achaïe et l’Asie Mineure[33], semant partout la ruine et la désolation, inspirant une profonde terreur[34]. Les invasions germaniques avaient quelque chose d’affreux : ce n’était pas une guerre ordinaire, mais un fléau destructeur qui s’abattait successivement sur toutes les provinces ; ces hordes sauvages commettaient des excès de toute nature et ne laissaient après elles que le désert. L’Orient se crut perdu. Il fallut verser des flots de sang, lutter pendant plus de dix ans pour arrêter les envahisseurs et les refouler au-delà des frontières. Les empereurs marchèrent en personne contre les Barbares ; les deux Decius trouvèrent la mort en les combattant, comme les anciens héros du même nom qui s’étaient dévoués pour le salut de la République. Claude II, un de ces généraux qui commandaient alors les armées romaines, et que le malheur des temps élevait jusqu’à la pourpre, remporta sur eux une victoire décisive près de Naïsse, dans la Mésie supérieure, aujourd’hui la Servie, l’an 268, et put annoncer dans son rapport sur cette mémorable bataille l’anéantissement de trois cent vingt mille ennemis parmi lesquels se trouvaient non seulement des Goths, mais des peuples de différentes nationalités[35]. L’Orient fut enfin délivré et, pendant plus d’un siècle, les Goths occupés à étendre leur domination au nord du Danube, de la Vistule au Volga, ne troublèrent plus la paix et la sécurité de l’Empire jusqu’au moment où de nouvelles circonstances les y introduisirent pour le renverser définitivement. — Les Goths, dont le nom signifiait dans leur langue le bon peuple, le peuple par excellence, gut thiud, se divisaient en trois grandes branches : les Wisigoths (Goths de l’ouest), les Ostrogoths (Goths de l’est) et les Gépides ou traînards (Gepanta), les derniers arrivés. Parmi les nations qui s’étaient jointes à eux dans l’espoir d’un riche butin, on comptait les Peucins, les Trutungues, les Vertingues, les Celtes et les Hérules[36]. Plusieurs historiens, surtout les Grecs, tels que Zosime et Dexippe[37], les désignent sous le nom de Scythes, à cause du pays où ils s’étaient établis et que l’antiquité connaissait sous la dénomination générale de Scythie. La quatrième confédération des peuples germaniques fut celle des Saxons, postérieure aux précédentes. Les Saxons, premiers ancêtres des Anglais, ainsi nommés à cause de leur arme principale, la seax, espèce de hache ou couteau à deux tranchants, habitaient à l’entrée de la Chersonèse Cimbrique, près du Danemark, le long des côtes de la Baltique et de la mer du Nord[38]. Les Angles, les Jutes, les Warni ou Werini, les Pictes et les Scots entrèrent successivement dans cette ligue[39]. Plus éloignés de l’Empire par leur position septentrionale, séparés de la frontière romaine par les Francs et d’autres tribus, ils ne l’attaquèrent que plus tard, bien qu’il soit fait mention d’eux dès le ite siècle de l’ère chrétienne. Leur voisinage de la mer en faisait un peuple de marins ; leurs incursions étaient des incursions maritimes ; montés sur de petites barques, ils traversaient l’Océan, abordaient sur les rivages de la Bretagne ou de la Gaule[40], se joignaient aux habitants de l’Écosse et aux Francs pour piller et dévaster les contrées les plus rapprochées, puis, regagnant leurs vaisseaux, ils retournaient dans leur patrie chargés de butin[41]. Ces incursions, périodiques comme celles des autres Barbares, puisaient dans la nouveauté et l’étrangeté de leur caractère quelque chose de plus terrible pour les Romains. Rome n’avait jamais été une grande puissance maritime. Malgré ses victoires sur Carthage et l’extension de sa domination sur toute la Méditerranée, ses flottes n’avaient jamais été ni bien nombreuses ni bien redoutables. Les Romains avouaient eux-mêmes leur infériorité sur ce point[42]. Les pirateries continuelles des Saxons les obligèrent à augmenter leur marine pour repousser ces envahisseurs. Ammien[43] nous représente les Saxons comme d’intrépides pirates, admirablement exercés au pillage et au brigandage, comme les dignes précurseurs de ces Normands qui vinrent si souvent infester les côtes de France et pénétrèrent, en remontant le cours de la Seine, jusque sous les murs de Paris. Son témoignage est confirmé par celui de tous les historiens contemporains. Zosime[44] nous dit qu’ils avaient la réputation d’être les plus forts, les plus courageux, les plus endurcis aux fatigues de tous les Barbares. C’est surtout au IVe siècle que les attaques des Saxons devinrent plus fréquentes et plus dangereuses pour la sécurité des provinces occidentales de l’Empire. On dut plus d’une fois recourir au talent des généraux les plus habiles et les plus consommés dans l’art militaire, tels que le père du grand Théodose[45], pour arrêter ces audacieuses entreprises souvent couronnées de succès. Les différentes ligues des peuples barbares de la Germanie avaient un caractère défensif en même temps qu’offensif. Les tribus, les nations de même race, de même famille, qui se groupaient ainsi, cherchaient moins à attaquer Rome qu’à se mettre en état de repousser victorieusement les ennemis dont elles étaient menacées à l’intérieur. La guerre, dans l’antiquité, se faisait d’une manière impitoyable : le vaincu, chassé par le vainqueur, dépossédé du sol qu’il occupait, se voyait contraint d’aller à la recherche d’une nouvelle patrie, de conquérir à son tour une autre place au soleil[46]. L’Allemagne, par sa position géographique, s’est trouvée le principal passage des nations d’Orient en Occident et du Nord au Midi dans ces grandes migrations qui ont duré plusieurs siècles et joué un si grand rôle dans l’histoire du monde. Ce mouvement incessant des populations à travers la Germanie avait pour effet de pousser les Barbares sur la frontière romaine par une force fatale et irrésistible, comme les flots d’une mer agitée qui se pressent les uns les autres et viennent sans cesse battre le rivage. L’arrivée de nouveaux conquérants sur les bords de la Baltique amena l’émigration en masse des Cimbres et des Teutons ; refoulés jusqu’au Rhin et au Danube, ils se heurtèrent contre l’Empire. Nous avons un témoignage certain de la nécessité qui leur était imposée et des dispositions qu’ils apportaient. Avant de déclarer la guerre, ils envoyèrent une ambassade à Papirius Carbon[47] pour demander la paix et l’alliance des Romains, promettant de se mettre au service de Rome, si on leur accordait, à titre de solde, des terres et un établissement dans l’Empire. Le refus de ces conditions les obligea à recourir aux armes, afin d’obtenir par la force ce qu’on ne voulait pas leur donner de plein gré. Succomber ou se frayer un chemin par la victoire, telle était la destinée de ces peuples exilés et sans asile. C’est ainsi que, sous le règne de Néron, les Ampsivariens, chassés par les Cauces de leurs anciennes demeures, implorèrent le secours et la protection de l’empereur ; ils demandaient humblement qu’on leur permît de s’établir sur les rives du Rhin, au nord de la Lippe ; repoussés par les Romains avec lesquels ils n’étaient point en état de se mesurer, repoussés par leurs voisins, ils finirent, après d’inutiles efforts et de longues pérégrinations, par trouver la mort sur une terre étrangère où on refusait de les laisser vivre[48]. Le grand mouvement des Quades et des Marcomans, de toutes les tribus allémaniques sur le Danube, au Ier siècle de notre ère, correspond au passage de la Vistule par les Goths et à leur marche victorieuse à travers la Germanie orientale. Au IIIe siècle, la ligue des peuples gothiques se forma pour résister à de nouvelles nations qui arrivaient à leur tour du fond de l’Orient et qui n’étaient elles-mêmes que l’avant-garde d’autres nations. Au IVe siècle les invasions n’ont pas changé de nature ni de caractère, elles sont ce qu’elles étaient déjà dans les siècles précédents : Rome continue à lutter contre les différentes peuplades qui menacent ses frontières, et ce sont toujours les mêmes ennemis : les Allamans, les Francs, les Saxons sur le Rhin et les côtes de l’Océan ; les Sarmates, les Quades, les Goths, sur le Danube, auxquels se joignent les Bourguignons (Burgundii)[49] et quelques autres peuples qui n’avaient eu jusqu’alors aucun rapport avec elle. Souvent victorieuse, elle repoussait généralement ces attaques et maintenait l’intégrité de son territoire ; parfois même, elle envahissait à son tour le pays des Barbares, transportant chez eux le théâtre de la guerre, pillant, dévastant, incendiant leurs villages, comme ils pillaient et incendiaient les campagnes romaines. Il n’y avait que des trêves plus ou moins longues, jamais de paix véritable. Rome comprenait que pour assurer son repos il aurait fallu anéantir les Barbares et, désespérant d’arriver à ce résultat, elle cherchait du moins à leur faire le plus de mal possible, à les réduire à l’impuissance par une guerre de détail et d’extermination où ses forces s’épuisaient plus encore que celles des Germains. Toutes les expéditions de Julien contre les Francs ou les Allamans, sur le bas comme sur le haut Rhin, pendant les six années consécutives (355-361) qu’il exerça la haute administration civile et militaire des Gaules, tendent au même but. Il a pris soin lui-même de nous révéler les secrets de sa politique et l’histoire de son gouvernement, dans ces fameuses lettres qu’il écrivait aux Athéniens, ses anciens maîtres, dont il recherchait les éloges sur le trône comme dans les écoles[50]. Les Athéniens recevaient le bulletin exact de chacune de ses victoires, et par ces conversations intimes, nous sommes mieux renseignés que par les relations officielles adressées à la cour de Milan. L’historien Ammien Marcellin, soldat en même temps qu’écrivain, narrateur fidèle et souvent dramatique des faits dont il a été le témoin, quelquefois l’acteur, est également précieux[51]. Son ouvrage, composé dans les premières années du règne de Théodose, est presque contemporain des événements qu’il raconte. Ammien suit pas à pas son héros ; il nous le montre préparant ses expéditions contre la Germanie, jetant des ponts sur le Rhin, franchissant le fleuve dès le printemps, à la tête de son armée, tombant à l’improviste sur les Barbares, portant le fer et le feu jusque dans leurs demeures, les soumettant par la terreur, avant même de les avoir combattus, ou remportant sur eux de grandes victoires comme celle de Strasbourg (Argentoratum), en 357, leur dictant les conditions de la paix et revenant au bout de quelques mois, soit à Lutèce (Lutœtia Parisiorum), soit à Sens, soit à Vienne, soit à Trèves, prendre ses quartiers d’hiver[52]. L’intervalle d’une campagne à l’autre est consacré à faire de nouveaux préparatifs pour l’année suivante, à dresser des plans, à. concentrer des troupes, à entasser les approvisionnements nécessaires dans les greniers publics, de manière à assurer la subsistance de l’armée, à relever -ou à réparer les forteresses, et, dès que la saison le permet, sans déclaration de guerre préalable, le territoire ennemi est envahi sur quelque point. Les Romains cherchent généralement à devancer les Barbares et à prendre l’offensive. Julien savait admirablement organiser ces colonnes mobiles destinées à faire des pointes plus ou moins avancées dans la Germanie ; il tirait un excellent parti de sa cavalerie dans des reconnaissances pleines de hardiesse, évitait habilement les embuscades que favorisait la nature des lieux et ramenait ses légions avec un riche butin et de nombreux prisonniers. Il s’avança ainsi plusieurs fois jusqu’au Mein. L’empereur Valentinien Ier, digne par son activité, par sa fermeté, par ses talents militaires, de succéder à Julien, fut le continuateur de son oeuvre ainsi que de sa politique. Il établit des retranchements et des fortifications jusque sur les bords du Necker, afin de créer une seconde ligne de défense au-delà du Rhin[53]. Ammien nous donne un curieux exemple de sa persévérance. Il s’agissait de détourner le cours du Necker pour jeter les fondements d’un nouveau fort dans une position très importante ; cette opération présentait de sérieuses difficultés pour les ingénieurs du temps ; les légionnaires se mirent à l’oeuvre, ayant de l’eau jusqu’au cou, et finirent par triompher des obstacles matériels qui s’opposaient au succès de l’entreprise[54]. Il n’y eut sous son règne aucune colline, aucun passage, aucune vallée qui n’attirât son attention et ne devînt par ses soins une véritable place forte, un centre de résistance. Son fils Gratien, associé de bonne heure à l’Empire et héritier de la tradition paternelle, continua également avec succès le même système de guerre contre les Germains. Les événements qui s’accomplissent à la même époque sur le Danube ressemblent beaucoup à ceux du Rhin. La situation est la même ainsi que les périls de l’invasion : là aussi les empereurs ont à défendre contre les envahisseurs une ligne de frontières non moins étendues que celles des Gaules ; leurs efforts se portent successivement sur les points les plus menacés du territoire romain ; ils établissent leur quartier général à Milan, à Sirmium, à Bregetio, à Carnonte, afin d’être plus rapprochés du théâtre des opérations militaires et ne résident guère à Constantinople plus qu’à Rome. L’aspect de ces différentes villes est plutôt celui d’un camp que d’une capitale ; le général (dux), chargé du commandement des troupes dans chaque province, travaille sans relâche, de concert avec les autorités civiles, à la création, à l’équipement, à l’entretien des armées destinées à aller chercher les Barbares jusque chez eux pour châtier leurs insolences ou prévenir leurs attaques. Quand toutes les forces sont réunies, les préparatifs achevés et l’hiver terminé, les légions s’ébranlent, passent le fleuve, dès le mois de mars, après la fonte des neiges, sur des ponts de bateaux, et pénètrent dans la Sarmatie, sans laisser à l’ennemi le temps de se reconnaître[55]. Généralement ces attaques subites et imprévues, véritables représailles des invasions germaniques dans les provinces romaines, produisaient un grand effet ; la vue des légions, de leur allure martiale, de tout l’appareil dont s’entouraient les Césars, suffisait pour terrifier les Barbares et les mettre en fuite ; ils laissaient, non sans regret, incendier leurs villages, brûler leurs maisons, piller leurs récoltes, et se retiraient avec leurs femmes et leurs enfants dans l’asile impénétrable de leurs forêts ou de leurs marécages, d’où ils ne sortaient que pour venir se soumettre, protester de leur repentir et de leur obéissance future, afin d’éloigner par la soumission un ennemi qu’ils ne pouvaient repousser par la force[56]. Aussi humbles dans la défaite que fiers et intraitables dans la victoire, ils acceptaient toutes les conditions qu’on voulait leur imposer, allaient même au-devant des exigences des Romains et fournissaient les otages demandés, tandis qu’au fond ils nourrissaient le projet secret et bien arrêté de se venger à la première occasion, de saisir le moment favorable pour violer leurs serments et reprendre les armes[57]. L’expédition de l’empereur Constance contre les Sarmates Limigantes ou des frontières, l’an 359, fournit un remarquable exemple de la mauvaise foi des Barbares. Sommés par l’empereur de rendre compte de leurs incursions dans la Pannonie, au coeur même de l’hiver et en dépit des traités, ils demandèrent une entrevue avec Constance pour se justifier et implorer leur pardon. Constance se trouvait alors à Acimincum, près de Bude, en Pannonie, sur les bords du Danube. Les Barbares furent admis en sa présence. Feignant l’attitude la plus humble et la plus respectueuse, ils se mettent tout à coup, à un signal donné par l’un d’eux, à pousser des cris affreux : Marrha, marrha ! c’est leur cri de guerre, nous dit Ammien ; fort entendre des hurlements sauvages, lèvent l’étendard de la révolte et profitent du petit nombre des soldats qui entouraient l’empereur pour se jeter sur son tribunal[58]. Constance, à la vue du danger qui le menaçait, de ces milliers de glaives dressés devant lui, descendit en toute hâte, n’eut que le temps de monter à cheval et de fuir précipitamment. Quelques minutes après, le siége de l’empereur et son coussin d’or devenaient la proie des envahisseurs. Les Romains, qui s’indignaient de pareils attentats commis sur la personne de l’empereur ou contre la majesté de l’Empire, n’étaient guère plus scrupuleux sur le choix des moyens quand il s’agissait de se débarrasser d’un ennemi puissant ou dangereux. Ammien nous raconte que Julien fit inviter à un festin des rois et des princes barbares qui n’étaient point entrés dans l’alliance romaine, et qu’on devait les égorger à l’issue du festin[59]. Une autre fois, c’est le roi Vadomarius dont Julien veut s’assurer avant de quitter les Gaules ; il l’attire dans un piége, le fait arrêter en pleine paix et conduire sous bonne escorte en Espagne[60]. Ailleurs, c’est Macrianus, le roi des Bucinobantes, dont on redoutait les talents et le crédit, contre qui se trame une secrète conspiration[61] ou Gabinius, le roi des Quades, immolé au mépris des lois les plus sacrées de l’humanité[62]. C’est pour venger la mort de leur roi que les Quades soulevèrent les peuples voisins, formèrent une nouvelle ligue redoutable, l’an 371, franchirent le Danube, tombèrent sur les paysans romains occupés aux travaux de la moisson et en firent un affreux carnage[63]. La fille de Constance, fiancée à Gratien, qui se trouvait dans une villa impériale voisine, faillit elle-même être surprise, au moment où elle prenait son repas, et ne dut son salut qu’à la présence d’esprit du gouverneur Messala qui la fit monter sur sa voiture et conduire à Sirmium, éloignée de vingt-six milles[64]. Les mesures promptes et énergiques de Probus, préfet du prétoire, alors en résidence à Sirmium, éloignèrent l’ennemi dont les coups se portèrent sur deux malheureuses légions, la Pannonique et la Mésiaque ; attaquées séparément et enveloppées, elles furent presque entièrement détruites. Ce premier désastre était le signal des nouveaux maux qui allaient fondre sur l’Empire. La seconde moitié du IVe siècle vit se produire dans la Germanie un de ces immenses bouleversements qui ne manquaient jamais d’avoir leur contrecoup sur le monde romain. La nation des Huns, dont la sauvage férocité est devenue proverbiale, fit alors sa première apparition en Europe. Elle n’appartenait plus aux races germaniques, mais à la grande famille des Tartares destinée à couvrir non seulement toute l’Asie et l’Orient, mais une partie du monde européen[65]. Leurs migrations, selon la remarque de Gibbon[66], se trouvent liées à l’histoire des révolutions mêmes de la Chine dont les annales peuvent aider à découvrir les causes secrètes et éloignées qui entraînèrent la chute de l’Empire romain. Les Huns n’étaient pas les premiers Tartares qui eussent franchi la limite de l’Europe et de l’Asie, ils avaient été précédés par les Alains, peuples de même race, bien que d’une civilisation plus avancée[67]. Nous trouvons dès le IIIe siècle les Alains établis sur les bords du Palus-Méotide et du Bosphore Cimmérien ; ils s’étaient répandus en peu de temps dans les provinces du Pont, de la Cappadoce, de la Cilicie et de la Galatie. Arrien, gouverneur de la Bithynie, auteur d’une histoire de l’expédition d’Alexandre le Grand et d’un périple de la mer Noire, avait déjà combattu les Mains et composé contre eux un livre de stratégie intitulé : τά τακτικά. Ils ne cessèrent dès lors d’occuper les pays voisins du Caucase, et pénétrèrent jusqu’aux contins de l’Arménie et de la Médie[68]. Les Alains étaient, comme les Huns, des peuples essentiellement nomades. Leur principale force consistait dans la cavalerie ; ils passaient leur vie à cheval, faisant, ainsi que les Arabes, de leur coursier le compagnon inséparable de leur existence et leur meilleur ami. Ce caractère du reste est commun à tous les Tartares, et le nom générique des langues tartares ou touraniennes, est emprunté au mot toura qui signifie la queue du cheval. Ammien Marcellin[69], Jornandès[70], Zosime[71], tous les historiens gréco-romains du Bas-Empire nous ont laissé un portrait de ces nouveaux Barbares dont les moeurs, les usages, le type même de figure n’avaient rien d’humain et à qui la tradition attribuait une origine légendaire. L’impression produite autrefois sur les Romains par les féroces habitants de la Germanie se trouva dépassée ; l’imagination populaire, prompte à se frapper, ne manquait pas de grossir encore la réalité ; la superstition s’empara de ces terribles images, de ces récits fantastiques, pour semer l’effroi. Les bruits les plus sinistres circulèrent ; le vague pressentiment d’un grand désastre, d’une ruine prochaine, se répandit dans l’Orient ; les vieilles prophéties, annonçant que l’empire du monde devait passer à d’autres nations, furent considérées comme à la veille d’avoir leur accomplissement[72]. Le trente et unième livre d’Ammien Marcellin s’ouvre par l’énumération des funestes présages qui accompagnèrent l’arrivée des Huns. En démolissant les vieux murs de Chalcédoine pour les employer comme matériaux à la construction des nouvelles thermes de Constantinople, on trouva dans ces fondations une pierre carrée sur laquelle étaient gravés huit vers grecs. L’inscription prédisait l’usage qu’on ferait un jour du rempart et la coïncidence de cet usage avec la venue de hordes guerrières innombrables qui franchiraient le Danube, ravageraient la Scythie, la Mésie, et se rueraient jusque sur la Pannonie[73]. Les Huns, en effet, brisèrent toutes les résistances qu’ils purent rencontrer, broyèrent sur leur passage peuples, nations et empires. Les Alains, qui eux-mêmes s’étaient adjoint par la conquête depuis leur établissement en Europe une partie des nations voisines, les Neures, les Budins, les Gélons, les Agathyrses, les Mélanchlènes, les Anthropophages, aussi sauvages que leurs vainqueurs, furent les premiers à subir le choc[74] ; leur communauté d’origine et de race avec les Huns rendit leur soumission plus prompte et plus facile ; la majeure partie d’entre eux, après une sanglante défaite sur les bords du Don ou Tanaïs accepta les conditions qui lui étaient offertes et suivit les envahisseurs dans leur marche contre l’Occident ; d’autres, jaloux de conserver leur indépendance, se retirèrent dans la Germanie d’où il devaient plus tard passer dans les Gaules ; d’autres enfin se réfugièrent dans les montagnes du Caucase où on les retrouve encore avec leur ancien nom[75]. Après les Alains, les Goths, leurs voisins, se virent menacés et attaqués. C’était une époque déjà florissante de leur histoire[76]. Ils avaient alors pour roi Hermanrich, le plus illustre des Amales, nous dit Jornandès, qui mérita par ses exploits, par ses victoires et ses conquêtes, d’être comparé au grand Alexandre[77]. Parmi les nations soumises à son empire, on comptait les Scythes, les Thuides, les Vasinabronces, les Mérens, les Mordensimnes, les Cares, les Roces, les Tadzans, les Athuals, les Navegos, les Bubegantes, les Coldes, les Érules, les Vénètes, les Æstiens, tous compris dans les vastes plaines qui s’étendent au nord du Danube et de la mer Noire[78], et dont la plupart avaient des noms à peine connus des Romains ou défigurés pas leurs historiens. Les Goths, moins barbares que les autres Germains, cultivaient les arts de la paix, se livraient aux travaux de l’agriculture, avaient su défricher une partie des vastes territoires conquis par eux et autrefois déserts ; leur langage, comme leur esprit, se perfectionnait au contact des Romains et des Grecs avec lesquels ils se trouvaient depuis plus d’un siècle en perpétuelles relations de commerce ; les missionnaires avaient pénétré dans leur pays pour y prêcher l’Évangile et venaient de les convertir au christianisme ; ils avaient même un commencement de littérature nationale qui consistait dans un recueil de vieilles traditions chantées ou écrites en caractères runiques[79]. Ce degré de civilisation où ils étaient parvenus, ne les préserva point du fléau destructeur. Ils subirent plusieurs défaites, virent incendier leurs riches villages ainsi que leurs moissons ; les hommes, les femmes, les enfants et les vieillards furent massacrés sans pitié[80]. L’apparition des Huns sur le Borysthène (Dniepr) et la mort d’Hermanrich provoquèrent un soulèvement général : les nations étrangères, annexées à son empire, profitèrent de l’occasion pour secouer le joug d’une domination imposée par la force ; l’empire des Goths, comme tous les empires barbares, uniquement fondés sur la conquête, formés des éléments les plus hétérogènes, fut aussi prompt à se dissoudre qu’il l’avait été à s’élever[81]. Les Goths, refoulés par les Huns, durent se replier au-delà du Danube sur le territoire romain, où, reçus d’abord en qualité de suppliants et d’alliés, ils devinrent bientôt les plus redoutables ennemis de Rome. C’était la quatrième fois depuis Auguste qu’elle voyait se presser sur ses frontières toute la Barbarie coalisée contre elle ; attaquée de toutes parts, elle devait faire face en même temps, à l’occident et au nord, aux Allamans, aux Saxons, aux Scots ; au midi, aux Austoriens et aux Maures de l’Afrique ; en Orient, aux Sarmates, aux Quades, aux Goths et aux Perses[82]. Les Huns ne s’arrêtèrent pas là. Après avoir chassé devant eux les populations européennes du Nord et de l’Est, bouleversé la plus grande partie de la Germanie, ils se trouvèrent en face des Romains et attaquèrent l’empire d’Orient. Attila, leur chef, le fondateur de cette immense monarchie qui couvrait la moitié de l’Europe et un tiers de l’Asie, voulut ajouter à ses vastes possessions les riches provinces de l’Empire ; il conduisit ses hordes jusque sous les murs de Constantinople ; mais cette ville, admirablement choisie par sa position pour relier deux continents, devait être pendant plus de mille ans le boulevard de l’Orient contre les invasions[83]. Attila, impuissant à franchir cette barrière qui avait déjà arrêté les Goths soixante ans auparavant[84], promena ses étendards victorieux à travers l’Illyrie, la Gaule et l’Italie. La grande invasion de 406, conduite par Radagaise, et formée de trois grands corps d’armée qui débordèrent en même temps sur l’Italie et la Gaule, après avoir franchi les Alpes et le Rhin, n’était elle-même que l’ébranlement des populations germaniques chassées par les Huns et contraintes de venir chercher une nouvelle patrie qu’elles ne devaient plus quitter cette fois, parce que l’occupation reposa sur une véritable conquête[85]. Durait toute cette période de quatre cents ans qui précéda et prépara la grande invasion, les Barbares furent en rapports constants avec les Romains appliqués à les discipliner en même temps qu’à les vaincre. Rome avait toujours eu deux politiques à l’égard de ses ennemis, et ces deux politiques elle les employa simultanément pour les Germains comme pour les autres peuples[86]. L’une, malfaisante, consistait à détruire, à opprimer par système, à faire le désert pour régner (ubi solitudinem faciunt pacem appellant), politique d’ambition, d’avarice et de cruauté[87]. Les plus honnêtes d’entre les Romains, partageant les idées et les préjugés nationaux de leurs concitoyens, ne lui refusaient ni leur approbation ni leurs encouragements. Tacite faisait des voeux patriotiques pour que l’esprit de haine et de discorde soufflât sans cesse sur la Germanie, pour qu’elle se déchirât de ses propres mains, tandis que Rome, favorisée des dieux, assisterait comme à An spectacle à des massacres qui ne lui coûteraient rien et dont elle n’aurait qu’à recueillir les fruits[88]. L’autre politique, bienfaisante et civilisatrice, consistait à associer les étrangers à sa fortune, à les faire marcher avec elle dans les voies du progrès où elle les avait devancés, à leur servir, pour ainsi dire, de guide et d’initiatrice, les faisant ainsi participer aux avantages de son organisation sociale et militaire. Cette participation généreuse et habile n’était pas, il est vrai, tout à fait désintéressée ; son but était de les subjuguer par ces moyens moraux, encore mieux que par la force des armes ; elle s’assurait par là un concours fidèle et dévoué de leur part et les faisait travailler à sa propre grandeur ; il faut avouer qu’elle y avait assez bien réussi aux siècles les plus glorieux de la république pour suivre avec les Barbares cette antique tradition de son gouvernement. Aussi voyons-nous les différents peuples de la Germanie admis successivement dans l’Empire en qualité de sujets ou d’alliés, de colons ou de soldats, pénétrant toutes les couches, tous les rangs de la société romaine, avant de renverser le gouvernement impérial. Chaque guerre entre les Romains et les Barbares était suivie d’un traité stipulant les conditions des rapports futurs des deux nations. Dès le IVe siècle, l’invasion pacifique était consommée. Nous trouvons à cette époque les Barbares dans l’Empire sous divers noms, dont chacun correspondait à un état personnel et légal déterminé. |
[1] Grandeur et Décadence des Romains, ch. XIX.
[2] Tacite, Ann., l. I, c. II, passim.
[3] Tacite, Hist., l. I, c. IX, LVII.
[4] La Valachie actuelle.
[5] Tacite, De Moribus Germanorum, passim.
[6] Tacite, De Moribus Germanorum, c. V.
[7] Tacite, De Moribus Germanorum, c. XVI. — César, De Bello Gallico, l. IV, c. I.
[8] Tacite, De Mor. Germ., c. XXVI.
[9] César, De Bell. Gall., l. VI, c. XXII.
[10] Tacite, De Mor. Germ., c. XIII.
[11] Tacite, De Mor. Germ., c. VII et XIV, passim.
[12] Tacite, De Mor. Germ., c. XIV, XV.
[13] Tacite, De Mor. Germ., c. XIV.
[14] Opitz, Die Germanen im Römischen Imperium vor der Völkerwanderung, Leipzig, 1867, p. 9-13.
[15] Gibbon, Histoire de la Décadence et de la Chute de l’Empire romain, t. II, c. IX. Trad. Guizot.
[16] Tacite, De Mor. Germ., c. XXXVII.
[17] Ammien, l. XXXI, c. V.
[18] Tacite, De Mor. Germ., c. XXXVII.
[19] Capitolin, Vie de Marc-Aurèle, c. XXII.
[20] Ammien, l. XXXI, c. V.
[21] Capitolin, Vie de Marc-Aurèle, c. XXI.
[22] Capitolin, Vie de Marc-Aurèle, c. XII, XIII.
[23] Capitolin, Vie de Marc-Aurèle, c. XVII.
[24] Opitz, op. cit., p. 4.
[25] Capitolin, Vie de Marc-Aurèle, c. XVII.
[26] Ce pays des Francs (Francia) s’appelait encore, dans l’empire germanique, la Franconie, et la ville de Francfort sur le Mein (Frankfurth, le gué des Francs) marque le lieu où ils avaient coutume de passer le fleuve.
[27] Wachter, Glossarium Germanicum, au mot warg, wrang. — Lehuërou, Institutions mérovingiennes, l. I, c. V et VI, passim.
Cette étymologie du mot Franc, qui a pour nous le plus grand intérêt, a été longuement discutée. Elle a donné lieu à plusieurs systèmes. Libanius fait venir le nom des Francs du grec φράκτος, hérissé, bardé de fer. D’autres, faisant descendre les Francs des anciens Phrygiens, veulent, comme Frédégaire, que Franci et Frigii soient synonymes. M. Lehuërou résume, dans un chapitre de ses Institutions mérovingiennes (liv. I, chap. VI). les différents systèmes sur l’origine des Francs : le système de Leibnitz (Eccard., notas in Leibnitz, De origine Francorum libellas) et le système de Fréret (Dissertation sur l’origine des Français). Il adopte avec raison l’étymologie de warg, wrang, wrag, donnée par Wachter dans son excellent Glossarium Germanicum.
[28] Gibbon, t. II, c. X.
[29] Aurelius Victor, De Cæsaribus, c. XXXIII.
[30] Sismondi, Histoire de la Chute de l’Empire romain et du déclin de la Civilisation, de l’an 250 à l’an 1000, Paris, 2 vol. in-8°, t. I, c. II, p. 57. — Paul Orose, l. VII, c. XXII.
[31] Jornandès, De rebus Geticis, c. II et suiv., édit. Panckoucke.
[32] L’identité des Goths et des Gètes a été soutenue dans l’antiquité par Dion, Paul Orose et Jornandès qui s’appuie généralement sur les témoignages de ce dernier historien. Parmi les modernes, cette question a été souvent reprise et débattue. Grotius, dans sa préface sur les écrivains de l’art gothique, le savant Seringham, dans son livre sur l’origine des Anglais, Cluvier dans sa Germania antiqua, le comte de Buat, dans son histoire ancienne des peuples de l’Europe, se déclarent tous pour l’affirmative. L’opinion contraire a été soutenue en Allemagne dans ces derniers temps. On peut consulter sur la même question un récent ouvrage de M. Bergmann : Les Gètes ou la filiation généalogique des Scythes aux Gètes et des Gètes aux Germains et aux Scandinaves, Strasbourg, 1859.
[33] Aurelius Victor, De Cæsaribus, c. XXXIII. — Opitz, op. cit., p. 7-9.
[34] Trébellius Pollion, Vita Claudii, c. XI.
[35] Ammien, l. XXXI, c. V. — Opitz, op. cit., p. 11. — Trébellius Pollion, Vit. Claud., c. VIII.
[36] Trébellius Pollion, Vit. Claud, c. VI.
[37] Zosime, édit. Reitemeier, Lipsiæ, 1784. — De legationibus, Excerpta e Dexippo de bellis Scythicis.
[38] Lehuërou, Inst. mérov., l. I, c. VII. — Ptolémée, Germania.
[39] Cluvier, Germania antiqua, l. III, c. XXVII.
[40] Ammien, L XXVI, c. IV. Ibid., l. XXVII, c. VIII.
[41] Ammien, l. XXVIII, c. V.
[42] Eumène, Panégyrique de Constance, c. XII. — Ibid., c. VII.
[43] Ammien, l. XXX, c. VII.
[44] Zosime, l. III, c. VI.
[45] Ammien, l. XXVI, c. VIII.
[46] Gaupp., Erster abschnitt, c. VIII. (Verfahren der Germanen.).
[47] Florus, l. III, c. IV. — Ozanam, Les Germains, c. VI.
[48] Gaupp., Erst. abschn. — Tacite, Ann., l. XIII, c. LV, LVI.
[49] Ammien, l. XXVIII, c. V. Orose, l. VII, c. XXXII.
[50] Julien, Epistolœ ad Athenienses.
[51] Ammien, l. XXX, c. XVI.
[52] Ammien, l. XVI, XVII, passim.
[53] Ammien, l. XXVIII, c. II.
[54] Ammien, l. XXVIII, c. II.
[55] Ammien, l. XVII, c. XII.
[56] Ammien, l. XVII, c. XII.
[57] Ammien, l. XVII, c. XII.
[58] Ammien, l. XIX, c. XI.
[59] Ammien, l. XVIII, c. II.
[60] Ammien, l. XXI, c. IV.
[61] Ammien, l. XXIX, c. IV.
[62] Ammien, l. XXIX, c. VI.
[63] Ammien, l. XXIX, c. VI.
[64] Ammien, l. XXIX, c. VI.
[65] Ammien, l. XXXI, c. II.
[66] Gibbon, t. V, c. XXX.
[67] Ammien, l. XXXI, c. II.
[68] Ammien, loc. laud. supra.
[69] Ammien, loc. laud. supra.
[70] Jornandès, De Reb. Get., c. VIII.
[71] Zosime, l. IV, c. XX.
[72] Ammien, l. XXXI, c. I.
[73] Ammien, l. XXXI, c. I.
[74] Ammien, l. XXXI, c. II.
[75] Sismondi, t. I, p. 149.
[76] Jornandès, De Reb. Get., c. VII.
[77] Jornandès, De Reb. Get., c. VII.
[78] Jornandès, De Reb. Get., c. VII.
[79] Sismondi, t, I, p. 150-152.
[80] Ammien, l. XXXI, c. III.
[81] Ammien, l. XXXI, c. III et IV.
[82] Ammien, l. XXVI c. IV.
[83] Gibbon, t. VII. Observations sur la chute de l’Empire romain en Occident.
[84] Ammien, l. XXX, c. XVI.
[85] Sismondi, t. I, p. 194-195.
[86] Ozanam, Les Germains, t. III des oeuvres complètes, c. VII.
[87] Tacite, Agricolæ vita, c. XXX.
[88] Tacite, De Mor. Germ., c. XXXIII.