Ces arrestations frappant les meilleures familles du pays, le transport des prisonniers à Paris, et plus encore, les circonstances de ces événements, qui dénotaient chez les hommes du parti révolutionnaire l'intention d'une répression impitoyable, en même temps qu'elles révélaient la présence, parmi les affiliés, d'un délateur au courant de tous les secrets de l'association, avaient jeté le trouble et l'effroi dans toute la Bretagne. Les amis du marquis de la Rouërie, poussés aux partis extrêmes, avaient, comme nous l'avons vu, armé leurs paysans, et mettaient isolément à exécution les projets belliqueux du chef disparu ; de ce nombre étaient Jean Chouan, Gavard de Parcé, Bois-Guy, les frères la Haye Saint-Hilaire, Boishardi, Limoëlan le jeune, d'autres encore. Ceux à qui l'âge ne permettait pas de faire campagne avaient émigré et rejoint à Jersey ou à Londres les débris de l'armée des Princes[1]. Bien peu osaient braver le danger et attendre, dans leurs châteaux, la fin de la tourmente. De ce nombre était le comte de Ranconnet de Noyan, qui, par deux fois déjà, a figuré dans notre récit : il avait été l'un des plus intimes conseillers du marquis ; il lui avait offert l'hospitalité à son château de la Mancellière, et, lorsqu'il apprit l'arrestation des habitants de la Guyomarais et de la Fosse-Hingant, il lui fut aisé de prévoir que son tour viendrait bientôt. Cependant M. de Noyan fit bonne contenance : sceptique, parfaitement égoïste, aimant ses aises au point de dédaigner le danger, il n'avait rien changé à ses habitudes et son inséparable confident Leroy, continuait à le magnétiser tous les matins et à accumuler sur lui le fluide nécessaire à l'existence de la journée. Quand Leroy boudait son maître, — ce qui arrivait fréquemment, — un autre médium nommé Clavet, le suppléait dans ses délicates fonctions. Avec ces étranges personnages vivaient à la Mancellière la fille du comte de Noyan, Mme de Sainte-Aulaire et le fils de celle-ci, Louis de Sainte-Aulaire alors âgé de quinze ans[2]. La quiétude du vieux gentilhomme déconcertait la suspicion ; ses paysans d'ailleurs lui étaient dévoués, et sa considération s'étendait fort loin dans le pays. Les autorités mêmes du district de Dol lui étaient personnellement bienveillantes, et, dans l'incertitude des événements à venir, se souciaient peu d'encourir l'inimitié de la famille la plus puissante du canton[3]. Une première visite domiciliaire à la Mancellière n'avait rien fait découvrir de suspect : les commissaires avaient procédé avec une certaine politesse et s'étaient retirés avec force excuses. Quelques jours se passèrent ; M. de Noyan se jugeait à l'abri de toute nouvelle poursuite, et sa fille elle-même reprenait confiance, quand, le matin du 24 avril 1793[4], en entrant de bonne heure dans la chambre de sa mère, le jeune Louis la trouva en habits de voyage, occupée à faire ses paquets, et à brûler des papiers. Il lui demanda la raison de ces préparatifs et si elle avait des projets de départ. Mme de Sainte-Aulaire répondit que son père serait arrêté ce matin même et conduit en prison ; qu'il y demeurerait longtemps et courrait les plus grands dangers ; mais qu'il ne succomberait pas et serait, en définitive, sauvé par elle. Elle savait tout cela avec une certitude dont elle ne pouvait rendre raison, mais qui ne lui laissait absolument aucun doute[5]. Louis de Sainte-Aulaire avait, dans ce manoir hanté où s'était écoulé une partie de son enfance, assisté à trop de séances de magnétisme, trop entendu parler de manifestations fluidiques et de puissances occultes pour s'étonner beaucoup que sa mère ait vu en songe la garde nationale et les autorités du district de Dol faire une descente à la Mancellière et emmener M. de Noyan prisonnier. En rapportant dans sa vieillesse ce souvenir, il notait ce pressentiment comme un fait extraordinaire à la vérité, mais certain et dont Mme de Sainte-Aulaire avait conservé, toute sa vie, une impression profonde. Elle y avait vu une révélation véritable, un signe de la mission que Dieu lui donnait de sauver son père, et nul doute qu'elle n'y eût travaillé avec moins de courage si elle ne se fût sentie soutenue par cette foi vive qui déplace les montagnes[6]. M. de Noyan ne fit que rire de l'avis que lui donna sa fille ; mais la matinée n'était pas achevée que l'on vit arriver à la Mancellière les gendarmes de Dol escortés d'un détachement de la garde nationale, et porteurs d'un mandat d'arrêt délivré contre Ranconnet-Noyan et Leroy, son secrétaire : le commandant de la gendarmerie exposa que, six jours auparavant, en procédant à une perquisition chez un bourgeois de Dol, nommé la Patinière, on avait découvert, maladroitement caché derrière une glace posée à plat dans le tiroir d'une commode, un papier dont le citoyen Merdrignac, président du district de Dol et jacobin farouche, s'était aussitôt emparé. — Ceci est important, avait-il dit : je reconnais l'écriture de Leroy, scribe de Noyan. Puis, sans plus songer à la Patinière, qui profita de l'occasion pour se sauver, Merdrignac avait fait part de sa découverte à ses collègues du district, qui ne purent refuser d'expédier les mandats d'arrêt[7]. La pièce saisie était importante, en effet : c'était la copie d'un plan de l'association bretonne, dressé en 1791 par la Rouërie et Noyan. Plusieurs copies en avaient été faites par Leroy pour les comités de l'association : celle que l'imprudence de la Patinière venait de livrer aux agents du gouvernement était une pièce à conviction plus que suffisante pour faire tomber la tête de M. de Noyan et celle de son secrétaire. On les conduisit tous les deux à la prison de Dol[8]. On les enferma dans la chambre du concierge, petite, obscure, donnant sur un préau infect, misérable bouge disposé pour les criminels du plus bas étage[9]. Le comte de Noyan supportait l'aventure de fort bonne grâce et continuait à rire aux larmes des grossières plaisanteries de son fidèle Leroy. Mme de Sainte-Aulaire ne prenait pas si facilement son parti. A peine son père était-il en prison qu'avec un art admirable elle lui conquit l'intérêt de tous les hommes qui, depuis le geôlier jusqu'au maire de la ville, avaient pouvoir d'adoucir sa captivité. Mais là s'arrêtait l'influence des autorités locales : pour obtenir d'autres résultats, il fallait s'adresser à de plus hautes puissances. L'occasion s'en présenta bientôt. Lalligand-Morillon, après avoir remis ses prisonniers aux mains sûres de Fouquier-Tinville, brûlait de courir à de nouveaux exploits. Chévetel, lui aussi, avait pris goût à la besogne ; mais il n'osait reparaître en Bretagne et abandonnait volontiers à son collègue ce terrain d'opérations. Le Comité de Sûreté générale décida que Chévetel accompagnerait le conventionnel Prieur de la Côte-d'Or, envoyé en mission dans la ci-devant province de Normandie ; Lalligand devait se concerter avec le citoyen Cavaignac, membre du Comité de Sûreté générale et le suivre en Bretagne avec mission de rechercher tous les conspirateurs cachés ou connus et de les faire mettre en état d'arrestation[10]. Lalligand partit le 14 mai. Instruit par l'expérience, il voulait, cette fois, faire grand et ne plus se dépenser en de mesquines spéculations. Le 20 mai, il était à Dol[11]. Mme de Sainte-Aulaire l'apprit et résolut de tout tenter pour obtenir de lui un instant d'entretien. On conçoit que le nom de cet homme ne fût prononcé qu'avec terreur et qu'on ne crût pas pouvoir l'approcher sans danger. En demandant à le voir, la courageuse femme commettait, au dire de ses amis une grande imprudence qu'elle payerait infailliblement de la perte de sa liberté : elle demanda cependant une audience et l'obtint sans difficulté. On l'introduisit dans une chambre remplie d'armes de toutes espèces. Lalligand lui-même, armé jusqu'aux dents, n'avait cependant point l'air féroce : il était jeune, d'un extérieur agréable, de manières distinguées[12]. Il reçut Mme de Sainte-Aulaire avec politesse et parut, racontait-elle plus tard, attacher du prix à se séparer à ses yeux de la tourbe révolutionnaire. A ce signalement, nous connaissons l'homme qui déjà avait enjôlé les dames Desilles. Après avoir écouté longtemps et avec bonté la fille du comte de Noyan, il l'engagea à prendre courage. — L'affaire de votre père est fort grave, dit-il ; un papier qu'on vient de me remettre aujourd'hui même au district de Dol ne laisse aucun doute sur sa complicité ; mais peut-être pourrait-on faire disparaître cette pièce à conviction, et il n'en existe pas d'autre à ma connaissance. Mme de Sainte-Aulaire, aussi heureuse que surprise de rencontrer tant de sympathie, crut un moment que Lalligand allait détruire le fatal papier qu'il tenait dans sa main ; il comprit sa pensée et ne lui laissa pas longtemps cette illusion. — Il irait de ma tête, fit-il, si je ne rapportais pas au Comité de Sûreté générale les actes dont j'ai délivré les reçus en bonne forme ; mais, une fois le dépôt fait et ma décharge expédiée, je pourrais remettre la main sur les dossiers et en disposer sans me compromettre. La suppliante, dans sa gratitude, demanda comment elle pourrait reconnaître un si grand bienfait ; cette fois Lalligand ne laissa pas échapper l'occasion ; sans détour et sans embarras il prit, sur la table, le papier compromettant. — Cette pièce vaut cent mille francs, déclara-t-il. Les membres du Comité de Sûreté générale ne se contenteront pas d'un moindre prix. Je sais que votre père est riche ; mais ce qui fera l'embarras, c'est que, si ses biens sont saisis, il ne pourra peut-être disposer d'aucune somme, et vous savez que de tels services doivent être payés comptant. — Je suis riche moi-même, répondit Mme de Sainte-Aulaire, et je sacrifierais tout ce que je possède pour sauver la vie de mon père. — En ce cas, reprit Lalligand, ayez bon courage, vous aurez de mes nouvelles. Dans la suite de l'entretien qui se prolongea assez longtemps, Lalligand fit parade de bons sentiments, montra une vive sympathie pour les malheureux qu'il venait de conduire au tribunal révolutionnaire : il s'inquiétait surtout du sort des dames Desilles et craignait de ne pouvoir sauver qu'une d'elles. — A la Fosse-Hingant, continua-t-il, elles m'ont conjuré de faire échapper leur père, protestant qu'elles ne demandaient rien pour elles-mêmes et qu'elles périraient sans regrets ; j'ai eu la faiblesse de consentir à cette espèce de marché[13] : le vieux Desilles est en sûreté à Jersey : il faut cependant bien que quelqu'un de cette famille paie pour les autres. Telle est la scène consignée dans les souvenirs du comte de Sainte-Aulaire. Nous avons trouvé, sur tous les points, sur toutes les dates même, son récit en si parfaite concordance avec les pièces officielles conservées aux Archives nationales et à la mairie de Dol, pièces qu'il n'a certainement jamais compulsées, que nous sommes obligés d'admettre pour exactes ses assertions sur les incidents qu'aucun document ne peut contrôler. Le comte de Sainte-Aulaire avait quinze ans en 1793 : il vivait avec sa mère dans la plus étroite communauté de sentiments ; elle mourut fort âgée, et bien souvent elle lui a raconté son entrevue avec Lalligand. On peut donc être assuré que cette homme éminemment intègre, — nous parlons du comte de Sainte-Aulaire, — historien émérite, n'a ni amplifié, ni dénaturé les faits, et sa déposition est indiscutable. Nous le trouverons, du reste, mêlé plus tard, en personne,
à cette intrigue, et c'est alors en témoin oculaire qu'il parlera. Il
conclut, par quelques réflexions judicieuse qu'on nous permettra de citer : Telles étaient, dit-il, les
bonnes gens de ce temps-là et, en consultant aujourd'hui mes souvenirs, je
n'hésite pas à classer Lalligand parmi les meilleurs de ceux qui, à cette
époque, gouvernaient la République. Ce jugement pourra sembler paradoxal à
ceux qui se complaisent à exalter les vertus révolutionnaires. Quant à moi,
je déclare que, parmi les hommes influents à cette époque sur la marche du
gouvernement — je ne parle pas de ceux qui, par bêtise ou par lâcheté,
suivaient l'impulsion donnée —, je n'ai vu que des
hommes cruels ou fripons ; beaucoup étaient à la fois l'un et l'autre.
Lalligand-Morillon, qui n'était pas cruel, mérite assurément d'être classé
dans la meilleure catégorie[14]. Mme de Sainte-Aulaire quitta donc Lalligand en le bénissant... M. de Noyan, qu'il vint interroger dans sa prison, porta également de lui un jugement favorable, mais il était contre toutes les règles que les deux prévenus de la Mancellière restassent dans la prison de Dol pendant qu'on instruisait à Paris le procès de leurs coaccusés. Peut-être cependant Mme de Sainte-Aulaire eût-elle obtenu cette exception en faveur de son père dont l'âge et les infirmités pouvaient être représentés comme rendant impossible un long voyage ; mais rien de pareil ne pouvait être allégué en faveur de Leroy, et M. de Noyan ne voulut pas se séparer de son secrétaire qui l'avait, — c'est le cas de se servir de cette expression, — positivement ensorcelé, et tous deux furent transférés à la maison d'arrêt de Rennes[15]. On suivait, avec anxiété, en Bretagne, la marche de la procédure contre les complices de la Rouerie ; on savait que Fouquier-Tinville avait terminé son acte d'accusation : M. de Noyan et Leroy y étaient compris, et l'accusateur public requérait contre eux la peine capitale. Quand les deux prisonniers arrivèrent à Rennes, c'était donc une question de vie ou de mort d'y obtenir un répit de quelques semaines. Sous prétexte que son père était épuisé de fatigue et hors d'état de se mettre en route, Mme de Sainte-Aulaire obtint qu'il ne partirait pas le lendemain ; le lendemain, elle gagna encore un jour ; puis un autre ; il ne fallait pas demander davantage à la fois ; les certificats des médecins, renouvelés chaque matin, attestaient que le malade n'arriverait pas vivant à la première couchée et mettaient ainsi à couvert les autorités locales. Leroy, que l'asthme ne condamnait pas, comme son maître, à la résignation, prit le parti, un peu égoïste, mais fort sage, de ne pas attendre plus longtemps le bon plaisir du gouvernement. Il occupait, avec son compagnon, une petite chambre tout en haut de la Tour-le-Bat. Avec une force et une adresse prodigieuses, dans le cours d'une seule nuit, il perça dans la muraille de sa prison un trou de la mesure de son corps ; au bout de ses draps il attacha des cordes, descendit au fond du fossé et remonta de l'autre côté, où des amis l'attendaient. Le soir même, il avait rejoint une bande de Chouans et échangeait des coups de fusil avec les avant-postes de l'armée républicaine. M. de Noyan, resté dans la prison et couché dans le fauteuil qui lui servait de lit, attendit l'heure à laquelle les porte-clefs venaient chaque matin ouvrir la porte. L'alarme fut grande à la nouvelle que Leroy s'était évadé ; aux interrogatoires qu'on lui fit subir, le comte répondit avec un imperturbable sang-froid qu'il n'avait contribué en rien à l'évasion de son compagnon de chambre ; qu'à la vérité il l'avait vu travailler toute la nuit à percer la muraille et attacher des cordes à ses draps de lit ; mais qu'il n'avait eu ni la volonté, ni les moyens de s'opposer à ces opérations et qu'il n'avait même pas bougé du fauteuil où une cruelle attaque d'asthme l'avait retenu. Carrier, qui faisait, ce jour-là, son entrée à Rennes, prit mal la plaisanterie sur le rapport qui lui fut adressé de l'évasion du prisonnier ; il donna l'ordre de diriger, dès le lendemain, le vieux chouan Noyan sur Paris, où le tribunal en rendrait bientôt bonne justice[16]. Le comte fit partie d'un convoi destiné à former la seconde fournée des complices de la Rouerie : deux charrettes, contenant chacune huit personnes, parmi lesquelles bon nombre des paysans de Sougeal, qui, en mai 1792, étaient accourus à l'appel du marquis[17], précédaient la voiture où avaient pris place de Ranconnet-Noyan, sa fille, et le fidèle Clavet, qui continuait à magnétiser son maître chaque matin avec la même conviction qu'à la Mancellière. Mme de Sainte-Aulaire avait confié son fils à une de ses amies, Mme de Malherbe, qui, le même jour, partait pour Paris. Nous ne nous arrêterons pas aux incidents de la route, incidents éminemment pittoresques pourtant, mais dont le détail pourrait lasser la patience des lecteurs. Qu'il nous suffise de dire que Mme de Sainte-Aulaire fit preuve d'un tel dévouement à son père qu'elle parvint à adoucir la brutalité des conducteurs du convoi. Elle s'assura la bienveillance du commandant de l'escorte, jeune terroriste, cumulant les fonctions incompatibles, — semble-t-il, — de maître de danse et de lieutenant de gendarmerie. Elle obtint que le comte de Noyan pourrait, chaque soir, descendre à l'auberge et éviter ainsi l'odieuse promiscuité des cachots, où l'on entassait ses compagnons de route. Le vieux gentilhomme se laissait faire, maugréant contre sa fille, regrettant Leroy et compromettant à chaque relai, par sa mauvaise humeur, les efforts que faisait Mme de Sainte-Aulaire pour lui attirer la déférence des soldats. Mais il fallait pourvoir aux dangers qui attendaient le prisonnier à Paris. En y arrivant, il allait se trouver sous le coup d'un acte d'accusation rédigé d'avance, et si, par malheur, Fouquier-Tinville était avisé de son entrée dans l'une des prisons dont il était le maître absolu, c'était, pour Noyan, la mort dans les vingt-quatre heures. Il est vrai que les seules pièces à conviction qui pussent lui être opposées étaient entre les mains de Lalligand, qui attendait à Paris Mme de Sainte-Aulaire pour les lui vendre. Celle-ci se décida donc à se séparer de son père : elle prit la poste à Alençon, afin de le devancer de deux ou trois jours. Après quelques démarches infructueuses, elle échoua chez cet avocat Vilain-Lainville qui s'était chargé de la défense des dames Desilles devant le tribunal révolutionnaire et qui passait pour exercer sur Fouquier-Tinville une certaine influence : Vilain ne cacha pas à Mme de Sainte-Aulaire que Noyan était perdu si son séjour se prolongeait à la Conciergerie, et que Fouquier-Tinville ne l'en ferait pas sortir pour des compliments... mais que, si elle voulait confier à lui Vilain six mille francs, il les porterait à l'accusateur public et qu'à sa première audience elle en verrait l'effet[18]. Mme de Sainte-Aulaire suivit exactement ce conseil, remit l'argent, obtint sur-le-champ l'audience et demanda que son père fût transporté, dès son arrivée, rue de Charonne, dans la maison de santé du Dr Belhomme. Fouquier-Tinville, sans autre explication, expédia l'ordre sollicité et, le soir même, le comte de Noyan était écroué chez Belhomme[19], en compagnie de Clavet. Cette maison était primitivement consacrée au traitement défi aliénés. Dans un corps de logis, au fond de la cour, on renfermait ceux dont l'état exigeait une surveillance sévère ; les plus tranquilles occupaient les autres parties de l'habitation[20]. Le propriétaire de l'établissement ne s'occupait pas plus de médecine que de politique ; il avait d'abord reçu chez lui des fous, comme il y reçut, la Tireur venue, des prisonniers, et il préféra cette dernière industrie, parce qu'il la trouva plus productive. Lié avec quelques hommes puissants à cette époque, il employa son crédit auprès d'eux pour obtenir une sauvegarde tacite en faveur de sa maison : il les intéressa dans sa spéculation, qui devint très bonne pour tout le monde. Fouquier-Tinville et les Comités de la Convention vendaient très cher leur tolérance ; Belhomme percevait d'énormes pensions, que les prisonniers payaient volontiers, et, en définitive, le régime de la Terreur n'y perdait rien, car ces prisonniers pouvaient toujours être ressaisis quand leur bourse était épuisée. Il fallait seulement alors, pour le bon renom de l'établissement, qu'en en sortant ils ne montassent pas directement sur l'échafaud et qu'on les déposât pendant quelques jours dans une prison ordinaire. A ces conditions, la maison de Belhomme devint une oasis fortunée, où l'ambition de tous les prisonniers de Paris était de se faire admettre. Le local fut successivement agrandi et les notabilités les plus diverses s'y trouvèrent réunies. Mais, quand M. de Noyan y entra, la maison conservait encore sa destination première, et il n'y trouva que des aliénés. Sur le devant de la maison, on lui donna une petite chambre assez propre : il mangeait avec la famille Belhomme ou avec sa fille et son petit-fils, qui venaient le voir à toute heure, sans que leurs communications avec lui fussent gênées par aucune entrave. Il ne fallait pas oublier cependant que M. de Noyan était sous le coup d'un acte d'accusation et que les pièces qui constataient sa culpabilité avaient été envoyées au Comité de Sûreté générale. Si, de là, elles passaient au greffe du tribunal révolutionnaire, sa condamnation était certaine. Lalligand, du reste, commençait à s'inquiéter des lenteurs de Mme de Sainte-Aulaire : le jour même où elle était arrivée à Paris, il l'avait prévenue que le dossier de son père était entre ses mains et qu'il était autorisé, par les membres du Comité, à le vendre au prix de cent mille francs, payés comptant. Il avait approuvé l'entrée de M. de Noyan chez Belhomme ; mais il laissait entendre que cet asile n'offrait qu'une sécurité précaire. Ce n'était jamais en son nom qu'il présentait des éventualités menaçantes : — Il se tenait pour trop payé, disait-il, par le plaisir de rendre service ; mais ses amis étaient plus exigeants que lui, et, malheureusement, ils étaient aussi plus puissants. Mme de Sainte-Aulaire ne pouvait se tromper sur le sens et la portée de ce langage ; elle le rapportait à son père, qui, déjà, fort dérangé dans ses affaires, eût bien voulu ménager ses dernières ressources. Cent mille francs n'étaient pas alors faciles à trouver ; Mme de Sainte-Aulaire ne pouvait fournir que quarante mille francs qu'elle avait reçus du comte de Chapt, son cousin germain ; pour le reste de la somme, que M. de Noyan se résignait enfin à payer, il offrit trente mille francs en numéraire et une malle d'argenterie d'égale valeur. Ces conditions ayant été acceptées par Lalligand, le jour était pris pour conclure, quand une condition nouvelle, imposée par M. de Noyan, pensa rompre le marché. Il voulut que M. de Montrocher, ancien ami de sa famille, fût présent à la remise des pièces et qu'il ne livrât l'argent qu'après les avoir bien examinées. La précaution n'était pas déraisonnable : la pauvre Mme de Sainte-Aulaire, seule dans cette caverne, offrait aux brigands une proie trop facile. Ils pouvaient prendre son argent et lui donner en échange quelques papiers insignifiants, réservant les pièces importantes pour les lui vendre une seconde fois. La présence d'un. tiers apportait un obstacle à cette friponnerie. Montrocher était un homme de sang-froid et de courage : il ne lâcherait les fonds qu'à bonne enseigne. Lalligand le connaissait bien, aussi se montra-t-il très blessé de cette précaution, dont il comprit le motif. Il s'en plaignit amèrement à Mme de Sainte-Aulaire, qui ne put répondre que par des larmes et en alléguant la volonté de son père qu'on savait bien être inflexible. Lalligand se laissa toucher et promit que les membres du Comité de Sûreté générale ne seraient point informés de l'intervention de Montrocher. Comme Mme de Sainte-Aulaire le quittait, toute rassurée, il la rappela pour lui demander si elle n'avait pas quelque pot de vin à joindre à la somme principale. — Je crois vous avoir vu porter, ajouta-t-il, une assez jolie montre garnie de brillants. Le cadeau de cette bagatelle pourrait être d'un bon effet. La malheureuse promit sans marchander d'ajouter sa montre aux valeurs qui devaient être livrées le lendemain. Louis de Sainte-Aulaire vit, le lendemain, partir, à la nuit close, sa mère et Montrocher dans un fiacre. Ils emportaient la malle d'argenterie, des sacs d'argent et d'autres objets jugés nécessaires pour compléter la somme convenue. Mme de Sainte-Aulaire était fort émue ; elle se croyait, non sans apparence, exposée à un grand danger. Lalligand pouvait n'être pas seul chez lui ; une fois nantis de la somme, ses complices ou lui-même jugeraient peut-être utile de faire parade d'austérité, en dénonçant des séducteurs pris en flagrant délit ; la tête pleine de ces tristes pensées, Louis de Sainte-Aulaire attendit toute la nuit avec anxiété. Sa mère revint au point du jour, toute joyeuse, et lui conta comment les choses s'étaient passées : les pièces accusatrices contre M. de Noyan avaient été remises aux mains de Montrocher, qui les avait lues et examinées avec un soin minutieux avant de les jeter au feu. On avait ensuite compté l'argent, livré les valeurs que Lalligand avait reçues sans nouvelles exigences et en promettant pour l'avenir sa protection et celle des chefs du Comité de Sûreté générale. On s'était séparé bons amis. Montrocher cependant revenait très irrité de ce brigandage. A grand'peine il s'était contenu pendant l'opération ; la montre garnie de brillants, escroquée par-dessus le marché, lui paraissait surtout un cas pendable, et il se moquait de Mme de Sainte-A claire, qui ne pouvait se défendre d'une sorte de reconnaissance pour le misérable qui sauvait son père en la dépouillant. L'affaire n'était pas finie pourtant. Le lendemain, nouvelle alerte : un message de Lalligand, conçu dans des termes sévères, manda Mme de Sainte-Aulaire et Montrocher. Ils se rendirent aussitôt chez lui et le trouvèrent dans une grande colère : il se plaignit d'un manque de probité, d'une sorte de trahison. — Il ne faut pas se jouer ainsi du Comité de Sûreté générale, criait-il ; Chabot, Bazire sont fort irrités et se vengeront assurément ; quant à moi, je n'ai plus la volonté ni le pouvoir de me mêler des affaires de M. de Noyan, et j'ai voulu vous en faire la déclaration précise. Mme de Sainte-Aulaire était consternée, et Montrocher perdait lui-même de son assurance : ils furent longtemps à comprendre de quoi il s'agissait : Lalligand finit par leur expliquer qu'ayant à procéder au partage de la rançon de M. de Noyan l'une des parties prenantes avait accepté pour trente mille francs la malle d'argenterie et avait reconnu, après inspection, que deux grands seaux qu'elle contenait était en plaqué et non pas en argent. Ces deux seaux étaient en ce moment renversés sur le parquet de la chambre ; il en calculait le volume et le poids, et évaluait à quinze mille francs le dommage que la mauvaise foi de ses clients avait causé à leurs protecteurs ! — C'est non seulement une odieuse ingratitude, disait-il, mais une insigne imprudence, et, si les quinze mille francs ne sont pas, dans la journée, restitués à qui de droit, M. de Noyan couchera ce soir à la Conciergerie. De toutes les épreuves qu'eut à subir Mme de Sainte-Aulaire à cette terrible époque, aucune ne lui laissa de plus poignants souvenirs. Sa justification était cependant facile : elle avait donné l'argenterie telle qu'elle se comportait ; la malle qui la contenait n'avait point été faite pour la circonstance, et elle n'en avait assurément soustrait aucune pièce. Quant à la demande de fournir un supplément de quinze mille francs, elle n'avait aucun moyen d'y satisfaire... Elle avait vidé sa bourse, épuisé son crédit ; il ne restait pas chez elle une cuillère d'argent, et tout le mobilier de son petit appartement consistait en deux ou trois lits de sangle et quelques mauvais fauteuils... Quand Lalligand eut acquis la certitude que le dénuement de sa victime était absolu et que ses menaces n'obtiendraient d'autre effet que des larmes, il se calma et se fit conciliant. — Je veux vous prouver,
dit-il, que mon bon vouloir pour vous a été aussi
désintéressé que sincère. Je me charge donc de satisfaire à la dette que vous
n'avez pas en ce moment le moyen d'acquitter. Je paierai de ma poche les
quinze mille francs réclamés, et je compte trop sur l'honneur de toute votre famille pour
craindre qu'on les laisse longtemps à ma
charge. En parlant ainsi, il fit asseoir Mme de Sainte-Aulaire à une table, lui mit une plume entre les mains et lui dicta une obligation de quinze mille francs à son profit. La pauvre femme écrivit tout ce qu'il voulut, jura cent fois que la somme serait payée et se confondit en expressions de reconnaissance. Au fait, il ne restait plus aucune pièce accusatrice contre M. de Noyan : il pouvait, en évitant d'attirer sur lui l'attention des terroristes, espérer arriver à la fin d'un régime trop violemment atroce pour durer longtemps. Mais, ce n'était pas ainsi que l'entendait le vieux gentilhomme : il voulait réclamer un jugement immédiat, ne doutant pas que, faute de preuves, il ne fût acquitté et mis en liberté. A quoi bon avoir donné son argent s'il devait rester dans la même situation qu'auparavant ? Il s'abusait étrangement, on le voit, sur les allures de la justice révolutionnaire ; mais il fallait le servir à sa guise. Sa fille retourna donc chez Fouquier-Tinville, qui fut un peu surpris de s'entendre reprocher des lenteurs au nom d'un prisonnier. Cette démarche n'ayant amené aucun résultat, Mme de Sainte-Aulaire dut retourner au greffe du tribunal révolutionnaire, et, cette fois, elle en revint glacée d'effroi. Fouquier-Tinville, sans doute impatienté de la revoir, lui dit avec un regard et un sourire satanique : — Ranconnet s'ennuie donc beaucoup dans sa prison ? Ne conservant aucun doute sur l'effet qu'auraient ses instances, Mme de Sainte-Aulaire balbutia quelques mots insignifiants et se sauva en toute hâte, bien résolue à ne plus réveiller le tigre endormi. Ici se terminerait le récit de cet incident caractéristique, et nous passerions de suite à d'autres exploits de Lalligand, si les Souvenirs du comte de Sainte-Aulaire ne nous fournissaient, sur l'étrange prison où séjourna son grand-père, des détails trop pittoresques pour être tenus sous silence. Sa petite maison ne suffisant plus à recevoir ses hôtes, Belhomme avait loué un grand hôtel voisin — l'hôtel Chabanais —, avec lequel on communiquait par de spacieux jardins. Les prisonniers étaient à peine gardés, et rien ne leur était plus facile que de s'évader, mais aucun n'en avait l'idée. Le propre du régime de la Terreur était précisément de transformer la France en une vaste geôle et de faire accepter à chaque détenu l'échafaud comme une mort naturelle qu'il était raisonnable de retarder le plus possible, mais à laquelle il eût été absurde de prétendre se soustraire définitivement. A ces conditions, la maison Belhomme était assurément la meilleure résidence qu'on pût choisir en France en 1793. Louis de Sainte-Aulaire y vit successivement arriver Mme la duchesse d'Orléans, le comte et la comtesse du Roure, dont il devait, quinze ans plus tard, épouser la petite-fille, les Talleyrand-Périgord, les Choiseul-Gramont, les Rochechouart[21], les Nicolaï[22]... Cette noble compagnie était égayée par les plus jolies actrices du Théâtre-Français, les demoiselles Lange et Mézerai, qui ne pouvaient prendre au sérieux les périls auxquels elles se trouvaient si bizarrement associées et qui conservaient encore des adorateurs opulents. Tous les soirs, des voitures nombreuses stationnaient devant la porte de la prison ; dans l'intérieur on jouait, on riait et on faisait de la musique[23]. Les choses allèrent ainsi tant que les moyens pécuniaires ne manquèrent pas aux prisonniers. Mais leurs dernières ressources s'épuisèrent bientôt, et il leur devint impossible de satisfaire à l'avidité croissante de Belhomme et des patrons de son établissement. A la fin de chaque mois, il fallait régler ses comptes et fixer la pension du mois suivant. Chaque détenu venait alors marchander sa vie dans le cabinet de Belhomme, et il s'y passait des scènes à la fois tragiques et ridicules. C'était chose curieuse d'entendre le geôlier traiter d'affaires avec les grandes dames. — En vérité, lui disait un jour la duchesse du Châtelet, avec les formes un peu apprêtées de l'ancienne cour, en vérité, M. de Belhomme, vous n'êtes pas raisonnable, et il m'est, à mon vif regret, impossible de vous satisfaire !... — Allons, ma grosse, répondait Belhomme, sois bonne fille, je te ferai remise d'un quart. Même à ce taux la duchesse du Châtelet ne put payer la pension ; elle et son amie la duchesse de Gramont durent quitter l'établissement, et, peu de jours après, elles périrent sur l'échafaud. Cette catastrophe répandit la consternation chez Belhomme ; lui-même s'y montra sensible, tout en faisant remarquer, pour l'exemple, que ces dames périssaient victimes d'une économie mal entendue. ***Lalligand-Morillon, comme on peut penser, trouvait la vie bonne et la Révolution vraiment admirable. Depuis qu'il connaissait la manière de s'en servir et qu'il avait acquis le tour de main, son ambition ne voyait plus de bornes, et il s'ingéniait à chercher quelle récompense il pourrait bien réclamer à ce Gouvernement libéral qu'il servait avec tant d'ardeur. Il avait dans son passé une peccadille assez gênante : nous n'avons fait qu'indiquer ce regrettable incident de son existence mouvementée, et le moment est venu de le préciser davantage. Avant d'être employé par le Comité de Sûreté générale, Lalligand avait connu des jours pénibles. Réduit à la dure nécessité de travailler pour vivre, il avait choisi le métier qui lui avait semblé devoir être le plus rapidement productif et s'était établi faux monnayeur. Retiré dans une maison de campagne au Mont, entre Paray et Digoin, mettant à profit son talent de graveur, il eut vite fabriqué des coins et un balancier, et il se mit à frapper des louis de pur cuivre qui valaient trois sols. Dénoncé et arrêté avec son père[24] et sa mère[25] qui l'assistaient dans son industrie, tous trois parvinrent à compromettre par leurs dénonciations un notaire de Paray du nom de Jacques Brigaud et un capitaine de dragons appelé Etienne Mainaud Delavante[26]. La procédure s'engagea : la femme Lalligand, le notaire et l'officier furent reconnus innocents et renvoyés des fins de la poursuite. Lalligand père et fils s'entendirent condamner, le 20 octobre 1701, à quinze ans de fer et à la confiscation du matériel saisi à la maison du Mont ; s'entendirent est une façon de parler, car le jugement fut prononcé par contumace, les deux bandits ayant, dès la veille, 19 octobre, cru prudent de s'échapper de leur cachot et de prendre la clef des champs. Un second arrêt se greffa sur le premier, concernant le bris de prison dont s'étaient rendus coupables les deux faux monnayeurs. Tel était le péché de jeunesse dont le souvenir troublait Lalligand. Non point qu'il eût des remords, mais il pouvait se trouver des gens à préjugés dont l'étroitesse d'idées se serait offusquée de voir le Comité de Sûreté générale déléguer son autorité à un échappé du bagne. Ce souvenir fâcheux ne l'avait point empêché, on l'a vu, d'obtenir les bonnes grâces de Danton, garde des sceaux de France, et de l'histrion Fabre d'Églantine, son chancelier. Pourtant Lalligand s'en préoccupait, et le jour où, après son retour de Bretagne, il se crut en droit d'obtenir une couronne civique, l'idée lui vint de solliciter l'annulation de l'arrêt qui l'avait frappé. Ah ! la belle supplique qu'il écrivit à la Convention[27]. Quelle crânerie dans sa requête, et comme on sent bien que l'homme qui trace ces lignes est une des plus pures victimes de l'odieuse oppression de l'ancien régime. Une procédure criminelle a été intentée contre moi en 1791 par le tribunal d'Autun ; j'ai été arrêté, mes biens ont été mis sous séquestre. Il est vrai qu'on n'a pas osé donner suite à cette ombre de ténèbres, mais enfin il subsiste encore, et je ne jouis pas de ma fortune. Après les services que j'ai rendus, vous jugerez sans doute que je ne dois point être privé de toutes subsistances, ni continuellement menacé par la malveillance, si elle jugeait à propos de reprendre cette vieille procédure. Je demande que le séquestre ou saisie de mes propriétés soit provisoirement levé[28]... La Convention s'empressa de déférer à une si légitime réclamation : le jour même, elle décrétait que tous les originaux de la procédure instruite contre Lalligand seraient enlevés au greffe du Tribunal d'Autun et qu'il rentrerait dans la jouissance de ses biens[29]. Ses biens, c'étaient les coins, le balancier et les faux écus, saisis chez lui en juillet 1791. A la réception de ce décret et de la lettre transmissive qu'adressait au district d'Autun le Ministre de la Justice Gohier, le greffier du Tribunal n'eut pas un instant de doute : il renvoya lettre et décret au Ministre, en appelant son attention sur ces pièces, qui ne pouvaient être que des faux, si évidemment faux qu'il était, heureusement, impossible de s'y laisser prendre. Le brave homme s'attendait à des compliments pour sa perspicacité. Quelle dut être sa stupeur en recevant une nouvelle lettre du Ministre qui, d'un ton assez embarrassé, il est vrai, réitérait sa demande. Je ne saurais entrer, disait-il, dans l'examen des motifs qui ont déterminé la Convention nationale à rendre un décret que je dois me borner à faire exécuter ; je vous prie de ne pas tarder à m'envoyer les pièces qui doivent être par moi transmises sans délai au Comité de Sûreté générale. Le Ministre de la Justice, GOHIER[30]. Les membres du Tribunal d'Autun délibérèrent : ce qu'on leur demandait était si grave qu'ils tentèrent un dernier effort pour faire revenir le Ministre sur sa détermination : ils objectèrent[31] donc que Lalligand-Morillon n'était pas seul visé par les pièces en litige. Le citoyen Lalligand père était compris dans la procédure ; il est appelant du jugement intervenu contre lui sur cette procédure et, si les originaux vous étaient envoyés, Lalligand père ne manquerait pas d'arguer les extraits de cette procédure d'inexactitude ou d'infidélité. La société populaire de cette ville vient de recevoir une lettre du Comité de correspondance de la Société des Jacobins de Paris à cet égard, par laquelle on l'invite à s'adresser à la Convention, pour obtenir le rapport du décret rendu en faveur de Lalligand-Morillon fils, et dont l'exécution ne tendrait rien moins qu'à innocenter deux criminels. Si ces circonstances ne vous touchent point, je vous ferai passer les originaux que vous réclamez. Marquez-moi si je dois joindre aux originaux les pièces de conviction consistant dans une caisse renfermant les outils propres au monnayage et les pièces de cuivre fabriquées en louis. Le Commissaire national près le Tribunal dudit Autun, THÉVENOT[32]. Le ministre Gohier, tremblant pour sa tête, communiqua cette lettre au Comité de Sûreté générale[33]. Ce Comité était alors composé, entre autres membres, de Rovère, l'ami de Lalligand ; du noyeur Carrier ; du boucher Legendre ; du défroqué voleur Chabot ; d'Ingrand, ce bon bougre de Montagnard, à l'aide duquel on pouvait tout faire, tout briser, tout incendier, tout déporter, tout renfermer, tout guillotiner, tout régénérer[34] ; de Michaud du Doubs, qui ordonnait que tous les chefs-lieux de canton auraient un club, où les instituteurs seraient contraints de conduire leurs élèves[35] ; de Bernard de Saintes, qui se surnommait symboliquement Pioche-Fer ; de Maure, l'inventeur de la fête de la Terreur, qui organisait des processions où l'on portait en pompe la guillotine[36] ; de Dartigoyte, ce boucher de chair humaine, qui se faisait adjuger à vil prix les objets provenant de confiscation, qui, toujours ivre, se montrait nu sur le théâtre d'Auch dans des représentations auxquelles il forçait d'assister les femmes et les jeunes filles[37]. Ce joli monde était présidé par Bazire, cousin de Lalligand, son confident, son héros, Bazire qui depuis... mais alors il était vertueux, et il n'hésita pas à trouver singulier que le Ministre n'eût pu encore obtenir la remise des pièces réclamées par le Comité. Gohier les réclama donc de nouveau avec une énergie désespérée[38], et, le 28 juillet, le tribunal d'Autan s'exécutait. Les originaux de la procédure étaient soustraits des cartons du greffe et expédiés au Comité de Sûreté générale, où le cousin Bazire ne les laissa pas traîner. Mais Lalligand ne se déclara pas satisfait : d'abord, on ne lui renvoyait pas ses faux louis, qu'il ne voulait pas perdre ; il songeait ensuite que le greffe d'Autun pouvait bien avoir conservé les minutes de ses interrogatoires et du jugement. L'ami Burthe se trouvait justement de loisir, et vite le faux monnayeur le dépêcha vers sa ville natale, muni d'une lettre du Ministre de la Justice[39], afin d'en rapporter les dernières pièces constatant ses méfaits et la précieuse caisse contenant l'outillage qui pouvait ne pas être inutile si les mauvais jours revenaient. Les magistrats d'Autun, inquiets de la tournure que prenaient les choses, laissèrent au commissaire national Thévenot le soin de se conformer, comme il l'entendrait, aux ordres qui lui étaient transmis, après s'être assuré légalement de leur authenticité, ainsi que du caractère de celui qui en était porteur[40]. Thévenot fit comparaître le nommé Burthe ou soi-disant tel, examina sa commission, y trouva des ratures, crut reconnaître pour fausse la signature de Gohier ; bref, il éluda la requête, en assurant que toutes les pièces de la procédure avaient été expédiées à Paris. Burthe, vexé, se plaignit à Lalligand, et le Ministre de la Justice dut subir l'humiliation de confirmer par lettre autographe la mission confiée à ce forban et de lever les doutes émis sur l'authenticité de sa lettre de créance. Thévenot comprit qu'il n'y avait plus à résister : il laissa Burthe emporter tout ce qu'il voulut, et, j entre autres objets, trois petites caisses d'outils, de louis faux, de coins, de matrices et de marteaux[41]. Lalligand pouvait donc marcher la tête haute : il s'était refait une virginité. Peut-être estimera-t-on que nous avons donné trop de développement au récit de cet incident ; mais, outre qu'il fait mieux apprécier un de nos principaux personnages, c'est justice, semble-t-il, de mettre en regard du tableau de la conjuration bretonne les portraits, aussi ressemblants que possible, des hommes chargés de la combattre. Les royalistes qui luttèrent si désespérément pour la monarchie, sont en mauvaise posture dans certaines histoires : on en est resté au mot terrible de Michelet, accusant les populations de l'Ouest d'avoir profité de l'heure où la Révolution faisait face à l'ennemi, pour lui planter dans le dos le poignard de la Vendée. Quelque belle que soit une phrase, des faits précis valent mieux encore. La Révolution ne fut-elle point la première coupable ? Quels moyens employa-t-elle pour s'assurer les sympathies de ces Bretons, dont elle brisait les traditions, dont elle choquait les croyances ? Qu'a-t-elle fait pour les séduire et se les attirer ? Quels furent ses missionnaires, ses apôtres, les porteurs de sa bonne parole ? Des Lalligand et des Chévetel, ayant pour chefs et pour soutiens des Chabot et des Bazire ! Quoi d'étonnant à ce qu'un régime, personnifié par de tels hommes, n'ait inspiré qu'horreur et mépris. On les racontait, pourtant, ces histoires de la Guyomarais et de la Fosse-Hingant ; elles étaient connues des paysans qui frissonnaient, en les écoutant, le soir, autour de l'âtre ; les colères montaient contre les traîtres qui, par de si odieux moyens, livraient à l'échafaud de si nobles têtes ; et les chouans s'indignaient de s'entendre appeler brigands par des bourreaux enrichis de la dépouille des victimes. Si les insurrections bretonnes avaient besoin d'une excuse, c'est là ce qu'il faudrait plaider ; et c'est pourquoi il n'est pas inutile de s'attarder un peu à étudier les hommes que la Révolution choisit pour ses basses œuvres. Et maintenant que nous avons peint les vengeurs, revenons aux coupables. |
[1] Mémoires d’Outre-Tombe.
[2] Louis-Claire de Sainte-Aulaire ; il devint, en 1809, chambellan de Napoléon, préfet de la. Meuse en 1813, de la Haute-Garonne en1814 ; député pendant la Restauration, il soutint la politique de son gendre, M. Decazes. Ambassadeur à Rome en 1831, à Vienne de 1833 à 1841, à Londres de 1842 à 1848, il fut nommé membre de l'Académie française en 1841 et mourut en 1854.
[3] Archives de la Mairie de Dol.
Le
21 avril 1793.
Les citoyens municipaux de la ville de Dol ont arrêté et arrêtent de faire des recherches et perquisitions chez Louis-René Ranconnet, à la Mancellière, à l'effet de reconnaître s'il n'aurait point chez lui d'indices de quelque liaison coupable avec les ennemis de la République ; de nommer en conséquence pour commissaires les citoyens Lodin et Merdrignac et de requérir un détachement de quatre-vingts gardes nationaux de la commune de Dol pour accompagner ces commissaires qui se transporteront demain matin au lieu de leur destination.
[4] Archives nationales, W, 274.
[5] Portraits de Famille, par le comte de Sainte-Aulaire.
[6] Nous suivons, autant que possible en en conservant les termes, la rarissime brochure que le comte de Sainte-Aulaire écrivit dans sa vieillesse sous ce titre : Portraits de Famille. Ces souvenirs, d'une exactitude que nous avons pu bien des fois contrôler, ont tout l'attrait de l'inédit, car ce petit livre est introuvable, n'ayant pas été publié : on l'imprima seulement pour les membres de la famille de Sainte-Aulaire. L'exemplaire qui nous a été communiqué appartient à M. Barbier, propriétaire actuel du château de la Rouërie. Nous lui exprimons ici toute notre reconnaissance.
[7] Vu la lettre écrite au directoire par le citoyen Merdrignac, membre de cette administration et commissaire actuellement occupé à la vérification de la correspondance de Julien-Bernardin Revers et Patinière, où il annonce avoir trouvé une pièce curieuse et demande que le directoire fasse sur-le-champ saisir les nommés Ranconnet et Leroy, habitant la Mancellière ; considérant d'ailleurs que ces hommes sont fortement suspects de correspondances dangereuses avec les émigrés et prêtres déportés, et que les commissaires de la Convention nationale ont requis l'arrestation de ces mêmes hommes, les dits administrateurs arrêtent que Louis-René Ranconnet et Leroy, son agent, seront sur-le-champ mis en état d'arrestation ; qu'à cet effet le citoyen Jean Portal, membre de cette administration, accompagné d'un officier municipal de Dol et d'un détachement de vingt-cinq hommes de gardes nationaux de la même ville se rendra sur-le-champ chez les ci-dessus dénommés au lieu de la Mancellière, en la paroisse de Baguer-Pican, s'assurera de leurs personnes et les fera transférer il la maison d'arrêt de ce district : arrêtent de plus que ledit Revers sera aussi mis en état d'arrestation et conduit à ladite maison d'arrêt. — Archives de la Mairie de Dol.
[8] Procès-verbal d'arrestation de Ranconnet-Noyan et de Leroy, son secrétaire, 24 avril 1793. — Archives de la Mairie de Dol.
[9] Portraits de Famille, par le comte de Sainte-Aulaire.
[10] Pouvoirs donnés par le Comité de Sûreté générale à Morillon et Latouche-Cheftel, commissaires dans l'affaire des conspirateurs de Bretagne.
Du
13 mai 1793.
Le Comité de Sûreté générale,
après avoir conféré avec le Ministre des Affaires étrangères, considérant qu'il
résulte des rapports que les vingt-huit conspirateurs traduits au tribunal ne
sont pas les seuls qui aient trempé dans cette infâme coalition... que déjà des
mouvements se renouvellent dans la ci-devant Bretagne ;
1° Le Ministre des Affaires
étrangères délivrera aux citoyens Lalligand-Morillon et Latouche-Cheftel une
commission pour se transporter dans la ci-devant Bretagne et Normandie, ainsi
qu'au citoyen Grenier, leur secrétaire ;
2° La mission de Morillon sera
de rechercher tous les conspirateurs cachés ou connus... il pourra les faire
mettre en état d'arrestation, requérir la force armée, etc.
Pour tous ces objets, il se
concertera avec le citoyen Cavaignac, député à la Convention et membre du
Comité de Sûreté générale envoyé dans les départements où se transportera
Morillon.
Cheftel aura pour mission de
parcourir avec son adjoint Grenier la ci-devant Normandie, d'y rechercher et
poursuivre les conspirateurs, et il se concertera pour le tout avec le citoyen
Prieur de la Côte-d'Or.
Attendu que la mission confiée à Cheftel et à Morillon a la plus grande connexité, ils pourront correspondre ensemble et même se transporter l'un et l'autre sur les points respectifs remis à leur surveillance.
Alphonse de Beauchamp, Histoire de la Guerre de Vendée, pièce justificative n° VI, t. I, p. 379.
[11] Demande de la citoyenne Noyan (Sainte-Aulaire) aux citoyens administrateurs pour que son père soit mis en liberté. — Archives de la Mairie de Dol.
[12] Portraits de Famille, par le comte de Sainte-Aulaire.
[13] Après le procès, les dames Desilles confirmèrent à Mme de Sainte-Aulaire toutes les circonstances de cet étrange récit. — Voir Portraits de Famille, loc. cit.
[14] Portraits de Famille.
[15] Le 10 juin 1793.
[16] Nous anticipons ici sur l'ordre des faits, car, à l'époque où le comte de Noyan fut transféré à Paris (14 septembre 1793), le procès des complices de la Rouërie était jugé depuis trois mois : mais il nous faut terminer la narration des spéculations de Lalligand-Morillon pour ne pas morceler cet incident en entremêlant ses différentes phases au récit déjà trop touffu de la conspiration de Bretagne.
[17] Archives nationales, W, 275.
Rennes,
13 septembre 1793.
Les représentants du Peuple
français, en mission en Ille-et-Vilaine, requièrent les commandants de
gendarmerie de conduire de brigade en brigade une escorte suffisante :
1. Louis-René Ranconnet. - 2.
Pierre-Charles Bougeard, dit Lapierre, domestique de Tuffin-Roirie. - 3. Marie
Jauffin. - 4. Jacques Vetel. - 5. La veuve Bérié. - 6. François Gardais. - 7.
Mathurin Avril. - 8. Jacques Orain. - 9. Jean Le Chat. - 10. Jean Fauconnais. -
11. Mathurin Lemarchand. - 12. Julien Le François. - 13. Jacques Verdier. - 14.
François Mirrel. - 15. Julien Laumondais. - 16. Julien Gilbert. - 17. Jacques
Le Maréchal. - 18. Julien Le Pauvre. - 19. Mathurin Rang. - 20. Marie Orain.
21. George Drouané.
Julien Gilbert ne peut être
transporté. Il est malade. La Vve Bérié, Mathurin Avril et Jacques Le Maréchal
se sont évadés de la prison de Renne.
Reste, 17.
CARRIER, POCHOLE.
[18] Nous suivons textuellement le récit du comte de Sainte-Aulaire. — Voir Portraits de Famille.
[19] Le registre d'écrou de la maison Belhomme est conservé aux archives de la Préfecture de police. Il porte le nom de Ranconnet-Noyan et un domestique (Clavet, le magnétiseur).
[20] Cette maison de santé est restée absolument intacte. On lit encore sur le cartouche de la grande porte : Maison de Santé du Dr Belhomme.
[21] Bon nombre de détenus de la maison Belhomme se trouvaient probablement dans la situation du comte de Noyan, si l'on en juge par cette note des Mémoires de Mme Roland ; Mme de Rochechouart a payé 80.000 livres à Fouquier-Tinville pour Mouy l'émigré. Fouquier a touché la somme ; Mouy a été exécuté, et Mme de Rochechouart a été prévenue que, si elle ouvrait la bouche, elle serait enfermée pour ne jamais revoir le jour.
[22] Registre d'Ecrou de la maison Belhomme. — Archives de la Préfecture de police.
[23] Rapport de Latour-Lamontagne. — Archives de la Préfecture de police.
[24] Louis-Henry-Alexandre Lalligand.
[25] Pierrette Desert, femme Lalligand.
[26] Archives nationales, F7, 4760.
[27] Le 5 mai 1793.
[28] Archives nationales, F7, 4760.
[29] Comme c'est ici le point le plus invraisemblable de cette invraisemblable histoire, nous avons pris le soin de relever, dans la collection Beaudouin le textè même du décret de la Convention. Le voici in extenso :
Après avoir entendu les
réclamations du citoyen Lalligand-Morillon, fils, et sur la proposition d'un de
ses membres, la Convention nationale décrète ce qui suit :
ARTICLE PREMIER. — Le Ministre
de la Justice fera incessamment parvenir au Comité de Sûreté générale les
originaux de la te procédure courant instruite contre le citoyen
Lalligand-Morillon, fils, dans e courant du mois de juillet 1791 par le
tribunal du district d'Autun..
ART. 2. — Jusqu'au rapport qui sera fait de cette affaire à la Convention nationale par son Comité de Sûreté générale, toutes poursuites demeureront suspendues et le séquestre mis sur les biens dudit citoyen Lalligand-Morillon sera provisoirement levé pour lui en laisser la libre jouissance.
Procès-verbal de la Convention nationale, imprimé par son ordre, t. XI, p. 92.
[30] Lettre du 3 juin 1793. — Archives nationales, W, 409.
[31] Le 13 juin 1793. — Archives nationales, W, 409.
[32] Archives nationales, W, 409.
[33] Archives nationales, W, 409.
[34] Lettre de Piorry citée par Wallon.
[35] Wallon, Les Représentants du peuple en mission, V, 5.
[36] Wallon, Les Représentants du peuple en mission, V, 239.
[37] Wallon, Les Représentants du peuple en mission, V, 237.
[38] Lettre du 18 juillet 1793. — Archives nationales, W, 409.
[39] Archives nationales, W, 409.
[40] Archives nationales, W, 409.
[41] Archives nationales, W, 409.