LES GRANDS JOURS DU TRIBUNAL RÉVOLUTIONNAIRE

 

V. — LA REVANCHE.

 

 

Presque un an après, dans un des cachots de la Conciergerie où il allait chercher ses victimes, Fouquier-Tinville attendait à son tour la mort. Par un juste retour du destin, il connaissait l'angoisse qu'il avait jetée dans tant de cœurs. Le Neuf Thermidor (27 juillet 1794), en renversant Robespierre, avait marqué aussi la fin de son pouvoir. Il avait été obligé de requérir contre celui dont il prenait, la veille encore, les ordres. Sa lâcheté ne l'avait pas sauvé. On réclamait la tête de celui qui, avec l'Incorruptible, en avait tant fait tomber. Le 14 thermidor, il avait été arrêté.

Après de longs mois de détention, un tribunal réorganisé commença son procès. Le 18 mars 1795, à dix heures et demie du matin, Fouquier montait sur les gradins.

 

S'il prévoyait que son jugement serait expédié en un après-midi, il dut être rassuré, dès qu'il eut gravi l'escalier de la tour Bonbec, et qu'il se retrouva dans les couloirs du tribunal : ils avaient, en effet, leur animation des grands jours. Une foule de témoins, — plus de quatre cents, — attendaient l'ouverture de l'audience ; les gendarmes amenaient continuellement des accusés, distribuaient les assignations, les greffiers procédaient aux appels ; de cette foule en rumeur, Fouquier pouvait mettre un nom sur chaque visage : c'étaient, pour la plupart, ses anciens acolytes, les habitués de la buvette, ses flatteurs de jadis, ceux qui riaient de ses facéties, venus là pour déposer maintenant contre lui, évitant ses regards et se détournant à son passage : il serait précieux de savoir combien peu, ce jour-là, l'ex-accusateur public reçut de saluts ou de poignées de mains.

Dans la chambre des accusés, sont entassés tous ceux qui, naguère, l'assistaient dans sa besogne : ils sont là, réunis de nouveau, les juges Deliège, Delaporte, Foucault, Maire, Scellier, Harny, Garnier-Launay, Naulin, les jurés Lohier, Trinchard, Leroy Dix-Août, Renaudin, Pigeot, Aubry, Vilate, Duplay, Prieur, Châtelet, Brochet, Chrétien, Girard, Tray et Ganney, au total vingt-quatre accusés. Le substitut Liendon, les juges Bravet, Félix et Barbier, les jurés Didier et Gauthier, également décrétés d'accusation étaient en fuite.

Ensemble les vingt-quatre furent introduits dans la Grand'Chambre et prirent place sur les gradins : Fouquier-Tinville avait, comme bien on pense, les honneurs du fauteuil — on disait le pot, de son temps ; — devant lui avait été aménagée une tablette pour poser les dossiers qu'il estimait indispensables à sa défense. Au bas des gradins s'assirent les défenseurs, Gaillard de la Ferrière, Cressend, Villain, Boutrou, Gobert et Domangé. Les juges prirent place au prétoire : Liger de Verdigny présidait, ayant comme assesseur Bertrand d'Aubagne, Godard, Gaillard-Locart et Grand. Les substituts Cambon et Ardenne occupaient le siège de l'accusateur public Judicis ; quatorze jurés se rangèrent en face des accusés : le décor depuis les grandes fournées de prairial et de messidor n'avait aucunement changé ; les prévenus pouvaient voir les places qu'ils avaient occupées, leurs tables à pied de griffon. Derrière la barrière la foule entassée semblait être la même, elle aussi ; mais combien différente, cependant.

Le président Liger déclara les débats ouverts, et, tout de suite, interrogea les accusés qui déclinèrent leurs nom, prénoms, âge, demeure et professions, avant et depuis la Révolution. Puis le greffier donna lecture de l'acte d'accusation, ainsi que de la loi sur le faux témoignage. L'appel des témoins terminé, Fouquier demanda la parole pour une profession de foi générale.

Puis, très agité, il accuse son ex-greffier Paris, inscrit au nombre des témoins à charge, d'être l'instigateur du procès : mais, ici, le président lui impose le silence : les reproches et accusations contre les témoins ne devant être formulés que lors de leur comparution et audition.

Fouquier-Tinville a pour défenseur Gaillard de la Ferrière, désigné d'office. Après quelques pourparlers entre la défense et le président, l'audience fut remise au lendemain : il était trois heures et demie de l'après-midi.

Le 9 germinal (29 mars), à neuf heures, commença l'audition des témoins : c'était, au vrai, tout le procès. Les gardiens de prisons paraissent les premiers à la barre : Lesenne, porte-clefs du Luxembourg, Brocherieux, Stral, guichetiers ou hommes de peine ; c'est la préface ; puis défilent les moutons, c'est-à-dire les mouchards, qui, emprisonnés avec les suspects, dénonçaient, soit pour sauver leur vie, soit par sans-culottisme, les malheureux sans défiance avec lesquels ils vivaient : c'étaient les faiseurs de listes, les pourvoyeurs de l'échafaud. De tous, la déposition est embarrassée, confuse, pleine de réticences.

Ces révélations sont, pour le public, absolument inattendues. Le peuple de Paris imaginait bien que le tribunal de Fouquier-Tinville avait une louche et sanglante histoire ; mais ce déballage d'horreurs, à peine entrevues, permet de présager le drame ténébreux dont on ne connaît rien encore. L'impression s'impose que ces magistrats n'ont été que des bourreaux, que le sanctuaire de la justice, fut, durant leur proconsulat, le théâtre de crimes effroyables, et que la Révolution est venue échouer dans cette salle où les plus éloquents amis du peuple n'ont pas trouvé une voix pour prendre leur défense. Dès cet instant le branle est donné ; on veut tout savoir : on pressent que le procès entamé est le procès de la Terreur, et que ce qu'on va apprendre vengera tous les morts calomniés.

Qu'il paraît mesquin, le pauvre homme qui est là, au premier gradin du tribunal, et sur lequel se concentrent tous les regards et toutes les indignations : la planchette qui lui sert de table est encombrée de deux gros cartons dont il se fait un pupitre : il écrit, sans cesse, fébrilement. Quand il va parler, il fronce les sourcils, il plisse le front : sa voix est haute, rude et menaçante, ou bien, tout à coup, il pose une question du ton le plus insinuant en s'écoutant parler. Il est maigri par huit mois de détention, il est misérable, vaincu déjà, quoiqu'il lutte encore, le contraste est angoissant entre sa pitoyable mimique, ses yeux plissés, ses lèvres mielleuses, son agitation contenue, le mal qu'il se donne, et le formidable entassement de crimes qui l'écrase.

Au début de la sixième audience, le président Liger demande aux jurés si leur conscience est suffisamment éclairée : leur réponse est négative ; vingt-quatre témoins seulement ont été entendus, il en reste quatre cents encore, et l'on veut que toute la vérité soit connue : l'émouvant défilé se poursuit chacun des témoins qui, à l'appel de son nom, pénètre dans la salle et s'avance à la barre porte aux accusés un coup qui semble être décisif ; mais celui qui vient après frappe plus rudement encore et le suivant de même, et ainsi toujours. On ne croit pas pouvoir aller plus avant dans l'épouvante et pourtant elle grandit sans cesse.

Un employé à la commission d'instruction publique, raconte que, de visite un jour au tribunal, il vit apporter à Dumas un billet ainsi libellé :

Homme de sang, égorgeur, homme abominable ! Cannibale infâme ! Monstre, scélérat, vil et lâche assassin, tu as fait périr ma famille, tu vas envoyer à l'échafaud ceux qui paraissent aujourd'hui au tribunal ; tu peux me faire subir le même sort car je te déclare que je partage leurs opinions et leurs sentiments.

Signé : Le COMTE DE FLEURY.

 

Fouquier entra dans le cabinet. Dumas lui dit : — Voici un petit billet doux, lis-le. — Ce monsieur-là me paraît pressé, répliqua Fouquier, je vais l'envoyer chercher. — J'arrivai, ajoute le témoin, dans la salle d'audience : quarante-neuf accusés étaient déjà sur ces gradins ; le substitut requit que cinq autres accusés leur fussent adjoints. Je vis arriver le ci-devant comte Fleury... On lui demanda ses nom et qualités, voilà tous les débats ; Fleury fut condamné à mort avec les autres il marcha au supplice avec une robe rouge comme complice de l'assassinat de Robespierre !

Une huée unanime accueille ce récit : Fouquier, pendant que la foule gronde, feuillette rapidement ses dossiers. Quand le tumulte a cessé, on l'entend grommeler :

Je ne me rappelle plus ce jugement.

Tandis qu'on appelle un autre témoin, il continue à chercher, le nez dans ses cartons.

Voici à la barre un huissier du tribunal, Tripier : il dépose que la citoyenne Feuquières, accusée d'avoir calomnié les municipaux de Chatou, en 1791, amenée à l'audience, demanda qu'on lui permit d'extraire des scellés, apposés à sa maison de campagne, une lettre, une pièce indispensable à sa défense : les juges lui accordèrent cette faveur et Tripier fut envoyé, séance tenante, à Chatou : il leva les scellés, découvrit la justification et la rapportait au tribunal, quand, passant vers sept heures du soir à la place de la Révolution, il vit défaire la guillotine et apprit, du bourreau, que la marquise de Feuquières venait d'être exécutée...

Je demande, interrompt Fouquier, la représentation des pièces pour répondre.

Les voici, réplique le substitut Ardenne : elles ne constatent à la charge de la condamnée aucun délit contre-révolutionnaire. Cette affaire fut présentée deux fois à l'audience : elle fut remise la première fois, faute de comparution des témoins ; la seconde fois ils ne parurent pas davantage.

Si on attaque les procès, je ne puis plus répondre. On ne fait pas ici la révision des procès : on vous dit que vous avez prévariqué dans vos fonctions en ne représentant pas cette lettre. Votre précipitation est un crime.

Mais Fouquier ne capitule pas.

Cette femme, dit-il, a été traduite au tribunal ; les débats se sont engagés ; elle a avoué, il n'y a plus de débats. On fait ici le procès au tribunal, comme si un tribunal révolutionnaire était un tribunal ordinaire ! On devrait se reporter aux époques des lois révolutionnaires.

Quelque impérieuses que fussent alors les circonstances, explique le substitut, quelque sévères que fussent ces lois, vous ne deviez pas ajouter à leur cruauté, vous deviez plutôt porter votre tête sur l'échafaud.

Toute l'assistance éclate en bravos : dans le bruit des applaudissements et des acclamations, on voit Fouquier se démener : il gesticule : en présence des faits péremptoires, il entre en fureur, et pousse d'épouvantables rugissements. Quand le silence est rétabli, il répète, opiniâtre :

Vous me rendez responsable des jugements !

C'est là son grand argument ; il s'y cramponne : vieil homme de loi, il sait le respect que professent les magistrats pour la chose jugée ; il l'exploite de son mieux, discutant pied à pied, tantôt doucereux, tantôt rageur, avec des effets de plaidoirie. — Il n'y a qu'à annuler tous les actes, je suis prêt !On me fait ici le procès comme accusateur public, comme président, comme huissier, comme garçon de bureau !Ce n'est pas pour moi que je me défends, c'est pour la postérité !Ce sera plus tôt fait, il faut nous condamner : condamnez-nous !

La plupart du temps il se retranche derrière la délimitation des compétences, cherchant à alarmer l'équité des jurés et des magistrats. Les déclassés pénètrent à fond la claire conscience des honnêtes gens : ils la devinent comme le fauve évente une proie ; et Fouquier se rend compte que l'étalage de sa justice expéditive rend plus méticuleux et plus craintifs encore les scrupules de ses juges.

Les autres, moins rompus aux roueries de la chicane, se défendent sans arguties : ils nient grossement. Je ne me rappelle rien, dit Deliège ; — Je n'ai jamais été acharné contre les accusés, affirme Gérard ; — Je me conformais à la loi du 22 prairial, allègue Scellier : rien ne les excuse, que la Terreur peut-être : ils ne l'ignorent pas et l'invoquent assez maladroitement : — Les juges étaient ici comme des bûches ! crie Scellier ; — A cette époque tout le monde aurait voté comme nous, insinue Renaudin. Et comme de violents murmures accueillent ses paroles, il reprend : — Je sais bien que l'auditoire est différemment composé de ce qu'il était alors et que l'opinion publique est bien changée. — Oui ! Oui ! clame-t-on de toutes parts.

Le substitut Cambon intervient : — Comment les ex-jurés pourront-ils se justifier d'avoir condamné trente, quarante, cinquante, soixante personnes en une demi-heure. Vous êtes en jugement depuis un mois : eh bien ! je vous le demande, citoyens jurés, êtes-vous en état de prononcer sur les accusés ?

Les jurés répondent négativement.

Ce n'est pas la même chose, fait Renaudin ; nous jugions d'après la loi du 22 prairial.

Et le cafetier Chrétien, jadis grand délateur de sa section, a l'inconscience d'ajouter : — On met de l'acharnement dans cette affaire ! Fouquier que submerge le flot montant des dépositions vengeresses, déclare : — Je sais qu'il y a un bureau ouvert dans chaque section pour recevoir contre nous des dépositions.

Le président Liger, qui durant ces longues audiences, demeure admirable de patience et d'impartialité, abrège le colloque en invitant les accusés à la méditation et à s'en rapporter à la justice du tribunal.

Je demande la même chose pour l'auditoire, ricane Fouquier qui veut avoir le dernier mot.

Le 22 messidor, Scellier présidait ; il demande à Deselle, l'un des accusés, s'il connaissait la conspiration des prisons : Deselle répondit que non. Je m'attendais à cette réponse, repartit Scellier. Étais-tu noble ? ne portais-tu pas le nom de vicomte ?On me donnait autrefois ce titre, réplique l'accusé. — Passons à un autre, fit le président. Ce fut tout le jugement, à trois heures Deselle était guillotiné.

Un homme d'affaires était sur le pot ; il s'appelait Balthazar Cart. On ne lui posa qu'une question : N'as-tu pas été l'intendant de l'ex-princesse de Marsan dont les enfants sont émigrés ? — Cart répondit qu'il s'était occupé des intérêts d'une dame Morsan et non Marsan, laquelle n'avait aucun enfant. Mais on ne l'écoutait plus : Cart fut exécuté le jour même.

Bénière, ex-curé de Chaillot, était accusé d'avoir fréquenté madame la comtesse, madame la vicomtesse, madame la baronne une telle : pas un nom ne fut prononcé. Le curé, connu par sa charité et son civisme, allégua que son ministère l'obligeait à voir tout le monde, surtout les riches, afin d'en tirer des secours pour les pauvres. — Voilà, remarqua le juré Girard, voilà ce qu'on appelle des ruses aristocratiques. Et sur ce mot Bénière fut envoyé à l'échafaud.

On avilit l'institution des jurés ! clame Leroy-Dix-Août, jouant l'indignation. Des rires et des rumeurs lui répondent du fond de la salle.

Et les récits tragiques, sans cesse, se succèdent.

Ces vingt-quatre accusés, auxquels furent livrées, durant de si longs mois, tant d'existences et tant de fortunes, semblent stupéfaits de ce qu'ils entendent : ces révélations sont aussi nouvelles pour eux que pour le public : à vrai dire, ils ignorent ce qu'ils ont fait, ils ont requis, prononcé ou voté la mort de deux mille six cents accusés et cela paraît n'avoir laissé dans leur esprit, non pas un remords, non pas même un souci, mais aucun souvenir. Ils n'ont rien raisonné, rien pesé : Fouquier leur présentait la tâche ; ils l'expédiaient, en bureaucrates soucieux d'avoir vite fini, et s'il leur reste une impression quelconque, c'est celle de leur activité, qu'ils persistent à déclarer méritante. — Nous étions plus de cent, nous n'avons aucune connaissance de ces faits, déclarent plusieurs ex-jurés, montrant par là qu'ils n'étaient même pas renseignés sur leur nombre qui ne dépassa jamais soixante. Ganney n'a qu'un mot, mais qui revient souvent : — Je ne me rappelle pas ! Prieur ébahi d'entendre rapporter certaines de ses phrases, se l'explique ainsi : — On empoisonne tout ce que j'ai dit !

Fouquier lui-même, qui se prétend impeccable, n'est pas mieux informé de ce qui se passait à son parquet. On lui reproche des irrégularités, des ratures, des noms estropiés, des actes d'accusations rédigés en blanc, sans qu'on sût à quels accusés on les appliquerait. Il nie. Mais le substitut Cambon a de l'ordre : prompt à la riposte :

Voici, dit-il, un acte d'accusation où se trouve une demi-page en blanc.

Fouquier hausse les épaules, furieux de la négligence de ses employés. Ah ! s'il les tenait !

Car s'il éprouve un regret, c'est celui d'avoir ménagé tous ceux qui l'accusent aujourd'hui ; on en a laissé vivre trop qui savent les choses. En réponse à la déposition d'un témoin parlant de la hâtive condamnation des Dantonistes, ce mot lui échappe : — C'est le jugement de Danton qui nous conduit ici : voilà la récompense de la conservation de ces gens-là.

Toute la salle frémit de ce rugissement de tigre enchaîné : l'accusé, ravalant sa rage et subitement doucereux, répare : — J'entends par là, fait-il, que j'ai empêché leur arrestation.

De fait, le souvenir torturant du procès tronqué de Danton, le brutal encagement du lion traîtreusement poussé au piège, plane sur toutes les audiences, réclamant vengeance. On le voit apparaître en une minute de suprême émotion, quand, le 5 avril, qui était, cette année-là, le jour de Pâques, Villain d'Aubigny, déposant à la barre des témoins, raconte, après tant d'autres, la perfide machination d'Herman et de Fouquier. — Il est important, dit-il en terminant, qu'on connaisse le machiavélisme infernal employé par quelques lâches ambitieux pour égorger ces infortunés, qui furent assassinés. Puis, s'avançant vers les gradins où se tenaient les accusés, muets, il avança le bras et désignant les bancs : — Il y a précisément aujourd'hui un an, à pareille heure, à cette place..., ... ...

Il y avait un an déjà, jour pour jour, en effet.

Quoi ! poursuivit le témoin, en s'adressant à Fouquier, vous étiez convaincu, par la lecture du décret, de la trahison épouvantable exercée envers la Convention, par quelques-uns de ses membres, pour faire assassiner plusieurs de leurs collègues, et vous avez souffert que cet assassinat se consommât ! Quoi ! dans tout le tribunal, parmi les juges et les jurés, une seule voix ne s'est pas fait entendre en faveur de l'innocence !...

Fouquier, piteusement, gémit.

Que pouvais-je faire que je n'aie fait pour les sauver ?

Ce que vous pouviez faire ! Requérir les juges, les jurés, le peuple de se transporter avec vous à l'instant même à la Convention pour l'éclairer sur la surprise horrible qui venait de lui être faite...

Dans le solennel silence de toute l'assistance, Fouquier se sent pris à la gorge par le spectre de sa grande victime, il tente de se débattre encore :

— Je n'aurais pu tenter cette démarche sans danger.

— Sans danger ! Eh bien ! Quand vous eussiez dû mourir à l'instant même, être déchiré en pièces, vous eussiez fait votre devoir ; vous eussiez donné un grand exemple de justice et de courage ; vous eussiez dès lors démasqué les traîtres, sauvé votre patrie et empêché des torrents de larmes et de sang !...

Cette fois Fouquier reste sans réplique : sans même plonger derrière ses cartons, son maintien habituel dans les cas embarrassants, il demeure immobile, les yeux fixes, une grimace aux lèvres, songeant sans doute à des choses glorieuses, vaguement entrevues, qui auraient été possibles peut-être avec plus de courage et moins de servilité.

***

C'est le seul moment, semble-t-il, où il comprend l'horreur épique de sa situation. Le reste du temps, il ergote, en vieux procédurier discutant une affaire de mur mitoyen : il imagine qu'il gagnera peut-être en réduisant les moyens de la partie adverse : il a, d'abord, récusé tout juré ayant eu un parent, un ami, un client même, condamné par le tribunal révolutionnaire. Puis il cherche à détourner les responsabilités : à l'en croire, les juges seuls sont répréhensibles lui n'était rien ; peut-on le punir de quelques négligences ? Un jour il lui échappa de dire : — Dumas dont on connaît la férocité... Il s'arrête, interrompu par les rires et les murmures de la foule.

Le président Liger dirige d'ailleurs les débats, avec calme et mansuétude ; avec courage aussi, car il en faut pour ouvrir l'écluse à un tel torrent d'incriminations contre un parti, naguère tout-puissant, et qui peut demain reprendre le pouvoir,

Le 25 germinal (14 avril) un coup de théâtre : sous la poussée de l'indignation publique, passent de la barre des témoins au banc des accusés, les personnages entrevus aux premières audiences et qui avaient servi à Fouquier d'espions dans les prisons, les moutons Boyenval, Beausire, Benoît, Verney, Guyard, Dupaumier et Valagnos, auxquels on adjoint Herman, l'ancien président du tribunal et l'ex-juge Lanne, son secrétaire général à la Commission des administrations civiles, police et tribunaux.

De ce renfort de prévenus, le procès devient plus actif : les témoins, un peu craintifs au début, n'hésitent plus à parler, à mesure qu'augmente leur confiance en la justice du tribunal : chacun, maintenant, veut dire son mot, se vider de ce qu'il connaît de l'odieuse bande qui a tyrannisé la France, et d'heure en heure l'épouvante grandit au récit de ces forfaits encore ignorés.

L'acteur Beaulieu raconte l'histoire d'un riche commerçant nommé Bézard, le plus vertueux des hommes. C'est lui que le juré Gérard a interrompu dans sa justification en lui disant : — Si ce n'est toi qui es coupable, c'est au moins ton frère ou ton père. — J'étais si convaincu, poursuit Beaulieu, de l'innocence de l'homme que je connaissais depuis douze ans, que, pendant que les jurés étaient aux opinions, ayant consulté le président, l'accusateur public, les juges, tous me dirent : Ton ami est sauvé ; il ne devait pas même être mis en jugement. Je commis une imprudence que je me reprocherai toute ma vie : j'écrivis du tribunal à l'épouse, à l'infortunée fille de Bézard : Calmez vos douleurs, essuyez vos larmes, dans une demi-heure je vous reconduirai mon ami dans vos bras... Les jurés rentrent, Bézard essuie le feu de file. Je dis que Gérard a influencé ce jugement et je l'accuse de l'assassinat de Bézard.

Une clameur d'effroi et de malédictions emplit la Grand'Chambre et Beaulieu s'adressant à Gérard, affaissé sur son gradin : — Vous ne pouvez, dit-il, nier aucun de ces faits, ils doivent être présents à votre mémoire. Votre châtiment commence, car, par un hasard particulier, vous vous trouvez assis précisément à la même place, où vous avez égorgé le meilleur de mes amis.

L'ancien commis-greffier Wolf dépose longuement : il dit la hâte brouillonne de Fouquier, l'insouciance des juges, le cynisme des jurés, les révoltes muettes de ses collègues terrorisés, son épouvante du cauchemar dans lequel il a vécu : — J'ai vu, pendant six semaines au moins, assassiner publiquement dans ce tribunal. Si l'on veut en avoir la preuve qu'on donne aux jurés, pour salle de délibération, la chambre du greffe où sont conservées les pièces des procès. Que l'un d'eux, les yeux bandés, prenne le premier carton qui lui tombera sous la main : il y trouvera les jugements de quarante, de cinquante personnes, envoyées à la mort après une demi-heure de débats : il eût fallu plus que ce temps-là pour lire seulement la nomenclature des accusés ; il eût fallu plusieurs jours pour prendre connaissance des pièces. j'ai dit qu'on prenne le premier carton : et si l'on n'y trouve pas la preuve de crimes dont les pareils n'avaient jamais souillé la terre, je consens à monter sur ces gradins à la place des accusés !

Une jeune femme de vingt-deux ans, vêtue de deuil, est à la barre : c'est l'une des condamnées du 1er thermidor : Amélie-Laurence-Céleste Saint-Pern, femme du citoyen Cornuillier. Elle a figuré, comme ayant été exécutée, sur la Liste générale et très exacte des conspirateurs, au n° 2322. Pourtant elle est là. Sur le point d'être mère, un certificat des officiers de santé lui a sauvé la vie. Elle expose que, mise en jugement avec son mari, sa mère et son frère, âgé de dix-sept ans, tous quatre ont été condamnés à mort : l'enfant contre lequel n'existait aucun acte d'accusation a été pris pour son père, âgé de cinquante-cinq ans.

Le substitut Ardenne donne lecture des pièces de ce procès, aussi confuses que sommaires, et remarque : — Les juges et les jurés devaient s'apercevoir que le fils, âgé de dix-sept ans, n'avait pas pour femme, sa mère, âgée de quarante-huit ans : le tribunal a condamné le fils pour le père. — Quels jurés siégeaient ce jour-là ? On ne sait ; leurs noms ne sont même pas inscrits au procès-verbal d'audience. Mais la jeune femme les désignera, elle : elle n'a pas oublié Renaudin, Châtelet, Prieur, qu'elle dévisage et qu'elle reconnaît. Vont-ils nier ? Non ! elle a contre eux une preuve accablante.

Je me suis, dit-elle, rappelé leurs noms, parce que mon mari, allant au supplice me remit ses cheveux roulés dans le papier qui contenait la liste des jurés.

Là elle étouffe de sanglots : — J'offre de représenter ce feuillet, il est chez moi. Tout l'auditoire est en larmes ; la scène, note le compte rendu, est déchirante ; un citoyen de bonne volonté s'offre à aller chercher la liste : il reparaît bientôt, tout courant, et Ardenne donne lecture du document : les souvenirs du témoin sont exacts, Châtelet, Prieur, Renaudin siégeaient ce jour-là.

Voici maintenant, une autre femme en deuil. C'est Mme de Maillé, celle qu'une crise nerveuse sauva de l'échafaud, le 9 thermidor : — Je fus, dit-elle, conduite à la maison d'arrêt de Saint-Lazare ; mon fils âgé de seize ans, et qui n'avait pas été arrêté, voulut m'y accompagner ; il fut, le 6, conduit au tribunal ; j'ai appris que si je ne l'y suivis pas, ce jour-là, c'est qu'une dame Mayet y fut amenée à ma place, et qu'on lui dit après son jugement :Ce n'est pas vous qu'on voulait condamner ; mais c'est autant de fait ; autant vaut aujourd'hui que demain ! Quand vint mon tour, en entrant dans cette salle et voyant ces gradins sur lesquels mon fils avait péri, je tombai évanouie : le peuple indigné, voyant le triste état où j'étais, m'a fait sortir de l'audience.

Je siégeais ce jour-là, interrompt du banc des accusés, l'ex-juge Lohier ; ce n'est pas le peuple, c'est moi qui fis retirer la citoyenne Maillé... Mais le témoin rectifie : — C'est au peuple que je dois de n'avoir pas été jugée : je restai toute la journée couchée sur des chaises dans la salle des témoins, sans connaissance.

Avez-vous la preuve, demanda Ardenne, que votre fils n'avait que seize ans ?

Voici son acte de naissance : il est né en 1777, le 25 août... Tout son délit était d'avoir jeté un hareng pourri au nez d'un garçon traiteur qui le lui avait servi... il a été condamné à mort.

Elle pleure : dans l'auditoire, des femmes gémissent et s'exclament ; Fouquier chicane : — Si le jeune Maillé est compris dans l'acte d'accusation, c'est qu'il a été traduit par arrêté du Comité de Salut public. — Il ne se trouve dans le dossier, réplique Ardenne, aucun arrêté du Comité. — Il doit s'y trouver une liste, insiste Fouquier, une liste avec ces mots : à envoyer à l'accusateur public, et signée de trois noms. — Il n'y a aucune liste. — Si c'est ainsi, on a soustrait des pièces, je n'ai plus à répondre.

Dans ces moments où il sent la terre se dérober sous lui, il est effrayant à voir : son regard fait malgré soi baisser les yeux : il nie avec une assurance rageuse : l'imposture, l'audace, l'opiniâtreté, la colère, sont les seules armes qu'il oppose à la puissance de la vérité : toutes les passions criminelles s'échappent à la fois du fond de sa conscience et le mettent pour ainsi dire à jour aux yeux des spectateurs. Le tribunal, dès le 18 avril (20 germinal) s'est déclaré en permanence : il siège maintenant le décadi : à partir du 21 il tient deux audiences par jour ; et le lamentable défilé ne s'arrête pas. C'est encore une femme, voilée de noir ; elle tient à la main un feuillet de papier : elle s'appelle Mme de Sérilly, elle est veuve : — Le 21 floréal, dit-elle, mon mari, moi et vingt autres personnes, avons été ici condamnés à mort : on se borna à demander nos noms, nos âges et nos qualités, tels furent les débats : aucun accusé ne fut entendu. Je n'ai conservé la vie que parce que j'allais être mère et que les chirurgiens en fournirent l'attestation. Et, déployant le papier qu'elle tient à la main : — Voici, ajoute-t-elle, mon extrait mortuaire : il m'a été délivré par la police administrative de Paris.

Le substitut Ardenne reçoit la feuille, la lit : — Fouquier, interroge-t-il, pourquoi la citoyenne Sérilly se trouve-t-elle inscrite sur les registres des décès de la municipalité de Paris ? Fouquier répond avec insouciance : — Je l'ignore : c'étaient les huissiers qui constataient les exécutions. Mais la morte s'est placée en face des gradins : J'ai vu là mon mari, fait-elle, j'y vois aujourd'hui ses assassins et ses bourreaux !...

Il semblait que l'effet causé par cette apparition ne pût pas être surpassé : il le fut cependant : à l'audience du 2 floréal parut un jeune homme de vingt-deux ans, François-Simon Loizerolles : il avait été emprisonné avec son père et sa mère, à Saint-Lazare : le 7 thermidor, à l'heure où les pourvoyeurs faisaient pour Fouquier la provision du lendemain, il entendit crier son nom : c'était la mort : il courut à la chambre de son père pour lui faire ses adieux et trouva un guichetier qui entraînait le vieillard : c'est donc celui-ci qu'on a appelé ? Le jeune homme voulut se jeter dans ses bras ; mais le guichetier le repoussa : — Tu fais l'enfant, dit-il, demain, ce sera ton tour.

En arrivant à la Conciergerie, Loizerolles père reçut son accusation : quelle surprise ! Ce n'est pas son nom que porte l'acte, mais celui de son fils : il ne dit mot, met la pièce en poche et attend l'audience : les juges, les jurés s'apercevront-ils de l'erreur ? Mais non, pas un d'eux n'a lu même les noms de trente malheureux qu'ils condamnent à mort pas un n'a réclamé, quand, à l'appel du nom de François-Simon Loizerolles, âgé de vingt-deux ans, bredouillé par le greffier, un vieillard à cheveux blancs répondit : C'est moi. Il fut expédié avec les autres. Avant de monter dans la charrette du bourreau il se confia à l'un des détenus de la Conciergerie, nommé Pranville : — Ces gens-là sont si bêtes, lui dit-il, ils vont si vite en besogne, qu'ils n'ont pas le temps de regarder derrière eux, il ne leur faut que des têtes, peu importe lesquelles : au surplus je ne fais pas de tort à mon fils, tout le bien est à sa mère : si au milieu de ce tourbillon d'orage arrive un jour serein, mon fils est jeune, il en profitera. Et il alla résolument à la mort.

Lorsque, après le 9 thermidor, sorti de prison, le jeune Loizerolles tenta de recueillir quelques renseignements sur les derniers moments de son père, il fit la rencontre de Pranville qui lui conta l'héroïque sacrifice dont il avait reçu la confidence : Loizerolles épouvanté courut aux comités, au tribunal, se fit délivrer une expédition du jugement... C'était vrai... ! Son père était censé vivant et lui-même était déclaré mort ! Le voici maintenant à la barre, il est accompagné de Pranville ; il dit l'héroïsme de son père, en un récit que coupent les sanglots et les cris ; il suffoque ; l'assistance entière pleure avec lui ; les juges, les jurés, s'essuient les yeux : l'audience est interrompue, et, tandis que Fouquier, du ton d'un homme qu'on tracasse pour des vétilles, explique que l'huissier chargé d'amener les détenus aura pris le père pour le fils et rejette tout sur son substitut Liendon, le président Liger, très ému, se hâte de fermer les débats.

L'audition des témoins se termina le 1er mai, à deux heures après midi ; à la reprise de l'audience, le même jour, le substitut Cambon commença aussitôt son résumé. Tandis qu'il parlait, Fouquier feignait de dormir : à huit heures du soir il se levait à son tour et entamait sa défense. Jamais, au temps où il avait à requérir contre cinquante ou soixante accusés, il n'avait parlé avec tant de prolixité : d'une voix haute, menaçante encore, et sur le ton de la colère, il plaida deux heures sans aucune pose. A dix heures du soir le président l'interrompit et remit au lendemain la suite des plaidoiries. Le 2 mai, Fouquier reprit la parole à neuf heures du matin et la garda encore durant quatre heures. Chacun des autres accusés prononça quelques mots et ses diverses déclarations occupèrent l'après-midi du 3 et la journée du 4. Fouquier crut utile de revenir à la charge : il insista sur ce point qu'il manquait un complément à sa défense : la comparution des anciens membres des Comités. — Ce n'est pas moi, ajouta-t-il, qui devrais être traduit ici ; mais les chefs dont j'ai exécuté les ordres. Je n'ai agi qu'en vertu des lois portées par une Convention investie de tous les pouvoirs...

Une explosion de murmures l'interrompit : de son regard terrible il parcourut l'assemblée : — Il n'y a que des malveillants, termina-t-il, qui puissent trouver mauvais ce que je dis.

Un de ses co-accusés, au cours des débats, avait donné à la même idée beaucoup plus de relief : — Nous n'étions que la hache, avait-il dit. Fait-on le procès à une hache ? L'argument n'était d'ailleurs qu'à demi boiteux : les vrais coupables étaient bien là, seulement ils n'y étaient pas tous.

C'est ce que tenta d'établir l'avocat de Fouquier-Tinville, Gaillard de la Ferrière ; on ne possède pas le texte de sa plaidoirie ; mais les notes prises à l'audience par le président Liger permettent de la reconstituer dans ses grandes lignes.

Gaillard commence d'abord par remercier le tribunal de sa patience : Ce procès, dit-il, fera époque dans les fastes de la Révolution. En lui consacrant quarante-cinq audiences vous avez comblé la mesure de la justice. Il apostrophe ensuite Loizerolles, fils malheureux pour la vie, toi qui la dois une seconde fois à ton père ! Puis il aborde aussitôt son sujet : les jugements en blanc, les irrégularités, les erreurs... tout cela est étranger à Fouquier : il n'était que partie requérante : il ne reste contre lui que des propos : il y a victorieusement répondu. Deux questions seulement méritent d'être étudiées : 1° Fouquier fut-il le complice des tyrans ? 2° Fouquier a-t-il agi sciemment ?

Touchant le premier point, le défenseur assure que Fouquier n'a jamais rendu visite à Robespierre : il a paru aux Comités ; mais ses fonctions l'y obligeaient. Et Gaillard énumère les lois draconiennes auxquelles le tribunal dut sa naissance et ses diverses extensions. Arrivé aux conspirations des prisons, il affirme qu'on ne peut nier au moins l'existence de celle du Luxembourg : obligé de requérir, Fouquier obéit ; le surplus lui est étranger. Du reste, il est à remarquer que tant que le gouvernement fut modéré, l'accusé le fut également.

Si le 9 thermidor Robespierre eût vaincu, Fouquier aurait porté sa tête sur l'échafaud ; on lui eût reproché d'être resté à son poste le jour de la lutte. Et si, aujourd'hui encore, — cette supposition est un sacrilège !si les amis des conspirateurs triomphaient, pardonneraient-ils à Fouquier d'avoir requis l'application de la loi contre Couthon, Saint-Just, et leurs complices ?

Cressend parla ensuite pour Boyenval, Verney et Dupaumier ; Villain pour Benoît et Valagnos ; Boutrou pour les juges et les jurés en masse ; Gobert pour Herman, Lanne et Beausire ; ces divers plaidoyers occupèrent les séances du 5 mai ; avant que, dans l'après-midi de ce jour-là, le substitut Cambon prononçât son réquisitoire, quelques-uns des accusés implorèrent, en peu de mots, la clémence du jury ; Renaudin sanglota au point d'émouvoir l'assistance, faisant valoir qu'il était père de famille, et qu'il se repentait.

Le président Liger les laissa parler : puis il présenta le résumé de l'affaire : à sept heures du soir le jury se retira dans la salle de ses délibérations.

Les jurés restèrent dix-sept heures en délibération : le 6 à midi, ils rentrèrent en séance, Liger recueillit les réponses, formalité qui se prolongea jusqu'à trois heures : ce n'est qu'à cinq heures du soir que le président ordonna d'introduire les ex-juges Maire, Deliège, Harny, Naulin, Lohier, les ci-devants jurés Delaporte, Duplay, Trinchard, Brochet, Chrétien, Ganney, Trey, ainsi que Guyard, Beausire et Valagnos accusés de délation. Il leur signifia le verdict qui les acquittait. Puis on rouvrit les portes et les seize autres, escortés de gendarmes, reprirent place sur les gradins.

Liger commença alors la longue lecture, fixant individuellement chacun d'eux sur son sort : — En ce qui concerne Fouquier-Tinville la déclaration du jury le reconnaît auteur et complice des faits du procès et déclare qu'il a agi avec mauvaise intention...

Fouquier ne dit mot.

... Scellier est complice et a agi avec mauvaise intention.

Ils en ont menti ! hurle Scellier.

Oui ! Oui ! nous pensons tous de même, crient quelques autres.

Dans son émoi, Scellier s'est couvert ; le gendarme qui l'escorte l'invite à plus de respect ; mais Scellier prend son chapeau et le lance rageusement par la fenêtre ouverte, dans la petite cour de la Conciergerie.

Herman, nommé à son tour, saisit une brochure qui se trouve sous sa main et la jette à la tête du président.

C'est Herman ! dénoncent aussitôt ses voisins.

Mais Scellier, quoique affaibli par un état continuel de maladie, continue à se débattre : il étrangle de colère et sa gorge serrée n'émet que des cris inarticulés : pourtant on distingue celui-ci : Votre tour viendra, f... et ce ne sera pas long !

Garnier-Launay clame Vive la République !

Foucault, en entendant la sentence qui le condamne, crie également Vive la République ! et, se tournant vers l'auditoire en rumeur : — Je lègue aux vrais patriotes ma femme et mes six enfants !

Renaudin, déclaré coupable, se remet à sangloter : — Je péris innocent, gémit-il ; jamais je n'ai eu aucune mauvaise intention.

Au prononcé de son nom, le beau Vilate s'emporte : — Il est bien inconcevable qu'on soit assez injuste pour me confondre avec un individu tel qu'un Fouquier ! Puis ses idées se brouillent : il divague, lance, en gesticulant, quelques phrases inintelligibles.

Le président, cependant, poursuit, imperturbable, sa lecture ; mais on ne l'entend plus : c'est dans le bruit croissant, les cris des condamnés, les murmures du public, que Leroy-Dix-Août, Prieur, Châtelet, Girard, Lanne, Boyenval, Benoît, Dupaumier et Verney sont, eux aussi, nommés parmi ceux que le verdict atteint. Quand l'accusateur public réclame la confiscation de leurs biens au profit de la République, Scellier, toujours écumant, râle :

Elle n'aura f... ! rien de moi !

C'est dans quarante jours, prophétise un autre ; encore quarante jours et Ninive sera détruite.

Fouquier demande et obtient la parole sur l'application de la peine :

Après une procédure dans laquelle les seuls auteurs des crimes qu'on nous imputait n'ont point paru, dit-il, on prononce contre nous la mort... Où est la justice ? Mais la postérité jugera. Je n'ai plus qu'un mot à dire : je demande que l'on me fasse mourir sur-le-champ et que vous montriez autant de courage que j'en ai.

Il se tait : L'ex-juré Girard parle à son tour : — Je meurs à la place de ceux qui ont causé les maux de ma patrie. Je souhaite que ceux qui nous survivent soient plus heureux que nous !

Et, tandis que la sentence, enfin, est lue, Scellier, auquel on n'a pu imposer silence, invective encore le président, dont la voix est mal assurée :

Apprends donc à lire !

Eh ! Châtelet, fais un peu ta caricature, ricane quelqu'un à l'aspect de la mine livide du peintre écoutant son arrêt de mort. On se souvient qu'il avait pour habitude de crayonner la tête des accusés sur le sort desquels il allait prononcer. Châtelet se redresse sous l'insulte : — Si je faisais la vôtre, en ce moment, Monsieur, je ferais celle d'un lâche !

Au moment où le nom de Foucault est prononcé, un cri sort de la foule, un cri poussé par une voix d'enfant : Scélérats, rendez-moi mon père ! Et l'on voit se débattre un garçonnet d'une dizaine d'années, que des spectateurs charitables entraînent, tandis que les condamnés sont poussés par les gendarmes hors de cette Grand'Chambre qui, si longtemps, a été leur domaine.

Une dernière fois, en troupe tumultueuse, ils suivirent le long couloir de la Tournelle ; par l'escalier de la tour Bonbec, ils regagnèrent le préau vide de la Conciergerie et furent aussitôt dirigés vers le greffe de la prison où l'on devait procéder aux préparatifs.

Fouquier-Tinville avait en effet sollicité une dernière grâce : celle de la mort immédiate et, par humanité, l'accusateur public Judicis avait décidé que l'exécution aurait lieu le soir même. On a l'ordre donné par lui au charpentier du domaine de faire dresser à l'instant l'échafaud sur la place de Grève.

Que se passa-t-il entre les condamnés lorsqu'ils se retrouvèrent à la Conciergerie ? Une vive discussion, sans doute, entre eux, s'engagea : quelques-uns espéraient encore sauver leurs têtes ; car ils firent demander à Judicis un sursis jusqu'au lendemain, et comme l'ordre à l'exécuteur n'était point encore expédié, l'accusateur public se laissa fléchir, raya, sur sa réquisition, les mots à l'instant et les remplaça par ceux-ci : demain, dix-huit floréal, à neuf heures du matin.

Il restait donc, aux condamnés, quatorze ou quinze heures à vivre ; huit d'entre eux, se raccrochant en désespérés à une fragile et dernière chance, rédigèrent en hâte cette supplique, que Garnier-Launay, fébrilement griffonna :

Aux citoyens représentants du peuple composant le Comité de Législation.

Citoyens représentants, Pierre-François Girard, Pierre-Joseph Boyenval (sic), Étienne Foucault, Pierre-Guillaume Bene, François Garnier-Launay, Claude-Louis Châtelet, François du Pommier, Joseph Verney, que (sic) par jugement d'aujourd'hui 17 floréal les susnommés ont été condamnés avec autres à la peine de mort comme complices de la conspiration de Robespierre, Collot, Billaud et Barrère (sic).

Ces trois derniers quoiqu'ils ont été condamnés à la déportation, est-il juste que des complices supposés soient condamnés à une peine capitale tandis que les chefs ne sont condamnés qu'à la déportation ; c'est une question que les susnommés ont cru devoir vous inviter à soumettre à la justice de la Convention nationale.

GARNIER-LAUNAY, VERNEY, CHATELET,

BOYAVAL (sic), DUPAUMIER, GIRARD, BENOIST, FOUCAULT ayant femme et six enfants.

 

Il est émouvant l'original de ce court billet, tracé dans l'angoisse, par ces mourants dont les minutes sont comptées et qui mettent là leur suprême espoir. On se les représente, groupés autour de ce papier, discutant ce qu'on y va écrire, vite, vite ; le temps manque pour chercher des arguments le plus frappant sera cet appel de détresse que Foucault joint à son nom, apposé le dernier. Et les autres, pourquoi ne signent-ils pas ? S'abandonnent-ils ? Ou plutôt ceux-là, s'imaginant être les moins avilis, ne consentent-ils point à ce que Scellier, Dix-Août, Renaudin, les fameux, Herman qui a condamné la reine et Vergniaud et Danton, Fouquier-Tinville surtout, compromettent, en s'y associant, ce dernier recours à la pitié de la Convention. A quelles altercations donna lieu le choix des signataires ? Quelles vérités, quels reproches, quelles injures durent échanger ces hommes violents, éperdus à la pensée de la mort imminente ? Et que dut être pour eux la nuit suprême, dans cette prison vide, hantée d'innombrables spectres, acharnés comme des remords ?

Quand l'aube éclaire le ciel, une fraîche aube de mai ensoleillée et riante, qui dore les toits des vieilles tours, laissant dans l'ombre le préau sinistre autour duquel rôdent les moribonds, aucune réponse du Comité de Législation n'est encore parvenue : faut-il désespérer ? Déjà ils entendent le Palais s'animer du grand mouvement qui précède les importantes fournées et dent ils connaissent si bien tous les bruits : vers huit heures la rumeur de la rue et des cours leur arrive, comme une première bouffée de l'exécration universelle ; presque aussitôt les grilles s'ouvrent, les gendarmes paraissent, les geôliers, les aides du bourreau : l'heure est venue.

Fouquier-Tinville, avant de se livrer à l'exécuteur, demanda qu'il lui fût permis de tracer quelques lignes ; voici ce qu'il écrivit : c'est son testament, sa protestation dernière à l'adresse de la postérité :

Je n'ay rien à me reprocher ; je me suis toujours conformé aux lois ; je n'ay jamais été créature de Robespierre ny de Saint-Just ; au contraire, j'ay été sur le point d'être arresté quatre fois : je meurs pour ma patrie sans reproche, je suis satisfait ; plus tard, on reconnaîtra mon innocence. A.-Q. FOUQUIER.

 

Le greffe de la prison était divisé en deux pièces par une grille de bois ; tandis que dans la première, le greffe proprement dit, les huissiers s'occupaient à la levée des écrous, dans l'autre, les commis de l'exécuteur procédaient à la toilette des condamnés : ceux-ci l'un après l'autre s'asseyaient sur un escabeau : un aide ramenait leurs bras derrière le dos, liait les mains et, tout de suite, celui qui allait mourir sentait sur sa nuque, comme un avant-goût du couperet, le froid des ciseaux, tailladant les cheveux. On ignore tout des réflexions, des fanfaronnades, des malédictions, des railleries forcées, échangées entre ceux qui étaient déjà prêts et ceux qui attendaient leur tour ; mais la réunion, dans cette antichambre de la guillotine, de tous ces hommes qui l'avaient si longtemps repue, dut être pour les guichetiers, les gendarmes, les bourreaux même, leurs anciens sous-ordres, un de ces spectacles qui ne s'oublient jamais. Il semble certain que quelques-uns des condamnés espéraient encore et cherchaient à gagner du temps, car le départ, indiqué pour huit heures et demie, n'eut lieu qu'après que dix heures furent sonnées. Sans doute attendait-on une réponse du Comité de Législation : rien ne vint ; il fallut se résigner. Trois charrettes étaient dans la cour du Mai : les seize y montèrent, Fouquier prit place sur la dernière, et le cortège s'ébranlait à peine qu'une formidable clameur Vive la justice s'éleva de la foule entassée contre les grilles... Fouquier-Tinville songea peut-être au jour lointain où, pour la première fois, basochien ambitieux et rêvant d'avenir, il avait pénétré, inconnu, dans ce Palais, qu'il quittait maintenant, souffleté par les huées de Paris tout entier.

La grille franchie, les charrettes tournèrent à gauche dans la rue de la Barillerie, se dirigeant vers le Pont-au-Change.

 

La veille déjà, 6 mai, à l'annonce du supplice prochain, une innombrable poussée de curieux avait envahi, vers sept heures du soir, les quais, les ponts et la Grève. L'esprit qui semblait animer cette multitude, conte un espion de police, n'était point cette joie féroce des cannibales, jadis spectateurs journaliers des boucheries révolutionnaires ; la curiosité qui nous porte à voir des monstres extraordinaires paraissait être le seul sentiment de cette foule d'individus de toute fortune, de tout âge et de tout sexe : dans tous les rangs, dans tous les groupes, dans tous les rassemblements, une seule voix se faisait entendre : — Il ne l'a pas volé ! On lui a laissé tout le temps et les moyens de se défendre ! L'un racontait comment le monstre l'avait privé d'un ami ; l'autre, comment il avait égorgé son père ; celui-là exposait que, trois jours plus tard, il aurait péri sa victime quelques-uns même se félicitaient d'avoir échappé par miracle à ses nombreuses charretées. Enfin on ne rencontrait personne qui n'eût un parent, un ami à redemander à cet anthropophage, et quand on apprit que le supplice était différé jusqu'au lendemain, on se promit bien de revenir, en nombre, maudire le monstre au passage.

Pourtant, dans les cafés, quelques parleurs qui se prétendaient bien informés, avaient colporté que la Convention ne permettrait pas l'exécution ; Fouquier serait déporté ; la mesure s'imposait pour ne pas exposer cet homme aux regards du public, auquel il ne manquerait pas de révéler beaucoup d'horreurs que le gouvernement avait intérêt de tenir secrètes.

Néanmoins, le 7 mai, dès huit heures du matin, la population presque entière dévalait vers les quais et la Grève : les rues ne pouvaient contenir le flot immense du peuple ; toutes les croisées qui se trouvaient sur le chemin des charrettes étaient garnies d'une foule de curieux et de curieuses, sur le visage desquels on lisait cette satisfaction que procure à la vertu la destruction du crime. Quelle inédite et torturante sensation : mourir et voir tout ce qui vous entoure en proie à l'allégresse !

A Fouquier allaient tous les regards et toutes les apostrophes : On va t'ôter la parole ! criait l'un. L'autre : Dans deux minutes tu seras hors des débats ! Ou bien : Ta conscience est-elle assez éclairée ? Et encore : Le peuple va faire feu de file à son tour ! Et de lamentables ensembles montaient : Va rejoindre tes victimes, scélérat !Rends-moi mon frère, rends-moi mon ami, mon père, ma femme, ma sœur, mon époux, ma mère, rends-moi mes enfants ! Une femme, belle et jeune, s'était accrochée aux ridelles de la charrette et, malgré l'effrayant remous de la foule, malgré sa fatigue et son désespoir, elle ne cessa, à moitié folle, d'accabler de ses malédictions l'assassin de son mari.

Fouquier, cahoté par le mouvement heurté des roues qu'arrêtait souvent et longtemps l'entassement compact des curieux, était pâle et déjà cadavérique : ses yeux, injectés de sang, au regard très vif, brillaient de colère, ou semblaient, par moments, égarés, cherchant où se fixer : tous ses muscles étaient contractés : aux fureurs de la foule, il répondait des injures qu'on ne distinguait pas : toutefois on perçut ces mots : Vile canaille ! va chercher du pain ! Car Paris mourait de misère à cette époque : les suicides causés par la faim étaient fréquents et l'on achetait un louis d'or pour quinze cents livres d'assignats. N'importe, on était content de voir périr celui auquel on attribuait la plus grande part des malheurs présents, celui, du moins, qui avait été, sinon l'instigateur, du moins l'instrument de la Terreur.

Sur la place de Grève, au pied de l'échafaud, les charrettes se vidèrent : tout aussitôt on vit l'un des condamnés émerger du cercle des soldats et basculer sur la -planche ; un autre suivit, puis un autre... Quinze montèrent ainsi ; debout, renversés, poussés sous le couteau, qui tombait à intervalles réguliers. Chaque fois que le tas des corps tronqués se grossissait d'un cadavre, la foule immense haletait de soulagement : cela dura environ vingt minutes, vingt minutes de piétinement défaillant pour le dernier qui voyait cela, de ses yeux fous, et qui attendait. C'était Fouquier : il parut enfin, bascula à son tour ; le puissant triangle tomba, et comme le public réclamait la tête, l'un des exécuteurs, plongeant le bras dans l'horrible sac de cuir, la poursuivit parmi les autres, la saisit par les cheveux et la tenant dans ses doigts crispés, l'éleva, bien en vue. On applaudit...

 

FIN DE L'OUVRAGE