Les récompenses, en revanche, ne tardèrent pas : Danton était mort le 5 avril, le 8, Herman était nommé ministre de l'Intérieur ; Dumas, qui avait pris, comme on l'a vu, bien de la peine, le remplaçait à la présidence du tribunal ; Coffinhal et Subleyras étaient promus vice-présidents. Le 10, Lescot-Fleuriot, en qualité de maire de Paris, s'installait, avec sa femme, dans le ci-devant hôtel du Premier Président, vaste et noble demeure, joignant le Palais, dont Boffrand avait, en 1711, orné les appartements. Depuis plus d'un mois déjà, l'ancien jésuite Donzé-Verteuil, le juge Ragmey, l'ami de la citoyenne Dumas, et le borgne Bonnet, avaient quitté Fouquier-Tinville : chargés de former un tribunal révolutionnaire à Brest, Us étaient partis, munis d'un viatique de 3.000 livres pour subvenir aux frais de leur voyage. L'accusateur public gardait, comme premier secrétaire, Lelièvre, précédemment employé au parquet, auquel fut attribué un traitement de 4.000 livres. Subleyras n'occupa point longtemps la vice-présidence : dès les premiers jours il se signala de telle sorte qu'un emploi de confiance lui fut réservé : le 14 avril, comme il présidait l'audience à la Tournelle, une ci-devant religieuse, qui se trouvait parmi les spectateurs pour assister au jugement de son frère le libraire Gattey, entendant prononcer la sentence de mort, cria, éperdue : Vive le roi ! Les gendarmes se saisirent d'elle, Fouquier, sans désemparer, rédigea un acte d'accusation, Subleyras la questionna sommairement et la condamna à mort, sans même avoir posé aux jurés la question qui pouvait sauver la malheureuse, la question d'intention criminelle. Ce zèle sembla méritant : à quelque temps de là, Subleyras était nommé président de la Commission populaire chargée de la recherche des suspects, et Scellier le remplaçait au siège du vice-président. Fouquier-Tinville, sûr de son crédit désormais, poursuivait avec obstination un double but : augmenter son personnel et réduire au minimum les chances d'insuccès, c'est-à-dire, d'acquittement. Déjà, en mars, il avait réclamé deux assistants pour aider, lui et ses substituts, dans la rédaction des actes d'accusation ; un peu plus tard il sollicite de l'avancement pour un commis greffier et ses expéditionnaires, dont le travail est extrêmement pénible et auxquels en raison de l'habileté qu'ils ont acquise sous sa direction, on offre d'autres places plus avantageuses, qu'ils refusent d'ailleurs, en bons et vrais républicains, bien décidés à ne quitter le tribunal que lorsque Fouquier n'existera plus ! Le jour même où il obtenait pour ses collaborateurs, ce subside, la Convention leur préparait un surcroît de besogne. Que rêve donc Robespierre ? Le saura-t-on jamais ? C'est
lui encore qui, par la voix de Saint-Just, parlant au nom des Comités,
réclame, le 27 germinal (16 avril), de
nouvelles rigueurs. Il estime que les tribunaux sont sans énergie, que la faiblesse des juges enhardit les complots, et il
obtient de l'Assemblée, terrorisée, mais docile, que les
prévenus de conspiration seront traduits, de tous les points de la
République, au tribunal révolutionnaire de Paris ; un bureau spécial
recevra les dénonciations et les transmettra sans désemparer à l'accusateur
public. Fouquier-Tinville devient ainsi le plus puissant et le plus redoutable de tous les magistrats de France. Jamais homme n'eut semblables pouvoirs ; trente millions d'êtres sont ses justiciables ; rien ne l'arrête ; rien ne l'effraie ; sa déplorable activité, en facilitant la besogne, accroît les exigences des Comités. Si, du moins, il avait temporisé ou demandé répit ; mais non : il n'a pas une objection ; il se contente de réclamer de nouveaux employés, sans-culottes mais bien payés, ce qu'on ne lui marchande pas, vu la rapidité et l'accélération des affaires ; fier de son œuvre, il se porte garant qu'il est impossible à aucun tribunal de faire plus et mieux que le sien. Nous voulons que ça marche, a-t-il dit ; et ça marche. Depuis le 1er octobre 1793, le nombre des magistrats et des jurés n'a pas été augmenté ; moyennant le simple renfort de quelques copistes, Fouquier-Tinville est parvenu à décupler, et bien au delà, l'importance de son rendement. De douze ou quinze condamnations à mort portées à l'actif de vendémiaire, il est passé à 65 en brumaire ; ventôse en a fourni 116 ; germinal en compte 155 ; en floréal, qui commence, on en prononcera 354. Et ce qui établit, jusqu'à l'évidence, que cette effroyable progression est due à Fouquier-Tinville, à la rapidité de sa procédure, à la suppression des formes, à la brièveté forcée des audiences, trop chargées, où le temps manque pour interroger les accusés et écouter les plaidoiries, c'est que, pour la même période, le nombre des acquittements suit une proportion inverse : 91 en frimaire, 79 en ventôse, 59 en germinal. En floréal il y en aura 155 sur 525 accusés : soit moins d'un tiers. Dans les premiers mois, alors qu'on prenait le temps d'entendre les témoins et de questionner les prévenus, le chiffre des mises en liberté surpassait celui des condamnations. On a renoncé, maintenant, à toutes ces longueurs : puisque le peuple a accepté, sans mot dire, les grandes fournées de la Gironde et des Dantonistes, puisqu'il a vu, sans récrimination ni pitié, mourir la reine, Mme Roland, d'autres femmes telles que Mme Gattey ou Mme de Lavergne, coupables d'avoir poussé un cri en entendant la sentence de mort d'un mari ou d'un frère, que pourrait-on craindre ? On expédie l'ouvrage : le 13 avril, pour les débuts de Dumas à la présidence, c'est Chaumette, Gobel, la veuve Hébert, Lucile Desmoulins et quinze autres, -- à mort ; le 18, dix-sept nobles, hommes ou femmes, et des domestiques, convaincus de manœuvres pour... affamer le peuple, détruire la fortune publique, assassiner les patriotes et dissoudre la représentation nationale, à mort ; deux jours plus tard, 20 avril (1er floréal), vingt-cinq ex-présidents ou conseillers, aux Parlements de Paris et de Toulouse, Lepeletier de Rosambo, Pasquier, Bochard de Saron, Lefèvre d'Ormesson, Molé de Champlâtreux, Camus de Laguibourgère... une belle fournée, si belle que le menuisier auvergnat Trinchard, invita par un billet, sa femme à venir le voir juger ces messieurs. L'ex-président d'Ormesson, dans cette Grand'Chambre où il avait siégé, l'hermine à l'épaule, fut apporté, malade, sur une civière, empaqueté par les jambes et la tête, de manière qu'il ne pouvait être vu de personne. Coffinhal, qui présidait les débats, lui adressa trois questions auxquelles le moribond répondait en s'efforçant d'articuler quelques mots qu'on ne put comprendre. Fouquier-Tinville ne s'était pas risqué à affronter le mépris de tous ces gens de robe que, par un revirement qu'il dut estimer grandiose, lui, le petit procureur, tenait sous sa griffe, dans ce lieu jadis auguste qui, quatre ans auparavant, était leur domaine : Liendon son substitut le remplaçait ; mais Fouquier ne perdait pas son temps, cependant tandis que l'audience durait encore, et avant que la sentence fût prononcée, il commandait les charrettes et l'escorte en prévision de la condamnation des vingt-cinq, qui ne manqua pas. Le surlendemain, les gradins recevaient Lamoignon de Malesherbes, sa fille, de par l'échafaud veuve depuis l'avant-veille, le marquis et la marquise de Châteaubriand, d'Epremenil, Mme de Rochechouart-Ponville, la duchesse du Châtelet, la duchesse de Gramont, Mme de Choiseul, la princesse Lubomirska, d'autres encore, douze accusés, au total : le perruquier Ganney, le marchand de sabots Desboisseaux, l'ancien valet de chambre Brochet, Trinchard qui ne se lassait point, se déclarèrent convaincus que ces nobles gens n'étaient point partisans de la Révolution : tous furent condamnés à mort, on leur adjoignit même un des témoins, venu pour déposer au procès, et dont la déclaration parut suspecte. Le surlendemain encore, paraissent au tribunal les trente-cinq habitants de Verdun, coupables d'avoir, deux ans auparavant, offert des dragées au roi de Prusse. Au nombre des prévenus étaient sept femmes et sept jeunes filles : les deux plus jeunes seulement, Barbe Henry et Claire Tabouillot qui avaient dix-sept ans, furent épargnées : Fouquier obtint la tête des trente-trois autres, parmi lesquelles cinq jeunes filles dont l'aînée n'avait pas vingt-six ans. Trois jours plus tard, opulente chambrée : encore les plus beaux noms de France : Villeroy, d'Estaing, Lamoignon, Nicolaï, de Sourches, de Bussy, La Tour du Pin, Béthune-Charost : trente-trois accusés, dont six femmes ; trente-trois condamnations à mort. Angran d'Alleray, ex-lieutenant civil au Châtelet, qui avait protégé les débuts de Fouquier-Tinville, était du nombre : il avait soixante-quinze ans. Puis, car on ne peut tout dire, ce sont treize officiers, sous-officiers et soldats du bataillon des Filles-Saint-Thomas et des Petits-Pères, condamnés pour avoir défendu les Tuileries, lors du 10 août ; — ce sont les vingt-huit fermiers généraux et leurs trois adjoints : tous sont envoyés à la mort : ce jour-là Coffinhal s'immortalisa en répondant au grand Lavoisier, demandant un sursis pour terminer une expérience : — La République n'a pas besoin de savants, ni de chimistes ; le cours de la justice ne peut être suspendu ; — c'est la sœur du roi, Madame Élisabeth, avec vingt-trois autres, des prêtres, des soldats, des domestiques, condamnés après la déposition d'un seul témoin pour les vingt-quatre. Mme de Sérilly, l'une des victimes, déclara qu'elle était sur le point d'être mère, obtint un sursis et vit partir son mari pour l'échafaud ; — ce sont des fournées de provinciaux, de religieuses, de paysans, de soldats, de nobles, des ouvriers, beaucoup de domestiques et de petites gens. Quel qu'en fût le nombre, jamais l'audience n'occupait plus d'une journée, encore cette audience, fort écourtée, se terminait-elle ordinairement vers trois heures, Fouquier souhaitant que l'exécution eût lieu, autant que possible, le jour même du jugement. Une question, deux au plus, adressées aux accusés, l'audition de rares témoins à charge, les autres ne se hasardaient plus à paraître : une courte plaidoirie, toujours improvisée, jamais bien courageuse : rien de plus. Les actes d'accusation et les réquisitoires avaient seuls gardé toute leur amplitude. Il faut, avait dit Robespierre, que le tribunal soit actif comme le crime, et finisse tout procès en vingt-quatre heures. De ces plaidoiries, souvent fort piteuses, on n'en connaît guère ; l'ordre des avocats était, on le sait, supprimé : tous les citoyens avaient le droit de plaider en revêtant le titre de défenseur officieux : on vit ainsi, au tribunal criminel, un repris de justice se présenter à la barre pour défendre un de ses complices ; un agent d'affaires traitait à forfait avec une bande de voleurs pour obtenir une clientèle assurée. Au tribunal révolutionnaire parurent, cependant, quelques-uns des plus honorables membres de l'ancien barreau. Leurs noms ont été déjà cités : Chauveau-Lagarde, Tronson-Ducoudray, Vilain, Lavaux, Sezille, Grenier, bien d'autres encore. Mais tous n'avaient pas leur courage ni leur honnêteté : lorsque Mme Vitasse et ses compagnes parurent devant le tribunal, Lafleuterie fut désigné d'office pour les défendre : il descendit immédiatement à la Conciergerie, exigea deux cents livres payées d'avance et ne reparut plus. Comme les pauvres femmes étaient sans ressources, des prisonnières charitables se cotisèrent pour fournir la somme. Moyennant quoi Lafleuterie se montra à l'audience et prit la parole, attestant qu'il n'y avait pas de lois assez rigoureuses pour punir des criminelles aussi coupables que ses clientes. Puis il adressa aux accusées stupéfaites un sermon républicain. Si nombre d'avocats de talent se virent obligés de
renoncer à leur profession, c'est que la Commune de Paris interdit l'accès
des tribunaux aux défenseurs non munis de cartes de civisme. Elle les faisait
comparaître, leur demandait quels gages de dévouement ils avaient donnés aux
idées nouvelles. Ceux qui n'étaient pas jugés dignes d'obtenir le certificat
étaient immédiatement classés parmi les suspects et dénoncés au Comité de
Sûreté générale. Le Conseil de la Commune considérait également comme
suspects les défenseurs qui renonçaient à leur état, espérant ainsi se
dérober à sa censure. Ils doutent eux-mêmes de leur
civisme, alléguait-on ; s'ils ne se
présentent pas, c'est qu'ils ont conscience de leurs crimes. Pour se rendre compte des vicissitudes de ceux qui se résignaient à plaider dans ces conditions, il faut lire le recueil de Souvenirs, que rédigea à l'époque de la Restauration, l'un des défenseurs officieux, Me Lavaux : son récit a paru sous le titre : Les campagnes d'un avocat ou anecdotes pour servir à l'histoire de la Révolution. Comme il contient nombre de traits utiles à la reconstitution de la vie du tribunal et de la physionomie même de Fouquier-Tinville, il n'est pas superflu d'en citer textuellement les principaux passages : Le tribunal révolutionnaire accordait des défenseurs aux accusés, mais leur ministère était sans objet réel, lorsque la victime se trouvait désignée par les Comités de la Convention, le Club des jacobins, les sociétés populaires ou les députés en mission. Les défenseurs n'en agissaient pas moins de bonne foi ; ils n'étaient pas dans le secret des tyrans. Pour être en règle, ils devaient être munis de certificats de civisme, et une loi célèbre déclarait suspects tous ceux auxquels de tels certificats seraient refusés. Au commencement de chaque décade, le tribunal faisait afficher à la porte et dans l'intérieur de l'auditoire et de ses bureaux, un placard, pour interdire l'audience aux défenseurs qui n'avaient pas ce talisman. J'en étais privé, et je n'en plaidais pas moins. Souvent même le tribunal me nommait d'office. Il y avait lieu d'être inquiet ; on l'est quelquefois pour un sujet moins grave. Voulant en finir, je pris le prétexte d'une de ces
nominations pour m'expliquer avec Fouquier-Tinville ; je lui dis, d'un ton
dégagé, que je n'avais point de certificat de civisme et que je ne voulais
pas en demander ; car, ajoutai-je, tu sais que la loi déclare suspects ceux qui les demandent
sans succès, et tu sais bien aussi ce qu'on fait des suspects dans ce tribunal. Voici sa réponse : Moque-toi de cela. (J'adoucis le premier mot). Va ton train. La loi veut qu'il y ait des défenseurs ; or pour défendre des conspirateurs, il faut des aristocrates ; les patriotes ne s'en chargeraient pas. — Mais ces placards ? — C'est pour contenter le peuple. Tranquille sur la parole de l'accusateur public, autant qu'on pouvait l'être avec de tels hommes, je continuai mon ministère. J'avouerai cependant et l'on n'aura pas de peine à croire, que je n'entrai jamais dans l'auditoire sans un frisson : que souvent réveillé à cinq heures du matin par le bruit de ma sonnette, j'ai cru voir mon dernier jour. C'était des actes d'accusation qu'un huissier du tribunal m'apportait, sur lesquels je devais plaider à dix heures sans avoir encore vu l'accusé. Mes appréhensions étaient d'autant mieux fondées que les arrestations se multipliaient autour de mon domicile, et que, dès la pointe du jour, les coups de marteau frappés aux portes des maisons voisines, m'en envoyaient l'avis dans mon lit. Je savais d'ailleurs que des personnes prises chez elles à midi, avaient été traînées à l'échafaud à deux heures. J'avais un sujet d'inquiétudes plus sérieux encore. Je voyais souvent des accusés, parmi ceux que je défendais, convaincus par des lettres écrites au commencement de la Révolution et trouvées sous les scellés des émigrés. Le tribunal réservait toujours ces pièces pour la fin des débats. J'avais moi-même écrit plus de cent lettres pareilles avec beaucoup de véhémence. Qui pouvait m'assurer qu'aucune de mes lettres n'avait été découverte, et que, lorsque j'aurais défendu un accusé, je ne me trouverais pas accusé moi-même et envoyé d'emblée au supplice I Je vis cet instant arrivé, à l'occasion de l'affaire de M. Gossin, ex-député à l'Assemblée constituante, à qui j'avais écrit vingt lettres, dont chaque ligne aurait pu motiver un arrêt de mort. Retiré à Bar-le-Duc, sa patrie, il fut forcé d'avoir, en sa qualité de maire de la ville, des relations avec l'armée prussienne. Cela suffit pour le faire décréter d'accusation par la Convention. 11 se retira à Verdun où il resta caché chez un parent pendant une année. Un député en mission fut cependant chargé de faire une enquête juridique sur sa conduite ; elle le justifiait complètement. Mme Gossin vint à Paris pour faire révoquer le décret d'accusation. Les membres des comités, en lui exposant la difficulté d'une telle demande, lui persuadèrent d'engager son mari à subir un jugement, et se rendirent, en quelque sorte, garants du succès. Barère fut seul d'un avis opposé et le soutint fortement. J'employai, de mon côté, tous mes efforts, tous les moyens de persuasion pour inspirer à Mme Gossin une juste défiance. Je m'appuyai surtout de l'autorité de Barère. Mais, ô aveuglement, ô fatalité ! les conseils de l'expérience, les prières de l'amitié n'ont pas d'accès dans le cœur d'une épouse trop tendre ; elle ne voit dans l'avenir que des images riantes ; un mari dans les bras de sa femme, un père dans ceux de ses enfants. Elle part et va l'enlever de son impénétrable asile, pour l'amener en poste à Paris. Il se repose un jour dans un hôtel garni ; ce temps est employé à voir les protecteurs ; ils le visitent, le rassurent. Le lendemain, accompagné de sa femme, il se présente à la Conciergerie ; le geôlier refuse de le recevoir, parce qu'il n'a pas connaissance du décret d'accusation. On sollicite un ordre de l'accusateur public, et le malheureux obtient enfin la faveur d'être écroué. Le procès-verbal de l'enquête qui justifie sa conduite est déposé au greffe. On demande un prompt jugement ; il est fixé au cinquième jour ; c'est une nouvelle faveur qui excite la reconnaissance des deux époux. Le jour, le moment est arrivé ; l'accusé monte au tribunal rempli de confiance ; mais elle l'abandonne quand il se voit associé à vingt autres accusés. Les débats sont courts ; l'innocence de Gossin est prouvée jusqu'à l'évidence par le procès-verbal des députés ; mais cette preuve se confond avec les moyens justificatifs des autres accusés, et tous sont condamnés, comme en masse, à perdre la vie. Ma situation pendant le débat fut terrible. Le bureau était couvert de papiers, et Gossin n'avait pu me dire ce qu'étaient devenues mes lettres. Je lui avais indiqué un habile avocat, car j'aurais été inconsolable si je l'eusse défendu moi-même. Sa mort fut précédée d'une circonstance déchirante. Debout dans la cour du Palais de Justice, ayant les mains liées, et les charrettes étant remplies, il fut laissé à lui-même, perdu en quelque sorte dans la foule des curieux. Il se serait retiré librement, paisiblement, si un être sensible eût coupé ses liens ; mais ceux qui étaient à ses côtés se contentèrent de fixer sur lui des regards stupides. Les charrettes étaient en marche et il les suivit machinalement jusqu'au lieu de l'exécution. Sa malheureuse épouse en perdit la raison et donna la vie à un cinquième enfant. A quelque temps de là, Fouquier-Tinville m'étonna par un acte de sensibilité dont je fus l'objet. J'avais à défendre, conjointement avec Julienne, M. Boncerf[1], ami de feu M. Turgot, et dont le Parlement de Paris avait fait brûler une brochure révolutionnaire plus de dix ans avant la Révolution. Il était républicain dans toute la force du terme. Retiré dans un domaine national en Berri, il y fut arrêté comme conspirateur et envoyé à la Conciergerie, où il tomba malade. On le transféra à l'Archevêché dont on avait fait une infirmerie. Ayant besoin de régler sa défense avec lui, j'en demandai la permission à Fouquier-Tinville. Sur son refus prononcé d'une voix brusque, je crus que j'étais tenu pour suspect ; il s'en aperçut et reprit d'un ton plus doux : — Je te refuse la permission, parce qu'il règne dans l'infirmerie une maladie contagieuse ; tu es père de famille, je veux t'en préserver. J'insistai cependant et j'obtins l'ordre ; je vis mon client et je ne gagnai pas la maladie. L'amour de la vie, ce premier sentiment de tous les êtres, s'était généralement affaibli sous le régime de la Terreur. L'existence alors était un fardeau ; la preuve en est dans l'indifférence et même dans l'air de satisfaction qui accompagnaient un grand nombre de condamnés, jusqu'au supplice, j'ai vu condamner trois jeunes filles et un dragon, uniquement parce qu'ils voulaient mourir. La première est Mlle Gattey, la sœur du libraire. Elle était dans la foule qui remplissait journellement l'auditoire, quand elle entendit prononcer la sentence de son frère ; elle cria : Vive le Roi ! On voulut lui imposer silence et la sauver, en lui ouvrant un passage pour s'enfuir ; elle répéta dix fois son cri d'une voix plus ferme. Elle fut mise en jugement le lendemain, on me nomma d'office pour le simulacre de la défense. Je n'espérais rien et cependant j'insistai sur cet axiome : Volenti mori non creditur. Gattey était bien loin de se prêter à mes efforts ; en irritant ses juges par des sarcasmes, elle obtint ce qu'elle désirait. Les deux autres jeunes filles étaient assises à côté d'elle. On les avait arrêtées rue Saint-Honoré au moment où elles essayaient d'ameuter les passants par le cri de : Vive le Roi ! Plus loin, sur le même siège était le dragon ; il avait été pris à l'armée, le lendemain d'une action où son régiment s'était distingué, Il avait dit, dans un accès de mauvaise humeur qu'il était las de se battre pour des coquins qui désolaient la France et laissaient les dragons sans bottes et sans pain. Plusieurs défenseurs se trouvaient présents, et les accusés au nombre de douze ou quinze. Le dragon approuvait ou blâmait comme si il eût été placé là en qualité de censeur public : — Bon, disait-il, cela est juste, mais ça ne prendra pas. — Ceci ne vaut rien. — A merveille ça ! — Celui-ci parle comme un jacobin ; je plaiderais mieux, si je m'en mêlais. Comme accusé rebelle, il avait les mains liées ; mais il fut impossible de lui lier la langue. Son défenseur d'office s'étant levé pour plaider, il lui imposa silence : — Je ne reconnais, dit-il, de défenseur que le sabre, qu'on me rende le mien et qu'on en donne si on veut, à toute cette canaille de jurés et de juges ; l'on verra beau jeu. Je consens à laisser dépendre ma vie de la victoire. Le président furieux le mit hors de débat ; il fut reconduit en prison et condamné en son absence. La conduite des deux jeunes filles fut plus mesurée. Une gaieté naturelle animait leurs traits et ne les abandonna pas un instant. Elles raillaient les juges et les jurés avec plus de finesse qu'on n'en trouve dans cette classe du peuple. Elles allèrent du même air, à la mort. J'avais toujours à rassurer, à consoler plusieurs prisonniers ; je passais ma vie dans la Conciergerie ; j'y voyais d'un côté les condamnés faisant de tristes adieux à leurs femmes, leurs enfants, leurs parents, leurs amis au désespoir ; de l'autre, les tendres affections s'épanchaient autour des détenus à qui il restait encore de l'espérance. Ici on se faisait de plus douces caresses et l'on se quittait pour invoquer le secours du ciel, ou pour cacher des larmes qui auraient augmenté l'affliction réciproque. Si j'ai quelquefois réussi à faire déclarer par la Chambre du Conseil qu'il n'y avait pas lieu à poursuivre, j'ai obtenu plus de succès par un autre expédient. J'engageais, je forçais Fouquier-Tinville à m'accorder des remises de cause, sous prétexte que j'attendais des pièces justificatives, des certificats d'autorités constituées, de comités révolutionnaires ou de sociétés populaires. J'espérais toujours que ce régime atroce s'userait par ses
propres fureurs ou qu'une révolution le renverserait. Mon système, ou plutôt
ma marche, déplaisait à la plupart de mes clients. Ils écrivaient à
l'accusateur public, m'accusaient de négligence, sollicitaient une prompte
décision. Tout cela se conçoit. Les prisonniers, jusqu'au dernier moment,
croyaient à la justice, se reposaient sur leur innocence, se persuadaient que
ceux qu'ils voyaient disparaître journellement étaient convaincus d'avoir
trempé dans une conspiration. Quelques-uns préféraient la mort à une plus
longue captivité. Fouquier-Tinville, en m'opposant ces lettres, disait
naïvement : Tiens, lis ; pourquoi t'obstiner à
vouloir paralyser le tribunal révolutionnaire, lorsque tes clients sont
pressés de se faire guillotiner ? Je répondais qu'ils avaient perdu la
raison et ne pouvaient apprécier l'importance des preuves que j'attendais,
que presser leur jugement sans ces preuves, c'était en effet vouloir les
condamner et, ajoutais-je : Volenti mori non
creditur ? Fouquier aimait les citations latines il se rendait à
la mienne et mettait les dossiers à part. Dès lors, ils étaient oubliés, car
l'action meurtrière du tribunal était telle, qu'il suffisait à peine aux
nouveaux objets qui se présentaient à chaque instant du jour. ... Le 9 thermidor fit remettre en liberté ceux de mes clients que j'avais fait placer dans la réserve. Doux souvenir ! Mes cheveux ont blanchi depuis, et il fait encore palpiter mon cœur. ***Quelque sommaires et écourtées que fussent les plaidoiries, certains les estimaient trop longues encore : le cafetier Chrétien n'appréciait pas ces sermons que les accusés paient de leur or et le tribunal par sa patience. Fouquier-Tinville, pour sa part, avait une autre idée : quelqu'un le vit un jour fort en colère, morigénant un de ses employés en ces termes : Vous ne savez pas ce que vous faites ! Vous ne voyez donc pas où j'en veux venir... je veux qu'on se passe de témoins ! C'était avant la loi du 22 prairial ; quand elle fut promulguée elle modifia bien peu la façon d'agir du tribunal et ne fit, en réalité, que sanctionner — et légaliser un état de choses déjà existant. Cependant, elle datera, dans l'histoire du monde, comme une monstruosité : peut-on croire qu'une assemblée de sept cent cinquante législateurs, dont l'immense majorité se composait d'honnêtes gens et d'ardents patriotes, fût terrorisée au point de voter en feignant l'enthousiasme, que tout citoyen a le droit de saisir et de conduire devant les magistrats, les conspirateurs et les contre-révolutionnaires : il est tenu de les dénoncer dès qu'il les connaît ; — que la formation de l'interrogatoire préalable est supprimée comme superflue ; — que s'il existe des preuves, soit matérielles, soit morales..., il ne sera point entendu de témoins, à moins que cette formalité ne paraisse nécessaire pour découvrir des complices ; — peut-on croire que la lecture, faite par Couthon, de chacun de ces articles fut saluée des applaudissements de ceux-là même qui, consternés et le cœur déchiré, savaient bien qu'une telle loi était une souillure à l'honneur de la Convention et un coup mortel porté à la République ? Mais ils étaient à bout de résistance et s'abandonnaient ; ils ne croyaient plus au lendemain. Je parlais dans ce temps, écrit Baudot, à quelques conventionnels de mes amis d'un calcul personnel qui embrassait l'avenir d'un mois. Ils se moquèrent beaucoup de ma présomption de compter sur un mois de vie dans ces temps orageux. La loi passa donc tout entière, établissant pour unique règle des jugements la conscience des jurés éclairés par l'amour de la patrie, supprimant la défense et n'admettant qu'une seule peine : la mort. A la lecture du projet, il y eut bien, dans l'Assemblée, quelques hésitations : Ruamps s'écria : — S'il est adopté, je me brûle la cervelle ! Bourdon de l'Oise demanda l'ajournement ; mais Robespierre étant descendu de son siège de président pour déclarer que la loi était parfaite et que tous ses articles étaient fondés sur la justice et la raison, les Conventionnels se turent ; Bourdon présenta des excuses et l'inique décret fut voté au bruit des applaudissements. Il indiquait la nouvelle composition du tribunal : sauf que le juge Naulin était promu, comme Scellier et Coffinhal, vice-président, le personnel de magistrats se trouvait peu modifié : cependant l'épicier Lohier, de juré, devient juge ; Masson et Dobsen, sont renvoyés : on les remplace par un ancien avocat, Garnier-Launay, par Julien Paillet, professeur de rhétorique à Châlons ; auxquels on adjoint Laporte et Félix, membres de la commission militaire de Tours. Des jurés, tous les faibles sont exclus : l'expérience avait fait connaître que, des soixante nommés en septembre, la moitié seulement présentait ce caractère de solidité que recherchait Fouquier-Tinville. Cette fois le Comité n'en désigna que cinquante, mais de choix : vingt-neuf sont conservés : Lumière, Châtelet, Prieur, Didier, Leroy-Dix-Août, Ganney, Desboisseaux, Duplay, Brochet, Trinchard, tous ceux qui ont fait leurs preuves. Comme la loi exige des esprits justes et raisonnables, des hommes éclairés, à ceux-là Robespierre ajoute Pigeot, son coiffeur, le dénonciateur émérite de la section Marat ; Masson, un cordonnier lyonnais qui s'est distingué lors du siège de la ville ; Emery, un chapelier, Lyonnais lui aussi, dont les titres sont les mêmes ; Fillon, un Lyonnais encore, qui s'offrit à Chalier comme bourreau, lors des grandes fournées de Commune affranchie ; Jean Moulin, un perruquier du faubourg Honoré, dont la Révolution a dispersé les pratiques et qui, depuis huit mois, est l'espion de sa section ; grand poseur de scellés sur les appartements d'aristocrates condamnés, prévenu de soustraction et de dilapidation d'effets saisis par la loi. Duplay, Pigeot, Masson, Nicolas, Emery, Fillon, Fauvety, Desboisseaux sont des créatures, des amis du moins, et, pour la plupart, des intimes même de Robespierre ; Villers, un des nouveaux jurés, est secrétaire de Saint-Just ; Didier, autre juré, a été celui de l'Incorruptible. Celui-ci tient encore le tribunal par Coffinhal, par Dumas, par le juge Garnier-Launay, un avocat, pur sans-culotte, qui lui écrit : Je t'embrasse comme je t'aime, cher frère républicain, de tout mon cœur. Il le tient encore par Gravier qui lui a servi d'espion, dont la singulière physionomie se reflète dans une correspondance dont il faut citer quelques extraits. Juré depuis huit mois déjà, le vinaigrier Gravier a vu arriver avec grand plaisir ses amis Fillon, Emery et Masson, avec lesquels il a lutté à Lyon pour le triomphe de la cause révolutionnaire : mais ils ont laissé, là-bas, de bons camarades qui leur envoient des nouvelles du pays. Parmi eux, est Pilot, le directeur des postes à Lyon, cette infâme ville, écrit-il, dont on ne peut répéter le nom sans être armé du poignard de la vengeance. Il donne, à son ami, le tribunal lyonnais comme modèle : Qu'il est grand ! Qu'il est sublime ! Tu serais émerveillé de lui voir déployer le caractère républicain ; qu'il condamne ou qu'il innocente, tous ses jugements sont rendus à la face du peuple. Point d'intermédiaire entre lui que le peuple et le ciel... Passant du lyrisme au pratique, Pilot ajoute en post-scriptum : Je me ferai un plaisir de te faire passer, comme tu le dis bien, des débris du compagnon de saint Antoine ; mais un peu de patience, il n'est pas encore assez salé. Je t'enverrai un gros jambon, un gros, gras saucisson et tout ce que tu voudras. Embrasse bien ta femme et la mienne et dis-lui qu'il n'y a rien de nouveau pour son oncle, sauf qu'il est transféré de Saint-Joseph à la Gare : cela sent mauvais. Je m'occupe de sa commission des mouchoirs ainsi que des bas. Et il signe : Ton ami sans-culotte, C. Pilot. Post-scriptum d'une autre lettre : — Tu diras à ma femme que le citoyen Pelou de la rue Buisson a été guillotiné hier, et je crois que son vieux aristocrate d'oncle ne tardera pas... Enfin, tous les jours il en passe, tant fusillés que guillotinés, au moins une cinquantaine. Pilot vient d'être malade ; mais il va mieux : — Ma santé se rétablit chaque jour par l'effet de la destruction des ennemis de notre commune patrie. Mon ami je t'assure que cela va on ne peut mieux ; tous les jours il s'en expédie une douzaine ; l'on vient même de trouver cet expédient trop long. Tu apprendras, sous peu de jours, des expéditions de deux ou trois cents à la fois : les maisons se démolissent à force. On a compris que la femme de Pilot est à Paris, chez l'ami
Gravier ; elle y est arrivée chargée d'objets de
commission pour le citoyen Duplay ; car cet aimable monde fraternise. Embrasse bien ma femme pour moi et pour toi, si tu veux...
La guillotine, la fusillade ne va pas mal ;
soixante, quatre-vingts, deux cents à la fois fusillés ; et tous les jours on
a le plus grand soin d'en mettre de suite en état d'arrestation, pour ne pas
laisser de vide aux prisons. — Du moment où
j'aurai pu me procurer les bas pour Robespierre, je les ferai passer.
— Je t'ai fait passer un jambon, je souhaite que tu
le manges en bonne santé. Tu diras à ma citoyenne que je me dispose à la
faire revenir ; j'ai chargé Saulnier de la conduire à la Convention
nationale, pour qu'elle soit témoin des grands principes de notre Révolution.
Tâche qu'elle voie les jacobins le plus souvent qu'elle pourra avant que de
partir. C'est surtout dans ce lieu où une mère peut se procurer les grandes
dispositions qui doivent servir de base à l'éducation de ses enfants. Mon
ami, je sais bien que les occupations importantes dont tu es chargé, ont
privé ma femme de beaucoup de choses intéressantes que tu te serais empressé de
lui faire connaître ; le salut de la patrie passe avant tout... Bien mes civilités à Renaudin. On serait tenté de croire à une mystification : mais non ;
c'est ainsi qu'ils étaient, à Lyon, en l'an II. Un autre, le sans-culotte
Achard, écrit aux deux jurés Emery et Fillon : Amis,
patriotes, continuez l'honorable carrière où vos sentiments républicains vous
ont conduits ; vous n'aurez rien laissé à faire à ceux qui vous succéderont.
Votre absence ne fait qu'accroître notre zèle ; nous nous préparons à vous tailler
de la besogne : il faut espérer que sous peu vous recevrez le complément de
ce que votre cœur désire. Je travaille à ramasser toutes les preuves, et il
ne tiendra pas à moi que vous n'ayez la douce satisfaction de prononcer sur
des individus qui n'ont eu de patriotisme que le masque. Le chapelier Emery n'est sans doute pas un mari modèle, car Achard le sermonne. Emery, ta femme mérite quelques égards : il vient un temps où l'âme juste, reprenant son équilibre, se sent déchirée de remords. Crains ce moment, il sera terrible : le mal que l'on a fait ne vaut pas le bien que l'on aurait dû faire et l'on est souvent coupable pour avoir été injuste, même envers soi-même. Un bon citoyen réunit toutes les qualités morales et physiques ; l'amitié en est une, elle est une dette bien chère à acquitter envers un second soi-même. — Le bonjour à Gravier, à la famille Duplay, à Robespierre, Couthon, Renaudin, à tous les amis de la République. Un autre conseil, en passant : point de pitié, du sang, du sang. Achard redoute, ceci parait évident, la comparaison entre les opérations du tribunal de Lyon et celles du tribunal de Paris : il est fier pour sa province, quand il peut annoncer de beaux chiffres ; malgré cela, si loin de la capitale, on travaille mollement. Le tribunal... aurait certainement besoin de bons renseignements, mais il ne se donne pas la peine de les rechercher ou demander à ceux en qui il peut se confier : néanmoins, hier, dix-sept ont mis la tête à la chatière et aujourd'hui huit y passent et vingt-cinq reçoivent le feu de la foudre. On sait que la Convention avait décrété que Lyon serait
détruit, en punition de sa rébellion : on y travaille ; mais Achard n'est pas
satisfait : ce Lyonnais estime que la suppression de sa ville tarde beaucoup
: Quatre cent mille livres se dépensent par décade
pour démolitions et quelques autres objets... Encore
si l'ouvrage paraissait ! Mais l'indolence des démolisseurs démontre
clairement que leurs bras ne sont pas propres à bâtir une République...
Le bonjour ainsi qu'à Robespierre, Collot, Duplay,
Renaudin, Nicolas, ta femme et tous les amis. Pourtant le 17 frimaire, Achard est content : Frère et ami, encore des têtes, et chaque jour des têtes tombent I Quelles délices tu aurais goûtées si tu eusses vu, avant-hier, cette justice nationale de deux cent neuf scélérats ! Quelle majesté ! quel ton imposant ! Tout édifiait. Combien de grands coquins ont, ce jour-là, mordu la poussière dans l'arène des Broteaux ! Quel ciment pour la République !... Billemaz a payé le tribut ; une infinité d'autres que tu connais... en ont fait tout autant... quel spectacle digne de la liberté. En voilà cependant déjà plus de cinq cents ; encore deux fois autant y passeront, sans doute, et puis, ça ira... Bonjour à Robespierre, Duplay et Nicolas. Cet Achard qui burine des phrases telles que celle-ci, à l'adresse des bourreaux de la vérité : de votre front ignominieux va couler cette sueur froide qui naît de la honte et du remords, avec laquelle l'éponge du républicanisme lavera votre visage encroûté de la crasse de l'hypocrisie, de la perfidie et de la trahison..., cet Achard ne manque jamais de terminer ses lettres à Gravier par une mention amicale pour Robespierre, la maison Duplay, Renaudin, Nicolas... etc. Comment était née cette camaraderie entre des hommes si distants par l'éducation, sortis des points les plus éloignés de la France et qui formaient, c'est manifeste, une sorte de coterie dont Robespierre était le pontife ! On ne le sait pas ; ce qu'il importe d'établir, c'est qu'ils se connaissaient, se tenaient, échangeaient des idées et des mots d'ordre. Un autre intérêt de ces lettres c'est qu'elles nous révèlent le phénoménal état d'esprit de ces énergumènes : nous ne connaissons pas les réponses que Gravier, Emery et Fillon adressaient à leurs compatriotes ; mais il n'est pas téméraire de les imaginer montées au diapason des billets qu'on vient de lire. L'on juge de ce que peuvent être les dispositions de ces gens, prenant place au banc des jurés, et dont les pensées ne roulent que mort, sang, tueries, guillotine et fusillades ; ils en sont arrivés à considérer leur épouvantable métier comme le plus noble des apostolats : ils s'en glorifient avec une ferveur d'artistes et une dévotion d'amoureux : ils vivent à l'aise dans cette atmosphère d'horreur, comme un poète vit dans son rêve : ils y sont accoutumés, ils s'y plaisent ; leur excuse, — si c'en est une, — c'est qu'ils ne sont plus hommes, ils sont monstres, et le grand sculpteur David d'Angers s'illusionnait lorsqu'il écrivait dans l'Almanach du peuple : Le tribunal révolutionnaire de Paris eut pour jurés les citoyens les plus purs, les plus justes, les plus ardents amis de l'humanité. J'en ai connu plusieurs : rien n'égalait la candeur de leur âme, la stoïque vertu de ces excellents vieillards. Tous, il est vrai, ne réussirent pas à se déshumaniser : Duplay, Naulin, Harny, Prieur auraient désiré se retirer quand fut promulguée la loi du 22 prairial ; mais il leur eût fallu, pour oser le faire, être des héros, car ils n'avaient le choix, on l'a dit, qu'entre leurs fonctions ou la mort. Scellier, qui pourtant avait rempli sa tâche, essaya timidement, lui aussi, de critiquer la loi : Dumas le menaça de la guillotine ; pourtant, un jour qu'il flânait avec Saint-Just au jardin des Tuileries, Scellier eut le courage de réitérer ses doléances ; mais Saint-Just du ton le plus dur, lui répliqua qu'il n'y avait qu'un lâche pour abandonner un poste où il avait été appelé par la Convention et que, s'il faisait part au Comité de l'intention de démissionner, il serait arrêté sur-le-champ. Ils restaient, prêts à tout, pour tâcher de vivre. Ce qu'ils durent éprouver, ce qu'ils virent, ne pourra jamais être raconté : eux seuls auraient pu le dire et nul n'en a eu l'audace rétrospective. D'ailleurs ils affectaient l'impassibilité, la sérénité même ; il fallait, a écrit un régicide, montrer une espèce de joie, si l'on ne voulait s'exposer à périr soi-même ; il fallait du moins avoir un air de contentement, un air ouvert et calme... C'est ainsi que quand le juge Laporte vint prendre séance au tribunal, et entra pour la première fois dans la Grand' Chambre pour y prêter le serment, il put apercevoir sur les gradins, son frère, qui, ce même jour, était condamné à mort. Laporte jura, se retira sans mot dire, et le lendemain il entrait en fonctions. |