Si ces hommes avaient cru assumer, ainsi qu'ils le proclamaient, une tâche patriotique, ou simplement honorable, comment aucun d'eux n'eut-il, par la suite, la pensée d'écrire ou de conter ce qu'il avait entendu et fait au temps du tribunal ? Dans la masse énorme d'autobiographies et de justifications qu'a engendrées la Révolution, on ne trouve pas un seul récit émanant d'un des collaborateurs de Fouquier-Tinville : tous souhaitèrent qu'on oubliât cette phase de leur existence ; pourtant ce qu'ils avaient vu méritait d'être consigné ; il n'est pas permis de croire qu'ils pussent jamais l'avoir oublié ; et pas un n'éprouva le besoin de soulager sa mémoire, ainsi que le fit Bailleul, auteur de l'Almanach des Bizarreries humaines. Les débuts, il est vrai, furent assez ternes : du 1er au 12 octobre, on se contenta d'expédier la besogne courante, quelques curés, plusieurs jeunes gens accusés d'embauchage, une ou deux condamnations par jour, rien de plus. Fouquier, tout en dressant son nouveau personnel, préparait des coups de théâtre. Depuis le 2 août, il possédait, parmi ses pensionnaires de la Conciergerie la reine Marie-Antoinette, transférée là, du Temple, en vertu du décret qui la renvoyait devant le tribunal révolutionnaire. On semblait l'oublier ; mais Fouquier cherchait les procès retentissants comme un comédien recherche les beaux rôles ; peut-être aussi s'inquiétait-il de voir les terroristes reprocher au tribunal sa lenteur et ses ménagements. C'est donc lui, qui, le premier, stimula les Comités. — Le tribunal, écrivait-il, se trouve inculpé dans les journaux et dans tous les lieux publics sur ce qu'il ne s'est pas encore occupé de l'affaire de la ci-devant reine... On s'empressa aussitôt de réunir les pièces du procès : on en fabriqua même une, tout exprès, effroyable, celle-là, due à la collaboration d'Hébert, du savetier Simon, du maire de Paris, Pache, et du conventionnel David, lesquels ne craignirent point d'abuser de l'innocence du dauphin et d'arracher à l'enfant, contre sa mère, une déposition infamante. Ils escomptaient grandement l'effet, à l'audience, d'une si épouvantable révélation. Les choses, pourtant, traînèrent en longueur : Fouquier manquait d'éléments pour rédiger l'acte d'accusation : il réclama du Comité de salut public la communication des pièces du procès de Louis XVI, espérant y trouver des inspirations : on les lui promit : mais avant même de les avoir reçues, il risqua l'affaire. Le samedi, 12 octobre, à six heures du soir, un huissier du tribunal et quatre gendarmes amenèrent la veuve Capet à la Grand'Chambre, pour l'interrogatoire préalable. L'audience était terminée ; on avait condamné, ce jour-là, le curé d'un village des Vosges, prévenu, entre autres griefs, d'avoir déserté la procession, emportant le Saint-Sacrement, parce que les hommes armés qui lui faisaient escorte étaient ivres-morts. La vaste salle était vide et sombre : seules deux bougies l'éclairaient, posées sur le bureau de l'accusateur public, auquel avaient pris place le président Herman, Fouquier et le greffier Fabricius. On approcha une banquette sur laquelle s'assit l'inculpée. Herman posait les questions, Fouquier prenait des notes, Fabricius rédigeait. L'ombre remplissait l'immense pièce ; la voix de la souveraine devait résonner lamentablement, sous les hauts plafonds, dans ce grand espace désert. Tandis qu'elle répondait, ses regards fouillant les profondeurs noires de la salle distinguèrent des gens, qui se dissimulaient dans l'obscurité : des spectateurs privilégiés, sans nul doute, curieux de cette scène tragique. Ces ombres demeurèrent immobiles et muettes et, malgré les efforts de ses yeux myopes, la reine ne put les identifier. Fouquier employa la journée du lendemain à rédiger l'accusation, quoiqu'il n'eût pas reçu encore les pièces annoncées par les Comités : le lundi, 14, à huit heures du matin, l'accusée parut en audience publique devant ses juges et les débats commencèrent. Il est inutile de faire ici le récit d'un procès si souvent et si minutieusement conté : il suffira d'en fixer quelques traits qui aideront à reconstituer la physionomie du tribunal durant ces journées fameuses : quand l'accusée parut, la foule resta saisie du contraste émouvant entre la belle reine, souriante et parée dont tous les Parisiens avaient l'image dans la mémoire et la femme impassible, à cheveux blancs, très pâle, l'air brisé, toute plate dans sa robe de veuve. Elle s'assit sur un fauteuil qui servait, sans doute, à tous les prévenus jugés isolément, et le président l'interrogea aussitôt sur son nom et surnom, son âge, etc. La foule qui se bousculait, derrière la cloison d'appui,
pour mieux l'apercevoir, réclamait à tout moment qu'elle se tint debout, afin
que rien du spectacle ne fût perdu. Ceux qui étaient près d'elle
l'entendirent murmurer : — Le peuple sera-t-il
bientôt las de mes fatigues ? Durant la lecture de l'acte
d'accusation, on la vit, attentive et calme, promener machinalement ses
doigts sur les bras de son siège comme sur un piano.
L'audition des témoins se prolongea jusqu'à trois heures de l'après-midi ; on
suspendit l'audience qui fut reprise deux heures plus tard. Ils continuent à défiler, perfides, ineptes, ou respectueux. M. de la Tour du Pin, appelé à déposer, adresse à la prisonnière, en arrivant à la barre, un grand salut de cour. Un canonnier, Roussillon, déclare que, au 10 août, lors de l'envahissement du château, ayant pénétré dans la chambre de l'accusée, il a trouvé sous son lit des bouteilles vides, ce dont il conclut qu'elle avait grisé les chevaliers du poignard. Un certain Labenette raconte que la veuve Capet en voulait à sa vie et avait dépêché des spadassins pour l'assassiner. On écoute patiemment d'anciens domestiques de Versailles, des femmes de chambre, des geôliers, des gendarmes, des couturières. Tandis qu'ils parient, Fouquier feuillette les pièces, bases de l'accusation, que vient de lui envoyer enfin la Convention et qu'il n'a reçues qu'une heure avant le commencement des débats. Simon, le savetier du Temple, le précepteur du Dauphin, parait à la barre : l'aspect de cet homme, qui lui a pris son fils, doit ravager le cœur de la reine : elle le laisse parler, sans l'interrompre, n'osant, ne daignant pas peut-être lui demander comment se porte son enfant ; Hébert aussi est là ; à voix haute, il réédite sa sordide calomnie, et comme la reine garde le silence, il se trouve un juré pour insister... On sait le cri de protestation indignée que jette la noble femme, très émue, à l'assistance muette d'horreur. — J'en appelle à toutes les mères qui peuvent se trouver ici ! L'effet en est si grand que l'audience s'en trouve interrompue pendant quelques instants. Un autre incident, navrant : on apporte sur le bureau du président un paquet scellé renfermant différents objets saisis sur la prisonnière lors de son transport du Temple à la Conciergerie. Herman brise les cachets et Fabricius présente à Marie-Antoinette chacun des souvenirs qu'il contient : elle voit ainsi passer devant ses yeux les fantômes de ceux qu'elle aime, personnifiés par ces reliques intimes que profanent les mains des huissiers ; Herman tranchant et froid comme une lame, presse ses questions : De qui ces cheveux ? — De mes enfants morts et vivants et de mon époux. — Ce papier chargé de chiffres ? — Une table pour apprendre à compter à mon fils. — Ce portrait ? — De Mme de Lamballe. — Et ceux-ci ? — Ce sont deux dames avec qui j'ai été élevée à Vienne. — Leurs noms ? — Les dames de Mecklembourg et de Hesse. Fabricius sort ainsi un nécessaire garni de ciseaux et d'aiguilles, un miroir, une bague entourée de cheveux, un papier où sont deux cœurs entrelacés d'initiales, un petit carré de toile brodé d'un cœur enflammé percé d'une flèche. Ici Fouquier relève son nez grêlé ; lui qui, en ce moment même porte, sous ses vêtements, une médaille de la Vierge, feint d'ignorer ce qu'est un scapulaire. Il prend la parole et observe que parmi les accusés qui ont été traduits devant le tribunal comme conspirateurs et dont la loi a fait justice, en les frappant de son glaive, on a remarqué que la plupart, ou, pour mieux dire, la majeure partie d'entre eux, portait ce signe contre-révolutionnaire. L'audience du 14 se termina dans la soirée ; la reine fut reconduite à son cachot de la Conciergerie, par le couloir, l'ancienne galerie des Peintres — aujourd'hui galerie Saint-Louis — et l'escalier tortueux qui s'ouvrait, au premier étage, dans la galerie des prisonniers, à côté du grand degré de l'ancienne Chambre des Requêtes, pour aboutir, au rez-de-chaussée, tout près de la chapelle, dans le corridor central de la prison[1]. Le 15 les débats furent repris, à huit heures du matin : de nouveaux témoins entendus, la parole fut donnée vers six heures de l'après-midi aux deux défenseurs, auxquels on n'avait accordé qu'un quart d'heure pour se concerter. Tronson-Ducoudray et Chauveau-Lagarde parlèrent durant deux heures. Quand celui-ci se fut rassis, la reine, s'approchant de lui, dit : — Combien vous devez être fatigué, Monsieur ; je suis bien sensible à toutes vos peines. Cette partie de l'audience s'était prolongée tard dans la soirée : à la reprise le président Herman prit la parole ; son résumé, qui devait être impartial, fut en réalité, un second acte d'accusation. Le public, malgré l'heure tardive, ne s'était pas encore lassé : il voulait voir la fin. Dans la Grand'Chambre éclairée par quelques rares chandelles, moutonnaient les têtes parquées, attentives à saisir sur le visage de la prisonnière le moindre signe de faiblesse. Elle était là, luttant toujours, se raidissant, malgré sa fatigue. A côté d'elle se tenait l'officier de gendarmerie De Busne, chargé de la surveiller. Comme elle se plaignit de la soif, ceux qui l'entouraient se regardèrent : aucun d'eux n'osait offrir un verre d'eau à celle qui avait été la reine de France. De Busne, à la fin, se risqua et ce léger service lui valut d'être emprisonné le lendemain. La nuit, cependant, s'avançait : il faisait froid ; les curieux, peu à peu, se faisaient plus rares ; renonçant à l'immobilité forcée du prétoire, beaucoup marchaient, par groupes, dans ;a salle des Pas perdus. Une voix, vers une heure du matin, annonça la fin des plaidoiries : bientôt une autre voix, qui semblait partir d'une fenêtre entrebâillée, jeta dans l'espace : les Jurés délibèrent. La foule rentra dans la salle d'audience : le moment suprême approchait ; bien des gens, déjà, s'étaient répandus par la ville, annonçant que la reine serait déportée. C'était, à ce moment, l'opinion générale : les yeux de tous les assistants, muets, demeuraient fixés sur les portes par où les jurés allaient reparaître. A quatre heures et demie du matin, le coup de sonnette retentit, annonçant la fin de leur délibération. Ils rentrèrent : leur verdict était affirmatif : c'était la mort. Herman, toujours impassible, d'un ton sec, ordonne de
faire comparaître l'accusée : la voici : tous les regards convergent sur elle
: interrogée si elle a quelque observation à présenter sur l'application de
la peine, elle ne répond pas ; elle fait non d'un signe de tête. Elle écoute
la sentence, sans émotion, ni crainte, ni
indignation, ni faiblesse. Mais elle reste anéantie par la surprise :
l'espérance l'a soutenue tout le temps des débats, et c'est, figée
d'étonnement, qu'elle écoute, jusqu'au bout, sans que son visage reflète rien
que la stupeur, la voix du président bredouillant la formule accoutumée ... déclare, conformément à la loi du 10 mars dernier, ses
biens, si aucuns elle a dans l'étendue du territoire français, acquis et
confisqués au profit de la République ; ordonne qu'à la requête de l'Accusateur
public le présent jugement sera exécuté sur la place de la Révolution,
imprimé et affiché dans toute l'étendue de la République... C'est fini ; les juges se retirent : on emmène la condamnée : elle ne dit pas une parole, ne fait pas un geste, traverse la salle sans rien voir et sans rien entendre : en approchant de la barrière derrière laquelle est parqué le peuple, elle relève la tête avec majesté, et disparait, suivi du lieutenant De Busne dans les dépendances du tribunal. Tandis que, chapeau bas, le gendarme l'entraînait vers la Conciergerie par le long couloir qui mène à l'escalier de la prison, elle s'arrêta, hésitante. — Je vois à peine à me conduire, dit-elle à de Busne. Celui-ci lui offrit le bras et ne la quitta qu'à la porte de son cachot. A cette même heure, pendant que le rappel roulait dans les rues et que les plus pressés se hâtaient déjà vers l'échafaud pour se réserver une bonne place, l'un des jurés, le menuisier Trinchard, satisfait, adressait à son frère, ce court billet : Je t'aprans mon frerre que jé été un des jurés qui ont jugé la bête feroche qui a dévoré une grande partie de la République celle que l'on califiait si deven de raine. Cette lettre a été souvent citée ; mais il n'est pas inutile de la reproduire une fois de plus ; elle indique l'état d'esprit et le degré d'instruction des hommes auxquels Fouquier-Tinville avait livré la fille de Marie-Thérèse. ***Le jugement de la reine inaugurait la série des grands procès politiques : durant six mois le tribunal va servir à débarrasser Robespierre de tous ceux dont l'éloquence ou les opinions font obstacle à ses nébuleuses ambitions. Fouquier s'y emploiera avec un zèle opiniâtre, un succès qui supposerait des talents et de l'habileté, si la docilité des jurés n'eût grandement facilité sa tâche. Tous les actes d'accusation qu'il rédigea sont vulgaires et déclamatoires : besogne manifestement hâtive d'un esprit médiocre, brouillon, n'ayant même pas la coquetterie d'un semblant d'éloquence ou d'argumentation : un tombereau d'invectives déversé au hasard sur les accusés. La brutalité de la loi et la grossièreté de l'auditoire n'exigeaient, à vrai dire, rien d'autre, et t'eût été peine perdue que de s'arrêter à de plus délicates arguties. Il fait montre, en revanche, d'une activité toujours en éveil : son tribunal absorbe tous ses instants : pour plus d'exactitude, il a renoncé au logement qu'il occupait, rue Saint-Honoré, vis-à-vis l'Assomption, et s'est installé place Dauphine, à la porte même du Palais. Sa sollicitude suit ses condamnés jusqu'à l'échafaud : c'est lui qui donne les ordres au bourreau ; il s'informe, auprès des huissiers, sur la façon dont ça s'est passé. Il a l'œil à tout, et considère comme un insuccès personnel le moindre retard dans l'exécution des jugements du tribunal. Pour la célérité des choses, Hanriot, le commandant général de la force armée parisienne, eût souhaité que la guillotine fonctionnât, pour les condamnés du tribunal révolutionnaire, sur la place de la maison commune (place de Grève) ainsi qu'il était de règle pour les condamnés du tribunal criminel : mais Fouquier repoussait cette assimilation rabaissante. Il souhaitait que ses condamnés, à lui, — tous contre-révolutionnaires, écrivait-il non sans une pointe de vanité, — effectuassent un long parcours dans Paris et fussent exécutés le plus près possible du Palais où siégeait la Convention nationale. C'était sans doute une sorte d'hommage qu'il croyait devoir à l'Assemblée. L'empressement que Fouquier apportait à exécuter, à devancer même les désirs de la Convention, à la solidariser, pour ainsi dire, avec lui, dut paraître quelquefois excessif à nombre de députés : peut-être eussent-ils souhaité un peu de temporisation. Le 3 octobre, les vingt et un Girondins sont décrétés d'accusation : aussitôt Fouquier les considère comme lui appartenant. Il reçoit, le 5, le texte du décret, et, tout de suite réclame les pièces et le rapport d'Amar qu'il veut utiliser en manière d'acte d'accusation ; il se fait fort de réunir tous les prévenus, à la Conciergerie, le jour même ; il témoigne son désir de procéder à l'instruction, aux interrogatoires, sans aucun retard. Il rappelle que Philippe-Égalité, compris dans le même décret, n'est pas sous sa main : il est détenu dans une prison de Marseille Fouquier réclame sa prompte translation ; d'ailleurs il prend tout sur lui, assure que rien n'arrêtera le jugement. Déjà, le 7 octobre, il a expédié Gorsas ; c'était le premier conventionnel qui paraissait en accusé devant le tribunal : Marat, lui, s'y est présenté en triomphateur. Gorsas amené par les gendarmes à l'audience déclare ses noms et prénoms et subit l'interrogatoire habituel ; il s'assied : le président prononce l'arrêt de mort : l'accusé est hors la loi ; la constatation d'identité suffit. Le malheureux reste stupéfait. II demande à parler : mais la sentence est déjà rendue les juges se retirent. Tandis qu'on entraîne le condamné, il se tourne vers l'auditoire : — Peuple, implore-t-il, c'est de vous que je réclame la parole. La foule le hue et crie A bas ! Dans le tumulte, le pauvre Gorsas, se débattant, déjà dehors, clame lamentablement : — Je recommande à ceux qui m'entendent ma femme et mes enfants... Il ne fallait pas espérer que le procès des Girondins se passerait aussi allégrement Fouquier se promettait de ne pas le laisser s'éterniser. Désireux que cette affaire n'interrompît pas la besogne courante du tribunal, Herman réclama de nouveaux juges ; mais, avant même que sa requête fût parvenue au ministre, le procès des Girondins était entamé. De ces audiences célèbres, tout ce qu'on doit retenir ici, c'est l'attitude du public ordinaire du tribunal, manifestement désorienté en voyant s'asseoir sur les gradins, où, jusqu'à présent n'ont pris place que des conspirateurs, ces vingt et un jeunes gens dont il ne s'est pas déshabitué encore de citer les noms parmi ceux des plus fermes amis du peuple. C'est le défilé des témoins, au nombre desquels paraît le citoyen Destournelles, ministre des Contributions publiques, que le président interroge sur ses noms et prénoms. — Est-il indispensable, demande piteusement le ministre, que je dise le prénom qui m'a été donné à ma naissance ? — Oui. — Je le profère à regret..., c'est Louis ! C'est Chabot, qui ricane en apercevant sur le fatal gradin le groupe de ses adversaires politiques et qui s'avance avec affectation à la barre des témoins, vêtu d'une redingote déchirée, les cheveux gras, dégoûtant de saleté. Sa déposition — il parla pendant onze heures ! — fut un réquisitoire. Des colloques s'engagèrent entre les témoins, le président, l'accusateur public et les accusés : de ceux-ci on ne discutait que les opinions et le publie paraissait se désintéresser : il semblait mollir et prendre parti pour les prévenus ; les jurés, dans ces conditions, se laisseraient-ils convaincre ? Que pouvait-on attendre de l'effet des plaidoiries et de l'ensorcelante éloquence de Vergniaud défendant sa tête ? Fouquier commençait à redouter un acquittement. Le procès, d'ailleurs, menaçait de se prolonger : il avait commencé le 24 octobre ; on était au 28, et aucun fait décisif n'était acquis à l'accusation. Fouquier-Tinville, dans ce désarroi, appela à son secours la Convention : il se plaignait de la lenteur des formes, de la loquacité des prévenus, de l'abondance des témoins. D'ailleurs, ajoutait-il, pourquoi des témoins ?... Et il demandait à l'assemblée de faire disparaître toutes les formalités qui entravent la marche du tribunal. La même idée était venue au Père Duchesne : Braves bougres, qui composez le tribunal, écrivait-il, ne vous amusez donc pas à la moutarde. Faut-il tant de cérémonies pour raccourcir des scélérats que le peuple a déjà jugés ? La même idée encore, — et cet accord est bien surprenant, avait séduit grandement les Jacobins : à la séance du 29 ils se présentèrent à la Convention réclamant une loi qui débarrasserait le tribunal des formes qui étouffent la conscience et empêchent la conviction. On a retrouvé plus tard, dans les papiers de Robespierre, et de son écriture, une proposition de décret, qu'il griffonna à la tribune en réponse au vœu de la société des Jacobins. La voici, avec ses lacunes et ses incorrections : La Convention nationale... Considérant que le glaive de la loi ne parait atteindre avec facilité que la tête des coupables obscurs, tandis que les jugements des grands criminels éprouvent des lenteurs qui donnent un libre cours à l'intrigue, à l'imposture, à l'audace contre-révolutionnaire... Décrète ce qui suit : S'il arrive que le jugement porté au tribunal révolutionnaire ait été prolongé trois jours, le président ouvrira la séance suivante en demandant aux jurés si leur conscience est suffisamment éclairée. Si les jurés répondent oui, il sera procédé au jugement... Le décret, voté immédiatement, fut porté, le jour même au tribunal : le lendemain, quand s'ouvrit l'audience, à neuf heures du matin, Fouquier-Tinville en requit la lecture et Herman, toujours esclave du devoir, demanda aussitôt aux jurés si leur conscience était suffisamment éclairée. Ils se retirèrent en leur chambre pour en délibérer et reparurent après une courte absence ; Antonelle, leur président, déclara que leur conviction n'était pas faite : les débats se poursuivirent donc, et l'on continua l'audition des témoins : à deux heures de l'après-midi l'audience fut suspendue jusqu'à six heures. Au moment où les juges reprenaient leurs places, les accusés n'étant pas encore introduits, Antonelle se leva et, parlant au nom de ses collègues : — Je déclare, dit-il, que la conscience des jurés est suffisamment éclairée. Cette courte phrase, tombant dans l'effrayant silence, coupa court aux dépositions, supprima la fin des interrogatoires, les plaidoiries, le résumé du président ; Herman n'eut qu'à poser les questions, ce dont il s'acquitta aussitôt. Les jurés se retirèrent pour délibérer. Vers dix heures du soir, ils rentrent en séance : Antonelle a la figure altérée. Camille Desmoulins qui se trouve là, en spectateur, va à lui, anxieusement, n'osant l'interroger : — Ah ! mon Dieu, dit-il, je te plains bien ; ce sont des fonctions bien terribles... A l'unanimité la réponse est : Oui,
les accusés sont coupables ; comme les jurés émettent chacun à son
tour, ce oui tragique, l'un d'eux, Brochet, l'ancien laquais, celui qui avait
divinisé Marat, croit devoir, — la loi l'y autorise — motiver son opinion : Le peuple de cette enceinte, a dû se convaincre,
dit-il, qu'il réchauffait dans son sein des serpents
venimeux, qui après quatre années de constance et de zèle pour acquérir et
conserver le plus précieux de tous les biens, la liberté et l'égalité, ont
voulu, par des manœuvres ténébreuses, étouffer cette même liberté dans le
lieu même qui l'avait créé. Il parle de l'œil
vigilant des patriotes, des repaires
nocturnes et criminels, de la république universelle et manifeste
son désir de voir les têtes coupables d'autres mandataires du peuple tomber
bientôt sous le glaive de la loi. Les huissiers ouvrent la porte par
laquelle on communique à la chambre où sont parqués les accusés : escortés de
gendarmes, ils montent à leurs gradins : les sept défenseurs se replacent à
leur banc : tous s'attendent à la continuation des débats ; mais Herman se
lève, fait lecture de la déclaration du jury et Fouquier, aussitôt, requiert
la mort pour tous. Ils comprennent seulement l'escamotage dont ils sont victimes. Une grande émotion les secoue : tous crient à la fois, tous se lèvent, agitant les bras. Le vieux Sillery lui-même jette ses béquilles ; Gensonné, très pâle, prononce des phrases que, dans le bruit, on ne distingue pas ; Boyer-Fonfrède se jette dans les bras de Ducos ; Brissot, les mains ballantes, baisse la tête et parait consterné ; Fauchet lève les yeux vers le ciel ; Vergniaud semble ennuyé ; il se tourne vers Valazé, qui chancelle et s'appuie contre un des gendarmes. — Qu'as-tu donc ? As-tu peur ? — Je meurs, répond Valazé. Il tombe : d'un stylet caché parmi les papiers préparés pour sa défense, il s'est percé le cœur. Et Vergniaud s'adressant au médecin Lehardy, l'un de ses compagnons, dit en souriant : Docteur, voilà déjà un de vos malades guéri... Le public est resté immobile d'effroi et d'horreur : les condamnés l'interpellent, mais il demeure muet ; la Terreur passe, muselant les bouches. Les juges, dans le bruit, s'agitent ; Herman, debout commande. — Emmenez-les ! Les gendarmes tirent les condamnés au bas des gradins, les poussent, pêle-mêle vers la porte : eux se débattent, protestent, sont entraînés, jettent aux curieux, en passant devant la balustrade, des assignats et les feuillets de leur défense. — A nous, mes amis ! Vive la République ! — Vive la République ! riposte d'un cri la foule qui, tout à coup déchaînée, hue le groupe tumultueux que les soldats balayent. Sur la bousculade, la porte se referme. On les entend encore quand ils ne sont plus là : ils chantent : le bruit de leurs voix s'éloignant, décroît rapidement par le dédale des corridors. A son siège, le président, resté debout, impose d'un geste le silence : l'arrêt de mort n'a pas été prononcé ; il va en donner lecture, formalité rendue plus tragique par l'heure tardive, — il est onze heures ; — par l'ombre qui emplit la salle et que percent à peine les flammes vacillantes de quelques chandelles ; par l'aspect des gradins déserts, sur l'un desquels on distingue une masse immobile, écroulée : le cadavre de Valazé. Herman requiert les deux officiers de santé attachés au tribunal, Naury et Théry : ils avancent, montent aux gradins, examinent le corps, le palpent. Jusqu'au plus profond recoin de la Grand'Chambre, tout se tait et attend : au dehors la pluie tombe en ondées, avec un bruit monotone et désolant. — Il est mort, déclare un des médecins. Sur quoi le président, toujours empanaché et impassible, invite deux huissiers, Nappier et Deguainié à reconnaître le cadavre. Ceux-ci vont à lui, le nomment à voix haute : Charles-Eléonor Dufriche-Valazé ; et, sur-le-champ, Fouquier parle : son vœu est qu'on guillotine le mort avec les autres ; mais le tribunal ne lui accorde qu'une demi-satisfaction : Herman prononce que le corps du dit Valazé sera porté dans une charrette accompagnant celle de ses complices au lieu de leur supplice, pour, après leur exécution, être inhumé dans la même sépulture. L'audience est terminée : tandis que les magistrats et les jurés se retirent, les huissiers emportent ce mort qui vient d'être jugé et le déposent dans la salle où ses compagnons attendent d'être transférés, pour y passer leur dernière nuit, dans la ci-devant chapelle de la Conciergerie. ***De ce jour, les accusés de marque se succèdent presque sans intervalle : le 6 novembre c'est Philippe-Égalité qui parait au fauteuil, hautain, superbe de flegme et d'insouciance, entre les six gendarmes qui l'escortent, le sabre nu ; puis c'est Mme Roland entrée à la Conciergerie au moment même où l'on conduisait à l'échafaud ses amis de la Gironde : le jour de la Toussaint, au greffe du tribunal, le juge David l'interrogea, en présence de Fleuriot-Lescot et du commis-greffier Derbey. On la garda plus de trois heures, la pressant de questions et l'obligeant à y répondre en peu de mots, ce à quoi elle ne consentait pas volontiers. Deux jours plus tard, nouvel interrogatoire dans la salle du Conseil où se trouvait une table autour de laquelle étaient rangées plusieurs personnes qui paraissaient être là pour écrire et ne faisaient qu'écouter. Il y eut beaucoup d'allants et de venants et rien ne fut moins secret que cet interrogatoire. Le 8, enfin elle parut au tribunal. Dumas présidait et Lescot-Fleuriot suppléait Fouquier-Tinville. L'accusée commença la lecture d'un aperçu de sa conduite politique depuis le commencement de la Révolution : mais Dumas l'interrompit observant qu'elle ne pouvait abuser de la parole pour faire l'éloge de criminels dont le tribunal avait fait justice. Elle protesta avec véhémence contre ce procédé et, se tournant vers l'auditoire. — Je vous demande acte, cria-t-elle, de la violence que l'on me fait. A quoi le peuple répondit : Vive la république ! A bas les traîtres ! Le procès de Bailly dura deux jours : ensuite on vit passer Manuel : les habitués du tribunal assistaient ainsi au défilé tragique de toutes les idoles dont, depuis quatre ans, les noms avaient été acclamés : Duport-Dutertre, Barnave, les conventionnels Kersaint, Osselin, Noël, l'ancien ministre Lebrun, les généraux d'armée, Luckner, Custine, Biron, sans nommer les accusés plus obscurs, dont le nombre, insensiblement, augmentait. Le tribunal, pressant la besogne, parvenait à interroger et à juger quatre ou cinq prévenus par jour : les fournées, rares au début, étaient fréquentes, maintenant. C'était en quelque sorte, besogne courante, vite expédiée, sans incidents. Les juges, les jurés, les greffiers, semblaient remplir une formalité : le public insensiblement s'était blasé ; il ne manifestait plus, d'ordinaire, l'intérêt modéré qu'il apportait aux audiences. Les accusés eux-mêmes prenaient place docilement aux gradins, répondaient aux questions, écoutaient l'acte d'accusation et le réquisitoire, sans protestation, avec une sorte de nonchalance résignée. C'est dans les couloirs du tribunal qu'était le spectacle : le va-et-vient continu des magistrats empanachés, au manteau noir flottant, des jurés se réunissant à la buvette, dinant là, fort gais, quand Fouquier est loin, plus silencieux et gourmés lorsqu'ils l'aperçoivent : lui est toujours en mouvement, bousculant ses commis, activant les expéditionnaires, courant de la salle de la Liberté à celle de l'Égalité, dictant à ses substituts les actes d'accusation, laissant toujours ouvertes les portes de son cabinet afin de tout surveiller et de tout entendre. S'il ne siège pas, il consolide les témoins attendant l'heure de paraître à la barre, il vient assister à un bout d'audience, court à un interrogatoire ; on travaille partout, dans la Chambre du Conseil, dans le greffe, dans le bureau de chacun des juges, au parquet, et partout il est à la fois. Lui aussi, pour ne pas perdre de temps, prend au restaurant du tribunal son déjeuner, que lui sert, à une heure et demie, sur une petite table isolée, au fond de la salle, la femme Morisan, la buvetière. Il plaisante quelquefois, à sa façon : rencontrant Joly, un des huissiers du tribunal du département, il dit : Le peuple doit être content, la guillotine marche : elle marchera et ça ira encore mieux. A la femme de Gamache, le valet de chambre de Philippe-Egalité, sollicitant la permission d'embrasser son mari qui arrive de Marseille avec le prince, il demande : Quel âge as-tu ? — Vingt-deux ans. — A ton âge, ajoute-t-il, un mari de perdu, cent de retrouvés. La jeune femme se met à fondre en larmes. Fouquier reste un instant songeur, prend la plume, écrit quelques lignes et ajoute : — Écoute, d'Orléans mourra mercredi et je ferai ce que je pourrai pour te rendre ton mari. Gamache fut mis en liberté au jour dit. Parfois il s'emporte contre Dumas, quand celui-ci préside. Il lui reproche de ne pas laisser parler les accusés. C'est un gueux ! Dumas avait d'autres façons : il interrogeait avec insolence, souvent avec ironie. Il siégeait dans le procès du général Houchard, un vieux soldat de cinquante-trois ans qui avait conquis tous ses grades dans l'armée républicaine. Houchard parut à l'audience, d'une taille colossale, la démarche sauvage, le regard terrible : un coup de feu avait déplacé sa bouche en la renvoyant vers l'oreille gauche : sa lèvre supérieure était partagée en deux par un coup de sabre ; deux balafres parallèles coupaient sa joue droite. A ce guerrier, Dumas le rouge adressa entre autres cette stupide question : Pourquoi n'avez-vous pas fait prisonnière toute l'armée anglaise et autrichienne ? Et, comme l'accusé bougonnait, le président le traita de lâche. Houchard poussa un rugissement : il déchira ses vêtements, présenta sa poitrine labourée de cicatrices : — Citoyens jurés, lisez ma réponse, c'est là qu'elle est écrite ! Et il retomba sur son banc, abîmé dans ses larmes..., les premières peut-être, qui s'échappaient de ses yeux. Il n'apercevait plus ce qui se passait autour de lui : il n'avait plus qu'un mot à la bouche : Le misérable ! il m'a traité de lâche ! Lorsque, en descendant, on lui demanda le résultat de son affaire, il répétait : Il m'a traité de lâche ! Tout le reste n'était rien pour lui. Il en écuma jusqu'à l'échafaud. Quelques jours plus tard d'autres cris, d'autres pleurs ; celle qu'on nomme la Du Barry est devant les juges ; elle a cinquante ans, mais peut plaire encore ; elle le sait : quoiqu'elle tremble de tous ses membres, la pauvre femme essaie de minauder ; elle n'a qu'une arme à sa disposition, sa grâce fanée, elle l'utilise, répond avec sang-froid et prudence. Mais quand elle s'entend condamner à mort, terrassée d'abord, elle se révolte aussitôt, crie, sanglote, étouffe, demande grâce, râle des mots sans suite : les gendarmes la prennent sous les bras et l'emportent. C'étaient là des aubaines pour les amateurs quotidiennement nombreux de ce genre d'émotions ; elles étaient peu communes ; un gendarme, condamné pour propos inciviques, sauta des gradins, se précipita vers les juges : les huissiers le saisirent : il fut aussitôt garrotté. Le fils de Custine après avoir entendu sa sentence, se contenta de hausser les épaules. Lamourette, évêque de Lyon, fit un signe de croix : mais l'immense majorité des condamnés ne manifestait aucune émotion : ils écoutaient la lecture du jugement, l'air très étonné, pour la plupart, répondaient placidement non au président leur demandant s'ils avaient quelque observation à formuler sur l'application de la peine, puis descendaient docilement des gradins, et suivaient les gendarmes sans mot dire. Ce qu'était une comparution devant le tribunal, on le sait, d'ailleurs, très précisément, par le récit de Mme Vitasse qui, le 9 février 1794, y fut traduite avec sept autres femmes. Angélique-Françoise Vitasse avait trente-deux ans et appartenait à la communauté des Carmélites de la rue de Grenelle. Sortie de son couvent le 14 septembre 1792 elle s'était réfugiée, avec Mmes Biochaye, Carvoisin, Foubert, Lesnier, Crevel et Donon, dans une maison de la rue Cassette où les rejoignit une religieuse visitandine, Mme Chenet. Au mois d'août 1793 elles étaient allées se loger rue Neuve-Sainte-Geneviève ; arrêtées là, elles furent conduites à la prison de la Bourbe. Deux mois après leur internement, le juge Maire, accompagné du commis-greffier Raymond Josse, entreprit le voyage de la Bourbe, le 31 décembre, en pleine nuit, afin de les interroger. Mme Crevel, la première, fut appelée au greffe de la prison vers deux heures du matin, puis les autres, individuellement descendirent. A cinq heures du soir vint le tour de Mme Vitasse ; un gendarme d'un air terrible, lui ordonna de le suivre ; mais, parvenue au greffe, elle dut attendre jusqu'à sept heures parce que ces messieurs dînaient. Enfin on la conduisit dans une grande salle au milieu de laquelle était une table : Maire et son greffier étaient assis chacun d'un côté de cette table : une chaise attendait la prévenue, le juge l'invita à s'asseoir. Maire-Savary n'était pas un méchant homme : il affectait volontiers des allures farouches et un ton rude ; mais souvent, après qu'il avait opiné pour la mort d'un accusé, on l'avait vu passer vite, dans les couloirs, les yeux pleins de larmes. Comme il occupait au Palais un de ces cabinets ouvrant sur le couloir et donnant vue sur le préau de la Conciergerie, il y recevait parfois, sous prétexte d'interrogatoire, la fille d'un prisonnier afin de lui procurer l'occasion de voir son père par la fenêtre et de causer avec lui. On lui reconnaissait de la bonhomie et de la sensibilité. C'est bien là l'homme que représente Mme Vitasse. Certainement, elle était plus coupable, d'après les lois du temps, que la plupart des prévenus : et pourtant le magistrat est pour elle indulgent et attentionné ; le greffier ne se décide qu'avec peine à transcrire ses réponses, dans la crainte de la compromettre irrémédiablement. Est-ce là une modération particulière au juge Maire, ou faut-il penser que ses collègues procédaient avec la même bienveillance aux interrogatoires préalables ? D'autres, on l'a su depuis, étaient de braves gens : loin de la surveillance de Fouquier, ils se montraient pitoyables et faisaient effort pour sauver de la mort les accusés dont ils instruisaient les procès ; mais, à l'audience, sous l'œil du terrible maître, en présence de la foule acharnée, ils avaient peur, et ne se risquaient pas à témoigner leur compassion. Naulin était de ceux-là, Naulin qui, ancien commissaire national au tribunal du cinquième arrondissement, fut, pendant un temps, substitut de l'accusateur public, puis juge et vice-président du tribunal révolutionnaire. Dans les prisons, quand il arrivait pour procéder à quelque instruction, on disait : — C'est Naulin, tant mieux ; il n'en ira pas tant à la boucherie. Il osait se plaindre à Dumas lui-même de la rapidité des procédures. — On ne laisse pas parler les accusés ; c'est une infamie ; on ne peut y tenir ; ce n'est plus un tribunal, c'est une boucherie. Naulin, d'ailleurs, ne plaisait pas à Fouquier-Tinville, encore moins à Robespierre : il fut emprisonné, pour un mot, dit à la société des Jacobins, et resta sous les verrous des Carmes jusqu'au 10 thermidor. Le juge Harni était également un homme estimable, désireux de démissionner, mais retenu, lui aussi, par la peur : il faisait preuve, quand il l'osait, de sensibilité et d'humanité. En ce qui concerne Scellier, qui présida fréquemment en remplacement de Dumas, les renseignements sont contradictoires : Toussaint-Gabriel Scellier était fils d'un marchand drapier de Compiègne : son frère aîné était maire de cette ville à l'époque de la Révolution. D'homme de loi au baillage de Noyon, où, sans doute, Fouquier, qui était du pays, avait eu l'occasion de le rencontrer, Scellier était passé juge au district de Compiègne et de là au tribunal révolutionnaire. Pour certains, sa dureté, son mépris des formes judiciaires, son insolence à l'égard des accusés, sa grossièreté étaient notoires et l'avaient recommandé pour le poste de vice-président. Pour d'autres, au contraire, c'était un magistrat scrupuleux. On raconte qu'en février 1794, se trouvant à dîner avec douze ou quinze convives au nombre desquels était Robespierre, celui-ci se plaignait de la lenteur apportée par le tribunal au châtiment des conspirateurs : Scellier allégua que la loi imposait des formes ; que ces formes étaient la sauvegarde de l'innocence et qu'il regarderait leur violation comme un crime odieux. Bah ! Bah ! répliqua Robespierre : voilà comme vous êtes, vous autres, avec vos formes : attendez ; avant peu le comité fera rendre une loi qui en débarrassera le tribunal et nous verrons alors. Scellier, indigné, garda le silence. Ils avaient, ces juges, l'audace de se taire, nulle autre, et ils retournaient, les larmes aux yeux, à leur épouvantable mission ; bien souvent on les a vus pleurer ; ne doit-on pas manifester quelque pitié à ces malheureux : saisis par l'engrenage ? Il leur eût fallu de l'héroïsme pour s'en arracher ; et peut-on flétrir sans quelque rémission des hommes qui n'avaient le choix qu'entre leurs épouvantables fonctions ou la mort ? ***En mars, le printemps de l'an II s'ouvrit par un jour charmant, ensoleillé et doux : Paris était joyeux comme il l'est au premier soleil : d'autant plus joyeux que ce jour-là commençait le procès d'Hébert. Le peuple comprenait si mal les événements, qu'en apprenant l'arrestation du Père Duchesne, il se figura que, du même coup, tous les révolutionnaires allaient y passer en même temps, et que Robespierre était du nombre. C'était d'ailleurs une joie générale : on en espérait l'immédiate cessation des troubles et de la disette : le public était même si peu au courant des choses que, trois jours avant l'ouverture des débats une foule prodigieuse de citoyens affluait à la place de la Révolution pour voir mourir l'idole de la veille passée subitement au rang des monstres. C'est un indice de l'opinion que les badauds se faisaient du tribunal de Fouquier-Tinville : ils savaient qu'un homme pris était un homme mort et dès la nouvelle de l'arrestation on courait, sans délai, choisir une bonne place autour de la guillotine : hommage populaire à l'activité de l'accusateur public. Les raffinés seuls étaient friands du spectacle des audiences. Le 21 mars, ils eurent la surprise de voir leur Père Duchesne, — qui si souvent avait insulté les victimes et s'était raillé de leurs grimaces, — monter aux gradins, blême de peur. Dix mois de prison ne l'auraient pas plus changé. Dix-neuf accusés étaient à ses côtés, parmi lesquels une femme, la citoyenne Quétineau et un étudiant en médecine de quarante et un ans, J.-B. Laboureau que nul ne connaissait et qui n'était qu'un espion de Robespierre placé là pour surprendre et rapporter les confidences qu'échangeaient les prévenus. Celui-là était bien tranquille. Hébert occupait le fauteuil : il avait à peine la force de répondre par oui ou par non aux questions du président : on s'étonnait beaucoup qu'il eut plutôt l'air d'un sot que d'un homme d'esprit. Le bruit de sa mine piteuse s'était répandu et la foule accourait pour la contempler mais l'affluence était si grande, l'après-midi surtout, que des gardes postés dans la cour et sur le perron du Palais repoussaient les curieux au delà des grilles : dans les rues, on lisait à haute voix la liste des chefs d'accusation portés contre les accusés. Le quatrième jour du procès, le président Dumas, pressé d'en finir, eut un fougueux mouvement d'éloquence : en dépit de l'impartialité que lui commandaient ses fonctions il traita les accusés d'infâmes, de brigands, d'assassins, de bourreaux, de barbares, d'hypocrites, d'égorgeurs, de parricides, d'affameurs, de féroces esclaves, d'usurpateurs, d'agents du tyran, de valets de l'étranger, de faux patriotes et de royalistes. Les jurés se déclarèrent, aussitôt, suffisamment éclairés et les défenseurs furent dispensés de plaider : Dumas prononça la clôture des débats. Quand, après un séjour de deux heures dans la salle de ses
délibérations le jury rentra en séance, il apportait une réponse affirmative
sur toutes les questions, sauf sur celle qui concernait l'espion Laboureau :
on le fit rentrer isolément : le gendarme qui l'escortait, en entendant
proclamer son acquittement se jeta dans ses bras. Le président, les juges,
les jurés lui donnèrent avec émotion l'accolade fraternelle Dumas le fit
placer près de lui, sur l'estrade, et s'écria : — La
justice voit avec plaisir l'innocence s'asseoir à ses côtés. Puis il
donna l'ordre d'introduire les autres accusés : en voyant Laboureau assis à
la droite du président, ils comprirent qu'ils étaient perdus : la face
d'Hébert devint livide, en même temps que la sueur perlait à son front :
pendant la lecture de l'arrêt il avait le regard fixe et les yeux pleins de
larmes. Les gendarmes l'emportèrent. L'athée Clootz, condamné avec lui, en
appela au genre humain ; Ronsin, Vincent et
Momoro conservèrent une attitude très ferme. Mme Quétineau se déclara sur le
point d'être mère et fut séparée des condamnés : son mari avait été condamné
à mort, huit jours auparavant et on ne sait pourquoi on avait associé cette
veuve au jugement des Hébertistes ; elle avait été oubliée dans l'acte
d'accusation. La condamnation du Père Duchesne et de ses complices fut, en quelque sorte, une réjouissance populaire ; pourtant la rapidité du procès laissait quelques mécontents ; pour la première fois on entendit des patriotes s'étonner des façons du tribunal : On ne laisse pas aux accusés le temps de se défendre, le président leur parle avec beaucoup de dureté : — c'est oui ou non que je vous demande, leur dit-il à chaque instant, il n'est pas ici question de phrases. — Le peuple, ajoutait l'Observateur de police qui rapporte ces propos, le peuple voit avec peine le tribunal suivre une marche aussi contraire aux lois de l'humanité et de la justice. En faveur des Dantonistes, huit jours plus tard, cette résistance s'affirma : Fouquier la prévoyait ; il prit ses mesures : le 2 avril, au lieu de commencer l'audience, ainsi que d'ordinaire, à huit heures du matin, il traîna en longueur le triage des jurés dans la Chambre du Conseil, opération dont fut exclu, contrairement à la procédure habituelle, le greffier Fabricius, protégé et ami de Danton : le choix de Fouquier tomba sur les solides : Trinchard, Dix-Août, Lumière, Desboisseaux, Ganney, Souberbielle, Renaudin : sept seulement. N'en trouva-t-il pas davantage dont il fût sûr ? Il voulait la condamnation de tous les accusés, elle lui était, sans nul doute ordonnée. Etait-ce, pour lui, une question de vie ou de mort ? Cela parait probable. Savait-il que la veille, ou le matin même, l'ordre avait été donné de l'arrêter, lui et le président Herman ? Il paraît invraisemblable qu'il n'en fût pas informé. A quoi s'étaient engagés, pour détourner le coup, Fouquier et Herman ? Le Comité sans doute laissait l'effrayante menace suspendue sur leurs deux têtes, afin de stimuler leur zèle : de fait, ils se surpassèrent. La première audience ne s'ouvrit donc qu'à onze heures : on espérait, en siégeant tard, remplir sans trop de malencontre, les trois jours après lesquels, seulement, le jury pouvait se déclarer pleinement éclairé. Quand la porte du prétoire s'ouvrit, Danton entra comme le taureau furieux qui surgit dans l'arène, les cornes basses : il espérait, dès l'abord, soulever le peuple entassé depuis trois heures derrière les balustrades. On dit que, comme il gagnait le banc des accusés, Fabricius, le greffier, se leva de son siège, courut à lui, et, tout pleurant, l'embrassa. Ce furent, pour Herman et Fouquier, de chaudes journées. Une foule, accourue de tous les points de Paris, déferlait contre les portes du tribunal. Le premier jour, la partie reste indécise ; le 3 elle paraît se décider en faveur des accusés : le plus minime incident peut transformer leur procès en un triomphe : le peuple semble n'attendre qu'un signal pour porter les prévenus à la Convention, comme on y a porté naguère, l'Ami du peuple : quelle rentrée ! C'en est fait, dans ce cas, de Robespierre et du triumvirat c'en est fait des comités et du régime de la Terreur. Le sort de la France se joue au tribunal et Fouquier le tient dans sa main ; mais c'en est fait aussi de lui et de ses fidèles s'il n'est pas le gagnant : lui ne l'ignore pas, eux, ils hésitent : entre deux peurs, car la peur est la carte maîtresse, ils ne savent à laquelle céder ni de quel côté le danger est le plus menaçant. Aux couloirs, aux salles qui environnent le prétoire, une animation insolite : les audiences sont courtes, afin que les accusés parlent le moins possible : mais, dans les coulisses, le spectacle est tragique : conciliabules animés entre les juges et les jurés. Que va-t-on faire ? Quatre députés à la Convention, Amar, Voulland, David et Vadier, sont là, allant de l'un à l'autre, propageant le souhait du Comité : il faut que tous les accusés soient déclarés coupables. Dans le corridor, dans les salles du bâtiment neuf, c'est un mouvement incessant : les commis escaladent les escaliers, courent du greffe au parquet, cherchant fiévreusement des pièces que Fouquier réclame impérieusement ; les témoins se massent, indécis, discutant, très perplexes ; la buvette est assiégée : l'attente, l'angoisse et le beau temps altèrent : un soleil d'été chauffe les vieux murs du Palais : on s'aborde, on s'interpelle, des querelles éclatent et le tumulte cesse, par instants quand, provenant de l'audience, gronde le tonnerre de la voix de Danton que coupe le fracas des applaudissements. Sur leur siège Herman et Fouquier, qu'assiste Fleuriot-Lescot, sont en désarroi : ils se passent des billets, griffonnés en hâte, minutant leur anxiété. — A Fouquier, écrit Herman ; dans une demi-heure, je ferai suspendre la défense de Danton ; il faudra prendre quelques mesures de détail. Fouquier répond. J'ai une [objection mot rayé] interpellation à faire à Danton, relativement à la Belgique, lorsque tu cesseras les tiennes. Et, sur un troisième chiffon, ces mots, de la main d'Herman : ... il faut avancer. On n'avançait pas : jamais l'ardente éloquence de Danton, auquel on ne parvenait pas à imposer silence, n'avait été plus secouante. Ni emphase ni grands mots ; mais la familiarité brutale du maître qui se sent chez soi, le dédain d'un géant que des nains cherchent à enlacer ; ses phrases courtes, imagées, tenaillantes, serrent à la gorge ses adversaires ; — Danton aristocrate ! La France ne croira pas cela longtemps ! — Moi vendu ! Un homme de ma trempe est impayable ! — Le peuple déchirera par morceaux mes ennemis avant trois mois ! — C'est moi qui ai fait instituer le tribunal révolutionnaire, ainsi je dois m'y connaître ! Interpellant un témoin, Cambon : Nous crois-tu conspirateurs ? Voyez, il rit, il ne le croit pas ; écrivez qu'il a ri ! Le pâle Herman n'est pas de force : les juges et les jurés mollissent, anéantis devant de tels hommes ; le public commence à s'enfiévrer. Fouquier flaire l'imminent danger ; l'audience est suspendue. Les députés, Amar, David, Vadier, Voulland n'ont point quitté le tribunal : ils vont, s'agitent, parlent aux jurés, aux juges, aux témoins, disant à tous que les accusés sont des scélérats, et particulièrement Danton. Dumas, qui n'a rien à voir là, puisqu'il préside, en ce moment, l'autre section, chapitre à sa façon les récalcitrants. Mais Fouquier a d'autres moyens : à quoi bon convaincre quand on peut faire taire ? Le temps passe ; les trois jours vont se terminer ; demain on posera aux jurés la question de savoir s'ils sont suffisamment éclairés s'ils répondent négativement, tout est perdu. Alors, de son cabinet, il appelle à son aide le Comité : il écrit qu'un orage horrible gronde sur le tribunal..., les accusés réclament l'audition de témoins à décharge : ils en appellent au peuple tout entier ; le tribunal est décontenancé, et il sollicite un décret qui mette fin à cette agitation dangereuse. Il sait bien comment la perfidie de Robespierre utilisera ce perfide billet ; et il n'a pas longtemps à attendre : il est rentré à l'audience, il annonce aux accusés, pour les amadouer, qu'il vient de prendre les ordres de la Convention, et les malheureux, pleins d'illusion, manifestent la joie la plus sincère et la plus vive reconnaissance. C'est, sans nul doute à ce moment, qu'il faut placer ce mot de Danton à Herman : Je te respecte, président, tu as l'âme honnête. L'audience se poursuit, dans le calme jusqu'à cinq heures : à ce moment, un huissier remet à Herman un billet, un billet apporté de la Convention : c'est Collot d'Herbois qui l'a griffonné. Quelques instants plus tard, l'huissier avertit Fouquier qui sort précipitamment de l'audience : dans le couloir il se heurte à Amar et à Voulland, revenant des Tuileries. — Eh bien ? Voilà ce que tu demandes : c'est le décret de mettre les accusés hors des débats... Voulland ajoute : De quoi vous mettre à votre aise. Fouquier rasséréné, réplique en souriant : — Ma foi, nous en avions besoin !, et, d'un air de satisfaction, il rentre à l'audience. Il tient à la main la réponse de la Convention au vœu des accusés : grand silence : il en donne lecture. Eh ! quoi ! c'est un arrêt de mort ! Les juges, les jurés, le peuple, les prévenus sont stupéfaits, ils se regardent et ne savent ce que cela veut dire. Danton se lève, terrifiant ; il somme les magistrats, il adjure les spectateurs de déclarer s'il est vrai que les accusés se sont révoltés : les juges, les jurés, médusés, conviennent que c'est faux, que la Convention a été trompée : le public crie à la trahison, il est attendri, il est ému, il s'agite... Herman déclare l'audience terminée... Les trois jours sont enfin passés ! Le lendemain, qui était le 5 avril, dès huit heures et demie du matin, les députés Amar, David et les autres, rôdent déjà par les couloirs : ils montent à la buvette où les jurés se réunissent : Fouquier et Herman s'y rendent aussi : tous ensemble passent dans la salle du jury qui est toute voisine. Un employé, qui se trouvait au fond du greffe, entend tout à coup un grand bruit dans l'escalier qui conduit à la buvette : il accourt sur le palier, et voit descendre les jurés, à la tête desquels l'Auvergnat Trinchard : ils avaient l'air de forcenés, fous de rage. Fouquier venait de leur communiquer une lettre qu'il disait arrivée de l'étranger et adressée à Danton. Trinchard agitait les bras, criant : — Les scélérats vont périr ; et le député David, qui descendait avec les autres, répétait d'un air de joie féroce. — Enfin, nous les tenons ! Tous s'engouffrèrent dans la salle d'audience : quelques instants plus tard, ils en ressortaient ; Trinchard, chef du jury, venait de déclarer la conscience de ses collègues, ainsi que la sienne suffisamment éclairée ! Tout le tribunal était terrifié : jusqu'au plus humble des copistes, chacun se terrait dans son bureau, redoutant d'être compromis dans ce grand crime : et l'on entendait la bousculade des gendarmes, arrachant les accusés des gradins auxquels ils se cramponnaient désespérément, les éclats de la voix de Danton, les cris aigus de Camille Desmoulins, que les soldats emportaient, se débattant... On ne les revit plus. Fouquier crut prudent de ne pas rappeler les condamnés pour la lecture du jugement : le peuple, peut-être, indigné, ne se serait-il pas révolté ? Danton et ses quinze compagnons n'apprirent leur sentence qu'à la Conciergerie, au moment où les aides du bourreau s'occupaient déjà des préparatifs de l'exécution. Elle eut lieu le jour même, et le soir venu, Fouquier put dormir tranquille : mais le lendemain, comme, de bonne heure, il était à la buvette, Paris-Fabricius, son greffier, l'aborda. Fouquier tenait à la main une liste des jurés de la veille, qu'il annotait à l'aide d'un crayon. En regard de certains noms, il écrivait en marge, un f ; il disait, en même temps : — faible, Paris, qui avait refusé de signer la condamnation de Danton, son ami, et qui en avait gros sur le cœur, s'informa de ce que faisait l'accusateur public : celui-ci, continua son travail, coula sur Paris un regard sournois, et, ricanant, de sa voix pateline, il dit, comme se parlant à lui-même : — C'est un petit raisonneur... Nous ne voulons pas des gens qui raisonnent ; nous voulons que cela marche. Et le silence de l'autre l'offusquant comme un reproche, il posa son papier, regarda le greffier fixement, et ajouta : — Au surplus, c'est le Comité de salut public qui le veut ainsi. Le surlendemain Paris-Fabricius ne reparut pas : quelques-uns s'inquiétèrent, mais bien vite, on n'en parla plus : il était au secret à la prison du Luxembourg. |
[1] Essayons de fixer ici cet itinéraire, objet de tant de controverses parmi ceux qui sont curieux de ces menus détails de la topographie parisienne et, afin de nous orienter dans ce dédale, si dissemblable aujourd'hui de ce qu'il était à l'époque de la Révolution, suivons les indications données par un des détenus de la Conciergerie, en 1703, dont le récit a été publié, par Nougaret, dès l'an V, dans l'Histoire des Prisons (t. II, p. 1 et suivantes). Nous débarrassons cette description des éloquentes et confuses digressions qui l'étouffent. On entrait en 1793 à la Conciergerie par la Cour du Mai : la première pièce était le guichet. Dans le guichet, en tournant le dos à la porte d'entrée, on avait — à gauche la porte du greffe (le greffe était partagé en deux parties par une grille : d'un côté de la grille étaient les employés chargés de la tenue des livres d'écrou ; de l'autre côté on parquait les condamnés prêts à partir pour l'échafaud. C'est là qu'avait lieu la toilette : — en face de soi une porte conduisant à la Cour des femmes et à ce qu'on appelait le Côté des Douze ; — à droite, entre deux boiseries en pans coupés, une porte donnant accès au corridor central de la prison. En le suivant, on laissait, à gauche, la chapelle et la chambre de Marie-Antoinette, et on se trouvait, après avoir franchi une grille, dans un espace fermé de tous côtés de barreaux de fer. C'était le parloir, au temps où les communications avec l'extérieur étaient encore permises. Nougaret décrit la joie des prisonniers recevant la visite de leurs amis et de leurs femmes dans ce parloir semblable à la cage d'une ménagerie. Il est vrai, dit-il, que cette joie était quelquefois troublée par l'aspect des malheureux condamnés à mort qu'on descendait du tribunal et qui traversaient ce parloir.
Or, par où ces condamnés pouvaient-ils descendre, si ce n'est par l'escalier tortueux quo nous appellerons escalier de la Chapelle qui, du voisinage de ce parloir, montait à la galerie des prisonniers, et y débouchait en face du corridor des Peintres ? Il faut dire aussi que ce parloir-cage servait de vestibule au préau des hommes, préau maintenant disparu et remplacé par l'enceinte cellulaire actuelle. Il est vrai que, du préau, un autre itinéraire plus direct conduisait au premier étage ; c'était l'escalier de la Tour Bonbec. C'est par là que passaient presque tous les prévenus hommes allant à l'instruction ou à l'audience ; mais, pour éviter, quand cela semblait nécessaire, le contact entre les détenus errant volonté dans le préau, et les condamnés, on fit quelquefois redescendre ceux-ci par l'escalier de la Chapelle. On n'utilisa pas uniquement cet itinéraire cela paraît certain, mais on l'employait surtout pour les femmes : elles sortaient de leur quartier par la grille (encore existante, quoiqu'on l'ait peut-être déplacée), qui séparait leur cour de l'étroit préau appelé le Côté des Douze et sur lequel prenaient jour plusieurs cachots réservés à des prisonniers hommes, spécialement surveillés ; elles suivaient le couloir central, laissaient à gauche la chapelle et le cachot de la reine, passaient par le parloir et se trouvaient au pied de l'escalier de la Chapelle, sans avoir traversé un seul des endroits publics, si l'on peut dire, et fréquentés de la Conciergerie.
C'est par là que la reine monta au tribunal, il semble qu'on n'en peut douter ; la porte de son cachot n'était séparée de cet escalier que par la longueur de la chapelle.