C'est précisément à cette époque que la France commençait à comprendre la valeur du rôle que jouait dans ses destinées le frêle otage du Temple et l'importance des trafics dont il pouvait être le prix. Cette conviction, les chefs de partis se l'étaient, on l'a vu, transmise et dérobée l'un à l'autre depuis longtemps ; mais le gros de l'assemblée, le chœur des naïfs et des simples, auxquels le seul mot de Roi inspirait une horreur aussi factice qu'aveugle, s'avisait seulement, depuis thermidor, que le pays possédait un gage dont il serait sage de profiter. Calmée et assagie par d'abondantes saignées, la Convention se révélait subitement modérée, tout en Se défendant de l'être, et c'est sur la Vendée qu'elle s'essaya d'abord 4 la clémence. Le 12 frimaire an III — 2 décembre 1794 — elle avait voté l'amnistie pour tous ceux des rebelles de l'Ouest qui déposeraient leurs armes dans le délai d'un mois, et nominé des commissaires pour assurer, en Bretagne et dans le Bas-Poitou l'exécution de ce décret. Il n'y a guère dans notre histoire de plus émouvant épisode que la rencontre du 12 février 1795, au château de la Jaunaie, près de Nantes, entre les délégués de la Convention et Charette accompagné de ses généraux. Les représentants du peuple se sont rendus au lieu fixé pour l'entrevue, escortés par 100 cavaliers et par 200 fantassins que commande le général en chef Canclaux suivi de tout son état-major. Une tente a été dressée dans la lande, au Lion d'Or ; les Conventionnels, panache tricolore en tête, écharpe à la taille, prennent place, sur une même ligne, à une longue table, et aussitôt Charette est annoncé : ses 300 cavaliers se massent en face des soldats de la République : il pénètre sous la tente ; il est vêtu d'une petite veste couleur de chair avec des parements rouges, des retroussis à fleurs de lis ; au bas de sa ceinture est une large dentelle noire ; sur sa veste, à la place du cœur, est brodé un crucifix avec cette légende : Vous qui vous plaignez, considérez mes souffrances ; sur son chapeau, orné de deux rangs de bourdalous dorés, flotte un bouquet de plumes blanches, noires et vertes, — la fidélité, le deuil et l'espérance. — Six de ses généraux, — plumets blancs, ceintures blanches, — sont entrés derrière lui, et prennent séance de l'autre côté de la table, en face des députés[1]. Sur cette réunion planait l'attendrissante figure du petit Roi prisonnier pour qui ces Vendéens ont si longtemps combattu et dont le nom est brodé sur leurs drapeaux. Ce fut bien vers lui que se portèrent en ce moment solennel toutes les pensées, car, aussitôt, le bruit se répandit hors la tente, au château de la Jaunaie où les chefs de l'insurrection étaient hébergés somptueusement aux frais de la République, dans les faubourgs de Nantes, par toute la ville et bientôt jusqu'à Paris, que si le vaillant général de l'armée royale consentait, sans avoir été vaincu, à entrer en pourparlers avec les délégués de l'Assemblée régicide, sa première exigence serait, — non pas le rétablissement immédiat de la monarchie, — mais la remise des enfants de Louis XVI à la Vendée fidèle... Or, en réalité, des prisonniers du Temple, il ne fut même pas question ! Et sur ceci encore pèse un mystère : non point qu'il soit
permis de croire à quelque convention secrète[2] ; mais on
s'étonne de voir si accommodant le fier, l'irascible, l'intraitable Charette
: dès les premiers pourparlers, il adopte les formules du calendrier
républicain, le terme exécré de citoyen,
parle avec respect des représentants du peuple[3] ; Ruelle, l'un
des délégués de la Convention, — et régicide ! — devient pour lui l'ami de l'humanité et des lois ; les autres
conventionnels sont dignes d'estime et d'éloges
; il proteste que jamais plus fortement qu'en leur
présence, il n'a senti qu'il était Français, et c'est dans ces sentiments qu'il déclare solennellement, à la
Convention nationale et à la France entière, se soumettre à la République
française une et indivisible[4]. Bien plus, il
coiffe un chapeau à plumet tricolore pour faire dans Nantes une entrée triomphale !...
Sans doute Ruelle fut un habile homme et sut empaumer
le chef vendéen ; mais de celui-ci on n'exigeait pas tant et c'est de le voir
fraterniser si chaudement avec les Bleus que
plusieurs de ses officiers, ne pouvant ajouter foi au témoignage de leurs
propres yeux, imaginent, pour s'expliquer à eux-mêmes un revirement si subit
et, si imprévu, que leur chef a obtenu des républicains beaucoup plus et
beaucoup mieux que les avantages médiocres officiellement consignés dans le
traité de pais. La légende de la remise prochaine de Louis XVII à la Vendée
naquit, à La Jaunaie même, de la stupeur des chefs vendéens et peut-être
Charette lui-même mit-il une certaine complaisance à lui permettre de se
propager. Poirier de Beauvais, le commandant général de l'artillerie
vendéenne, raconte que, après la fin de la troisième conférence, se trouvant
dans la chambre de Charette, il osa se dire surpris que
ceux qui voulaient la paix n'eussent pas, dès le premier article, fait la
demande du Roi... Dût-on être refusé,
rattachement à la personne du prince et la décence en faisaient une loi...
Charette détourna avec aigreur la
conversation ; mais, le soir, à la Bézilière, un autre chef de l'armée
royale, M. de la Boüère, partageant le lit de M. de Fleuriot, oncle de
Charette, et manifestant combien il était dur pour les Vendéens, après s'être
battus pendant deux ans sans relâche, de traiter avec les bourreaux du Roi et
les geôliers de l'héritier du trône, Fleuriot lui confia, dans le plus grand
secret, qu'il y avait des articles convenus qu'on ne
pouvait faire connaître... par un de ces
articles, le jeune Louis XVII devait être remis entre les mains de Charette à
la tin de juin ; d'ici là, et pour y parvenir... il fallait la plus grande circonspection et un secret
inviolable... Voilà pourquoi, dans les discussions de La Jaunaie, il n'était
pas question de la royauté, Charette sachant à quoi s'en tenir sur ce sujet[5]. L'inviolable secret, circulant de bouches à oreilles, fut la fable de toute la Vendée et courut jusqu'à Paris. La Convention s'en émut ; durant si longtemps, spéculant sur sa docilité, ses Comités avaient gouverné sans elle que maintenant, revenue de sa peur, elle exigeait que tout se passât au grand jour. Une coïncidence prêtait aux commentaires : à l'heure même où les délégués de l'Assemblée entraient en pourparlers avec Charette, on discutait à la tribune de la Convention la question de savoir si la République pouvait prendre, en traitant avec les puissances ennemies, des engagements qui demeureraient dans le secret durant un temps déterminé et si le Comité de Salut public avait qualité pour contresigner seul ces conventions occultes[6]. Et on était en droit de se demander de quel prix ; non révélé, avait été paye l'engagement de Charette à signer sa capitulation. Plus il témoignait de satisfaction, plus on s'inquiétait : on s'ingéniait à découvrir pourquoi, en cette affaire, il paraissait être l'obligé et quand, par une lettre adressée à Ruelle et que lut à la tribune Boissy-d'Anglas, le chef vendéen annonça que, pour fournir un gage de sa reconnaissance et de son attachement, il envoyait ses drapeaux en hommage à la Convention[7], tous les députés se levèrent en criant Vive la République ! mais se rassirent avec le vague pressentiment d'une immense et ténébreuse duperie[8], et ils eurent le tact de ne pas introduire à leur barre ces émissaires des ci-devant rebelles et de ne point suspendre aux voûtes de la salle les drapeaux de Charette, trophées embarrassants, à la vérité, et dont les soies blanches fleurdelisées, portant l'inscription Vive Louis XVII ! eussent été aussi déplacées parmi les emblèmes tricolores dont s'ornaient les travées du prétoire que parmi les drapeaux conquis sur les étrangers formant faisceau derrière la tribune du président. On osait parler maintenant du petit Roi et la Convention, durant si longtemps muette à son sujet et désintéressée de sa triste situation, s'inquiétait de savoir ce qu'il adviendrait de lui : car il fallait opter entre ces alternatives : condamner à la détention perpétuelle cet enfant de neuf ans, et ceci eût été dans l'histoire du monde une si extraordinaire nouveauté que nul n'envisageait comme admissible une telle solution, — ou lui ouvrir les portes de sa prison, soit pour lui permettre de vivre libre en France, soit pour le remettre à quelque puissance étrangère, éventualités qui, l'une et l'autre, présentaient des inconvénients. Un jour[9], à la suite de la lecture à la tribune d'un pamphlet royaliste assez plat préconisant le rétablissement de la monarchie et l'exil volontaire, grassement payé, de tous les législateurs régicides qui jugeraient prudent de se soustraire aux rancunes du nouveau souverain, Lequinio proposa l'expulsion du dernier rejeton de la race impure du tyran ; proposition logique et fondée, qui fut renvoyée aux Comités. Le problème dut paraître à ceux-ci difficile à résoudre, car près d'un mois s'écoula avant qu'ils publiassent le résultat de leurs méditations. Le 3 pluviôse seulement — 22 janvier 1795, Cambacérès prit la parole en leur nom. Il faut savoir, avant d'entendre son discours, que Cambacérès était l'un des cc clients n du banquier Petitval, le châtelain de Vitry : c'est lui que Petitval aurait chargé, moyennant paiement d'une somme de 95.000 livres, de s'occuper du fils de Louis XVI et de faire la preuve juridique de la substitution[10]. Deux hypothèses se présentent donc : ou bien Cambacérès croit que le Dauphin est toujours au Temple, et, dans ce cas, il va instruire l'Assemblée du sort qu'on réserve à ce malheureux orphelin. Dans quelques semaines il aura 10 ans : la République va-t-elle le laisser sans maîtres, sans soins, sans compagnons ? Condamnera-t-elle cet innocent à passer, dans l'isolement et dans l'inaction, son enfance, son adolescence, sa jeunesse, son âge mûr, sa vieillesse, jusqu'à la décrépitude et jusqu'à la mort ? Puisqu'on s'occupe de lui, c'est le cas de traiter nettement cette harcelante question... Si, au contraire, Cambacérès est bien convaincu de l'identité royale de l'enfant qui est à Vitry, il n'a qu'à déclarer à la Convention que, ne voulant point livrer le fils de France aux ennemis du pays ; ne pouvant, d'autre part, le détenir à perpétuité, les Comités ont pris de sages mesures pour assurer son bien-être et son éducation et fait choix, dans ce but, d'une demeure sûre et confortable, située en pleine campagne, mais qu'on doit, par prudence, s'abstenir de désigner plus explicitement. Il est assuré, ce disant, de l'approbation unanime de l'Assemblée. Mais Cambacérès se garde d'être précis : du vague, des phrases, des échappatoires. Il énumère d'abord les dangers que présente le maintien à la Tour du Temple des individus de la famille Capet. Toute la Convention se croyant, d'après cet exorde, débarrassée de ce cauchemar, applaudit frénétiquement. Sur quoi, poursuivant son discours, le même Cambacérès prouve qu'il est tout aussi périlleux de bannir ces mêmes individus, appelés à devenir, entre les mains des étrangers, des sujets éternels de haine, de vengeance et de guerre[11]. Pour conclure il parla longuement avant d'arriver, après bien des détours, à proclamer que si Rome eût retenu les Tarquin, elle n'aurait pas eu à les combattre. On comprit que le petit Capet resterait au Temple : ou plutôt, on n'y comprit rien, sinon qu'on se trouvait en présence d'un indébrouillable embarras : la preuve en est que Brival, — ci-devant jacobin, mais non des plus farouches ; — s'emporta contre cette situation sans issue, criant que c'était bien dommage que, parmi tant de crimes inutiles, on n'en ait pas commis un de plus pour délivrer la République de ce louveteau encombrant. Aussitôt toute la Convention révoltée poussa une clameur unanime d'horreur[12]... Ce qu'elle ne pouvait deviner, s'affirme aujourd'hui évident : Cambacérès savait que le Dauphin n'était plus au Temple ; mais il savait aussi qu'il n'était pas davantage à Vitry. Ici et là on ne possédait que des substitués. Louis Blanc estime que le rapport de Cambacérès fut précisément tel qu'on aurait dû l'attendre d'un homme initié au secret de l'évasion. Il est tel aussi qu'on y peut discerner presque l'aveu formel de l'ignorance du lieu où se trouve le fils de Louis XVI, en même temps que d'étranges artifices oratoires préparant l'opinion à la surprise d'une réapparition inattendue. Cette phrase, par exemple, semble prémonitoire : — Lors même qu'il aura cessé d'exister, on le retrouvera partout, et cette chimère servira longtemps à nourrir les coupables espérances des Français traîtres à leur pays[13]. Si telle était la situation en cette fin de l'hiver de
1795, si l'authentique Dauphin ne se trouvait ni au château de Petitval ni au
Temple, ils devaient vivre dans d'étranges perplexités ceux qui, après avoir
cru tirer de sa prison un roi présomptif, s'étaient aperçus qu'ils
disposaient seulement d'un figurant dont ils n'osaient se servir, le
véritable détenteur du rôle pouvant surgir à tout instant du refuge ignoré où
il était terré. Leurs angoisses s'accroissaient de voir l'Enfant de France
devenu l'enjeu de la paix européenne : l'Espagne, en effet, en hostilités
avec la République depuis le printemps de 1793, était disposée à terminer la
guerre ; depuis quelques mois des semblants de pourparlers s'étaient engagés
aux avant-postes et l'on savait déjà que la Cour de Madrid posait comme
première condition la libération de Louis XVII. Le Comité de Salut public,
désireux d'entrer en négociations, avait envoyé à la frontière des Pyrénées
le conventionnel Goupilleau et le citoyen Bourgoing, l'ancien chargé
d'affaires de France en Espagne, avec recommandation de se tenir prêts à
recevoir les plénipotentiaires espagnols, mais de ne
rien entendre sur l'article du fils de Louis XVI[14]. Bourgoing
s'installa à Figuières sous le fallacieux prétexte d'affaires
particulières, et entra, à titre personnel, en correspondance avec le
chevalier Ocariz, ancien ministre d'Espagne à Paris. Celui-ci, dès sa
première lettre, posa en principe que la remise du Dauphin était la
principale condition d'une entente éventuelle : — La
tendre sollicitude de la Cour d'Espagne est en ce moment concentrée sur les
enfants de Louis XVI ; le gouvernement français ne saurait témoigner d'une
manière plus sensible les égards qu'il aurait pour l'Espagne qu'en confiant à
Sa Majesté catholique ces enfants innocents qui ne servent à rien en France.
Sa Majesté recevrait une grande consolation de cette condescendance et, dés
lors, elle concourrait, de la meilleure volonté, à un rapprochement avec la
France[15].
Les représentants du peuple étaient des diplomates extrêmement novices :
Goupilleau, indigné de la proposition espagnole, ordonne à Bourgoing de
rompre immédiatement les pourparlers : en vain celui-ci conseille plus de
prudence et de modération, représente qu'il conviendrait au moins d'en
référer au Comité de Salut public ; il n'obtient rien de l'obstination du conventionnel
et doit, à son grand dépit, informer Ocariz que ses
affaires particulières étant terminées, il se retire chez lui, à Nevers et
cesse la correspondance. Au Comité, on déplora cette maladresse ; Merlin de Douai, qui dirigeait les négociations, s'efforça de la réparer et, après de grands éloges à Bourgoing auquel il accorda toute sa confiance, il l'invita à se rendre à Bayonne, à trouver un prétexte pour renouer la correspondance interrompue, et à témoigner au diplomate espagnol son regret personnel de ce qu'une proposition intempestive ait suspendu les pourparlers, tout en laissant entrevoir que cette proposition, quoique n'étant pas de nature à être adoptée, du moins pour le moment, ne doit cependant pas empêcher l'ouverture des conférences qui seules peuvent ramener la paix entre les deux nations[16]. De toute cette correspondance dont on ne donne ici qu'un très sommaire aperçu ; il ressort que, en ce printemps de 4795 ; la Cour d'Espagne offre de reconnaître la République française et de traiter sans délai ; à la condition expresse que les enfants de Louis XVI lui seront remis. Sur ce point, elle ne cédera pas. De son côté le Comité de Salut public proteste de son grand et sincère désir de la paix ; mais il se refuse à livrer l'enfant du Temple, ou, du moins, ne consentira à le remettre que plus tard... Pourquoi ? N'est-ce donc point encore parce qu'il ne dispose plus du Dauphin ? Quel autre motif justifierait ces opiniâtres atermoiements ? Il est certain que la Convention, le peuple de Paris, la France entière, — sauf peut-être quelques énergumènes, de ceux qu'on malmène et qu'on pourchasse depuis thermidor, — applaudiraient à la délivrance du petit Capet ayant pour résultat d'amener les Bourbons à reconnaître la République. Dès lors, il semble qu'un mot d'ordre est donné : on s'ingénie à répandre l'opinion que le petit prisonnier n'est pas montrable : il a été l'objet de si odieuses et cruelles tortures du temps de l'infâme Commune de Paris qu'on ne peut songer à le produire : Mathieu, à la tribune de la Convention, a déjà prononcé un mot qui ressemble, soit à une menace, soit à un aveu : on parlait des assignats à face royale dont on s'inquiétait de voir renaître le crédit : — En dépit de toutes les manœuvres, dit Mathieu, le crédit national s'affermira... et le fils de Capet, ainsi que les assignats à effigie, restera démonétisé[17]. Qu'est-ce à dire ? Y a-t-il là un simple effet oratoire, — bien maladroit, à la vérité, —ou l'intention d'insinuer que l'enfant qu'abrite le Temple n'a pas maintenant plus de valeur qu'une pièce fausse ? C'est un bruit qui maintenant circule dans les entours du gouvernement. Le baron Hue a raconté que les membres des Comités disaient ouvertement : — Si, dans quelque mouvement populaire, les Parisiens se portaient sur le Temple, nous leur montrerions un petit bambin dont l'air stupide et l'imbécillité les forceraient à renoncer au projet de le placer sur le trône[18]. Et c'est exactement la même rameur que recueillit Frotté, le chef de l'insurrection normande : causant ; certain jour, avec un membre de la Convention, l'un des plus prépondérants parmi ceux des représentants chargés d'amener la pacification de l'Ouest, c'était en mars 1795 ; — Frotté témoigna le désir, si la paix se concluait, d'être admis à pénétrer au Temple pour y servir les restes infortunés du sang qui régna sur la France. Le conventionnel le regarda quelque temps sans mot dire. Enfin, rompant le silence... — Nous ne sommes pas seuls, dit-il ; demain nous nous reverrons chez moi, si vous voulez, et je vous répondrai franchement. Frotté fut, comme bien on pense, empressé au rendez-vous : le républicain paraissait assez ému. Savait-il ? Avait-il eu d'abord l'intention de tout révéler ? Il se contenta de détourner de son projet le chef royaliste, et parla en ces termes : — Je dois vous dire la vérité, parce que je crois pouvoir compter sur votre discrétion ; votre sacrifice serait inutile ; vous en seriez victime et vous ne pourriez dans aucun cas servir à rien au fils de Louis XVI. Sous Robespierre, on a tellement dénaturé le physique et le moral de ce malheureux enfant que l'un est entièrement abruti et que l'autre ne peut lui permettre de vivre. Aussi renoncez à cette idée dans laquelle j'aurais bien du regret, par intérêt pour vous, de vous voir persister, les choses étant au point où elles en sont, car vous n'avez pas idée de l'appauvrissement et de l'abrutissement de cette petite créature. Vous n'auriez en le voyant que du chagrin et du dégoût et ce serait vous sacrifier inutilement, car vous le verriez infailliblement périr bientôt et, une fois au Temple, vous n'en ressortiriez peut-être jamais[19]. Si ce ne sont point là arguments d'un homme qui veut être compris à demi-mot, ils paraissent de nature à exciter plutôt qu'à refroidir le dévouement de Frotté : plus le sort de l'enfant est misérable, plus lui serait utile l'assistance d'un ami empressé à le secourir... Mais le conventionnel, en parlant ainsi, s'exprimait-il avec autant de franchise qu'il en avait promis à son interlocuteur ? Par qui donc est-il informé de l'état du prisonnier ? — Non point par ses collègues de la Convention qui, depuis quelques mois, ont visité le Temple : Reverchon, Mathieu, Harmand, Goupilleau, André Dumont : aucun d'eux, en effet, n'a constaté que l'enfant fût malade, sinon ils auraient indubitablement réclamé pour lui les soins d'un médecin. Cette obstination à rejeter toute la responsabilité sur la Commune abolie et sur Robespierre guillotiné ne peut se justifier que si les thermidoriens qui leur succèdent se montrent remplis de prévenances et d'attentions pour le pauvre petit captif, s'ils l'autorisent à se promener dans le jardin, s'ils permettent à sa sœur de passer avec lui la journée, s'ils s'efforcent enfin, par tous les moyens, de rétablir sa santé compromise et de lui rendre la prison supportable. Non ! Ils vont constater sa présence, ne rédigent aucun rapport, ne protestent qu'à huis clos, — s'ils protestent ! — et se contentent de propager le bruit que la faute de cet épouvantable assassinat incombe à Robespierre, mort depuis huit mois ! Ou bien le prisonnier n'est pas malade et dans ce cas la confidence faite au baron Hue et à Frotté pour les détourner d'aller au Temple devient extrêmement louche, ou bien les rumeurs qui courent ne sont pas imaginaires, l'enfant dépérit, il est en danger, — et alors le Comité est coupable, humainement et politiquement, de se désintéresser de son état ; les Comités se révèlent beaucoup plus cruels que l'odieuse Commune ; Laurent et Gomin dépassent en barbarie Simon, le bouc émissaire, puisque, de son temps, du moins, les médecins étaient appelés à la prison dès la moindre indisposition et que le petit Capet, — c'est officiellement constaté, — fut laissé par le cordonnier on parfaite santé. Il importe donc de retourner au Temple pour tenter de savoir ce qui s'y passe. ***Il ne s'y passe rien Laurent, il est vrai, s'en est allé. Après avoir porté absolument seul durant trois mois, et, assisté de Gomin durant cinq autres moise la charge de la surveillance, il juge sa tâche remplie : les jaloux de sa section n'ont cessé de le harceler et de le dénoncer comme peu sûr ; est-ce à ces tracasseries qu'il veut échapper, ou bien préfère-t-il être loin le jour Où les négociations avec l'Espagne aboutiront à une enquête approfondie et à la pleine lumière sur les événements du Temple ? Peut-être encore tient-il à profiter de l'influence grandissante de Barras qui, en effet, le placera à la police et, plus tard, recommandera particulièrement au ministre ce jeune homme que j'ai employé, écrira-t-il, dans plusieurs missions très importantes qu'il a remplies avec zèle et intelligence[20]. Laurent quitta la Tour le 31 mars 1795 : il était remplacé auprès de Gomin par Etienne Lasne, peintre en bâtiments de son état et commandant de la force armée de la section des Droits de l'Homme : c'était un assez brave homme, parlant sec[21] ; mais si l'on s'abstient de puiser aux bavardages qu'on lui a prêtés dans sa vieillesse, on reste, comme pour Gomin, dépourvu de renseignements sur ce personnage ; Madame Royale le qualifie de bien bon homme et n'en dit pas davantage. Peut-on puiser dans le récit de la princesse quelque indication sur ce qu'était, à cette époque, la vie du petit prisonnier ? Non, car on la tenait complètement isolée de lui ; elle ne fut informée que beaucoup plus tard, lorsqu'une demi-liberté lui fut rendue ; encore n'apprit-elle rien que par Lasne et par Gomin et l'on continue à s'étonner que durant ces mois d'avril et de mai, elle n'ait pas réclamé et obtenu de ses deux gardiens, la faveur de voir son frère. Et qui donc imposait cette inflexible consigne ? Barras assure qu'il donna des ordres contraires ; Harmand de la Meuse réitéra ces instructions ; jamais on n'en tint compte : durant plus d'un an, seuls dans la triste Tour, ces deux enfants vécurent à quelques pas l'un de l'autre sans que l'ingéniosité charitable des geôliers suscitât au moins l'occasion d'une rencontre fortuite sur l'escalier[22] ! La gérance commune de Lasne et de Gomin auprès de Marie-Thérèse et celui qu'on appelle Monsieur Charles, a laissé, dans les dossiers d'archives, moins de traces encore que celle de Laurent. Le mutisme des documents est absolu. Cet enfant, dont s'occupent et s'inquiètent tous les cabinets étrangers, est déjà retranché du monde sans qu'on sache quelle autorité assume la responsabilité d'une si atroce et inexplicable soustraction. Certains journaux annoncent qu'un royaume est constitué pour lui au centre de l'Europe et qu'il va être élu souverain de la Pologne ; son long martyre attendrit tous les cœurs ; Paris pense à lui[23], Paris joyeux et vibrant, ensoleillé et fleuri à l'éveil de l'été ; rien de toute cette gaieté de la vie, de tous ces rayons, ne perce les murs derrière lesquels on tient encage, comme une bête méchante, cet abandonné de dix ans : dans la grande ville, depuis des siècles jour et nuit frémissante, le lieu où il est forme un Slot de mort, tant le silence qui l'enveloppe est profond, tant il y a de barrières, de murs, de grilles, de sentinelles et de geôliers pour empêcher que pénètrent jusqu'à lui les regards des vivants. Pourtant, comme un mécanisme remonté à heure fixe, le service du Temple fonctionne méthodiquement : le Commissaire civil qu'envoie chaque jour l'une des quarante-huit sections, se présente à midi, et demeure là jusqu'au lendemain : des deux cent dix hommes qui prirent ainsi la surveillance de la prison, depuis le 29 octobre 1794, jusqu'à la fin de mai 1795, pas un n'a laissé un bout de récit, une ligne de rapport, un mot, un indice, une impression, si fugitive soit-elle de son séjour de vingt-quatre heures au Temple. Pas un n'a dit avoir vu le Dauphin. On sait qu'ils arrivent en même temps que la garde montante, et qu'ils s'en vont le jour suivant, la corvée faite ; rien d'autre. Nul des officiers de la garde nationale qui sont là, chaque jour également, au nombre de trois, — commandant, capitaine, adjudant, — et qui passent leur journée à la table du Conseil, s'il pleut, dans les cours et dans les jardins, s'il fait beau temps, n'a consacré dans un agenda ou dans une lettre intime qui nous soient parvenus, le souvenir de cette faction mémorable. Sans les comptes du cuisinier on serait autorisé à croire que le prisonnier n'est plus là et, que, comme disent les commères du quartier, on l'a fait partir bien loin. L'économe Liénard, — plus muet encore, plus mystérieux, plus fantôme que tout ce qui l'entoure, tient ses comptes avec une précision et une exactitude minutieuses. On pourrait presque y relever ce qu'ont mangé, à chacun de leurs repas, les détenus : ils sont bien nourris, d'ailleurs ; — du 1er germinal-21 mars, deux poulets pour les prisonniers ; du 8, du 11, du 19, même mention ; du 29, deux livres de confitures et une livre de chocolat pour les prisonniers ; le 21, une botte d'asperges et du poisson ; — le comptable, peu lettré, écrit asperches et poisont ; le 28, des merlans et deux brioches. Or, le 21 et le 28 germinal de l'an III correspondent aux vendredis 10 et 17 avril 1795. Il y a donc quelque part, au fond des cuisines, un brave homme soucieux d'établir la concordance des calendriers pour servir aux jours d'abstinence, des menus maigres au pauvre enfant qui, depuis longtemps, a perdu dans sa solitude et son ombre, la notion des saisons et des mois[24]. On constate qu'une serviette, renouvelée tous les jours, est fournie à chacun des détenus[25]. Les dépenses d'entretien pour Madame Royale ne paraissent pas avoir été réduites : pour la fille Capet, 5 aunes de toile à 20 livres l'une, 9 aunes de rubans à 6 livres l'aune, 16 buscs à 10 sols pièce, 8 aunes de lacets à 5 sols l'un, façon de quatre corsets, à 18 livres l'un[26]. Voici 4 paires de bas de coton pour la fille Capet, à 16 livres la paire ; fil, aiguille, ruban et un dé, une livre de poudre, de la pommade, une livre de fil de Cologne à tricoter, 66 livres au citoyen Frétillot, horloger, pour avoir raccommodé deux montres d'or à la fille Capet[27]. Le nom du prisonnier revient plus rarement ; pourtant on voit, en vendémiaire, 4 paires de bas de coton, pour le fils Capet ; et aussi, en germinal, reparaît cette rubrique, négligée depuis longtemps : un boisseau de vesche pour les pigeons du fils Capet, 20 livres. Parfois deux livres de tabac, ou des pantoufles : c'est pour Tison qui continue à se morfondre et à gémir dans son oubliette. Matériellement ce régime n'a rien de pénible ; ce qui épouvante, c'est l'oisiveté où demeure l'enfant solitaire. Membres des comités, conventionnels, gardiens, geôliers, tous affectent de se désintéresser de son éducation : on ne sait à quoi il occupe ses longues journées puisque aucun de ceux qui ont pu l'aborder n'a rien raconté que l'histoire doive recueillir[28]. Du temps qu'il vivait avec ses parents, le Dauphin savait lire ; il écrivait déjà correctement ; il apprenait l'histoire de France et le calcul... De l'enfant qui 7égète au Temple depuis le départ de Simon, nul ne peut montrer une ligue d'écriture, une signature, un gribouillage : est-ce qu'il ne sait pas tenir une plume ? Est-ce qu'il ne demande jamais à ses gardiens, si pleins d'attentions pour lui, à ce qu'ils assureront plus tard, — le crayon et le feuillet de papier blanc que tout enfant réclame dès qu'il en a fait une seule fois usage ? Est-ce pour cela aussi qu'on ne lui donne pas de maîtres ? Puisque rien n'indique et nul ne signale qu'il est malade, pourquoi ne pas s'occuper de son instruction ? La Convention qui a proclamé et décrété le droit du plus humble aux bienfaits du travail et de l'étude veut-elle condamner à l'abêtissement le seul être dont elle ait collectivement la tutelle ? Elle est donc bien résolue à ne jamais livrer cet enfant aux puissances étrangères puisqu'elle exige que son intelligence s'atrophie dans l'inaction ? L'honneur de la République est engagé cependant à ce que, le jour inévitable où sera rendu à la liberté le fils de France, l'état physique et intellectuel de celui-ci témoigne des soins qu'il aura reçus et de la générosité du peuple qui, par raison d'Etat, l'aura trop longtemps gardé captif. Plus on retourne ces questions, plus s'affirme cette conviction que l'enfant retenu au Temple n'est pas le fils de Louis XVI ; le gouvernement, ignorant ce qu'est devenu l'enfant royal, attend d'un hasard qu'il se révèle ou qu'on découvre sa retraite, afin de décider de son sort et de prendre à son sujet une décision conforme à l'intérêt du pays. Car l'Espagne insiste : à chacun des nouveaux pourparlers, elle cède sur tous les points ; sauf sur un seul : la remise des deux enfants du Roi. C'est à Bâle maintenant, dans la maison de M. Ochs[29], que, depuis la fin de floréal, se sont transportés les négociateurs : M. d'Yriarte, la plénipotentiaire espagnol ; et le citoyen Barthélemy, porte-parole de la République, ont passé en revue tous les articles des deux projets contradictoires ; aucun ne leur paraît inconciliable : l'écueil, c'est le prisonnier du Temple : Yriarte fait valoir que la mort de Louis XVI ayant donné lé signal des hostilités entre les deux nations, la délivrance de son fils doit être le gage de leur réconciliation. Le Comité de salut public veut qu'on évite de s'expliquer là-dessus ; mais comment Barthélemy pourrait-il écarter comme accessoire la question qui, pour son interlocuteur, est la principale ? Yriarte, d'ailleurs, ne veut tien écouter : ce sont des intérêts de famille et des motifs d'honneur qui obligent la Cour de Madrid à réclamer les enfants de Louis XVI ; non seulement l'Espagne, mais la Cour de Sardaigne ne pourront jamais consentir à un arrangement avec la France avant d'avoir obtenu à cet égard une satisfaction fondée sur les sentiments les plus forts de la nature. Le représentant de la République se voit donc vivement pressé ; il est vrai que ses instructions l'autorisent à promettre, s'il le faut absolument, la libération du jeune prince pour après la paix générale, et cette préoccupation de gagner du temps indique encore que le Comité n'a pas perdu tout espoir de découvrir le lieu où le Dauphin est caché. Encore recommande-t-il à Barthélemy d'en parler le moins possible ; et Yriarte ne parle pas d'autre chose ! Le désir de voir les prisonniers du Temple libres à Madrid, dit-il, porte plus qu'aucune autre considération à rechercher la paix. C'est de notre part un devoir, une religion, un culte, un fanatisme, si vous le voulez ! Nous placerait-on entre les enfants de Louis XVI et l'offre de quelques départements voisins de notre frontière, nous demanderions les enfants de Louis XVI. Mes instructions parlent d'apanages, de pensions ; mais ce n'est pas là la véritable question. Nous recevrons les prisonniers sans condition, si l'on veut... Enfin ce n'est pas dans les détails de la paix générale, c'est immédiatement après l'échange des ratifications de notre paix particulière, que nous vous les demandons. Barthélemy se défendait encore ; mais ses arguments étaient faibles : le Comité de Salut public lui soufflait que les républicains, unanimes sur tout le reste, divergeaient d'opinion sur ce point spécial. À quoi l'Espagnol répondait en citant le grand nombre de conventionnels qui, soit pour un motif, soit pour un autre, avaient opiné pour qu'on renvoyât les prisonniers hors du territoire de la République. Au surplus, concluait-il, on pourrait, afin de rassurer la France, insérer au traité une convention publique ou secrète par laquelle l'Espagne s'engagerait à ne pas laisser les enfants de Louis XVI sortir de son territoire et à ne jamais permettre qu'ils pussent devenir un centre inquiétant pour le gouvernement français. Barthélemy était acculé à un oui ou à un non : l'insistance du plénipotentiaire espagnol durait depuis près d'un mois et celui de la République se trouvait dans un très grand embarras, quand, le 27 prairial, il, reçut, par courrier du Comité de Salut public, une dépêche datée du 21 et qui lui apportait le traité récemment signé avec la Prusse. Quelques lignes ajoutées en post-scriptum étaient ainsi libellées : On a annoncé ce matin à la Convention nationale la nouvelle de la mort du fils de Capet, qui a été entendue avec indifférence, et de la capitulation le Luxembourg qui a été reçue avec les plus vifs transports[30]. Dans les conditions où l'on se trouvait, cet incident par lequel la politique du Comité se croyait mise à l'aise[31] parut au monde entier trop opportun. — Personne ne s'attendait à cet événement ; généralement on jugea cette fin peu naturelle et précipitée[32] et on se livra à de hideuses conjectures. Du moins le Comité de Salut public se trouvait délivré de pressantes difficultés, et le seul obstacle s'opposant à la paix avec l'Espagne étant escamoté, le traité fut signé un mois plus tard[33]. ***C'est donc à la prison du Temple qu'on doit suivre les péripéties de ce, dénouement plein d'à-propos, avec l'espoir de constatations moins fuyantes que celles jusqu'à présent recueillies : on serait en droit de croire, en effet, que, malgré l'indifférence affectée par le gouvernement français, il comprend l'importance de l'événement et que, ne fût-ce que par déférence pour les puissances étrangères avec lesquelles il traite, la surprenante disparition de l'enjeu si âprement discuté va être éclaircie et authentiquée de façon à jamais inattaquable. —Erreur ! Soit inexcusable négligence, soit volonté très arrêtée de rendre le mystère impénétrable, on ne trouvera autour du petit cadavre que confusion, obscurité, incertitudes, affectation de fausse publicité, dissimulation et détours manifestes. Harmand de la Meuse et ses collègues du Comité sont venus au Temple le 19 décembre 1794. Le récit de leur inspection est la dernière relation qu'on possède émanant de visiteurs ayant vu le prisonnier vivant : il était, à cette époque, bien portant, et l'on sait par les menus consignés aux comptes de l'économe Liénard que, jusqu'à la fin de germinal, tout au moins, le régime de l'enfant indique un parfait état de santé. Doit-on accepter un témoignage très différent, émanant d'un voyageur anglais dépourvu de toute préoccupation historique, qui, au temps de la Restauration, fit, par hasard, rencontre d'un commerçant de Paris, ancien commissaire civil en 1795. Ce sectionnaire, de garde au Temple, avait obtenu, disait-il, de Lasne et de Gomin, l'autorisation de pénétrer dans la chambre du prisonnier à condition expresse de ne pas lui adresser la parole. L'enfant était au lit et demeura une heure sans bouger : enfin, devinant la présence d'un étranger, il demanda d'une voix faible qui c'était. N'ayant pas reçu la réponse, il se dressa, sortit ses jambes des couvertures, s'assit sur le bord du matelas et demeura là dans une posture stupéfiante. Le commissaire fut très étonné de la grande taille du détenu et de ce qu'elle aurait pu être s'il se fût tenu debout. Le visage du malheureux était couvert d'ulcères et de boutons et il paraissait aussi qu'il avait des croûtes de gale derrière la tête. Il rentra dans son lit, gardant toujours un silence farouche, se couvrit jusqu'au nez, tenant fixés sur le visiteur ses yeux qu'il fermait à diverses reprises durant plusieurs minutes. Deux ou trois fois il remua les lèvres comme s'il voulait parler ; mais l'articulation n'était qu'un souffle où l'on ne pouvait rien distinguer : — Le plus pitoyable être humain que j'aie jamais vu, ajoutait le narrateur[34]. Si tel était l'état du prisonnier, il n'est pas étonnant que, dans les premiers jours de mai, Lasne et Gomin se fussent décidés à aviser le Comité de Sûreté générale. L'enfant Capet, d'après leurs rapports, éprouvait une indisposition et des infirmités qui paraissaient prendre un caractère grave. Le Comité arrêta que le premier officier de santé de l'hospice de l'Humanité se transporterait auprès du malade pour le visiter et lui administrer les remèdes nécessaires ; mais il ordonnait que le médecin ne pourrait le voir qu'en présence des gardiens[35]. Le Comité faisait Meules choses : celui que, en jargon révolutionnaire, il désignait sous ce titre d'officier de santé, n'était autre que le médecin en chef de l'Hôtel-Dieu, le docteur Pierre-Joseph Desault qui passait à cette époque pour être le premier praticien de Paris. Il se rendit le jour même, ou le lendemain, au Temple. De ses visites, de l'attitude que tint en sa présence le petit malade, on a trouvé le moyen de faire de longs et attendrissants récits sans qu'aucun document authentique serve de base à ces développements. On sait seulement que Desault revint plusieurs fois à la prison, qu'il ordonna simplement des infusions de houblon et des frictions à l'alcali sur les articulations[36]. Aux boutons, aux ulcères, à la gale, pas une allusion. L'enfant adressa-t-il la parole au médecin ? Quel fut le diagnostic porté par celui-ci ? On ne sait pas, le rapport de Desault au Comité de Sûreté générale, — s'il y eut rapport, ce qui est probable, — n'ayant jamais été découvert. Le 29 mai, Desault fait au Temple sa dernière visite[37] ; ce n'est pas que le malade soit guéri, c'est le médecin qui va mourir ; le 1er juin, il succombe, et l'enfant reste, durant une semaine, sans autres soins que ceux de ses gardiens : on en pourrait conclure que le diagnostic de Desault n'avait pas été alarmant : Lasne et Gomin étaient par lui rassurés, sans quoi, — à moins qu'ils s'acquittassent de leur mission avec une insouciance et une dureté en désaccord avec la sensibilité qu'ils témoigneront plus tard, ils n'auraient pas, durant six jours pleins, assumé la responsabilité de traiter, sans les conseils d'un docteur, l'enfant moribond. Le 3 juin seulement, la Commission des secours publics remplaça pour le service du Temple Desault par Pelletan connu pour ses talents et chargé de la démonstration à l'école de santé[38], et à dater de cette nomination la brume du mystère qui, depuis tant de mois, enveloppe le Temple, se dissipe quelque peu. Pelletan, au dire de Manet du Pan, était un révolutionnaire féroce, qui servait d'espion au Comité
de Sûreté générale dans la prison de Saint-Lazare pour y former des listes de
victimes à guillotiner[39]. Cette
incrimination parait aussi vague que difficile à admettre : les opinions plus
ou moins avancées d'un médecin importent peu, d'ailleurs : ses aptitudes
professionnelles sont seules à considérer. Or Pelletan avait alors grande
réputation ; sa science et son expérience l'imposaient comme digne successeur
à Desault : on doit donc croire que le petit malade était en bonnes mains.
Par malheur le récit que Pelletan a laissé de sa première visite au Temple
fut écrit à l'époque de la Restauration, — en 1817, sur un mode chevaleresque
et éploré qui dénote une transposition : on y rencontre pourtant des détails
précieux qui ne sont point imaginaires : le médecin, en pénétrant dans
l'ancien appartement de Louis XVI qu'habitait l'enfant, et qui lui parut propre et commode, trouva le malade entouré de
jouets tels que une petite imprimerie, un petit
billard, des livres, etc. Lasne et Gomin, ainsi que le commissaire
civil de service ce jour-là lui prodiguaient des
soins presque paternels. Pelletan ayant observé que le bruit des verrous et des serrures paraissait affliger
l'enfant chaque fois qu'on ouvrait la porte de son appartement[40], demanda qu'on amortît le grincement de ces ferrailles
inutiles ; et comme les gardiens s'empressaient d'y consentir, il insinua que
si le prisonnier pouvait être transporté, au moins pendant le jour, dans
le salon du concierge (sic) prenant vue sur le jardin, il y trouverait plus de consolation. Jusqu'ici ce
témoignage peut être accepté sans conteste. Pelletan devient légèrement
suspect lorsqu'il ajoute : — Malheureusement tous
les secours étaient trop tardifs... on ne
pouvait concevoir aucun espoir ; c'est là, manifestement, opinion
rétrospective d'un médecin qui, pour expliquer un insuccès, proteste qu'il n'a pas été appelé à temps. Non, Pelletan, à
sa première visite du 6 juin, ne jugea pas le cas désespéré : son ordonnance
en est une preuve : elle consiste en l'indication d'un régime destiné à être
suivi pendant longtemps et qui n'a rien de particulièrement sévère : Le malade déjeunera sur les dix heures avec du chocolat ou
du pain et de la confiture de groseilles. Au dîner il mangera du potage gras
et quelquefois du potage maigre, un peu de viande bouillie, rôtie ou grillée,
des légumes ou herbages, tels que des asperges, des épinards, etc. Pour le
goûter des confitures de pommes, de groseilles, d'abricots, de vignes, etc.
Au souper il pourra manger un peu de viande rôtie ou grillée, mais surtout des
légumes ; on pourra enfin lui donner un peu de salade avec de la laitue, la
petite chicorée verte, le cerfeuil, le cresson de fontaine ou de jardin. Il
boira un peu de vin à ses repas. Il faudra le faire coucher à neuf heures et
le faire lever à six heures du matin. — Une seule injonction
thérapeutique : Pelletan recommande les décoctions de houblon déjà ordonnées
par Desault et dont l'enfant boira tous les matins trois tasses dans lesquelles on ajoutera une cuillérée de sirop
antiscorbutique[41]. Quatre repas
par jour, — de la viande, de la salade, du vin, du potage gras et quelque
fois des potages maigres, ce qui établit nettement que ce régime réconfortant
doit se prolonger durant un temps indéterminé, ces prescriptions, écrites et
signées par Pelletan immédiatement après l'examen de l'enfant, infirment
manifestement son récit de 1817 où il assure avoir jugé du premier coup d'œil
que le petit prisonnier dont le ventre était d'un
très gros volume, et qu'il reconnut atteint
d'une diarrhée chronique, n'avait que peu de jours à vivre. Le pauvre reclus sortit donc de sa prison et fut conduit dans le salon du concierge. Pelletan entend sans doute par là, la chambre de Gomin, ce petit salon du bas dont a parlé Madame Royale et qui n'était autre que la pièce de la petite Tour qu'avait naguère habitée la Reine : cette chambre était en effet la seule qui prît directement vue sur le jardin. Pour s'y rendre, il fallait descendre le long escalier de pierre, passer devant la porte du corps de garde installé au premier étage et toujours rempli de soldats, continuer à descendre presque jusqu'au niveau de la salle du Conseil, pour s'engager dans l'embranchement de l'escalier conduisant à l'entresol de la petite Tour. Parvenu là, on avait encore à monter l'escalier de bois intérieur, avant d'atteindre le salon désigné, salle claire et gaie, assez vaste, d'où, certainement, on n'avait pas retiré les beaux meubles en lampas bleu et blanc appartenant à M. Berthélemy. Peut-être la couchette à fleurettes roses qu'on y avait montée pour le Dauphin, dans la journée du 14 août 1792, s'y trouvait-elle encore. Pelletan avait demandé que le petit malade passât là les journées. L'y laissa-t-on pour la nuit ? La tradition le veut ; mais ce n'est que la tradition, basée sur une série de récits dont l'élégiaque poésie est supérieure à la documentation. Il parait inadmissible que le commissaire et les officiers de garde eussent osé enfreindre leur consigne au point de permettre que le prisonnier passât la nuit en une pièce dont le balcon était à portée facile du jardin et très éloignée, d'ailleurs, de la chambre du Conseil, quartier général de leur surveillance. Il était, croit-on, d'habitude que l'enfant restât seul du soir au matin ; on verrouillait sa porte le soir, et, même dans les derniers jours, ses gardiens ne s'occupaient plus de lui jusqu'au lendemain. Il passa la journée du 6 juin, — 18 prairial, — dans le salon bleu et blanc de la petite Tour ; ceci parait hors de doute puisque Pelletan écrit : Le succès de cette translation fut tel que l'enfant manifesta de la gaieté et se livra davantage à l'intérêt qu'on prenait de lui. Mais ce texte n'implique pas qu'il fut installé à demeure dans la jolie chambre. Il faut le remarquer : un changement radical s'est produit dans le régime du Temple, depuis les six fours de profond silence écoulés entre la dernière visite de Desault et la première consultation de Pelletan : on ne craint plus de montrer le petit captif : il n'est plus reclus ; la garde tolère qu'il circule d'une tour à l'autre ; les gens de service, les soldats peuvent enfin l'apercevoir à loisir, soit lorsqu'il descend les escaliers, soit quand il prend l'air à son balcon, qui n'a ni hotte ni abat-jour. Et, chose plus surprenante, la nature même de l'enfant parait s'être subitement modifiée : il s'émeut du bruit sinistre des verrous, lui qui doit y être cependant accoutumé depuis tant et tant de mois qu'il l'entend ; il joue avec une imprimerie, il a des livres ; c'est donc qu'il n'a pas oublié son alphabet et qu'il reprend goût à la lecture : il ne se condamne plus au mutisme ; et c'est à cette époque, — et à cette époque seulement, — que feront plus tard allusion Lasne et Gomin disant qu'il leur a souvent parlé, mais seulement dans les derniers temps de sa vie, d'accord en cela avec Pelletan : puisque, d'après celui-ci, le malade manifeste de la gaieté, ce n'est pas seulement dans sa mimique, mais certainement dans ses propos. Grande nouveauté et constatation qu'il importe de noter pour ne point obstruer la voie aux chercheurs de l'avenir, — il y en aura toujours ! — soucieux d'élucider cette suprême énigme de la captivité royale. L'inconvénient notable que présente le parti pris de ne rien emprunter qu'aux documents authentiques dépouille l'histoire du prisonnier du Temple du mélancolique et douloureux attrait qui l'a faite si populaire. Point d'attendrissement au contact des rares et laconiques pièces d'archives prises pour seuls guides ; point de mots touchants tombés des lèvres blêmes du moribond ; nulle occasion de développements émus sur le contraste déchirant entre la pompe abolie des Versailles et des Trianon d'autrefois et le grabat où agonise, absorbé dans son rêve, le descendant de tant de rois. Rien d'autre que quelques notes administratives, indifférentes et sèches comme l'esprit des bureaux et dont on pressurerait en vain le texte aride dans l'intention d'en tirer de quoi fournir une larme. La Révolution exigeait que ce roi-là ne laissât point de traces dans nos annales et que sa fin ne fût pas pleurée. Aussi est-on réduit, si l'on s'interdit les commentaires, à un froid horaire où les lacunes abondent et qui prête peu à la compassion. Le 7 juin, Pelletan fait une seconde visite et laisse une nouvelle ordonnance : il ne change rien au régime indiqué la veille ; mais il recommande qu'on procure au malade du pain blanc de pur froment et que le bouillon soit fait avec du bœuf et de la poule[42] ; manifestement la vie de l'enfant n'est pas menacée : c'est seulement au cours de la soirée de ce même jour que Gomin et Lasne s'alarment : ils envoient chercher Pelletan, en pleine nuit : que s'est-il passé ? On ne sait ; mais le médecin, lui, ne croit pas au danger, car il s'abstient de se déranger et répond : L'état du malade ne peut pas être rendu très inquiétant par les circonstances que vous me détaillez... quoique je sois extrêmement fatigué de mes travaux du jour et qu'il soit onze heures du soir, je me transporterais sur-le-champ auprès de l'enfant si je savais lui être de la moindre utilité[43]... Il annonce par le même billet que le chirurgien Dumangin, médecin de l'hôpital de la Charité, le secondera désormais dans ses visites au Temple, et promet de venir avec ce confrère dès le lendemain Ce lendemain là était le 8 juin — 20 prairial. — Les deux médecins arrivèrent à onze heures du matin[44] : l'état du malade s'était aggravé : ils ordonnèrent de continuer la décoction blanche en l'alternant avec du petit-lait : le malade prendra un bouillon de quart d'heure en quart d'heure et des lavements médicinaux, dont l'un immédiatement, le second dans la soirée, et un autre encore le lendemain en attendant l'arrivée des médecins[45]. Dumangin signa le premier, Pelletan après son confrère ; jugeant indispensable la présence d'une garde auprès du mourant, livré aux soins inexpérimentés de deux commandants de la garde nationale, Pelletan écrivit une note qui devait être portée d'urgence au Comité de Sûreté générale[46] ; — Nous avons trouvé, déclarait-il, le fils de Capet ayant le pouls déprimé, le ventre tendu, douloureux et météorisé : il y avait eu dans la nuit, et encore le matin, plusieurs évacuations vertes et bilieuses. Cet état nous ayant paru très grave, nous avons résolu de revoir l'enfant ce soir... il est indispensable de mettre auprès de lui une femme garde-malade intelligente[47]... Une estafette partit aussitôt pour porter ce bulletin au Comité. A midi et demi, les médecins quittèrent la Temple[48] ; le commissaire civil du jour venait d'arriver : c'était le citoyen Damont, de la section du faubourg du Nord[49], introduit dans la Tour, ii entre dans la chambre où le prisonnier est alité ; il le juge si malade qu'il demande à Gomin et à Lasne s'il n'y a pas une garde et des officiers de santé. Lasne et Gomin, manifestement peu désireux de divulguer ce qui se passe au Temple, répondent qu'il est venu un médecin ces jours-ci, mais des femmes, non. Ils hésitent encore, semble-t-il, à introduire dans la prison une étrangère dont ils redoutent quelque indiscrétion. Pourtant, Damont insistant, on décida Gomin à se transporter jusqu'aux Tuileries pour aviser de la situation le Comité de Sûreté générale[50], Gomin se mit en route un peu après que le cavalier expédié au Comité fût revenu, rapportant l'autorisation de mettre auprès du fils de Capet une femme intelligente et honnête que les médecins désigneraient ; il fallait donc attendre leur visite promise. Lasne et Damont demeurèrent auprès de l'enfant, s'ingéniant à suivre l'ordonnance et à lui administrer les remèdes prescrits : mais vers deux heures, après avoir pris une cuillerée de la potion, le pauvre petit fut secoué d'une sorte de râle : une sueur froide mouillait son front : il semblait qu'il allait mourir. Pris de peur, Lasne et le commissaire dépêchèrent à Pelletan un cavalier encore, porteur de ce mot pressant : Citoyen, une crise des plus violentes vient de prendre au malade ; il est de la plus indispensable nécessité que vous vous rendiez sur-le-champ auprès de lui... Pourtant l'alerte prit fin : Damont quitta la chambre, soit que l'heure du dîner l'attirât à la chambre du Conseil, soit qu'il s'y rendit- pour mettre au courant le registre-journal de la prison. Ce n'était pas une sinécure, car il y fallait non seulement consigner les moindres incidents du service, mais y copier intégralement la correspondance échangée avec le Comité, les lettres expédiées et reçues, les bulletins des médecins... Soit donc que Damont s'occupât à ce travail, soit qu'il se fût attablé à l'heure ordinaire pour ne point donner l'alarme au personnel de la prison, Lasne était seul dans la chambre du malade ; après une heure environ de repos, celui-ci fut repris de suffocations : il fit signe à son gardien qu'un besoin le tourmentait. Lasne le souleva dans son lit ; le mourant lui passa les bras autour du cou ; un grand soupir sortit de sa poitrine et il passa... Il était trois heures moins quelques minutes[51]. D'après Damont, Gomin rentrait à ce moment-là au Temple, revenant du Comité de Sûreté générale ; il pénétra dans la chambre comme l'enfant venait de mourir[52]. Celui qui aurait pu entendre les paroles échangées à ce moment entre les deux gardiens du Temple, connaîtrait peut-être le mot de l'énigme historique que ce trépas presque subit allait tout à coup élucider, à moins qu'il ne la rendit à jamais indéchiffrable. Ni Gomin, ni Lasne n'avaient prévu la fin du prisonnier, malade seulement depuis deux jours[53] et qui n'était alité que depuis quelques heures. Comment l'idée vint-elle à l'esprit de ces deux subalternes, — qui n'avaient montré jusqu'alors aucun esprit d'initiative et n'agissaient en tout que par ordre, — comment l'idée leur vint-elle de tenir secrète la mort de cet enfant, comme si elle eût posé un problème dont la solution dépassait leur compétence ? Avaient-ils donc reçu des instructions préventives, ou bien, durant leur surveillance, — Gomin depuis sept mois, — Lasne depuis six semaines, — avaient-ils conçu des soupçons dont ils voyaient avec terreur éclater l'échéance ? Si l'on n'accepte pas l'une de ces deux suppositions, leur conduite est inexplicable. Leur premier soin est d'enfermer, dans une des chambres de la Tour, le porte-clefs Gourlet, que le hasard de son service a conduit dans l'appartement du petit Capet au moment du décès et qui, pour cette seule raison, va rester consigné, sans communication d'aucune sorte avec les autres employés de la maison[54]. Cette précaution prise, de concert avec Damont qui vient 'pour la première fois au Temple et dont l'inexpérience et la naïveté manifestes, loin de gêner les deux gardiens, les servent, au contraire, par le semblant d'autorité que le commissaire représente, Lasne et Gomin écrivent au Comité de Sûreté générale une lettre que Gomin portera lui-même et par laquelle on annoncera l'événement et on sollicitera des ordres[55] ; pendant l'absence de son collègue, Lasne s'astreint à jouer la plus étrange et la plus macabre des comédies : il s'enferme avec le cadavre, ne se montre, de temps à autre, que pour envoyer chez le pharmacien chercher des médicaments, comme si l'enfant vivait encore ; même, de quart d'heure en quart d'heure, suivant l'ordonnance des médecins, il commande à la cuisine le bouillon destiné au malade, reçoit lui-même la tasse à la porte extérieure de l'appartement, afin qu'aucun garçon servant ne pénètre dans la chambre mortuaire : et si l'on imagine la complication de cette bizarre combinaison, si l'on suppute le nombre de mensonges qu'elle nécessite, — car il faut forcément affecter le calme, distribuer des paroles rassurantes à tout ce personnel qui s'intéresse à Monsieur Charles et demande de ses nouvelles, annoncer que ça va mieux, qu'il s'en tirera ; prétexter qu'il dort pour éviter que les officiers de garde manifestent le désir de le voir, jouer la confiance en une guérison prochaine ; — si l'on évalue surtout l'inutilité d'un si insolite stratagème, ses dangers même au cas qu'il soit éventé, on arrive à conclure que Lasne, l'homme à la rondeur et à la franchise toutes militaires, doit obéir à quelque redoutable et pressant motif pour trahir ainsi son propre caractère[56]. A quatre heures et demie arrive Pelletan, mandé avant le décès, par estafette. Lasne le reçoit à la porte de la chambre et l'introduit auprès du mort : puis, le temps normal d'une consultation étant écoulé, Lasne se voit obligé d'aviser le médecin qu'il ne peut le laisser partir et qu'il va le garder prisonnier, consigné dans la Tour, comme le porte-clefs Gourlet, jusqu'à ce que le Comité ait arrêté les mesures à prendre. Pelletan, dont le temps est précieux, va-t-il protester, exiger sa libération immédiate, s'enquérir au moins des raisons de cet invraisemblable internement ? Non pas. Il est vrai que, le matin même, il a reçu directement d'un des secrétaires du Comité de Sûreté générale, Houdayer[57], le conseil d'un mutisme absolu sur ce qu'il aura l'occasion de voir ou d'entendre lors de ses visites au Temple. Etonnante recommandation d'un bureaucrate de rang inférieur, adressée au médecin-chef du premier hôpital de Paris[58] ! Pelletan déjà averti, — c'est le mot dont s'est servi le secrétaire du Comité, — ne s'étonne donc pas d'être à son tour gardé à vue dans cette Tour tragique où tant de surprises sont réservées à ceux qui en franchissent le seuil ; pourtant il a. ses malades qui l'attendent, ses services qui le réclament, et le voilà commençant une lettre qu'un cavalier portera au Comité et par laquelle le médecin sollicite, — oh ! bien timidement ! — sa mise en liberté[59]. Tandis que Pelletan rédige sa supplique, Gomin revient des Tuileries ; il est allé au Comité ; les membres présents auxquels il a annoncé la mort de Charles Capet ont décidé, — sous le prétexte vrai ou faux que la Convention vient de lever sa séance, — de remettre au lendemain la publication du décès. Gomin qu'accompagne le citoyen Bourguignon, secrétaire du Comité de Sûreté générale, rapporte un arrêté invitant les gardiens du Temple à prévenir Pelletan et Dumangin qu'ils eussent à s'adjoindre deux de leurs confrères les plus éclairés pour procéder à l'ouverture du corps et en constater l'état[60]. Pelletan se trouvait donc libre : il quitta le Temple non sans avoir assuré Gomin et Lasne a de la plus entière discrétion[61]. Et, assistés de Damont, ravi, semble-t-il d'être mêlé à un événement de cette importance et qui paraîtra plus tard n'avoir rien compris à l'intrigue qu'il aura côtoyée, les deux gardiens continuent à illusionner le personnel de la prison, montant à la chambre de l'enfant mort les médicaments que le pharmacien vient de livrer, et les repas que fournit la cuisine de la Tour. A huit heures du soir se présente le docteur Dumangin, qui ne sait rien encore ; Lasne et Gomin le reçoivent, lui apprennent, en grand mystère, le décès, lui transmettent l'arrêté du Comité concernant l'autopsie et l'invitent à s'entendre au plus tôt avec Pelletan ; sur quoi ils le congédient après lui avoir recommandé un silence absolu[62]. Lasne, Gomin et Damont respirent enfin : ils sont seuls dans la Tour à savoir que le prisonnier n'est plus ; le porte-clefs qui partage leur secret, Gourlet, est enfermé, ne communiquant avec personne : et. il faut que, pour dissimuler, les gardiens et le Commissaire soupent comme à l'ordinaire avec les officiers de garde qui, eux, ne se doutent de rien, preuve évidente que la comédie est bien conduite. Là-haut, le petit mort, verrouillé dans sa chambre sombre, repose, abandonné, sans que la flamme d'un cierge vacille auprès de lui, sans qu'une fleur caresse sa joue livide, sans qu'aucun de ceux qui l'ont servi ose lui donner une larme. On éprouve une sorte de gêne à présenter ce froid tableau, si différent de ceux que la légende a composés : plus rien de ce concert des anges, ni de la voix de la Reine appelant du ciel son enfant, ni des oiseaux de la Tour prenant leur vol pour ne plus revenir ; plus rien de Gomin qui suffoque, ni de Lasne gardant pour la vie l'obsession de ce dernier souffle qui a effleuré son front, ni de ce défilé pieux des employés du Temple venant contempler une dernière fois les traits du petit captif dont l'âme est enfin délivrée... Si les membres du Comité, si les gardiens du Temple savent ou soupçonnent que celui qui vient de mourir n'est pas l'Enfant de France, cette indifférence et cette dissimulation sont justifiées ; dans le cas contraire, comment aucun de ces hommes ne songe-t-il à la jeune fille que frappe un nouveau deuil, après tant d'autres ? Ni Lasne, ni Gomin, si bons pour elle, n'auront la pensée, quand tout sera silencieux dans le Temple endormi, de l'amener auprès du lit de son frère afin, du moins, que le cadavre du petit Roi ne parte pas sans une prière pour la fosse commune qui l'attend. Comment ne pas s'indigner que, dans toute cette correspondance incessante, échangée entre le Comité et le Temple, nul ne s'inquiète de l'orpheline ni n'autorise ou ne sollicite une infraction à l'impitoyable consigne qui, depuis vingt mois, a séparé ces deux enfants ? Non Rien que l'exigence farouche de cacher, à tout prix, la mort du prisonnier, jusqu'au moment où on pourra l'ébruiter sans danger. Ce qu'on veut, c'est gagner quelques heures. Dans la nuit Lasne et Gomin s'adressent encore au Comité : — Tout est dans la plus grande sécurité ; mais une angoisse subsiste ; que faire, le lendemain, à midi, quand le Commissaire civil qui doit remplacer Damont, se présentera au Temple ? Il faudra bien lui apprendre le décès de l'enfant : peut-être sera-t-il moins complaisant ou plus perspicace que Damont ? — Nous vous prions, écrivent les gardiens, de nous instruire de la conduite à tenir à l'égard de ce commissaire. Le Comité répond : Le service doit se continuer comme à l'ordinaire, jusqu'à ce qu'il en soit autrement délibéré[63] car il a pris ses mesures et n'a plus d'inquiétude : quand le nouveau commissaire arrivera, on pourra lui montrer le cadavre : les mesures sont prises pour que, à ce moment, l'enfant mort soit méconnaissable. ***En effet, le lendemain 9 juin, la matinée se passe au Temple sans que rien soit modifié au thème de la comédie commencée dès la veille ; mais, à onze heures et quart[64] Pelletan et Dumangin, accompagnés de leurs collègues Lassus[65] et Jeanroy[66] se présentent pour procéder à l'autopsie : Lasne et Gomin les introduisent aussitôt[67] dans la chambre mortuaire ; avec eux y pénètrent Damont et aussi le porte-clefs Gourlet, le seul des employés de la Tour qui soit instruit du décès : les médecins interrogent Lasne et Gomin : — Cet enfant est-il le fils de Louis Capet ? Est-ce celui qu'on leur a donné à garder ? Tous deux répondent affirmativement. Damont questionné ensuite affirme que c'est bien là l'enfant qu'il a vu la veille malade et vivant et qu'il le reconnaît pour l'avoir rencontré plusieurs fois jadis aux Tuileries, quand l'y amenait son service de garde national. Gourlet atteste qu'il conne le petit Capet depuis son arrivée au Temple, en août 1792. Ces interpellations faites, les officiers de santé ont procédé à leur opération[68]. Vers cette même heure, à l'autre extrémité de Paris, la Convention vient d'entrer en séance et, tout de suite, parait à la tribune Achille Sevestre, représentant d'Ille-et-Vilaine, membre depuis deux mois du Comité de Sûreté générale[69]. Il donne lecture d'un très court rapport, annonçant, — en termes d'une sécheresse concertée, — que le fils de Capet, incommodé depuis quelque temps par une enflure au genou droit et au poignet gauche, est mort la veille et que lé Comité en a reçu la nouvelle à deux heures et quart de l'après-midi. Le Comité, ajoute-t-il, chargé de vous en informer. Tout est constaté. Voici les procès-verbaux qui demeureront déposés aux archives. Puis il passe, sans transition, à la lecture d'une lettre de Nice relatant l'arrestation d'une centaine d'émigrés[70]... Sevestre, ancien greffier au tribunal de Rennes, avait perdu certainement, dans l'exercice de ses fonctions de législateur, le respect de la précision minutieuse chère aux procéduriers, car son rapport comporte autant d'inexactitudes que de lignes. Il assure, par exemple, que le Comité apprit, le 20, à deux heures et quart, la mort du fils Capet[71] ; pourquoi n'expose-t-il pas les raisons qui ont empêché ledit Comité d'en faire part aussitôt à la Convention, laquelle n'avait pas levé sa séance avant quatre heures ?[72] Simple étourderie ; ce qui est moins excusable c'est le geste de Sevestre, faisant mine de manier une liasse de papiers et disant : — Tout est constaté... Voici les procès-verbaux... Au moment où il parlait, le Comité n'était encore en possession ni de la déclaration, ni de l'acte de décès, ni du certificat d'autopsie, ni de la copie du Registre du Temple, ni de rien qui ressemblât à un procès-verbal ou a une constatation quelconque, et il ne semble même pas qu'il eut jamais l'intention de former un dossier de pièces officielles confirmatives de l'événement. Mais on voulait se montrer péremptoire afin de couper court à toute discussion. Les députés, ébahis à l'énoncé de cette nouvelle inattendue, restèrent muets d'étonnement. — Pas une voix de pitié, pas un regret ne s'éleva dans cette enceinte de scélérats, impénétrables à tout sentiment, à tout honneur, à tout remords[73]. C'était le second régicide que la Convention portait à son actif ; car, quel que fût l'enfant — anonyme ou Bourbon — dont le cadavre était au Temple, quels que fussent les doutes désormais ancrés en nombre d'esprits, c'était bien la personnalité royale de Louis XVII qui venait de disparaitre avec ce prisonnier douteux, sacré, à défaut de titres authentiques, par le malheur, les deuils, l'unanime et secrète pitié du peuple, la grandeur tragique de sa courte histoire ; investiture trop émouvante pour n'être pas inébranlable, au regard de laquelle toute compétition était d'avance condamnée à demeurer vaine. Au Temple on travaillait à ce que l'escamotage prémédité s'effectuât sans esclandre. Quand, à midi, la garde fut relevée, arriva le nouveau commissaire de service : c'était Darlot, délégué de la section de la Réunion. Après les formalités d'usage[74], on le fit entrer à la salle du Conseil où Damont, Lasne et Gomin, laissant les chirurgiens à leur besogne, étaient descendus pour le recevoir. Soit qu'ils éprouvassent quelque embarras, soit qu'ils cherchassent à s'accorder encore du répit, il se passa quelque temps avant que Lasne et Gomin exposassent au nouveau venu le motif grave pour lequel Damont, qui aurait dû quitter le Temple à l'arrivée de Darlot, s'y trouvait encore bien que son service fût terminé. — Le fils de Louis Capet était mort la veille sur les trois heures de relevée[75]. Et aussitôt on invita Darlot à monter au second étage ; il y consentit, pénétra dans l'antichambre où quatre citoyens, occupés à écrire, se levèrent dès qu'il parut ; c'étaient les médecins notant déjà leurs observations ou rédigeant les préliminaires de leur procès-verbal. Ils conduisirent Darlot dans la pièce voisine : le petit cadavre était là, sur un lit de sangle ; un drap le recouvrait ; l'un des chirurgiens souleva ce linceul et Darlot, vivement frappé à l'aspect de ce visage qui n'était encore nullement défiguré, attesta très franchement qu'il remettait très bien cet enfant mort pour l'avoir vu plusieurs fois se promener au jardin des Tuileries, avec tout l'appareil du fils de Louis Capet et dans le petit jardin où il y avait des lapins[76]. Cette déclaration si nette parut à ce point opportune que, à peine redescendus à la salle du Conseil, Lasne et Gomin pressèrent Darlot d'en consigner les termes par écrit dûment signé et paraphé. Précaution bien singulière qu'on s'expliquerait seulement si quelque incrédulité s'était manifestée chez le personnel de la prison ; il n'en était rien, puisque personne au Temple n'était encore informé de la mort du prisonnier : on allait l'apprendre en même temps que le résultat de l'autopsie ! Comment les gardiens prirent-ils sur eux d'inviter à cette déclaration formelle mais maladroite, ce commissaire obligeant ? Bien maladroite, en effet, car le souci d'authentiquer ainsi par un témoignage d'occasion la personnalité du mort, établit qu'on était autorisé à la mettre en doute ; en outre, cette attestation de Darlot permet de supposer que Damont et Gourlet, ayant comme lui reconnu le Dauphin, ont été pareillement invités à rédiger une déclaration similaire ; ils ne l'ont pas fait, est-ce donc qu'ils s'y sont refusés Et puis, on se rappelle aussi les propos tenus, naguère devant Hue et devant Frotté par des Conventionnels importants ; ils dépeignaient le prisonnier du Temple comme étant transformé par l'abêtissement, dénaturé au physique et au moral, devenu objet de dégoût... Si, vivant encore, il eût été méconnaissable pour Frotté et pour Hue qui, lui, avait vécu avec le Dauphin, au Temple même, comment un petit bourgeois de Paris qui ne l'avait jamais aperçu que de loin, au temps des Tuileries, pouvait-il retrouver les traits du petit prince sur ce visage figé par la mort ? Cependant les quatre praticiens poursuivent leur funèbre travail ; Lasne[77], Damont, entrent de temps à autre ; Pelletan procède seul à l'ouverture du corps[78] étendu sur une table dans cette antichambre où, jadis, le Dauphin a si souvent joué ; c'est Pelletan encore qui scie au niveau des orbites, le crime préalablement dépouillé de tous ses cheveux et de sa peau, coupée et rabattue en quatre sections triangulaires ; c'est lui aussi qui, l'opération terminée, répare le cadavre, replace les viscères, éponge, tamponne, serre les bandes. Comme ses collègues, ainsi que les gardiens, sans doute pour se soustraire à l'odeur méphitique, se tiennent dans la profonde embrasure de la fenêtre[79], Pelletan profite de leur éloignement pour s'emparer subrepticement de quelques restes précieux ; il roule le cœur de l'enfant dans une serviette et le met dans sa poche. Pour finir, il rabat sur le crâne les lambeaux de peau disjoints, les rapproche par d'habiles sutures, enveloppe toute la tête chauve d'un linge ou d'un bonnet de coton qu'il fixe au-dessous du menton ou de la nuque[80], et, les boucles de cheveux du mort restant là, destinées aux balayures, il laisse Damont s'en saisir et les emporter sans qu'aucun des assistants ait paru s'aviser de cette soustraction. A quatre heures et demie, tout était terminé et le corps reporta dans la chambre à toucher fut déposé sur l'un des lits[81] ; les médecins quittèrent le Temple où leur visite, qui ne put rester inaperçue ni des officiers, ni des soldats de garde, ni de l'économe Liénard, ni des employés ou serviteurs de la maison, fut sans doute adroitement présentée comme une simple plais très longue consultation. Car, — ceci est presque incroyable, — le secret tenait toujours ! — La mort fut cachée, écrit Damont, le restant de la journée, — du 8, — et le lendemain jusqu'à l'arrivée de quatre députés[82]... Or les députés n'arrivèrent que le 9, à onze heures du soir[83] : ils n'étaient pas au nombre de quatre, mais bien de deux seulement, Kervelégan et Bergoing, délégués par le Comité de Sûreté générale pour s'assurer de l'exécution de différents arrêtés concernant Capet Fils. Ils entrèrent à la Salle du Conseil, examinèrent le registre, collationnèrent avec l'original en leur possession la copie du procès-verbal d'autopsie qui y était déjà consignée, et, ayant constaté la bonne tenue des écritures, ils jugèrent le moment venu de donner à l'événement la plus grande publicité. Comme le bruit aussitôt répandu que le petit Capet était mort mettait le personnel en grand émoi, les représentants protestèrent qu'il ne fallait pas mettre tant d'importance, qu'on l'enterrerait tout simplement[84] ; et, ayant réuni l'état-major : commandant, adjudant, capitaine, lieutenant, sous-lieutenant et sergent de garde ce jour-là[85], ils les invitèrent à défiler devant le corps et prirent la tête de la colonne qui s'engagea dans l'escalier. Tous ensemble pénétrèrent dans l chambre, entrevirent, à la lueur d'une chandelle ou d'un falot, le mince cadavre serré dans ses bandelettes et dont toute la tête était couverte d'un linge ou bonnet de coton fixé au-dessous du menton ou de la nuque. Souleva-t-on cette cagoule ? C'est peu probable. Tous les assistants, interpellés de déclarer s'ils reconnaissaient en cette lamentable dépouille le fils du tyran, proclamèrent qu'ils le reconnaissaient[86] pour l'avoir vu, précise Damont, au jardin des Tuileries et ailleurs ; ils signèrent complaisamment leur attestation et ce qui surprendra plus encore c'est que la déclaration de ces militaires à été présentée, — et accueillie, — comme un argument décisif, abolissant toute incertitude et démonstratif de la mort du fils de Louis XVI au Temple[87]. Puisque le Comité de Sûreté générale attache tant d'importance à ce que l'identité du petit Roi soit solennellement constatée, que n'a-t-il convoqué, avant l'autopsie, les témoins qu'il a sous la main ? Madame Royale, d'abord, dont l'affirmation eût été péremptoire ; Tison, qui a vécu avec le Dauphin durant quatorze mois ; Meunier, le chef de cuisine, Baron, le portier de la Tour, tous deux de service au Temple depuis le début de la captivité. De ceux-là on se cache pour faire appel à des passants qui n'ont pas vu le Dauphin depuis quatre ou cinq ans, et on le leur montre dans l'obscurité, la tête tondue, le crâne scié ou le visage couvert ! Maintenant la République est débarrassée. — Louis XVII est officiellement mort : le reste n'est qu'une formalité ; c'est comme fils de Louis XVI et de Marie-Antoinette que le mort va être inscrit, le 10 juin, au Temple même, sur le registre de l'officier de l'état civil chargé, aux termes de la loi, de vérifier le décès par l'inspection du cadavre. Ce jour-là, le brave Meunier qui, consciencieusement, gardait toujours prêt sur ses fourneaux le consommé de bœuf et de poule ordonné au petit malade, apprenant que son bouillon était inutile, le donna au père Lefebvre qui tenait une buvette dans la grande cour du Palais[88]. La nouvelle de la mort se répandit vite dans le quartier du Temple ; elle trouva beaucoup d'incrédules, et les journaux, en l'annonçant, ne manquèrent pas de signaler les bruits étranges qui circulaient[89]. — ... Les uns prétendent que cette mort est un fait à plaisir, que le jeune enfant est plein de vie, qu'il y a très longtemps qu'il n'est plus au Temple... L'authenticité de la mort secrète et naturelle d'un enfant que, malgré toutes les déclamations démagogiques, on ne peut regarder comme un enfant ordinaire, puisque, au lieu de courir librement dans les rues comme le fils d'un sans-culotte, une force armée considérable veillait jour et nuit à sa garde, aurait peut-être dû, je ne dis pas pour l'honneur de la Convention, mais pour la tranquillité générale, être solennellement et publiquement constatée... Un bulletin de police du 22 prairial, — 10 juin, — disait : — Si les bulletins de sa maladie, ainsi qu'il est d'usage, avaient été tous les jours rapportés à la Convention on aurait évité une infinité de propos médisants ou même calomnieux[90].... Ce qui étonnait, c'était la soudaineté (tu décès : personne ne savait que le Dauphin fut indisposé ; on n'avait parlé de sa maladie, ni à la Convention, ni dans les gazettes, ni même au Temple dont toutes les rumeurs était connues et commentées par suite du grand mouvement de gardes nationaux et de fournisseurs qui s'y renouvelaient quotidiennement, et on apprenait tout à coup qu'il était mort, que les chirurgiens l'avaient ouvert... Cela paraissait louche et l'imagination populaire se donnait libre cours. Le 10, à midi, le service de Darlot finissait il était remplacé par Guérin, commissaire civil de la section de l'Homme armé. Lasne le reçut à la salle du Conseil, suivant le protocole, et lui apprit la mort du prisonnier[91]. Plus avisé que ses deux précédents collègues, Guérin remarqua, dès les premiers instants de son installation, que la nouvelle de cette mort n'ayant été précédée d'aucune annonce de maladie, et pouvant donner lieu à des conjectures fâcheuses, les deux gardiens, — Lasne et Gomin, — cherchaient à en détourner l'effet par tous les moyens que la prudence pouvait leur suggérer. Ils étaient très affairés, en effet, car le Comité de Sûreté générale, après tans de subtilités et d'irrégularités, affectait maintenant un grand respect des formalités légales et donnait l'ordre qu'elles fussent strictement observées. Dans l'après-midi, vers quatre heures et demie, arrivait par express au Temple un arrêté qu'il venait de rendre ordonnant au Comité civil de la section du Temple de faire donner la sépulture au fils de Louis Capet dans le lieu et suivant les formes ordinaires, en présence du nombre de témoins désignés par la loi, et renforcés de deux membres du Comité civil de ladite section[92]. Tandis que Lasne ou Gomin prévenait la section, on avisait en même temps Voisin, le conducteur des convois qui remplissait les fonctions d'ordonnateur des cérémonies funèbres : il alla donc requérir du citoyen Bureau, concierge du cimetière Sainte-Marguerite, une bière pour une jeune fille, et Bureau lui fournit un cercueil de bois blanc, long de quatre pieds et demi[93]. A sept heures et demie tout était disposé : l'officier public Robin se présenta porteur de son registre et accompagné des deux commissaires supplémentaires chargés d'assister à l'inhumation : ils s'appelaient Arnoult et Godet. La déclaration du décès fut consignée en présence du cadavre ; Lasne et Gomin y figurèrent en qualité de déclarants ; les autres signèrent ; puis, pour s'entourer encore d'un plus grand nombre de témoignages, l'état-major des troupes, de garde depuis midi, fut amené au lit mortuaire et on invita les officiers de déclarer s'ils reconnaissaient le fils de Louis. Comme leurs camarades de la veille, tous le reconnurent et en signèrent au registre l'attestation[94]. A ce moment un inspecteur de police vint avertir que, dans l'attente de l'enterrement du petit Capet, un rassemblement considérable se formait à la porte du Temple. Guérin adressa en hâte à la section l'ordre d'envoyer deux détachements de vingt à vingt-cinq hommes, pour écarter la foule : le jour tombait : l'ordonnateur Voisin prit le petit cadavre dans ses bras et descendit, portant ce léger fardeau, jusqu'en bas du long escalier de pierre : la bière était déposée là[95] ; il étendit le corps dans le cercueil qui resta découvert durant une heure, en attendant que la troupe eût dispersé les badauds que la curiosité ou peut-être quelque autre motif[96] amassait dans la rue du Temple. A neuf heures du soir seulement[97], presque à la nuit close, Dusser, le commissaire de police, donna l'ordre de départ. Voisin cloua le couvercle de la bière, jeta sur elle un drap mortuaire et la remit aux porteurs : ils étaient au nombre de quatre et devaient, en cours de route, se relayer deux par deux[98]. Lasne et Gomin suivaient, ainsi que le chef de brigade Garnier et le capitaine Wallon[99], commandant la garde de la prison, le commissaire de jour Guérin, les deux commissaires occasionnels Arnoult et Godet, Dusser, le commissaire de police ; et il y avait là aussi un personnage dont la présence injustifiée, et qui passa, semble-t-il, inaperçue, a suscité, depuis lors, bien des commentaires, demeurés, d'ailleurs, sans solution utile : c'était Rémy Bigot : quoique son nom ne figurât sur aucune des listes de la Commune, on l'avait vu prendre la garde au Temple, en qualité de membre du Conseil général, le 21 Janvier 1794, alors que commençait, après le départ de Simon, la séquestration du petit prisonnier[100]. Bigot reparaissait, — à quel titre ? — pour l'inhumation, comme si quelque nécessité mystérieuse imposait son ingérence dans les circonstances importantes de la captivité du Temple. Il signa, ce soir-là, le procès-verbal de la levée du corps[101] ; et, deux jours plus tard, Bigot surgira de nouveau pour figurer comme témoin à l'acte de décès, où il se déclarera employé, âgé de 57 ans, demeurant rue Vieille-du-Temple, n° 61, ami du défunt ![102] Le petit cortège, qu'escortaient huit soldats commandés par un sergent, sortit du Temple par le grand portail et tourna presque aussitôt à gauche dans la rue de la Corderie la troupe contint la foule par un barrage ; deux détachements de vingt-cinq hommes suivaient les porteurs du cercueil à distance assez éloignée, sans paraître former cortège[103], et l'on parvint sans difficulté au cimetière attenant à l'église Sainte-Marguerite, distante du Temple de près d'une demi-lieue. Le parcours s'était effectué rapidement, car il était neuf heures et demie à peine quand le convoi, débouchant de la, rue Basfroy, atteignit la rue Saint-Bernard. Il passa devant la porte fermée du cimetière et entra dans l'église[104], transformée en école pour les élèves du Salpêtre. Une porte, dans le bas-côté de gauche, ouvrait sur le cimetière où l'on pénétra à la nuit presque close, — une belle nuit pure de fin de printemps[105]. C'était un petit enclos verdoyant de cette herbe drue qui pousse sur les morts et de vieux arbres alignés le long des murs : une masure à toit de tuiles, à fenêtres protégées de barreaux de fer, se terrait dans un angle et servait d'habitation au fossoyeur Bétrancourt et à sa femme la fosse commune, — la tranchée, comme l'appelaient les professionnels, — s'étendait de l'est à l'ouest au milieu du terrain, passant au pied d'une haute et vieille colonne de pierre naguère surmontée d'une croix qui devait être abattue et jetée quelque part dans l'épais gazon. L'inhumation du prisonnier fut sans cérémonial : la femme du fossoyeur, vingt ans plus tard, racontait : — On l'enterra à la brune : il ne faisait pas encore tout à fait nuit ; il y avait très peu de monde ; je pus facilement m'approcher ; je vis le cercueil comme je vous vois. On le mit dans la fosse commune qui était la fosse de tout le monde, les petits comme les grands, les pauvres comme les riches. Tous y allaient, parce que, soi-disant, tout le monde était égaux....[106] Le commissaire de police Dusser plaça un factionnaire près de la fosse, un autre à l'entrée du cimetière ; les huit assistants signèrent[107]. A dix heures du soir, tout était terminé[108]. Lasne et Gomin reprirent le chemin de la prison. Quelles confidences, quelles réflexions échangèrent-ils le long de la route ? Quels que fussent leurs doutes dont leur conduite fournissait tant d'indices, ils possédaient du moins une certitude : c'est que le petit Roi, — que peut-être ils n'avaient jamais eu à garder, — était maintenant bien décidément hors du Temple. |
[1] Lofficial, représentant du peuple, Journal d'un Conventionnel en Vendée, publié par M. Leroux-Cesbron (petit-fils de Lofficial).
[2] L'hypothèse d'articles secrets a été trop souvent traitée pour qu'il soit besoin d'y revenir. V. une étude de La Sicotière, Revue des questions historiques, janvier 1881 et Chassin, Pacification de l'Ouest, I, 203 et suiv. Amédée de Béjarry, le fondé de pouvoirs de Charette, a toujours affirmé qu'il n'y eut pas d'articles secrets et qu'il ne fut même rien proposé de tel. Souvenirs vendéens, 158-159.
[3] Moniteur. Réimpression, XXIII, 314. Une lettre de La Roberie, commandant de la cavalerie vendéenne.
[4] Monteur. Réimpression, XVIII, 686. Séance de la Convention du 24 ventôse, 15 mars.
[5] Mémoires de Poirier de Beauvais, 327, note. Le même fait est raconté presque identiquement dans les souvenirs de la comtesse de la Boüère : La guerre de Vendée, p. 189, d'après une note du comte de la Boüère.
[6] Voir notamment les séances des 22, 23 et 26 ventôse an III. Moniteur, Réimpression, XXIII, pp. 674 et suivantes. Cambacérès, rapporteur, donne connaissance à l'Assemblée de la rédaction du projet de loi, dans la séance du 30 ventôse : — Article Ier : le Comité de Salut public... art. IIIe... est autorisé à faire... des conventions secrètes... art. VIIe. Néanmoins les conditions arrêtées dans les engagements secrets reçoivent leur exécution comme si elles avaient été notifiées... Art. IXe. Aussitôt que Les circonstances permettent de rendre publiques les opérations politiques qui ont donné lieu à des conventions secrètes, le Comité rend compte à la Convention de l'objet de la négociation et des mesures qu'il a prises. Moniteur, réimpression, XXIII, 719.
[7] Moniteur, réimpression XXIII, 692.
[8] On trouve l'écho de ces inquiétudes dans une sortie de Merlin de Thionville à la séance du 24 ventôse : — Depuis longtemps, dit-il, on répand des bruits absurdes et contre-révolutionnaires sur la Vendée... Moniteur, réimpression, XXIII, 719. Il est à remarquer que le Moniteur ne fait pas mention de la réception des drapeaux de Charette ; il faut en chercher l'écho dans les feuilles moins officiellement inspirées. Les chefs vendéens Blin et Bureau étaient chargés de remettre au Comité de Salut public les étendards royaux ; ils les accompagnèrent d'une lettre par laquelle ils protestaient une fois de plus que les Vendéens seront fidèles aux engagements qu'ils ont pris et exprimaient encore la gratitude de la Vendée au citoyen Ruelle qui a tout fait pour inspirer la confiance et faire amer la révolution ainsi que les principes du gouvernement. Courrier républicain, 1er germinal, III p. 165.
[9] Le 8 nivôse an III. Moniteur du 10.
[10] Revue historique, loc. cit., p. 74.
[11] Moniteur du 5 pluviôse. Réimpression, XXIII, pp. 279-280.
[12] — Il se fait un vif soulèvement, écrit le rédacteur du Moniteur. Comme on demandait le rappel à l'ordre : — Je m'y rappelle moi-même ! riposta Brival.
[13] Moniteur, du 5 pluviôse.
[14] Manuscrit de l'art III contenant les premières transactions des puissances de l'Europe avec la République française, par le baron Fain, ancien secrétaire au Comité militaire de la Convention nationale.
[15] Fain, p. 164.
[16] Fain, p. 167.
[17] Moniteur, 14 frimaire an III.
[18] Hue, Dernières années du règne de Louis XVI.
[19] Lettre de Frotté à Madame Atkins. L. de la Sicotière, Louis de Frotté et les insurrections normandes, I, pp. 92 et 93.
[20] Sur Laurent après sa sortie du Temple, voir F. Barbey, Christophe Laurent, geôlier de Louis XVII, et Victor Tantet, Louis XVII au Temple, Revue hebdomadaire du 19 avril 1905.
[21] Mémoire sur ma détention du Temple, 1797-1799, par P. Fr. Rémusat. Ce fut également l'impression de Lafond-Ladebat, et du chevalier de Larue, La déportation des députés à la Guyane, p. 58.
[22] La consigne donnée aux commissaires civils était qu'il ne devait y avoir aucune communication entre le frère et la sœur détenus... ces prisonniers devaient absolument ignorer qu'ils fussent réunis dans le même lieu. Relation de Bélanger, commissaire civil de garde au Temple le 12 prairial. Fr. Laurentie, Louis XVII supplément, p. 7.
[23] On demande l'ouverture du Temple... Compte rendu du Rapport de Chénier. Courrier républicain du 13 floréal an III.
[24] Archives nationales, F7 4393, pièce 325. Sur les comptes de Liénard outre la mention poulet gras pour les prisonniers, on rencontre assez fréquemment d'autres menus entièrement maigres, concordant avec le vendredi — par exemple, 18 pluviôse an III. Épinards, champignons, poisson. Le plus souvent il y a achat de poisson, le vendredi, et, en même temps, achat de viande probablement destinée aux repas de la table du Conseil.
[25] Archives nationales, F7 4393, pièce 325.
[26] Archives nationales, F7 4393, pièce 128.
[27] Archives nationales, F7 4393, pièce 128.
[28] Il est difficile, en effet, d'adopter sans réserve des récits tels que celui de l'architecte Bélanger qui, en qualité de commissaire civil, passe au Temple la journée du 12 ou 13 prairial : il ne songea è. noter ses souvenirs que vingt ans plus tard, à l'époque où il devenait profitable de s'être apitoyé sur le sort du Dauphin et de protester qu'on avait risqué la mort pour lui témoigner déférence et intérêt. Ces relations écrites au temps de la Restauration sont suspectes par le ton larmoyant qu'elles affectent et par l'impossibilité où l'on se trouve la plupart du temps d'en contrôler la véridicité.
[29] Mémoires de Barthélemy, p. 73.
[30] Manuscrit de l'an III, par le baron Fain.
[31] Manuscrit de l'an III, par le baron Fain.
[32] Correspondance de Mallet du Pan avec la Cour de Vienne, Berne, 27 juin 1795.
[33] Le 22 juillet 1795.
[34] Ireland's, France, Londres 1822, cité dans The lost Prince par J. H. Lanson, New-York 1854.
[35] Archives nationales, F7 4392 pièce 101. 17 floréal, 6 mai 1795.
[36] A. de Saint-Gervais, Preuves authentiques...
[37] La commission des secours publics au Comité de Sûreté générale : — depuis le 10 de ce mois, — 10 prairial, 29 mai, — le citoyen Desault, par suite d'une indisposition grave, n'a pu donner ses soins à Capet fils. Cité par M. le docteur Cabanès : les morts mystérieuses de l'Histoire, 437 n.
[38] Cité par M. le docteur Cabanès même ouvrage. Pelletan a déclaré depuis lors que, avant cette désignation officielle, il avait donné des soins au prisonnier du Temple et qu'il venait quotidiennement à la Tour depuis le jour où Desault avait cessé d'y paraître : Revue rétrospective. Nouvelle série cité par A. Bégis, p. 8, de sorte qu'il n'y aurait pas eu d'interruption dans le traitement. Cela parait-peu vraisemblable car on possède l'arrêté du Comité de Sûreté générale accréditant Pelletan comme médecin au Temple, arrêté qui doit servir de laissez-passer au docteur pour pénétrer dans la Tour. Or cette pièce est datée du 17 prairial 5 juin. Archives nationales, BB30 964.
[39] Correspondance avec la Cour de Vienne. Berne, 21 juin 1795.
[40] Archives nationales, BB29 964.
[41] Archives nationales, BB29 964. C'est le regretté docteur Max Billard qui, le premier, a publié le texte de ces précieux documents, Intermédiaire des Chercheurs et curieux, LXIII n° 1283, col. 211 et suivantes.
[42] On veillera, écrit-il, à ce qu'il ne soit point acre par une trop courte ébullition. Pelletan prescrit en outre : Rhubarbe en poudre, 6 grains. Extrait de quinquina, 4 grains, mêler pour faire prendre dans une cuillerée de boisson. Plus une chopine de décoction blanche du Codex, — c'est-à-dire : corne de cerf 10 gr., mie de pain, 20 gr., gomme arabique en poudre, 10 gr., sucre blanc, 60 gr., eau de fleur d'oranger, 10 gr. Eau commune Q. S. — et, comme boisson, une légère tisane de bouillon. Archives nationales, BB29 964.
[43] Pelletan ajoutait : la nuit n'étant pas favorable pour l'application d'aucune espèce de remède, je crois que vous devez vous en tenir à faire prendre au malade un demi-grain de diascordium que vous délaierez dans une cuillerée de vin. Archives nationales, BB29 964..
[44] Registre du Temple : extraits des procès-verbaux des 20 et 21 prairial an III. Archives nationales, BB30 964. Ce très précieux document, qu'on va suivre désormais, a été reproduit en fac-similé dans le bel ouvrage de François Laurentie, Louis XVII, in-f°, chez Emile Paul.
[45] Archives nationales, BB29 964.
[46] Malgré qu'on s'efforce ici d'établir un horaire exact des derniers moments du prisonnier du Temple, il importe de remarquer que ce travail est rendu singulièrement ardu, sinon impossible, par les contradictions sans nombre suscitées par chacun des incidents de cette journée. Rien ne parait plus simple que d'énumérer, l'un à la suite de l'autre et dans leur ordre, les éléments d'information dont on dispose : les ordonnances de Pelletan et celles signées de lui et de Dumangin, sont des documents nets, précis, et qui ne semblent pas prêter à discussion. Erreur : tout prête à discussion dans la question Louis XVII et ces ordonnances ont été taxées de faux par Pelletan et Dumangin eux-mêmes. Lorsque en 1816 Antoine de Saint-Gervais publia sa Vie du jeune Louis XVII, Il interrogea Pelletan et reçut de lui des renseignements qu'il pouvait croire parfaitement sors : ainsi apprit-il que le chirurgien blâma les gardiens de n'avoir point fait disparaître ces grilles qui fermaient les fenêtres, d'avoir laissé subsister ces énormes verrous..., etc. Pelletan raconta encore que, s'exprimant avec chaleur au sujet de ces verrous et de ces grilles, il vit le jeune prince lui faire signe de parler plus bas. — Je craindrais, dit l'enfant, que ma sœur ne vous entendit et je serais bien fâché qu'elle apprit que je suis malade, parce que cela lui ferait de la peine. Saint-Gervais sut encore de Pelletan que, après une faiblesse extraordinaire qui annonçait sa fin prochaine, le malade revenu un instant à lui fit un dernier effort pour sortir son bras du lit et le présenta au médecin qui appliqua ses lèvres sur la main du prince en l'arrosant de ses larmes. Ce que lisant, Dumangin, retiré à cette époque à Saint-Prix, adressa à son confrère une lettre assez acerbe, par laquelle il revendiquait l'honneur d'avoir été désigné, en même temps que Pelletan, pour donner des soins au fils de Louis XVI. Votre narration, monsieur, disait-il, m'a sensiblement affligé pour vous, qui paraissez seul, lorsque des devoirs communs nous ont appelés constamment ensemble au Temple... Pourquoi, monsieur, avez-vous oublié de me nommer ?... Nos bulletins, signés de nous deux, doivent être aux Archives... J'avoue que si j'eusse été présent lors de la rédaction que j'ai sous les yeux, vous auriez eu grand embarras à détailler vos reproches aux gardiens, vos discours et le baiser que je ne vous ai pas vu poser sur la main du Roi mourant... Réplique de Pelletan : Par une lettre du 17 prairial (5 juin), le comité de Sûreté générale me chargea de continuer au fils de Capet les soins qu'il recevait de Desault... Cette lettre ne vous nomme pas. Je trouvai l'enfant en si fâcheux état que je demandai instamment qu'il me fût adjoint une autre personne de l'art... Vous vous présentâtes chez moi le 19 (7 juin) comme étant nommé par le Comité, et nous allâmes ensemble visiter l'auguste enfant... Nous convînmes que j'irais le visiter le lendemain à mon heure habituelle — sept ou huit heures — et vous y allâtes vers onze heures. Vous ne pouvez donc ni attester, ni nier, une conduite dont vous n'avez pas été témoin, non plus ce que me dicta ma sensibilité native et dont je donnai à l'auguste enfant le simple témoignage que j'aurais pu donner à tout autre dans la situation touchante où il était... Preuves authentiques de la mort du jeune Louis XVII, par A. de Saint-Gervais, pp. 51 et suiv. Il y avait en 1816 tant d'intérêt à s'être attendri en 1195 sur le sort du descendant des Bourbons qu'on se disputait à qui lui aurait témoigné le plus d'attachement et de marques de respect. De sorte qu'on ne comprendra jamais, entre mille autre choses, comment l'ordonnance du 20 prairial (8 juin) est signée de Pelletan et de Dumangin, puisque Pelletan assure être allé ce jour-là au Temple sans son confrère, ni pourquoi les autres ordonnances sont signées de Pelletan tout seul, puisque Dumangin affirme avoir fait toutes les visites conjointement avec son collègue.
[47] Registre du Temple, journal du 20 prairial, onze heures du matin.
[48] Registre du Temple, journal du 20 prairial.
[49] Damont qui a écrit, en 1816, un court récit de sa faction, renseigne sur la façon dont étaient nommés les commissaires pour la garde de vingt-quatre heures au Temple. La Commission de police administrative avertissait quelques jours à l'avance la section dont le tour de garde était prochain : le comité civil de cette section désignait l'un de ses membres, dont les nom, prénoms et demeure étaient adressés à ladite Commission, laquelle dressait le pouvoir du commissaire et le lui envoyait. Muni de cette pièce il se présentait à la prison au jour fixé : ainsi Damont savait depuis le 13 prairial qu'il serait de garde le 20 ; il savait aussi que le 21 il serait relevé par un commissaire de la section de la Réunion. Les désignations de commissaires n'étaient donc pas tenues secrètes et ne se faisaient pas à l'improviste, au dernier moment, comme on l'a cru.
[50] Le registre du Temple, où les faits de la journée sont détaillés heure par heure, ne fait pas mention de cette absence de Gomin, et l'on doit signaler qu'il est absolument impossible d'accorder ce journal, seul document qu'on puisse considérer comme officiel, avec les relations de Damont ou de Pelletan, ou avec les dépositions quo Lasne et Gomin feront plus tard devant la justice.
[51] Registre du Temple. Journal des 20 et 21 prairial et déposition de Lasne devant le juge d'instruction Zangiacomi, 1840.
[52] Relation de Damont. Laurentie, Louis XVII.
[53] Lasne, déposition du 13 juillet 1837.
[54] Registre du Temple, loc. cit.
[55] Lettre écrite au président du Comité de Sûreté générale : A deux heures de relevée, une crise ayant pris au malade après avoir pris une cuillerée de la potion ordonnée, aussitôt nous avons écrit au docteur Pelletan de se transporter sur-le-champ auprès du malade. Le cavalier venait de partir qu'une seconde crise lui prit et dans laquelle il passa. Nous avons consigné dans la Tour le porte-clefs qui a connaissance de cet événement, en attendant vos ordres. Registre du Temple. Archives nationales, BB29 964.
[56] Voici le texte même du Registre : Nous avons arrêté que... pour écarter tout soupçon, — soupçon de quoi ? — le service serait continué pour l'enfant comme avant l'événement, que l'on irait chercher chez l'apothicaire les médicaments commandés et à la cuisine les bouillons que nous aurions soin de porter nous-mêmes, afin que les employés n'aient aucun accès près de l'appartement du défunt.
[57] En 1794 on trouve dans les listes des employés du Comité... bureau de l'arriéré, secrétaire principal Houdayer. Archives nationales, F7 4.406 B.
[58] Comité de Sûreté générale... section de la police de Paris, du 20 prairial, ... Houdayer dira confidentiellement au citoyen Pelletan qu'il lui semble que le Comité verra avec plaisir qu'aucun bruit, aucun propos ne s'échappera dans le public sur la maladie dont il s'agit ; c'est un avertissement pour recommander le plus grand secret et c'est le cas pour ne rien négliger, pour éviter les imprudences même les plus légères. Archives nationales, BB30 964. La lettre a été publiée par l'Intermédiaire des Chercheurs et Curieux, LXIX, col. 53. Communication de madame J. de Saint-Léger.
[59] Il expose que mandé en hâte au Temple, il y est retenu par les gardiens du fils Capet... Le soussigné se prête sans peine à cette mesure ; il supplie le citoyen président du Comité de considérer... à l'instant du présent écrit des ordres sont arrivés qui rendent inutile d'en dire davantage. Pelletan... La lettre a été publiée par M. le docteur Bienvenu. Un problème médico-légal : Louis XVII est-21 mort clans la prison du Temple ? Revue internationale illustrée.
[60] Registre du Temple.
[61] Registre du Temple.
[62] Registre du Temple.
[63] Registre du Temple.
[64] Aujourd'hui, 21 prairial, à onze heures et quart du matin, se sont présentés... Registre du Temple.
[65] Professeur de médecine légale à l'École de santé de Paris.
[66] Professeur aux écoles de médecine de Paris.
[67] A onze heures et quart d'après le Registre du Temple onze heures et demie, d'après le procès-verbal d'autopsie.
[68] Registre du Temple.
[69] Il était entré au Comité le 15 germinal an III.
[70] Moniteur, réimpression, XXIV, 650.
[71] D'après le registre du Temple la mort était survenue à trois heures. Il est fort possible que Gomin, qui en apportait la nouvelle aux Tuileries, y fut arrivé seulement au moment où la Convention venait de se séparer.
[72] Moniteur, réimpression, XXIV, 650.
[73] Correspondance de Manet du Pan. Berne, 27 juin.
[74] Exhibition de la lettre de la Commission administrative, de l'extrait de la nomination par le Comité civil de la section de la Réunion et de la carte de citoyen du commissaire. Déclaration de Darlot. Archives nationales, BB30 964. Cette pièce, comme l'importante copie du Registre, a été reproduite en fac-similé par François Laurentie dans Louis XVII.
[75] Voilà qui prouve bien que, jusqu'à ce que l'autopsie fût commencée, Lasne, Gomin et Damont avaient continué à garder secrète la mort de l'enfant. S'ils rayaient annoncée le matin du 9 juin au personnel de la prison, Darlot l'aurait apprise dès son arrivée au premier poste, tant par les soldats de la garde que par les guichetiers, porte-clefs et concierges qui l'accompagnèrent ou devant lesquels il dut passer pour pénétrer depuis le grand portail de la rue du Temple jusqu'à la Tour.
[76] Déclaration de Darlot.
[77] Récit de Lasne à Antoine de Saint-Gervais. Preuves authentiques..., p. 50.
[78] Lettre de Pelletan à Dumangin. Preuves authentiques, p. 55.
[79] Lettre de Pelletan à Dumangin. Preuves authentiques, p. 56.
[80] Déclaration de Pelletan. Archives nationales, BB31 964, publiée par M. le docteur Bienvenu. Médecine internationale illustrée.
[81] Le procès-verbal de l'autopsie semble avoir été rédigé au fur à mesure des observations et, par conséquent, sous la dictée de Pelletan qui put s'en dire le rédacteur : Dans le vrai, lui écrivait plus tard Dumangin, vous n'y avez eu que votre part, comme chacun de nous. Il en a été fait un original quintuple chacun signé de nous quatre : il en a été envoyé un au Comité du Sûreté générale, MM Lassus, Jeanroy, vous et moi, nous avons conservé le nôtre. Preuves authentiques, p. 55.
[82] Déclaration de Damont.
[83] Registre du Temple, procès-verbal de la journée du 21 prairial-9 juin.
[84] Relation de Damont.
[85] C'étaient les citoyens Bourgeois, commandant de la force armée de la section de la Fidélité, Lucas, adjudant, Ratreaux, capitaine, Séguin, lieutenant, section des Droits de l'Homme, Normand, sous-lieutenant, section de l'Homme armé, Vieillaume, sergent, section des Arcis.
[86] Registre du Temple.
[87] Il n'est pas inutile de remarquer que cette comédie parut à certains historiens à ce point inadmissible qu'ils ont cru devoir intervertir, pour plus de vraisemblance, l'ordre des opérations. Beauchesne et Chantelauze, entre autres, placent la reconnaissance avant l'autopsie, mais se trouvent ainsi en contradiction avec le registre-journal du Temple qu'ils ne semblent pas avoir utilisé.
[88] Déclaration de Lefebvre. Laurentie, Louis XVII.
[89] Courrier universel du 13 juin-25 prairial.
[90] Tableaux de la Révolution, Schmidt, tome II, p. 355.
[91] Guérin a laissé une relation de ses vingt-quatre heures de service au Temple du 10 juin à midi, au 11 juin, même heure. Ce récit a été publié par Dupré-Lasalle dans Discours et réquisitoires, 1 vol. in-8°, 1886.
[92] Le texte de cet arrêté a été publié par A. Bégis, Louis XVII, sa mort dans la Tour du Temple.
[93] 1 mètre, 45 cent. La taille moyenne des enfants de dix ans est, à Paris, de 1 mètre 267 mil., d'après les statistiques de M. Alphonse Bertillon.
[94] Relation de Guérin.
[95] Lettre de Voisin à M. B. Hanger, publiée par L. Lambeau, secrétaire de la Commission du Vieux Paris. Le cimetière Sainte-Marguerite et la sépulture de Louis XVII, p. 134.
[96] Guérin.
[97] Voisin.
[98] Procès-verbal de la levée du corps de Louis Capet. Archives de l'Hôtel de Ville. Notice historique sur la chapelle expiatoire, par l'abbé Savornin, 1865.
[99] Tous deux de la section de Montreuil.
[100] Bigot, — si c'est le même ? — était revenu au Temple le 30 janvier et le 1er mars 1794.
[101] Notice historique sur la chapelle expiatoire, par l'abbé Savornin, p. 318.
[102] On a essayé, en bousculant un peu les dates, d'expliquer la présence de l'énigmatique Bigot, le 10 juin, jour de l'inhumation et le 12 juin, jour de la rédaction à l'Hôtel de Ville de l'acte de décès qu'il ne faut pas confondre avec la déclaration provisoire faite le 10, au Temple même. Si Rémy Bigot était, en juin 1795, commissaire civil de la section des Droits de l'Homme, il serait, en effet, très naturel, qu'il eût été désigné pour être de garde à la prison ; mais ce service de garde ne se prolongeait pas au delà de vingt-quatre heures et, d'après les termes mêmes de l'arrêté du Comité de Sûreté générale cité plus haut, il ne pouvait se renouveler deux fois dans la même année. Or, le texte du Registre du Temple est très précis : les commissaires de service furent le 8 juin, — jour du décès, — 20 prairial, Damont, le 9 juin-21 prairial jour de l'autopsie, Darlot ; le 10 juin-22 prairial jour de l'inhumation, Guérin, auquel sont adjoints deux commissaires occasionnels fournis par la section du Temple, Arnoult et Godet. Bigot ne figure donc à titre officiel, pour aucun de ces trois jours. À quel titre signe-t-il donc le procès-verbal de levée du corps ? Et comment revient-il deux jours plus tard à l'Hôtel de Ville pour signer l'acte de décès ? En admettant qu'il fût commissaire le 12, il ne l'a pas été le 10 ; s'il l'a été le 10, il ne le sera pas le 12. D'ailleurs il n'aurait pas manqué d'ajouter à sa signature, comme le font tous les autres, la mention : Commissaire de service au Temple. Ce n'est pas à ce titre qu'il se présente, c'est à celui d'ami du défunt. Et ceci encore est singulier, car Gomin et Lasne ayant signé la déclaration de décès devraient également figurer comme signataires de l'acte de décès, les formules de déclaration portant imprimée en marge cette mention : Les citoyens qui ont fait cette déclaration sont obligés de faire dresser l'acte à la Maison commune dans les vingt-quatre heures, sous les peines portées par la loi. Passons sur les vingt-quatre heures, dont on a longuement discuté ; mais pourquoi Gomin s'abstient-il d'être témoin à l'acte de décès comme il l'a été à la déclaration ? Quel est ce Bigot qui prend sa place ? Une étude approfondie du personnel des Comités civils éluciderait peut-être ce problème mieux qu'on ne peut le faire ici.
[103] Guérin.
[104] Relation de Bureau, concierge du cimetière. On suit ici les textes reproduits par M. Lambeau, ouvrage cité.
[105] Le bulletin de l'observatoire note : 9 heures ½, beau ciel. Deux heures plus tard s'éleva un grand vent.
[106] Peuchet, Mémoires de tous cité par L. Lambeau.
[107] Il s'agit du procès-verbal d'inhumation, reproduit par L. Lambeau p. 105. Mais on dressa aussi un procès-verbal de levée du corps qu'a publié l'abbé Savornin, — La chapelle expiatoire, — d'après l'original conservé aux Archives de l'Hôtel de Ville, et qui porte seulement les signatures de Dusser, de Lasne et de Bigot. Plus tard, Damont écrira Je fus sollicité par ceux qui faisaient l'extrait de mort près le cimetière d'être l'un des six témoins ; mais je m'en défendis sous prétexte que, à cette heure, je devais être rendu à mon poste. Ce sont là, comme on le verra, pures hâbleries, et Damont, ce disant, cherchait à se donner de l'importance. Il aurait dû régulièrement quitter le Temple le 9, à midi on est autorisé à mettre en doute qu'il ait continué son service au Temple au delà du terme fixé car ce n'est pas le Comité de Sûreté générale qui l'y invita, comme il le prétend : le Registre du Temple est très net sur ce point, il est vrai que Damont ajoute, à la fin de sa déclaration : l'indiscrétion du commissaire qui venait me remplacer le lendemain fut cause que je fis le service deux jours de suite auprès de la princesse (Madame Royale) — et du valet de chambre du Roi. — (Tison) — ce qui est un démenti à sa première affirmation. Damont prolongea son séjour au Temple, simplement parce que Lasne et Gomin, voulant garder secrète la mort du prisonnier, ne laissèrent pas sortir de la prison ce bavard qui y fut consigné comme le fut Gouriez et même, un instant, Pelletan, et s'il assista à l'inhumation ce fut en simple curieux et nul ne le sollicita de signer un acte où son nom ne pouvait figurer à aucun titre.
[108] Voici le récit que, en 1815, faisait de cette inhumation nocturne l'ordonnateur Voisin ; on y trouvera certains détails qui n'ont pu prendre place dans notre relation : — En ma qualité de conducteur, je fus requis par les autorités à la date du 24 prairial an III (sic, au lieu de 22) à 9 heures du soir, de me transporter au Temple pour y faire l'inhumation du corps de l'infortuné prince ; dont j'étais assisté de M. du Cerf (sic, pour Dusser), commissaire de la section, et d'un officier dont j'ignore le nom. Assisté de quatre porteurs qui firent une mort aussi funeste que les trois médecins*, je me suis tellement convaincu que j'emportais le corps de Louis XVII, que, l'ayant mis dans le cercueil marqué par moi à la tête et aux pieds de la lettre D avec du charbon, je fis prendre le prince dans son cercueil non fermé et le fis descendre au pied de l'escalier où il resta environ une heure. Je ne pus fermer la caisse, sentant fors bien que le bruit de cette fermeture allait émouvoir les entrailles de l'auguste princesse qui habitait le même étage (sic).
Au moment du départ je fis fermer la caisse et ne l'ai point quittée ; arrivé au guichet les représentants du peuple (sic) voulurent me faire passer par une porte fugitive, craignant une émeute populaire ; mais en ma qualité de conducteur, je m'y suis opposé et l'ai fait passer par la grande porte cochère pour nous rendre au cimetière de la paroisse Sainte-Marguerite où j'avais ouvert une fosse particulière. Je l'ai recouvert moi-même de terre... etc. (Archives de la Préfecture de Police. Inhumation de Louis XVII et recherche de sa tombe.)
* Voisin fait ici allusion à la mort du docteur Desault, suivie à peu de jours du décès de deux autres médecins, Chopart et Doublet. Chopart était, il est vrai, très lié avec Desault ; mais on ne voit pas que ni lui, ni Doublet aient été jamais appelés au Temple.