A cette même heure où faiblit le crédit de Chaumette, un
revirement radical et inattendu transforme subitement tout le système de surveillance
du Temple : le 3 janvier 1794, à la séance du Conseil général, l'appel
nominal ayant permis de constater l'absence d'un grand nombre de membres occupés dans différentes administrations, Pache, le
maire, insinue qu'aucun municipal ne devrait accepter des fonctions
l'empêchant d'assister aux réunions du Conseil. Chaumette[1] saisit
l'occasion, qu'il a peut-être suscitée, pour s'élever contre
l'incompatibilité des emplois : il cite Robespierre, qu'il flagorne
maintenant à tout propos, et rappelle ce mot de l'Incorruptible
: — Si vous accordez deux places à un homme,
donnez-lui deux corps. Sur quoi il transforme en proposition
l'observation du citoyen maire, et il est arrêté que tout
membre du Conseil général ayant une fonction ou une occupation qui l'oblige à
s'absenter aux heures d'assemblée, sera tenu d'opter[2]. Aussitôt Coru
déclare qu'il renonce à son emploi d'économe du Temple[3] ; le Conseil,
extasié de voir un de ses membres sacrifier 1.000 livres d'appointements pour
la seule compensation de venir tous les soirs entendre pérorer Chaumette,
décide que mention sera faite de cet acte de désintéressement et, —
contradiction assez inexplicable, — que ses imitateurs seront inscrits sur la liste des candidats désignés pour
faire partie des commissaires nommés par la Commune[4]. La question de
Simon se pose : Langlois[5] représente que Simon occupe une place de confiance ; il serait désirable
qu'elle fût conservée[6] ; mais le Conseil
passe à l'ordre du jour motivé par la loi. C'était forcer la décision du cordonnier : sous peine d'être classé dans l'opinion parmi les repus, il lui fallait renoncer à la prébende du Temple : il n'hésita que très peu et, le surlendemain, il paraissait au Conseil pour la première fois depuis six mois, annonçant qu'il abandonnait sa mission d'éducateur pour garder celle que la confiance des électeurs lui avait accordée. Plusieurs parlent de même, entre autres Véron, officier de paix, et Legrand, qui se démet de ses fonctions d'officier de l'état civil ; mais où le mystère commence c'est quand on voit le Conseil général, touché de ces beaux gestes, nommer sur-le-champ le dit Véron à l'emploi d'officier de l'état civil que, pour ne pas cumuler, vient d'abandonner ledit Legrand. Coru est également nanti le soir même, ainsi que Bergot[7] et Deltroit[8] ils sont promus tous les trois à des emplois de l'état civil[9]. Simon, lui, restait sans place ni compensation, soit que ses collègues ne le jugeassent propre à rien d'autre qu'à former l'intelligence et le cœur du fils des Rois, soit que cette comédie du cumul n'eût été imaginée que pour se débarrasser de lui, ou pour justifier sa sortie du Temple. Il est certain que Chaumette et Hébert le virent disparaître avec satisfaction, puisqu'ils ne prononcèrent pas en sa faveur un mot qui eût été décisif. Pour la forme on consulta, au sujet du remplacement de Simon, le Comité de Sûreté générale qui déclara se désintéresser de la question : la Commune remit à trois jours la désignation du successeur, arrêtant qu'il serait dressé à cet effet une liste de candidats[10]. Mais si la liste fut établie, on ne la consulta point et l'on apprit, neuf jours plus tard, et que Simon avait quitté le Temple et qu'il n'y serait point remplacé. Quatre membres de la Commune, renouvelés quotidiennement, assureraient la garde de l'enfant. Cependant Simon, jusqu'alors si soumis, manifestait sans discrétion son mécontentement ; était-il sincère dans ses récriminations, ou jouait-il une comédie commandée ? Sa conduite en ces premiers jours de janvier est étrange. On[11] a dit que, furieux de ce qui s'est passé à la séance du 5, il refusa de reparaître à la Tour et expédia un porte-clefs à sa femme pour lui ordonner de faire ses paquets et de descendre dans le plus bref délai. Mais bientôt, repentant de sa précipitation, il sollicita l'autorisation de rester dans l'enclos du Temple et on l'installa avec sa femme au-dessus des écuries : on les nourrit même aux frais de la maison. Cependant, au bout d'une dizaine de jours, l'économe[12] s'étant plaint de cette augmentation de dépenses, les Simon remontèrent, le 19 janvier, à leur second étage de la Tour, pour présenter le petit Capet aux commissaires de service et obtenir d'eux une décharge régulière. Après quoi, rendus à la liberté, ils quittèrent la Tour le jour même[13]. Si les faits se succédèrent ainsi, le Dauphin serait donc resté sans surveillant, et les Simon sans décharge, durant douze ou quatorze jours. Etait-ce cela que l'on souhaitait et Simon en simulant le dépit, obéissait-il à des ordres reçus ? Peut-on admettre que, même sous l'impulsion de la colère, il abandonne, sans couvrir sa responsabilité par un reçu en règle, l'enfant qu'on lui a confié ? Si son caractère emporté et sa bêtise l'ont aveuglé sur les conséquences d'une telle imprudence, est-il, d'autre part, vraisemblable que les commissaires composant le Conseil du Temple ne l'aient pas aussitôt signalée à la Commune, afin qu'elle assurât la surveillance du petit Capet ? Il est bien regrettable que les nombreux historiens qui
ont, depuis plus d'un siècle, étudié la triste vie de Louis XVII, l'aient tous racontée avec un parti pris non dissimulé
: ils avaient pour but de prouver quelque chose,
soit l'évasion, soit la mort au Temple, soit la survivance du prince en tel
ou tel des faux-Dauphins : ils ont choisi,
parmi les documents accessibles, les seuls avantageux à leur thèse : c'est
ainsi que sont demeurés en très grande partie inutilisés tant de
renseignements amassés dans les Archives de la Commune aujourd'hui disparues
et où se trouvait, bien probablement, la solution de l'énigme du départ de
Simon. Pour mettre actuellement en pratique le sage et vieil adage : ad narrandum, non ad vrobandum, on se trouve
singulièrement dépourvu. Tout ce qu'il est possible de constater, c'est que
le Dauphin et son précepteur se quittèrent bons amis
: un soir, — évidemment entre le 5 et le 19 janvier 1794, — Simon était allé
retrouver au café Desnoyers, rue des Filles-Dieu, Hébert qui demeurait tout à
côté[14], et les
municipaux Jault[15] et Lasnier[16], ainsi que deux
autres habitués de l'endroit dont les initiales seules sont indiquées[17]. Simon parla du
petit Capet : il avait les larmes aux yeux en
répétant un propos tenu, la veille, par l'enfant : — Simon,
mon cher Simon, amène-moi clans ta boutique ; tu m'apprendras à faire des
souliers et je passerai pour ton fils, car, je le prévois, ils ne
m'épargneront pas plus que mon père. — Je
donnerais un bras, ajoutait Simon, pour que
cet enfant m'appartint, tant il est aimable et tant je lui suis attaché[18]. Il est établi
aussi que le ménage Simon, exclu de la prison royale, décida de se loger dans
les environs immédiats de la Tour : on possède, en effet, l'indication
précise du logement que le cordonnier et sa femme louèrent dans un bâtiment ayant vue sur la cour des écuries,
cour qui n'était séparée du jardin de la Tour que par une porte dont Picquet
était le concierge. Les Simon avaient là deux pièces et une cuisine[19] ; mais ce qui
étonne c'est que, en même temps, ils s'étaient amurés d'une seconde installation
à l'autre extrémité de Paris, dans leur ancienne rue Marat ils louaient là,
dans le ci-devant couvent des Cordeliers, deux chambres à cheminée et à
alcôve, prenant vue sur les quinconces du jardin ; ils payaient au
département, propriétaire de l'immeuble, soixante francs par an[20] ; et on demeure
assez intrigué de cette double installation, en des quartiers si distants
l'un de l'autre, pour de pauvres hères dont tout l'avoir mobilier valait
soixante-dix livres[21]. On a également toute certitude sur la date de leur départ définitif de la Tour du Temple : c'était bien le 19 janvier 1794, un dimanche ; en nouveau style le décadi, 30 nivôse, de l'an II. Les quatre commissaires de service ce jour-là étaient Cochefer[22], Lasnier, Lorinet[23] et Legrand[24] ; nommés la veille au soir[25], ils avaient passé au Temple la nuit du 18 au 19, puis toute la journée du 19, quand, à neuf heures du soir, Simon les prévint qu'il allait partir et les invita à monter pour qu'ils lui donnassent décharge de la personne de Charles Capet[26]. La formalité remplie, les Simon s'en allèrent, en pleine nuit brumeuse. L'enfant dormait-il ? C'est probable, car on a vu qu'il avait l'habitude de souper tôt et d'être couché pour neuf heures. Qui resta auprès de lui cette nuit-là ? Qui prit soin de lui, le lendemain, au réveil ? On ne peut le dire : dès cet instant c'en est fini de l'histoire du Dauphin captif. Personne, de six mois, ne dira l'avoir vu ; personne ne parlera plus de lui ; jamais, à la Commune qui, jusqu'à présent, s'est occupée, presque journellement, des prisonniers du Temple, jamais plus son nom ne sera prononcé. La comptabilité elle-même se tait à son sujet[27] ; sa sœur et sa tante ne l'entendront plus chanter et rire : seulement la jeune princesse notera plus tard : — Le 19 de janvier nous entendîmes un grand bruit chez mon frère, ce qui nous fit conjecturer qu'il s'en allait du Temple, et nous en fûmes convaincues quand, regardant par un trou de notre abat-jour, nous vîmes emporter beaucoup de paquets. Les jours d'après nous entendîmes ouvrir sa porte et, toujours persuadées qu'il était parti, nous crûmes qu'on avait mis en bas quelque prisonnier allemand ou étranger et nous l'avions baptisé Melchisédec pour lui donner un nom[28]. Il y avait toujours un enfant au deuxième étage de la Tour : un enfant singulièrement silencieux et tranquille, ainsi qu'on le voit par cet extrait du Journal de Madame Royale ; mais était-ce le Dauphin ? était-ce un enfant qui lui avait été substitué ? C'est là une question que contribuent mal à élucider les rares circonstances connues du radical changement apporté en ces jours-là aux consignes et aux règlements du Temple. On remarque cependant que, le soir du 19 janvier, contrairement à l'usage très régulièrement établi, aucun commissaire ne fut désigné par le Conseil général pour venir au Temple relever de leur garde de vingt-quatre heures, Legrand, Lasnier, Cochefer et Lorinet[29]. Ils la doublèrent donc et restèrent jusqu'au lendemain soir. Le 1er pluviôse seulement arrivèrent leurs quatre remplaçants : Minier, Menessier, Mouret et Michée, qui furent eux-mêmes relevés le jour suivant, 2 pluviôse, par Mercier, Marcel, Warmé et Bigot. Or la présence de ces deux derniers a de quoi surprendre : d'abord parce que leurs noms coupent de façon insolite l'ordre alphabétique habituellement suivi pour la désignation des commissaires du Temple ; en outre parce que ni Warmé ni Bigot ne figurent sur les diverses listes des membres de la Commune. Se représente-t-on l'étonnement de Marcel et de Mercier, celui-ci élu par la section du Finistère, l'autre par celle du Faubourg du Nord, en se voyant adjoindre, pour une mission si grosse de responsabilités, réservée jusqu'à présent aux seuls membres du Conseil général, deux hommes qui n'ont point de titre à la partager[30] ? Pourquoi acceptent-ils leur concours ? Comment ne protestent-ils pas ? Car il se trouve que la tâche est particulièrement pénible : on est au 21 janvier et c'est ce jour-là qu'on va emmurer l'infortuné prisonnier. Fut-il emmuré ? C'est une tradition si fermement établie sur nombre de très attendrissants récits, qu'elle est aujourd'hui promue au rang de vérité historique ; mais n'a-t-elle pas précisément son origine dans l'absolue pénurie de renseignements concernant la vie du petit captif pour la période qui s'étend du départ de Simon au 9 thermidor, — six mois : les historiens de Louis XVII, embarrassés par ce silence des témoignages, n'en ont-ils pas témérairement conclu à un isolement complet, seule façon apparemment logique d'expliquer les lacunes inévitables de leur documentation ? Mais c'est expliquer l'incompréhensible par l'invraisemblable, car comment se résoudre à croire qu'on ait enfermé seul, dans une chambre dont la porte est scellée à clous et à vis, un enfant de moins de neuf ans, de sorte qu'on ne puisse le secourir immédiatement en cas d'urgence, ni même s'assurer de son état de santé ? Quelqu'un a-t-il pu supposer que le Dauphin, habitué, la veille encore, a être servi, saura, réduit à ses petites forces, se nettoyer, se coiffer, brosser ses vêtements, faire son lit, retourner ses matelas, cirer le carreau de sa chambre, ouvrir la fenêtre dont l'espagnolette est hors de sa portée ? Lui a-t-on fourni, dans son cachot impénétrable, brosses, balais, torchons, brocs, tout le matériel indispensable au Robinson qu'il va devenir ? C'est cela qu'auraient dû nous apprendre ses biographes, au lieu d'analyser ses pensées solitaires, de nous peindre ses farouches désespoirs, et de nous révéler, avec une inquiétante minutie de détails, sa longue descente vers la consomption et la précoce caducité. Condamner un enfant de cet âge à l'isolement complet, c'est le condamner en même temps à la crasse, à l'ordure, à la vermine... et qui donc a pris sur soi de formuler un tel ordre ? Nulle part on n'en trouve trace ni mention ; personne, jamais, n'a découvert un texte ni même une ligne d'écrit semblant s'y rapporter. Hébert et Chaumette, dira-t-on, s'ils y trouvaient leur intérêt, étaient gens à ne point reculer devant une pareille cruauté : encore leur fallait-il pour complices les cent quarante-quatre membres de la Commune que le hasard de l'ordre alphabétique désignait chaque soir, quatre par quatre, pour assurer la surveillance du Temple, et aussi les officiers et sous-officiers de la garde nationale, en nombre incalculable, qui, tous les jours, se relevaient au commandement de la prison : or, parmi ces hommes, de classes et d'éducation si diverses, s'il y en avait de méchants, d'indifférents et de pusillanimes, tous, encore une fois, n'étaient pas des bourreaux : beaucoup avaient des enfants ; plusieurs s'étaient attachés au petit Capet, du temps de Simon, alors que, au billard, ils s'amusaient de lui ; quelques-uns même, s'étaient montrés assez courageux pour témoigner à la famille royale des égards compromettants ; Dangé, Jobert, Vincent, ont passé, sous l'inculpation de ce crime, devant le Tribunal : ils reviennent au Temple durant la séquestration de l'enfant[31] ; ils n'y reparaissent pas en simples surveillants, mais en gardiens responsables ; et pas un d'eux ne protesterait contre l'indigne traitement infligé à ce pauvre innocent ! Berthelin[32], exclu du Conseil en septembre parce qu'on l'accuse de trop de faiblesse et d'avoir un air trop respectueux lorsqu'il est de service au Temple[33], puis réintégré sur la demande de Chaumette lui-même qui se porte garant de son civisme, Berthelin est de garde le 28 janvier auprès du petit prince encagé comme une bête dangereuse, et il ne s'indigne pas ! Et Paffe[34], l'honnête M. Paffe, disait la Reine, — un brave homme, écrira Lepître, et qui s'est naguère exposé pour fournir aux prisonnières de la laine, des aiguilles à tricoter et autres objets interdits par un arrêté de la Commune, peut-il supporter, à six reprises[35], le spectacle du répugnant martyre, sans avoir le courage d'élever la voix au nom de l'humanité ! Et le maçon Barelle[36] qui, lorsque le fils de Louis XVI était l'élève du cordonnier Simon, s'est révélé si affectueux que le Dauphin l'appelait, dit-on[37], son bon ami, Barelle qu'on a vu bien des fois amuser le petit prisonnier, doit avoir le cœur déchiré à l'odeur méphitique du cloaque où est implacablement confiné l'enfant, qu'il ne pourra apercevoir qu'au travers d'un guichet grillagé[38]. Et Simon qui, de janvier à la fin de mai 1794, reparaîtra cinq fois à la prison où il a, durant un temps, fait la loi ? Admet-on qu'il dissimulera sa présence à son ancien pupille, qu'il ne lui dira pas un mot, qu'il ne s'étonnera pas, tout au moins, s'il ne s'en révolte, de l'état misérable où il retrouvera son petit Charles, naguère si vivant et si vigoureux[39] ? Le silence de tant de commissaires acceptant de participer à l'atroce et lent supplice d'un enfant auquel ils ont maintes fois témoigné de l'intérêt, serait un indice déjà probant que la réclusion du prisonnier au Temple ne fut pas telle qu'on nous l'a si souvent décrite. Ils ont peur, ces municipaux, objectera-t-on ; ils redoutent leurs maîtres Chaumette et Hébert ; mais, outre que cette renonciation coupable serait la condamnation de toute la Commune, Chaumette et Hébert n'y régneront plus longtemps, et, même après leur chute, nul ne parlera. Si l'attitude des commissaires étonne, celle de l'enfant reclus suggère plus de scepticisme encore : on a vu de quels soins le Dauphin était l'objet dès qu'il souffrait du moindre malaise et avec quelle assiduité le visitaient des médecins experts et attentifs. Par une coïncidence frappante, ces visites cessent précisément dans les premiers jours de janvier[40], à l'époque même où on a résolu de soustraire l'enfant à tous les regards. Avait-on attendu qu'il fût guéri pour le martyriser ? On l'admet ; alors sa santé est complètement rétablie : si celui qu'on enferme est le petit Capet, turbulent, vivace, volontaire, gâté, a dit l'un, robuste et fougueux, émit un autre, si c'est l'enfant que la population du Temple a vu sauter et courir sous les arbres du jardin et entendu chanter tout le jour, il ne va pas, dès la première heure de cachot, changer subitement de caractère et se résigner à l'isolement. Cloîtré dans l'ancienne chambre de Cléry, la plus sombre et la plus froide de toutes, il pleurera, il frappera de ses petits poings la cloison sans porte, il appellera à grands cris ses gardiens, sa maman qu'il croit toujours à l'étage supérieur, il interpellera les commissaires quand ils entreront dans l'antichambre précédant sa cellule, et les porteurs de bois qui allumeront le poêle, et les garçons servants qui déposeront sa nourriture sur la tablette de son guichet ; il n'est ni taciturne, ni timide ; il tient de Simon, on ne le sait que trop, un vocabulaire qui lui permet d'exprimer sans périphrase l'ennui qu'il va éprouver de son isolement. Sa sœur et sa tante ne cesseront pas tout à coup de percevoir l'écho de ses chants et de ses jurons. La vieille Tour du Temple est sonore, puisqu'on distingue d'un étage à l'autre le choc des pions sur le trictrac. — Rien de tout cela : les deux princesses qui guettent continuellement le moindre bruit, de nature à les renseigner sur ce qui se passe dans le donjon, déroutées par le silence qui pèse maintenant sur leur prison, seront persuadées que le jeune prince a été enlevé et qu'on l'a remplacé par un étranger. Parfois elles entendent une porte s'ouvrir : jamais ni un mot ni un cri ! Peut-on tirer quelque lumière des Comptes du Temple, si abondants et si révélateurs pour la période qui précède le départ de Simon ? Pas davantage. Il a fallu cependant, pour clore la cage où le petit Roi va s'étioler, recourir à des ouvriers : on ne ferre pas une porte, on n'établit pas un guichet ou un tour, sans l'assistance d'un menuisier et d'un serrurier ; or les mémoires conservés dans nos archives ne nous révèlent rien de semblable[41]. Tout ce qu'on rencontre c'est, à la date du 27 pluviôse (15 février), cette indication : — Dans le logement du petit Capet, dans un châssis de cloison au-dessus du poêle de sa chambre, fourni une pièce de verre blanc de 22 * 12 pouces..., ci 7 livres, 10 sols[42] et, quinze jours plus tard, le 11 ventôse (1er mars), la note d'un travail exécuté au deuxième étage de la Tour pour démonter et nettoyer les tuyaux du poêle de la première pièce et les avoir remis en place en dedans, dans sa longue traverse, et en dehors, dans toute la hauteur de la Tour[43], renseignements très vagues d'où ressort du moins cette conclusion qu'on entrait dans la chambre du petit captif, puisqu'on y posait une vitre et qu'on y prolongeait les tuyaux de poêle de l'antichambre[44]. Il suffit, d'ailleurs, d'un regard à la distribution de l'appartement pour se rendre compte que la séquestration dans une pièce unique était impossible. En le supposant reclus dans l'ancienne chambre de Cléry, ainsi que le veut la tradition, l'enfant avait forcément accès au cabinet de garde-robe installé dans la tourelle sud, par conséquent il circulait aussi dans le corridor conduisant à l'ancienne chambre de Louis XVI. Lui avait on laissé la disposition de tout l'étage, et ce fameux guichet par le moyen duquel ses geôliers communiquaient avec lui était-il percé dans la porte de fer donnant sur l'escalier ? En ce cas, comment allumait-on le poêle de l'antichambre ? L'esprit, du reste, se refuse à l'idée d'un enfant de huit ans et demi errant toute la journée dans la solitude de ces pièces et de ces tourelles, sans qu'il lui soit arrivé une seule fois de se blesser ou de choir en essayant d'escalader ou de déplacer quelque meuble... Et, d'interrogations en hypothèses, on est amené à cette déduction : ou bien la séquestration n'a pas été aussi absolue qu'on le prétend, ou bien elle avait pour but de dissimuler que la victime d'une si rigoureuse mesure n'était plus le Dauphin. S'il est vrai qu'on a enfoui le prisonnier dans une chambre sombre, qu'on l'a muré de façon que nul ne puisse, en pleine lumière, l'approcher, lui parler, distinguer ses traits, le reconnaître et constater à toute heure son identité, c'est parce qu'on ne pouvait pas le montrer. Et dès lors naît la croyance à quelque substitution ; car les partis qui se disputaient le petit Roi avaient trop d'intérêt à publier sa présence à la Tour du Temple pour le cacher ainsi et autoriser par là des soupçons et des doutes dont se diminuait la valeur de cet otage qu'ils convoitaient tous. ***En suivant Hébert et Chaumette dans leur courbe rapidement descendante, on ne parvient pas davantage à démêler la nette vérité. On s'étonne pourtant de constater, dès que l'enfant est encellulé, la cessation de leurs visites au Temple où ils sont venus si souvent. Au Conseil général ils ne parlent plus de la prison royale ni de ses hôtes, naguère objets d'une communication presque quotidienne. Ce mutisme est-il voulu ou ne doit-on y voir qu'une omission justifiée par des préoccupations plus pressantes ? Hébert et Chaumette, sans être encore désignés, se sentent, en effet, serrés de près par Robespierre ; leur disgrâce est prochaine et le jour n'est pas loin où l'orage éclatera sur leurs têtes. Ici doit trouver place une anecdote, sans importance probablement, mais indicatrice des dessous compliqués du caractère de Chaumette : quelques jours après la mort de Marie-Antoinette, le procureur de la Commune était entré, rue Saint-Barthélemy, dans une boutique de tabletterie que tenaient les citoyennes Cornu, à l'enseigne de La Main d'or : il avait sorti de sa houppelande une assiette d'étain dont la Reine s'était servie pendant sa captivité à la Conciergerie et sur laquelle elle avait tracé circulairement, en partant du centre à la circonférence, certaines phrases italiennes et allemandes. Chaumette désirait qu'on fixât cette assiette sur un piédestal, de façon à ce qu'on pût la voir des deux côtés ; en même temps il commandait un vase pour y déposer, disait-il, les cendres d'un grand homme. La tabletière conserva l'objet durant plusieurs mois : l'un de ses ouvriers aurait bien voulu copier les inscriptions tracées par la Reine ; mais madame Cornu s'y opposa. Dans la première quinzaine de mars 1794, Chaumette reparut, reprit le précieux bibelot, alléguant qu'il avait changé d'avis[45]. A qui destinait-il cette relique de la femme par lui poussée à l'échafaud ? Le 14 mars, Paris apprit l'arrestation d'Hébert. Sensation
de stupeur. Le Père Duchesne royaliste ! Qui l'eût cru ? Tel était son
crime, en effet : il méditait d'anéantir à jamais la
souveraineté du peuple, la liberté française et de rétablir le despotisme et
la monarchie[46]. Deux jours plus
tard, Couthon, à la tribune de la Convention, en apportait la preuve : — On avait tenté, révéla-t-il, de faire passer au
Temple un paquet contenant cinquante louis en or pour faciliter l'évasion de
Capet ; car les conjurés ayant formé le projet d'établir un conseil de
régence, la présence de l'enfant était nécessaire à l'installation du Régent[47]. Dans la ville
se répandit le bruit de l'incarcération d'hommes
qui, ne parlant que de liberté, avaient le royalisme dans le cœur : celui qui
devait être nommé Régent de la République venait d'être arrêté[48]. Le Régent ?
Chaumette était pris ! Il coucha, ce soir-là, à la prison du Luxembourg et,
le 28, — 18 mars, — à l'ouverture de la séance du Conseil général où, depuis
dix-huit mois il était adulé, le président donna lecture d'un arrêté du
Comité de Salut public nommant provisoirement Vincent Cellier à la place de
Chaumette et Jacques Legrand en remplacement d'Hébert. Sur quoi la Commune,
prudente, mais peu fière, décida qu'elle se rendrait
le lendemain en masse à la Convention nationale pour la féliciter sur les
mesures rigoureuses prises à l'effet de déjouer les projets des conspirateurs.
Hébert et Chaumette étaient enterrés avant d'être morts. Les choses ne traînèrent pas : le 24, le Père Duchesne, perclus d'épouvante, est. traîné à l'échafaud ; le 5 avril, c'est le tour de Danton et de ses amis, convaincus, eux aussi, d'avoir tenté le rétablissement de la monarchie, la destruction de la représentation nationale et du gouvernement républicain ; le 10 du même mois commence le procès de Chaumette, rapidement bâclé, comme les précédents. Il semble que l'ex-procureur de la Commune n'avait pas encore perdu tout espoir de sauver sa tête, soit qu'il comptât sur un regain subit de sa popularité abolie, soit qu'il entrevît prochaine la probabilité de cette restauration monarchique, hantise de tous les politiciens d'alors et dont on l'accusait d'être le principal fauteur. A la prison du Luxembourg, très penaud et piteux d'abord, il avait accepté bientôt avec assez de bonne grâce et même de l'esprit les railleries des aristocrates emprisonnés[49]. Il espérait un revirement proche : on vit, dans la cour de la prison, sa femme lui faire de loin signe que tout allait bien ; et des témoignages recueillis il ressort que, au Luxembourg même, se poursuivait le complot d'assassiner les membres du Comité de Salut public, les patriotes, et de placer le petit Capet sur le trône[50]. Même Fouquier-Tinville assura que, dans la nuit précédant la comparution de Chaumette devant le Tribunal, se manifestèrent dans différentes maisons d'arrêt de Paris des mouvements de sédition et de révolte au cours desquels on avait crié Vive le Roi ![51] A moins de considérer le Tribunal révolutionnaire comme un abattoir, il faut bien prendre au sérieux ces incriminations et ces dépositions, les autres griefs invoqués, tels que l'accusation de prêcher l'athéisme et d'affamer Paris, demeurant des plus vagues et figurant seulement pour enfler le réquisitoire. C'est bien pour avoir formé le dessein de rétablir la royauté et de donner un tyran à l'Etat[52], que Pierre Gaspard, dit Anaxagoras Chaumette, reconnu auteur et complice de cette conspiration, s'entendit condamner à mort. En supposant qu'il fût effectivement coupable de ce forfait contre-révolutionnaire et qu'il eût, en prévision, escamoté le fils de Louis XVI pour en disposer sans obstacle au moment opportun, peut-on s'étonner qu'il n'ait pas, in extremis, révélé cette soustraction ? Avant le verdict c'eût été se livrer au bourreau : la condamnation prononcée c'était léguer à ceux qui l'envoyaient à la mort le talisman sauveur dont, en se taisant, il les frustrait, par vengeance posthume, à tout jamais. Sans émettre la prétention de trancher la question, il est manifeste que l'hypothèse du Dauphin enlevé sur l'ordre de Chaumette ; au départ de Simon, son docile agent, n'est pas incompatible avec les rares et laconiques documents qui nous renseigneront dé, sonnais sur l'attristante histoire de l'Enfant dg Temple. Car dg toute certitude, il y a un enfant dans la tour sombre, au delà des corps de garde, dos murs d'enceinte, des guichets, des portes de fer ; un enfant de neuf ans, tout le jour solitaire, silencieux, désœuvré, concentré dans son abandon et dans ses pensées. Si c'est le Dauphin, transformé par l'isolement au point d'être méconnaissable, si c'est le fils de Marie-Antoinette, le garçonnet espiègle et volontaire qu'on a vu tenant tête aux conventionnels, aux municipaux et aux officiers de la garde du Temple, si c'est lui, quelle déchéance ! Quel poids écrasant charge sa jeune âme ! Revoit-il, dans le court recul de ses souvenirs, les frais jardins de Trianon tout réjouis de chants d'oiseaux et de frémissements d'ailes ; la terrasse de Versailles peuplée de marbres alignés sous la coupole en fleurs des marronniers, alors que les gens, courbés par le respect, rappelaient Monseigneur et que de belles dames en falbalas l'entouraient de soins et d'hommages ? Songe-t-il son jardin des Tuileries, sous le grand soleil, où la foule attendrie, tenue par les soldats à distance respectueuse, crie Vive Monsieur le Dauphin ! dès qu'elle l'entrevoit à travers les lilas, avec sa petite épée au côté, son cordon bleu, et, sur la poitrine, l'étoile de diamant, l'étoile du Saint-Esprit ? Pourquoi le laisse-t-on seul, maintenant, toujours seul ? Pourquoi le monde est-il devenu si méchant ? Pourquoi plus jamais de récréations, de jeux, de lectures, de devoirs ? Pourquoi l'a-t-on mis en si longue pénitence ? De quoi est-il puni ? Où est sa maman, la belle reine dont il était si fier ? Où sont sa sœur, sa tante ; où sont ses oiseaux et son chien ? n'aurait-on pu lui laisser son chien ? Tant de problèmes insolubles pour ce petit cerveau, jadis si diversement occupé, et si attentif ; aujourd'hui toujours vide, toujours obsédé. Si c'est un autre que le petit Roi, un enfant du peuple qu'on lui a substitué, victime de la Raison d'Etat, quel cauchemar continu plus angoissant peut-être ! Quelle est nette maison si triste où on le tient enfermé, et quels sont ces hommes, jamais les mêmes, dont il entend les voix à travers les, barreaux de sa cage ? Au dehors Paris vibre ; les gens circulent dans les rues ; il y a des marchands, des gamins qui courent, des voitures, clos soldats, des femmes jacassant autour des fontaines, de la joie, des rires, du bruit... Mais tout meurt aux alentours du vieux donjon ; si, du fond de la chambre sans clarté, on perçoit quelque bruit, n'est celui d'une porte qui retombe ou les commandements brefs des officiers de la garde montante, Imagine-t-on ce que ces choses ont d'effrayant pour un enfant qui ne sait pat : où il est, qui ignore comment on l'a transporté là, à qui, sans doute, on interdit, sous peine des pires châtiments, de proférer une plainte, de prononcer un mot, de poser une question et qui, tout le jour, guette, essaie de deviner, s'inquiète, se morfond dans l'attente de quelqu'un qui viendra lui rouvrir les portes de la vie. Dans l'un et l'autre cas, quel drame à peine croyable. D'autres énigmes se greffent sur ce mystère : Simon a quitté le Temple, le 19 janvier, très mortifié en apparence et grondant fort contre l'ingratitude de Chaumette et de la Commune. Or, dès le lendemain, il s'en va vers le pauvre logement où vivent dans la retraite deux vieilles dames nobles, toutes deux ci-devant religieuses, et qui reçoivent chez elles un prêtre échappé comme elles aux policiers de la Terreur : on célèbre la messe dans leur mansarde ; et c'est pourquoi, entendant des coups frappés à leur porte, elles ont grand'peur : elles ouvrent cependant et se trouvent en présence d'un homme qu'elles ne connaissent pas. Voyant leur émoi : — Ne craignez rien, dit-il, je sais que vous recevez ici un prêtre ; je viens lui demander qu'il dise une messe, demain, pour le Roi, pour la Reine, pour madame Elisabeth et madame de Lamballe. Je suis Simon ; mais je ne vous trahirai pas, et je viendrai même assister à cette messe... Le trait est inattendu, trop gros d'effet théâtral ou feuilletonesque pour mériter d'être examiné par l'histoire. Pour ne le point taxer d'invraisemblance, il importerait de pouvoir, mieux qu'on ne l'a fait jusqu'à présent, pénétrer les sentiments intimes du peuple de France aux jours les plus tourmentés de la Révolution. Nombre des plus chauds et des plus sincères partisans de la République demeuraient attachés aux vieilles croyances et respectueux des traditions du passé : songe-t-on que, jusqu'en 1792 tout au moins, l'immense majorité de ceux qui furent les Conventionnels, les Jacobins, les membres de la Commune, avaient fréquenté les églises, assisté aux offices, accompli leurs devoirs religieux ? La rupture fut très brusque et le revirement tumultueux ; mais combien durent garder au fond de leurs cœurs, malgré les fanfaronnades et les hâbleries, le sentiment religieux, empreinte d'un long atavisme ? Témoin ce membre du Comité de Sûreté générale, Voulland qui, en pleine Terreur, allait dans les caves et dans les greniers assister pour son compte aux messes des prêtres réfractaires[53] que, officiellement et par devoir, il persécutait. Le fait qu'on vient de lire, si surprenant soit-il, montre que Simon était de ceux-là[54], et comment le mettre en doute puisqu'il a été révélé par la petite-fille même de la marquise de Tourzel, gouvernante du fils de Louis XV1, par la fille de Pauline de Tourzel, la compagne de jeux du Dauphin, par la petite-nièce des deux vénérables femmes auxquelles Simon s'était présenté, par madame Blanche de Béarn, enfin, en religion sœur Vincent, qui le tenait directement de son père[55]. A l'époque de la mort de Chaumette, Simon fut nommé à une place d'inspecteur des charrois[56] ; cet emploi ne l'éloignait pas de Paris puisqu'on verra encore l'ex-cordonnier monter, de temps à autre, sa garde au Temple ; quant à son épouse, elle n'a cessé de fréquenter à la prison ; dans cette geôle si bien gardée, on entre à son gré sans carte ; il suffit de ne point se présenter au grand portail oh fient les sentinelles, mais de frapper à la porte des écuries au moyen d'une pierre disposée à cet effet sur une penture de la porte, — à gauche. C'est un signal convenu entre le concierge Piquet et les gens du quartier. Le citoyen Lelièvre, l'économe actuel[57], s'étant aperçu de la manœuvre, en informe le Conseil du Temple, et les commissaires, voulant en faire l'expérience, sortent de l'enceinte, viennent cogner à ladite porte : deux citoyens qui passaient leur disent il y a une pierre à gauche ; frappez avec et l'on vous ouvrira. Ce qu'ayant fait ils entendirent Piquet venir, disant : — c'est de nos gens. Et il ouvrit aussitôt[58]. Les commissaires apprirent ainsi que, entre autres personnes, la citoyenne Simon logée, comme on l'a vu dans une maison voisine de la Tour, se procure ainsi le passage. Que vient faire là l'épouse du savetier ? Comment, à la rencontrer dans les cours de la prison, personne ne s'étonne-t-il de sa présence ? Pourquoi cette tolérance pour elle et tant de sévérité pour Tison, l'ancien valet de chambre des princesses ? Car celui-ci est maintenant au secret, dans une chambre de la petite Tour ; une chambre sans air et sans jour qu'éclaire seulement une meurtrière donnant sur l'escalier du donjon. Quel crime a commis Tison ? Nul ne le sait en décembre 1793, Hébert a demandé au Conseil général que la question fit l'objet d'un rapport[59]. Ce rapport rédigé par Godard[60], concluait à la mise en liberté du détenu, l'examen le plus minutieux n'ayant rien dévoilé qui fût à la charge dudit Tison[61]. Mais quelqu'un a intérêt à ce qu'il demeure reclus et obtient du Comité de Salut public l'ordre d'ôter au malheureux toute communication et de réduire son traitement de 500 livres par mois au simple nécessaire[62]. Qu'a-t-il fait, qu'a-t-il dit, qu'a-t-il vu cet homme que la Commune garde captif durant de longs mois, sans l'informer des causes de sa détention, sans écrou, sans procès, sans jugement ? Au moins les prisonniers d'État internés jadis à la Bastille avaient la consolation de ne pas ignorer qu'on les incarcérait parce que tel était le bon plaisir du Roi... ***Depuis l'exode de Simon, un silence absolu enveloppe donc
le Temple : des deux prisonnières du troisième étage on parle quelquefois ;
au Conseil général, un jour, Danjon indigna réclame contre la dépense
exorbitante qu'occasionne à la Commune les bouillons médicinaux fournis à la
fille du tyran[63]
; une autre fois Godard expose que ayant fait la
visite des appartements, la femme Elisabeth lui a présenté son dé à coudre,
percé et hors d'usage. Il remarque que ce dé
est en or et demande à le déposer avec son étui sur le bureau. La
Commune, grande et généreuse, arrête que cet objet sera vendu au profit des
indigents et qu'il sera fourni à la femme Elisabeth
un dé de cuivre ou d'ivoire[64]. Du petit Roi,
nul ne fait mention. Une fois cependant, — c'était après la mort de Chaumette
et d'Hébert, — des municipaux dénoncent leur collègue Crescend[65] : — il s'est présenté très souvent pour être de service au
Temple quoique son tour ne soit pas venu et il s'est apitoyé sur le sort de
Charles Capet, prétendant que cet enfant est
mal élevé. Crescend est aussitôt expulsé du Conseil et envoyé à la police[66]. Et voilà un
incident déconcertant : les commissaires ne se contentent donc pas de jeter
par le judas un coup d'œil au prisonnier cadenassé dans sou taudis ; ils
l'approchent ; ils causent avec lui ; il leur répond puisqu'ils peuvent juger
de sa mauvaise éducation ? Et pourquoi Crescend ne dit-il mot ? L'occasion
est belle pourtant de dévoiler l'horrible infection du cachot, le déplorable
état du louveteau, — crasseux,
rongé de vermine et disputant aux rats le pain qu'on lui jette. Personne
n'oserait préconiser le prolongement d'un si sordide supplice ; d'autant que
Chaumette n'est plus là pour détourner la discussion. L'Hôtel de Ville a
perdu en lui son pitre et son prédicateur favori : un nouveau venu, austère
et grave, remplace Anaxagoras au Parquet : c'est Payan, un protégé de
Robespierre, Payan qui, né d'une famille honorable et aisée de la Drôme, est
venu de sa province pour servir la Révolution, d'abord en qualité de
secrétaire du Comité de Salut public, puis de juré au Tribunal révolutionnaire
: le voilà maintenant agent national de la Commune et, sous son impulsion,
celle-ci, soigneusement recrutée, va se faire désormais, avec une souplesse
notoire, l'instrument docile de l'Incorruptible.
Par elle, Robespierre sera donc le maître du Temple plus encore que ne l'a
été Chaumette : n'est-il pas, d'ailleurs, en ce printemps de l'an II, maître
de toute la France ? Il commande au Comité de Salut public ; on l'acclame à
la Convention ; il a terrassé tout ce qui le gênait ou lui faisait obstacle,
Girondins, Hébertistes, Dantonistes, les réacteurs comme les exagérés, pour
parler le jargon du temps ; et l'on est d'accord avec ses panégyristes en
affirmant que, libre enfin d'orienter à son gré sa politique, il incline
maintenant vers la modération et cherche à fixer sur une base indestructible
les conquêtes de la Révolution. On aurait mine de forcer le paradoxe en insinuant que Robespierre, à cette époque de son apogée, préméditait un retour à la royauté constitutionnelle ; mais que rêvait-il ? On ne le sait pas. A coup sûr il rêvait quelque chose : le soin qu'il apportait à s'entourer de gens dévoués, sa recherche continuelle de patriotes ayant des talents plus ou moins, l'aversion, de jour en jour plus accentuée, qu'il professe pour les politiciens compromis ou corrompus, son besoin d'être renseigné par des policiers à sa dévotion, ces manifestations déistes contrastant volontairement avec les dévergondages sacrilèges des sectateurs de la Raison, tout indique qu'il préparait une évolution ; il n'ignorait pas que le peuple, las de sang, de misères, de discours et de désordre, acclamerait l'homme assez influent et assez hardi pour clore la Terreur, assurer la paix et rendre à la France sa quiétude abolie. En politique avisé et réfléchi, Robespierre ne pouvait se désintéresser plus que bien d'autres du petit Roi que l'on croyait toujours conservé au Temple pour être, à l'heure opportune, l'atout péremptoire des parties décisives. Le lendemain de l'exécution de la Reine, Saint-Just, reflétant la pensée de son maitre, avait dit : La guillotine a coupé là un puissant nœud de la diplomatie des dotes de l'Europe[67]. A défaut de la mère, le fils pouvait avantageusement servir de gage ; qui parlerait en son nom aux puissances coalisées serait certain d'être écouté, et ce patriotique espoir était d'ailleurs le seul motif qui justifiât la longue détention de l'enfant. Du groupement de certaines indications jusqu'à présent si
disséminées qu'elles sont demeurées inaperçues, ressort, très plausible, la
présomption que Robespierre ne déprisait pas l'otage dont il se flattait de
pouvoir à l'occasion disposer : c'est d'abord une note de l'espion anglais
écrivant pour lord Grenville, à la date du 25 avril : On ne doute pas que, dans la position actuelle des choses,
Robespierre n'ait un de ces deux projets d'emmener le Roi dans les provinces
méridionales si les armées (ennemies)
s'approchent de Paris, et c'est là le projet du
Comité ; — ou d'emmener le Roi à Meudon et de
faire son traité personnel avec la puissance qui s'approcherait de Paris,
— et c'est là le projet dont on accuse Robespierre.
Il fallait, pour le mener à bonne fin, s'assurer la possibilité d'extraire du
Temple, avec toute la discrétion possible, l'enfant prisonnier. Il semble
bien qu'on s'en soit occupé : parmi les papiers trouvés chez Robespierre fut
découvert un carnet garde-notes ayant
appartenu à Payan et tir lequel celui-ci griffonnait en phrases rapides le
rappel de ce qu'il avait à faire dans sa journée : on y rencontre ce
feuillet, fion daté, mais qui, d'après l'examen de ceux qui le précèdent et
de ceux qui le suivent, doit se rapporter à mai 1794. La Chose, au premier
abord, parait assez hiéroglyphique ; la voici textuellement reproduite : 1° Cuisinier à nommer. 2° Faire arrêter l'ancien. 3° Villers, ami de Saint-Just, à employer. 4° Charger le maire et l'agent municipal de l'exemption. 5° Nicolas instruira Villers. 6° Opium. 7° Un médecin. 8° Nomination des membres du Conseil. 9° Placer, les deux ou trois premiers jours, des nouveaux. 10° Procès-verbal nous présents (sic)[68]. Si l'on se rappelle que, de tous les serviteurs importants du Temple, le cuisinier Gagnié restait le seul qui n'eût pas été renvoyé ; que Villers est le nom d'un jeune homme, ancien officier de dragons, qui avait partagé avec Robespierre, aux débuts de sa carrière, le modeste logement de la rue de Saintonge[69] ; qu'après l'avoir perdu de vue Robespierre, au moment de sa plus haute fortune, s'informa de lui ; que Nicolas, l'imprimeur, juré au Tribunal révolutionnaire, était un fanatique de l'Incorruptible et comptait parmi ses gardes du corps ; si l'on observe que cette nomination des membres du Conseil où l'on placerait les deux ou trois premiers jours des nouveaux, parait bien se rapporter au Conseil du Temple et ne peut même se rapporter qu'à lui ; que l'opium servira à endormir quelqu'un, et le médecin à surveiller l'effet de ce narcotique, on constate que toutes ces précautions, notées sur le carnet de Payan, semblent indiquer un projet qu'on ne veut pas ébruiter, pour l'exécution duquel on n'aura recours qu'à des confidents très sûrs, mais dont on dressera cependant procès-verbal — nous présents — preuve que l'affaire est d'importance et que le constat exige une rédaction sans équivoque. Mai 1794. — L'époque est bien choisie : seule des
princesses demeure au Temple Madame Royale, qu'il sera facile d'abuser, au
cas où quelque bruit de l'événement viendrait jusqu'à elle : on est
débarrassé de madame Elisabeth dont la méfiante perspicacité aurait pu être
gênante : en vingt-quatre heures, elle a été enlevée du Temple, jugée,
condamnée, exécutée... Le soir de ce même jour, qui était le 10 mai,
Robespierre entra, comme il le faisait souvent, dans la boutique du libraire
Maret, au Palais-Royal. En feuilletant les livres nouveaux, il s'informait
des nouvelles ; comme il demandait sur quoi roulaient les conversations,
Maret, royaliste et catholique convaincu[70], ne put, malgré
l'indifférente bonhomie qu'il affectait d'ordinaire, réprimer son indignation
: On murmure, on crie contre vous, dit-il ; que vous avait fait madame Elisabeth ? Pourquoi avez-vous
envoyé à l'échafaud cette innocente et vertueuse personne ? — Je vous garantis, mon cher Maret, répliqua
Robespierre, que, loin d'être l'auteur de la mort de
madame Elisabeth, j'ai voulu la sauver : c'est ce scélérat de
Collot-d'Herbois qui me l'a arrachée[71]. Sa visite au
libraire, la question qu'il lui pose, en un tel jour, sont révélatrices de
ses préoccupations du moment ; car, vers ce même temps, le lendemain de ce
jour, peut-être[72],
il visita le Temple. Madame Royale a noté dans son journal : — Il vint un jour un homme que je crois qui était
Robespierre : les municipaux avaient beaucoup de respect pour lui et sa
visite fut un secret ; les gens de la Tour ne savaient pas qui il était. Il
vint chez moi, me regarda insolemment, regarda les livres, et, après avoir
chuchoté avec les municipaux, il s'en alla. Ce n'était pas seulement
pour regarder insolemment la fille de Louis
XVI que Robespierre risquait cette inspection au Temple où il n'était venu
qu'une fois, près de deux ans auparavant[73] : avant de
monter chez Marie-Thérèse, il s'arrêta, bien certainement, au second étage.
Vit-il le Dauphin ? Descella-t-on pour lui cette porte fermée à clous et à vis, qui séparait des vivants
l'enfant séquestré ? Ici, comme tout au long de l'histoire de la captivité du
Temple, on se heurte à des constatations inconciliables : le fait même de la
visite de Robespierre devrait être rejeté si on n'en trouvait, en quelque
sorte, le corollaire dans un rapport de l'agent de lord Grenville écrivant ; Dans la nuit du 23 au 24 — mai, — Robespierre alla chercher le Roi au Temple et le conduisit
à Meudon. Le fait est certain, quoiqu'il ne soit connu que du Comité de Salut
publics On croit être assuré qu'il a été ramené au Temple dans la nuit du 24
au 25 et que ceci était un essai pour s'assurer de la facilité de s'en
emparer. Plus loin, l'Anglais affirme que le Roi
était rentré au Temple le 30 mai[74]. On comprend bien Robespierre, soucieux de la dignité et de l'intérêt de la France, soustrayant le petit prisonnier à l'horreur de sa réclusion et l'installant au château de Meudon, séjour convenable et salubre qui, depuis longtemps, aurait dû être choisi comme lieu de détention du fils de Louis XVI, C'était faire à la fois acte d'humanité et de bonne politique. Mais pourquoi, aussitôt le difficile transfèrement accompli, permettre la réintégration au Temple ? Dans l'esprit déconcerté par une combinaison si inutile, si hasardeuse et si compliquée, s'affirme la croyance d'une substitution préalable dont Robespierre n'avait jusqu'alors aucun soupçon. Il entreprend de mettre fin au martyre de cet innocent ; et constate tout à coup que quelqu'un a fait le coup avant lui ! L'enfant qu'il vient de tirer de l'infecte prison n'est pas le petit Roi ! Il s'en aperçoit dès qu'il l'examine à loisir, dès qu'il le presse de questions. Que faire ? Publier le fait, ébruiter sa déconvenue ? Mais c'est apprendre à l'Europe entière que la République a perdu le gage sur lequel elle fonde depuis si longtemps l'espoir d'entrer en composition avec ses ennemis. Mieux vaut ne rien dévoiler et réincarcérer l'anonyme, pour qui le Temple est une investiture et qui, à condition de ne jamais le produite ; pourra encore servir à des négociations éventuelles. Ce n'est là qu'une hypothèse, ou, pour mieux dire, une induction, — périlleux procédé de raisonnement, interdit aux historiens, mais qui trouve en ce sujet son excuse dans l'obscurité où l'on se débat. Et cette induction, poussée plus avant, éluciderait encore peut-être le revirement singulier qui s'opère, à cette même époque, dans l'attitude de Robespierre : dès les premiers jours de juin, il est visiblement désemparé : il déserte le Comité de Salut public[75] ; il résigne complètement sa part d'autorité dictatoriale et abandonné à ses collègues l'exercice du gouvernement[76]. Son plus fervent apologiste, Ernest Hamel, cherchant à discerner les causes de ce renoncement subit, avoue qu'il est assez difficile de se prononcer bien affirmativement à cet égard[77], et Robespierre lui-même, dans ce beau et ténébreux discours qu'on a appelé son testament de mort se contentera de donner comme le motif de sa retraite volontaire l'impuissance de faire le bien et d'arrêter le mal. Piètre excuse pour un homme politique qui se replie après avoir engagé dans son jeu tant de partisans choisis et déterminés. Cette impuissance n'en avait-il pas eu la nette vision du jour où il s'était vu frustré, alors qu'il croyait le saisir, de l'enfant royal, but secret de sa politique ? Conjecture qui semblera paradoxale, — fantaisiste, peut-être, — et que les historiens n'ont pas jusqu'ici envisagée parce qu'aucun d'eux n'a encore évalué justement l'importance de ce bambin de neuf ans qui, comme on l'a dit, ne pouvait sortir de sa prison sans être le premier des Français, le Roi[78]. ***Le 8 thermidor, Dorigny, officier municipal de la section de Popincourt, disait à des citoyennes de son quartier : — Vous seriez bien étonnées si, demain, on vous proclamait un Roi[79]. Le jour suivant, Robespierre tombait et la Commune de Paris s'effondrait avec lui[80]. Barras, porté par les circonstances au poste de général en chef de l'armée de l'Intérieur et du commandement de Paris, avait aidé au triomphe de la Convention : il se trouvait hériter soudainement de l'autorité prépondérante de celui qu'il venait d'abattre, et il semble bien qu'il ne tarda pas d'une heure à viser le même objectif. Comme tous ceux qui l'ont précédé au gouvernail du vaisseau ballotté de la Révolution, il met le cap sur le Temple, afin de s'assurer de la personne du petit Capet. Le bruit de l'évasion du jeune prince s'est répandu pendant la nuit, et a trouvé des crédules jusque dans les Comités de la Convention[81]. Le 10, à 6 heures du matin[82], Barras est à la prison : il ordonne qu'on lui montre le fils de Louis XVI. Enfin ! On va donc connaître les conditions de cette séquestration de six mois, et percer l'obscurité qui la couvre... Non ! On ne saura rien. Voici textuellement la courte
relation que Barras a laissée de cette visite : — Je
fus au Temple[83] ; je trouvai le jeune Prince clans un lit à berceau au
milieu de sa chambre ; il était assoupi ; il s'éveilla avec peine ; il était
revêtu d'un pantalon et d'une veste de drap gris ; je lui demandai comment il
se trouvait et pourquoi il ne couchait pas dans le grand lit ; il me
répondit : — Mes genoux sont enflés
et me font souffrir aux intervalles lorsque je suis debout ; le petit berceau
me convient mieux. J'examinai les genoux
; ils étaient très enflés, ainsi que les chevilles et que les mains ; son visage
était bouffi, pâle ; après lui avoir demandé s'il avait ce qui lui était
nécessaire, et l'avoir engagé à promener, j'en donnai l'ordre aux
commissaires et les grondai sur la mauvaise tenue de la chambre... Je me rendis au Comité de Salut public : l'ordre n'a pas
été troublé au Temple ; mais le prince est dangereusement malade ; j'ai
ordonné qu'on le fit promener et fait appeler M. Dussault (sic), Il est
urgent que vous lui adjoigniez d'autres médecins, qu'on examine son état et
qu'on lui porte tous les soins que commande son état (sic) ; le
Comité donna des ordres en conséquence. On le voit : rien n'indique que pour parvenir jusqu'au prisonnier il fût nécessaire de convoquer des ouvriers, d'employer le pic ou la tenaille, ni de desceller aucune porte le récit contient, il est vrai, une allusion à la mauvaise tenue de la chambre ; mais rien encore n'évoque l'idée d'un cloaque oh les ordures, les débris de nourriture, les immondices accumulés rendent l'air irrespirable. Si leur auteur n'était le fourbe le plus avéré de l'histoire, ces quelques lignes suffiraient seules à détruire la légende de la séquestration. En outre, dans cette relation, pourtant, si précieuse, puisqu'elle émane de celui qui, le premier, a vu le prisonnier après deux cents jours d'une mystérieuse réclusion, il y a des lacunes, impardonnables si elles ne sont voulues : Barras reconnut-il le fils de Louis XVI dans l'enfant qu'on lui présenta ? Il ne le dit point. Il n'était jamais allé à la Cour ; mais il pouvait avoir aperçu le jeune Prince dans les jours qui précédèrent le 10 août 1792, et il conçut certainement un doute en trouvant sur ce grabat ce garçonnet mal éveillé, bouffi et ankylosé qui ne pouvait ressembler en rien ni à l'enfant charmant et vif des Tuileries, ni à ses portraits naguère répandus à profusion. Barras, pour s'assurer de l'identité du captif, dut l'interroger avec quelque insistance, et ne se contenta pas de lui demander pourquoi il préférait le berceau au grand lit. Il est singulier qu'il n'aborde pas dans son récit ce point essentiel. Quelque insensible qu'il fût aux souffrances d'autrui, la curiosité, à défaut d'autre sentiment, la surprise de ce qu'il voyait, la vanité de se poser en libérateur, l'incitèrent à prolonger son enquête. Chez Madame Royale, où il monta après sa visite au deuxième étage, il fut beaucoup plus loquace et précautionneux : — il me parla, m'appela par mon nom, me dit beaucoup d'autres choses..., écrit la jeune princesse, et il prolongea sa visite au point que Marie-Thérèse dut le congédier d'un mot poli[84]. Du reste, si Barras crut ce jour-là avoir été mis en présence du Dauphin, sa conduite postérieure prouve qu'il ne tarda pas à être détrompé. Les trois derniers commissaires désignés par la Commune pour présider à la surveillance du Temple furent nommés dans la soirée du 8 thermidor[85]. Le Conseil général était, le 9, trop tragiquement occupé pour songer à déléguer trois de ses membres à la prison royale. Les municipaux de garde depuis le 8 au soir restèrent donc à leur poste le 9, le 10 et le 11[86], ce qui les sauva probablement de la guillotine. Mais ils ne pouvaient demeurer là indéfiniment, la Commune, — qui finissait comme elle avait commencé, par l'insurrection, — se trouvant dissoute et tous ses membres mis hors la loi. Il fallait donc au plus tôt s'ingénier à trouver des gardiens pour les deux enfants prisonniers et, dans la journée du 10, le Comité de Sûreté générale confia cette mission délicate à Jérôme, membre du Comité révolutionnaire de la section de Bondy, et à Albert, investi d'un mandat similaire par la section de l'Unité. Mais le général Barras voulait là un homme à lui. Durant la bataille du 9 il avait remarqué le zèle un peu turbulent d'un jeune patriote, créole de la Martinique, Christophe Laurent[87], qui avait eu la perspicacité de faire montre, durant la crise, d'un enthousiasme ardent pour la cause conventionnelle et d'une animosité non moins accentuée contre la Commune. Laurent avait, d'ailleurs, auprès du général un répondant en la personne du secrétaire intime de celui-ci, Botot, titulaire de la justice de paix de la section du Temple dont Laurent était le greffier. L'arrêté du 10 fut donc rapporté : Albert et Jérôme restèrent chez eux et, le 11, le créole fut nommé gardien provisoire des enfants de Capet[88]. Il se rendit au Temple à 9 heures et demie du soir, fut reçu par les trois commissaires survivants de la Commune anéantie qui l'installèrent, le conduisirent aux chambres des deux prisonniers et disparurent[89]. Laurent était intelligent, actif, d'esprit délié et d'extérieur agréable ; il s'exprimait bien, écrivait avec facilité et ses manières contrastaient avantageusement avec celles des sans-culottes à bonnet rouge et à façons grossières qui, depuis près de deux ans, avaient régné sur le Temple. Il doit uniquement sa nouvelle situation à la protection de Barras ; il est tout dévoué au général : il va donc suivre scrupuleusement ses instructions ; c'est dire qu'il promènera le prisonnier ; qu'il invitera le docteur Desault, chirurgien en chef du grand hospice de l'Humanité, — l'Hôtel-Dieu, — à examiner le petit malade ; qu'il fera nettoyer et aérer la chambre et prendra le plus grand soin de l'enfant dont il est le seul surveillant responsable... Rien de tout cela ! Laurent se garde d'appeler le médecin ; le pauvre captif ne sort pas de son cachot ; bien plus, son nouveau gardien redoute tant de le laisser voir qu'il ne se permet pas même d'introduire dans la chambre des hommes de peine pour l'approprier. Quelle raison à cette inexcusable incurie ? N'était-ce pas que Laurent avait, dès le premier contact, la certitude de l'absence du Dauphin ? Une pièce d'archives, conservée parmi les papiers du Temple, semble confirmer cette hypothèse : c'est l'ordre donné par Laurent lui-même, le surlendemain de son entrée au Temple, d'apposer d'urgence les scellés sur les papiers de Simon ; et ce document, insignifiant en apparence, est singulièrement démonstratif. Le 11 au soir, en arrivant à la prison, le créole trouve l'enfant endormi ; le lendemain matin seulement, il s'occupe de lui, le questionne. Depuis le départ de Simon, il est le premier qui puisse causer à loisir avec le petit abandonné ; le premier qui prenne la peine et le temps de lui inspirer confiance, de le dorloter, d'éveiller sa mémoire, de le confesser ; et il ne lui faut pas longtemps pour s'assurer que cet enfant n'est pas le fils de Louis XVI. Barras est avisé aussitôt : qui le détient ? qui peut indiquer le lieu où il se cache ? La révélation est un trait de lumière : voilà donc expliqués cette relégation du prisonnier, cet isolement de six mois. Six mois ! Ce laps de temps concorde avec la retraite de Simon, l'aveugle agent de Chaumette et d'Hébert. Tous deux sont morts depuis longtemps ; Simon vient de finir sur l'échafaud de Robespierre ; mais peut-être subsiste-t-il chez lui quelque indice dont il faut s'assurer au plus vite. Voilà pourquoi Laurent, usurpant des attributions tout à fait en opposition avec son emploi de geôlier, Laurent que, légalement, ça ne concerne en rien, prend sur soi de requérir l'apposition des scellés sur les effets du cordonnier[90]. De cette façon, si l'on y découvre quelque chose, tout restera entre Barras et ses deux créatures, Laurent, promoteur de la mesure, et Botot, juge de paix de la section. L'ingérence du créole en cette affaire serait absolument inexplicable si elle n'impliquait une corrélation entre un incident de ses fonctions actuelles et la gestion depuis longtemps périmée de Simon. Le raisonnement paraîtra-t-il trop subtil et la conséquence arbitraire ? On a d'autres présomptions de la conviction née dans l'esprit de Laurent : et d'abord, apprécie-t-on à sa valeur la conception de cet étourdi de Barras qui donne pour garde du corps ce créole de vingt-quatre ans[91] à une jeune fille de seize ans ? Tout le jour et toute la nuit il peut entrer chez elle; elle ne voit que lui d'être humain, pas une femme ne pénètre à la Tour; il dispose de toutes les clefs et ouvre toutes les portes; plus un commissaire pour partager la surveillance, et, comme il se montre d'une politesse à laquelle Marie-Thérèse n'est plus accoutumée, comme il est respectueux et complaisant[92], — étranges nouveautés pour la jeune princesse, — il n'est pas interdit de penser qu'une sorte de camaraderie s'établit entre eux. Certes, on a la certitude que la fierté de la fille de Marie-Antoinette la garde contre toute surprise de sa jeune imagination ; mais, depuis le départ de madame Élisabeth, elle ne s'est entretenue avec personne : il y a un an qu'elle n'a aperçu d'autres hommes que les commissaires exécrés de la Commune, les porte-clefs brutaux ou les domestiques chargés de déposer à sa porte l'eau, le bois ou le linge rapporté par la blanchisseuse : et l'apparition dans sa vie monotone de ce jeune créole discret et de bonne éducation doit éveiller sa curiosité. Quant à lui, il n'est pas possible qu'il n'éprouve pas pour son attachante pupille un sentiment de vénération attendrie : le fait d'être enfermé dans une sombre tour avec une jeune princesse persécutée constitue une situation courante dans les contes bleus ou les tendres romans de galante chevalerie, mais extrêmement rare et délicate dans la vie réelle. Car Laurent est reclus, lui aussi : il ne sort pas du Temple et sa seule distraction est de retrouver, aux heures des repas, à la chambre du Conseil, les deux officiers commandant la garde et Liénard[93], le nouvel économe, nommé le 12 thermidor en remplacement de Lelièvre mis en arrestation. Quoi d'étonnant à ce qu'il manifeste de l'empressement quand il entend l'appel de la sonnette de la prisonnière, appel qui retentit peut-être un peu plus fréquemment qu'il n'est strictement indispensable au bon fonctionnement du service. Qu'on n'imagine pas que s'amorce ici une idylle romanesque dont la seule supposition serait aussi imaginaire que déplacée[94], mais il importe de connaître l'attitude affectée par Laurent quand Marie-Thérèse lui parlait de son frère : étant admise cette espèce d'intimité, née forcément entre la jeune fille et son surveillant, elle lui demanda certainement à voir le Dauphin. Il ne pouvait arguer de sa consigne pour repousser cette requête, puisque Barras, à sa première visite, d'autres conventionnels plus tard, avaient donné l'ordre qu'on réunit le frère à la sœur et qu'on les fit promener ensemble[95]. La clémence règne : en ce thermidor ensoleillé où s'ouvrent toutes les prisons de France, qui protesterait si, durant une heure ou deux, les enfants du tyran jouaient ensemble sous les marronniers du jardin ? Comment donc Laurent résiste-t-il aux prières de la prisonnière ? Pourquoi s'obstine-t-il à ne rien entendre de ses supplications ? Puisqu'il est seul maitre à la Tour, puisque nul ne contrôle ses actes, puisqu'il ne transgresserait aucun règlement en leur permettant de s'embrasser, comment a-t-il le courage de ne point leur accorder tette immense joie ? Qu'a-t-il pu dire à Marie-Thérèse pour se débarrasser de ses instances ? Elle note, dans son Journal, qu'il témoigne de la pitié au petit prince, qu'il le lave, qu'il le baigne[96] ; elle sait qu'il lui procure un lit propre[97] ; mais elle sait aussi que le pauvre petit est toujours seul dans sa chambre et qu'il resta ainsi durant tout l'été. — Laurent, écrit-elle, entrait chez lui trois fois (par jour) ; mais, par peur de se compromettre, il n'osait pas (sic). Ainsi voilà qui est avéré : — ou bien Laurent ment à Madame Royale ; il lui laisse croire que rien n'est changé depuis le 9 thermidor, que la Terreur sévit toujours, et qu'il risquerait l'échafaud s'il lui permettait de voir son frère ; il ne dit rien des ordres qu'il a de réunir les Enfants de France ; — ou bien ces ordres ont été révoqués aussitôt que reçus, et on en revient toujours au même mot : Pourquoi ? sinon parce qu'on ne peut montrer l'enfant qu'on détient. Laurent doit mentir encore aux gardes nationaux, aux gens de service, qui, eux aussi, s'étonnent de cette réclusion anormale ils ne se laissent pas duper comme Madame Royale ; mais, à ceux-là, le créole raconte que le petit Capet est trop malade pour profiter des autorisations accordées : comment parvient-il à leur faire croire que cet enfant de neuf ans, enfermé depuis six mois, refuse de sortir au grand air, de retrouver ses jeux de naguère, ses ballons, ses palets, ses raquettes ? qu'il n'a pas, — si c'est lui ! — réclamé son chien, manifesté le désir de retrouver ses chers oiseaux ? Mais non ! Quoique l'intérêt bien entendu de l'Etat exige qu'on produise le fils de Louis XVI, qu'on proclame sa présence, personne n'est admis à l'entrevoir, fût-ce un instant : des trois garçons servants, Caron, Vandebourg et Lermouzeau, qui montent à heure fixe les repas depuis les cuisines jusqu'aux étages, aucun ne témoignera jamais l'avoir directement servi. Laurent demeure inflexible et la prison reste impénétrable : nul geôlier ne fut moins communicatif, plus silencieux, plus fermé. Ce mutisme, cette réserve circonspecte et méfiante contrastaient si singulièrement avec l'âge du personnage, son origine coloniale et son passé mouvementé que sa transformation parut louche à ceux qui l'avaient connu précédemment : on s'en émut dans le quartier et ses anciens collègues dé là section du Temple rendirent un arrêté portant que Laurent avait perdu leur confiance, et qu'ils considéraient comme impolitique et même dangereux pour l'intérêt public qu'un tel homme demeurât chargé de la garde du fils de Capet[98]. Sûr de lui et confiant eh son protecteur, Laurent ne sourcilla pas : il porta crânement plainte nu Comité de Sûreté générale, protestant que Si justice ne lui était pas rendue il était prêt à se démettre de l'emploi qu'il n'avait sollicité en aucune manière[99]. Il ne changea rien, d'ailleurs, à sa façon d'agir et parvint à séquestrer si parfaitement son prisonnier que les soldats citoyens convoqués chaque jour au Temple pour y assurer la garde de la Tour, s'étonnaient de ne jamais apercevoir le fils du tyran, prétexte du dérangement qu'on leur imposait, et se plaignirent un jour de ne pas savoir s'ils gardaient des pierres ou autre chose[100]. Si, à défaut de preuves, ces constatations de détails autorisent à admettre que le fils de Louis XVI avait quitté le temple au départ de Simon, pour une destination demeurée inconnue, et était remplacé dans sa prison par un autre enfant, toutes les péripéties dont l'aperçu sommaire va suivre, se succèdent et s'enchaînent intelligiblement. Si, au contraire, on persiste à penser que le Dauphin est toujours là, que c'est bien lui dont Laurent assure la rigoureuse surveillance, il faut renoncer à saisir une relation quelconque entre les divers épisodes composant la fin de l'histoire du Temple et dont la juxtaposition chronologique forme, dans ce cas, le plus extravagant des imbroglios. Le premier en date de ces épisodes est l'enlèvement, ou, pour dire plus exactement, le transfèrement du petit prisonnier dans le mois qui suivit le 9 thermidor. Barras, ainsi qu'on va le voir, s'était, dès avant cette date fameuse, engagé à tirer de leur prison les enfants de Louis XVI et à les établir dans une résidence plus convenable à leur âge et à la dignité de la République : il avait payé de cette promesse certains concours indispensables à la préparation de sa campagne contre Robespierre. Jusque-là, rien que d'admissible : car ce qui surprend, ce ne sont pas les tentatives faites pour assurer aux deux enfants un sort moins misérable et moins injuste, mais, au contraire, l'obstination de ceux, — s'il en est de sincères, — qui réclament pour ces orphelins inoffensifs la détention indéfinie. Le projet de Barras n'était pas d'opérer clandestinement la translation des détenus ; elle devait être effectuée avec l'assentiment tacite et la connivence de certains de ses amis de la Convention ; Laurent avait été choisi pour en préparer discrètement les moyens. Mais la découverte inopinée et stupéfiante faite par le créole constatant que l'enfant laissé au Temple par la Commune n'était pas le fils du Roi, plaçait Barras dans une intense perplexité. Qu'allait-il faire ? Proclamer l'escamotage accompli ? Il n'y fallait pas songer : l'aveu eût diminué la France aux yeux de ses ennemis. La politique, sinon la droiture, commandait d'agir comme si l'on ne s'était pas aperçu de la substitution, de remettre aux constitutionnels auxquels on l'avait promis le prisonnier du Temple tel qu'on en héritait de la Commune défunte, quitte à n'en rien publier, dans l'espoir que, en gagnant du temps, le vrai Dauphin sortirait de l'ombre où il était tenu avant que la supercherie de son remplacement intérimaire eût été ébruitée. Barras résolut donc de garder pour lui seul le secret que lui avait révélé Laurent, se réservant d'en jouer, le cas échéant, au mieux de son intérêt personnel ; mais cette comédie interdisait de faire sortir du Temple, ainsi qu'on en était convenu, Marie-Thérèse en même temps que son pseudo-frère : il importait, en effet, de prévenir l'esclandre inévitable qui résulterait de sa réunion avec un inconnu. Il était donc de toute nécessité de ne point laisser vide au Temple la place de l'enfant qu'on allait en extraire, et d'y mettre un nouveau substitué qu'on choisirait plus taciturne encore que le premier. De cette combinaison louche, on ne connaît aucune circonstance : la date de la translation n'est pas indiquée ; mais on la doit fixer antérieurement au 14 fructidor — 31 août 1794[101] ; — quant à sa réalité, il faudrait pour la mettre en doute, récuser un document dont il est difficile de contester l'autorité et qui n'est autre que le procès-verbal d'une séance secrète du Directoire[102] au cours de laquelle on voit les cinq Directeurs, Carnot, Rewbel, La Revellière-Lépeaux, Letourneur et Barras, s'entretenir de l'enlèvement du Dauphin comme d'un fait avéré et approuvé par eux tous. Tous cinq ont fait partie, à diverses époques, des Comités de la Convention[103] ; ils connaissent donc à fond les dessous de la politique et les intrigues de tout genre nées, depuis plusieurs années, du conflit des partis tour à tour triomphants et vaincus. Or, en cette séance secrète, ils parlent entre eux d'un certain banquier, nommé Petitval, très honnête homme selon l'avis unanime, à la caisse duquel Barras puisa largement quand il fallut préparer la révolution thermidorienne[104]. Il avait, en effet, pour abattre Robespierre, acheté un certain nombre de Conventionnels, et Petitval l'avait sûrement guidé en cette délicate manœuvre, étant possesseur de la liste de ceux des représentants du peuple qui recevaient des subsides de l'Angleterre[105]. Avant de mourir, Louis XVI avait remis ses instructions concernant son fils à M. de Malesherbes ; celui-ci, à son tour, avait confié à Petitval, qu'il tenait en haute estime, le soin de recouvrer des sommes dues à la famille royale[106] ; en retour de l'aide pécuniaire apportée à l'opération de thermidor, Petitval avait obtenu que le Dauphin séjournerait chez lui, au château de Vitry ; Barras et ses amis y avaient consenti à la condition que l'enfant demeurerait toujours à la disposition de la Convention et que des précautions fussent prises pour qu'on ne pût l'enlever[107]. Si on ne l'avait pas laissé au Temple, c'est parce qu'il ne pouvait pas y recevoir les soins que réclamait son état[108] et, d'autre part, on ne pouvait rendre le fils de Louis XVI à une liberté complète[109] ; Barras l'avait déclaré nettement aux représentants de la droite, à la veille de Thermidor[110], alors, sans doute, qu'ils réclamaient la délivrance du petit Roi comme prix de leur coopération. Cet aveu de Barras est très favorablement entendu par ses collègues du Directoire : nul n'en paraît surpris ni formalisé : il ne leur apprend rien qu'ils ne connaissent et qu'ils n'approuvent. L'intègre La Revellière estime qu'il était contraire au principe républicain d'enfermer les enfants de Louis XVI ; cette mesure ne se justifiait à aucun point de vue ; on n'avait pas à faire supporter à ces enfants les fautes de leurs parents ; leur emprisonnement ne pouvait s'éterniser ; on eût toujours été dans l'obligation d'y mettre un terme[111] ; et Rewbel opine également disant : — J'ai la prétention d'être aussi bon républicain que quiconque ; mais je n'aime pas beaucoup que l'on persécute les femmes et les enfants[112], et La Revellière conclut : — On s'aperçoit aujourd'hui combien la politique des anciens comités de gouvernement à été funeste ; tous nos embarras viennent de cette politique[113]. ***Ainsi donc, d'après la déclaration de Barras lui-même et le témoignage affirmatif de ses quatre collègues, l'enfant du Temple se trouvait, — depuis la fin d'août 1794, — chez Petitval, au château de Vitry, belle construction datant de vingt ans à peine, qu'entourait un vaste parc clos de murs[114]. Qui donc Laurent gardait-il si jalousement au Temple ? Quel enfant exhibait-il aux membres du Comité de Sûreté générale qui, de temps à autre, inspectaient la prison ? Etaient-ils donc tous dans le secret ? Si le remplacement du Dauphin disparu par un substitué explique de façon satisfaisante l'isolement imposé à ce malheureux, il est bien difficile d'admettre que les Conventionnels se laissassent duper tour à tour avec tant de docilité. Ces visites des représentants du peuple à la prison sont, pour bien des mois, les seuls incidents dont on puisse attester la certitude ; tout le reste est légende ou roman. A n'emprunter qu'aux documents incontestablement authentiques, l'histoire du prisonnier du Temple va se réduisant et s'appauvrissant de jour en jour. Le 14 fructidor, — 31 août, — deux membres du Comité de Sûreté générale se présentent à la prison le matin, vers dix heures. Ils viennent s'assurer que l'explosion de la poudrière de Grenelle qui mit en émoi toute la ville n'a en rien troublé la tranquillité et la sûreté du Temple[115]. D'après une lettre de Laurent datée du jour même, ils ont fait la visite de la Tour, constaté l'existence des deux enfants de Capet[116], donné l'ordre de doubler la garde ce qui a été exécuté sur-le-champ et avec le plus grand zèle par un détachement de la section du Temple. Laurent profita de leur présence pour solliciter l'autorisation d'introduire des hommes sûrs dans l'appartement du petit Capet afin de l'approprier et de faire disparaître la vermine occasionnée par la malpropreté[117]. Ainsi, malgré les instructions formelles dont se targue Barras, on avait attendu plus d'un mois avant de procéder à ce nettoyage. Attendu quoi ? Que la nouvelle substitution fut opérée ?... Un mois plus tard, le 28 septembre, — deuxième jour des sans-culottides, — c'est à la tribune de la Convention qu'on parle du petit Capet. A la suite de la lecture d'une lettre de province annonçant un soulèvement au nom de Louis XVII, Jourdan (de la Nièvre) demande pourquoi il existe encore au cœur de la République un point de ralliement pour l'aristocratie. — Le fœtus capetien sert aux méchants de prétexte à leurs exécrables exploits ; et Duhem, renchérissant, s'étonne à son tour qu'un peuple qui a eu le courage d'envoyer son tyran à l'échafaud conserve encore dans son sein un rejeton, héritier présomptif de la Royauté. Il propose donc que le petit Capet soit vomi hors du territoire français et l'Assemblée renvoie la question à ses Comités[118]. Ceci n'était pas sans inquiéter Laurent : si la Convention décrétait le bannissement du petit prince et de sa sœur, qu'arriverait-il le jour où l'on viendrait solennellement au Temple constater, sérieusement cette fois, — l'identité du prisonnier avant de le livrer aux puissances étrangères ? Soit qu'il fût bien conseillé, soit que, de lui-même, il jugeât urgent de mettre sa responsabilité à couvert, dès qu'il eut connaissance de la proposition de Duhem, il écrivit au Comité de Sûreté générale exposant que, depuis son entrée au Temple, il a plusieurs fois réclamé le concours d'un ou de deux collègues et n'a jamais reçu de réponse. Aujourd'hui qu'on parle de royalistes et que les précautions ne sauraient être portées trop loin, il renouvelle ses instances. S'il arrivait en ce moment quelque événement, ajoutait-il, je ne pourrais pas vous en instruire moi-même... Le Comité ne prêta aucune attention à cette missive, pourtant presque comminatoire : le prisonnier du Temple est évidemment le plus mince de ses soucis et tout ici fleure la comédie concertée entre Laurent et le Comité, — ou du moins quelqu'un d'influent au Comité, car jamais ne se rencontrèrent si crâne désinvolture chez un subalterne et si complète insouciance chez des gouvernants responsables. Malgré l'embarras qu'on éprouve à enchevêtrer tant d'intrigues, l'ordre chronologique des faits commande ici l'introduction de nouveaux acteurs qui vont, comme tant d'autres, entrer en scène, jouer confusément un bout de rôle et disparaître aussi déçus et décontenancés que les précédents personnages de cette action obscure. Une Anglaise, riche et entreprenante, madame Atkins, étant parvenue naguère à pénétrer dans le cachot de la Reine lorsque celle-ci était à la Conciergerie, avait juré à la souveraine de tenter, par tous les moyens possibles, la délivrance du Dauphin. Rentrée en Angleterre, elle s'occupa activement à remplir sa promesse et, peut-être, le fit-elle avec plus d'ardeur et se dévouement que de méthode. Madame Atkins était intimement liée avec le comte Louis de Frotté, le valeureux promoteur des insurrections de Normandie ; elle avait aussi engagé dans sa tentative le baron de Cormier, ci-devant procureur au présidial de Rennes, personnage déterminé et remuant, en dépit de sa goutte et de son embonpoint. Tels étaient les deux confidents de la généreuse Anglaise, les deux fortes têtes du complot[119]. Or, après nombre de pourparlers, de tâtonnements, de projets avortés, de combinaisons aussi vite abandonnées que conçues, au début de ce mois d'octobre 1794, Cormier jeta à celle qui l'employait ce cri de triomphe : — Il faut que je vous écrive un petit mot à la hâte... Je crois pouvoir vous assurer, vous affirmer bien positivement que le Maitre et sa propriété sont sauvés ; et cela indubitablement... Partagez ma sécurité ; je ne peux rien détailler ; ce ne peut être qu'entre deux yeux que je pourrai vous ouvrir mon cœur... L'heureuse nouvelle qu'il annonçait en ces termes ambigus à madame Atkins, il la répétait quelques jours plus tard à Frotté, on en a la preuve par une lettre de Frotté lui-même : — Vous êtes le seul à qui je parlerai avec franchise, lui dit Cormier..., je vous parle comme à un ami dont je connais la loyauté et les sacrifices... Tout est fini ; tout est arrangé ; en un mot je vous donne ma parole que le Roi et la France sont sauvés... et nous devons être heureux[120]. Elles sont apitoyantes les angoisses, les espérances, les déceptions et les joies de ces naïfs conspirateurs qui s'ingénièrent et s'évertuèrent, s'imaginant jouer leurs têtes, gaspillant par milliers les guinées de madame Atkins, achetant les consciences, frétant des navires, corrompant les geôliers, et se consumant en trépignements d'impatience au profit d'un enfant qui n'est pas le petit Roi pour le salut duquel ils ont dépensé tant d'efforts. Après toute une année d'atermoiements, de déboires, de certitude du succès prochain, de déceptions et de perplexités, Cormier sera bien obligé d'avouer à la noble anglaise : — Nous avons été trompés ! Cela est malheureusement trop certain... Et il parait bien que madame Atkins vit clair dans l'intrigue qui ruinait ses espoirs sans pourtant l'éveiller tout à fait de son rêve, puisqu'elle notait : — J'étais très opposée de mettre un autre enfant à la place du Roi... J'observais à mes amis que cela pourrait avoir une suite fâcheuse et que ceux qui gouvernaient alors, après avoir touché l'argent, enlèveraient l'auguste enfant et diraient après qu'il n'est jamais sorti du Temple[121]. Et plus tard encore, bien persuadée que le fils de Louis XVI n'est plus dans sa prison, elle dira tristement, songeant à tous ses sacrifices : — Un pouvoir supérieur au mien s'en était emparé[122]. Avait-elle alors deviné la machination dont elle croyait Barras le bénéficiaire, tandis qu'il n'était, lui aussi, qu'une dupe ? Lui du moins portait sa déconvenue avec une crânerie superbe et audacieusement jouée ; il avait été tenu au courant, par Laurent, de toutes les tentatives des agents de madame Atkins ; bien sûr que ceux-ci n'enlèveraient pas du Temple le Dauphin qui n'y était plus depuis longtemps, il s'amusait à les laisser faire : — On a offert, disait-il, une somme d'argent assez forte à Laurent qui l'a, d'ailleurs, refusée ; et cette somme lui fut offerte lorsque l'enfant était déjà sorti de la prison[123]. Pourtant quelque chose dut s'ébruiter ; quoique trop souvent mise à l'épreuve et toujours déçue, la curiosité se fût, à la longue, lassée ; quoique le silence imposé sur ce petit Roi qu'on ne voyait jamais et auquel jamais non plus les gazettes ne faisaient allusion, eût détourné de lui l'attention, il venait tant de monde au Temple, — 240 soldats y montaient quotidiennement la garde, — et Laurent, payé 6.000 livres par an pour vivre dans une apparente oisiveté, suscitait tant de jaloux, que, dans le nombre, il se trouva quelqu'un pour s'aviser qu'il se passait d'étranges choses dans cette prison muette. Le 28 octobre 1794, deux lettres urgentes de la Commission administrative de la police de Paris parviennent au Comité de Sûreté générale ; on ignore leur contenu car, jusqu'à présent, malgré d'actives recherches, elles n'ont pas été retrouvées[124]. Il faut que la chose soit d'importance car le Comité dépêche, en pleine nuit, deux de ses membres, Reverchon et Goupilleau de Fontenay, pour se rendre à l'instant au Temple, vérifier et constater la présence des deux prisonniers... et prendre les mesures que la sûreté publique paraîtra exiger. Comment les reçut Laurent ? Les mit-il en présence de son pensionnaire ? La personne de l'enfant — endormi peut-être, — ne leur inspira-t-elle aucun soupçon ? On ne sait pas. Par Madame Royale seulement on est quelque peu renseigné sur les circonstances de cette insolite inspection : — A la fin d'octobre, écrit-elle, comme je dormais, à une heure du matin, on ouvrit ma porte ; je me levai, j'ouvris (sic)[125] et je vis entrer deux hommes du Comité avec Laurent ; ils me regardèrent et sortirent sans rien me dire. Quelle anomalie avait donc inquiété les deux conventionnels au cours de leur visite à l'étage inférieur pour qu'ils témoignassent chez la prisonnière une hâte si laconique ? Ce réveil d'une jeune fille en pleine nuit, sans un mot d'excuse ou d'explication, le silence gardé le lendemain, au sujet de cette visite, par Laurent, d'ordinaire si prévenant et si empressé envers la détenue, — qui dut pourtant le questionner, — indiquent tout au moins de l'étonnement, voire de l'émotion, dont le compte rendu des délégués du Comité ne révèle point la cause : on voit seulement que, sur leur rapport, le Comité du Sûreté générale requit le commandant de la force armée parisienne de donner les ordres les plus sévères pour prévenir même l'apparence de possibilité d'évasion ; et ce texte, volontairement obscur, montre seulement que l'alarme avait été chaude. Laurent s'en tirait, cependant, sans dommages, seulement il fut décidé qu'on lui adjoindrait dans le délai de deux jours un républicain éprouvé pour l'assister dans sa besogne et que, dorénavant, les Comités civils des sections de Paris enverraient tour à tour au Temple un de leurs membres pour y monter la garde durant vingt-quatre heures ; mais de manière que chacun de ces commissaires ne puisse faire le service plus d'une fois dans l'année[126], précaution singulière dont les motifs demeurent aussi troubles que les autres incidents de cette visite nocturne. Le service des commissaires civils commença aussitôt ; dès le 29 octobre, les sectionnaires vinrent un par un s'ennuyer durant vingt-quatre heures au rez-de-chaussée de la Tour ; mais le républicain éprouvé n'arriva que le 8 novembre. C'était un petit bourgeois de 38 ans, Parisien de naissance, nommé Gomin, et si l'on pouvait s'étonner de quelque chose dans cette inextricable histoire, ce serait de ce que le Comité de Sûreté générale n'eût pas, en 10 jours, trouvé dans tout Paris, un républicain plus éprouvé que celui-là. Quoiqu'il eût été, de son propre aveu, commandant du bataillon de la section de la Fraternité, jamais homme ne fut plus timide, jamais figure plus effacée ; même après les longues et fréquentes conversations dont il gratifia, vers 1837, Beauchesne, le plus célèbre des historiens de Louis XVII, à qui Gomin révéla les vieux troubles de son âme en mettant sa conscience à découvert, on ignore tout, absolument tout de son passé, si ce n'est qu'il habitait rue Saint-Louis-en-l'Île et que son père était tapissier. L'histoire de Gomin pourrait finir là ; si l'on néglige tout ce que les chroniqueurs lui ont attribué, on ne trouve que désir de passer inaperçu, réticences, sournoiseries et contradictions. On ne sait même pas qui le signala au Comité de Sûreté générale[127], ni comment expliquer sa nomination. Madame Royale parle de Gomin. comme d'un très brave homme auquel l'état du petit prisonnier causa, dès l'abord, tant de peine qu'il voulut tout de suite donner sa démission ; il resta pour adoucir les tourments du malheureux enfant, s'astreignit à l'amuser chaque jour durant quelques heures et le fit descendre dans sa chambre, en bas, dans le petit salon ; ce que mon frère aimait beaucoup, ajoute-t-elle, parce qu'il aimait à changer de lieu ; toutes choses que la princesse ne sait que par Gomin lui-même : il ne raconte que ce qu'il veut et l'on serait plus curieux de connaître les artifices dont se sert cet homme si bon pour détourner la prisonnière du désir de voir celui qu'elle croit être son frère. Si l'enfant aime tant à changer de lieu que ne lui fait-on gravir les marches qui séparent son logement de celui de la princesse, et pourquoi Gomin s'associe-t-il docilement, dès le premier jour de son service, à cette rigoureuse consigne d'une séparation que personne n'a imposée ; — puisque, au contraire, l'ordre est de nouveau donné de réunir les deux enfants ? Ceci advint le 19 décembre : ce jour-là trois membres du Comité, Mathieu, Reverchon et Harmand de la Meuse se présentent au Temple afin de constater l'état de service ; l'un d'eux, Harmand, a laissé de cette visite un long récit qui serait un document de première importance, s'il ne l'avait écrit vingt-deux ans plus tard, à l'époque de la Restauration et devenu très soucieux de ne rien dire qui pût déplaire au pouvoir. Cette relation devient donc éminemment suspecte par son ton de parti pris apologétique ; les délégués du Comité de Sûreté générale ne manifestaient pas, en 1794, même après Thermidor, tant d'attendrissement et d'indignation. D'abord Harmand fait erreur sur la date : il fixe sa visite au Temple dans les premiers jours du mois de pluviôse an III, qui correspond au courant de février 1795[128] ; or elle eut lieu deux mois auparavant, le 19 décembre 1794[129]. Il se trompe plus complaisamment sur l'émotion qu'il éprouva en pénétrant dans la prison royale ; il ne dut, ni tant pâlir ni tant sentir palpiter son cœur, ni tant faire d'efforts pour retenir ses larmes, ni témoigner tant d'obséquieuse politesse aux prisonniers. Mais certains détails topographiques sont assurément exacts : — Déjà nous avions monté quelques marches de l'escalier de la Tour à l'ouest de l'horrible prison, lorsqu'une voix lamentable, sortie par un guichet placé sur cet escalier et qui eût plutôt annoncé la retraite d'un animal immonde que celle d'un homme, suspendit notre marche... Cette voix fit, sur mes collègues et sur moi, un effet que rien ne peut exprimer. Nous nous arrêtons, nous nous interrogeons, et nous apprenons que cette loge, que ce cachot obscur renfermait un ancien valet de chambre du roi Louis XVI. J'ai oublié son nom. C'était Tison ; Tison enfoui depuis quinze mois dans une soupente de la petite Tour, sans que lui ni personne connût le motif de sa réclusion ! Harmand continue : J'atteste que le fait était absolument ignoré des Comités de gouvernement. Le prisonnier nous exposa sa plainte ; il demanda sa liberté. Nous lui observâmes que nos pouvoirs ne s'étendaient pas jusque-là Alors il demanda à changer au moins de lieu, provisoirement : nous y consentîmes, non seulement sans peine, mais les larmes aux yeux... Ces conventionnels, à les en croire, pendant la Restauration ! — étaient les plus sensibles des hommes. Mais quand les pleurs ne suffoquent pas Harmand, sa narration
prend un ton assez précis. On peut accepter sa description de la chambre du
prisonnier, chambre qui n'était autre que celle naguère habitée par Louis XVI[130] : La clef tourne avec bruit dans la serrure et la porte
ouverte nous offre une petite antichambre fort propre, sans autre meuble
qu'un poêle de faïence qui communiquait dans la pièce voisine par une
ouverture dans le mur de séparation et que l'on ne pouvait allumer que par
cette antichambre ; les commissaires nous observèrent que cette précaution avait
été prise pour ne pas laisser de feu à la discrétion d'un enfant. Cette autre
pièce était la chambre du prince : elle était fermée en dehors ; il fallut
encore ouvrir... Le prince était assis auprès
d'une petite table carrée, sur laquelle étaient éparses beaucoup de cartes à
jouer ; quelques-unes étaient pliées en forme de boîtes et de caisses,
d'autres étaient élevées en châteaux ; il était occupé de ses cartes lorsque
nous entrâmes et il ne quitta pas son jeu. Il était couvert d'un habit neuf à
la matelot d'un drap couleur ardoise ; sa tète était nue, la chambre propre
et bien éclairée. Le lit se composait d'une couchette en bois sans rideaux ;
les couches et le linge nous parurent beaux et bons. Le lit était derrière la
porte, à gauche en entrant ; plus loin, du même côté, était un autre bois de
lit, sans couches, placé au pied du premier ; une porte fermée entre les deux
communiquait à une autre pièce que nous n'avons pas vue[131]. Si l'on ajoute foi au reste du récit, on est obligé de
conclure que l'enfant exhibé aux Conventionnels est un sourd-muet. Aucune
objurgation, aucun ordre, aucune instance, ne parviennent à lui arracher un
seul mot. Durant plus d'une heure, les trois délégués du Comité s'ingénient à
obtenir de lui un oui ou un non. Ils lui proposent des jouets, des gâteaux,
la compagnie d'un camarade de son âge, la promenade au jardin, un chien, des
oiseaux ; ils en viennent à le supplier, à lui représenter qu'il rend très
pénible par son obstination l'accomplissement de leur mission. — Lui les regardait avec une fixité étonnante qui exprimait la
plus grande indifférence. On lui apporta son souper composé, écrit
Harmand, d'un potage noir couvert de quelques
lentilles, d'un petit morceau de bouilli retiré et de six châtaignes
brûlées, — en quoi sa mémoire le trompe, car le menu du 'temple
comportait ce jour-là des œufs, un morceau de viande aux pommes de terre, des
salsifis et des fruits[132]. L'enfant
mangea en présence des représentants, mais gardant toujours un silence absolu
: ses traits ne changèrent pas un seul instant, pas
la moindre émotion apparente, pas le moindre étonnement dans les yeux, comme
si nous n'eussions pas été là[133]. Les conventionnels se retirèrent enfin : ils demeurèrent un quart d'heure dans l'antichambre à se communiquer leurs
réflexions, convenant que, pour l'honneur de
la Nation qui l'ignorait, pour celui de la Convention qui, à la vérité,
l'ignorait aussi mais dont le devoir était d'en être instruite, ils ne
feraient pas de rapport en public, mais en Comité secret seulement, —
ce qui fut fait ainsi, ajoute Harmand. Avant de quitter le Temple et sur la
demande de Madame Royale réclamant des nouvelles de son frère, il ordonna que
les deux enfants communiquassent ensemble aussi souvent qu'ils le
souhaiteraient. Le gouvernement mit le plus grand
zèle à acquitter les promesses que nous avions faites en son nom et à
réaliser les espérances que nous avions données ; au moins cela fut arrêté le
soir même. Je devais être chargé de l'exécution de ces détails... mais une
intrigue me fit nommé commissaire aux Grandes-Indes et je partis peu de jours
après sans savoir si le jeune prince avait parlé dans ses entrevues avec son
auguste sœur, ce qui est probable. Ainsi le Comité ordonnait que les
enfants de Louis XVI communiquassent entre eux,
et ils ne communiquèrent jamais : il se trouvait donc quelqu'un pour
intercepter, en ce qui concernait le Temple, les arrêtés du gouvernement, ou
pour les faire annuler. On ferait peu d'honneur à la perspicacité d'Harmand de la Meuse si l'on hésitait un seul instant à croire qu'il sortit du Temple persuadé de la substitution au Dauphin d'un enfant sourd-muet ; son envoi aux Indes orientales[134] dut le confirmer dans la conviction qu'on l'invitait ainsi à la discrétion[135]. Il se tut défie jusqu'en 1814, et s'il parla à cette époque en termes enveloppés et gros de réticences, c'était à seule fin de montrer qu'il n'était pas dupe mais qu'il savait garder un secret. Cette habileté ne profita pas à l'ancien conventionnel : Vers la fin de 1815 il fut trouvé mourant de misère dans les rues de Paris et transporté à l'hôtel-Dieu où il rendit le dernier soupir[136]. Quel regret de ne pouvoir estimer complètement digne de foi là seule relation autorisée que l'on possède d'une visite au Temple pour l'époque écoulée entre le départ de Simon et la mort prochaine du prisonnier ! Quel est cet infortuné dépeint par Harmand : un muet ? C'est possible. Barras est assez madré pour avoir recommandé à ses agents d'exécution ce surcroît de précaution. Il y a, en tout cas, une analogie assez frappante entre le récit d'Harmand de la Meuse et la déclaration de Lasne, le dernier gardien du Temple que l'on va voir bientôt entrer en scène, déposant, en 1840, devant le tribunal de la Seine : Le prince montrait une impassibilité extraordinaire ; aucune plainte ne sortait de sa bouche et jamais il ne rompait le silence[137]. Quant à Gomin, en 1834, à la cour d'assises, il affirmait que le petit prisonnier parlait quotidiennement, et toujours sur des sujets graves et élevés. — Ces conversations, ajoutait-il, ont laissé en moi de profonds souvenirs... Je surprendrais l'auditoire si je voulais répéter ce qu'il me disait. On éprouve, en confrontant ces témoignages, l'impression que quelqu'un ment ; qu'il y a des choses qu'on ne sait pas, qu'on ne saura jamais... Entre le Bossuet de neuf ans qu'évoque Gomin et l'obstiné taciturne de son compère, auquel croire ? Muet ou non, peu importe : il y a là, au second étage de la Tour, un enfant qui en remplace un autre, celui qu'on a enlevé du Temple pour le déposer à Vitry. Et de celui-ci pourquoi ne parle-t-on jamais ? Ceux qui ont cru sauver en lui le fils de France sont-ils aussi désabusés ? Reconnaissent-ils qu'ils avaient été devancés ; que, longtemps avant le 9 thermidor, le véritable Dauphin était déjà disparu, caché, — comme tant d'autres enfants orphelins de par l'émigration ou l'échafaud, — dans quelque faubourg populeux, ou au fond d'une province éloignée, chez des gens grossiers, ignorants, incapables de comprendre ses protestations et ses plaintes, et que Chaumette étant mort, — Chaumette qui voulait faire perdre au petit Capet l'idée de son rang, et qui y a peut-être réussi, — personne ne connaît plus le sort du petit roi fantôme que, depuis le 21 janvier, tous les partis successivement ont eu pour axe secret de leur politique et qui fut l'appât de tant d'ambitions. |
[1] Il portait depuis quelque temps le titre d'agent national. Séance du Conseil général du 1er nivôse. Courrier républicain du 3.
[2] Conseil général de la Commune, séance du 14 nivôse-3 janvier. Moniteur du 17.
[3] Courrier républicain du 16 nivôse.
[4] Courrier républicain du 16 nivôse.
[5] Marie-François Langlois, papetier, rue Saint-Jacques, 196. Section régénérée ci-devant Beaurepaire.
[6] Courrier républicain du 16 nivôse.
[7] Jean-Baptiste Bergot, employé à la halle aux cuirs, rue Françoise. Section Bon Conseil.
[8] Claude-Antoine Deltroit, ancien mercier, rue des Fossés-Saint-Germain-l'Auxerrois. Section du Muséum.
[9] Conseil général de la Commune. Séance du 16 nivôse-5 janvier 1794. Courrier républicain du 18.
[10] Conseil général de la Commune, séance du 21 nivôse-10 janvier. Moniteur du 24 et Courrier républicain du 23.
[11] Chantelauze, qui ne donne pas de référence. Sans doute emprunte-t-il ici à Eckart ou à Simien-Despréaux.
[12] Quel économe ? Coru avait démissionné et son successeur Lelièvre ne fut nommé que dans les premiers jours de février.
[13] Chantelauze, Louis XVII, son enfance, sa prison et sa mort au Temple, pp. 232-233.
[14] Cour des Forges.
[15] Pierre-Simon-Joseph Jault, artiste, rue de l'Egalite. Section Bonne-Nouvelle.
[16] Jacques Lasnier, receveur de rentes, rue du Four-Saint-Germain. Section Mucius Scævola (Luxembourg).
[17] G. de M. et T. M.
[18] Le règne de Louis XVII, contenant des détails sur la régence de Monsieur, par un ancien professeur d'histoire en l'Université royale de Paris, 1817. Rien de plus suspect en général que ce genre d'anecdotes ; il est bien certain que les paroles correctes prêtées à Simon ne ressemblent pas au langage habituel du cordonnier. Mais si l'on veut n'en prendre que le sens, ce témoignage présente toute garantie : l'ancien professeur d'histoire auquel on le doit est, d'après Barbier, Antoine Serieys, qui professait, en effet, l'histoire à Paris durant la Terreur. Successivement bibliothécaire du Prytanée français, censeur au lycée de Cahors, puis professeur à l'Académie de Douai, il a laissé de nombreux ouvrages de consciencieuse érudition. Or, il affirme tenir ce propos de l'un des témoins auriculaires, M. T. M., lequel trayait consigné par écrit et le communiqua à Serieys en lui en garantissant l'authenticité incontestable. Observons encore qu'il fallait être bien sûr de cette authenticité pour risquer de publier l'anecdote en 1817, alors qu'elle se trouvait en contradiction périlleuse avec tout ce qui s'imprimait alors sur Simon et sur Louis XVII.
[19] Archives nationales, F7 4775, 19.
[20] Papiers d'Antoine Simon. Archives nationales, T. 905. — Du 14 messidor an II — 2 juillet 1794, reçu du citoyen Simon pour six mois d'avance et à imputer sur les six derniers mois de jouissance, 30 livres. — Six mois écoulés au 2 juillet reportent bien la prise de possession à janvier 1794. D'autres papiers de Simon se retrouvent aux Archives de la Seine. — Domaines 126. — On constate qu'il achetait des actions de la Tontine La Fargo : il en possédait quatre, de 90 livres, chacune et les avait placées sur la tête de son épouse, de son frère Louis Simon, de Françoise-Jacqueline Aladame, sa belle-sœur, et sur la sienne. Des 4.500 livres qu'il eut à recevoir durant les six mois de son séjour au Temple, Simon en employa sans doute la majeure partie à payer ses dettes, car il ne lui restait en juillet 1794 d'autre avoir que ces quatre actions de la Tontine.
[21] Archives nationales, F7 6606-1366.
[22] Christophe Cochefer, ancien tapissier, rue Saint-Merry, n° 78. Section de la Réunion.
[23] Bernard-Nicolas Lorinet, médecin, rue des Carmes, n° 26. Section du Panthéon.
[24] Pierre-Jacques Legrand, homme de loi, rue d'Enfer. Section de la Cité.
[25] Archives nationales, F7 4391.
[26] Municipalité de Paris, 30 nivôse de l'an II. Conseil du Temple. Extrait des registres du Conseil du Temple, du 30 nivôse l'an deuxième de la République. française une et indivisible, ledit jour, neuf heures du soir, Simon et sa femme, ci-devant préposés à la garde de Charles Capet, ayant fait inviter nous, membres de la Commune soussignés de service au Temple aujourd'hui, à monter dans la chambre dudit Charles Capet et nous y étant rendus, ils nous ont exhibé la personne dudit Capet prisonnier, étant en bonne santé, nous requérant de vouloir bien nous charger de la garde dudit Capet et leur en accorder décharge provisoire, jusqu'à ce que le Conseil leur ait accordé la décharge définitive de ladite garde qui est finie aujourd'hui, ce que nous leur avons octroyé et nous sommes chargés de la garde dudit Capet. Legrand, Lasnier, Cochefer, Lorinet. (Cachet du Conseil du Temple à la cire rouge.) Collection d'autographes de M. Georges Caïn.
[27] Le 22 nivôse — 11 janvier, — un arrêté du Conseil général avait placé l'Administration du Temple dans les attributions du département des Établissements publics. Ce service régla les comptes arriérés de Cailloux et ceux de Coru. Papiers du Temple, XLIX.
[28] Madame Royale.
[29] Du moins le pouvoir du 30 nivôse manque à la série des Archives. F7 4391.
[30] Warmé et Bigot ne figurent ni dans les listes si complètes données par Braesch dos membres de la Commune du 10 août, ni dans celle de l'Almanach national de 1793, non plus que dans celle de 1794, ni dans celle, fautive sur certains points, mais précieuse en ce qu'elle indique les remplaçants, publiée par Lebas dans son Dictionnaire pittoresque de la France. Pourtant le Moniteur signale Warmé comme membre de la Commune en mars 1794 et guillotiné comme tel avec Robespierre. Réimpression XIX, 645, XXI, 160. La liste générale et très exacte... des conspirateurs le mentionne ainsi : Jacques-Louis-Frédéric Wouarmé (est-ce la véritable orthographe du nom ?), 29 ans, ex-commis aux domaines, puis employé à la commission du commerce et approvisionnements. En mai 1793, Warmé (sic) signe comme président de la section du Théâtre-Français. (Répertoire Tuetey VIII, n° 2555.) C'était la section de Chaumette et de Simon. On trouve à la Commune du 10 août un Bigaut — Jean-Baptiste — et à celle de juillet 1793 un second Bigaud, différent du premier (Braesch, 247) ; mais il ne s'agit ici ni de l'un, ni de l'autre : le pouvoir des commissaires du Temple du 2 pluviôse désigne le nom de Bigot, d'abord écrit Bigaut, puis surchargé, de façon à préciser BIGOT. Archives nationales, F7 4391. Ce Bigot, dont le prénom était Rémy, et que l'on verra plus tard paraître au Temple, a fini employé à la préfecture de police.
[31] Dangé, le 17 pluviôse-5 février, et le 16 ventôse-6 mars. Jobert, le 9 floréal-28 avril, le 11 prairial-30 mai et le 18 messidor ; juillet. — Vincent, le 8 ventôse-26 février, — le 3 floréal-22 avril, — le 16 floréal-5 mai.
[32] Jean-Baptiste Berthelin, ancien tapissier, rue des Moineaux, 339.
[33] Conseil général de la Commune. Séance du 7 septembre 1793. Courrier français du 9.
[34] François-Auguste Paffe, bonnetier, rue de la Joaillerie. Section des Arcis.
[35] Le 3 pluviôse-22 janvier, — le 2 ventôse-20 février, — le 1er germinal-21 mars, — le 27 germinal-16 avril, — le 22 floréal-11 mai, le 4 thermidor-22 juillet.
[36] Jean-Guillaume Barelle, maçon, rue du Faubourg-Saint-Denis, au pied de biche.
[37] Beauchesne, Louis XVII, sa vie, son agonie, sa mort, II, 153.
[38] Barelle fut de service au Temple le 11 pluviôse-30 janvier, le 2 ventôse-20 février, — le 9 germinal-29 mars, — le 6 floréal-25 avril, — le 1er prairial-20 mai, — le 8 messidor-26 juin.
[39] Simon prit la garde les 3 ventôse-21 février, — 29 ventôse-19 mars, — 14 germinal-3 avril, — 14 floréal-3 mai, — et 12 prairial-31 mai.
[40] Archives nationales, F7 4792.
[41] Ceux que nous avons feuilletés, du moins ; peut-être retrouverait-on quelques précisions dans les séries non inventoriées des Archives : les comptes étaient apurés quelquefois fort longtemps après l'exécution des travaux et les dates ne peuvent servir de jalons en pareille matière. D'ailleurs c'était aux Archives détruites de la Ville que devaient avoir été conservés les comptes du Temple pour cette période de 1794.
[42] Mémoire de vitrerie faite et fournie dans le Temple sur les ordres du citoyen économe et des citoyens commissaires, commencée au mois de pluviôse de l'an II, par Destrumel, vitrier, rue du Temple, 183. Archives nationales, F7 4393.
[43] Mémoire des ouvrages de poëlerie faits au Temple par Marguerite et Firino, poêliers-fumistes, rue de Paradis, faubourg Saint-Denis, n° 13. Archives nationales, F7 4393.
[44] Resterait à préciser ce que le vitrier entend par le poêle de la chambre du petit Capet. Si le Dauphin était enfermé dans la chambre de Cléry, pas de poêle ; s'il était dans l'ancienne chambre du Roi, une cheminée. Il n'y avait de poêle au deuxième étage que dans l'antichambre et dans la petite salle ronde de la tourelle qui avait servi d'oratoire à Louis XVI.
[45] Archives nationales, F7 6711. Ce fait assez étrange fut signalé en 1816 par un sieur Defeugray, secrétaire particulier du préfet de la Somme. La police de Louis XVIII se mit en quête : on interrogea madame Cornu, qui habitait alors rue des Bernardins, n° 34, fort âgée, infirme et caduque, elle et sa fille se souvenaient fort bien des deux visites de Chaumette.
[46] Acte d'accusation. Wallon, Histoire du Tribunal révolutionnaire de Paris, III, 47.
[47] Séance de la Convention du 26 ventôse. Moniteur. Réimpression, XIX, p. 715. Serait-ce à cet envoi de 50 louis que faisait allusion cette proclamation d'Hanriot à la garde nationale : Hier mes frères d'armes de service au Temple ont fait une découverte qui fait l'éloge de leur activité et de leur amour pour la patrie. Courrier républicain du 28 ventôse, p. 144.
[48] Courrier républicain du 24 ventôse. Nouvelles de Paris.
[49] Desessart, Procès fameux jugés depuis la Révolution. An VII. Tome II.
[50] Moniteur. Réimpression, XX, 205. Extrait de l'acte d'accusation.
[51] Moniteur. Réimpression, XX, 205.
[52] Réquisitoire de Fouquier-Tinville.
[53] Mémoires de Fiévée.
[54] Mariés à l'église Saint-Côme le 20 février 1788, Simon et sa femme étaient donc catholiques, quoiqu'on l'ait contesté quelquefois.
[55] J'atteste que je viens de dicter tout ce qui précède ; j'en garantis l'authenticité. Rome, 28 février 1904, Blanche de Béarn, sœur Vincent. H. de Granvelle. L'évasion de Louis XVII. Revue de Paris du 1er septembre 1904.
[56] Le 17 germinal-6 avril 1794. Archives nationales, T. 905.
[57] Lelièvre avait succédé à Coru dans les premiers jours de février.
[58] Commune de Paris. Conseil du Temple, 18 juin 1794.
[59] Conseil général de la Commune. Séance du 22 frimaire-14 décembre 1793. Courrier républicain du 24.
[60] Jean-François Godard, entrepreneur de bâtiments, rue Guisarde. Section de Mucius Scævola.
[61] Conseil général de la Commune. Séance du 4 nivôse. Courrier républicain du 6.
[62] Conseil général de la Commune. Séance du 21 nivôse. Moniteur du 24. Sur l'observation faite par les commissaires de garde au Temple que les concitoyens employés à la Tour pouvaient communiquer avec Tison à travers la porte de sa chambre, le Conseil général arrête que cette porte sera condamnée. 8 ventôse an II. Registre des délibérations de la Commune. Archives nationales, F7 4391.
[63] Conseil général de la Commune. Séance du 19 pluviôse. Courrier républicain du 21.
[64] Conseil général de la Commune. Séance du 24 pluviôse. Courrier républicain du 26.
[65] Son nom n'est pas sur les listes publiées par les Almanachs nationaux de 1793 et de 1794. Peut-être faut-il lire Cresson.
[66] Conseil général de la Commune. Séance du 7 germinal. Courrier républicain du 9.
[67] Vilate, Causes secrètes de la Révolution.
[68] Papiers inédits trouvés chez Robespierre. Tome II, pp. 389-390.
[69] Pierre Villers dans ses Souvenirs d'un déporté publiés en l'an X fournit d'intéressants détails sur sa vie commune avec Robespierre.
[70] Fiévée.
[71] Essais historiques sur les causes et les effets de la Révolution de France, par Beaulieu, VI, p. 10.
[72] Chantelauze et Beauchesne fixent cette visite à la date du 11 mai.
[73] Le 3 septembre 1792 il avait été désigné par la Commune insurrectionnelle dont il était membre pour rétablir la tranquillité au Temple. Beaucourt, II, 49.
[74] Fortescue. — Depuis le 18 triai-29 floréal, — le nombre des commissaires du Temple était réduit de 4 à 3. Archives nationales. F7 4391. Dans la série des pouvoirs des commissaires, on ne remarque rien qui indique, aux dates mentionnées par l'espion anglais une dérogation quelconque à la surveillance ordinaire : c'est toujours l'ordre alphabétique qui préside, — sauf exception, — au choix des commissaires. Une petite anomalie cependant à signaler : le 23 mai-4 prairial, la Commune prend soin de nommer d'avance les commissaires pour le jour même, et pour les deux jours qui vont suivre. Le 27 mai-8 prairial, le même fait se reproduit. Ordinairement on nommait pour aller au Temple u Soir, sauf les veilles de décadis où la Commune ne devant pas siéger désignait les commissaires du nonidi et du lendemain. Archives nationales, F7 4391.
[75] Dans son discours du 8 thermidor, il reconnaîtra que depuis plus de six semaines il a abandonné absolument ses fonctions de membre de Comité de Salut public.
[76] Ernest Hamel, Histoire de Robespierre, III, 599.
[77] Les thermidoriens, ajoute-t-il, qui seuls ont la parole pour nous renseigner sur ce point, ayant beaucoup varié dans leurs explications. (Ernest Hamel, Histoire de Robespierre, III, 599.)
[78] Comte de Falloux, Mémoires d'un Royaliste, II, 24.
[79] Moniteur. Réimpression, XXI, 497. Séance de la Convention du 27 thermidor. Discours de Barras. Le 4 vendémiaire an III, Bréard, membre du Comité de Salut public, donnait à la Convention lecture d'une lettre, écrite par un colon de la Martinique, attestant que, dès mars 1794, un officier anglais, nommé Bentabourg, avait dit à l'hôte chez qui il était logé : Robespierre protège la fille et le fils du roi de France : c'est lui qui les fera passer en Angleterre... etc. Le propos fut tenu en présence de dix citoyens prêts à en témoigner. Moniteur. Réimpression, XXII, 69.
[80] Dans la cruelle agonie que les vainqueurs de thermidor distillèrent aux vaincus, il y a, entre autres, un épisode assez frappant : Quand Robespierre arriva à la Conciergerie, on dit qu'il demanda par signes au guichetier de lui apporter une plume et de l'encre. Et le guichetier brutal : Que diable veux-tu faire ? As-tu envie d'écrire à ton Être Suprême ? Nougaret, Histoire des Prisons, IV, 312. On ne peut s'empêcher de penser que, pour songer à écrire en un pareil moment, il fallait que le moribond eût à révéler des choses bien importantes et intéressant grandement l'intérêt du pays. L'odieuse stupidité d'un geôlier a privé la postérité de ces confidences.
[81] Mémoires de Barras, I, 205.
[82] Madame Royale.
[83] Mémoires de Barras. On reproduit ici non le texte des Mémoires rédigés et mis au point par Rousselin de Saint-Albin, mais la rédaction même de Barras que M. George Duruy a pris soin de citer dans la belle préface de sa publication des Mémoires de l'ancien Directeur. I, XII.
[84] Madame Royale.
[85] On n'a pas leurs noms ; la série des pouvoirs conservés aux Archives s'arrête au 4 thermidor. F7 4391.
[86] Archives nationales, A. F. II, 47-363.
[87] M. Frédéric Barbey a consacré à Laurent une très précieuse étude publiée par la Revue, 15 septembre 1909.
[88] Archives nationales, A. F. II, 47-363. L'arrêté nommant Jérôme est au dossier, raturé et surchargé : il est rendu au nom des Comités de Salut public et de Sûreté générale et signé Barère.
[89] Madame Royale.
[90] 13 thermidor. — République française. Le commissaire chargé par les Comités de Salut public et de Sûreté générale de la Convention nationale de la surveillance du Temple, requiert les citoyens composant le Comité révolutionnaire de la section du Temple de se transporter sur-le-champ dans l'enceinte du Temple (A), pour y apposer les scellés sur les meubles et effets dépendant de la propriété du nommé Simon, mort par la loi, pour la conservation desdits effets qui appartiennent à la République. Fait à la Tour du Temple, le 13 thermidor de l'an II... Laurent, commissaire de la Convention.
(A) Laurent joue ici sur les mots : on a vu que le logement occupé par les Simon était, en effet, situé non dans l'enceinte de la prison, mais en dehors des murs, dans l'ancien enclos des Templiers, qui formait un immense quartier, parfaitement libre d'accès, et comportant boutiques, maisons de rapport, hôtels particuliers, etc.
[91] Christophe Laurent était né le 25 juillet 1770. Barbey, loc. cit.
[92] Il avait plus de soins de moi : il m'a demandé souvent si je n'avais besoin de rien et m'a priée de lui demander ce que je voudrais et de le sonner : il était d'une grande politesse. Madame Royale.
[93] André Liénard, 45 ans, originaire du département du Nord, marchand de draps, rue de la Heaumerie ; ex-président de la section des Lombards. Barbey, Christophe Laurent, loc. cit.
[94] On s'est gardé jusqu'ici avec soin, au cours de ce récit, de tout emprunt à la légende ; mais il n'est pas inutile d'indiquer parfois, en passant, jusqu'à quel point elle a broussaillé autour de l'histoire du Temple. En 1881 mourut, dans une ville du département de l'Ardèche, une dame P. de V. qui passait pour être née des relations de Madame Royale, prisonnière au Temple, avec un grand seigneur anglais ! Le bruit extravagant ne courut-il pas à Paris, en décembre 1795, que les commissaires chargés d'accompagner jusqu'à Cette la fille de Louis XVI remise à l'Autriche, avaient essayé de la violer en route. Rapport au ministre de l'Intérieur. Archives nationales, F. III, Seine 18. Aulard. Paris pendant la réaction thermidorienne, II, 564 La substitution d'une fille du peuple à Madame Royale, pendant le séjour au Temple, est une version qui a cours dans quelques milieux bien informés, et, sans avoir été en aussi grand nombre que les faux Dauphins, de fausses duchesses d'Angoulême se produisirent à l'époque de la Restauration.
[95] J'ordonnai que les deux enfants de France pussent se promener chaque jour dans les cours de leur prison... J'appris depuis par lei commissaire du Temple que mes ordres n'avaient point été exécutés. Barras, Mémoires, I, 205-206. Même ordre fut donné en décembre par Harmand de la Meuse et ses collègues. Voir plus bas.
[96] Il donna des bains à mon frère, et le lava de la vermine dont il était couvert.
[97] Laurent fit descendre pour mon frère un lit qui était chez moi ; le sien était plein de punaises.
[98] Voir sur ces incidents, F. Barbey, Christophe Laurent.
[99] Archives nationales. F7 4768.
[100] Barbey, Christophe Laurent.
[101] Voici pourquoi : à ce jour du 31 août, marqué par l'explosion de la poudrière de Grenelle qui ébranla tout Paris, le Temple reçut, à dix heures du matin, la visite de deux délégués du Comité de Sûreté générale, André Dumont et Goupilleau de Fontenay (Archives nationales, F7 4392). Deux mois plus tard, Goupilleau revenait inspecter la prison en compagnie, cette fois, de son collègue Reverchon. Celui-ci reparut au Temple le 19 décembre, avec les conventionnels Mathieu et Harmand de la Meuse. Or, à moins de supposer tous ces législateurs complices de l'enlèvement, il faut croire que l'enfant qui leur fut présenté le 31 août et Io 28 octobre était le même, puisque Goupilleau était de ces deux visites : celui qu'on montra le 28 octobre et le 19 décembre ne différait pas davantage, sans quoi Reverchon, qui le vit à ces deux dates, aurait été frappé de la dissemblance. Donc, entre le 31 août et le 19 décembre, il n'y pas eu de substitution ; plus tard, la surveillance du Temple était renforcée et Laurent avait un acolyte : on ne voit donc l'enlèvement possible que dans le courant d'août 1794, alors que Laurent est seul au Temple.
[102] Celle du 28 avril 1796. Le procès-verbal de cette séance a été publié intégralement par la Revue historique, mai-juin 1918. Le titre seul de cette revue, ainsi que les noms de ses directeurs sont des garanties suffisantes de l'authenticité des documents qu'elle reproduit ; cependant celui que nous allons analyser est si extraordinaire, si en désaccord avec ce que l'on croyait connaître de l'histoire révolutionnaire, qu'on regrette de ne point savoir dans quel fonds d'archives publiques ou privées il fut découvert. Ainsi que l'a dit l'érudit M. Léonce Grasilier (Intermédiaire des chercheurs et curieux, LXXVIII, n° 1486, col. 107), pourquoi ne pas nous indiquer l'origine de ce manuscrit, sa transmission régulière de main en main, avec pièces à l'appui ? Je ne doute point de la bonne foi de l'éditeur de ce procès-verbal, mais celle de Barras demeure éminemment suspecte : n'était-il pas homme à conserver dans ses dossiers des pièces de fantaisie afin que leur publication posthume le vengeât des adversaires que, par prudence, il n'avait osé attaquer de son vivant ? En ce qui concerne la question Louis, XVII ce document s'adapte parfaitement à ce que nous connaissons des agissements de narras au Temple ; néanmoins, jusqu'à ce que la lumière qu'on nous promet soit complètement faite sur son authenticité, on ne doit l'utiliser que sous réserve.
[103] Salut public : Carnot, du 14 août 1793 au 15 vendémiaire an III et du 15 brumaire an III au 15 ventôse même année. La Revellière-Lépeaux, du 15 fructidor an III au 4 brumaire an IV. Letourneur (de la Manche) du 15 thermidor an III au 4 brumaire an 1V. Sûreté générale : Rewbel, du 15 vendémiaire au 15 pluviôse an III. Letourneur (de la Manche), du 15 thermidor an III au 4 brumaire an IV. Barras, du 15 brumaire au 15 ventôse an III, et du 15 fructidor an III au 4 brumaire an IV. Le personnel des Comités de Salut public et de Sûreté générale. Etudes révolutionnaires, par James Guillaume, 2e série.
[104] Revue historique, mai-juin 1918, p. 76.
[105] Revue historique, mai-juin 1918, p. 80.
[106] Revue historique, mai-juin 1918, p. 75.
[107] Revue historique, mai-juin 1918, p. 75.
[108] Revue historique, mai-juin 1918, p. 75.
[109] Revue historique, mai-juin 1918, p. 75.
[110] Revue historique, mai-juin 1918, p. 75.
[111] Revue historique, mai-juin 1918, p. 75.
[112] Revue historique, mai-juin 1918, p. 77.
[113] La séance secrète se poursuit par une conversation sur d'autres sujets auxquels on devra revenir plus tard. Mais avant de quitter ce procès-verbal, il n'est pas inutile de remarquer sa précision : la plus insignifiante interruption des interlocuteurs y est notée ; manifestement cette conversation a été recueillie par un sténographe ; aucun des cinq Directeurs ne s'est astreint à cette besogne ; on avait donc admis un secrétaire à cet entretien, et le secret de ces confidences se trouvait par là grandement compromis. Comment n'a-t-il jamais été ébruité ? Comment La Revellière ne fait-il pas allusion, dans ses Mémoires, au fait si grave qui lui fut révélé ? Comment n'en est-il pas parlé dans les Mémoires sur Carnot ? Comment, à l'époque de la Restauration, alors que Letourneur était exilé à Bruxelles, ne l'a-t-il pas confié à ses anciens collègues, comme lui proscrits et comme lui pleins de rancunes contre Louis XVIII ? Et quelle imprudence commettait ce Roi en proscrivant des hommes en possession du secret de son usurpation ! Dans cette effarante histoire de Louis XVII, chaque fois que sort un document qui se présente comme précis et probant, on est réduit à le tenir en suspicion tant il se trouve soulever de problèmes plus insolubles que ceux qu'il élucide.
[114] Le château de Vitry a été vendu en 1905 et le domaine divisé par lots. L'intérieur du château était décoré dans le plus charmant style Louis XVI. Plusieurs motifs de ses boiseries et peintures ont été photographiés avant leur destruction par les soins de la Commission du Vieux Paris et ont été reproduits dans son Bulletin.
[115] Archives nationales, F7 6402.
[116] Serait-il puéril d'observer que Laurent écrit l'existence et non l'identité ?
[117] Archives nationales, F7 6492.
[118] Moniteur. Réimpression, XXI, 799 et 800.
[119] On ne racontera pas ici par le détail cette histoire touffue, madame Atkins ayant trouvé en M. Frédéric Barbey un historien aussi consciencieux qu'érudit. Voir Madame Atkins et la prison du Temple, 1758-1836, d'après des documents inédits. Perrin, éd.
[120] Lettre du comte Louis de Frotté, publiée d'après l'original par le R. P. Delaporte, S. J. Etudes, octobre 1893.
[121] Note de la main de madame Atkins au bas d'une lettre de Cormier. Papiers inédits de madame Atkins, F. Barbey, ouvrage cité, p. 167.
[122] Barbey, 228.
[123] Procès-verbal cité. Revue historique, p. 71. Qui avait essayé de corrompre Laurent ? demande La Revellière-Lépeaux. Un homme de loi du nom de Lallemant qui jouait dans cette intrigue le rôle d'un simple commissionnaire, répond Barras.
[124] Le Comité de Sûreté générale, délibérant sur deux lettres de la Commission administrative de la police de Paris, charge deux de ses membres... etc. Archives nationales, A. FII* 276, fol, 744. F. Barbey, Christophe Laurent gardien de Louis XVII. Revue, du 15 septembre 1909.
[125] Il y avait double porte à deux battants entre l'antichambre et la chambre de Madame Royale. Sans doute doit-on comprendre ici que, en entendant la première porte s'ouvrir. la prisonnière sortit de son lit pour ouvrir celle qui se trouvait du côté de sa chambre et que, — peut-être, — elle pouvait fermer au verrou.
[126] Archives nationales, A. FII* 276, fol. 744.
[127] Il dit à Beauchesne avoir appris longtemps après, qu'il avait été recommande au Comité de Sûreté générale par un certain marquis de Fenouil, habitant l'île Saint-Louis... L'intervention d'un marquis en cette affaire parait quelque peu surprenante.
[128] Anecdotes relatives à quelques personnes et à plusieurs événements remarquables de la Révolution, par J. B. Harmand (de la Meuse). Nouvelle édition, 1820, p. 172.
[129] Archives nationales, A. FII* 277. M. F. Barbey a découvert l'arrêté du Comité et une note signée des trois conventionnels qui ne laisse subsister aucun doute sur la date de leur visite au Temple.
[130] Après le nettoyage de l'ancienne chambre de Cléry où l'enfant paraît avoir été reclus pendant six mois, on l'aurait donc installé dans l'ancienne chambre de son père. La description d'Harmand ne peut s'appliquer qu'à cette chambre.
[131] Cette porte ouvrait sur le corridor conduisant à la garde-robe.
[132] Les comptes de Lienard signalent pour le 29 frimaire an III, — 19 décembre 1794, — un quarteron d'œufs, 5 livres ; lait, 15 sols ; 23 livres de viande, 49 livres 11 sols ; 1 boisseau de pommes de terre, 2 livres 15 sols ; 2 bottes de sersifle (sic), 2 livres 5 sols. La veille, 18 décembre, il avait acheté 5 livres de porc frais, du chou-fleur, des épinards, des navets, du poisson, des fruits et 3 pintes et demie de lait. Il faut dire, et ceci permettrait d'accepter te menu indiqué par Harmand, que, en brumaire, Lienard avait acheté 12 boisseaux et demi, c'est-à-dire 156 litres de lentilles, évidemment en provision pour l'hiver.
[133] Anecdotes, p. 182.
[134] Il fut désigné pour cette mission, le 3 ventôse-21 février 1795. Moniteur. Réimpression XXIII, 532.
[135] Barras, désigné le même jour pour l'accompagner aux Indes, — Moniteur. Réimpression, idem, — ne quitta point Paris. Harmand, d'ailleurs, n'alla que jusqu'à Brest où il séjourna quelque temps.
[136] Biographie moderne, 1814.
[137] Pourtant, au dire de Lasne lui-même, le prisonnier parla une fois, dans les derniers jours de sa vie.