LA GUILLOTINE

ET LES EXÉCUTEURS DES ARRÊTS CRIMINELS PENDANT LA RÉVOLUTION

 

CHAPITRE III. — LES SANSON (1685-1847).

 

 

I. — LA FAMILLE SANSON

 

Avant d'aborder l'histoire de l'homme qui tint à Paris, pendant toute la durée de la Révolution, le glaive do la loi, ou, du moins, avant de présenter les quelques rares documents que nous avons pu réunir à son sujet, il n'est pas sans intérêt de mentionner les travaux publiés à diverses époques sous le patronage de son nom sinistre. Les Mémoires du bourreau, le titre était tentant ; il a été exploité. Sans parler de quelques articles de journaux où l'on a essayé de faire parler Sanson, plusieurs publications le concernent spécialement, et il n'est pas inutile peut-être d'en donner un rapide aperçu.

MÉMOIRES pour servir à l'histoire de la Révolution française, par Sanson, exécuteur des arrêts criminels pendant la Révolution. — Paris, à la Librairie centrale, Palais-Royal, galerie d'Orléans, n° 1. — 1829, 2 vol. in-8°.

 

Le bibliophile Jacob a raconté dans les Annales du Bibliophile de 1862 comment Balzac prit part à cette spéculation de librairie dont l'idée première lui appartiendrait et pour laquelle il avait même obtenu de Sanson l'autorisation de se servir de son nom. Toujours est-il que Balzac détacha de ses futures Scènes de la vie politique et de la vie militaire quelques pages qui devinrent l'introduction des Mémoires, ainsi que divers chapitres intercalés tant bien que mal parmi ceux que Lhéritier (de l'Ain) avait fournis de son côté. Cette introduction sans titre dans la version primitive fut intitulée plus tard : Une messe en 1793... Afin de rattacher ce récit à ceux qui devaient suivre, Balzac supposait que Sanson confiait en mourant le manuscrit de ses mémoires au prêtre dont il avait entendu la messe le lendemain de la mort de Louis XVI. Le reste de l'ouvrage est une série de scènes épisodiques sans lien apparent entre elles, telles que le récit des amours du fils du bourreau de Paris avec la fille du bourreau de Versailles, une anecdote sentimentale dont le dénouement est identique à celui du mouchoir bleu d'Etienne Béquet, de prétendues conversations de Sanson avec les docteurs Gall et Guillotin, des considérations statistiques et morales sur la peine de mort... La part de Lhérithier (de l'Ain) se réduit à quelques chapitres sur les aides du bourreau, sur l'attentat et le supplice de Damiens, sur l'assassinat de Marat, etc. Le bibliophile Jacob assure que Marne, éditeur de ce livre, arrachait à grand'peine quelques feuillets de copie aux deux collaborateurs : on le devinerait, du reste, en parcourant ce livre décousu et disparate. Les Mémoires de Sanson, tirés, dit-on, à 4.500 exemplaires, n'eurent aucun succès. Marne en céda le solde à Boulland qui les remit en circulation sans parvenir à leur assurer la vogue.

MÉMOIRES de l'exécuteur des hautes œuvres, pour servir à l'histoire de Paris pendant le règne de la Terreur. Publiés par M. A. Grégoire. — Paris, chez les principaux libraires. 1830, in-8°.

Simple recueil d'anecdotes empruntées à toutes les relations contemporaines, et mises en dialogue entre l'exécuteur, ses enfants ou ses aides.

Sept générations d'exécuteurs, 1688-1817. — MÉMOIRES des Sanson, mis en ordre, rédigés et publiés par H. SANSON, ancien exécuteur des hautes œuvres de la cour de Paris. 6 volumes in-8°, 1863.

Ces fameux mémoires de Sanson restent, jusqu'à présent, de tous les ouvrages publiés sur l'exercice de la justice criminelle en France, le plus populaire, et nous dirions le plus documenté si l'on pouvait se servir de cette expression pour un livre absolument apocryphe.

C'était en 1860 ; un M. Dupray de la Mahérie, un homme à l'esprit hardi, voire même aventureux, s'était imaginé d'acquérir une imprimerie dans les environs du bazar Bonne-Nouvelle. Ce Dupray était un novateur. Il s'imaginait qu'il allait révolutionner la typographie et la librairie. Il avait associé ses ouvriers aux bénéfices, générosité fort illusoire d'ailleurs ; de temps en temps, il paraissait à une galerie qui faisait le tour des ateliers, et il leur adressait de là un speech sur la grandeur de leur profession.

On conçoit que Dupray s'inquiéta bientôt dé trouver un livre à sensation pour inaugurer son entrée dans la typographie. Un des écrivains à ses gages, un nommé d'Olbreuse, confident de ses pensées, s'offrit à le tirer d'embarras. Ce fut lui qui eut l'idée des Mémoires de Sanson ; il communiqua son plan à Dupray, qui l'accueillit avec enthousiasme, et alla même jusqu'à payer à Sanson une somme de 30.000 francs, comme droit d'auteur, en échange de notes que Sanson s'empressa de promettre, mais dont on ne vit jamais une ligne.

Les trois ou quatre premiers chapitres furent écrits par d'Olbreuse. Mais, si Sanson avait grand soin de signaler ses titres nobiliaires et d'insister pour qu'ils fussent expressément mis en lumière, il se gardait bien, le traître, de fournir aucune pièce, aucun renseignement à l'appui de ses prétentions.

Voilà donc nos biographes rejetés en plein roman. Il leur fallut trouver le romancier. Celui-ci exigea une somme assez forte pour prix de son imagination, et encore mit-il à son concours cette condition qu'il n'écrirait pas le sixième volume. Ce sixième volume devait contenir les faits et gestes du dernier des Sanson, et. notre écrivain ne se souciait guère d'être obligé d'entrer en relations directes avec l'ancien bourreau.

Après trois mois de pourparlers, on finit par s'entendre. Le romancier livra le manuscrit de Charles-Henri Sanson ; il avait assez agréablement pastiché le style du XVIIe siècle, et ce premier volume fut mis en vente non sans succès. La vente des volumes suivants fut plus laborieuse ; seule l'édition illustrée se débita à plus de 80.000 exemplaires. Elle permit à Dupray de la Mahérie de rentrer dans ses frais — 30.000 francs à Sanson, 12,500 francs au romancier, 5.000 francs à d'Olbreuse pour le commencement du premier volume.

Sanson, pressé de tenir ses engagements, restait invariablement muet comme un poisson. C'était un assez pauvre sire, privé de mémoire (sans jeu de mots), avec l'air paterne et doux d'un vieux bourgeois. Un de mes confrères, qui l'a vu pendant ces singulières négociations, eut la curiosité de lui demander ce qu'il éprouvait quand ses terribles fonctions le condamnaient à ôter la vie à un de ses semblables. Il hésita assez longtemps et finit par répondre : J'avais grande hâte, Monsieur, que ça fût fini[1].

Il avait de singulières prétentions à la noblesse et avait pris soin de dresser lui-même sa généalogie.

 

A part ces trois compilations, dont la dernière seule mérite d'être parcourue, et dont aucune n'a été écrite d'après des documents originaux, il n'existe pas de biographie de l'homme qui, sans contredit, joua le premier rôle sur la scène révolutionnaire. C'est donc un travail entièrement nouveau que nous entreprenons : ceci soit dit uniquement pour servir d'excuse aux omissions et aux lacunes que présentera notre récit. Il semble, en effet, que la société n'a pour l'homme qui exécute ses vengeances qu'un mépris mêlé d'horreur. Les archives publiques sont le plus souvent muettes sur les bourreaux : leur histoire se construit avec des fragments de légende et tombe bientôt dans l'oubli, comme si ces hommes, suivant l'expression de Michelet, se terraient dans le sang qu'ils ont versé.

D'abord quelques mots sur la dynastie des Sanson : d'où venaient-ils ? de Picardie, disent les uns ; d'Italie, assurent les autres. Nous opterions volontiers pour la première de ces deux opinions ; car, si le nom de Sanson, sous sa forme Sansoni, a, en effet, quelque parfum d'au-delà des Alpes, le surnom de Longval, sous lequel était connu l'ancêtre des exécuteurs de Paris, est de forme assez française pour exclure toute hypothèse d'exotisme.

Quoi qu'il en soit, la date exacte de leur prise de possession de la charge de maître des hautes œuvres nous est fournie d'une façon certaine par la lettre de provision que conservent les Archives nationales[2].

EXÉCUTEUR DES ARRÊTS

Et Sentences criminelles

à Paris. 1688

6.000 liv.[3]

Louis, par la grâce de Dieu, roy de France et de Navarre, à tous ceux qui ces présentes verront, salut. Par arrest de notre Cour de Parlement de Paris du 11 août de la présente année, ayant esté ordonné pour les causes y continuer que Charles Sanson, dit Longval, fera seul la fonction d'exécuteur de la haute justice en nostre ville prévosté et vicomte de Paris à la charge par lui d'obtenir nos lettres de provision du dit office. A ces causes savoir faisons que pour le bon rapport qui nous a esté fait de la personne du dit Charles Sanson dit Longval nous lui avons, conformément au dit arrest, donné et octroyé, donnons et octroyons par ces présentes l'état d'exécuteur des hautes œuvres et sentences criminelles de notre dite ville, prévosté et vicomte de Paris, que tenait et exerçait Nicolas Levasseur, dit la Rivière, dernier possesseur d'iceluy qui en a esté destitué par le dit arrest de notre dite Cour de Parlement de Paris, et attaché sous le contre-scel de notre chancellerie, pour le dit office avoir, tenir et dorénavant l'exercer, en jouir et user par le dit Sanson aux droits de havages, dans les foires et marchés de notre dite ville, prévosté et vicomte de Paris, fruits, profits et revenus et émoluments y appartenant tels et semblables qu'en ont bien et dûment jouy les pourvus de pareils offices ; savoir : la jouissance de la maison et habitation du pilory des halles et circonstances et dépendances sans qu'il y puisse être troublé ni inquiété pour quelque cause que ce soit, avec le droit de percevoir de chacun marchand apportant œufs à col ou à bras un œuf, de chacune somme deux œufs, de chacune charette demi quarteron, et de chaque panier de pommes, poires, raisins et autres denrées venant tant par terre que par eau dans des bateaux faisant la charge d'un cheval, un sol ; de chaque cheval chargé pareille somme, et de chacune charrette deux sols ; de ceux qui amènent tant par terre que par eau des pois verts, nèfles, chènevis, graines de sénevé, poulavin, millet, noix, seiches, châtaignes, noisettes, plain sa cuillière de même qu'il s'est toujours pratiqué ; de chacun marchand forain qui apportent à col ou à bras de beurre, fromages, volailles et poisson d'eau douce, six deniers de chaque cheval ; un sol de chaque charrette de harricot ; deux sols et chaque bascule vingt sols et une carpe et de chaque sac de pois, fèves vertes en écorces un sol et de chaque panier six deniers ; et de chaque caisse d'oranges et citrons qui seront apportées par les marchands forains, tant par eau que par terre un sol ; de chaque fourgon d'huîtres à l'écaillé, un quarteron ; et de chaque bateau à proportion, et de chacune personne apportant ballets un ballet ; de chaque cheval deux ; et de chaque charrette six ; de chacun marchand amenant du charbon, plein sa marmitte ; des jurés cordiers des cordes pour les exécutions, tous lesquels droits se sont toujours perçus tant en notre dite ville de Paris qu'en autres endroits de notre royaume dont le dit Sanson jouira comme aussi de l'exemption de tout subside de guet, de gardes, ponts, passages, entrées de vin et autres boissons pour sa provision avec droits de ports d'armes offensives et deffensives et ses serviteurs à cause de son office.

Sy donnons en mendement au prévost de Paris ou son lieutenant criminel au Chatelet du dit lieu qu'après lui estre apparu des bonnes vies, mœurs, religion catholique, apostolique et romaine du dit Sanson et de lui pris et reçu le serment en tel cas requis et accoutumé il le mette et institue de par nous en possession et jouissance du dit office, ensemble des droits et exemptions susdites, maison et habitation du pilory des halles circonstances et dépendances pleinement paisiblement cessant et faisant cesser tous troubles et empêchements contraires et à lui obéir et entendre de tous ceux qu'il appartiendra ez choses touchant et concernant le dit office. Car tel est notre plaisir. En témoins de quoi nous avons fait mettre notre scel à ces présentes.

Donné à Versailles le 23e jour de septembre l'an de grâce 1688 et de notre règne le 46e et sur le reply est signé :

Par le roy, Gamart avec griffe et paraphe.

 

Comment Sanson dit Longval en était-il arrivé à solliciter et à obtenir la place d'exécuteur à Paris ? Nous l'ignorons : on a dit que, n'ayant pu résister à l'amour que lui avait inspiré Marguerite Jouënne, la fille du bourreau de Caudebec-en-Caux, il l'avait épousée et était ainsi entré dans la sinistre confrérie. La chose n'a rien d'impossible : il est certain, en tout cas, qu'un lien de parenté existait au siècle dernier entre les Sanson et les Jouënne : ceux-ci ne manquent point l'occasion, dans leurs suppliques aux autorités, de se prévaloir d'une si illustre alliance : mon cousin Sanson, disent-ils.

Marguerite Jouënne mourut jeune, et Sanson dit Longval se remaria : il épousa, le 11 juillet 1699, à l'église de Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle, Jeanne-Renée Dubut, fille d'un maître tourneur demeurant rue de Beauregard. Celle-ci ne lui donna point d'enfants, mais il en avait un de son premier mariage, Charles Sanson, qui, en 1699, remplaça son père, non pas officiellement, mais de fait : Sanson de Longval avait, en effet, cessé d'exercer dès son second mariage, dont sa retraite avait sans doute été l'une des conditions. Il mourut en 1707, et, le 8 mai de la même année, son fils fut définitivement nommé exécuteur en titre. Il n'était point facile aux bourreaux de trouver femmes ; malgré les avantages pécuniaires attachés à l'emploi, ils n'avaient guère à choisir que parmi les sœurs ou les filles de leurs confrères de province. Charles Sanson n'était pas allé chercher si loin. Quelques jours avant sa nomination officielle, le 30 avril 1707, il épousait Marthe Dubut, sœur de Renée Dubut, seconde femme de son père défunt. Il en eut trois enfants :

1° Une fille, Anne-Renée Sanson, née en 1716, qui épousa Chrétien Zelle, musicien, et dont les descendants occupèrent jusqu'à la Révolution la place d'exécuteur à Soissons ;

2° Charles-Jean-Baptiste Sanson, né en 1719 ;

3° Nicolas-Charles-Gabriel Sanson, né en 1721.

Charles Sanson, père de ces trois enfants, transmit le 9 septembre 1726, par-devant maître Dupuis l'aîné, notaire au Châtelet, sa charge d'exécuteur à son fils aîné Charles-Jean-Baptiste, alors âgé de sept ans. Puis il mourut la même année, laissant veuve Marthe Dubut, qui se remaria bientôt à Jean-Baptiste Barré, bourgeois de Paris et exécuteur questionnaire du Parlement[4].

Voilà donc la charge d'exécuteur confiée à un enfant de sept ans. La chose n'était point rare. Sous l'ancienne législation, on pouvait obtenir dès l'enfance la survivance d'une charge ou d'un titre de famille : il y eut des colonels de six semaines et des abbés de trois mois. On a écrit bien des pages terrifiantes sur ce bourreau-enfant : on l'a représenté, non pas, à la vérité, maniant l'épée de justice, mais sanctionnant par sa présence la légalité des exécutions. Cela me paraît fort douteux : chaque fois que les fonctions d'exécuteur tombaient par hérédité aux mains d'un enfant, les lettres de provisions qui l'en investissaient notifiaient avec grand soin qu'il ne pourrait remplir effectivement l'office que lorsqu'il serait parvenu à l'âge d'homme.

 

En 1750, par exemple, Simon Jean, mineur, succède à Martin Jean, son père, maître des hautes œuvres à Epernay, à condition néanmoins, dit la Commission, par le dit Simon Jean, de ne pouvoir en faire les fonctions que quand il aura atteint l'âge compétent, les quelles jusqu'à ce seront faites par Simon Desmorets, son oncle, exécuteur de la haute justice de Châlons-en-Champagne[5]. Une circonstance analogue se présenta en 1767 à Freistroff, en Lorraine. Un enfant, Pierre Hoffre, obtint la succession de son père, à la charge par Anne Dillembourger, sa mère, d'en faire faire les fonctions jusqu'à ce que Pierre Hoffre ait atteint l'âge compétent[6].

 

Pendant la minorité de Charles-Jean-Baptiste Sanson, ce fut un nommé François Prud'homme qui fit l'office de bourreau. Nous voyons, en effet, dans un acte passé à Paris, le 21 janvier 1737, par-devant maître Lemoine, notaire, ce Prud'homme désigné comme curateur de Nicolas-Charles-Gabriel Sanson, et commis à l'exercice de la charge d'exécuteur des arrêts et sentences criminels, en attendant que Charles-Jean-Baptiste soit en état[7]. Il ne fut en état qu'en 1740. Parvenu à sa majorité, il épousa la fille de son tuteur, Madeleine Tronson. Atteint de paralysie en 1754, il vécut encore vingt-quatre ans, et mourut en 1778, laissant dix enfants, sept fils et trois filles.

Charles-Henri Sanson, l'aîné de cette nombreuse progéniture, lui succéda. Il était né en 1739, exerçait — platoniquement — depuis 1751, et fut officiellement nommé à la place de son père, le 1er février 1778. Ce Charles-Henri ne se doutait certes pas, en recevant à cette époque ses lettres de provisions, que ce Louis, par la grâce de Dieu roi de France et de Navarre, qui les lui accordait, devait quinze ans plus tard mourir de sa main.

Mais, avant de grouper les documents divers qu'il nous a été possible de réunir au sujet de ce personnage, disons d'abord quelques mots de ses six frères. Tous avaient suivi la carrière de leur père : le premier, Louis-Charles-Martin Sanson, fut nommé à Tours en 1793 ; le 9 germinal an IV, il démissionna et reprit du service quelques mois après ; nous le trouvons, en 1807, exécuteur à Dijon, d'où il passa à Angers ; il mourut en 1817.

Son fils, Louis-Victor Sanson, après avoir travaillé quelque temps à Montpellier, fut en 1806 commissionné pour Gênes ; lorsqu'à la suite des désastres qui marquèrent la fin de l'Empire, l'Italie cessa d'appartenir à la France, il se retira à Aix où nous perdons sa trace.

Le second, Louis-Cyr-Charlemagne Sanson, était, en 1788, maître des hautes œuvres à Provins, lorsqu'il fut nommé exécuteur de la prévôté de l'Hôtel[8] ; il mourut exécuteur à Versailles.

Un autre Sanson, exécuteur à Blois avant la Révolution, puis à Montpellier, fut révoqué pour ivrognerie le 28 fructidor an VIII. Un quatrième exerçait à Tours ; le cinquième tint la place de questionnaire à Paris, depuis le 1er décembre 1779 jusqu'au 16 octobre 1792 ; nous n'avons trouvé aucun titre concernant le sixième frère de Charles-Henri Sanson ; sans doute, remplissait-il les fonctions d'aide à Paris, où la besogne ne manquait pas. L'oncle de ces sept exécuteurs, Nicolas-Charles-Gabriel Sanson, né en 1721, ainsi que nous l'avons dit, était exécuteur à Reims ; il se démit de son emploi en 1770 en faveur de son fils, qui mourut en l'an II.

Cette nombreuse famille de questionnaires, de bourreaux, de tortionnaires, vivait, dit-on, fort unie ; il arrivait souvent que les sept frères se trouvaient réunis à la table de l'aîné, qui habitait un assez vaste immeuble dans la rue Neuve-Saint-Jean, au faubourg Poissonnière. La vieille Marthe Dubut, la grand'mère, qui vécut jusqu'à un âge fort avancé, présidait ces singulières agapes, où les aides faisaient le service. On prétend que c'est aux valets de Charles-Henri Sanson qu'est due la coutume d'appeler les exécuteurs du nom de la ville où ils exerçaient : Monsieur de Paris, Monsieur de Tours, Monsieur de Blois, Monsieur de Reims ; dans l'impossibilité où ils se trouvaient de désigner, pour les besoins de leur service, les membres de la famille par ce nom de Sanson qui leur était à tous commun, ils les distinguaient par celui de leur résidence, et cette habitude passa dans le public, qui trouvait commode et décente cette impersonnalité du bourreau.

 

II. — LE CAVEAU DES SANSON À L'ÉGLISE SAINT-LAURENT

 

D'ailleurs, les Sanson jouissaient à Paris, dans leur quartier du moins, d'une certaine considération[9]. Ils étaient riches et se comportaient en bourgeois posés. Ils passaient pour être dévoués au pouvoir qui les rémunérait grassement, faisaient du bien aux pauvres, soignaient gratuitement les indigents malades, car, c'est un fait assez remarquable, une croyance populaire estimait que tout bourreau était un peu médecin. Ainsi que les grands seigneurs, les Sanson avaient leur sépulture de famille dans l'église Saint-Laurent, leur paroisse. On y montre encore, près du banc d'œuvre, la dalle sans inscription qui fermait leur caveau funéraire, aujourd'hui bouleversé par de récents travaux d'installation d'un calorifère. Tous les Sanson avaient été inhumés là depuis 1707, date de la mort du chef de la dynastie ; que sont devenus leurs restes ? On l'ignore ; il est bien probable cependant qu'ils ont été découverts, il n'y a pas bien longtemps, et dans des circonstances qui émurent quelque peu la population parisienne.

C'était au mois d'avril 1871, en pleine commune. Un fédéré adressa au journal le Cri du Peuple la lettre suivante :

26 avril 1871.

Citoyen rédacteur,

Hier on apprenait que des faits étranges se passaient dans l'église Saint-Laurent. Un officier d'état-major reçut la mission de s'y transporter. A son entrée dans l'église, il vit différents souterrains ouverts, et grand fut son étonnement quand il aperçut un espace de plus de vingt mètres cubes remplis d'ossements humains.

Plus loin, quelques squelettes remontant à une date plus récente furent trouvés ; après une minutieuse perquisition, on remarqua que ces squelettes appartenaient au sexe féminin. Un d'eux surtout avait encore une chevelure abondante d'un blond cendré.

On se souvient qu'il y a environ dix années une histoire de séquestration de personnes pesa sur le curé de Saint-Laurent ; un homme oublié et endormi dans l'église avait été réveillé par des gémissements.

L'affaire rapportée dans la presse souleva l'indignation générale ; des rumeurs circulèrent, mais le parti clérical, aidé par les écrivains du trône et de l'autel, soudoyèrent des médecins qui firent passer le spectateur de cette scène pour un halluciné.

Il y a là un mystère qu'il faut éclaircir, une série de crimes qu'il faudra dévoiler pour l'édification des hypocrites et des gens de mauvaise foi qui blâment la mesure relative à la fermeture des églises.

Il faut bien que les aveugles ouvrent enfin les yeux, que la lumière jaillisse sur les ténèbres que font autour d'eux les hommes noirs, et que les commères égarées par le fanatisme reculent d'effroi devant ces crimes inouïs. — Ce jour-là, la superstition et l'ignorance feront place à la vérité, à la civilisation, et les rois et les prêtres disparaîtront de la société nouvelle.

Salut et fraternité.

***

P.-S. — Des médecins ont été chargés des constatations ; un rapport a été envoyé à la Préfecture de police.

 

L'événement fit du bruit : le journal officiel de la commune s'en occupa et publia un long article plein de macabres détails sur ce nouveau crime du clergé ; nous n'en retiendrons que quelques lignes donnant la description du caveau que le hasard avait ainsi fait découvrir :

On enjambe des décombres, puis on descend un petit escalier de pierre, rapide et sombre ; on pose le pied sur une terre molle ou grasse : c'est l'entrée du caveau.

C'est un hémicycle voûté, percé de deux soupiraux fort étroits, qui ont été bouchés à une époque relativement récente.

On y pénètre par trois entrées formées au moyen de deux piliers en arceaux.

Le côté droit seulement a été déblayé ; à gauche, la terre recouvre encore les squelettes peu profondément enfouis, car le pied se heurte à chaque instant à quelque affreux débris.

En inspectant les murs du terrain, on voit qu'il a dû servir de prison à une époque fort antérieure à l'enfouissement des cadavres.

Nous avons, à l'aide d'une allumette-bougie, déchiffré quelques grossières inscriptions :

BARDOM 1713.

JEAN SERGE 1714.

VALENT...

Ces noms sont placés en face de l'ouverture du soupirail qui donnait sur la rue Sibour, ancienne rue de la Fidélité.

Les murs du caveau portent des traces de crépit qui dénoncent une restauration qui ne doit pas remonter à plus de quelques années.

 

Le gouvernement insurrectionnel pensa se faire une réclame habile en exposant à la vue du peuple les ossements des soi-disant victimes de l'honorable curé de la paroisse Saint-Laurent. On plaça ces restes sur un tapis devant le portail de l'Eglise ; des fédérés montaient la garde devant ces débris ; quelques curieux s'attroupaient, regardaient, haussaient les épaules et s'éloignaient en murmurant : Sont-ils bêtes ! Puis, comme la commune avait d'autres soucis plus sérieux, on oublia l'incident.

Eh bien ! ces ossements extraits d'un caveau oublié et sans pierre tombale apparente étaient très probablement ceux des Sanson, inhumés là à différentes époques, et ce sont sans nul doute les restes des bourreaux que la Commune exhiba ainsi en spectacle aux Parisiens de 1871[10].

 

III. — PROCÈS AVEC LA PRESSE

 

Mais revenons à Charles-Henri Sanson, Quand la Révolution éclata, il exerçait en titre depuis vingt et un ans ; il avait commencé jeune et était certainement très blasé sur les inconvénients de son métier. En outre, bien que peu lettré, — on en peut juger à son orthographe — il se piquait d'être quelque peu philosophe et il avait entrepris de combattre le préjugé qui éloignait de lui ses concitoyens. C'est à sa requête qu'avait été rendu, le 12 janvier 1787, un arrêt du conseil du roi portant inhibition et défense de désigner sous la dénomination de bourreaux les exécuteurs des arrêts criminels. Ceci jette un jour sur le personnage ; on en a fait une sorte de sentimental, royaliste convaincu et plein d'horreur pour ses fonctions ; on l'a même fait mourir, nous le verrons plus loin, du chagrin d'avoir mis le roi à mort. Il y a dans ces diverses légendes une si grande exagération que les faits véritables y sont absolument dénaturés. Ce qui a pu faire croire au royalisme des Sanson[11], c'est une aventure assez insignifiante qui se passa vers la fin de 1789. La chose fut démesurément grossie par les journalistes de l'époque, qui se croyaient, plus encore que ceux d'aujourd'hui, obligés de dénoncer chaque matin à leurs lecteurs la grande conspiration ou la grande trahison du jour.

Or voici ce que publiait le citoyen Prud'homme dans le n° 27 de ses Révolutions de Paris :

On vient de découvrir que les aristocrates ont des presses privées à leur usage. On ne croira jamais où ils les avaient établies ?... Chez Sanson, bourreau de Paris. Le district des Capucines de la Chaussée d'Antin y a fait une descente, et il les a trouvées occupées à travailler pour l'aristocratie. Jugez, citoyens, par les relations qu'ont déjà les aristocrates avec l'honnête M. Sanson, le parti qu'ils tireraient de ses services et de ses talents, s'ils étaient les plus forts.

 

Il faut noter, d'abord, que l'Assemblée constituante, à propos de la discussion des lois électorales et des motifs d'inéligibilité, s'était refusée à exclure du rang des citoyens les exécuteurs des hautes œuvres. C'est à cette discussion que Gorsas, dans son Courrier de Paris et des départements, fait allusion en ces termes :

Il s'est beaucoup agi de l'exécuteur des arrêts criminels dans les dernières séances (Assemblée nationale du 24 décembre 1789). Pendant que l'on s'occupait fort à propos de son éligibilité et de sa non-éligibilité, il s'occupait, lui, des moyens de se rendre éligible. Par exemple, il avait chez lui des presses où s'imprimaient tous ses abominables libelles qu'on faisait circuler dans les provinces, pour les exciter à la révolte et au meurtre. C'était dans la laide et tortueuse rue Saint-Jean, dans la maison odieuse d'un bourreau, que se tenaient des assemblées dont les honorables membres s'occupaient utilement à rédiger leurs pensées ; c'était de ce foyer impur que s'élançaient ces écrits incendiaires qu'on faisait circuler ensuite sous le cachet respectable de l'Assemblée nationale... Quels sont les auteurs de ces exécrables produits ? On n'en sait rien ; mais, nous le répétons, ils circulaient sous le cachet de l'Administration.

Ces presses sont enlevées, et l'honorable bourreau est arrêté ; il a été constitué prisonnier dans les prisons de la Force. On assure cependant qu'il se tirera d'affaire : il a des amis puissants, qui prouveront peut-être qu'on a commis en sa personne un crime de lèse-citoyen, et qui le prouveront avec autant d'éloquence qu'on a prouvé à l'Assemblée nationale qu'il devait être éligible.

 

L'Espion de Paris et des Provinces renchérissait à son tour :

L'exécuteur des hautes œuvres a subi avant-hier son interrogatoire : ses réponses n'ont rien de satisfaisant pour ceux qui voudraient avoir des renseignements sûrs et certains touchant la fatale conspiration dont sa maison était le foyer. C'était là que se tenaient des assemblées nocturnes présidées par des aristocrates qui ne rougissaient pas de s'associer à un homme qui, tôt ou tard, aurait été obligé de se venger par état, sur cette horde de Catilina, des maux qu'ils préparaient aux amis de la Constitution. C'était dans ce repaire que s'imprimaient les libelles incendiaires qui tendaient à soulever le peuple. Cet agent aristocratique, bien préparé, a soutenu que son emplacement était trop grand, et le nombre des pauvres qui venaient l'assaillir trop multiplié ; il en avait loué une partie pour faire l'aumône à son aise ; en vérité, cette action est digne des plus grands éloges. Après un trait aussi humain, nous serions tenté de croire qu'il n'est point coupable ; mais suivons son interrogatoire, écartons toute animosité, et nous prouverons sans crainte ce que nous avons avancé : l'hôte aristocratique ne connaissait pas ses locataires, ni leur état, et n'avait pris aucune information. Cette réponse-ci ne vaut pas la première ; sa conscience commençait déjà à lui reprocher son forfait, et, si l'on n'eût pas craint d'abuser de l'embarras où il se trouvait, peut-être nous eût-il mieux informé. Ne perdons pas courage ; dans quelques jours nous en saurons davantage.

 

Le journal l'Assemblée nationale, rédigé par Beaulieu, donnait, sur l'interrogatoire qu'on fit subir à Sanson, quelques détails qui peignent l'homme et son genre de vie :

C'était dans la maison de l'exécuteur qu'étaient les presses qui servaient à imprimer les libelles atroces qui circulent contre l'Assemblée nationale. On tenait aussi, dit-on, des conciliabules aristocratiques dans ce singulier hospice. Quoi qu'il en soit, l'exécuteur a été arrêté et conduit dans les prisons du Châtelet : et voici son interrogatoire, tel, qu'il nous a été envoyé.

Interrogé dans quel dessein il avait des presses dans sa maison. — A dit qu'il croyait rendre service aux ouvriers, ayant un emplacement vide.

D. Mais pourquoi vous prêtez-vous à favoriser le mal, surtout dans les circonstances où nous nous trouvons ? — A répondu qu'il le faisait pour" en faire don aux pauvres. — D. Vos générosités ne dépendaient pas de ces ouvrages ? —A répondu qu'il ne le faisait pas pour en tirer un profit. — D. Je le crois ; vos appointements doivent suffire à votre maison ?— Il est vrai, mais, étant assailli par la multitude des pauvres, je fus obligé de. prêter l'emplacement qui m'était inutile. — D. Vous ne saviez pas que ce que l'on faisait chez vous était opposé au bien public ? — Ne sachant ce que faisaient les personnes qui travaillaient, je crois que je ne suis compromis en rien. — D. Pourquoi plusieurs personnes se sont-elles évadées lorsque vous avez été arrêté ? — Il faut croire que ce sont les maîtres de ceux qui travaillaient. — D. Les connaissez-vous ? — Non. — D. On ne loue pas un emplacement sans garant. — J'ai fait comme pour les principaux locataires, sans information, étant dans un quartier écarté et inconnu au monde.

 

Sans doute, l'actualité donnait-elle peu de pâture aux folliculaires en décembre 1789, car le Courrier de Paris essayait de dramatiser la chose et d'en faire une vaste conspiration de tous les bourreaux de France contre le nouvel ordre de choses.

On nous assure que, dans plusieurs villes de province, des bandes d'aristocrates, aux ordres de ceux de Paris, et tout aussi malintentionnés qu'eux, avaient choisi la maison du bourreau pour y tenir leurs assemblées ; que, de là, ils correspondaient avec les chefs de la dernière conspiration, et qu'ils en recevaient leurs instructions. On assure même que quelques-uns de ces exécuteurs des arrêts criminels et partie des particuliers qui se rassemblaient chez eux ont été enveloppés par des gardes nationales, pour être amenés dans les prisons de Paris. Si cette nouvelle est vraie, elle ne tardera pas sans doute à se confirmer.

 

Et Camille Desmoulins, dans ses Révolutions de France et de Brabant, ajoutait :

Les beaux esprits de la faction verte viennent de publier le prospectus d'un journal lyrique, et ils se proposent de mettre les décrets en vaudevilles et en ponts-neufs pour tourner en ridicule l'auguste assemblée, etc. On assure que ce journal est le recueil facétieux des couplets que chantait naguère la table ronde des aristocrates, à ses soupers chez le bourreau de Paris. — Soit rancune contre la lanterne et contre M. Guillotin, soit que la visite de tant de monde lui eût tourné la tête, M. Sanson régalait son monde de son mieux.

 

Sanson comprit le danger de ces insinuations. On cherchait à mêler sa cause à celle des aristocrates. Il sentait bien que son office était étroitement lié à l'ancien ordre de choses, et, loin de se douter du travail qu'allait lui tailler la Révolution, il craignait la suppression totale de son emploi. L'abolition de la peine de mort était, comme on dit, dans l'air. Il est à remarquer que cette utopie germe dans les esprits au début de toute révolution qui doit être sanglante. En 1871, la Commune commença par brûler solennellement la guillotine sur la place Voltaire.

Aussi Charles-Henri Sanson crut-il bon, dans les circonstances critiques qu'il traversait, de ne point se laisser entamer : il attaqua Gorsas qui avait attaché le grelot et obtint gain de cause. Le jugement fut rendu en ces termes :

Ouï Me Maton de la Varenne en son plaidoyer, ensemble le procureur-syndic de la Commune, en ses conclusions,

Le Tribunal donne défaut contre le sieur Gorsas faisant droit au principal, ordonne que le paragraphe inséré dans le numéro 19 du journal intitulé le Courrier de Paris dans les Provinces, avec cette épitaphe : Vires acquirit eundo, ledit paragraphe commençant par ces mots : Il s'est beaucoup agi de l'exécuteur des arrêts criminels, et finissant par ceux-ci : avec autant d'éloquence qu'on a prouvé à l'Assemblée nationale qu'il devait être éligible, sera et demeurera supprimé comme calomnieux ; ordonne que ledit Gorsas sera tenu de se rétracter dans le plus prochain numéro de son journal ; le condamne à cent livres de dommages et intérêts envers la partie de M. Maton de la Varenne, applicables, du consentement de ladite partie, aux pauvres du district de Saint-Laurent ; fait défense audit Gorsas de récidiver, sous toutes peines qu'il appartiendra ;

Ordonne que le présent jugement sera imprimé et affiché au nombre de trois cents exemplaires, aux frais dudit Gorsas, et envoyé aux soixante districts. Sur le surplus des demandes, met les parties hors de cour, et condamne ledit Gorsas aux dépens, etc.

 

Gorsas essaya de faire de l'esprit et de présenter l'affaire de façon plaisante ; il répliqua :

On a plaidé hier à la commune une cause très singulière, entre Sanson, bourreau de la ville, prévôté et vicomte de Paris, et quelques gens de lettres. On nous a assuré que l'un des points capitaux du procès était que ce bourreau ne veut pas qu'on l'appelle bourreau, attendu qu'il y a quatre ou dix arrêts du Conseil qui entendent et prétendent qu'on l'appelle exécuteur des arrêts criminels.

On nous assure encore qu'entre autres conclusions il a pris celle-ci : que le mot bourreau fût rayé du Dictionnaire de l'Académie.

Ce serait bien le cas d'appliquer ce mot : Carnifex ! quoque nisi carnificis nomme tu appellandus ?

On nous assure, enfin, qu'un avocat des parties avait pris au tragique cette affaire, et qu'il avait dit, entre autres choses, qu'un bourreau ne pouvait plaider qu'avec la lanterne du coin de la rue de la Vannerie.

 

Mais Sanson tint bon, et Gorsas fut forcé de s'avouer vaincu. Il ne devait plus se trouver en relation avec sa partie adverse que le 7 octobre 1793... sur l'échafaud de la place de la Révolution, où le bourreau eut définitivement le dernier mot de la querelle.

 

IV. — LE BUDGET DE L'EXÉCUTEUR

 

Charles-Henri Sanson, du reste, avait raison d'être inquiet. La Révolution venait de détruire d'un trait de plume tous les droits féodaux, les justices, les prévôtés, et bien d'autres choses : il s'éleva, nous l'avons vu, du monde dés exécuteurs un tel concert de réclamations et de plaintes qu'il fallut bien aviser à faire vivre ces malheureux, et tout d'abord on s'adressa à l'exécuteur de Paris, afin de savoir ce qu'il perdait au nouvel ordre de choses. Sanson répondit par un exposé de sa situation :

Mémoire instructif pour l'exécuteur des jugements criminels de la ville de Paris.

Depuis un temps immémorial, les exécuteurs des jugements criminels de la ville de Paris n'avaient d'autres appointements qu'un droit dit de havage qu'ils percevaient sur toutes les denrées qui entraient dans la ville pour y être vendues. Ce droit était considérable. Il fut toujours perçu jusqu'au mois de septembre 1719, qu'il fut supprimé par lettres patentes.

L'exécuteur se trouvant sans ressources présenta un mémoire de la position où il était ; on lui en demanda un des frais qu'il était obligé de faire. Ce mémoire se monta alors à 16.000 francs ; on les lui accorda par forme d'indemnité du droit de havage, par édit du 14 janvier 1727.

L'exécuteur ne jouissait alors, pour le payement des frais, que d'un tarif très modique, lequel était arbitraire ; mais, en 1767, le Roi, par un édit, se chargea pour son compte des frais de justice des délits faits sur la justice des seigneurs, pourvu que la déclaration s'en fît au juge royal dans les vingt-quatre heures. Par ce moyen, toutes les justices tombèrent au compte du Roi, lequel payait très modiquement.

Cet édit enleva à l'exécuteur au moins 20.000 livres par an. Cet énorme déficit mit l'exécuteur à deux doigts de sa perte ; ayant fait de très vives représentations, l'évidence de sa ruine fit faire les informations les plus exactes. Ces informations se firent sur les ordres de M. le Contrôleur général et de M. l'Intendant de Paris, qui, après s'être convaincus de la juste demande de l'exécuteur pour une augmentation, se concertèrent ensemble avec M. de Beaumont, intendant des domaines, et accordèrent à l'exécuteur une augmentation sur les frais de justice et le réglèrent sur le pied qu'ils sont aujourd'hui.

Avant le décret qui supprima la prévôté et la vicomte de Paris, l'exécuteur avait dans son arrondissement 600 juridictions à répondre, pour le service desquelles il lui fallait et il lui faut encore, savoir :

Charges de l'exécuteur :

Deux de ses frères auxquels il donne 600 livres chacun, pour répondre aux magistrats et commander les domestiques lorsqu'il y a plusieurs endroits où il se fait le même jour des exécutions : 1200

Pour quatre domestiques, à 300 livres chaque par an : 1.200

Pour trois charretiers, à 300 livres chacun par an : 900

Pour une cuisinière, par an : 200

Pour quatre chevaux pour le service de la ville et de la campagne : 2.000

La construction de trois voitures et un tombereau : 300

Harnais des chevaux et entretien : 150

Le maréchal à 50 livres par cheval par an : 200

La mère de l'exécuteur, une pension ordonnée de tout temps par arrêt de la Cour : 1.200

Pour la nourriture de seize personnes, savoir : lui, son épouse, ses deux enfants, ses deux frères, son oncle âgé de soixante-quinze ans qui a toujours servi à l'office, une sœur infirme et huit domestiques, à 600 livres chaque, soit 9.600

Pour son entretien, celui de son épouse, de ses enfants, les faux frais du dedans de la maison, comme linge, blanchissage, meubles, etc. : 4.000

Pour le loyer d'une maison qui puisse contenir sa famille, ses gens, ses chevaux, voitures et ustensiles nécessaires à son état, ladite maison placée à portée de pouvoir répondre promptement aux ordres : 4.800

Par capitation (autrefois) 231, et aujourd'hui : 2.048

Total : 27.798

Faux frais ;

Les confrères, lorsqu'il est question de les mander âmes frais, ce qui n'arrive que trop souvent par la mauvaise conduite des domestiques dont on est forcé de se servir et qui vous mettent à contribution lorsqu'ils savent qu'on a besoin d'eux.

Des pourboires sans cesse avec lesquels il faut enchaîner ceux dont on a besoin.

Le remplacement des chevaux lorsqu'ils meurent, et les frais de leur maladie.

Les maladies des domestiques qu'il faut garder, sans quoi on n'en trouverait pas d'autres.

Les étrennes immenses auxquelles il ne faut pas manquer, sans quoi personne le lendemain. Les frais, les jours d'exécution.

Les ustensiles servant aux exécutions sans cesse renouvelés. Il y a encore mille faux frais qu'il est impossible de détailler parce qu'ils sont instantanés. Tous ces frais peuvent se monter encore à la somme de 5.000 livres.

Observations :

Si l'on chargeait l'exécuteur de la partie du questionnaire et de celle du charpentier, il en résulterait les dépenses suivantes pour l'exécution :

Pour l'office du questionnaire, un domestique de plus ;

Pour celui du charpentier, trois voitures, trois chevaux, les harnais, le maréchal, les deux charretiers, deux compagnons charpentiers, un local pour serrer les bois, pour les construire, loger hommes, chevaux, voitures et outils ;

Les bois nécessaires à renouveler ;

L'entretien de tous les genres ;

Les faux frais à la campagne ;

La mort des chevaux et leur remplacement ;

Le tout ne peut guère être évalué à moins de 18.000 livres.

Je supplie, Messieurs, de vouloir bien examiner la position de l'exécuteur, celle où le met le préjugé toujours existant sur son état ; de vouloir bien se souvenir que, lorsqu'il ne se fait pas de justice, l'exécuteur a toujours les mêmes charges et la même quantité de monde à soutenir et à solder, de se faire rendre compte de la vérité du contenu de ce mémoire. Les faits sont authentiques.

 

Mais l'Assemblée ne se hâtait point de conclure ; Sanson continuait à exercer son emploi qui n'était pas une sinécure ; il s'endettait, comptant sur un règlement de comptes, peut-être sur un retour de l'ancien régime, qui, ni l'un ni l'autre, ne se produisaient : enfin, à bout de ressources, il adressa au procureur-syndic du département cette lettre dont nous respectons l'orthographe à titre de curiosité :

Lettre de l'exécuteur Sanson à Monsieur Rœderer, procureur général du département.

A Paris, ce 6 août 1791,

Monsieur,

C'est très respectueusement que j'ai l'honneur de vous représenter la position dans laquelle je me trouve. Elle est telle que je vous supplie, Monsieur, de vouloir bien y donner un moment d'attantion. Le mode d'exécution qui se pratique aujourd'hui[12] triple aisément les frais des dépenses anciennes, en outre du renchérissement de toutes les choses nécessaires à la vie.

Le service et le nombre des tribunaux criminels me force d'avoir un nombre de personne en état de remplir les ordres que je reçois. Moi personnellement ne pouvant être partout, il me faut du monde sure. Car lé public veut encore de la décense. C'est moi qui paye cela.

Pour avoir du monde comme il faut pour cette ouvrage, ils veulent des gages d'oubles des autres années extérieures. Encore viennent-ils de me prévenir samdi dernier que sy je ne les augmentais pas d'un cart au moins, ils ne pouvaient plus faire ce service. Les circonstances actuelles mon forcés de promettre.

L'abolition des préjugés semblait m'avoir facilité sur la difficulté de trouver des sujets ; au contraire, je me suis apperçu quelle na servie qu'à faire dis paraître tous ceux dans la classe des quels je pouvais en avoir par la facilitée qu'ils ont de servir chez des particuliers, de faire un autre état quelconque ou de s'engager.

Il faut al'ors, pour s'en procurer, les enchaîner par l'appas du gain.

J'ay quatorze personnes tous les jours à nourire, dont huits sont à gages, trois chevaux, trois chartiers, les accessoires...

Un l'oyer énnormes, à raison de l'état. — De tous les temps l'exécuteur a toujours été logé par le roi.

Les faux frais d'exécution, journellement très commune, d'autres charges de famille, comme parents, et vieux domestiques infirmes qui ont sacrifiés leurs vies à ce service, les quels ont droits à l'humanitée.

Ma demande actuelle est, Monsieur, que voilà huit mois que j'ay donné dans le bureau des frais de justice des mémoires de dépenses et frais, qui de tous les temps monts été payés sur le prix du tarif que j'en ait fourni, je ne peut parvenir à toucher ses mémoires ; je me suis cependant bien exactement renfermé dans les prix du tarif ; j'ay même fait des réductions moi-même sur plusieurs articles.

J'ay eût l'honneur, Monsieur, de vous présenter sur cela une requeste le 11 juin dernier sans avoir eut réponse. Ma fortune gênée, j'ose même dire bien endettée, ne me permet plus de faire des avances aussi conséquante, ne sachant plus de quel côté m'en procurer. Et ne pouvant plus m'adresser aux personnes aux quels je doit et aux quels je ne puis rendre sy je ne suis payé. Je n'aie plus recours qua vous, Monsieur, pour faire ordonner le payement de ce qui m'est dut, sans quoi parés les sacrifices que j'ay fait pour parvenir jusqu'à ce jour à faire exactement le service de mon office occasionneront la subversion total de mon existance local et une ruine inévitable en me forçant d'abandonner mon poste et ma famille après 24 ans de pareil service.

Comme ma position est pressante, je vous supplie, Monsieur, de vouloir bien vous faire informer par quelqu'un de confiance de la véritée que j'ay l'honneur de vous avancer.

J'ay celui d'estre avec le plus profond respect.

Monsieur,

Votre très humble et très obéissant serviteur.

SANSON,

Exécuteur des jugements criminels à Paris.

 

V. — SANS0N EN 1793

 

Nous chercherions en vain à dissimuler ce que laisse à désirer cet essai de biographie de l'exécuteur de Paris à l'époque de la Révolution. Il n'est pas surprenant qu'un travail tenté pour la première fois sur un si étrange sujet reste plein d'obscurité, de trous, de lacunes.

Parfois une lettre, une pétition, un document nous montre le personnage, ouvre des horizons sur ses charges de famille, sa façon de vivre, ses ressources ; mais il rentre aussitôt dans l'ombre ; et, pour tracer un récit détaillé — et fantaisiste — de son existence, il faudrait grouper autour de ces rares manifestations de sa personnalité les anecdotes si souvent répétées, et plus ou moins véridiques, toujours les mêmes, que les contemporains ont narrées et que, depuis un siècle, les chroniqueurs se repassent pieusement, sans qu'il soit possible de les contrôler. Mais ce serait là refaire les fameux Mémoires de Sanson, et il nous semble préférable, dût notre esquisse rester incomplète, de ne nous laisser guider que par les pièces officielles, les documents réputés indiscutables, qui pourtant, eux aussi, ont parfois besoin d'être rectifiés. Ainsi le Moniteur rendant compte de l'exécution d'un nommé Vimal, fabricateur de faux assignats, et de ses complices, guillotinés le 27 août 1792, raconte ce curieux fait : L'exécuteur, voulant prendre la tête de l'un des criminels pour la montrer au peuple, est tombé de l'échafaud. Il est resté mort sur la place.

Voilà donc Charles-Henri Sanson officiellement supprimé de l'histoire ; qui lui succède ? La grave feuille qui vient d'annoncer son trépas ne le dit point. En outre, il est de tradition certaine que le bourreau chargé de mettre à mort Louis XVI ne survécut que quelques jours à sa royale victime. La biographie Michaud, si sérieusement rédigée cependant, et par des écrivains si bien à portée de tout connaître, l'affirme en ces termes : Cet horrible spectacle — l'exécution du roi — fit sur Sanson une si vive impression qu'il tomba malade et cessa d'exercer son cruel métier jusqu'à sa mort, qui eut lieu six mois après. Ainsi ce n'est pas par lui que furent exécutés la Reine, la sœur de Louis XVI, le duc d'Orléans, Malesherbes, Danton, Robespierre et tant d'autres. Le Dictionnaire Larousse n'aurait pas manqué cette occasion d'accepter, sans contrôle, l'assertion de la Biographie universelle : Ce personnage, dit-il, est surtout célèbre parce qu'il fut chargé d'exécuter l'ex-roi. Sanson (Henri), fils et successeur du précédent, succéda à son père en 1793. Ce fut lui qui exécuta Marie-Antoinette, sa belle-sœur Elisabeth, Malesherbes, le duc d'Orléans, etc. Voilà de nouveau l'exécuteur enterré. Ces faits acceptés pour authentiques par les chroniqueurs ont donné lieu à différents enjolivements fort pittoresques, et les âmes sensibles sont aujourd'hui persuadées que Sanson a succombé au remords d'avoir fait tomber la tête du roi[13]. Ce sont là autant d'erreurs, et les pièces inédites ne peuvent laisser aucun doute à ce sujet. Charles-Henri Sanson n'a cessé de fonctionner que le 13 fructidor an III : Il y a quarante-trois ans, dit-il dans sa lettre de démission, qu'il dessert la place qu'il occupe. Il est atteint d'une néphrétique et ne peut continuer ses fonctions. Il sollicite un secours annuel de 1.000 livres dont jouissent les exécuteurs sans emploi, qui sont anciens dans le service, il est toujours disposé à reprendre son activité aussitôt que sa santé se trouvera rétablie. Le 18 fructidor an III, l'accusateur public près le tribunal criminel de la Seine répondait en ces termes :

Citoyen,

La place d'exécuteur des jugements criminels à Paris se trouvant vacante par la démission de Charles-Henry Sanson, la Commune, en exécution des lois du 13 juin 1793 et 22 floréal an II, a nommé commissionné Henry[14] Sanson, fils du démissionnaire, qui se trouve en rang utile sur le tableau pour remplir les fonctions...

 

Donc Charles-Henri Sanson, qui, en 1795, alors que la Terreur était passée, cédait sa place à son fils après quarante-trois ans de service, n'avait pas succombé à l'émotion que lui avait causée la tragique scène du 21 janvier, et ne s'était pas non plus tué en tombant de l'échafaud au mois d'août 1792. C'était son fils puîné, remplissant l'office d'aide, qui avait été victime de ce singulier accident.

 

La journée du 21 janvier 1793 se passa pour Sanson sans incidents, mais non sans une émotion que le fait insolite suffisait à expliquer.. Dès la veille, il écrivait :

Au citoyen suppléant pour le procureur général sindic du département.

Citoyen,

Je viens de recevoir les ordres que vous m' avez adressés. Je vas prendre toutes lès mesures pour qu'il n'arrive aucuns retards à ce qu'ils prescrivent. Le charpentier est avertît pour la pose de la machine, laquelle sera mise en place à l'endroit indiqué.

Il est absolument nécessaire que je sache comment Louis partira du temple. Aura-t-il une voiture ou sy ce sera dans la voiture ordinaire aux exécutions de ce genre. Après l'exécution, que deviendra le corps du supplicié ?

Faut-il que moi, ou mes commis, nous nous trouvions au temple à huit heures, comme le porte l'ordre.

Dans le cas où ce ne serait pas moi qui l'emmènerais du temple, à quelle place et à quel endroit' faut-il que je me trouve.

Toutes ses choses n'étant pas détaillées dans l'ordre, il serait à propos que le citoyen supléant procureur-sindic du département voulu bien me faire passer le plus tôt possible ces renseignements pendant que je suis ocupé à donner tous les ordres nécessaires pour que tout soit ponctuellement exécuté[15].

Paris, le 20 janvier 1793, l'an 2 de la République française.

Le citoyen SANSON,

Exécuteur des jugements criminels.

 

Bien que les deux vicaires, MM. Damoreau et Renard, n'aient point mentionné dans leur récit la présence de l'exécuteur à la très courte cérémonie religieuse qui eut lieu à l'église de la Madeleine, il est probable que Sanson accompagna le corps du roi jusqu'au cimetière. Cela, ressort d'une lettre écrite par un témoin oculaire, publiée récemment par la Revue rétrospective :

Comme je pense que tout ce détail vous fera plaisir, j'ajoute encore ce petit papier pour vous dire que notre bataillon, dès les sept heures du matin, est parti de la caserne pour aller entourer la place de Louis XV, et, qu'aussitôt l'exécution faite, une danse d'au moins cent personnes, hommes et femmes, a formé un rondeau, a dansé avec joye, en chantant la chanson des Marseillais à plein gosier, et criant : Voilà la tête du tyran à bas ! De plus, on a remarqué que plusieurs personnes, dessous l'échaffaut, se frotaient lès mains dans le sang répandu. Cela a fait allusion à ce que sa femme avait dit après la Révolution, qu'elle voulait se laver les mains dans le sang des Français. Eh bien, c'est au contraire les Français qui ont mouillé leurs mains du sang de son mary.

Une chose singulière, c'est que, lorsque la charrette du bourreau a rapporté du cimetière le panier d'osier, il est tombé par terre, et aussitôt, une foule de gens se sont jetés dessus, et ont frotté le fond du panier avec des linges, leurs mouchoirs, des papiers blancs, et un entr'autres avec deux dés à jouer, de sorte que tout cela était rempli du sang du tyran, pour le conserver en mémoire de son jugement.

 

Huit jours après, Charles-Henri Sanson adressait aux journaux une réclamation au sujet des divers bruits qui couraient. la ville touchant sa conduite lors de l'exécution du roi, et le Thermomètre du Jour[16] insérait la note suivante :

Les boutons, les lambeaux de l'habit, de la chemise de Louis Capet, ses cheveux ont été recueillis et vendus très chèrement aux amateurs. L'exécuteur Sanson, accusé d'avoir participé à ce commerce d'un nouveau genre, vient d'écrire aux journalistes pour se disculper à cet égard ; voici ses expressions : J'apprends dans le moment qu'il court le bruit que je vends ou fais vendre les cheveux de Louis Capet. S'il en a été vendu, ce commerce infâme ne peut avoir eu lieu que par des fripons : la vérité est que je n'ai pas souffert que personne de chez moi en emportât ou en prît le plus léger vestige.

 

VI. — UNE JOURNÉE DE SANSON PENDANT LA TERREUR

 

La Conciergerie ! Ce mot, pour tous les Parisiens, évoque la pittoresque silhouette des vieilles tours à fenêtres grillées dont les murs noircis se dressent en bordure du quai de l'Horloge. Bien des gens, en passant devant la porte de fer qui s'ouvre sur le quai, ont songé aux charrettes qui, sorties de là, allaient déverser leur contenu au pied de l'échafaud de la place de la Révolution. Le décor de la vieille prison est, sous cet aspect, si dramatique que l'esprit l'associe de suite aux souvenirs de la Terreur ; les plus savants vous diront peut-être que l'entrée de ce lieu d'horreur a été déplacée il y a quelque vingt-cinq ans, que jadis la grille s'ouvrait entre les deux tours ; c'est un fait admis, établi, indéniable... des historiens l'ont avancé, tous les romanciers ont suivi.

Pourtant rien n'est plus faux. En 1793, toute cette partie du quai était encombrée de bâtiments annexes, de baraquements sans style qui cachaient les murs du palais jusqu'à la hauteur du premier étage, et l'entrée de la prison n'était point là.

Au pied du vaste escalier dont les degrés conduisent au Palais de Justice, on voit dans l'angle nord de la Cour du mai une arcade sombre précédant une porte basse, enfoncée sous terre, cachée par une double grille, écrasée par l'édifice qui la domine ; cette porte, qui semble être l'entrée d'un souterrain, est si petite, si basse, si étroite qu'elle se confond presque avec l'ombre que projettent les saillies des constructions environnantes. Pour qui ne sait pas, cette arcade reste inaperçue, ou n'est qu'un motif architectural assez inexplicable et insignifiant ; pour qui se rappelle, elle est sinistre ; c'était par là qu'à l'époque révolutionnaire on entrait à la Conciergerie et qu'on en sortait[17]...

Rien, d'ailleurs, n'a changé depuis cent ans la physionomie de ce coin tragique ; ce sont bien les mêmes grilles qu'ont heurtées les ridelles des charrettes ; ce sont les mêmes marches qu'ont gravies tant de pas chancelants, la même minuscule cour en contre-bas, dissimulée sous les assises du monumental escalier construit en 1787 ; ce sont les mêmes pavés, les mêmes portes ; seulement, aujourd'hui, cette cour est abandonnée et déserte ; jadis elle était, jour et nuit, encombrée de gardes à bonnets phrygiens, de geôliers, de condamnés, de prévenus, d'aides du bourreau, de solliciteurs..

Quand on a franchi la grille fermant le cintre surbaissé qui donne accès à la petite cour, on descend quelques marches de pierre dont les rampes de fer forgé datent de 1787. A gauche, se trouve sous le grand perron un local qui, en 1795, servait de corps de garde ; à droite, deux fenêtres basses qui éclairaient des bureaux ; et, en face de soi, on a deux portes vitrées dont l'une est murée à hauteur d'appui : l'autre donnait accès au guichet de la prison[18]. Là, se tenait dans un large fauteuil, près d'une vaste table, le concierge de la maison d'arrêt[19]. La pièce voisine du guichet, à gauche, prenant jour comme lui sur la petite cour, était le greffe : elle était partagée en deux par d'énormes barreaux et servait aux employés chargés des écritures et au dépôt des condamnés. Là, deux prêtres, qui étaient ordinairement l'abbé Lambert et l'abbé Lothringer, attendaient, en causant avec les porte-clefs et les gendarmes.

Car la Révolution avait conservé des pratiques anciennes de la justice criminelle, l'usage d'envoyer des ministres de la religion aux condamnés avant le supplice. C'étaient, bien entendu des prêtres constitutionnels. L'évêque intrus de Paris, Gobel, surveillait avec scrupule ce service de son clergé. Après chacune des audiences du Tribunal révolutionnaire, le président remettait la liste des condamnés à Fouquier-Tinville. Fouquier la transmettait à l'évêque, qui avertissait ses prêtres de l'heure à laquelle ils devaient se rendre à la Conciergerie pour assister aux préparatifs de l'exécution[20].

Une porte, au fond de la première pièce, ouvrait sur un couloir conduisant à la Cour des femmes. Dans ce couloir, à droite, se trouvent deux petites chambres, dont l'une est fort sombre. Est-ce là ou dans le greffe que se faisait la toilette des condamnés ? Est-ce là que se trouvait ce fameux panier couvert d'une serpillière, dans lequel s'entassaient les chevelures blondes, brunes ou blanches que coupaient les aides de Sanson ? C'est un point impossible à établir. La tradition veut que ces deux chambres aient servi de logis aux guichetiers, en même temps que de salles d'attente pour les femmes condamnées à mort ; dans un coin on avait disposé des griaches, c'est-à-dire, en argot de prison, les seaux qui tenaient lieu de chaises d'aisance aux malheureux attendant l'échafaud ; Ces seaux répandaient une odeur insupportable qui pénétrait jusqu'au greffe.

Telle était, telle est encore, à quelques cloisons près, la partie de la Conciergerie qui contenait le service extérieur de la prison. Au-delà se trouvaient les deux grilles[21] entre lesquelles les huissiers du Tribunal révolutionnaire faisaient l'appel et donnaient connaissance aux prévenus de leur acte d'accusation. Puis venait le long couloir central à l'extrémité duquel se trouvent la salle des Girondins et le cachot de la Reine.

Quant à la grande cour du Palais qui précède cette sinistre demeure, elle n'a point du tout changé depuis la Révolution[22]. Ce sont les mêmes murs, la même grille[23], les mêmes porte-lanternes au pied du grand perron. Les maisons qui faisaient face au palais s'ouvraient devant cette grille, en une petite place demi-circulaire, toujours fort animée ; il y avait là un bureau de tabac dont la renommée allait de pair avec celle de la Civette. C'était une sorte de bureau d'esprit, ainsi qu'on disait au siècle dernier. La citoyenne Guibal, jeune et jolie Languedocienne, dirigeait cet établissement. On l'appelait la maîtresse à Robillard. Le ci-devant marquis d'Antonelle, l'un des plus implacables jurés du Tribunal révolutionnaire, avait fait à la belle cigarière cadeau d'un carlin qui trônait au comptoir et avait acquis dans le quartier une sorte de célébrité.

Voilà quel était le décor du théâtre sur lequel, pendant dix-huit mois, Sanson joua presque quotidiennement son sinistre rôle. L'audience du Tribunal, commençant ordinairement entre neuf et dix heures du matin, était interrompue à midi, reprenait à deux heures et se prolongeait souvent jusque dans la soirée : de sorte que, en bien des cas, l'exécution était remise au lendemain. Si, au contraire, les débats étaient plus rapides — et sous l'influence de la loi du 22 prairial ils étaient terriblement simplifiés, — le verdict était rendu dans l'après-midi, et les condamnés pouvaient ainsi être conduits à l'échafaud le jour même.

On en peut conclure, bien qu'aucun document ne vienne certifier cette supposition, que Sanson faisait ses préparatifs avant que le jugement soit rendu ; il venait au palais le matin, se présentait au cabinet de l'accusateur public[24] qui lui indiquait le nombre de prévenus, d'après lequel il calculait approximativement le nombre des condamnés. L'exécuteur, qui n'avait à son service que deux charrettes, s'occupait alors, si besoin était, de s'en procurer d'autres : il les payait 15 francs, plus 5 francs de pourboire au conducteur : Autrement, disait-il, je n'en trouve point[25]. Puis il retournait chez lui, ou vaquait aux autres devoirs de sa charge, tels que l'exposition des condamnés aux fers pour laquelle il lui fallait préparer un échafaud spécial, des écriteaux mentionnant chacun des jugements, les noms des condamnés, etc. A cet effet, en plus des quatre aides que lui accordait la loi, il en avait recruté trois autres qu'il payait de ses deniers, et il était, en outre, secondé par son fils. Vers trois heures et demie il revenait au palais où sa silhouette était familière aux habitués : on le rencontrait dans les cours ou dans les couloirs du Tribunal, habituellement coiffé d'un chapeau haut de forme et légèrement bombé, suivant la mode anglaise de l'époque. Sa chevelure était soigneusement peignée, et il portait ordinairement une redingote boutonnée, de couleur sombre. Les plaisants, disaient, en le voyant passer et faisant un jeu de mots sur son nom de Sanson : Tiens ! voilà Sans-farine ! c'était son surnom. Il surveillait la toilette des condamnés qui rentrait plus spécialement dans les attributions de son aide Desmorets, et ne commençait à entrer effectivement en scène qu'au moment où l'on faisait monter sur les charrettes les malheureuses victimes : on dit qu'il se montrait pour elles plein de prévenance et d'attention ; c'est lui qui donnait le signal du départ... Un grand remous se faisait dans la foule, les charrettes s'ébranlaient, escortées de gendarmes à cheval et de gardes nationaux ; le cortège tournait à gauche dès la grille franchie et s'engageait sur le pont au Change ; puis, par les rues, il gagnait la place de l'échafaud[26].

 

VII. — LA FOURNÉE DU 4 THERMIDOR AN II

 

On ne saurait se figurer combien sont rares les récits de ces tristes scènes. J'entends les récits assez détaillés pour sortir de la banalité ordinaire, et assez authentifiés par le nom de leurs auteurs pour qu'on puisse accorder toute confiance aux incidents qui y sont relatés. Je ne me souviens pas d'en avoir lu, dans les journaux de l'époque, un seul qui vaille la peine d'être noté : le plus souvent les gazettes donnent les noms des victimes que dévorait chaque jour la guillotine, et l'heure du supplice. Voilà tout ! encore cette nomenclature est-elle souvent incomplète et presque toujours erronée.

Cette absence de comptes rendus est une des caractéristiques de l'époque. Le nombre des curieux était grand, surtout dans les premiers temps, autour de l'échafaud ; un Rapport de police nous décrit la place de la Révolution remplie de gens qui courent à toutes jambes, crainte de manquer le spectacle. Presque tous ont des lorgnettes fines et se déplacent souvent pour chercher le point visuel qui doit le mieux s'accommoder à leur vue. Les uns sont montés sur des échelles, les autres sur des charrettes à cinq sous la place... Pourtant de tous ces gens, qu'une horrible curiosité amenait là, aucun n'a songé à noter journellement ses impressions et ses souvenirs. Ah ! si l'on possédait, noté par quelque homme obscur, sans parti pris d'opinion, sans préoccupation de poser pour la postérité, le Journal d'un Parisien pendant la Terreur ! mais, chose incroyable, ce journal n'a pas été écrit. Nos pères, pendant ces deux années, vivaient au jour le jour, oublieux du lendemain et ne se souciant pas plus de la postérité que si le monde allait finir avec eux.

Et puis, il faut dire que ces gens qui se pressaient, maintenus à distance de l'échafaud, ne voyaient rien[27] : un grand mouvement agitait la foule à l'arrivée des charrettes ; le silence se faisait ; au bout d'un instant, la silhouette d'une première victime se dressait sur là plate-forme, une sorte de lutte avait lieu, un coup sourd retentissait ; déjà un autre malheureux se présentait à la mort, et toujours ainsi : c'est là le récit invariablement banal et toujours le même que font les spectateurs de toute exécution. Un seul homme aurait pu parler ; un seul homme a reçu les dernières confidences, a recueilli les suprêmes paroles, a soutenu le regard égaré de tant d'illustres mourants ; cet homme, c'est Sanson, et jamais il n'en a rien révélé. On prétend qu'il était par nature doux et compatissant ; on assure qu'il cherchait, autant que la chose était en son pouvoir, à adoucir aux condamnés les terribles heures qui précédaient le supplice ; on conte même certains détails : ainsi, il est de tradition qu'étant seul sur la charrette avec Charlotte Corday, il ne quitta pas des yeux la jeune fille qui, en provinciale curieuse, regardait défiler sous ses yeux les enseignes des boutiques de la rue Saint-Honoré ; il lui fit observer qu'en s'appuyant aux ridelles elle éviterait les cahots qui la secouaient rudement ; puis, ayant remarqué qu'elle était prise de cette contraction d'angoisse qui dessèche la gorge de tous ceux qu'on mène à la mort et les empêche d'avaler leur salive, il se pencha vers elle et lui dit : C'est bien long, n'est-ce pas ? Charlotte sourit et haussa les épaules d'un air d'indifférence.

On raconte aussi que la Reine, poussée vers la bascule, lui marcha, par inadvertance, sur le pied, et qu'elle balbutia : Pardon, monsieur ! — Mais de qui tient-on ces faits ? Sanson, répétons-le, n'a jamais parlé, jamais écrit, et lui seul pourtant pouvait les connaître.

Cependant il existe un récit d'une authenticité certaine, d'une naïveté très grande, d'une sincérité absolue. On le doit à un prêtre réfractaire, caché dans Paris en 1794, et qui, pour accomplir les devoirs de son ministère sacré, eut un jour le courage de suivre les charrettes et d'aller, jusqu'au pied de l'échafaud de la place du Trône, porter à de malheureuses femmes une suprême absolution. Rentré chez lui, l'abbé Carrichon — c'était le nom de ce prêtre oratorien — nota avec détail l'horrible spectacle auquel il venait d'assister pour la première fois. Son manuscrit, légué par lui à M. Castelnau, employé aux Archives nationales, fut donné plus tard à Michelet. Les principaux passages en ont été publiés en 1865 dans la vie d'Anne-Paule-Dominique de Noailles, marquise de Montagu[28], et Mme Michelet en a, depuis cette époque, offert l'original à la Nouvelle Revue ; cependant nous devons nous y arrêter quelque peu ; car nous trouverons là, sur Sanson et sur la manière dont il exerçait ses fonctions, des détails que l'on chercherait vainement ailleurs.

L'abbé Carrichon avait promis à Mme la maréchale de Noailles, à Mme la duchesse d'Ayen et à sa fille, la vicomtesse de Noailles,. de les suivre jusqu'à la guillotine si elles étaient condamnées à mort : il devait, pour être reconnu d'elles au milieu de la foule, se vêtir d'un habit bleu foncé et d'une veste rouge. Ici nous lui laissons la parole :

Le 22 juillet 1794, un mardi, jour de sainte Madeleine, j'étais chez moi ; j'allais sortir, on frappe. J'ouvre et vois les enfants de Noailles et leur instituteur ; les enfants, avec la gaîté de leur âge qui couvrait le fond de tristesse que nourrissait la détention de leurs parentes ; ils allaient se promener et prendre l'air de la campagne ; l'instituteur pâle, défiguré, pensif et triste. Ce contraste me frappe. Passons, me dit-il, dans votre chambre, laissons les enfants dans votre cabinet. Nous nous séparons. — Les enfants se mettent à jouer. Nous entrons dans ma chambre. Il se jette dans un fauteuil : C'en est fait, mon ami ! Ces dames sont au Tribunal révolutionnaire. Je viens vous sommer de tenir votre parole...

Quelque préparé que je fusse depuis longtemps, je suis déconcerté... Je reviens à moi à l'instant, et, après quelques questions, réponses et autres lugubres détails, je dis : Partez, je vais changer d'habits. Quelle commission !...

L'abbé, resté seul, se sent faiblir ; vers une heure, il court au Palais, veut entrer ; impossible. Un homme qui sort de l'audience lui annonce que le verdict est rendu. Il reprend ses courses qui le conduisent jusqu'au faubourg Saint-Antoine, avec quelles pensées, quelle agitation intérieure, quel secret effroi joint à une tête malade !... Ayant affaire à une personne de confiance, je m'ouvre à elle ; elle m'encourage au nom de Dieu. Pour dissiper mon mal de tête, je la prie de me faire un peu de café : il me fait quelque bien. Je reviens au Palais très lentement, très pensif, très irrésolu, désirant de ne point arriver, de ne point trouver celles qui m'y appellent. J'arrive avant cinq heures. Rien n'annonce le départ. Je monte tristement les degrés de la Sainte-Chapelle, je me promène dans la grande salle, aux environs ; je m'assieds, je me lève, ne parle à personne ; je cache sous un air sérieux un fonds très agité, très chagrin. De temps à autre, un coup d'œil sur la cour pour voir si le départ s'annonce. Je reviens. Ma fréquente exclamation intérieure était : Dans deux heures, dans une heure et demie, elles ne seront donc plus !... Enfin, aux mouvements qui se produisent, je juge que les victimes vont sortir de la prison. Je descends et vais me placer près de la grille par où elles sortent, puisqu'il n'est plus possible depuis quinze jours de pénétrer dans la cour.

La première charrette se remplit, s'avance vers moi. Il y avait huit dames très édifiantes, sept pour moi inconnues ; la huitième, dont j'étais fort proche, était la maréchale de Noailles. N'y point voir sa belle-fille et sa petite-fille, ce fut un faible et dernier rayon d'espérance : Hélas ! sur la seconde charrette montent la mère et la fille. Celle-ci en blanc, qu'elle n'avait point quitté depuis la mort de son beau-père et de sa belle-mère — le maréchal et la maréchale de Mouchy.

Elle paraissait âgée de vingt-quatre ans au plus ; sa mère, de quarante, en déshabillé rayé bleu et blanc. Six hommes se placent à leur suite, les deux premiers, je ne sais comment, un peu plus à distance qu'à l'ordinaire, comme pour leur laisser plus de liberté, et avec un air d'égard et de respect dont je leur sus bon gré.

A peine sont-elles sur la charrette que la fille témoigne à sa mère ce vif et tendre intérêt si connu. J'entends dire auprès de moi : Voyez donc cette jeune, comme elle s'agite ! comme elle parle ! Elle ne paraît point triste !... La première charrette reste près de moi au moins un quart d'heure. Elle avance. La seconde va passer. Je m'apprête. Elle passe ; ces dames ne me voient point. Je rentre dans le palais, fais un grand détour et viens me placer à l'entrée du Pont-au-Change dans un endroit apparent. Mmes de Noailles jettent les yeux de tous côtés : elles passent et ne me voient pas. Je les suis le long du pont, séparé par la foule, mais cependant assez près d'elles... Je suis tenté de renoncer. J'ai fait tout ce que j'ai pu. Partout ailleurs la foule sera plus grande. Il n'y a pas moyen, je suis fatigué. Je vais me retirer.

A ce moment, un orage éclate, la pluie tombe par torrents, le vent fait rage ; en un instant, la rue est balayée, les curieux se réfugient sous les portes, abandonnant l'affreux cortège. Les cavaliers et les fantassins qui escortent les condamnés pressent l'allure des charrettes. Le pauvre abbé, trempé de sueur et de pluie, s'approche de celle qui contient les dames de Noailles, et, après de nouvelles indécisions, parvient à se faire remarquer ; la tête couverte, il leur donne l'absolution. Quand on arrive à la place du Trône, la pluie a cessé :

Les charrettes s'arrêtent, l'échafaud se présente, je frissonne. Les cavaliers et les fantassins aussitôt l'entourent. Derrière eux un cercle nombreux de spectateurs. La plupart rient et s'amusent de ce désolant spectacle. Je suis au milieu d'eux, dans une situation bien différente !... J'aperçois le maître bourreau et ses deux valets dont il se distingue par sa jeunesse[29] et l'air et le costume d'un petit maître manqué. L'un des deux valets est remarquable par sa taille, son embonpoint, la rose qu'il a à la bouche, le sang-froid et la réflexion avec lesquels il agit, ses manches retroussées, ses cheveux en queue et crêpés, enfin une de ces physionomies régulières et frappantes quoique sans élévation, qui ont pu servir de modèle aux grands peintres qui ont représenté les bourreaux dans l'histoire des martyrs. Il faut le dire : soit par un fonds d'humanité, soit par habitude et désir d'avoir plus tôt fini, le supplice était singulièrement adouci par leur promptitude, leur attention à descendre tous les condamnés avant de commencer à les placer le dos à l'échafaud, de manière à ce qu'ils ne puissent rien voir.

Je leur en sus quelque gré, ainsi que de la décence qu'ils observaient et de leur sérieux constant, sans aucun air rieur ou insultant pour les victimes.

Pendant que les valets aident les dames de la première charrette à descendre, Mme de Noailles me cherche des yeux, elle m'aperçoit. Que ne me dit-elle pas par ses regards, tantôt élevés vers le ciel, tantôt abaissés vers la terre ? Ces signes, d'une piété si vive, d'une éloquence si touchante, faisaient dire à mes tigres : Ah ! celle-ci, comme elle est contente, comme elle lève les yeux au ciel, comme elle prie ! Mais à quoi ça lui sert-il ? Puis, par réflexion : Ah ! les scélérats de calotins !

Le dernier adieu prononcé, elles descendent. Je quitte l'endroit où je suis, je passe d'un autre côté pendant qu'on fait descendre les autres condamnés, et me trouve en face de l'escalier sur lequel est appuyée la première victime, un vieillard en cheveux blancs, grand, l'air d'un bonhomme, qu'on dit être un fermier général[30]. Auprès de lui, une dame très édifiante que je ne connaissais pas ; ensuite la maréchale vis-à-vis de moi, en deuil, assise sur un bloc de bois ou de pierre qui se trouve là, ouvrant des yeux grands, fixes[31]. Tous les autres[32], sur plusieurs lignes, sont rangés au bas de l'échafaud du côté qui regarde l'ouest ou le faubourg Saint-Antoine. Je cherche ces dames, je ne peux apercevoir que la mère dans cette attitude de dévotion simple, noble, résignée, les yeux fermés, plus l'air inquiet ; mais telle qu'elle était lorsqu'elle s'approchait de la Table sainte... Tous sont descendus. Le sacrifice va commencer. La joie bruyante, les affreux quolibets des spectateurs redoublent et accroissent le supplice doux en lui-même, mais atroce par les trois coups qu'on entend l'un après l'autre[33] et la vue de tant de sang versé. Le bourreau et ses valets montent, arrangent tout. Le premier se revêt, sur ses habits, d'un surtout rouge sanglant[34]. Il se place à gauche, à l'ouest, et ses aides, à droite, à l'est, regardant Vincennes. Lé grand valet surtout est l'objet de l'admiration et de l'éloge des cannibales, par son air capable et réfléchi, comme ils disent. Tout étant prêt, le vieillard monte avec l'aide des bourreaux. Le maître bourreau le prend par le bras gauche, le grand valet par le bras droit, le second par les jambes : en un instant, il est couché sur le ventre, la tête coupée, jetée ainsi que le corps tout habillé dans un vaste tombereau où tout nage dans le sang ; et toujours de même. Quelle horrible boucherie !... La maréchale monte la troisième. Il faut échancrer le haut de son habillement pour lui découvrir le cou. Mme d'Ayen monte la dixième. Qu'elle paraît contente de mourir avant sa fille, et sa fille de ne point passer avant sa mère ! Le maître bourreau lui arrache son bonnet. Comme il tenait par une épingle qu'il n'a pas eu l'attention d'ôter, les cheveux soulevés et tirés avec force lui causent une douleur qui se peint sur ses traits. La mère disparue, la fille la remplace. Quelle émotion en voyant cette jeune femme toute en blanc ! Elle paraît beaucoup plus jeune qu'elle ne l'est en réalité...

Ce qui est arrivé pour sa mère arrive aussi pour elle. Même inattention pour l'épingle, même douleur. Hélas ! quel sang abondant et vermeil sortit de la tête et du col !... mais que la voilà bienheureuse ! m'écriai-je intérieurement, quand on jeta son corps dans cet épouvantable cercueil ! Je m'en allais, mais je .suis arrêté un moment par l'air, les traits et la taille de celui qui vient après elle.

C'était un homme de cinq pieds huit à neuf pouces, gros à proportion, d'une figure très imposante. Je l'avais remarqué au pied de l'échafaud. Il s'en était éloigné pendant, qu'on immolait les autres, afin de voir ce qui s'y passait. Sa grande taille avait servi de curiosité. Il est monté avec fermeté, a regardé les bourreaux, le lit et l'instrument de mort avec des regards intrépides, trop fiers peut-être. L'homme qu'on venait d'exécuter était Gossin ou Gossuin[35] qui a tant contribué à diviser la France en départements. Après sa mort, je quitte tout, hors de moi-même. Je m'aperçois alors que je suis tout glacé !... Quand je quittais, il était près de huit heures.

En vingt minutes on avait fait descendre quarante ou cinquante personnes ; on en avait exécuté douze.

 

Ce récit me semble, pour me servir d'une expression aujourd'hui à la mode, éminemment suggestif. On y trouve bien des choses que le bon abbé n'a pas voulu y mettre. Ainsi, on s'est demandé souvent comment le Paris de la fin du XVIIIe siècle, bien peu différent par ses habitudes et ses mœurs du Paris d'aujourd'hui, avait pu supporter pendant de si longs mois le spectacle quotidien de la sanglante hécatombe que la Révolution croyait nécessaire à son salut. Comment cette grande ville nerveuse et sensible ne s'est-elle pas révoltée dès la première exécution ; comment avait-elle bien pu accepter que la guillotine devînt une de ses fonctions, un de ses organes habituels ! Eh mais ! l'abbé Carrichon vous l'explique. Voilà un homme, un prêtre, qui redoute tellement l'horrible spectacle de l'échafaud que non seulement il a toujours repoussé avec horreur l'idée d'aller à une exécution, mais que, chargé d'une mission sacrée, il est vingt fois près de reculer, il souhaite d'être mis dans l'impossibilité de la remplir. Une première charrette chargée de condamnés se présente à la grille du palais de justice et reste là, arrêtée, un quart d'heure ! Un quart d'heure que ces malheureux subissent tranquillement, immobiles, silencieux, calmes, ne pensant même pas à émouvoir la foule, à crier, à prendre le peuple à témoin de leur innocence. Leur attitude n'éveille que cette réflexion : Ils ne paraissent point tristes... Le cortège s'ébranle : la populace comprend si peu la terrible grandeur du spectacle qui lui est offert, que, la pluie, venant à tomber, tout le monde s'esquive : quarante-quatre personnes conduites à la mort, c'est curieux, mais ça ne vaut pas qu'on se mouille ! Grâce à cette fuite générale, le prêtre peut remplir sa mission ; il donne à ses nobles amies une absolution suprême ; il est brisé de fatigue, trempé d'eau, il pourrait maintenant rentrer chez lui, son devoir est rempli : point du tout ; poussé par une incompréhensible attraction, il va jusqu'à l'échafaud ; il est plein de sang-froid et, il faut le remarquer, de curiosité, car il dépeint les bourreaux et décrit toute leur besogne : il admire leur habileté, il leur sait gré de leur humanité, il trouve tout cela parfaitement organisé, le supplice lui paraît doux, il n'en perd pas un détail, il voit jusqu'au sang vermeil qui jaillit en abondance du cou d'une jeune femme qu'il a connue, estimée et respectée. Cette fois, c'est bien fini ; vous croyez qu'il va quitter la place ! Non pas, il y reste par curiosité... nous allions écrire par plaisir !

Et, si un prêtre, dans de telles circonstances, a subi cette atroce fascination, jugez de ce qu'elle devait être pour ceux que l'habitude avait blasés sur l'horreur de tels spectacles.

On raconte que, dans certaines contrées neuves de l'Amérique, lorsqu'on représente au théâtre un drame au cours duquel un des personnages doit être pendu, l'imprésario se procure, pour jouer ce rôle, un condamné aux galères, afin que sa situation de criminel ajoute un certain piment au simulacre du supplice. Eh bien ! les Parisiens de 1794 assistaient chaque jour à la représentation d'un drame bien autrement poignant. Les acteurs mouraient pour de bon et jouaient leur rôle à ravir. Ils n'avaient plus rien d'humain, ces gens qui s'en allaient si placidement à l'échafaud, et qui, sans faiblesse, le dos tourné à l'instrument de mort, attendaient de sang-froid leur tour pendant trois quarts d'heure. Si les victimes avaient parlé, si leurs cris et leurs larmes avaient rappelé aux spectateurs que c'étaient des êtres comme eux qu'on égorgeait, l'échafaud n'aurait pas duré une semaine. Sur le parcours de la charrette qui conduisait au supplice Mme Dubarry échevelée, sanglotante, criant au secours, les curieux s'enfuyaient, les portes se fermaient, des cris d'horreur s'élevaient de la foule déconcertée... Mais les autres ! Pourquoi les simples curieux se seraient-ils émus d'une chose qui semblait émouvoir si peu les victimes. On allait là dans l'attente de quelque incident nouveau, dans l'espoir qu'un des malheureux faiblirait, et qu'on pourrait rire un peu de ses grimaces ; et, comme la chose n'arrivait jamais, il ne restait du spectacle que la sadique jouissance de voir couler le sang, le sang abondant et vermeil des jolies aristocrates.

 

VIII. — LASSITUDE DE L'EXÉCUTEUR

 

Sanson, lui, n'y trouvait aucun plaisir ; outre qu'il devait être terriblement blasé, les faux frais de ces nombreuses fournées lui coûtaient gros. Je ne crois pas qu'on puisse produire, sur ce macabre sujet, de documents plus curieux que cette réclamation adressée par lui au Ministre, à l'époque la plus sanglante de la Révolution.

Observations sur l'existence de l'exécuteur à Paris[36].

L'exécuteur de Paris, ni ceux de toute la République, ne sont chargés par la loi d'aucune fourniture, et la loi est si nette et elle a si bien entendu ne les charger en rien, qu'elle a chargé le Gouvernement de payer ses aides.

L'exécuteur à Paris, auquel on donne quatre aides, en a sept, et n'en a pas trop dans la circonstance actuelle, vu le travail immense et sans relâche auquel il est assujetti, lui et ses aides. Jour et nuit sur pieds, tel temps qu'il fasse, pas un seul jour de repos, un travail à terrasser les plus robustes ! Est-il possible qu'un homme vive avec 1.000 francs, surtout actuellement.

L'exécuteur donne à ses quatre premiers aides 1,800 francs et les loge, choses par eux exigées ; sans quoi il ne trouverait plus personne. Que l'on calcule leurs travaux et la dépense qu'ils doivent provoquer pour l'entretien ; que l'on examine qu'il n'y a que l'appât du gain qui détermine à faire cet état. Les trois aides en sous-ordre ont 800 francs, plus ou moins suivant le travail, mais cela n'empêche pas de les loger comme les autres.

L'exécuteur a un local qui lui revient à 3.000 francs pour loger ses hommes et ses ustensiles ; tout cela est pris sur cette somme de 17.000 livres tant vantée.

La loi est rendue ; l'exécuteur ne demande rien et ne fera aucune réclamation pour lui en sa qualité d'exécuteur. Cette place qui paraît à 17.000 livres, lorsqu'on lui aura défalqué ses aides et les frais détaillés et sans nombre qu'il fait pour son compte, on trouvera qu'il est très malheureux dans une telle place. D'ailleurs, l'exécuteur ne tient point à cette place. Il y a quarante-trois ans qu'il la dessert. Le travail écrasant auquel elle oblige fait désirer un terme à ce service[37].

Observations du fournisseur des choses nécessaires aux exécutions des jugements criminels à Paris.

Deux voitures permanentes à 15 francs par jour chacune, qu'elles soient employées ou non, avec les faux frais, reviennent à 20 francs.

Les autres voitures extraordinaires et actuellement très fréquentes, payées 15 francs, et 5 francs à chaque voiturier garçon, autrement on n'en trouve point.

Les fournitures des écriteaux[38]. Le 8 floréal, il en a fallu quinze du matin aux tribunaux du département et révolutionnaire. On a été averti à neuf heures du soir pour le lendemain huit heures du matin ; il a fallu passer la nuit. C'est un homme qu'il me faut avoir et qui me coûte 1.500 francs, plus, très souvent, des chevaux extraordinaires à 15 francs, et toujours les pourboires des garçons.

Les paniers, son, paille, clous, sangles, etc., détaillés au mémoire précédemment donné et qui se trouve dans les pièces, et dans lesquelles on trouvera un ordre du ministre Destournelles qui a été transmis par le département pour son exécution au fournisseur. Cet ordre n'est cependant pas équivoque puisqu'il ordonne au fournisseur de faire faire et lui indique le payement sur le domaine en la manière accoutumée.

Les inhumations, qui ne sont pas non plus du ressort du fournisseur[39] ; dans le mémoire, les causes y sont détaillées. D'ailleurs, s'il n'y a rien à fournir, il n'y a pas de mémoire. Le fournisseur ne peut avancer 30 ou 35.000 francs par an avec les 10.000 francs qu'il retire pour un autre objet qui n'est pas obligatoire et qu'il n'a entrepris que pour l'exactitude du service, et dont il ne revient au fournisseur que le mal de le faire. Le fournisseur est en avance de plus de 30.000 francs pour ces objets, lesquels il doit et qu'il a empruntés à autrui pour le service ; il demande que l'on prenne les plus sévères renseignements, et qu'après qu'ils seront pris, il soit primo remboursé et ensuite si l'on peut faire faire ce service pour meilleur marché, qu'un autre en soit chargé, attendu qu'il ne peut plus y tenir, qu'il ne peut faire autrement de tout abandonner s'il n'est remboursé et s'il n'obtient justice[40].

 

Il n'y avait à cette époque qu'un homme en France qui pût se permettre de parler d'un tel ton à ceux qui menaient le pays : cet homme était le bourreau ; sur lui seul ne pesait point la Terreur[41], et pour cause : il était l'agent nécessaire, indispensable, le plus ferme soutien du régime en vigueur, la base de tout le système. Il est bien remarquable que ce Sanson eût ainsi son franc parler alors que tout le monde se taisait : on l'accusait de sentiments royalistes ; au vrai, il ne nous semble avoir d'autres sentiments que ceux d'un fonctionnaire écrasé de besogne et de dépenses ; mais si l'on se rappelle la lettre qu'il écrivait assez crânement à Dulaure au sujet de l'exécution du roi, si l'on scrute la façon peu équivoque dont il manifeste aux autorités sa lassitude et son dégoût, il est bien évident que, s'il n'eût été le guillotineur, il eût été guillotiné : il eut à mettre à mort bien des gens qui n'en avaient pas tant dit.

Aussi voyez avec quel empressement les bureaux accueillent sa réclamation :

L'article 3 du décret du 13 juin 1793, écrivent-ils au Comité, fixe le traitement de l'exécuteur des jugements criminels du département de Paris à 10.000 francs.

L'article 5 de ce même Décret porte que tout casuel et objets généralement quelconques dont étaient en possession de jouir les exécuteurs des jugements criminels sont supprimés.

L'article 1 du Décret du 3 frimaire veut qu'indépendamment de son traitement l'exécuteur touche 1.000 francs par aide et qu'il en aura quatre, et qu'il recevra, en outre, tant que le gouvernement français sera révolutionnaire, une somme annuelle de 3.000 francs.

D'après ces dispositions, le traitement de l'exécuteur est de 17.000 francs.

Il paraît ne pas demander une augmentation à ce traitement, mais il observe que, depuis quatre ans, il est chargé de faire les frais et déboursés inévitables pour les exécutions, que toujours ces objets lui ont été payés et remboursés sur les mémoires fournis, et il réclame la continuation de ces remboursements ou de ce payement de fournitures qu'il explique de cette manière :

Voiture pour conduire un condamné à mort au lieu de l'exécution et salaire du voiturier, 20 francs.

Transport du panier servant à recevoir le corps du justicié, fourniture de son et autres objets nécessaires à l'exécution, 10 francs.

Voiture servant au transport du corps du justicié au lieu de la sépulture, 10 francs.

Pour chaque exposition au poteau, frais de la voiture pour conduire le condamné au lieu de l'exécution, 20 francs.

Transcription du jugement sur l'écriteau placé au-dessus de la tête du condamné et pour la dépense du carton, 10 francs.

Fourniture de cordages, sangles, clous et autres objets nécessaires à cette exécution, 10 francs.

L'article 2 du Décret du 3 frimaire porte : Le transport de la guillotine sera fait aux dépens du trésor public, la liquidation de ces frais sera faite par le président du tribunal criminel du département ; son exécutoire sera visé par les directoires de département et payé par le receveur du droit d'enregistrement.

Cette loi n'alloue en dépense d'autres frais que ceux du transport de la guillotine, et, en effet, ceux-là sont payés au charpentier chargé de disposer la guillotine pour les exécutions[42]. Les autres articles que l'exécuteur porte en dépense dans les mémoires qu'il a présentés et dont il réclame le payement paraissent devoir être à sa charge et prélevés sur le traitement que la loi lui accorde. Ce traitement est considérable, et on doit le croire combiné avec l'intention de rejeter toute autre répétition de la part de l'exécuteur.

A l'égard des vêtements ou dépouilles des condamnés, l'exécuteur les fait porter exactement au grand hospice l'Humanité[43], conformément à un arrêté pris le 28 pluviôse par le Corps municipal ; c'est ce que certifient les officiers municipaux des établissements publics.

 

IX. — LA DÉPOUILLE DES SUPPLICIÉS

 

Cette question de la dépouille des condamnés n'avait pas été sans donner lieu à une réclamation de la part des aides de Sanson ; une tradition autorisait, de temps immémorial, le bourreau à s'emparer des vêtements des suppliciés : on cite ce fait d'un condamné qui, en 1793, voyant le tas que faisait sur l'échafaud la défroque des victimes qu'on venait d'immoler, se tourna vers l'exécuteur au moment où celui-ci le liait sur la bascule et lui dit d'un ton plaisant : Mes compliments, Monsieur ; vous êtes certainement l'homme de France qui possède la plus complète garde-robe ! Chaumette réforma tout cela, et il fut ordonné que les vêtements des victimes seraient remis à l'Administration des hôpitaux pour être distribués aux pauvres ou aux prisonniers nécessiteux[44].

Il ne restait plus aux aides de l'exécuteur que les accessoires, c'est-à-dire les chemises, coiffures, souliers, bas, fichus, ceintures, etc., et ils se contentaient de ce modique casuel, lorsqu'un nouvel arrêté leur interdit de s'attribuer désormais aucun objet ayant appartenu aux condamnés, et c'est alors qu'ils adressèrent à Fouquier-Tinville la curieuse supplique que voici :

Au citoyen Fouquier, accusateur public près le Tribunal révolutionnaire.

Citoyen,

Depuis la Révolution, les aides de Sanson, exécuteur des jugements criminels de votre tribunal, ont toujours retirez les habillements des justiciés. Ce mince objet par lui-même ne peut qu'ajouter à nos appointements un surcroît qui dans ce tems ycy n'est pas superflu par le genre de travail que nous fesons. Nos habits se trouvant détruits en très peu de tems, malgré les précautions prises pour au moins empêcher en partie le terrible effet que produit sur eux les exécutions. N'ayant qu'un traitement de mille livres, qui nous sont encore augmentés de moitié aux dépens de notre cousin[45] Sanson chez lequel nous sommes aides, il nous est encore impossible de résister aux dépenses que nous occasionne- individuellement ce fort, pénible et sale travail repettez chaque jour. Enfin, citoyen, Chaumet cy devant agent national de la Commune avait sur sa motion fait prendre un arrêté qui nous retirait les habits des justiciés, il nous restaient les accessoires. Un nouvel arrêté nous a été signifiez hier soir 6 du courant, lequel nous fait deffance de ne rien retirer à l'avenir. Comme cet arrêté n'est pas loi et qu'il nous paraît avoir été mandié, nous vous prions, citoyen, de vouloir bien nous faire rendre les dessous, mouchoirs, bottes et souliers, etc. Notre service demandant beaucoup de dépenses. Cette suppression nous mettraient dans l'impossibilité de le faire.

Signé :

DEMORETS, l'aîné ;

DEMORETS, le jeune ;

FRANÇOIS le Gros[46].

LE VASSEUR[47]

a déclaré ne savoir signer.

 

Ces malheureux se croyaient d'autant plus en droit de réclamer qu'ils n'ignoraient pas qu'en province la dépouille des suppliciés devenait la propriété de l'exécuteur. M. de Beaumefort, dans l'Histoire du tribunal révolutionnaire d'Orange, raconte que, dans cette ville, le jour de l'exécution des habitants de Venasque, un citoyen de cette commune, arrivé trop tard, s'approche du bourreau avec qui il était en relation[48], et lui demande, du ton le plus naturel : Soun fa aquelei de Venasco ?Ils sont faits ceux de Venasque ?

L'exécuteur, pour toute réponse, lui montre le tas de vêtements des suppliciés qu'il achève de dépouiller. L'homme, alors, après en avoir demandé la permission, choisit une veste et un gilet à sa convenance, puis, avisant une culotte d'une couleur tranchante fort à la mode à cette époque, qui avait appartenu à M. Veyer, il s'en empare aussitôt, et, se dépouillant de sa vieille défroque, fait sur le lieu même un changement complet de toilette[49].

Malgré les réclamations intéressées des valets de Sanson, il n'en était pas de même à Paris. La défroque des condamnés appartenait tout entière à la République. M. Dauban cite un rapport dû commissaire de la section des Quinze-Vingts, qui, vu le nombre des victimes, permet de conclure à l'importance de ce funèbre revenu. Dans le cimetière — des suppliciés à Picpus — il est de toute impossibilité de pouvoir verbaliser, le plus souvent de nuit, à l'injure de l'air, à la pluie, ou quand il vente à ne pouvoir tenir de lumière. Comme il existe dans ce cimetière une grotte toute couverte et close en partie, il ne s'agit plus que de mettre deux petits châssis, et de clore par devant, et fermer d'une porte la dite grotte ; alors on pourra dresser à couvert l'état exact des effets des suppliciés ; on pourra là, sur une tablette, laisser le registre, y avoir plume, encre et y tenir de la lumière. Toute la dépense de cette clôture n'ira jamais à 50 livres, et une seule redingote oubliée peut être souvent une perte de plus de cent livres pour la nation, et, quand il pleut averse ou vente, on peut en échapper beaucoup[50].

Les scènes dont ce placide et froid rapport évoque le lugubre souvenir dépassaient peut-être en horreur l'officielle boucherie de l'échafaud. Des employés, au bord de la fosse béante et aux trois quarts remplie par les fournées précédentes, dépouillaient les cadavres sans tête qui, par grappes, étaient jetés nus avec ceux de la veille... Pendant l'opération brûlaient des clairs feux de fagots où l'on jetait du thym, de la sauge et du genièvre. Les vêtements, redingotes, vestes, robes de femmes, chaussures, bonnets, chemises, étaient répartis en différents tas dont un scribe faisait l'inventaire ; puis on envoyait tous ces oripeaux raidis de sang à la rivière et de là aux hospices. Et pendant des mois, il se trouva des hommes pour faire cette besogne.

Peut-être les valets du bourreau, à qui l'on avait enlevé le petit bénéfice des vêtements de ceux qu'ils mettaient à mort, se procuraient-ils une légère compensation dans la vente des chevelures qu'ils coupaient à la Conciergerie au moment de la toilette ; je n'ai trouvé aucun document à ce sujet, et probablement il n'en existe pas ; il est certain cependant que quelqu'un tirait profit de ces chevelures. Le 26 floréal an II, Payan disait, à l'une des séances de la Commune : Il est une nouvelle secte qui vient de se former à Paris : jalouse de se réunir aux contre-révolutionnaires par tous les moyens possibles, animée d'un saint respect, d'une tendre dévotion pour les guillotinés, ses initiés font les mêmes vœux, ont les mêmes sentiments, et aujourd'hui les mêmes cheveux ; des femmes édentées s'empressent d'acheter ceux des blondins guillotinés, et de porter sur leur tête une chevelure si chère. C'est une nouvelle branche de commerce et un genre de dévotion tout à fait neuf. Ne troublons pas ces douces jouissances ; laissons, respectons même les perruques blondes ; nos aristocrates serviront du moins à quelque chose : leurs cheveux cacheront les têtes chauves de quelques femmes... Et voilà quelle fut l'origine de ces perruques blondes, qu'une opérette célèbre mettait naguère si plaisamment en musique. Figaro l'avait bien prédit : Tout finit par des chansons !

 

X. — LA FIN DES SANS0N

 

Ici se terminent les rares faits qu'il nous a été possible de grouper autour de cette tragique figura de Sanson. On a vu que, la Terreur passée, il sollicita, en fructidor an III, sa mise à la retraite. Quelques années plus tard, nous trouvons un dernier document le concernant. C'est une lettre datée du 4 pluviôse an X et adressée par le liquidateur de la dette publique au ministre, de la Justice.

Citoyen ministre,

Le citoyen Sanson, ancien exécuteur des jugements criminels, après avoir obtenu sa retraite en l'an 4, réclame une pension pour ses services. Il résulte, des pièces jointes à sa réclamation, qu'il n'a été reçu exécuteur en titre que le 1er février 1778. Il n'a donc pas trente ans de services. Il est vrai qu'il prétend être atteint d'une infirmité.

 

Il nous a été impossible de trouver, dans les pièces officielles, trace de sa mort. Nous savons seulement que sa femme, Marie-Anne Jugier, mourut le 24 octobre 1817, à l'âge de quatre-vingt-quatre ans.

Leur fils, Henri Sanson, avait succédé à son père dès le 18 fructidor an III, date à laquelle il avait été officiellement commissionné ; on a vu que, probablement, il en exerçait depuis longtemps les fonctions : né le 24 décembre 1767, il avait vingt-six ans en 1793 ; c'est, à n'en point douter, lui ce jeune exécuteur dont parle l'abbé Edgeworth de Firmont ; le jeune homme d'une taille gigantesque que le porte-clefs Larivière met en scène dans son récit ; le petit maître qui se distingue de ses valets par sa jeunesse, que désigne l'abbé Carrichon. Ces. trois dépositions, émanant de témoins si divers, donneraient à penser que ce fut cet Henri Sanson qui remplit effectivement l'office de guillotineur pendant toute la durée de la Révolution. Son père, quoique exécuteur en titre, se réservait sans doute les simples expositions ; peut-être même se tint-il tout à fait à l'écart tant que dura la Terreur ; ce qui expliquerait qu'on ait pu le croire mort, ainsi que l'ont répété tous les historiens.

Quoi qu'il en soit, Henri Sanson, n'ayant été commissionné qu'en 1795, n'appartient pas officiellement à l'histoire révolutionnaire. Les documents d'ailleurs sont muets à son sujet ; nous savons seulement qu'il mourut à Paris le 18 août 1840, laissant un fils âgé de quarante et un ans, Clément-Henri Sanson, qui lui succéda le 1er décembre de la même année. Celui-ci fut le dernier exécuteur de la famille, et, à ce titre, il n'est pas sans intérêt de grouper ici les quelques rares renseignements que ses contemporains nous ont laissés sur ce descendant de cette race tragique. C'était une sorte de gentleman, honnêtement lettré, disait-on, bon connaisseur en peinture et en musique, de tenue et d'allures en apparence très correctes. Il habitait un petit hôtel d'aspect discret, mais très confortable, rue des Marais-Saint-Martin, en face de la rue Albouy, et il y montrait complaisamment aux curieux qu'il daignait admettre dans son intérieur une collection plus ou moins authentique des instruments de torture en usage avant la Révolution. Qu'est devenu ce sinistre musée ?

Ses aides logeaient chez lui et lui servaient de domestiques. C'est encore chez lui que faisaient élection de domicile, afin de toucher par son entremise les pensions ou les secours annuels qui leur étaient alloués par le ministère de la Justice, les anciens bourreaux de province retirés à Paris où il leur était plus facile de cacher leurs antécédents que dans les pays où on les avait vus à l'œuvre.

On prétend que c'est M. Edouard Plouvier qui lui a succédé dans la petite maison de la rue des Marais. Plouvier était un esprit fort et ne craignait pas les revenants.

Le dernier des Sanson ne semblait pas avoir hérité de la sombre misanthropie de ses ancêtres. Autant ceux-ci se tenaient à l'écart des hommes et cherchaient l'isolement et le silence, autant il paraît avoir eu souci de tirer tout le profit possible de son exceptionnelle situation. Il recevait volontiers chez lui les journalistes en mal de chroniques, et les Anglais à la recherche d'émotions violentes. Il faisait aux uns et aux autres les honneurs de sa galerie d'ancêtres, et faisait fonctionner dans sa cour l'instrument des supplices. Une botte de paille jouait le rôle du patient ; lorsque les visiteurs étaient de distinction — et payaient bien, — on guillotinait devant eux un mouton vivant[51].

Un journaliste[52] de l'époque a tracé des différentes visites qu'il fit aux Sanson un intéressant croquis, fait sur nature et qui mérite d'être conservé :

Arrivé devant le n° 31 bis de la rue des Marais, j'aperçus une petite maison protégée par une grille de fer, dont les interstices en bois ne permettent pas à l'œil de pénétrer dans l'intérieur. Cette grille ne s'ouvrait pas ; on entrait dans le sanctuaire par une petite porte qui s'y trouvait attenante, et à droite de laquelle était une sonnette. Au milieu de cette porte était une bouche de fer entièrement semblable à une boîte aux lettres ; c'est là que l'on déposait les missives que le procureur général envoie à l'exécuteur pour le prévenir que l'on va recourir à l'appui de son bras...

Je pressai doucement le bouton de la sonnette ; la porte s'ouvrit, et un homme d'une trentaine d'années, grand et vigoureux, me demanda fort poliment ce que je désirais. M. Henri Sanson, répondis-je d'une voix mal assurée. — Entrez, Monsieur, me dit mon guide.

C'était, un des aides de l'exécuteur.

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On m'introduisit dans une petite salie basse, où je vis, occupé à tirer d'un piano des sons qui n'étaient pas sans mélodie, un homme paraissant avoir à peine soixante ans, bien qu'il en eût soixante-dix[53], d'une figure pleine de franchise, de douceur et de calme ; sa taille élevée, sa belle tête chauve et les traits réguliers de son visage lui donnaient l'apparence d'un patriarche.

C'était lui !...

Dans la même pièce était son fils[54] — celui qui est aujourd'hui titulaire de la charge, — un homme d'environ trente-huit ans, l'air timide et doux. Près de lui se tenait une jeune fille de quinze à seize ans, de la physionomie la plus vive et la plus distinguée.

C'était la sienne[55] !

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M. Sanson me reçut en homme qui sait son monde, sans embarras comme sans affectation, et s'informa du motif de ma visite.

Ma fable était faite : je lui dis que, m'occupant d'un ouvrage sur les supplices aux différentes époques de notre législation, j'avais assez compté sur sa complaisance pour venir lui demander quelques renseignements.

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M. Sanson ne se dissimulait pas l'horreur de la position dans laquelle le sort l'avait placé ; il la supportait non pas en homme qui en eût méprisé les conséquences, mais en sage qui sentait ce qu'il valait, qui comprenait que nous pouvons toujours avec une volonté ferme nous élever au-dessus de l'état que la naissance nous a fait, et que les sentiments du cœur, les conseils de la raison nous classent dans le monde en dépit de la direction imprimée à nos mouvements.

Cette conscience, qui le relevait à ses propres yeux, ne lui faisait jamais oublier la distance que la société a mise entre elle et lui. Si l'on avait pu un instant la perdre de vue, M. Sanson eût pris soin lui-même de vous la rappeler.

J'en eus bientôt une preuve ; il avait souvent ouvert sa tabatière devant moi sans me la présenter : Cette dérogation aux usages reçus parmi les priseurs, à cette politesse qui n'en est plus une depuis qu'elle est devenue une habitude, m'avait surpris sans que je pusse me l'expliquer. Tout à coup, sans but aucun, machinalement, au milieu d'une conversation qui ôtait l'âme à mes pensées, je lui offre du tabac. Il élève sa main en signe de refus, avec une expression de physionomie qu'il est impossible de rendre et qui me fit froid. Le malheureux !... un souvenir d'hier venait de lui mettre du sang aux doigts !

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Moins par curiosité que pour rappeler à M. Sanson le but de ma visite, je le priai de me faire voir la chambre où il tient renfermés les instruments destinés aux différents genres de supplice usités autrefois.

La vue de ce musée me glaça d'horreur, moins par ce que j'y vis que par ce qu'il me rappela.

Une seule chose dans ce sanglant conservatoire mérite qu'on en parle : c'est le sabre avec lequel M. le marquis de Lally fut décapité. On le fit faire exprès, et il en fut fondu trois avant qu'on en pût trouver un convenable.

A cette époque, lorsqu'une exécution remarquable avait lieu, les jeunes seigneurs avaient le privilège de monter sur la plate-forme de l'échafaud[56], comme d'aller, le soir, à la Comédie-Française, s'étaler sur les banquettes qui garnissaient la scène. Le jour où M. de Lally subit son jugement, la foule était plus considérable que de coutume. Un des plus empressés à l'horrible fête froissa le bras de l'exécuteur au moment où l'arme homicide se balançait au-dessus de la tête du patient ; la secousse fit dévier l'arme qui, au lieu de frapper la nuque, rencontra le cervelet et vint s'arrêter sur la mâchoire de la victime sans trancher entièrement sa tête. La lame du sabre fut ébréchée par le contact d'une dent contre laquelle elle frappa, et un des aides de l'exécuteur fut obligé, à l'aide d'un coutelas, d'achever le sacrifice !...

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Une dernière observation qui achèvera de peindre cet homme.

Quand je le quittai, après une longue visite qui avait fait disparaître à mes yeux celui chez lequel je me trouvais, et poussé par cet élan naturel et irréfléchi qui nous porte au-devant de toutes les infortunes, je tendis la main. Il recula d'un pas et me regarda d'un air étonné et presque confus.

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Depuis la mort de M. Sanson, la petite maison de la rue des Marais a perdu son aspect étrange et presque lugubre. La grille de fer noir et oxydé a fait place à une de ces portes élégantes, comme on en voit aux petits hôtels des quartiers neufs ; la petite porte a disparu, et la bouche de fer n'existe plus. Dans la cour, qui est assez vaste, on a construit une sorte de tambour vitré, dont l'intérieur forme un élégant vestibule. A gauche, sous ce vestibule, se trouvent la cuisine, l'office et tout le service ; à droite, la salle à manger et un petit salon où Monsieur de Paris reçoit ses visiteurs ; au premier, sont les appartements où l'on ne pénètre pas, et où se tient Mme Sanson, que je n'ai jamais pu apercevoir dans mes différentes visites soit au fils, soit au père. Ce que j'ai vu de l'habitation de M. Sanson est meublé avec cette simplicité sévère qui convient à un pareil lieu.

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L'exécuteur actuel[57] diffère beaucoup de son père : il n'a pas, en parlant de sa profession et des détails qui s'y rattachent, cet embarras, cette gêne, ce malaise que l'on remarquait chez son prédécesseur. Rien convaincu de l'utilité de sa charge et des services qu'il rend à la société-, il ne se considère pas autrement qu'un huissier qui exécute une sentence, et il parle de ses fonctions avec une aisance remarquable.

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Je demandai à M. Sanson ce qu'était devenue sa fille, cette charmante jeune personne dont j'ai parlé au commencement de ce chapitre : Elle est mariée, me dit-il ; elle a épousé un médecin de Paris.

Je ne sais si ma figure exprima quelque étonnement ; mais M. Sanson se hâta d'ajouter :

Eh ! mon Dieu, voyons les choses d'un peu haut. Pour sauver un corps humain, un chirurgien est souvent obligé de sacrifier un membre malsain ! Lorsque le corps social a un de ses membres gangrené, ne convient-il pas aussi d'en faire le sacrifice... — Permettez-moi, lui dis-je avec quelque hésitation, de vous faire observer qu'il y a entre les deux sacrifices une bien grande différence. — Oui, Monsieur, dans la dimension du couteau.

Et, me saluant avec une politesse grave, M. Sanson rentra dans son atelier.

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Henri Sanson finit mal : ce personnage était d'une moralité non point douteuse, mais déplorable ; en outre, bien que son patrimoine fût assez considérable, Sanson, en 1847, l'avait entièrement dissipé. Il était à bout de ressources et réduit aux derniers expédients. Un beau jour, on le mit à Clichy ;... c'était sa place perdue. Sanson eut beau protester qu'il était l'instrument de la justice, et que la société ne pouvait se passer de lui, ses créanciers demeurèrent inflexibles et ne consentirent à lui rendre la liberté qu'à la condition d'obtenir en gage... les bois de la guillotine !

La guillotine au clou ! Voilà un tour que le Gobsek de Balzac eût envié. Mais tout se découvre, tout se sait. Peu de jours après, Sanson reçut du procureur général l'ordre de procéder à une exécution. Il courut chez le détenteur de son matériel, le suppliant de lui prêter pour un jour son instrument ; le créancier refusa net. Il fallut bien mettre le parquet au courant de la situation. Le garde des sceaux donna l'ordre de payer les 3 ou 4.000 francs nécessaires au dégagement de la guillotine ; mais de la même plume, il s'empressa de signer la révocation du trop insolvable exécuteur[58].

Il fut remplacé par un nommé Heinderech[59], issu d'une de ces nombreuses familles des rifleurs d'Alsace avant la Révolution[60].

Quant à Sanson, il disparut[61] ; un peu plus tard cependant, le publiciste d'Olbreuse le rechercha, on l'a vu, afin de tenter d'obtenir de lui quelques renseignements sur l'histoire de sa famille ; depuis, on n'entendit plus parler de lui. Où se retira-t-il ? On l'ignore.

Il y a cependant une ville en France où le souvenir des Sanson subsiste, et où leur nom est encore connu des gens du peuple.

Dans une ruelle écartée de Provins, une de ces ruelles escarpées et pittoresques, qui, à travers des vignes et des jardins enclos de murs, descendent en pente rapide de la colline où se dresse la haute et majestueuse tour César, on montre une maison isolée, échantillon intéressant et fort bien conservé de l'architecture civile du XVIe siècle ; un grand comble d'ardoises, agrémenté de girouettes de fer ouvragé, la surmonte ; les fenêtres sont barrées d'une chaîne, et l'unique porte, étroite et basse, donnant sur la rue, est peinte en rouge. On l'appelle, dans le pays, la maison du bourreau. Je crois bien que la tradition locale n'est point fixée sur l'origine de cette dénomination ; quelques-uns disent que c'était là, pendant la Révolution, la maison des champs de l'exécuteur de Paris ; suivant d'autres, cette lugubre bâtisse aurait abrité la retraite du dernier Sanson après sa révocation : pures légendes, qui, comme toutes les légendes, ont un fond de vérité. Cette maison isolée était, avant la Révolution, la demeure du bourreau de Provins ; c'est là, sans nul doute, qu'habitait encore, en 1791, ce Ferey que nous avons vu subsister d'un droit perçu sur les jeux de quilles installés dans les promenades de la ville. Mais comment le nom des Sanson se trouve-t-il mêlé à cette tradition ? L'état des veuves, fils et descendants d'exécuteurs décédés, dressé en 1818, va nous le dire. L'un des frères de Charles-Henri Sanson, le trop fameux factotum de la Révolution, était, en 1788, maître des hautes œuvres à Provins, lorsqu'il fut nommé exécuteur des sentences et jugements souverains de l'hôtel du roi et grande prévôté de France. Quand la prévôté de l'hôtel fut supprimée, il fut nommé exécuteur à Versailles. Il s'appelait Louis-Cyr-Charlemagne Sanson, et avait épousé Marie Gendron, née à Provins en 1759. Un fils, Louis-Henry-Gabriel, était né de cette union en 1791 : celui-là échappa à la terrible hérédité qui depuis des siècles pesait sur sa famille ; il apprit à Troyes l'état de serrurier ; mais le nom fatal qu'il portait éloignait les clients ; ne parvenant pas à gagner sa vie, il vint s'installer près de sa mère retirée à Provins après la mort de son mari. Il était marié et avait trois enfants, dont une fille née en 1816, et deux fils nés en 1815 et en 1819. Toute cette famille était sans ressources ; la femme Sanson touchait un secours annuel de 400 francs, comme veuve d'exécuteur ; avec ce modique revenu, elle venait en aide à son fils, à sa bru et à ses petits-enfants. Une note du préfet de Seine-et-Marne[62] nous apprend qu'en 1823 le fils Sanson, bien qu'habile ouvrier, avait renoncé à trouver du travail : La profession exercée par le père isole cette famille de toute société, et, bien qu'ils se conduisent d'une manière irréprochable, ils sont dans un état d'indigence et d'oubli. Peut-être la municipalité de Provins avait-elle permis à ces malheureux d'habiter la masure maudite connue sous le nom de maison du bourreau ; les délicates ferrures qui s'y trouvent sont peut-être l'œuvre de ce serrurier, descendant de cinq générations d'exécuteurs.

Du reste, la fin de la dynastie des Sanson fut lamentable. Louis-Victor Sanson, le fils de Monsieur d'Auxerre, après avoir exercé à Montpellier, fut nommé à Gênes, qu'il dut quitter précipitamment, en 1814. Privé d'emploi, il vint se réfugier près de sa mère, sœur de cet ancien chantre Collet de Charmoy, dont nous avons conté les exploits, et qui était logée par charité, en 1818, chez son beau neveu, exécuteur à Paris. Cette vieille femme de soixante-quinze ans avait auprès d'elle une fille, née de son premier mariage avec un nommé Lexcellent, et qui, âgée de quarante-cinq ans, en 1820, ne trouvait pas à gagner son pain.

Il restait encore à la même époque une fille de Jean-Louis Sanson, ancien maître des hautes œuvres à Reims, avant 1791, lequel avait épousé sa cousine germaine Marie-Josèphe Sanson. Cette fille était ouvrière en linge à Paris, en 1819.

Ainsi finit cette famille tragique. Sans doute, ces renseignements sont incomplets ; outre ces filles qui ne perpétuaient pas le nom, quelques-uns des Sanson ont eu certainement des fils dont les descendants vivent encore aujourd'hui. Où ? dans quel état ? sous quel nom ? peut-être ne serait-il pas impossible de le savoir ; mais à quoi bon ? De quel droit tenterait-on de soulever le voile qu'ils ont jeté sur leur naissance ? Si, à force de précautions, de soins, de détours patients, ils sont parvenus à cacher leur sanglante origine, pourquoi arracher le masque dont leurs noms sont couverts ?

Peut-être se trouve-t-il, sous un faux nom, dans quelque coin perdu de la France, un homme qui, seul, sait aujourd'hui être le représentant de cette antique et sanglante dynastie ; peut-être possède-t-il comme dernier héritage de ses ancêtres l'épée à deux tranchants qu'une dent de Lally-Tollendal avait ébréchée, ou le mouchoir qui échappa de la main du roi de France quand, on le lia sur la bascule... et c'est justement à cause de cet homme, s'il existe, qu'il faut arrêter la généalogie des Sanson à celui d'entre eux qui, le dernier, ayant vécu de la guillotine, a su trouver une retraite tellement impénétrable que le mystère n'en a jamais été dévoilé.

 

 

 



[1] Voir le Temps, mars 1875.

[2] V1 540.

[3] Ces 6.000 livres représentaient le montant des frais versés par le titulaire.

[4] Voici la liste des questionnaires qui l'avaient précédé dans cette charge.

1690 : Gaspart Leboult, dit Desmoulins : il renonça à ses fonctions. Louis Bourdelot, dit Laroche, avait été nommé à sa place, mais il ne put faire enregistrer ses lettres de provisions parce qu'il avait été condamné à trois ans de bannissement hors de Paris pour crime de forfaiture. On nomma donc, en 1703, Jean Demorets, qui disparut en 1715 ; en son absence, la charge de questionnaire fut octroyée à Georges Hérisson. Puis nous trouvons en 1717 : Estienne le Feuve ; en 1722, Louis Liénard ; enfin, en 1746, Jean-Baptiste Barré (Archives nationales : V1 540). Les Barré étaient depuis longtemps exécuteurs à Metz.

[5] Archives nationales : V1 540.

[6] Archives nationales : V1 540.

[7] Archives nationales : V1 540.

[8] Cette charge, qui était demeurée au siècle dernier une véritable sinécure, puisqu'elle consistait à exécuter les sentences de mort édictées par le prévôt de l'Hôtel du Roi, qui n'en prononçait jamais, avait appartenu, en 1730, à un nommé Carlier qui abandonna la place. François Prud'homme lui succéda en 1733 ; puis elle passa à la famille Sanson qui en resta titulaire jusqu'à la suppression, en octobre 1792. Le titre était : exécuteur des sentences et jugements de l'Hôtel du Roi et grande Prévôté de France. Les gages étaient de 3.300 livres par an.

[9] Dans une lettre du procureur général d'Avignon au Ministre, on trouve cette phrase : La famille Sanson a toujours joui d'une bonne réputation.

Archives nationales : BB3 212.

[10] Les archives de l'église Saint-Laurent ne remontent pas au-delà de 1810 et ne contiennent, par conséquent, aucune pièce relative aux inhumations des membres de la famille Sanson avant la Révolution. Les anciens registres des délibérations de la paroisse Saint-Laurent, aux Archives nationales, ne font point non plus mention, autant que j'ai pu m'en assurer dans une recherche rapide, d'une concession de tombeau à la famille des exécuteurs.

[11] Il est possible que cette famille ait, en effet, été attachera l'ancien régime ; toujours est-il que quelques-uns de ses membres, tout au moins, firent bon marché de ce dévouement dès qu'il devint opportun de changer d'opinion. Nicolas-Sanson, exécuteur à Reims, que des infirmités mettaient dans l'impossibilité d'exercer son emploi, demandait, en messidor an II, une pension de secours et libellait sa requête en ces termes : J'ai été nommé exécuteur en titre du district de Reims, suivant les provisions du tyran Louis XV (lesquelles je demande être réduites en cendres) en date du 27 août 1745.

[12] Comment se pratiquaient les exécutions ? C'est là une question que nous n'avons pas pu résoudre. Le 3 mai 1791, en effet, l'Assemblée avait décrété, que tout condamné à mort aurait la tête tranchée. Cependant la machine à décapiter ne fut mise en usage qu'au mois d'avril suivant, un an après. — Au cours de cette année il y eut évidemment à Paris des exécutions capitales. Sans doute avaient-elles lieu au glaive ou à la hache, ainsi qu'elles se pratiquent encore aujourd'hui dans les pays allemands de la rive droite du Rhin.

[13] M. le comte de Reiset, qui a publié sur Marie-Antoinette un livre très curieux, très pittoresque et plein de petits faits qui avaient échappé à ses devanciers, commet une erreur au sujet de l'exécuteur. Le jeune homme, dit-il, fils de l'exécuteur de Louis XVI, saisi de remords (après la mort de la Reine), ne voulut plus remonter sur l'échafaud et laissa à d'autres sa sinistre besogne : la tête de Marie-Antoinette fut la dernière de celle qu'il avait fait tomber.

Si l'on groupait ces diverses allégations, on trouverait un Sanson mort en tombant de l'échafaud, en 1792 ; un autre Sanson mort en 1793 du chagrin d'avoir exécuté le roi ; un troisième Sanson, refusant de remplir son office après avoir mis la reine à mort... Les documents officiels que nous donnons rectifient ces erreurs : et, si la réputation de sensibilité du bourreau y perd, la vérité historique y gagnera quelque peu.

[14] La lettre porte les prénoms de Nicolas-Charles-Gabriel ; mais une note postérieure, qui se trouve dans le même dossier, rectifie en ces termes : Il s'est glissé une erreur dans la commission que nous avons précédemment envoyée pour Sanson fils. On y a donné à cet exécuteur les prénoms de Nicolas-Charles-Gabriel au lieu de Henry, qui est son vrai prénom.

[15] Musée des Archives nationales, n° 1341.

[16] Numéro du 29 janvier 1793.

[17] Ce fut ainsi jusqu'en 1851. De 1851 à 1853 une entrée de la prison exista, en effet, entre les deux tours ; à sa suppression, on se servit de l'ancienne entrée, Cour du mai, au pied du grand escalier du Palais. L'entrée actuelle, sur le quai, ne date que de 1864 ; lorsqu'on l'établit, on mura le couloir qui de la grande cour conduisait à l'intérieur de la prison, une règle absolue d'administration pénitentiaire exigeant qu'une maison de détention n'ait jamais deux issues.

Il convient de dire que, seul de tous les écrivains, qui ont mis en scène la Révolution, M. Victorien Sardou n'est pas tombé dans l'erreur commune. Le décor du IV acte de son drame Thermidor reproduit avec une fidélité scrupuleuse l'étroite et sombre cour qui était en 1793 et 1794 le vestibule de l'échafaud.

[18] Une petite porte, haute d'environ trois pieds et demi, était pratiquée dans la grande : de là le nom de guichet.

[19] Ce concierge, au commencement de la Terreur, était Richard, remplacé le 11 septembre 1793 par le citoyen Bault ; celui-ci fut réintégré peu après. La femme Richard fut égorgée par un prisonnier qui venait d'être condamné à vingt ans de fer, en messidor 1796.

[20] L'abbé Lothringer remplissait sa pénible mission avec un zèle importun et vaniteux. On prétend même qu'il ne cherchait qu'une sorte de célébrité dans son obsession auprès des victimes, et il tenta d'exploiter sous la Restauration les rapports qu'il avait eus avec elles. L'abbé Lambert, jeune homme d'une figure noble, d'une stature plutôt militaire que sacerdotale, mettait à sa charité plus de discrétion. Après la Terreur il eut le bon goût de se faire oublier, il rétracta le serment qu'il avait prêté et mourut, fort âgé, en 1846, curé à Bessancourt, en Seine-et-Oise.

[21] Ces deux grilles existent encore aujourd'hui.

[22] Les trottoirs cependant n'existaient pas en 1793.

[23] Dont l'écusson fleurdelysé avait été enlevé. La grille a été entièrement réparée il y a quelque dix ans.

[24] Le cabinet de Fouquier-Tinville était aménagé au premier étage de l'une des tours donnant sur le quai, derrière le Tribunal révolutionnaire. C'est aujourd'hui une dépendance de la première chambre civile.

[25] Voir plus loin dans ce chapitre.

[26] Par le quai de la Mégisserie, la rue de la Monnaie, la rue Saint-Honoré et la rue Royale, tant que l'instrument du supplice fut installé à la place de la Révolution (Concorde). Peut-être passait-on quelquefois sur le quai de l'Horloge et le Pont-Neuf pour gagner la rue de la Monnaie ; c'est un point qu'il ne m'a pas été possible d'établir d'une façon certaine. Dans les Souvenirs de la Terreur, publiés en 1800, Mlle Hémery dit que, se trouvant un jour au Louvre, dans l'ancien local de l'Académie de peinture, elle vit passer sur le bord de la rivière un chargement de condamnés allant à l'échafaud. Ses souvenirs la trompent, ou, si la chose a eu lieu, ce n'est que par exception. Lorsqu'en prairial an II la guillotine fut portée à la place du Trône, les charrettes, après avoir passé le pont au Change, s'engageaient dans les rues, tournaient l'Hôtel de Ville, gagnaient la rue Saint-Antoine et suivaient le faubourg jusqu'à la barrière de Vincennes.

[27] Un jour, me rendant à l'Assemblée avec Pénières, nous aperçûmes, en passant sur la place de la Révolution, les préparatifs d'une exécution : Arrêtons-nous, me dit mon collègue ; accoutumons-nous à ce spectacle. Peut-être aurons-nous bientôt besoin de signaler notre courage en montrant du sang-froid sur cet échafaud. Familiarisons-nous avec ce supplice. Malgré ma répugnance, je m'arrêtai, et je vis la victime, qui avait l'air d'un homme bien élevé, se laisser dépouiller et lier par le bourreau. J'étais trop éloigné pour juger de son émotion. (Fragments des mémoires inédits de Dulaure. Revue rétrospective.)

[28] 1 vol. in-18. Donniol et Dentu, libraires.

[29] L'abbé Edgevorth de Firmont, rendant compte de l'exécution de Louis XVI, raconte qu'il vit distinctement le plus jeune des bourreaux faire fonctionner la guillotine ; lors de la mort de Marie-Antoinette, le porte-clefs Larivière, qui a laissé un récit des derniers moments que la reine passa dans son cachot, note que ce fut Henry Sanson (sic), jeune homme alors, qui coupa les cheveux de l'auguste victime. Voici l'abbé Carrichon qui nous dépeint encore le bourreau comme étant jeune en 1794. Cependant les pièces officielles ne laissent aucun doute : à l'époque de la Terreur, Charles-Henri Sanson, l'exécuteur en titre, avait cinquante-quatre ans, étant né en 1739, et comptait plus de quarante ans de service effectif. Il y a donc, entre les récits des témoins oculaires, qui font du bourreau un jeune homme, et les documents officiels, une singulière divergence qu'on ne peut expliquer que d'une seule manière : Charles-Henri Sanson, à qui la guillotine répugnait, laissait le soin des exécutions à mort à son fils non commissionné, mais moins sensible. Si cette hypothèse est admise, elle ajoute un trait bien curieux à l'histoire de l'échafaud.

[30] C'était en effet Jules Sosthènes de Laborde, ex-fermier général.

[31] La maréchale de Noailles avait quatre vingt-cinq ans et était à peu près tombée en enfance.

[32] Ce jour-là (4 thermidor), les condamnés étaient au nombre de quarante-quatre.

[33] Le choc de la bascule qui s'abat, le bruit de la lunette qui tombe et la chute du couteau.

[34] Une pétition des aides de Sanson au citoyen Fouquier contient ces mots : Nos habits se trouvent détruits en très peu de temps, malgré les précautions prises par nous pour au moins empêcher en partie le terrible effet que produisent sur eux les exécutions.

[35] Gossin, Pierre-François, ancien membre de l'Assemblée constituante et procureur général syndic du département de la Meuse.

[36] Archives nationales : BB3.

[37] Ce n'est pas seulement à Paris que l'échafaud lassait les bourreaux. Le 9 prairial an VIII, Louis-Charles-Martin Sanson écrit au ministre pour lui solliciter un emploi. En 1768, dit-il, il avait déjà dix ans d'exercice dans cet état avec son père à Paris, lorsqu'il fut promu d'un office pour la justice de Tours. A l'époque de la Révolution, ses fonctions se multiplièrent par suite de l'étendue du département et surtout par l'effet des circonstances. Une longue maladie, suite de l'extrême fatigue, le mit dans l'impossibilité de continuer.

Archives nationales : BB3 209.

[38] Pour les condamnés à l'exposition qui se faisait sur un échafaud spécial place de Grève. On manque de détails sur ce genre de supplice à Paris pendant la Révolution ; mais un document cité par M. A. Combier, dans son histoire de la Justice criminelle à Laon, nous montre comment les choses se passaient dans cette ville.

Les expositions se faisaient place de la Liberté et au puits Saint-Julien pendant le plus fort marché de la décade. Elles duraient quelquefois six heures. Que d'accidents et que de tortures durant ces heures mortelles ! Les uns tombaient du haut mal ; les autres mouraient de faim ; d'autres, enfin, pris par les besoins naturels, violaient forcément la décence publique, puisque l'exécuteur et les gendarmes se rejetaient mutuellement le devoir de les délier. A un certain moment il fallut veiller à ce que l'on ne leur donnât ni vin ni eau-de-vie.

[39] Est-il besoin de faire remarquer avec quel soin Sanson cherche des périphrases pour ne point se donner une seule fois son véritable titre ?

[40] La date de cette pièce est floréal an II. Archives nationales : BB3 208.

[41] Il est curieux de voir dans les écrits des contemporains les moins suspects combien ce nom de Terreur, qu'on croit inventé à plaisir par les écrivains royalistes, peint bien le sentiment général de ceux qui s'étaient crus les plus braves. Mercier avoue que la crainte de l'échafaud fut l'unique préoccupation de bon nombre de ses collègues de la Convention. Une fois en prison, il recommande journellement à sa femme de ne point se montrer : Il faut se faire oublier, écrivait-il.

Dans les Fragments inédits des mémoires de Dulaure, que la Revue rétrospective publia en 1840, les faits sont plus frappants encore. Le conventionnel affolé nous montre l'Assemblée tremblante et muette, devenue, par peur, machine à applaudir ; il nous peint ses collègues de la Convention essayant de se cacher dans Paris, se fabriquant de faux passeports inventant des déguisements ; lui-même raconte sa fuite à travers la France, vers la frontière qu'il parvient à franchir enfin, après des émotions et des aventures incroyables. A chaque instant, on est tenté d'écrire en marge de son récit : Patere legem quam ipse fecisti. Il est vrai de dire que beaucoup de ces braves qui pratiquaient si bien l'art de disparaître au moment critique ne craignirent plus de se montrer lorsqu'il s'agit de se faire pensionner par Napoléon, et nommer comte ou baron de l'Empire, et leur peur en présence de l'ouragan qu'ils avaient déchaîné fait songer à un mot récent de M. Bertin, professeur de la Faculté des lettres de Paris : Nous sommes en train, écrivait-il, de prodiguer les hommages et même les statues aux héros de cette époque : mais j'ai grand'peur que nous ne nous soyons trompés de grands hommes et que nous ne les ayons pas cherchés du bon côté.

[42] Il s'agit ici, probablement, de l'échafaud de la place de Grève ; l'instrument destiné à la décapitation des condamnés politiques, restant en permanence sur la place de la Révolution ou à la barrière, du Trône, ne nécessitait pas de frais de déplacement.

[43] L'Hôtel-Dieu.

[44] Les chemises et robes de la reine furent, en vertu de cet arrêté, portées à la Salpêtrière, où elles ont été longtemps conservées par la personne qui les y reçut. Les recherches que M. de Reiset fit pour les retrouver ont été infructueuses. Marie-Antoinette, en montant les marches de l'échafaud, perdit un de ses souliers. C'était une pauvre chaussure de soie noire percée de trous. Un soldat avait ramassé ce soulier au moment où il s'était échappé du pied de la reine, et, après l'exécution, il l'avait rapporté à la Conciergerie. Cette relique fut vendue, par lui, un louis, le jour même. Elle figurait en 1865 au Musée des souverains. Le Monde illustré en a donné le dessin, à cette époque.

[45] M. Vatel, qui cite cette pièce dans son beau livre : Charlotte Corday et les Girondins, s'étonne de ce que les signataires traitent leur chef de cousin. Ce n'est pas, comme il paraît le croire, un titre d'honneur qu'ils lui donnent là ; ils ne cherchent pas à imiter les souverains qui entre eux se traitent de mon cousin. Les Desmorets, ainsi que les Férey, de Rouen, étaient bien réellement alliés aux Sanson de Paris.

[46] Celui-là même qui souffleta la tête de Charlotte Corday.

[47] Sans doute un descendant de ce Le Vasseur dit Larivière, que Charles Sanson dit Longval remplaça en 1688.

[48] A Orange l'exécuteur se nommait Antoine Paquet ; il n'était pas méridional.

[49] La garde-robe des suppliciés a aujourd'hui une autre destination, et la maison où sont remisés les bois de justice, rue de la Folie-Regnault, contient de bizarres reliques. On y voit la casquette et la veste grise que portait Moreux en marchant à l'échafaud, la redingote de Lemaire ; le gilet noir de Verger, l'assassin de l'Archevêque de Paris ; le paletot d'orléans noir de Lapommeraye ; la grosse veste de bure d'Avinain, le boucher ; la redingote de Troppmann, etc. Que fait-on de ces objets ? Coupés en morceaux, ils servent de chiffons pour le nettoyage de l'échafaud. La maison de la rue de la Folie-Regnault est une propriété de feu Heindereich. Le prix de la location est remis à ses héritiers.

(Petit Journal du 20 juin 1872.)

[50] 21 messidor an II.

[51] Voir au sujet de ces étranges représentations : Dix ans à la cour de Louis-Philippe.

[52] M. James Rousseau, rédacteur de la Gazette des Tribunaux.

[53] C'était Henry Sanson, celui qu'avait vu travailler l'abbé Carrichon, celui qui sans doute avait exécuté la reine. Il était né en 1767 et il mourut en 1840, âgé de soixante-treize ans.

[54] Clément-Henri Sanson, né en 1799. Révoqué en 1847.

[55] La fille de Clément-Henri Sanson.

[56] Ceci parait absolument invraisemblable, et nous n'avons trouvé nulle trace de cet usage dans aucun des récits de l'époque. D'ailleurs, on peut voir, au § I du prochain chapitre, l'explication officielle de ce qui s'est passé à l'exécution de Lally-Tollendal.

[57] Cet article a été écrit en 1844.

[58] Voir le Temps de mars 1875.

[59] Le nom s'est écrit Heindereich, Henderïch et Heidenreichs qui doit être la véritable forme.

[60] En 1806, un Joseph Heinderech (sans doute le père de celui-ci) est exécuteur à Mâcon. Son dossier aux Archives nationales contient une lettre écrite sous sa dictée où il avoue qu'il ne connaît pas le français, qu'il est obligé de se faire assister d'un interprète pour parler aux autorités et qu'il n'en trouve qu'à grands frais. Comme il savait un peu d'italien, il demanda et obtint d'être nommé à Savonne. En 1812, la veuve Heinderech et ses cinq enfants, réfugiés à Mâcon, touchaient un secours du Gouvernement.

[61] M. Georges Grison assure, dans un article inséré au Figaro, avoir plusieurs fois rencontré ce Sanson, un petit gros homme tout rasé, à tête de moine rabelaisien, le menton luisant du cold-cream dont il se frottait, on ne sait pourquoi, cinq ou six fois par jour. Il est mort il y a une quinzaine d'années.

[62] Archives nationales : BB3 218.