APRÈS quatre heures de marche, ils reconnaissent déjà sans se l'avouer encore, la folie de leur entreprise. Ils ne savent où ils sont : Valady s'inquiète ; Barbaroux n'en peut plus ; Louvet se traîne : il s'est blessé en tombant dans un fossé profond et s'est luxé le genou. Un presbytère est à quelques pas ; Il faut y frapper, dit Barbaroux. — Oui, pour demander notre chemin, réplique Louvet. — Et si nous pouvions obtenir quelque chose de plus, soupire le Marseillais harassé. Ils entrent tous trois chez le prêtre, se présentent à lui comme des voyageurs égarés. L'ecclésiastique les examine : Vous êtes, dit-il, des gens de bien persécutés ; convenez-en et, à ce titre, acceptez l'hospitalité pour vingt-quatre heures. Touchés par cet accueil cordial, ils se nomment ; le digne curé, tout ému, les presse sur son cœur en versant des larmes de joie. Il les garde trois jours durant lesquels il s'occupe à leur trouver un abri ; puis il les loge chez un fermier qui les reçoit bien, mais dont la femme prend peur et oblige son mari à les chasser. Les voici dans la soupente d'une métairie, ensevelis dans le foin qui les recouvre entièrement, car le maître de la maison connaît seul leur présence et il emploie une quinzaine d'ouvriers qui circulent tout le jour et jusque dans le grenier où les proscrits sont enfouis. Le métayer leur apportait, chaque matin, la pitance ; un jour elle manqua ; le lendemain également. N'osant ni bouger, ni appeler, ni gémir, les malheureux, étouffant de fièvre dans le foin en fermentation que surchauffe le toit de tuiles sur lequel darde un soleil brûlant, se regardent mourir de faim, de soif et de découragement. Valady avoue qu'il est en proie à des cauchemars paniques ; la hantise de sa mort prochaine le harcèle jour et nuit. Barbaroux et Louvet, résolus à se détruire, ont déjà armé leurs pistolets et sans mot dire, d'une poignée de main éloquente, s'adressent un adieu réciproque. Barbaroux l Tu as une mère, gémît Valady, et toi, Louvet, Lodoïska t'attend ! Ces seuls mots arrêtent le geste des deux désespérés, ils confondent leurs larmes et se résignent à vivre. A vivre en tremblant toujours : certaine nuit, un grand bruit de voix, une échelle brusquement appliquée à la trappe du grenier, un commandement brutal : Descendez ! Descendez donc ! — Comment, descendez ? Et pourquoi donc ? — Parce qu'il le faut ! Cette fois ils sont pris. C'est la mort. Fausse alarme. On annonce pour le lendemain la visite d'un homme dont on se méfie : il faut que ces messieurs s'éloignent au plus vite de la métairie. Les voilà dehors. La pluie tombait à verse ; Louvet, dont le mal s'était enflammé, ne pouvait marcher que sur une jambe et à l'aide d'un bâton ; il glissait sur la terre mouillée ; on les conduisit tous les trois à un petit bois et on les laissa toute la nuit sous l'ondée. Puis ce fut le retour chez leur bon curé qui les reprit pour vingt-quatre heures et les logea, cette fois, dans son grenier. Une corde fixée à la lucarne assurerait leur fuite en cas d'alerte. Là ils apprirent que Guadet et Salle avaient trouvé, à Saint-Émilion même, un refuge de toute sûreté chez une femme compatissante. Quelqu'un, — le charitable curé peut-être, — courut chez cet ange du ciel pour l'aviser de la situation où se débattaient Louvet, Barbaroux et Valady. Qu'ils viennent tous trois, répondit-elle. Seulement, elle recommandait bien qu'ils n'arrivassent qu'à minuit et qu'ils fissent en sorte de n'être aperçus de personne. Saint-Émilion, d'aspect extrêmement pittoresque, est bâti sur un mamelon percé d'immenses galeries souterraines, dédale de catacombes d'une antiquité nébuleuse. Jadis on circulait dans ces galeries, encore qu'il fut imprudent de s'y aventurer car elles s'étendent, se replient, se nouent, s'entremêlent, se divisent en plusieurs étages et leur configuration est incertaine. Nombre de propriétaires, pour s'isoler, avaient muré leur part de ces souterrains et chaque maison de la ville disposait ainsi de vastes et profondes caves, creusées à même le roc. Or, la belle-sœur de Guadet, née Thérèse Dupeyrat, était mariée à un sieur Robert Bouquey, ci-devant procureur du roi à Saint-Émilion. En 1791, Guadet avait obtenu pour son beau-frère, privé de sa charge par la nouvelle législation, une place de régisseur dans les domaines nationaux et, depuis lors, Bouquey et sa femme résidaient au château de Fontainebleau. C'est là que parvint à Mme Bouquey une lettre de son père, je citoyen Dupeyrat, vieillard de soixante-dix-sept ans, contant le lamentable exode de son gendre Guadet et de ses compagnons. Jamais la noble femme ne s'était mêlée de politiques ; ses préférences n'allaient ni aux Girondins, ni aux Montagnards, attendu qu'elle était, comme bien d'autres, dans l'ignorance absolue des causes de leur rivalité. Mais elle apprenait que des hommes, odieusement persécutés, traqués comme des loups, rôdaient sans asile et sans pain, risquant la mort à chacun de leurs pas ; elle prit la diligence, rentra seule à Saint-Émilion, rouvrit sa demeure fermée et parvint à prévenir discrètement son beau-frère Guadet et Salle, qu'elle avait de la place dans sa maison de la rue du Chapitre et qu'ils pouvaient venir s'installer chez elle. Ils accoururent. Par eux elle apprit la situation désespérée de Louvet, de Barbaroux et de Valady ; elle ne les connaissait pas, mais cela importait peu : et, le lendemain, elle voyait, radieuse, arriver les trois vagabonds exténués, les habits en lambeaux, boueux, hâves, fiévreux, éclopés, repoussants. Apprenant que, depuis treize jours Bizot et Pétion rôdaient dans le pays, terrés le jour dans les bois, marchant, la nuit, sans but, et réduits à la dernière extrémité. Qu'ils viennent donc aussi, dit-elle. Le 12 octobre, les sept fugitifs se retrouvaient réunis à sa table ; elle pleurait de joie en contemplant cette bande éplorée sa nichée d'enfants, qu'elle régala d'un copieux souper. Elle existe encore cette maison Bouquey, telle qu'elle se comportait à l'automne de 1793 ; du moins était-elle encore intacte il y a peu d'années et on doit croire que les archéologues de Saint-Émilion, si soucieux du passé de leur cité, veillent pieusement à sa conservation. Tapie entre deux rues, au sommet de la colline où s'éparpille la ville, c'est une commode demeure provinciale, sans faste, mais combinée pour le bien-être. Sur la rue du Chapitre, — aujourd'hui rue de la République, — était l'entrée principale, porte très simple, donnant accès aux pressoirs et aux chais. La maison, enserrée dans ses dépendances, n'a de façade que sur un jardinet très exigu, — deux carrés de légumes et une treille, — que dominent les pignons des immeubles voisins. Sur ce jardinet prennent jour toutes les pièces de l'habitation : un petit vestibule d'où part l'escalier rustique du premier étage ; à droite une large cuisine, une laverie et un bûcher ; à gauche une salle à manger, un salon de proportions confortables dont la cheminée en marbre blanc porte enlacées les lettres R. B. (Robert Bouquey). Rien n'est modifié ; les fenêtres ont gardé leurs anciennes vitres, les portes sont de chêne épais, les serrures ont leurs vieilles clefs, les clefs qui pendaient en trousseau aux cordons du tablier de Marinette. Ainsi surnommait-on familièrement Mme Bouquey ; c'était le temps des sobriquets et celui-là lui convenait. Elle était non point jolie, niais charmante ; quelqu'un a dit : Elle avait une de ces figures qu'on voit sans surprise mais qu'on quitte avec regret. Le seul portrait que l'on connaît d'elle, la montre avec de grands yeux noirs, le nez mince et régulier, la bouche souriante, au cou un ruban noir auquel se suspend une croix à la Jeannette ; un grand échafaudage de cheveux est surmonté d'un petit chapeau de bergère. Elle avait, en 1793, trente et un ans ; elle était franche et gaie comme une soubrette du répertoire. Dans l'un des angles du petit jardin, contre la dernière fenêtre de la cuisine, est un puits carré, profond de vingt mètres. Une pierre qu'on y jette n'atteint l'eau qu'après une longue chute, avec un bruit sinistre et lointain. Dans la maçonnerie de deux des parois se faisant face, sont ménagés des trous, de quoi poser les pieds, l'un à droite, l'autre à gauche, alternativement ; on descend ainsi : en dessous les profondeurs attirantes du puits. Ces marches creuses suintent d'humidité ; les pieds y glissent ; les mains n'y peuvent rien saisir. En se risquant à cette effroyable gymnastique, on trouve après six ou sept mètres de descente, une baie ouvrant sur un souterrain égal en superficie au jardinet qui le recouvre ; c'est la partie des catacombes afférente à la maison Bouquey ; cela forme une salle irrégulière, mais spacieuse, qui elle-même a sa cave, galerie plus profonde à laquelle on parvient en se laissant glisser dans un trou ordinairement fermé d'une planche, recouverte elle-même de gravier. C'est dans cette seconde fosse, à trente pieds sous terre, que Mme Bouquey, enfouit ses hôtes. Elle y descendit deux matelas, deux chaises, une table, du linge, des couvertures ; le mobilier, sommaire d'abord, s'augmenta vite. Pour que ses proscrits se trouvassent bien, la brave femme aurait jeté dans leur trou toute sa maison ; elle leur envoya, à l'aide d'une longue tige de fer garnie d'un crochet, une lanterne, des livres, de l'argenterie, un moine pour chauffer les couchages ; la grotte était humide et on ne pouvait y allumer du feu. En outre on n'y devait parler qu'à voix basse, car de perfides échos peuplent ces cavités sonores aux ramifications inconnues. Quand on visite la grotte des Girondins, deux choses apparaissent avec évidence : d'abord l'extrême difficulté d'y pénétrer par le puits ; on n'imagine pas un homme de la corpulence de Barbaroux se livrant à cette périlleuse acrobatie que les puisatiers eux-mêmes ne risquent pas sans préliminaires précautions. Il est bien probable qu'aucun des Girondins n'est passé par là ; Louvet, très laconique sur son séjour chez Mme Bouquey écrit, il est vrai : L'entrée du souterrain, d'ailleurs fort dangereuse, était si bien masquée qu'on ne pouvait la découvrir ; mais est-ce bien du puits qu'il entend parler ? Il existait une autre descente dont l'ouverture était obstruée par de larges dalles ; en les déplaçant, on découvrait un orifice du souterrain où l'on pénétrait ainsi, assez facilement, à l'aide d'une échelle[1]. C'est là certainement, le moyen qu'employaient les proscrits : la servante de Mme Bouquey, Anne Bérard, déclara avoir vu deux des députés sortir de la grotte en soulevant les pierres d'un trou pratiqué pour recevoir les eaux de pluie, parfaitement d'accord avec Louvet, lorsqu'il dit : Mme Bouquey logeait deux de nos amis à 30 pieds sous terre ; mais il ressort de son texte même qu'ils n'y demeurèrent pas longtemps. La seconde constatation qui s'impose, en effet, est l'impossibilité de séjourner, de façon continue, dans ce souterrain où régnait une atmosphère méphytique, si glaciale d'ailleurs, et si humide que, pour le parcourir seulement durant quelques instants, — en plein été, il est vrai, — des hommes robustes en sortaient transis ; et sans voix. Mme Bouquey eût condamné à mort ses sept prisonniers en les laissant jour et nuit, durant un mois, dans ce sépulcre. Elle les y cachait à leur arrivée, en cas qu'ils eussent été suivis et qu'on les eût vu entrer chez elle ; mais au bout de quelques jours, assurée que nul ne soupçonnait leur présence dans sa maison, elle la mettait toute à leur disposition. Par surcroît de prudence, elle leur avait ménagé, dans le grenier, une seconde forteresse, plus saine, presque aussi sûre, presque aussi difficile à découvrir, et l'affreuse crypte les recevait seulement lorsqu'on annonçait, à Saint-Émilion, le passage de quelque corps de troupes ou quand on présageait l'imminence d'une visite domiciliaire. Comment vivaient-ils ? On était au temps de la grande pénurie et des restrictions obligatoires et Mme Bouquey n'avait droit, pour elle et pour sa servante qu'à une livre de pain par jour. Comme on la croyait seule dans sa maison, c'eût été se dénoncer et risquer la mort que d'acheter à la boucherie une pièce de viande convenant à la nourriture de sept hommes. Par chance, elle disposait d'une abondante provision de pommes de terre et de haricots ; ses volailles fournissaient le régal des jours de gala. Elle institua un régime sévère, mais suffisant : Pour ne pas déjeuner, on se levait à midi, rapporte Louvet. Une soupe aux légumes faisait tout le dîner ; à l'entrée de la nuit nous quittions doucement nos demeures et nous nous assemblions autour d'Elle — il ne nomme jamais Mme Bouquey —. Tantôt un morceau de bœuf à grand'peine obtenu, tantôt une pièce de la basse-cour, vite épuisée, quelques œufs, quelques légumes, un peu de lait, composaient le souper dont elle s'obstinait à ne prendre qu'un peu pour nous en laisser davantage ; elle était au milieu de nous comme une mère environnée de ses poussins.... Et plus loin, il cite de leur admirable hôtesse ce mot sublime : Mon Dieu ! Si on m'arrêtait, que deviendriez-vous ? Elle acceptait le danger pour elle-même et ne le redoutait que pour eux. On se représente mal ce qu'étaient ces dîners en commun, présidés par cette jeune femme héroïque et simple, ayant autour d'elle Pétion, Louvet, Guadet, Valady, Salle, Buzot et Barbaroux, les maudits, les parias, buts et prétextes de l'effroyable ouragan qui déferlait sur la France. D'un bout à l'autre du pays les échafauds se dressaient, la guerre civile sévissait, les routes étaient gardées, les comités révolutionnaires alertés, d'innombrables policiers, espions, mouchards lancés à la chasse de ces sept hommes qui dînaient là ensemble, bien tranquilles, grâce à leur providentiel ange gardien, pour lequel, sans nul doute, ils se mettaient en frais d'esprit et de joyeux propos. Car elle les voulait contents et le plus sûr moyen de lui témoigner leur reconnaissance était de paraître oublier les périls auxquels elle avait su les soustraire. Tous, même Buzot, toujours grave et bourrelé d'angoisses à la pensée constante de la femme adorée qu'il savait en danger de mort, tous s'efforçaient d'imposer silence à leurs affres personnelles pour ne pas attrister leur chère bienfaitrice. Quoiqu'ils lussent avidement les journaux, — le Journal de Perlet et l'Abréviateur entre autres, et qu'ils fussent de la sorte au courant des événements politiques, ils n'en parlaient probablement guère devant elle, cherchant plutôt à la distraire, voire à l'amuser. Dans la journée ils s'occupaient à écrire : Louvet commençait la rédaction du Récit de ses périls, dont les premières pages sont datées des grottes de Saint-Émilion, aux premiers jours de novembre 1793. Barbaroux continuait ses Mémoires commencés à Loc-Maria, et Pétion entreprenait également l'histoire de ses malheurs. La gaîté de Salle ne se démentait pas ; dans son habit en loques, sa culotte tombant de vétusté, au point qu'il la recouvrait d'un mauvais pantalon de toile grise, il défiait le sort et la misère et composait des vers badins. La tournure encyclopédique de son esprit, son savoir quasi-universel, son insatiable besoin de travail, le rendaient propre aux occupations les plus diverses, et il avait même commencé une tragédie sur Charlotte Corday, tout à la gloire de l'héroïne, et où il accumulait les tirades vengeresses contre les scélérats du parti Montagnard. Peut-être que, le soir, après souper, l'un ou l'autre lisait ses élucubrations de la journée à ses compagnons et à Mme Bouquey, heureuse de les voir s'abstraire pendant quelques instants de leur sinistre situation. Et pourtant que d'anxiétés, que de deuils ! Pétion sait que sa belle-mère, Mme Lefebvre, a été guillotinée le 24 septembre ; peu de jours après, le 7 octobre, a péri Gorsas, le premier des hors-la-loi qui monte à l'échafaud : après avoir quitté à Fougères, comme on l'a dit plus haut, la petite phalange des députés fuyant vers la mer, il n'a pu résister au désir de rentrer à Paris ; il fut pris et exécuté sans jugement. Le 3 octobre a été décrété par la Convention l'emprisonnement des soixante-treize députés coupables d'avoir protesté, — oh ! bien timidement et presque à huis clos, — contre le coup d'État du 2 juin. De ce nouvel attentat au droit parlementaire, la Gironde, est définitivement abolie et nul dans l'assemblée n'osera élever la voix pour sa défense. Alors on a pu frapper les chefs, — ceux du moins qu'on tenait sous les verrous, — et, le 31 octobre, Brissot, Vergniaud, Gensonné, Ducos, Boyer-Fonfrède, Duprat, Mainvielle marchaient à la mort avec quatorze de leurs collègues, au nombre desquels Lauze-Deperret, tué par la lettre de Barbaroux que Charlotte de Corday lui avait apportée de Caen, et le vaillant Duchâtel, qu'on a vu s'embarquer à Quimper et qui, arrêté à Bordeaux, comme ses compagnons de voyage Riouffe et Marchena, fut transféré à Paris pour y figurer dans l'hécatombe de la Gironde. Ce massacre des plus célèbres représentants du peuple, de ceux dont l'éloquence ou les écrits avaient le plus brillamment contribué à l'établissement de la République, produisit une stupeur profonde. La démagogie triomphait ; puisque le couteau de Sanson avait frappé ces têtes inviolables, nulle autre n'était à l'abri de son tranchant et le règne de la Terreur sanglante s'inaugurait. L'émoi causé par cette tuerie se propagea jusqu'à la paisible maison de Saint-Émilion, où vivaient, sous l'aile de leur protectrice, les sept proscrits sauvés par elle de l'ignoble mort des traîtres. On juge de leur désespoir et de leur fureur lorsqu'ils apprirent, vers le, 6 ou lé 7 novembre l'inique condamnation de leurs t amis. Mme Bouquey en sembla être plus éprouvée encore ; vainement s'efforçait-elle de dissimuler sa peine : elle pleurait, elle se lamentait et avoua enfin qu'un des intimes amis de son mari et de Guadet était parvenu à liguer contre elle tous ses parents. On lui représentait qu'elle se perdait en hébergeant des hommes frappés d'anathème : elle entraînerait dans son désastre tous les siens ; on n'ignorait plus à Saint-Émilion que sa maison recelait des proscrits et c'était miracle qu'elle ne fût pas encore dénoncée. Bref, on lui faisait violence et on l'obligeait à ne plus s'exposer pour des pensionnaires si compromettants. Les cruels ! gémissait-elle. Je ne leur pardonnerai jamais, s'il faut que quelqu'un d'entre vous.... Elle n'acheva point ; il lui semblait qu'elle livrait elle-même à l'échafaud ses chers parias. C'était le 13 novembre. Ils la quittèrent à une heure du matin, la laissant en larmes, et gagnèrent la campagne en deux groupes. Barbaroux, Pétion et Buzot, enquête d'un asile incertain, s'en allèrent, disaient-ils, vers la mer. Les quatre autres prirent la direction de Libourne. Guadet les conduisait à six lieues de là vers le nord, chez une femme dont il était certain d'être bien accueilli car elle avait gagné, naguère, grâce à lui un procès criminel où son honneur et celui de ses parents était compromis. Elle lui devait plus que la vie et l'avait cent fois conjuré de mettre à l'épreuve sa reconnaissance. Valady se sépara de ses amis dès la sortie de la ville, se rendant chez un parent sur l'humanité duquel il comptait. Guadet, Louvet et Salle entrèrent dans une grotte profonde afin d'y passer le reste de la nuit ; ils y restèrent, parmi les immondices, toute la journée suivante, attendant un ami de Guadet qui devait les guider dans une traverse leur épargnant un grand détour. L'ami ne vint pas et, à la nuit, les trois réprouvés durent se hasarder seuls sous la pluie qui tombait à flots. Ils marchaient bon pas, certains d'être bien reçus ; ils s'égarèrent dans des chemins où la boue leur montait à mi-jambes. A quatre heures du matin, trempés et harassés, ils arrivèrent à la maison de la cliente de Guadet : celui-ci frappa à la porte qui, au bout d'une demi-heure d'attente, s'entrouvrit, Un domestique qui l'avait vu bien souvent affecta de ne pas le reconnaître ; Guadet dit son nom. L'autre répondit qu'il allait prévenir Madame. Une demi-heure encore se passe ; enfin la réponse de Madame arrive ; elle refuse de recevoir. Guadet insiste, demande à être admis seul, à lui parler un moment. Impossible. La porte se referme sur ce mot. Guadet rejoint ses deux amis qui l'attendent à quelque distance. Louvet tremble de fièvre. Arrivé là en transpiration, et immobilisé depuis une heure sous un vent glacé, il s'évanouit. Il faut l'étendre par terre, pour mieux dire, dans l'eau. Salle l'assiste, tandis que Guadet retourne à la porte, y frappe à coups pressés ; elle ne s'ouvre plus : on lui permet seulement de parler par le trou de la serrure. Il réclame une chambre et du feu, pendant deux heures, — deux heures, sans plus, pour son compagnon qui se meurt. — Même réponse que précédemment : Impossible ! Maudissant le ciel et les hommes, invectivant la misérable dont l'indigne lâcheté le révolte. Guadet retrouve Louvet reprenant ses sens. Le jour va poindre ; il faut regagner au plus vite la grotte quittée la veille au soir. Mais Louvet proteste, son parti est pris : il a parcouru six lieues dans la direction de Paris, il né reviendra pas en arrière. Puisqu'il faut mourir, il mourra du moins en allant vers Paris, le visage tourné vers Lodoïska. Et, ce disant, il se débarrasse de tout ce qui pourrait le gêner dans sa longue route, coiffe sa tête chauve d'une petite perruque à la jacobine qu'il garde depuis longtemps en réserve. Il partage avec Salle, dépourvu de tout, le peu d'assignats qui lui reste, ouvre ses bras à ses deux amis, les presse sur son cœur, ne veut écouter ni leurs conseils ni leurs supplications et s'éloigne d'eux au plus vite pour ne pas céder à son attendrissement. Après une centaine de pas, il se retourne cependant pour les voir encore une fois, — la dernière fois.... Eux aussi se sont retournés, prêts à s'élancer pour le retenir. Il leur fait un signe de la main, et disparaît. Plus tard il saura qu'ils l'ont suivi jusqu'à Montpont, espérant qu'il abandonnerait sa folle entreprise ; ils le virent entrer dans ce bourg... Comme le soleil se levait, ils craignirent d'être remarqués et s'enfoncèrent dans les bois. Un mauvais passeport au nom de Carcher, agrémenté de visas fantaisistes, une forte dose d'opium, cachée sous sa chemise, deux bons pistolets dans ses poches, sur le dos une vieille houppelande de garde : national dissimulant la chère espingole qui de sa large embouchure comme d'un canon chargé à mitraille pouvait vomir quatre balles et quinze chevrotines à la fois et laissait ensuite échapper une puissante baïonnette, tel était l'attirail de Louvet entreprenant un voyage de 140 lieues à pied. En outre, une santé ; débilitée et une jambe percluse dont la lourdeur douloureuse le forçait à s'arrêter toutes les cinq minutes. Obligé vingt fois d'exhiber ses papiers, jouant à miracle son rôle de soldat libéré, pétrifiant les plus farouches municipaux par d'extravagantes fariboles, les grisant au besoin, affectant, — selon les figures, — un sans-culottisme implacable ou laissant à moitié deviner sa qualité de persécuté, tour à tour braillard et réservé, sensible et brutal, joyeux ou mélancolique, il parvint. à faire toute la route sous la bâche d'un voiturier qui, - en plus d'une cargaison de colis variés, trimballait une forte carrossée de femmes, de militaires, de paysans, tous jacobins forcenés, — ou cherchant à le paraître, — et qui, étourdis par l'exubérance révolutionnaire de ce. patriote à tous crins, se reprochaient leur tiédeur et s'ingéniaient à le combler d'égards et d'attentions. A l'entrée des villes, passages dangereux, pendant la visite des passeports, il restait, avec la complicité de tous ses compagnons de voyage, enfoui dans la paille, au fond du chariot, sous un amas de hardes, de manteaux, de cartons, de paquets et si, plusieurs lois sur le point d'être pris, il appliqua sur sa figure le tromblon de son espingole, le destin le servit si bien, qu'il n'eut jamais l'occasion d'en presser la détente. Enfin, le 6 décembre, le voiturier le débarquait à Paris, rue d'Enfer. Louvet se jeta dans un fiacre et courut chez Lodoïska : il la trouva réfugiée, depuis deux mois, chez les Brunet, des amis de vingt ans, qui leur avaient toujours témoigné à tous deux la plus touchante et la plus fraternelle affection, et dont il songeait même à adopter la fille, si Lodoïska n'avait pas le bonheur d'être mère. Quels transports ! Quels embrassements !... Il n'avait pas encore eu le temps d'ôter ses bottes, quand l'ami Brunet lui fit savoir qu'il devait déguerpir au plus vite ; on lui accordait une demi-heure pour quitter la maison et disparaître. C'est alors seulement que Louvet, écrasé de douleur et d'indignation, comprit ce que signifiait ce mot dont il n'avait jusqu'alors, malgré tant d'épreuves, jamais évalué l'épouvantable omnipotence : la Terreur. Comment Lodoïska le sauva et le fit passer en Suisse où elle alla l'y rejoindre, c'est ce qu'il a conté dans ses étonnants Mémoires, retrouvant, pour narrer ces effarants épisodes, la plume des meilleurs chapitres de Faublas, et se plaisant d'autant plus à les retracer que, étant ici seul en cause, et ne citant aucun nom, il avait l'assurance que personne ne pourrait ni contrôler son récit, ni le démentir.... ***Après avoir perdu de vue Louvet à l'entrée du bourg de
Montpont, Guadet et Salle, attristés, regagnèrent la puante caverne où ils
avaient passé la nuit précédente. Le froid les saisit ; Guadet, pris d'un
malaise subit, perdit connaissance. Salle, effrayé, sort de la grotte,
appelle à l'aide, résolu, dût-il ainsi se dénoncer lui-même, à implorer les
secours du premier venu. Personne ne répond à ses cris, personne ne paraît.
Il avise une plante dont les effets lui sont connus, en arrache quelques
tiges qu'il écrase entre ses doigts, en introduit le suc dans les narines de
Guadet et rappelle ainsi son malheureux ami à la vie. Mais, usé par tant de
misères et de privations, celui-ci n'est plus de force à mener cette vie de
trappeur ; il lui faut des soins, un abri, et les voilà tous deux se dirigeant,
la nuit venue, vers Saint-Émilion. Le père Guadet habite à la sortie de la
ville une maison entourée de vignes ; on n'a pu, jusqu'ici, y trouver refuge
car elle est étroitement gardée ; depuis le 6 octobre deux citoyens y sont
nuit et jour en surveillance ; mais il y a urgence ; Salle et Guadet y
arrivent à minuit ; ils s'approchent avec précaution ; rien de suspect aux
alentours. La maison ne comporte qu'un rez-de-chaussée surmonté de mansardes
et Guadet frappe aux contrevents de la chambre qu'habite son père. La fenêtre
s'ouvre, Guadet enjambe l'appui et se jette aux genoux du vieillard, le
conjurant de le recevoir ; si sa prière est repoussée, il ne lui resté qu'à
mourir ; il se poignardera sur le seuil de la maison paternelle. Guadet père,
à soixante-dix ans, était un homme encore vigoureux, au
maintien grave, même sévère ; ses fils lui témoignaient un profond
respect ; et une soumission absolue. Son cœur se brisa en voyant à ses pieds
le malheureux enfant dont il était si fier ; il l'accueillit, ainsi que
Salle, leur donna son lit et passa le reste de la nuit sur une chaise. De très grand matin, avant que la maison fut réveillée, ils s'occupèrent tous trois à pratiquer une cache : à côté de la chambre du père Guadet s'ouvrait un cabinet en appentis, plus bas que le reste de la maison et dont la plafond était fait de planches ; l'espace compris entre ces planches et les tuiles du toit formait un grenier perdu où personne, bien certainement, n'avait jamais pénétré, puisqu'il était sans issue. Salle, qui savait tous les métiers, ayant déplacé facilement deux des planches du plafond, pénétra dans ce réduit, haut d'un mètre dans sa partie la plus élevée et ne recevant de jour et d'air que par les interstices des tuiles ; lorsqu'il s'y fut accroupi, Guadet l'y rejoignit au moyen d'une échelle, et les planches furent replacées si artistement qu'il était impossible de les reconnaître. Tout fut exécuté avant le jour ; la porte de la maison fut ouverte à l'heure accoutumée ; le bonhomme Guadet reçut ses amis comme à l'ordinaire, et nul ne s'aperçut de rien. Cache provisoire, assurément, car il était impossible que deux hommes pussent vivre longtemps dans ce galetas sans feu, où ils ne pouvaient se tenir ni debout, ni même couchés, et qui ne contenait aucun meuble. Leur situation, il est vrai, s'améliora vite : le père Guadet n'avait pas, semble-t-il, perdu ni tout crédit ni toute audace car, dès le lendemain du jour où les deux députés furent installés dans sa soupente, il sollicita la levée dé la surveillance dont sa maison était l'objet depuis plus d'un mois. Il fit valoir que, vu la modicité de ses ressources, il ne pouvait continuer à nourrir et à payer, — 4 livres par jour, — les deux volontaires qui montaient la garde chez lui. Tallien, missionnaire de la Convention à Bordeaux, considérant que Guadet père n'avait avec son mauvais fils aucune correspondance, ordonna que la garde fût supprimée et, dès lors, le sort des deux reclus s'adoucit sensiblement. Tous les soirs, ils descendaient de leur cellule pour souper avec la famille. On pouvait donc présager qu'ils gagneraient en paix la fin des persécutions : le règne du parti Montagnard ne durerait pas toujours et l'on apercevait déjà quelques indices d'un antagonisme prometteur entre Robespierre, le maître du jour, et les exagérés de la Commune de Paris, ses anciens alliés. Tallien, habile à flairer le vent, et d'ailleurs retenu par la femme exquise et tant aimée qu'il avait rencontrée à Bordeaux, Tallien savait que les députés proscrits se trouvaient à Saint-Émilion ; il s'y était rendu de sa personne dans le courant d'octobre, et n'avait rien fait pour les prendre. Buzot, Pétion et Barbaroux, errants depuis leur sortie de
chez Mme Bouquey, profitaient également de cette accalmie. Non point qu'ils
eussent découvert un asile assuré ; du moins trouvaient-ils parfois un
citoyen courageux qui consentait à les laisser dormir dans sa grange ou dans
son écurie. Il semble que les trois amis se soient un instant séparés, car,
dans les premiers temps, tandis que Barbaroux couche dans
le bois de Figac, près de Libourne, Pétion vit dans une armoire à Castillon, gros bourg sur la Dordogne, à
l'est de Saint-Émilion. Bientôt ils sont tous trois réunis à Castillon ; on a
mention d'un citoyen Coste qui les loge dans un
grenier dépendant de l'ancien couvent des moines ; le témoin auquel on
doit ce renseignement ajoute qu'ils s'y ennuyaient
beaucoup, ce qui est vraisemblable. A Castillon encore ils seraient
restés cachés durant plusieurs jours dans le foin de
M. Pâris, architecte ; puis ils auraient été reçus chez Penaud, cousin
de Guadet, chez un citoyen Mouret ; mais ces indications sont vagues. Ce qui
est plus certain c'est que, depuis deux mois qu'ils errent dans la région,
ils commencent à y être connus. Bien des gens les ont aperçus, le soir, quand
ils sortent des bois, cherchant où passer la nuit. Chose singulière et qui
prouverait combien les paysans demeuraient ignorants des événements
politiques, beaucoup les prennent pour des émigrés
ou pour des étrangers ; ceux-là n'ont jamais entendu
parler de la proscription des députés Girondins ni du coup d'État du 2 juin. Ainsi un vigneron raconte que, vers la Saint-Michel, avant six heures du matin, il a rencontré cinq étrangers, ayant des chapeaux à haute forme, bonnets blancs par dessous, vêtus chacun d'une roupe brune, collets et revers rouges, ayant une canne à sabre et chacun sous le bras un sac de nuit en toile.... Un autre déclare qu'il a croisé, sur les huit heures du soir, sept hommes qu'il ne connaissait pas, et que la peur lui a ôté l'envie de savoir comment ils étaient habillés.... Plus tard encore, un jeune garçon s'étant attardé, le 24 décembre, à fêter le ci-devant réveillon, ne pouvant pas, vu l'heure tardive, rentrer chez lui, voulut coucher dans les écuries de M. Coste, à Castillon ; mais, en montant dans le grenier, il sentit trois têtes et se sauva. L'un de ses camarades lui dit : Ne crie pas ; ne parle pas : ce sont les trois émigrés. Ceux qui se souvenaient de les avoir vus s'accordaient sur ce point qu'ils avaient l'air bien fatigués et bien vieux : l'un d'eux avait la barbe et les cheveux blancs ; c'était Pétion. Quant à Buzot, il était tellement changé et abattu que le citoyen Penaud, qui l'hébergea à Castillon, lui aurait donné cinquante ans. Or il en comptait trente-quatre à peine !... Le plus méditatif de tous il était aussi le plus affecté. On venait d'apprendre la mort de son amie, Mme Roland ; mais il n'y pouvait pas croire : Hélas ! écrivait-il, nous ne sommes plus ! Ou ce qui reste de nous est à la douleur. Ce qui nous rendait chère la vie nous a sans doute devancé dans la tombe ; nous n'avons d'autre consolation que d'en douter encore.... Quand tout espoir s'évanouit, quand on sut par les journaux le tranquille héroïsme de la condamnée dont, sous le couteau, la dernière pensée, il en était sûr, avait été pour lui, il entra dans un désespoir voisin de la folie, resta plusieurs jours sans recouvrer sa raison et adressa à son ami Letellier, d'Évreux, un billet déchirant : Elle n'est plus ! Elle n'est plus, mon ami ! Les scélérats l'ont assassinée ! Jugez s'il me reste quelque chose à regretter sur la terre.... Quand vous apprendrez ma mort, vous brûlerez ses lettres.... Il avait en effet, confié à Letellier, lors de son passage à Évreux, la correspondance de sa bien-aimée ; mais il conservait sur lui comme un trésor les lettres reçues d'elle depuis qu'elle était détenue, ainsi que la miniature qu'elle lui avait donnée. Il s'absorbait souvent dans sa contemplation et son âme était indiciblement triste. Car outre l'immense douleur de son amour brisé, il éprouvait encore le torturant regret de son œuvre avortée. Ne perce-t-il pas même presque des remords dans la confession qu'il commença d'écrire lors de son séjour dans le souterrain Bouquey ? Il fallait que le malheur eût cruellement instruit cet ardent démocrate, ce grand ami du peuple, si acerbe, naguère, dans ses déclamations contre les tyrans, pour qu'il traçât maintenant des lignes telles que celles-ci : C'est une folie... de vouloir servir le peuple par des moyens honnêtes ; la vérité n'est pas faite pour lui ; il ne lui faut que vent et fumée ; c'est là sa pâture ; aussi les fripons de tout genre et de tous les temps ont bâti leur système d'élévation ou de fortune sur sa crédulité.... Et encore : Si c'est par des moyens aussi infâmes que s'élèvent et se consolident les États républicains, il n'est pas de gouvernement plus affreux sur la terre, ni plus funeste au bonheur du genre humain. Cette France à laquelle lui et ses amis ont promis l'âge d'or, bien persuadés, d'ailleurs, qu'ils le lui apportaient, cette France est, après tant d'illusions un désert affreux que la moitié de ses habitants abandonnerait sur l'heure pour se soustraire à la férocité de l'autre moitié ; elle a perdu, pour de longs siècles, ses mœurs, son génie, ses ressources et sa gloire ; et tels apparaissent à Buzot les résultats de cette révolution qu'il a suscitée, applaudie, exaltée de toute l'ardeur de ses convictions abolies. Il s'avoue presque réduit, à désirer le retour de l'ancien despotisme. Son orgueil est-il donc assez mort pour qu'il fasse son Mea Culpa ? Non, c'est son dépit de vaincu qui parle et Buzot n'a pas la contrition de ses erreurs ; il s'aveugle étrangement sur ses responsabilités : n'écrit-il pas, en parlant de Louis XVI.... les scélérats qui ont égorgé ce monarque infortuné ?... Sa mémoire est-elle donc si courte ? Oublie-t-il qu'il a voté la mort du roi ? Comme ses plus chers amis, comme Barbaroux, comme Louvet, comme Guadet, comme Pétion, il a prononcé le verdict fatal, avec la restriction du sursis et de l'appel au peuple, il est vrai ; mais pourquoi, puisqu'ils désiraient sauver Louis XVI, ont-ils, par crainte de perdre leur popularité, grossi le nombre de ces scélérats dont la France et eux-mêmes expient, après un an, le crime ? Il reconnaît maintenant que la majorité du peuple français voulait la royauté, et, plus inconscient encore, absorbé par son propre désastre, indigné d'être hors-la-loi, il s'écrie : Hors-la-loi ! Dans quelle nation sauvage ont-ils puisé l'exemple d'une si atroce férocité ? Chez quels peuples barbares ont-ils trouvé cette loi de sang ?... Cette loi, c'est lui-même qui en est l'auteur : il a proposé et obtenu contre les émigrés la mesure draconienne qui s'est retournée contre lui, et, sur les chemins de l'exil, à l'heure même où il écrit cette phrase, il y a, de son fait, des milliers et des milliers de malheureux proscrits comme lui et comme lui, s'ils tentent de reparaître, condamnés ; d'avance à mort, sur le seul énoncé de leurs noms. Singulières symétries dont un Bossuet eût tiré de grandes et de terribles leçons. Un plus pénétrant examen de conscience aurait fait comprendre à Buzot et à ses amis que ce seraient leurs misères, leur lente agonie qui vaudrait aux Girondins l'indulgence et la pitié de l'histoire ; elle ferme les yeux sur leurs fautes attendrie par leurs talents, leur jeunesse, leur sévère et tragique expiation, et surtout en raison de l'ignominie de leurs ennemis. Les malheureux n'étaient pas au haut de leur Calvaire et de longs mois allaient s'écouler avant qu'ils en vissent le terme. Dans les premiers jours de janvier, les trois errants, Pétion, Buzot et Barbaroux, épuisés par les privations, revinrent à Saint-Émilion, espérant y bénéficier encore de la généreuse et réconfortante hospitalité de Mme Bouquey. On a vu que celle-ci avait dû se séparer d'eux à son corps défendant, sur les représentations de son entourage. Le nom de l'homme, ami de Guadet, qui avait vaincu la résistance de la noble femme, n'a jamais été prononcé ; mais il est fort surprenant que, de retour à Saint-Émilion, c'est chez cet homme que les trois Girondins trouvent asile. Mme Bouquey ne pouvait plus les recevoir ; son mari avait quitté Paris pour rentrer auprès d'elle et il lui interdisait de s'exposer davantage. On se demande si le versatile inconnu qui, assez influent pour décider Mme Bouquey à renvoyer ses chers protégés, consent maintenant à les héberger, ne serait pas le curé de Saint-Émilion, un certain abbé Paris, frère ou tout au moins parent de l'architecte de Castillon, Paris qui avait, quelques jours auparavant, caché les proscrits dans son grenier à foin. De la part d'un ecclésiastique une si singulière contradiction étonnerait moins ; on comprendrait que, par devoir, ou à l'instigation de la famille, il eût représenté à sa téméraire paroissienne le danger de sa conduite, mais que, personnellement, par charité chrétienne, il ne redoutât point d'affronter un péril contre lequel il mettait ses ouailles en garde. Quoi qu'il en soit, Buzot et ses deux inséparables séjournèrent chez cet anonyme durant quelques jours assez tranquilles, sauf une alerte qui les obligea à passer quatre heures, tout nus, dans un trou recouvert d'une trappe qu'ils avaient creusé au milieu du jardin. Ils en sortirent perclus et à demi morts de froid. M. et Mme Bouquey allaient parfois dîner avec eux et les tenaient en relions constantes avec Salle et Guadet, toujours nichés à l'étroit grenier du père Guadet. Dans ce galetas où la lumière du jour ne pénétrait que par les interstices des tuiles, Salle s'acharnait à sa tragédie de Charlotte Corday et, par l'entremise des Bouquey et de Saint-Brice Guadet, frère du député, communiquait à Pétion, à Buzot et à Barbaroux ses poétiques griffonnages que, par la même voie, ils lui retournaient avec leurs observations. Cette existence relativement calme cessa subitement en janvier 1794. Le mystérieux anonyme qui donnait asile aux trois proscrits, menacé d'une visite domiciliaire, les invita à chercher un autre refuge. Mme Bouquey aurait bien voulu les reprendre chez elle ; mais son mari s'y opposa, moins héroïque que sa femme, il exigea que ces malheureux portassent ailleurs la contagion de leur informe. Elle ne se résigna point, pourtant, à les abandonner et décida son voisin Troquart, le perruquier-barbier de Saint-Émilion, à les recevoir chez lui. Troquart se fit prier ; enfin sur les instances de Mme Bouquey, de Bouquey lui-même et de Saint-Brice Guadet, ses clients habituels, il consentit à ouvrir aux trois fugitifs sa masure, moyennant 500 francs comptants, et pour quinze jours seulement. On lui cacha, du reste, leurs noms et leurs qualités ; il crut, ou fit semblant de croire, que ces particuliers étaient des amis de Guadet, en route pour la Suisse, où celui-ci, lui dit-on, était réfugié. |
[1] Un escalier de 23 marches établi à cet endroit permet aujourd'hui de descendre dans la Grotte des Girondins.