Une lettre d'écriture féminine, adressée à Timoléon de Combray hôtel de la Loi, rue de Richelieu, et portant les traces d'un cachet de cire noire, anxieusement brisé : Hélas ! mon cher cousin, vous conserviez encore de l'espoir quand il n'y en avait plus... Je ne quitte pas madame votre mère et je suis inquiète de l'état de M. de Bonnœil, voilà tout ce que nous avons recueilli sur la façon dont la mère et les frères de Mme Acquet connurent l'exécution du 6 octobre. Mme de Combray, d'ailleurs, montra sinon un grand calme, du moins beaucoup d'énergie. Dès l'hiver, les lettres adressées à Timoléon reprennent le ton habituel[1] : le grand deuil semble oublié ; tous se liguent contre Acquet, toujours triomphant à Donnay et qui menace de faire rade de toute la fortune. Le procès avait coûté des sommes énormes : outre le principal de la condamnation de Mme de Combray, 63.076 fr. 85. montant de la somme soustraite dans le bois du Quesnay, et que la marquise devait rembourser, il lui avait fallu verser 12.000 francs pour corrompre Licquet[2], 10.000 francs pour les honoraires de Chauveau-Lagarde, 3.135 francs pour Me Gady de la Vigne, son avocat, 4.600 francs pour les voyages de Ducolombier avec les fillettes à Paris et à Vienne ; au total l'argent déboursé montait à près de 125.000 francs et, comme la terre de Tournebut était sans fermier, comme Acquet détenait tous les biens de Basse-Normandie et n'en voulait rien rétrocéder, la fortune de la marquise et des ses fils se trouvait presque réduite à néant : il ne restait même plus un écu des 25.000 francs déposés en espèces chez Legrand, l'homme d'affaires, en août 1807. Tout avait passé aux besoins des détenus et à leurs intérêts. Acquet fut intraitable : quand vint l'heure de la
liquidation, il se refusa insolemment à participer aux frais du procès et de
la pension de ses enfants : — Mme de Combray,
déclarait-il, pour satisfaire ses projets délirants
de conspiration, a employé sottement l'argent de sa fille à soudoyer des
agents subalternes et elle viendra ensuite se plaindre que Mme Acquet
manquait de pain, qu'elle l'a nourrie, qu'elle a payé la pension des enfants...
Mme Acquet a quitté la maison maritale sur le
conseil de sa mère qui voulait faire d'elle sa complice ; on a enlevé les
enfants ; le père ignore le lieu de leur retraite, et ce sont les ravisseurs
eux-mêmes qui viennent demander au père le prix de la pension !... Tel était son thème ; à quoi les Combray répliquaient : Les honoraires de l'avocat de Mme Acquet, les dépenses du voyage à Vienne, du séjour des fillettes à Paris pour solliciter la grâce de leur mère incombent, sinon au mari de la condamnée, du moins à ses enfants mineures en qualité d'héritiers, et, de toute façon, Acquet doit y pourvoir. Mais celui-ci, très fort des services qu'il avait rendus à Réal et de l'appui de Pontécoulant avec lequel il s'était lié, riposta que, sous le prétexte de plaider pour Mme Acquet, Chauveau-Lagarde n'avait, en réalité, défendu que Mme de Combray : — Tout Rouen qui a entendu les plaidoiries atteste que, pour sauver la mère, on a sacrifié la fille, et cette pauvre femme n'était qu'un prétexte aux sollicitations de grâces pour lesquelles les Combray réclament des sommes considérables ; leur véritable objet était la marquise ; certes, ceux-là prenaient bien peu d'intérêt à leur sœur qui, dès qu'elle a les yeux fermés, portent la bassesse des sentiments jusqu'à réclamer devant les tribunaux ses frais funéraires et qui s'empressent de dénoncer les enfants au ministère public pour leur faire payer les condamnations prononcées contre leur mère. Ainsi posée, la discussion ne pouvait que tourner au scandale : Bonnœil révéla que son beau-frère, consulté par un tiers sur les influences qu'il pourrait faire agir afin d'obtenir la grâce de net, aurait répondu que de telles démarches offraient bien peu de chances de réussite et que, du moment que la malheureuse femme devait mourir, le moyen le pas honorable de lui éviter le supplice était de l'empoisonner dans sa prison. C'était certainement là un procédé économique et Acquet ne consentait, du reste, à rien payer. Un nouveau procès s'engagea : les correspondances qu'échangeaient les Combray, exaspérés, avec leur beau-frère, resté beaucoup plus maitre de soi, devait rendre toute conciliation impossible. Une note de la main de Bonnœil suffira pour en donner le ton : Pour un ancien chevalier français, défenseur de la foi et du trône, est-il charitable de renouveler les chagrins dont se nourrissent dans le silence de l'oubli, ses deux beaux-frères ? Prétend-il, par l'exaspération, les forcer à donner une suite à l'histoire des forfaits de Desrues, Cartouche, de Pugatscheff, Shinderhannes et autres imposteurs, voleurs, garrotteurs et chauffeurs qui se sont rendus célèbres par leurs meurtres, leurs empoisonnements, leurs cruautés et leurs lâchetés ? Eh bien, ils promettent qu'aussitôt leur procès terminé ils donneront la vie entière du sieur Acquet de Férolles. Ces invectives étaient, tout au moins, maladroites : les Combray plaidant pour forcer cet homme, qu'ils comparaient aux plus fameux assassins, à se charger de l'éducation des trois enfants de leur sœur ; ces orphelines, dont personne ne voulait plus payer la pension chez les clames Du Saussay,, étaient plaintes par tous ceux qui connaissaient leur situation ; quelques dames pieuses parlèrent au cardinal archevêque de Rouen, qui offrit, charitablement, de subvenir aux frais de leur éducation ; les Combray, par fierté, refusèrent ; ce dont Acquet, naturellement, les blâma : Ils croient leurs nièces déshonorées pour accepter un bienfait ! écrivait-il. Mme de Combray eût cédé peut-être si quelqu'un ne lui eût fait comprendre que ses petites-filles étaient le seul enjeu qui lui restât. Depuis la mort de Mme Acquet, en effet, on n'avait cessé de faire des démarches pour obtenir la grâce de la vieille marquise : Ducolombier était allé à Navarre supplier l'impératrice Joséphine dont le crédit n'était plus grand ; on le comprit après la notification officielle du divorce impérial, et, dès que le grand événement fut connu, les Combray, renonçant à leur parenté, fort lointaine décidément avec les Tascher de la Pagerie, escomptèrent aussitôt la clémence toute neuve de la future impératrice, quelle qu'elle dût être. Quand on fut certain qu'une archiduchesse allait succéder, sur le trône de France, à la veuve du général Beauharnais, Ducolombier partit pour Vienne dans l'espoir de devancer tous ceux — en nombre incalculable — qui allaient se poser en solliciteurs. Il ne semble pas qu'il poussât plus loin que Carlsruhe, et son voyage resta sans effet ; mais bientôt, on apprit que le couple impérial entreprenait dans le nord de la France un voyage triomphal qui devait se terminer au Havre et à Rouen, et c'est alors qu'on résolut de faire, encore une fois, intervenir les petites Acquet. Le 30 mai, à 3 heures de l'après-midi, l'empereur et l'impératrice arrivaient à Rouen. Ils furent logés à l'hôtel de la préfecture. Ducolombier, ce jour-là, précédant les trois fillettes que conduisait Mlle Querey, essaya de leur frayer un passage dans les rues avoisinant la résidence impériale ; mais il ne put pénétrer dans l'hôtel et dut se contenter de faire remettre au roi de Westphalie la pétition qu'avait rédigée Chauveau-Lagarde. Il espérait pouvoir placer, le lendemain, les enfants sur le passage du carrosse de l'empereur, qui devait visiter les filatures ; mais, dès qu'il fut dans la rue avec les orphelines, il apprit que Napoléon avait fait à trois heures et demie du matin sa tournée dans les fabriques et que le départ était fixé à dix heures. Un ami de Licquet, Branzon, régisseur des octrois, procura aux petites Acquet une carte du préfet au vu de laquelle on leur permit de séjourner à la porte de l'hôtel ; il faut citer textuellement la lettre qu'écrivait le jour même Ducolombier à Bonnœil et à la marquise pour leur rendre compte de la façon dont les choses s'étaient passées On a laissé les trois petites et Mlle Querey à la perte de la préfecture, et notez qu'on n'y laissait personne. Aussitôt que la voiture de Leurs. Majestés est sortie, la petite Caroline a commencé à crier à S. M. l'impératrice ; alors l'empereur a baissé la glace de la voiture pour prendre la pétition et a passé à l'impératrice celle qui était faite pour elle. Et l'impératrice a avancé la tête pour les voir... Cette fois la confiance était entière et l'on félicitait déjà la marquise de sa prochaine mise en liberté : les jours passèrent, on n'entendit plus parler de rien. On patienta pendant un an ; l'espoir diminuait un peu chaque jour et, quand il fut bien évident que la supplique resterait sans effet, Timoléon se permit de la rappeler à l'impératrice et rédigea, en son nom, une nouvelle demande de grâce, qui n'eut pas meilleur résultat que les précédentes. Une suprême et inutile tentative fut encore faite le 30 août 1813, alors que Marie-Louise était impératrice-reine régente. A cette époque, Bonn œil était enfin sorti de la prison où, depuis le mois d'août 1807, on le retenait arbitrairement : il n'avait point comparu devant la cour et n'avait, par suite, été frappé d'aucune condamnation ; il n'était détenu que par précaution. Comme sa santé s'était, à la Conciergerie, gravement altérée, le préfet prit sur lui de lui en ouvrir les portes et de le placer à Rouen même, sous la surveillance de la police, Là, du moins, il pouvait se tenir au courant des nouvelles — sinon au moyen des journaux qui n'en publiaient guère — du moins en recueillant les bruits de la ville ; sans doute, fut-il le premier à conseiller à sa mère la résignation et, de fait, comme si elle eût prévu la chute de celui qu'elle estimait être son ennemi personnel, la marquise montra, dès cet instant, une étonnante sérénité ; elle s'était très rapidement accoutumée à la vie de l'hospice général, où on l'avait transférée en avril 1813 ; le régime y était fort peu rude pour les détenus disposant de quelque argent ; elle y recevait des visites et avait fait apporter, de Tournebut, son trictrac et ses traités de jeux. Et c'est dans cette quiétude qu'elle attendait le coup de tonnerre depuis si longtemps espéré. Il éclata enfin, et la vieille chouanne dut pousser un rugissement de triomphe quand elle apprit que Bonaparte était écrasé. Quel revirement ! En moins d'un jour, la détenue de l'hospice général redevint la vénérable marquise de Combray, victime de son dévouement à la cause royale, une héroïne, une martyre, une sainte, tandis qu'à l'autre extrémité de la Normandie, Acquet de Férolles, qui s'était enfin décidé à recueillir ses trois enfants, sentait le sol trembler sous lui, et prenait, à la hâte, ses dispositions pour fuir. Dans l'empressement à se faire bien venir des Combray, des gens qui n'auraient pas tendu la main pour leur venir en aide quand le malheur les accablait leur dévoilèrent les dessous encore ignorés du drame, et c'est ainsi que la marquise et ses fils apprirent comment le sénateur Pontécoulant, par haine de Caffarelli qu'il voulait faire destituer, se chargea, avec l'aide d'Acquet de Férolles, de livrer d'Aché aux assassins. De tous côtés émergeaient des proscrits, terrés dans des trous depuis quinze ans ; il soufflait un vent de représailles ; chacun faisant son compte, préparait la note à payer ; sur cette terre de la Chouannerie, où tant de colères rancissaient, où s'exaspéraient tant de désirs de revanche, la réaction s'annonçait terrible ; les courts billets qu'échangeait, en ses derniers jours de captivité, la marquise avec ses fils et ses serviteurs n'expriment ni la joie du retour des princes, ni le bonheur de la liberté reconquise ; ils peuvent se résumer en ces mots : C'est notre tour, et la néfaste histoire de la Restauration et des révolutions qui la suivirent est en germe dans les épanchements de ce cœur aigri que rien, si ce n'est la vengeance, ne pouvait désormais satisfaire. Le dimanche 1er mai 1814, à l'heure où Louis XVIII entrait à Saint-Ouen, les portes de l'hospice général s'ouvrirent devant la marquise de Combray, qui coucha la nuit suivante dans sa maison de la rue des Carmélites ; le lendemain, vers une heure et demie de l'après-midi, elle partait pour Tournebut avec Mlle Querey : son garde Leclerc était venu la chercher jusqu'à Rouen avec son cabriolet. Toutes les voitures publiques étaient encombrées ; sur les routes menant à Paris c'était un défilé ininterrompu de véhicules de tous genres, de cavaliers, de piétons se hâtant vers le spectacle de la rentrée du roi dans sa capitale : Bonnœil, enfin délivré de la surveillance policière, dut partir à pied pour Tournebut ; il fit le chemin la nuit et en arrivant, le matin, il trouva sa mère déjà installée, passant l'inspection de son vieux château ravagé, qu'elle avait bien cru ne jamais revoir. Et ces étonnants retours du sort font songer à la vogue qu'obtint, quelques années plus tard, l'opéra de la Dame Blanche : cette œuvre charmante leur chantait leur histoire à ces nobles encore tout meurtris et évoquait leur passé perdu. Ce château d'Avenel abandonné, la pauvre dame Marguerite tournant son rouet dans les salles désertes en rêvant à ses maîtres, l'être mystérieux qui veille sur les destinées de la noble famille dispersée et cette amusante défroque des derniers vestiges de la féodalité, le bailli, la cloche de la tourelle, le galant paladin, la bannière des chevaliers, toutes ces choses attendrissaient nos grand'mères, en évoquant à leur esprit inconsolé le fantôme mélancolique du bon vieux temps, — si dénigré par les uns, tant pleuré par les autres, que ce malentendu centenaire fait encore aujourd'hui le fond de nos dissensions. Au commencement d'août 1814, Guérin-Bruslard, devenu M. le chevalier de Bruslard, maréchal de camp des armées du roi, attira l'attention de Sa Majesté sur les survivants de l'affaire du Quesnay ; il amena aux Tuileries le fils de Le Chevalier, alors âgé de douze ans, auquel le roi accorda une pension et une bourse dans l'un des collèges royaux[3]. Le même jour, Louis XVIII signait des lettres d'abolition, que la cour de Rouen entérinait quelques jours plus tard, et par lesquelles la condamnation de Mme de Combray était annulée avec tous ses effets ; le 5 septembre, la marquise, voyant réalisés ses plus beaux rêves, était présentée au roi et mention de cet événement était faite au Moniteur du lendemain. Cette faveur insigne rallia aux Combray les hésitants ; de tous côtés les dénonciations contre Acquet et ses amis affluèrent : les lettres qu'écrivait à cette époque Bonnœil à son frère témoignent de l'étonnement que leur causaient ces révélations ; chaque jour apporte une découverte : M. Bruslard m'a dit l'autre jour que la Vaubadon a voulu le faire arrêter et qu'il se garda bien de donner dans le piège qu'elle lui avait tendu. — A l'égard de Licquet, il connaissait bien d'Aché et lui avait fait sa cour avant l'affaire de Georges, croyant bien à cette époque que le gouvernement changerait. — Il est bien certain que c'est le sénateur Pontécoulant qui a fait tuer d'Aché ; il avait aussi contribué à la mort de Frotté. — A l'égard d'Acquet, M. de Rivoire a dit à Placène qu'il y a environ six ans on l'a vu au Temple et que tout le monde l'y regardait comme un espion, un mouchard... Et c'est ainsi que, peu à peu, Mme de Combray en arriva à se persuader que la haine seule de ses ennemis avait causé tous ses malheurs ; dès 1815, un biographe présentait sous ce jour l'histoire de la marquise et lui consacrait une notice évidemment dictée par elle, qui la mettait en bonne place au martyrologe royaliste. Cette auréole lui plaisait infiniment : elle se montrait aux fêtes de la préfecture de Rouen et, dans ces salons où les geôliers de Savoye-Rollin l'avaient jadis traînée, menottes aux mains, elle passait, triomphante, très droite encore, portant des lis dans sa coiffure : aux dîners où l'on se faisait un honneur de la convier, elle racontait avec un calme étonnant ses impressions de pilori et de bagne ; elle avait expédié à Donnay un homme de confiance pour savoir des nouvelles du sieur Acquet, beaucoup moins satisfait et peu rassuré, comme bien on pense. On apprit qu'il avait fait venir sa sœur pour s'occuper des trois enfants, dont l'aînée, d'ailleurs, approchait de ses vingt ans. Acquet faisait le malade pour retarder son départ de Donnay, toujours annoncé ; il quitta enfin la Normandie au commencement de l'automne de 1814, emmenant avec lui ses trois filles qu'il comptait marier dans son pays. — Il est sans feu ni lieu, écrivait Mme de Combray, et n'a de propriété que le mépris dont il est couvert. Acquet de Férolles s'installa en Vendée, à Saint-Hilaire-de-Tulmont ; il y mourut le 6 avril 1815. Aux Cent Jours, nouveau revirement : Mine de Combray, à la première nouvelle du débarquement de Bonaparte, gagna la côte et passa en Angleterre ; si l'alarme fut chaude, elle dura peu ; au mois de juillet 1815 la marquise rentrait à Tournebut qu'elle s'occupa à réparer : elle trouvait là à exercer son activité, dirigeant les ouvriers, surveillant le moindre détail de l'administration de ses biens et s'occupant de son ménage avec la minutie ordonnée de l'ancien temps. Encore que le jacobinisme de Louis XVIII semble avoir apporté à la vieille royaliste les premières désillusions de sa vie, elle n'en restait pas moins la dame de Tournebut, et, dans les limites de son domaine, elle pouvait se croire revenue aux jours d'avant 1789. Elle avait son banc à l'église. On trouve son nom inscrit sur l'une des cloches d'Aubevoie, dont elle fut la marraine, en 1819[4]. Mme de Combray ne quitta plus Tournebut où elle vécut avec son fils Bonnœil, servie par Catherine Quercy qui, dans ses malheurs, lui était restée fidèle. Sauf cette fille éprouvée, la marquise avait fait maison nette de ses anciens domestiques : on n'en retrouve aucun dans le personnel qui l'entourait pendant la Restauration et qui se composait d'une femme de chambre, Henriette Lerebour, nièce de Mlle Querey, d'une cuisinière, d'un cocher et d'un valet de chambre. Pendant des années, ce fut, à Tournebut, un va-et-vient d'ouvriers : en 1823 on travaillait encore aux réparations du château et des murs d'enceinte. Cette année-là, au milieu d'octobre, Mme de Combray, fatiguée, s'alita. Le jeudi 23, au matin, on apprit qu'elle était fort mal : deux femmes du village furent commandées pour la garder. Le soir, à huit heures, les cloches sonnèrent, annonçant que la marquise avait rendu l'âme. Elle avait vécu quatre-vingt-un ans et neuf mois. Quand le vendredi, à onze heures, le juge de paix du canton se présenta, à la requête de Bonnœil, pour poser les scellés, il se fit conduire d'abord à la chambre de la défunte : il la vit, gisant sur son lit en bois peint, abrité par des rideaux d'indienne. Le 25 eurent lieu les obsèques à l'église d'Aubevoie ; les pauvres du village faisaient escorte au cercueil, que des hommes portaient à bras ; après l'office il fut descendu dans une fosse creusée à l'entrée du cimetière, sous un grand arbre sombre ; la 'tombe, soigneusement entretenue, porte encore aujourd'hui, très lisible[5], l'inscription qui résume, en latin maladroit, l'étonnante histoire de la marquise de Combray. La liquidation qui suivit le décès et le partage des biens ramena à Tournebut les filles d'Acquet de Férolles, qui, toutes trois, étaient alors très honorablement mariées. Au cours de l'inventaire qui fut dressé du mobilier du château, elles retrouvèrent, oubliée sur le grenier, la harpe que leur mère avait touchée au temps heureux où, jeune fille, elle vivait à Tournebut, et une selle de cavalière qui peut-être avait servi au dragon lors des chevauchées nocturnes vers la côte d'Authevernes, à la poursuite des diligences. Les fils de Mme de Combray conservèrent Tournebut que Bonnœil habitait continuellement ; il reste à Aubevoie bien des gens qui se souviennent de lui ; c'était un grand vieillard de taille presque athlétique, encore qu'il fût courbé et tout déjeté[6]. Il avait les sourcils broussailleux et grisonnants, les yeux gros et très bruns, le teint hâlé. Il était assez sombre et ne paraissait prendre plaisir qu'à la conversation d'une vieille femme très fanée, très ridée, portant un haut bonnet tuyauté, qui pour tout le inonde, était l'objet d'une sorte de vénération : c'était Mlle Querey ; on savait qu'elle avait été la confidente de Mme de Combray, qu'elle gardait tous les secrets de la marquise, et on la voyait causer longuement à voix basse, avec Bonnœil, des choses du passé. Bonnœil mourut à Tournebut en 1846, à quatre-vingt-quatre ans, et le manoir de Marillac ne lui survécut pas longtemps ; mis en vente en 1856, il fut jeté bas l'année suivante et remplacé par une grande et belle villa que fit construire le nouveau propriétaire du domaine ; tandis que tombaient les murs de l'ancien château, les paysans d'Aubevoie qui, si souvent, en avaient entendu raconter les légendes, se montraient curieux des mystères que la démolition allait révéler : on ne trouva rien qu'un souterrain en partie comblé qui semblait se prolonger dans la direction du petit château ; le secret des autres caches était depuis longtemps connu ; l'autopsie de la vieille demeure n'apporta qu'une surprise : au fond d'une soupente obscure, on découvrit un porte-manteau contenant 3.000 francs en écus et en doubles louis ; nul ne songea — tant le drame de leur famille était inconnu aux petits-enfants de Mme de Combray — à établir une corrélation entre cette trouvaille et l'affaire du Quesnay dont ils avaient à peine entendu parler ; il nous semble probable que ce porte-manteau était celui du notaire Lefebvre, caché là, par lui-même, à l'insu de la marquise, dans l'espoir de venir plus tard le rechercher. Nous dirons en peu de mots ce qu'il advint des autres personnages qui tiennent une place dans notre récit. Licquet eut des malheurs : tout d'abord il avait demandé la croix : — Je sers le gouvernement depuis vingt ans, écrivait-il à Réal, je suis hérissé de titres, père de famille et considéré des autorités ; je n'ambitionne que l'honneur et j'ose en réclamer le signe. Votre bienveillance l'obtiendra-t-elle pour moi ? Réal n'osa-t-il pas s'ériger en parrain d'un tel postulant ? Estima-t-on que la croix, alors si parcimonieusement attribuée aux civils, n'était point faite pour les policiers ? Toujours est-il que Licquet dut patienter. Dans l'espoir d'augmenter ses titres à la distinction qu'il ambitionnait, il se mit en quête de nouveaux exploits et eut la main assez heureuse pour trouver une seconde affaire d'attaque de diligence, beaucoup moins pittoresque, à la vérité, que celle à laquelle il devait sa gloire, mais qu'il se chargea d'amplifier à souhait et de machiner en maitre dramaturge, si bien qu'à force de déguisements, de fausses lettres, de confidences surprises, d'interventions de personnes imaginaires et autres moyens de vaudeville, il parvint à servir à la cour criminelle d'Evreux sept prévenus si bien cuisinés que cinq pour le moins devaient y laisser leur tête. Mais n'arriva-t-il point que le procureur impérial de l'endroit, au lieu d'accepter la besogne toute faite, se mit à examiner le dossier de l'enquête : effaré des moyens employés pour arracher aux accusés des révélations, indigné qu'on eût cherché à l'associer à une si répugnante comédie, il demanda des explications. Licquet paya d'audace ; mais on le fit taire dédaigneusement ; blessé au vif, il engagea contre les magistrats de l'Eure une campagne de récriminations, de railleries, d'invectives, à laquelle mit fin l'acquittement, unanimement prononcé, des sept innocents livrés par lui à la justice, et dont le procureur impérial avait très noblement requis lui-même la mise en liberté. Le coup fut d'autant plus sensible à Licquet qu'il se trouvait, à cette époque, fort compromis dans les fraudes de son ami Branzon, receveur des octrois de Rouen, dont les malversations amenèrent la destitution de Savoye-Rollin ; l'innocence du préfet fut hautement proclamée, mais Branzon, un ancien chouan jadis emprisonné au Temple, et dont l'histoire devait être certainement bien mouvementée, fut condamné à douze ans de fers. Ce fut un coup pour Licquet, qui, dès les premiers jours de la Restauration, comprenant bien qu'au jeu qu'il avait joué il avait amassé plus d'ennemis que de défenseurs, crut bon de quitter Rouen pour venir, comme tant d'autres, se perdre dans la police de Paris. Sans doute n'y resta-t-il pas oisif et, si l'incendie de 1871 n'avait pas détruit les archives de la préfecture, il serait bien curieux d'y chercher la trace de Licquet. Il semble qu'on retrouve un peu de sa manière dans l'affaire étonnamment louche du faux dauphin, Mathurin Bruneau ; c'est, d'ailleurs, à Rouen que se lia cette obscure intrigue ; c'est l'ami Branzon, détenu à Bicêtre, qui en fut l'impresario ; on y voit figurer un certain Joseph Paulin, personnage étrange, qui se vantait d'avoir reçu à la porte du Temple le fils de Louis XVI, et qui, pour cette raison, se montra partisan successif de deux dauphins. Joseph Paulin, à mon avis, était un policier, fort madré, du reste, chargé de surveiller les croyants, sincères ou non à la survivance de Louis XVII ; pour mieux s'attirer leur confiance, il prétendait avoir participé à l'évasion du jeune roi. A part quelques allégations vraisemblables, les récits qu'il a donnés de ses extravagantes aventures ne supportent pas la critique. Ce qui ferait croire qu'il fut élève de Licquet, ou, du moins, qu'il avait avec la police municipale de Rouen quelque accointance, c'est qu'on le voit, en 1817, au moment de l'intrigue Bruneau, épouser une femme Delaitre, figée de quarante-six ans, vivant des secours de la mairie et d'une somme que lui avait laissée une personne morte à Bicêtre. Cette femme Delaitre paraît s'identifier parfaitement avec l'espionne que Licquet avait si habilement utilisée. Joseph Paulin mourut en 1842 ; la femme Delaitre lui survécut pendant vingt années ; elle mourut à quatre-vingt-onze ans, rue Croix-de-Fer et toucha, jusqu'à sa fin, une petite pension de la ville. Quant à Licquet, il vécut centenaire — et pas décoré — dans son logement de la rue Saint-Lô ; les promenades de ce vieillard, dans ces rues qui lui étaient si familières, devaient être fécondes en songeries ; le Gros-Horloge, sous lequel avaient passé les charrettes, le Vieux-Marché où étaient tombées tant de têtes dont le bourreau lui était redevable — le faubourg Bouvreuil où verdissait la tombe des suppliciés, Bicêtre, la vieille Conciergerie, le Palais lui-même qu'il voyait de ses fenêtres, toutes ces choses devaient évoquer pour lui de lourds souvenirs... Son acte de décès, en date du 7 février 1855 lui donne, pour toute qualité, celle d'ex-avocat. Querelle — dont la dénonciation perdit, on s'en souvient,
Georges Cadoudal — fut mis en liberté au bout d'un an[7]. Desmarets lui
avait promis— outre la vie — une somme de quatre-vingt mille francs pour
payer ses dettes, mais, comme on ne se pressait pas de lui compter l'argent,
ses créanciers perdirent patience et le firent enfermer à Sainte-Pélagie.
Desmarets s'exécuta enfin et Querelle fut envoyé en Piémont, où il végéta
d'un petit secours que lui servait le gouvernement. On retrouva, en 1814,
épars dans les prisons du royaume — au fort de Joux, à Bouillon, à Ham — ceux
des complices de Georges, tels que d'Hozier ou Armand Gaillard, que
l'échafaud avait épargnés. D'autres, expédiés en surveillance à quarante lieues de Paris et des côtes, reparurent
ruinés par dix ans d'oisiveté forcée, de menaces et de tracasseries. L'avoué
Van I nier mourut au bagne de Brest. Bureau de Placène, sorti de prison à la
Restauration, aida Bruslard dans la distribution des récompenses accordées
par le roi aux serviteurs de la bonne cause. Allain, que l'arrêt de Rouen avait
condamné à mort par contumace, vint en 1815 se constituer prisonnier — pour purger sa peine. Il fut immédiatement
remis en liberté et gratifié d'une pension. Ce que voyant Joseph Buquet,
également contumace, se présenta à son tour ; acquitté sur-le-champ, il
revint à Donnay exhumer les 43.000 francs restant du vol de 1807, et vécut riche et méprisé ; quant à la fille Dupont, la
confidente de Mme Acquet, gardée en prison jusqu'en 1814, elle fut libérée
dès le retour du roi et se réfugia aussitôt dans un couvent où elle passa, en
religion, le reste de ses jours. Mme de Vaubadon, cachée sous le nom de Tourville — qui était celui de sa mère, — mourut misérable dans un taudis de Belleville, le 23 janvier 1848 ; son corps fut porté le lendemain au cimetière paroissial et le vieux registre des inhumations constate que nul ne lit pour elle l'acquisition d'un coin de terre où elle pût reposer en paix. M. de Vaubadon était mort huit ans auparavant, ayant depuis longtemps pardonné. Certains habitants de Saint-Lô se souviennent encore de ce grand vieillard, toujours sombre, au teint blafard, qui semblait n'avoir qu'une pensée et qui jusqu'à son dernier jour aima et défendit la femme à laquelle il avait donné son nom. Quant à Foison, l'homme du meurtre, il fut nommé lieutenant et reçut la croix de la Légion d'honneur. Caffarelli, chargé de la lui remettre, prétexta une absence pour s'en dispenser ; obligé de le remplacer, le secrétaire général de la préfecture, M. Lance, ne put s'empêcher, en armant le nouveau chevalier, de lui témoigner son dégoût pour sa personne et la honte qu'il éprouvait de voir ainsi profaner l'étoile des braves. M. Lance fut destitué à la suite du rapport de Foison qui, peu après, fut nommé officier et envoyé à l'armée d'Espagne, où sa réputation l'avait précédé ; la tradition assure qu'un vengeur lui avait réservé un trépas semblable à celui de d'Aché et qu'on le trouva un matin percé de coups sur une route : rien n'est moins vrai ; Foison devint capitaine et vécut jusqu'en 1843[8]. La famille de d'Aché, rentrée à Gournay après l'exécution de Georges Cadoudal, avait été de nouveau inquiétée lors de l'arrestation de Mme de Combray. Licquet, nous l'avons dit, avait fait amener à Rouen, fers aux mains, Jean-Baptiste de Caqueray, marié depuis 1806 à Louise d'Aché ; mais il l'avait à peine interrogé. Caqueray, écrivait-il, est innocent de tout ; il est brouillé avec son beau-père, et, sur cette bonne note, Licquet l'avait relaxé. Ah ! s'il avait connu la proie qu'il laissait échapper ! Jusqu'en 1814, Caqueray n'attira plus l'attention de la police ; la Restauration fit de lui un capitaine de gendarmerie : Louise d'Aché, sa femme, fut nommée en 1815 dame d'honneur de la duchesse de Bourbon, par qui elle avait été en partie élevée, étant, par sa mère, nièce de cet aimable vicomte de Roquefeuille qui, jadis, avait si tendrement consolé la duchesse de l'abandon d'un époux inconstant[9]. Louise d'Ache mourut en 1817 et sa sœur Alexandrine, restée fille, appelée à son tour auprès de la princesse, prit le titre de comtesse d'Aché Malgré la faveur des princes, Caqueray resta capitaine de gendarmerie : il quitta le service en 1830. On sut alors seulement qu'en 1804, lors des révélations de Querelle et du voyage entrepris par Savary à la côte de Biville pour y surprendre un quatrième débarquement de conjurés, c'était lui, Jean-Baptiste de Caqueray qui, prévenu par un émissaire de Georges que tout était compromis, partit de Gournay à cheval, gagna, en douze heures, la ferme de la Poterie, traversa trois lignes de gendarmes et adressa au brick anglais qui louvoyait en vue de la côte le signal de prendre le large. Caqueray remonta aussitôt à cheval, essuya le feu d'une embuscade, se jeta dans la forêt d'Eu et parvint à rentrer à Gournay, avant que son absence eût été remarquée et juste à temps pour y recevoir la visite du capitaine Manginot qui, comme nous l'avons conté, l'expédia au Temple avec Mme d'Aché et Louise. Caqueray mourut en 1834, laissant, privés de fortune, plusieurs enfants, dont se chargea leur grand'mère, la veuve de d'Aché, survivant ainsi à ses filles et à son gendre : elle était petite et n'avait jamais été jolie ; mais elle avait l'air très noble et des plus imposants. On citait d'elle cette réponse au grand juge qui, lors de son arrestation en 1804, lui demandait où était son mari : — Vous ignorez sans doute, Monsieur, à qui vous parlez... Depuis lors on avait renoncé à l'interroger. Elle existait encore en 1830 ; jamais on ne l'entendit se plaindre : elle et les siens avaient vécu misérablement, dans de perpétuelles anxiétés ; elle avait perdu sa fortune ; son mari était mort, traîtreusement assassiné. Tous ses enfants avaient disparu, et, malgré tant de douleurs, toute vieille, elle s'évertuait encore à élever ses petits-fils dans l'amour du roi légitime auquel il ne lui restait plus rien à sacrifier. Peut-être que, au cours de la nuit tragique où Napoléon vaincu se trouva seul dans Fontainebleau désert, l'esprit du grand empereur dut se reporter jalousement vers ces royalistes obstinés que n'avaient rebutés ni l'apathie de leur prince, ni la certitude de n'être jamais récompensés. A cette heure-là, les généraux qu'il avait gorgés de titres et de richesses se hâtaient à la rencontre des Bourbons : des cent millions d'êtres qu'il avait gouvernés au temps de sa puissance, il ne lui restait pas un ami. Son mameluck l'avait quitté et son valet de chambre s'était enfui. Et s'il pensa à Georges guillotiné en Grève, à Le Chevalier tombé au mur de Grenelle, à d'Aché poignardé sur une route, il dut songer aussi au mot qu'on prête à Cromwell : Qui donc ferait cela pour moi ? Et peut-être que, de toutes ses angoisses, celle-là fut la plus cruelle et la plus vengeresse. Il fallait que sa cause fût, à son tour, sacrée par le malheur pour avoir, elle aussi, ses fanatiques et ses martyrs. FIN DE L'OUVRAGE |
[1] Archives de la famille de Saint-Victor.
[2] M. de Saint-Léonard, maire de Falaise, avait, sur cette somme prêté. 4.000 francs.
[3] Journal des Débats, 8 août 1814. — Voir à l'appendice, II.
[4] Communication de M. l'abbé Drouin, curé d'Aubevoie, auquel nous nous permettrons d'adresser ici l'hommage de notre reconnaissance pour tous les renseignements qu'il a bien voulu recueillir à notre profit, dans les divers dépôts d'archives locales.
[5] Voici le texte de cette inscription, dont nous respectons l'incorrection :
A sanguinei Conventus furoribus
Devotam Deo, Deus ipse servavit :
Suus eam amor ergo
Henrici Stirpis
Sub atroci tyranno dein pene perdidit ;
Contra tot mala hanc tutela est relligio.
Post insperatæ demum restaurationis miraculum
Haud innoscendas ultratamen oblita est injurias.
[6] Communication de M. Adolphe Vard, d'Aubevoie.
[7] Bulletin au 26 thermidor, an XII. Ordre du ministre : Querelle : ses lettres de grâce sont enregistrées ; il est mis en liberté. Cet homme essentiellement compromis ne peut qu'être utile à la police. Archives nationales, AFIV, 1489.
[8] Nommé capitaine le 11 avril 1812, Foison fut envoyé à l'armée d'Espagne, où il fut blessé trois fois. Mis en non-activité à la première Restauration, il reprit du service pendant les Cent-Jours, mais fut définitivement réformé à la seconde rentrée des Bourbons. En décembre 1815, le ministre demanda : un rapport détaillé sur cet officier ; et quinze jours plus tard, note : le mettre en retraite, et ne l'employer jamais. Foison eut 1.200 francs de pension. Il mourut à Nantes, le 28 novembre 1843.
[9] La mère du duc d'Enghien, par le comte Ducos.