LA CHOUANNERIE NORMANDE AU TEMPS DE L'EMPIRE

TOURNEBUT - 1804-1809

 

PRÉFACE.

 

 

UNE VIEILLE TOUR

Un soir d'hiver, en 1868 ou 69, mon beau-père, Moisson, avec qui je devisais au coin du feu, après dîner, prit sur ma table un livre ouvert à la page où j'avais interrompu ma lecture et me dit :

— Ah !... vous lisez Mme de la Chanterie ?

— Oui, répondis-je.

— Un beau livre !... Vous le connaissez ?

— Sûrement !... J'ai même connu l'héroïne...

— Mme de la Chanterie ?

— ... De son vrai nom, Mme de Combray... J'ai demeuré trois mois chez elle...

— Rue Chanoinesse ?

— Non pas rue Chanoinesse, où elle n'a jamais demeuré, — pas plus qu'elle n'était la sainte femme du roman de Balzac ; mais à son château de Tournebut d'Aubevoye, près de Gaillon !

— Eh ! bon Dieu ! Moisson, contez-moi cela.

Et, sans se faire prier, Moisson me conta ce qui suit :

— Ma mère, une Brécourt, qui avait pour ancêtre un bâtard de Gaston d'Orléans, était, à ce titre, royaliste dans l'âme, et très entichée de sa noblesse. — Les Brécourt, gens d'épée, n'avaient jamais fait fortune. La Révolution les ruina tout à fait. Et, sous la Terreur, ma mère épousa Moisson, mon père, graveur et peintre, simple .roturier, mais royaliste ardent et affilié à tous les complots pour la délivrance de la famille royale : ce qui explique la mésalliance ! — Elle espérait, d'ailleurs, que la Royauté, dont le rétablissement ne faisait pour elle aucun doute, reconnaîtrait les services de mon père, en l'anoblissant et en faisant revivre le nom des Brécourt tombé en quenouille. Aussi se faisait-elle appeler Moisson de Brécourt, et m'a-t-elle su toujours mauvais gré de m'en tenir modestement au nom de mon père.

En 1804, nous habitions file Saint-Louis, — j'avais une huitaine d'années — et j'ai gardé l'impression très vive de l'émotion causée dans le quartier et surtout dans notre maison par l'arrestation de Georges Cadoudal. — Je vois ma mère, anxieuse, envoyer notre fidèle servante aux nouvelles ; celle-ci les lui donner à voix basse ; mon père se faire de plus en plus rare au logis, et, enfin, une nuit, me réveiller en sursaut, m'embrasser, embrasser ma mère à la hâte, — et j'entends encore le bruit sourd de la porte de la rue se refermant sur lui ! — On ne l'a jamais revu !

— Arrêté ?...

— Nous l'aurions su ! — Non ; mais probablement tué dans sa fuite ou mort de fatigue et de besoin ; ou encore noyé au passage de quelque rivière, — comme d'autres fugitifs dont j'ai su jadis les noms... Il devait nous donner de ses nouvelles, dès qu'il serait en lieu sûr. — Après un mois d'attente, le désespoir de ma mère prit le caractère le plus alarmant. Elle était comme folle, risquait les démarches les plus compromettantes et parlait de Bonaparte tout haut, avec si peu de réserve, qu'à chaque coup de sonnette, nous nous attendions, la servante et moi, à voir entrer la police !

Ce fut un visiteur tout autre qui se présenta un beau matin.

Il était, disait-il, l'homme d'affaires de Mme de Combray, dame des plus respectables qui vivait dans son château de Tournebut, à Aubevoye, près de Gaillon. — Royaliste fervente, eue avait appris, par des amis communs, la disparition de mon père et, compatissant à notre infortune, mettait une habitation voisine de la sienne à la disposition de ma mère, qui y trouverait la sécurité et le calme dont elle avait grand besoin après de si cruelles émotions. Ma mère hésitant, l'envoyé de cette bonne dame fit valoir l'intérêt de ma a santé, l'exercice, le bon air indispensables à mon âge et, finalement, elle consentit ! — Munis de tous les renseignements nécessaires, le surlendemain matin ma mère, la servante et moi, nous prenions, à Saint-Germain, la galiote qui, le soir même, au coucher du soleil, nous déposait au Roule, près d'Aubevoye.

Un jardinier nous attendait, avec une charrette pour nous et nos bagages. Et quelques minutes après, nous entrions dans la cour du château.

Mme de Combray nous reçut dans un grand salon ayant vue sur la Seine. Elle avait près d'elle un de ses fils et deux autres familiers du logis, qui accueillirent ma mère avec les égards dus à la veuve d'un serviteur de la bonne cause. On soupa ; je tombais de sommeil, et je n'ai gardé de ce repas que le souvenir des éclats de voix de ma mère, exubérante et passionnée à son ordinaire.

Le lendemain matin, après le premier déjeuner, le jardinier repartit avec sa charrette, pour nous conduire à l'habitation qui nous était destinée, par une montée si rude que ma mère préféra faire la route à pied, lui-même conduisant son cheval par la bride. Nous étions en plein bois, grimpant toujours et surpris d'aller chercher si loin et si haut l'habitation qu'on nous avait donnée comme voisine du château. — Mais ce fut bien une autre affaire quand, au débouché du sentier sur une clairière, le jardinier s'écria :

— Patience !... Nous y sommes !

Et nous indiqua notre logis :

— Oh ! s'écria ma mère, un donjon !

C'était une vieille tour ronde, surmontée d'une plate-forme, sans autre ouverture que la porte d'entrée, et des meurtrières, en guise de fenêtres.

L'endroit, en lui-même, n'avait rien de déplaisant. — C'était un plateau, déboisé sur un large espace, entouré de grands arbres et de jeunes taillis, avec une éclaircie sur la Seine, et une belle vue qui s'étendait au loin sur la campagne. Le jardinier avait sa cabane à l'écart et un petit jardin potager à notre usage. En somme, on se serait bien accommodé de cette solitude, après les tristesses de l'île Saint-Louis, si la tour avait eu meilleure grâce...

Il fallait, pour y entrer, franchir un petit fossé sur lequel étaient jetées, en guise de pont, deux planches reliées par une traverse. Une corde ajustée à l'un des côtés de ce tablier et glissant sur une poulie, permettait de le redresser de l'intérieur, contre la porte d'entrée, pour en doubler la fermeture.

— Et voilà le pont-levis !... dit ma mère railleuse...

Tout le rez-de-chaussée consistait en une seule chambre circulaire, avec table, chaises, buffet, etc. En face de la porte, dans l'embrasure du mur qui avait bien partout deux mètres d'épaisseur, une fenêtre grillée éclairait si mal cette pièce, qui devait servir à la fois de salon, de cuisine et de salle à manger, que pour y voir clair, en plein jour, il fallait laisser la porte ouverte. D'un côté était la cheminée ; de l'autre, l'escalier de bois qui montait aux étages supérieurs ; sous l'escalier, une trappe solidement fermée par une grosse serrure...

— C'est la cave, dit le jardinier ; mais elle est condamnée, étant pleine de décombres. J'ai un cellier où vous pourrez déposer votre boisson.

— Et pour manger ?... dit la servante.

Le jardinier expliqua qu'il descendait constamment au château, avec sa charrette, et que la cuisinière aurait toute facilité pour faire ses emplettes à Aubevoye. — Quant à ma mère, Mme de Combray, pensant bien que cette ascension à travers bois lui serait trop pénible, devait envoyer un âne, qui nous servirait de monture, quand nous irions au château, l'après-midi, en visite, ou, le soir, pour y souper.

Au premier étage, deux chambres séparées par une cloison — une pour ma mère et moi, l'autre pour la servante — ne recevaient du jour que par les meurtrières. — C'était sinistre et glacial...

— Et ça, s'écria ma mère, c'est la prison !

Le jardinier fit observer qu'on n'était là que pour dormir, et, ma mère s'apprêtant à monter au deuxième étage, il l'arrêta, lui montrant les marches qui y conduisaient, disjointes ou absentes. — Cet étage était abandonné : la plate-forme au dessus était en très mauvais état, l'escalier impraticable et dangereux jusque-là ; Mme de Combray nous invitait formellement à ne jamais dépasser le palier du premier, de peur de quelque accident.

Après quoi, le jardinier alla chercher nos bagages.

Ma mère alors donna cours à sa mauvaise humeur. C'était une dérision de nous loger dans ce grenier à rats ! Elle ne pariait de rien moins que de repartir à l'instant pour Paris. Mais notre servante était si heureuse de n'avoir plus à redouter la police : ... j'avais pris tant de plaisir, dans le bois, à cueillir des fleurs et à courir après les papillons ; ma mère elle-même se trouvait si bien de ce grand calme, de ce grand silence, que la décision fut remise au lendemain. — Et, le lendemain, on renonça au départ !

 

Notre vie là, pendant deux mois, ne fut troublée par aucun incident. On était aux plus longs jours de l'année ; une fois par semaine on nous invitait à souper au château, et nous revenions la nuit par les bois, en pleine sécurité. Dans l'après-midi, ma mère allait parfois rendre visite à Mme de Combray et la trouvait toujours occupée à jouer aux cartes ou au trictrac avec des amis de séjour ou de passage ; mais, le plus souvent, avec un gros homme, son notaire. Aucune existence n'était plus paisible, plus bourgeoise que celle-là. Encore que l'on parlât politique librement, — mais avec plus de mesure que ma mère, — jamais, elle me l'a dit plus tard, un seul mot n'a pu lui faire soupçonner qu'elle était dans un nid de conspirateurs. Une ou deux fois seulement, Mme de Combray, touchée par la sincérité et l'ardeur de son royalisme, parut sur le point de lui faire quelque confidence... Elle s'oublia même jusqu'à lui dire : Oh ! si vous n'étiez pas si exaltée, on vous dirait bien certaines choses !... Mais, comme regrettant déjà d'en avoir trop dit, elle s'en tint là !...

Une nuit, où ma mère ne dormait pas, son attention fut attirée par le bruit sourd au rez-de-chaussée, d'une porte que l'on ferme ou d'une trappe qu'on laisse retomber maladroitement. L'inquiétude la tint éveillée toute la nuit, prêtant l'oreille, mais en vain. Le matin, nous trouvâmes le rez-de-chaussée dans son état ordinaire. Ma mère toutefois n'admettait pas qu'elle eût rêvé, et, le jour même, elle conta la chose à Mme de Combray, qui la prit en plaisanterie... et renvoya ma mère au jardinier. Celui-ci se déclara l'auteur du bruit. Passant devant la tour, il avait cru voir la porte mal close et l'avait heurtée pour constater si elle était fermée. — L'incident n'eut pas de suites.

A quelques jours de là, nouvelle alerte, cette fois plus sérieuse.

J'avais aperçu, au sommet de la tour, un nid de merles qui, de la plate-forme, était facile à prendre. Fidèle à. la consigne, je n'y étais jamais monté ; mais cette fois là tentation était trop forte. Je guettai l'instant où ma mère et la servante étaient dans notre petit jardin, pour grimper lestement là-haut et m'emparer du nid.

Sur le palier du deuxième étage, curieux de donner, en passant, un coup d'œil au logement inhabité, je pousse la porte d'entrée et je vois distinctement, derrière la porte vitrée de la cloison qui sépare les deux pièces, un rideau vert que l'on tire brusquement...

Effrayé, je descends l'escalier quatre à quatre, au risque de me donner une entorse et je cours au jardin, appelant ma mère et lui criant : Il y a quelqu'un là-haut, dans la chambre. Elle n'en croit rien, me gronde... J'insiste, elle me suit avec la servante ; nous montons ! Du palier ma mère crie, sans franchir le seuil : Il y a quelqu'un là ? Silence. — Elle ouvre, pousse la porte vitrée. — Personne !... Mais un lit de sangle tout défait !... Elle y porte la main... Il est chaud ! Quelqu'un était donc là... couché... tout habillé sans doute !... Où est-il ?... Sur la plate-forme ?... On y monte... Elle est vide !... Il a donc profité pour s'enfuir du moment où je courais au jardin !...

Nous redescendons vivement, et la servante appelle le jardinier... Il a disparu... On sangle l'âne, et ma mère descend dare-dare au château ! ... Elle trouve à son éternel trictrac, avec le notaire, Mme de Combray qui, dès les premiers mots, sans interrompre sa partie, fronce le sourcil...

— Encore des rêveries !... La chambre est abandonnée !... Personne n'y couche !

— Mais le rideau !

— Eh bien quoi, le rideau ? — Votre enfant, en ouvrant la porte d'entrée, a établi un courant d'air et le rideau a flotté !

— Mais le lit tout chaud ?...

— Le jardinier a des chats... Ils étaient couchés là, et se sont enfuis ! — Voilà tout !

— Pourtant !...

— Enfin, l'avez-vous trouvé, ce fantôme ?

— Non !

— Eh bien, alors ?...

Et, assez malhonnêtement, elle agite son cornet, sans plus s'occuper de ma mère qui, sur un bonsoir très sec de part et d'autre, revient à la Jour, admettant si peu l'intervention des chats qu'elle détache deux pitons de l'une de nos caisses, les fixe à la trappe, y passe un cadenas, le ferme, prend la clef, et nous dit : Nous verrons bien si on entre par là. Et pour plus de sûreté, le soir, après le souper, elle s'avise de relever le fameux pont-levis. Nous voilà tous les trois, attelés à la corde, qui glisse mal sur la poulie rouillée... ! C'est pénible ; on s'y reprend à trois fois ! — Ça grince !... Enfin, le pont s'ébranle, se soulève, se redresse !... C'est fait !

Et le soir, ma mère me dit, en bordant mon lit :

— Nous n'y vieillirons pas, dans sa Bastille !

En quoi elle disait vrai. — Car, après huit jours à peine de tranquillité, nous sommes réveillés, au milieu de la nuit, par un terrible vacarme au rez-de-chaussée. De notre palier, anxieux, nous entendons deux ou trois voix peut-être, jurant, pestant, sous la trappe que l'on veut soulever, et qui présente une résistance inattendue : celle du cadenas... mais si peu sérieuse, qu'une forte pesée fait tout sauter... et la trappe s'ouvre à grand fracas ! — Ma mère et la servante se précipitent sur notre commode, la poussent, la traînent devant la porte... tandis que l'ennemi, sorti de la cave, traverse le rez-de-chaussée, en maugréant, ouvre la porte de sortie, voit le tablier relevé, détache la corde, pousse le pont qui retombe avec bruit... puis les voix s'éloignent et se perdent sous bois... Mais allez donc dormir après cela ! Nous restons là, très inquiets, attendant le jour, et bien que tout danger ait disparu... n'osant nous parler qu'à voix basse !

Enfin, voici le petit jour ! — Nous déplaçons la commode, et ma mère, toujours vaillante, une chandelle à la main, descend la première. La trappe, toute béante, laisse voir le trou noir de la cave... la porte d'entrée est grande ouverte et le pont rabattu. Nous appelons le jardinier, qui ne répond pas, et sa cabane est vide. Ma mère, cette fois, n'attend pas l'après-midi, saute sur son âne et descend au château.

Mme de Combray est à sa toilette. Elle attend la visite de ma mère et en connaît si bien le motif que, sans lui laisser le temps de conter l'affaire, elle s'emporte, comme tous les gens qui, étant à court de bonnes raisons, les remplacent par de mauvaises paroles, et. lui crie, dès son entrée :

— Vous êtes folle, folle à lier !... Vous feriez prendre ma maison pour un repaire de bandits et de faux monnayeurs ! Je suis assez fâchée de vous y avoir fait venir !

— Et moi d'y être venue !

— Eh bien alors, décampez !

— Dès demain !... Je venais vous le dire !

— Bon voyage !

Là-dessus Mme de Combray lui tourne le dos et ma mère revient au logis exaspérée... et bien résolue à prendre, sans tarder, le bateau pour Paris.

Le lendemain, de grand matin, les paquets sont faits ; le jardinier est à la porte avec sa charrette, et va et vient, prenant nos bagages, tandis que la servante sert la soupe. Ma mère en mange une ou deux cuillerées en courant ; moi de même, détestant la soupe. La servante seule vide son assiette !... Nous descendons au Roule, où le jardinier nous quitte à peine, que la servante est prise d'affreux vomissements !... Nous avons bien quelques nausées, ma mère et moi ; mais la pauvre fille seule ne garde rien de sa soupe du matin, heureusement pour elle ; car nous rentrons à Paris, convaincus que le jardinier, étant seul un instant, a jeté quelque poison dans la soupière ou dans nos assiettes.

— Et pas d'autres suites ?

— Pas d'autres !...

— Et après, plus de nouvelles de Tournebut ?

— Aucune, jusqu'en 1808, où nous apprîmes successivement que le courrier de la recette avait été attaqué et dépouillé du côté de Falaise par une bande de gens armés que commandait la fille de Mme de Combray, — Mme Acquet de Férolles, déguisée en hussard ! — puis, que l'on avait arrêté, outre Mme Acquet, son amant, un viveur nominé Le Chevalier ; son mari, sa mère, son notaire, ses serviteurs et ceux de Mme de Combray à Tournebut : intendant, jardinier, etc., et, enfin, que Mme de Combray avait été condamnée à la réclusion et à l'exposition publique, — Mme Acquet à mort, ainsi que son amant, le notaire Lefebvre et divers autres...

— Et le mari ?

— Relâché ! — C'était un mouchard !

— Votre mère n'a pas été assignée comme témoin ?

— Heureusement non ! — On nous ignorait ! D'ailleurs qu'aurait-elle dit ? Rien, — sinon que ces gens qui nous ont tant effrayés étaient sûrement de la bande ; qu'ils avaient dû forcer la trappe, à la suite d'une expédition nocturne où on les avait pourchassés jusqu'à l'entrée d'un souterrain qui donnait sans doute accès à la cave.

 

Après que nous eûmes jasé quelque temps à ce propos, Moisson me souhaita le bonsoir et je repris sur ma table le chef-d'œuvre de Balzac, pour en poursuivre la lecture ; — mais je n'allai pas au-delà de quelques lignes. Mon imagination flottait ailleurs. Il y avait trop loin de l'idéalisme de Balzac au réalisme de Moisson, qui réveillait en moi le souvenir lointain des romans et des mélodrames de Ducray-Duminil, de Guilbert de Pixérécourt : Alexis ou la Maisonnette dans les bois ; — Victor ou l'Enfant de la forêt ! — et autres œuvres de même date et de même style, si décriées de nos jours ! — Et je songeais que ce qui fait aujourd'hui leur discrédit a fait jadis leur vogue ; que, sous une forme ridicule, elles ont bien un fond de vérité ; que ces histoires de brigands dans le milieu traditionnel : forêts, cavernes, souterrains, etc., charmaient par leur vraisemblance, le lecteur de ce temps-là, pour qui l'attaque d'une diligence par des malandrins à la figure noircie était chose aussi naturelle que l'est pour nous un accident de chemin de fer ; enfin, qu'il voyait dans ce qui nous semble pure extravagance la peinture à peine exagérée des mœurs dont il était journellement le témoin et des dévastations qu'il avait partout. sous les yeux !

C'est dans les rapports publiés par M. Félix Rocquain qu'il faut voir l'état de la France sous le Directoire et les premières années du Consulat.

Les routes, à l'abandon depuis 1792, sont ravinées par des ornières si profondes que, pour les éviter, les voituriers font de longs circuits dans les terres labourées, et les chaises de poste glissent et s'enlisent dans des fondrières boueuses, d'où on ne les tire qu'en y attelant des bœufs. Dix fois, dans une seule tournée d'inspection, Fourcroy est victime d'un accident de ce genre. A chaque pas, dans la campagne, c'est un hameau désert, une maison sans toit, une ferme incendiée, une église, un château écroulés. Sous l'œil indifférent d'une police, qui n'est soucieuse que de politique, et de gendarmes, 'recrutés de telle sorte que, dans celui qui l'arrête, le malfaiteur reconnaît souvent un ancien camarade, des bandes se sont formées de vagabonds et chenapans de toute provenance : déserteurs, réfractaires, fuyards de la prétendue armée révolutionnaire et terroristes sans emploi, l'écume, dit Français de Nantes, de la Révolution et de la guerre : lanterneurs de 91, guillotineurs de 93, sabreurs de l'an III, assommeurs de l'an IV, fusilleurs de l'an V. Cette canaille ne vit que de rapines et de meurtres, campe dans les forêts désertes, les ruines, les carrières abandonnées, comme celle de Gueudreville, quartier-général de la bande d'Orgères : souterrain de cent pieds de long, sur trente de large, où fonctionne une société de bandits, males et femelles, parfaitement organisée : — chefs, sous-chefs, garde-magasins, espions, courriers, barbier, chirurgien, couturières, cuisiniers, précepteurs pour les gosses (sic) et curé !

Et ce brigandage est partout !

Dans le Midi, il y a si peu de sûreté, de Marseille à Toulon et à Toulouse, qu'il ne faut pas voyager sans escorte. Dans le Var, les Bouches-du-Rhône, Vaucluse... de Digne, de Draguignan, d'Avignon à. Aix, il faut payer rançon. — Un placard, aux abords des routes, avertit le voyageur que, faute de verser cent francs d'avance : il risque d'être tué. La quittance remise au conducteur tient lieu de passeport. Le vol à main armée est à ce point passé dans les mœurs, que certains villages des Basses-Alpes servent publiquement de résidence à ceux qui n'ont pas d'autre métier. Sur les rives du Rhône, on avertit charitablement le voyageur de ne pas descendre dans telle auberge écartée, sous peine de n'en pas sortir. A la frontière d'Italie, ce sont les barbets ; dans le Nord, les garroteurs ; dans l'Ardèche, la bande noire ; dans le Centre, les chiffonniers ; dans l'Artois, la Picardie, la Somme, la Seine-Inférieure, le pays Chartrain, l'Orléanais, la Loire-Inférieure, l'Orne, la Sarthe, la Mayenne, l'Ille-et-Vilaine, etc., et l'Ile-de-France, jusqu'aux portes de Paris ; mais surtout dans le Calvados, le Finistère et la Manche, où le royalisme leur sert de drapeau, les chauffeurs et les bandes des Grands Gars et des Coupe et Tranche, qui, sous prétexte de chouannerie, donnent l'assaut aux fermes, aux habitations isolées et inspirent tant d'effroi que, si l'un d'eux est arrêté, on ne trouve plus ni témoins pour le reconnaître, ni jury pour le condamner ! — La politique évidemment n'a rien à voir à ces exploits. C'est la guerre aux particuliers ! Et les Chouans ont la prétention de ne la faire qu'au gouvernement... Tant qu'ils se bornent à livrer bataille, par bandes de cinq à six cents, aux gendarmes et aux gardes nationaux, à envahir les localités sans défense, pour y couper les arbres de la liberté, brûler les paperasses municipales, piller les caisses des receveurs, des percepteurs ; l'argent de l'Etat devant faire retour à son propriétaire légitime, qui est le Roi, — on peut encore les distinguer des malfaiteurs de profession. Mais, quand ils arrêtent les diligences, rançonnent les voyageurs, fusillent les curés jureurs et les acquéreurs des biens nationaux, la distinction devient trop subtile ! Elle n'a plus de raison d'être en l'an VIII et en l'an IX, où des mesures vigoureuses ayant à peu près purgé la province des chauffeurs et autres bandits qui l'exploitent, le plus grand nombre de ceux qui ont échappé à la fusillade et à la guillotine s'enrôle dans ce qui subsiste de l'armée royale, dernier refuge du brigandage !

Dans un tel milieu, l'aventure de Moisson n'a rien d'extraordinaire. On ne peut guère lui reprocher que d'être trop simple. C'est la moindre scène d'un gros mélodrame, où sa mère et lui ont joué le rôle de comparses. Mais, si mince que soit l'épisode, il avait pour moi l'attrait de l'inconnu. De Tournebut, de ses hôtes, je ne savais rien ! — Qu'était, en réalité, cette Mme de Combray sanctifiée par Balzac ? Une fanatique, ou une intrigante ? — Et sa fille, Mine Acquet ? — Une héroïne ou une détraquée ? — Et l'amant ? — Un vaillant ou un aventurier ? — Et le mari ?... Et le notaire ?... Et les familiers du logis ? — Mme Acquet surtout piquait ma curiosité. Une fille de bonne maison, déguisée en hussard, pour arrêter le courrier, comme Choppart !... Ce n'est pas banal !... Au moins était-elle jeune et jolie ? — Moisson n'en savait rien ! Il ne l'avait jamais vue, pas plus que son amant et son mari, Mme de Combray étant brouillée avec tous. Je souhaitais vivement d'en savoir plus ; mais, pour cela, il fallait consulter les pièces du procès, au greffe du palais de justice de Rouen. Je n'en trouvai jamais le loisir. Je dis quelques mots de l'affaire à M. Gustave Bord, à Frédéric Masson, à M. de la Sicotière, et je n'y songeais plus, même après l'intéressante étude publiée par M. Ernest Daudet dans le Temps, quand, au cours d'une promenade en compagnie de Lenôtre, dans le peu qui a survécu du vieux Paris de la Cité, la maison de la rue Chanoinesse, où Balzac loge Mme de la Chanterie, me rappela Moisson, dont je contai l'aventure à Lenôtre, qui mettait alors la dernière main à sa Conspiration de la Rouërie. Il n'en fallait pas plus pour lui suggérer l'idée d'étudier l'affaire de 1807 dans les pièces du procès que personne n'avait consultées avant lui. A quelque temps de là, il m'apprenait que la tour de Tournebut était encore debout ; qu'il ne tenait qu'à nous de la visiter, le gendre de la propriétaire actuelle du château d'Aubevoye, M. Constantin, s'offrant obligeamment à nous servir de guide : et, par une belle matinée d'automne, le chemin de fer nous déposa à la station qui dessert le petit village d'Aubevoye, dont le nom a retenti deux fois en justice, pour le procès de Mme de Combray et pour celui de Mme de Jeufosse.

Celui qui n'a pas le goût de ces sortes d'excursions et d'enquêtes ne saurait s'en figurer le charme. Que ce soit un petit problème historique à résoudre, un fait ignoré ou mal connu à élucider, cette course au document, avec les déceptions de la recherche et les joyeuses surprises de la découverte, sont bien la chasse la plus amusante, en compagnie surtout d'un fureteur tel que Lenôtre, doué d'un flair admirable qui le met toujours sur la bonne piste. Il y avait ici, de plus, l'attrait particulier de cette vieille tour oubliée, à laquelle nous étions seuls à nous intéresser, et du récit de Moisson à contrôler !

Du château primitif, qui avait été construit par le maréchal de Marillac, et que Mme de Combray avait considérablement agrandi, rien malheureusement ne subsiste plus que les communs ; une terrasse d'où l'on a vue sur la Seine ; la cour d'honneur convertie en pelouse ; une vieille allée de tilleuls et l'ancienne clôture. Une construction nouvelle a remplacé l'ancienne, il y a une cinquantaine d'années. Le petit château, dit de Gros-Mesnil, voisin du grand, a été remanié récemment.

Toutefois l'ensemble est tel qu'en 1804. A la vue de ces grands bois qui serrent de près le mur d'enceinte, ou comprend que cette demeure se prêtait admirablement aux allées et venues mystérieuses, aux conciliabules secrets, au rôle que lui destinait Mme de Combray, préparant la plus belle chambre pour l'arrivée prochaine du roi ou du comte d'Artois, et, dans le grand et le petit château, ménageant des cachettes, dont une seule pouvait contenir une quarantaine de gens armés.

La tour — elle — est toujours là, loin du château, au sommet d'une côte boisée, assez raide, et au centre d'une clairière, qui domine de très haut le cours de la rivière.

C :est une construction massive, trapue, de mine farouche, telle que la décrivait Moisson, avec des murs épais et de rares fenêtres si étroites qu'elles ont plutôt l'air de simples meurtrières.

Elle parait bien avoir été primitivement l'un de ces postes de garde et de surveillance construits, sur les hauteurs, de Mantes à Paris, tels que la grosse tour de la Montjoye, dont le fossé est bien reconnaissable dans la forêt de Marly ; ou celles de Montaigu et d'Hennemont, dont les ruines étaient encore visibles au dernier siècle. Quelques-unes de ces tours furent converties en moulins ou en pigeonniers. La nôtre, dont le dernier étage et le toit en poivrière ont été démolis et remplacés par une plate-forme, à une date indéterminée, fut flanquée d'un moulin de bois, incendié avant la Révolution ; car il ne figure pas sur la carte de Cassini qui signale, avec soin, tous ceux de la contrée. Mais son souvenir a survécu. La tour et ses abords sont encore désignés sous le nom de Moulin brûlé.

Il n'y a plus trace de l'excavation qui précédait la porte d'entrée en 1804, et qui devait être le dernier vestige d'un ancien fossé. Le seuil franchi, voici la pièce circulaire ; au fond, faisant face à la porte, la fenêtre dont on a retiré les barreaux ; à gauche, une cheminée moderne qui remplace l'ancienne ; à droite, l'escalier en bon état. Sous l'escalier, la trappe a disparu, la cave étant abandonnée comme inutile. Elle ne pouvait prendre jour que sur le fossé ; en le comblant, on l'a aveuglée. Au premier, comme au deuxième étage, où l'on a supprimé les cloisons, leur trace est encore très apparente, avec quelques fragments de papiers de tenture. Le peu de jour qui filtre par les fenêtres justifie l'exclamation de Mme Moisson : C'est une prison ! La plate-forme, d'où la vue est fort belle, a été remise à neuf, comme l'escalier. Mais, du rez-de-chaussée au faîte, tout concorde avec la description de Moisson.

 

Il ne nous reste plus qu'à savoir comment du dehors on pouvait pénétrer dans la cave.

Nous avons deux bons guides : notre aimable hôte, M. Constantin, et M. l'abbé Drouin, curé d'Aubevoye, très au fait des traditions locales. Ils nous indiquent la Grotte de l'Hermite !

Ô Ducray-Duminil !... Encore toi !

C'est au flanc du coteau qui descend vers la Seine, une ancienne carrière, en contre-bas de la tour et sans communication apparente avec elle, mais située de telle sorte que, pour les relier, il suffisait d'un couloir de quelques mètres, rampant sous terre. La grotte étant aujourd'hui comblée en grande partie, l'entrée de ce boyau a disparu sous le remblai.

En la regardant — très innocente en apparence — sous sa chevelure de broussailles et de ronces, je croyais voir quelque Chouan, à la clarté des étoiles, l'œil et l'oreille au guet, se jeter là, brusquement, comme un lièvre au gîte, pour aller dormir tout habillé, sur le grabat du deuxième étage. — Évidemment cette tour, machinée, comme toute l'habitation de -Mme de Combray, était l'un des refuges que les Chouans s'étaient ménagés, des côtes de Normandie jusqu'à Paris, et dont ils avaient seuls le secret.

Mais pourquoi y loger Mme Moisson, sans la mettre dans la confidence ? — Si Mme de Combray voulait détourner tout soupçon, par la présence de deux femmes et d'un enfant, c'était bien le cas de le leur dire... Et, si elle jugeait Mme Moisson trop exaltée pour un tel aveu, il ne fallait pas l'exposer à des surprises nocturnes, qui ne pouvaient que l'exalter encore plus !... Phélippeaux, dans le procès de Georges, interrogé sur le père de Moisson, qui a disparu, répond qu'il habitait rue et île Saint-Louis, près du nouveau pont : qu'il était graveur et dirigeait une manufacture de boutons ; et que Mme Moisson avait une femme de chambre nommée R. Petit-Jean, mariée à un garde municipal. Est-ce la crainte de quelque indiscrétion de cette femme écrivant à son mari qui motivait le silence de Mme de Combray ? Alors et toujours, pourquoi la tour ?

Quoi qu'il en soit, la précision des souvenirs de Moisson nous était démontrée. Seulement la trappe n'avait pas été forcée, comme il le croyait, au retour d'une expédition nocturne, par des Chouans en déroute. Nous étions déjà fixés sur ce point par les premiers documents que Lenôtre avait réunis en vue du présent ouvrage. Dans l'été de 1804, il n'y eut aucune expédition de ce genre, aux environs de Tournebut. On n'aurait eu garde d attirer l'attention sur le château, où se cachait alors celui que les Chouans de Normandie appelaient le Grand Alexandre et jugeaient seul capable de succéder à Georges : le vicomte Robert d'Aché, qui, traqué dans Paris, comme tous les royalistes dénoncés par Querelle, avait su dépister les recherches, sortir à la réouverture des portes, sous l'un de ses déguisements habituels, colporteur, charretier, gagne-petit, etc., gagner la Normandie par la rive gauche de la Seine, et se réfugier chez sa vieille amie, à Tournebut, où il put séjourner quatorze mois durant, sous le nom de Deslorières, sans que jamais la police y ait soupçonné sa présence.

Il était sûrement, ainsi que Bonnœil, fils aîné de Mme de Combray, l'un des trois convives, avec qui Moisson a soupé le soir de son arrivée. Celui qui jouait toujours aux cartes, au tric-trac, avec Mme de Combray, et qu'elle donnait pour son notaire, pourrait bien être d'Aché lui-même. Quant aux hôtes furtifs de la tour, étant donné le séjour de d'Aché à Tournebut, il y a forte apparence qu'ils étaient là de passage, pour conférer avec lui, sous bois, sans même paraître au château, prendre ses ordres et repartir mystérieusement, comme ils étaient venus.

Car, dans sa retraite, d'Aché conspirait toujours et s'efforçait à renouer, avec le ministère anglais, les fils du complot qui venait d'échouer misérablement, Moreau s'étant dérobé à la dernière heure. Le parti royaliste était moins intimidé qu'exaspéré par la mort du duc d'Enghien, de Georges et de Pichegru, et ne se tenait pas pour battu, même par la proclamation de l'Empire, qui, d'ailleurs, en province surtout dans les campagnes, — n'avait pas excité l'enthousiasme que signalent les rapports officiels.

En réalité, il fut accepté par la majorité de la population comme un gouvernement d'expédient, qui rassurait provisoirement les intérêts menacés ; mais dont la durée n'était rien moins que certaine ! — Il était trop évident que l'Empire, c'était Napoléon ; comme le Consulat avait été Bonaparte, et que tout reposait sur la tête d'un seul homme. Que la machine infernale l'eût supprimé, la royauté avait beau jeu. Sa vie n'était pas seule en cause ; sa fortune elle-même était bien chanceuse. Fondé sur la victoire, l'Empire était condamné à toujours vaincre. La guerre pouvait défaire ce qu'avait fait la guerre. Et cette inquiétude est manifeste dans les correspondances et les mémoires contemporains. Ils étaient plus nombreux qu'on ne pense, les courtisans du nouveau règne, aussi sceptiques sur sa durée, que Madame Mère, économisant ses revenus et disant à ses filles railleuses : Vous serez peut-être bien heureuses de les retrouver un jour ! En vue de la catastrophe possible, ceux-là se ménageaient une retraite vers les Bourbons et, par des phrases vagues, des sourires d'entente, entretenaient les royalistes dans l'espoir d'un concours, sur lequel on ne devait compter qu'au lendemain du succès ; mais que les royalistes considéraient comme positif et immédiat. Quant au désastre qui devait le provoquer, ils l'espéraient et le promettaient à bref délai aux Chouans impatients, —avec débarquement d'une armée anglo-russe..., soulèvement de l'Ouest..., entrée de Louis XVIII dans sa bonne ville de Paris et renvoi du Corse à son île !... Prédictions, en somme, qui n'étaient pas si folles ! —A quelques détails près, dix ans plus tard, c'était chose faite !... Et, en politique, qu'est-ce que dix ans ? Frotté, Georges, Pichegru, d'Aché n'auraient eu qu'à se croiser les bras... Ils auraient vu l'Empire crouler sous son propre poids.

Ces réflexions, nous les faisions, de retour au château, en regardant, de la terrasse, au soleil couchant, le cours paisible de la Seine, et ce joli paysage d'automne que Mme de Combray et d'Ache, à la même heure, à la même place, avaient dû contempler tant de fois, ne prévoyant guère le triste sort que leur réservait l'avenir.

 

Les infortunes de la malheureuse femme ; la déplorable affaire du Quesnai, où le courrier de la recette fut attaqué et dépouillé par les gens de Mme Acquet, au profit de la caisse royale et surtout de celle de Le Chevalier ; l'assassinat de d'Aché, vendu à la police impériale par la Vaubadon, sa maîtresse, et le louche et lâche Doulcet de Pontécoulant, qui ne s'en vante pas dans ses Mémoires, ont servi de prétexte à de nombreux récits, romans, nouvelles, etc., où la fantaisie joue un trop grand rôle, et dont les auteurs, mal informés, Hippolyte Bonnelier, comtesse de Mirabeau, Chennevières, etc., etc., ont usé largement des libertés acquises aux œuvres d'imagination. — On ne peut leur adresser qu'un reproche : — c'est de n'avoir pas le génie de Balzac.

Mais il est permis de critiquer plus sévèrement les écrits, à prétentions historiques, sur Mme de Combray, sa famille, ses résidences et ce château de Tournebut que M. Homberg, nous présente flanqué de quatre tours féodales, et que MM. Le Prévost el Bourdon nous donnent comme démoli en 1807 !

Mme d'Abrantès, avec sa véracité ordinaire, décrit le mobilier luxueux, et les grosses lampes des labyrinthes de Tournebut, dont il fallait pour ainsi dire la carte, afin de ne pas s'y égarer. Elle nous montre Le Chevalier, crucifix en main, haranguant les assaillants du bois du Quesnai, encore qu'il fût à Paris ce jour-là, pour se créer un alibi..., et ajoute sérieusement : Je connais une personne qui était dans la diligence et qui, seule, a survécu, les sept autres voyageurs ayant été massacrés et leurs cadavres abandonnés sur la route !

Or il n'y a eu ni diligence, ni voyageurs, et personne n'a été tué !...

Plus étranges sont les erreurs de M. de la Sicotière ! — Au moment où il préparait son grand travail sur Frotté et les Insurrections normandes, ayant su par M. Gustave Bord que j'avais quelques renseignements particuliers sur Mme de Combray, il m'écrivit pour en prendre connaissance. Je lui adressai un résumé du récit de Moisson, en l'invitant à en vérifier l'exactitude ! — Et c'est là qu'il se fourvoya de la bonne façon.

Mme de Combray, outre son habitation à Rouen, avait deux résidences : l'une, à Aubevoye, où elle séjournait depuis longtemps ; l'autre à trente lieues de là, à Donnay, dans le département de l'Orne, où elle ne paraissait plus, depuis que son gendre y était installé.

Deux tours portent le même nom de Tournebut, l'une, à Aubevoye, c'est la nôtre ; l'autre, à quelque distance de Donnay, celle-ci n'appartenant pas à Mme de Combray.

Persuadé, sur le seul dire de MM. Le Prévost et Bourdon, qu'en 1804, le château d'Aubevoye et sa tour n'existaient plus et que Mme de Combray habitait Donnay à cette date,... M. de la Sicotière prit naturellement un Tournebut pour l'autre, ne comprit pas un traître mot du récit de Moisson, le traita de chimère et, dans son livre, me donna acte de mes renseignements, par cette petite note dédaigneuse.

Une confusion s'est faite, dans beaucoup d'esprits, entre les deux Tournebut, si différents pourtant et si distants l'un de l'autre et a donné naissance aux légendes les plus romanesques et les plus étranges : retraites inaccessibles, ménagées à des proscrits ou à des bandits dans les combles de la vieille tour, apparitions nocturnes, victimes innocentes payant de leur vie le malheur d'avoir surpris les secrets de ces terribles hôtes...

Il est plaisant de voir M. de la Sicotière signaler la confusion qu'il est seul à commettre. Mais il y a mieux ! — Voici un écrivain qui nous offre en deux gros volumes l'histoire de la chouannerie normande. Il n'est question, dans son livre, que de déguisements, faux noms, faux papiers, guets-apens, enlèvements, attaques de diligences, souterrains, prisons, évasions, enfants espions et femmes capitaines !... Il constate lui-même que l'affaire du bois du Quesnai est tragique, étrange et mystérieuse !... Et tout aussitôt il conteste, comme étrange et romanesque, la plus simple de toutes ces aventures : — celle de Moisson ! — Il raille ses cachettes dans les combles de la vieille tour. Et c'est précisément dans les combles du château que la police découvrit le fameux refuge, où une quarantaine d'hommes pouvaient tenir à l'aise. Il déclare légendaires les retraites ménagées aux proscrits et aux bandits, et cela au moment même où il vient de consacrer deux pages à l'énumération de tous les trous, puits, caveaux, toutes les tanières, grottes, cavernes, etc., où ces mêmes bandits et proscrits avaient des retraites assurées !

En sorte que M. de la Sicotière a l'air de se moquer de lui-même !

Je me reprocherais de ne pas citer, à titre de curiosité, la biographie de Mme et Mlle de Combray, réunies en une seule et même personne dans le Dictionnaire historique (!!!) de Larousse. — C'est un morceau unique en son genre. Noms, lieux et faits, tout est faux !

Et le comble, c'est qu'à l'appui de ces rêveries on nous cite les fragments de prétendus mémoires que Félicie (!) de Combray aurait écrits sous la Restauration..., oubliant qu'elle avait été guillotinée sous l'Empire !

Avec M. Ernest Daudet, nous rentrons dans l'histoire. Personne, avant lui, n'avait étudié sérieusement le crime du Quesnai. Il en a donné dans le journal le Temps, il y a quelques années, un récit fort exact, auquel on ne saurait reprocher d'être simplement ce qu'il voulait être un résumé fidèle et rapide. M. Daudet n'a eu, d'ailleurs, à sa disposition, que les dossiers 8170, 8171, 8172 de la série F7 des Archives nationales, et les rapports adressés à Réal par Savoye-Rollin et Licquet, ce policier si ingénieux que le florentin de Balzac, auprès de lui, a l'air d'un écolier ! — Par suite, le drame de famille échappe à M. Daudet, qui, du reste, n'avait pas à s'en préoccuper. On ne saurait tirer un meilleur parti qu'il n'a fait des documents à sa portée.

Lenôtre a poussé plus loin ses recherches. Il ne s'est pas borné à étudier, pièce par pièce, le volumineux dossier du procès de 1808, qui remplit toute une armoire ; de comparer, d'opposer les témoignages l'un à l'autre ; de contrôler les rapports, les enquêtes ; de démêler les noms réels sous les faux, les vérités sous les mensonges ; en un mot, d'instruire l'affaire à nouveau : travail formidable, dont il ne donne ici que la substance. Servi par ce merveilleux instinct et cette obstination de chercheur, qui triomphent de tous les obstacles, il a su obtenir communication de papiers de famille, dont quelques-uns dormaient dans de vieilles malles, reléguées au fond d'un grenier, et, dans ces paperasses, découvrir de précieux documents, qui éclairent les dessous de cette affaire du Quesnai, où la folle passion d'une pauvre femme joue le plus grand rôle.

 

Et que l'on ne s'attende pas à lire ici un roman. — Ceci est une étude historique, dans toute la rigueur du terme. Lenôtre n'avance pas un fait dont il ne puisse fournir la preuve. Il ne hasarde pas une hypothèse, sans la donner comme telle, et dans le moindre détail il s'interdit toute fantaisie. S'il décrit une toilette de Mme Acquet, c'est qu'elle est signalée dans quelque interrogatoire. Je l'ai vu scrupuleux, sur ce point, jusqu'à supprimer tout le pittoresque qui pouvait être mis sur le compte de son imagination. Il n'est pas de cause célèbre, où la Justice, dans l'exposé des faits, se soit piquée de plus d'exactitude. — Bref, on retrouvera ici toutes les qualités qui ont fait le succès de sa Conspiration de la Rouërie début chevaleresque de cette chouannerie qu'il nous montre, sur son déclin, réduite à arrêter les diligences !

Pour moi, si je ne me suis trop attardé à cette vieille tour, c'est qu'elle lui a conseillé ce livre : — et l'on doit bien quelque reconnaissance à ces muets témoins du passé, dont ils nous gardent le souvenir.

 

VICTORIEN SARDOU.