LE PRINCE, ENFIN ! — DÉLAISSEMENT — UNE FEMME PASSE — LA TRAQUE.
I. — LE PRINCE, ENFIN !DANS cette, vieille église de Belle ville, dont seul subsiste le robuste porche, bruni par les siècles, fut célébré un office funèbre en l'honneur du petit mort du Temple dont nul ne parut mettre en doute l'identité royale. Charette, pourtant, comme s'il gardait encore, envers les bleus quelques ménagements, ne reprenait pas personnellement la. campagne : il se contentait de confier à ses lieutenants quelques attaques de convois destinés aux troupes de la République : son frère, Charette de la Contrie, récemment revenu de l'armée de Condé, commanda, le 27 juin, une affaire de ce genre, aux environs d'Aizenay ; il y manqua de capturer le conventionnel Gaudin avec toute sa garde, formée de hussards, et ramena à Belleville 300 prisonniers dont une cantinière Sablaise que Charette, charmé de sa crânerie, ordonna de- relaxer et qui s'en retourna chez elle, toute fière d'avoir parlé au Roi de Vendée. Le 30, autre surprise de convoi dont l'escorte presque entière était passée par les armes ; un retour des bleus fit chèrement expier cette tuerie aux royalistes qui perdirent plus de 100 hommes ; le même jour, des chasseurs républicains, ex-Mayençais, massacraient toutes les femmes d'un hameau ; le 7 juillet, sur la route de Challans à Saint-Gilles, la bande de Pageot enlevait encore un convoi de 100 sacs de farine et égorgeait les 25 soldats qui l'accompagnaient, le 8, à Mareuil, incident singulier : au seul aspect des Vendéens conduits par La Moëlle, la garnison dépose les armes et s'unit aux royalistes pour mettre à mort les autorités républicaines de l'endroit ; puis elle arbore la cocarde blanche et suit La Moëlle à Belleville ; en ces quelques jours Charette grossit son armée de 500 déserteurs qui lui resteront fidèles. Lui, n'a pris part à aucun de ces combats ; il est absorbe par la politique, élément pour lui inédit ; d'abord il lui faut lutter contre la mauvaise volonté de quelques chefs de ses divisions qui n'envisagent pas sans appréhension la reprise des hostilités : Les plaisirs que nous avions retrouvés à la ville, écrit l'un d'eux, les jouissances dont nous étions privés depuis si longtemps, les douceurs de la paix, nos liaisons avec plusieurs officiers républicains que nous avions cessé de regarder comme des bêtes féroces... avaient changé les esprits. Nos cœurs s'étaient amollis ; notre misère passée ne nous paraissait plus supportable. Couëtus, particulièrement, semblait résolu à ne pas recommencer la guerre ; retiré à sa maison de Saint-Philbert de Grand-Lieu, il voulait y vivre en repos quand Charette vint l'y trouver et le força despotiquement à revenir au quartier général, où Couëtus le suivit à regret : ayant adhéré au traité de la Jannaie je suis incapable, disait-il, de trahir ma signature.... Pourtant il ne sut pas résister à son général, que, maintenant nul n'osait plus contredire et que le dépit d'avoir été dupé rendait singulièrement dur et autoritaire. Ainsi s'inquiétait-il peu de la situation fausse dans laquelle se trouvaient à Paris ses ambassadeurs, Scépeaux et Béjarry ; les deux sœurs de ce dernier, apprenant la reprise d'armes, accoururent à Belleville en suppliantes, représentant à Charette qu'il sacrifiait les négociateurs ; impatienté de leurs doléances, il répondit avec rudesse : Eh ! qu'importe la vie d'un homme quand l'utilité de la cause est en jeu ! D'ailleurs Scépeaux et Béjarry devaient revenir indemnes de leur platonique mission : le Comité de Salut public les accueillit avec empressement ; une commission, présidée par Cambacérès, conféra avec eux ; leurs costumes vendéens faisaient sensation et l'on considérait comme des phénomènes ces deux hommes venus du pays déjà légendaire par son héroïque révolte contre la Terreur. Ils furent un moment les lions de la capitale, gratifiés d'une tribune à la Convention, d'une loge à l'Opéra. Comme on les invitait à faire, au nom des Brigands, amende honorable à la barre de l'assemblée, formalité à laquelle s'étaient récemment soumis les insurgés de Bordeaux, Scépeaux et Béjarry s'y refusèrent énergiquement : Nous sommes ici pour défendre la Vendée et non pour l'humilier. Ils parlaient d'ailleurs en parfaite bonne foi lorsqu'ils assuraient que la tentative des Anglais contre Quiberon, dont la nouvelle arriva durant leur séjour, n'avait aucune ramification dans la Vendée ; quand on leur apprit que Charette venait de publier un manifeste belliqueux, ils certifièrent que cette proclamation ne pouvait être qu'apocryphe. Pourtant, ils discernèrent bientôt que leur situation devenait critique : on se méfiait d'eux, ils étaient entourés d'espions ; pris d'inquiétude, ils gagnèrent Orléans, puis Saumur et rentrèrent en Vendée. Ce n'était plus seulement un manifeste qu'avait lancé Charette, mais une véritable déclaration de guerre : de Belleville, le 23 juillet, il adressait directement aux membres du Comité de Salut public cette déclaration solennelle : Messieurs, Je renouvelle le serment à jamais irréfragable de ne déposer les armes que lorsque l'héritier présomptif de la couronne de France sera sur le trône de ses pères, que lorsque la religion catholique sera reconnue et fidèlement protégée. Je suis, en attendant ce moment si désiré des Français, Messieurs, le chevalier Charette. Ce fut l'époque où sa célébrité atteignit l'apogée ; son nom était connu de toute l'Europe et l'Angleterre, si pratique, jugeait elle-même le temps venu de compter avec lui. Elle lui dépêcha un émissaire secret qui, débarqué à Nantes où Mlle de Charette, quittant définitivement Belleville s'était retirée, lui fournit les moyens de parvenir jusqu'au général. Il le rencontre à Saint-Philbert-de-Grand-Lieu, dans un jardin, lui offre, de la part du cabinet britannique, des traites d'une valeur considérable, négociables à Nantes. Charette refuse ; pas d'or anglais ; il demande seulement des armes et un Prince de la maison de France, avec 2.000 hommes de troupes françaises. L'envoyé de Londres, assure que M. le comte d'Artois est en route et se dirige vers la Vendée, et Charette, exultant, s'engage à tenir constamment, dans le voisinage de la côte, un corps de 6.000 hommes pour protéger le débarquement de son Altesse. Son imagination galope : il se vante d'avoir 50.000 soldats éprouvés par 120 combats et qu'il pourra mener partout planter le drapeau blanc : avec des armes, avec le Prince, surtout, il en aura 200.000, et la France est sauvée ! Rien de plus caractéristique que le procès-verbal de cet entretien entre l'insulaire méticuleux, méthodique, avançant suivant un plan étudié, et le Vendéen enthousiaste, bouillant, presque romantique dans la chaude verdeur de son langage. L'entrevue se termina par un dîner où l'émissaire anglais qui, pour mieux dépister les bleus, était déguisé en maçon, fut présenté à 27 officiers de Charette. Peu de jours après cette flatteuse et réconfortante visite, Charette recevait du Régent, récemment proclamé Roi sous le nom de Louis XVIII, une nouvelle lettre, datée de Vérone, 8 juillet. Le premier et le plus digne usage que je puisse faire de mon autorité, écrivait le souverain proscrit, est de conférer un titre légal au commandement que vous ne deviez jusqu'à présent qu'à votre courage et à la confiance de mes braves et fidèles sujets.... Je vous nomme donc général de mon armée catholique et royale : en vous obéissant, c'est à moi qu'elle obéira. Enfin, ce titre de généralissime, si envié, si secrètement disputé, au point qu'il restait vacant depuis la mort de d'Elbée, c'était le petit cadet, le savoyard, si dénigré naguère, qui l'obtenait, non plus de l'acclamation de quelques frustes paysans, mais du Roi lui-même. Stofflet nommé seulement lieutenant-général, restait définitivement distancé ; cette éminente promotion, qui, régulièrement, eût dû abolir toute rivalité entre les deux chefs de la Vendée, puisqu'elle plaçait l'un sous les ordres de l'autre, produisit, en réalité, grâce à Bernier, un effet tout contraire : et l'on assistait à ce spectacle paradoxal : Stofflet qui se déclarait partisan de la guerre quand Charette signait la paix à la Jaunaie, se montrait, maintenant que celui-ci recommençait la lutte, chaud partisan de la pacification. Ces deux hommes s'estimaient et s'admiraient même réciproquement ; mais leur orgueil ne supportait pas que l'un prît le pas sur l'autre ; pour le malheur de la Vendée ils ne devaient jamais s'entendre. Charette n'était pas seulement le chef de la Vendée tout entière : son nom rayonnait dans tous les pays d'outre-Loire ; en Bretagne, dans le Maine, en Normandie : on avait crié à Rennes : Vive le Roi ! Vive Charette ! Un chef des chouans manceaux disait : Ce que fera Monsieur Charette décidera tous les partis. De Varsovie, Souwarow lui adressait une lettre enthousiaste : Héros de la Vendée !... Brave Charette ! honneur des chevaliers français, l'univers est plein de ton nom,... l'Europe étonnée te contemple... et moi je t'admire et te félicite.... Ce nom, dans toute la France était si populaire qu'un parisien, descendu dans une auberge de village, ayant des raisons de se cacher, fut questionné avec intérêt par un paysan qui battait son blé et qui, posant son fléau, lui dit : Vous êtes peut-être de ces braves gens qui se battaient pour ce bon Monsieur Charette ?... En Amérique même il était fameux et l'on parlait de lui, dans les log house des bords de l'Hudson comme du héros prédestiné à être le sauveur du vieux pays. Les honneurs pleuvaient de toutes parts : le Roi lui écrivait lettres sur lettres, toujours plus élogieuses et plus admiratives ; un courrier circulait entre le quartier général de Belleville et l'agence de Paris ; pas une semaine ne se passait, pas un jour peut-être, sans que Charette reçût à son palais royal quelque visiteur de marque, émigrés rentrés furtivement et cherchant fortune auprès du second fondateur de la Monarchie ; ainsi vit-il revenir, en septembre, le marquis de Rivière, l'infatigable aide de camp du comte d'Artois, qui lui remit de la part des Princes, le grand cordon de Saint-Louis, faveur méritée mais que Charette accepta assez froidement, déclarant qu'il porterait cet insigne seulement quand son armée et ses officiers auraient reçu les récompenses qu'ils étaient en droit d'espérer. Comme Rivière le pressait de désigner ceux de ses lieutenants qu'il jugeait dignes de la croix, le général répliqua qu'il serait temps d'y penser quand le Roi ou Monsieur, comte d'Artois, son frère seraient arrivés en Vendée. C'est à lui encore que s'adressèrent les ecclésiastiques envoyés d'Angleterre par Mgr de Méry, évêque de Luçon, pour s'entendre sur la convocation d'un synode du clergé vendéen, et l'administration du diocèse. Charette établit le synode, sous la protection de son armée, au vieux château de Pont-de-Vie : la messe du Saint-Esprit fut solennellement célébrée et le général, en vrai souverain, s'y fit représenter par l'abbé Remaud, son premier aumônier. Il apparaît bien que, sous cet afflux de manifestations flatteuses et cet épanouissement subit des renommées, le caractère de Charette se modifie quelque peu : il est plus distant, plus hautain, envers ses officiers, plus dur envers ses soldats : il exige d'eux une discipline rigoureuse : il veut une armée permanente ; plus de ces soldats d'occasion qui ;, pour changer de chemise ou cueillir leurs pommes, quittaient le cantonnement sans autorisation et y revenaient à leur caprice : désormais quiconque abandonnera ses drapeaux sera regardé comme parjure ; à la première absence, punition sévère ; à la seconde, la mort. Les généraux républicains sont avisés que chaque tête de prisonnier vendéen sera vengée par deux têtes de prisonniers bleus. Le jour où il reçoit du Roi sa nomination au commandement en chef, Charette ordonne que la lettre de Sa Majesté sera lue à toutes ses divisions réunies au chef-lieu de leur territoire : ordre est donné au clergé et aux fidèles de chanter ensuite le Domine salvum fac Regem ! Est-ce vanité triomphante, est-ce sentiment de ses nouvelles responsabilités ? Griserie de sa grandeur actuelle ou, au contraire, crainte de paraître au-dessous de sa réputation ? Car il va héberger le Roi, et, en attendant, le comte d'Artois ; quelle impression produira à ces grands princes, élevés dans les splendeurs de Versailles, la misérable hospitalité qu'il va leur offrir, l'armée en sabots qu'il leur présentera ? Où caser la masse de serviteurs exigeants, de courtisans, de secrétaires, de nobles familiers qui gravite, même en exil, autour d'eux. Comment leur imposer la vie errante, les départs subits dans la nuit, les bivouacs improvisés sous les broussailles, les hasards des combats quotidiens ? Ne s'est-il pas trop avancé en réclamant leur venue ? Et s'ils sont pris par les bleus, et s'ils sont tués dans quelque embuscade ? Que de malédictions sur lui et quel opprobre dans l'histoire ! Il ne peut pas se faire que Charette ne songe pas à ces choses et ne s'épouvante point de ce qu'elles ont de menaçant. Quand un homme que rien ne destinait aux grandeurs, touche tout à coup à des sommets inespérés, il arrive qu'il semble douter de la réalité et, chercher à se donner à lui-même, et à donner aux autres une preuve qu'il ne rêve pas. Avant dix ans de là, un autre que Charette, au moment de ceindre la couronne de France, commettra un grand crime inutile, comme pour bien s'assurer que sa puissance n'est pas chimérique et pour en faire l'épreuve éclatante. Le vertige égare ceux qui, trop vite, montent trop haut. Le dimanche 9 août, comme il se rendait à la messe de l'abbé Remaud, Charette, sur le seuil de la vieille église de Belleville, apprend le début des hécatombes de Quiberon. Les émigrés, pris dans la presqu'île sont emprisonnés en foule, à Vannes, à Auray, et des commissions militaires improvisées les envoient à la mort ; déjà ont péri Mgr de Hercé, évêque de Dol, plusieurs de ses prêtres, M. de Sombreuil, un grand nombre de ses officiers, parmi lesquels beaucoup ont fait partie de la marine royale. A la lecture de ces nouvelles, Charette, si maître de soi pourtant, est pris d'une colère effrayante : ses soldats sont là, en armes : il leur communique en quelques mots son indignation ; ordonne qu'on rassemble à l'instant tous les prisonniers bleus gardés au quartier général et qu'on les passe immédiatement par les armes, sauf six, choisis au hasard. Puis il entre à l'église, déjà pleine de fidèles ; les portes se referment ; l'abbé Remaud, qui ignore tout, calme et recueilli, commence à célébrer l'office. Tout à coup, tandis que s'élèvent les chants sacrés, éclate au dehors le crépitement d'un feu de salve, puis des cris déchirants, puis plus rien.... 300 hommes venaient de mourir, sans jugement, sur un mot de Charette, tandis qu'il priait le Dieu de miséricorde pour le succès de sa cause. Quand il regagne, suivi de sa Cour silencieuse et consternée, sa petite maison du Palais-Royal, l'officier chargé de l'exécution s'approche de lui pour lui rendre compte de la façon dont il vient d'agir : il a fusillé les uns dans la prison même et conduit les autres dans un petit bois voisin où on les a tués à coups de bâton, — pour économiser la poudre. Le général, tremblant de fureur s'écarte de cet homme avec dégoût : Sortez de ma présence, crie-t-il, vous êtes indigne du rang d'officier.... Puis, il fait comparaître les 6 bleus épargnés ; ils se présentent devant lui, tremblants et défaillants de ce qu'ils ont vu et de ce qui les attend : à quel supplice horrible sont-ils réservés ? Charette les rassure, leur déclare qu'il va remettre à chacun d'eux un laissez-passer signé de sa main ; ils sont libres ; ils retourneront vers leurs camarades et porteront aux chefs républicains une lettre qu'il dicte et paraphe aussitôt. Elle se termine ainsi : C'est avec la plus profonde douleur que je me suis vu forcé d'user de représailles afin d'empêcher, s'il est possible, de pareilles barbaries. Mais j'en userai ainsi à l'avenir, toutes les fois qu'on égorgera des prisonniers royalistes. On ne connaît rien d'autre de cet hécatombe ; aucun des 6 hommes épargnés n'a parle ; à Belleville, le souvenir s'en est effacé ; on n'y a pas souvenir que jamais la découverte d'ossements ait révélé le nombre tout au moins approximatif et le lieu exact du supplice des victimes, enfouies, très probablement à l'endroit où elles tombèrent. Mais lorsqu'on parcourt ce bourg aujourd'hui si calme et d'aspect si riant, on revient toujours, comme s'il pouvait élucider toutes les questions qui naissent en l'esprit, à ce vieux porche de l'ancienne église, dont les pierres couleur de bronze, ont vu tant de choses qu'on voudrait savoir, qu'on ne saura jamais, et dont elles demeurent les seuls témoins. Dès le soir de ce jour néfaste Charette était en campagne : il allait à la côte, non loin de Saint-Jean-de-Monts, pour recevoir un convoi annoncé d'Angleterre : présage de la prochaine arrivée du Prince. L'expédition, très bien conduite, maintint à distance les garnisons républicaines qui tentaient de s'opposer au débarquement. 8 navires anglais croisaient en vue de Saint-Jean ; on tira des fusées, ou agita des drapeaux blancs, — signaux convenus, — et aussitôt une dizaine de chaloupes se détachèrent de l'escadre, vinrent au rivage et y déposèrent des caisses et des ballots. L'opération dura toute la journée du 10 et se poursuivit le 11. Charette dut se rendre à bord du vaisseau amiral dans une chaloupe qui avait mis tous ses pavillons dehors. Il fut reçu avec les honneurs militaires ; on lui présenta quelques émigrés qui regagnèrent avec lui la terre ; pour ne rien devoir aux Anglais, il paya d'un opulent chargement de blé les munitions et fournitures débarquées, et reprit le chemin de Belleville, emmenant un convoi de 80 voitures qui, quoique signalé sur toute la route, parvint au quartier général sans avoir été attaqué. Il consistait en 2 pièces de quatre, 3.000 sabres, 12.000 fusils, 40 milliers de poudre, des harnachements, des souliers, et 250 habits rouges que revêtirent, non sans répugnance, les cavaliers de la garde de Charette : on leur fit comprendre qu'ils ne prenaient pas la livrée d'Angleterre ; mais, en prévision des grands événements prochains, ils devaient adopter une tenue de circonstance à la cour de France, les compagnies de mousquetaires et de gendarmes du Roi portaient la casaque écarlate. Le 14 août, toutes les armes, toutes les munitions étaient distribuées aux diverses divisions, qui, ainsi munies, se dispersèrent. Chacun retourna à son territoire et les hommes eurent licence d'achever leurs récoltes. Dans, le mois qui suivit, -Charette demeure inactif ; il attend ; on le voit s'absenter souvent de Belleville, voisinant avec les châtelaines des environs, au Recrédit, à l'Éraudière ; peut-être songe-t-il à installer le Prince dans l'un ou l'autre de ces châteaux. Parfois il pousse jusqu'à son ancien campement de la Bésilière et même jusqu'au château de la Roche Boulogne ; Mmes de Bulkeley et de Monsorbier l'accompagnent habituellement dans ces chevauchées. Il aurait volontiers tenté une attaque-sur Luçon, dont la garnison, assez importante, pouvait, à l'occasion, gêner ses mouvements ; mais la crainte de s'éloigner de la côte et de manquer l'arrivée du Prince, le retenait à son quartier général. Les républicains, du reste, ne bougeaient guère ; leur général en chef, l'ex-marquis de Canclaux, montrait peu d'ardeur à reprendre les hostilités : peut-être ce ci-devant gentilhomme, — qui devait mourir grand officier de la Légion d'honneur et pair de France sous Louis XVIII, — estimait-il sa situation fausse, après tant de gages donnés à la République, maintenant que les meilleurs esprits envisageaient comme inéluctable le retour de la monarchie. Canclaux allégua sa fatigue et fut autorisé à solliciter sa retraite. En attendant son -successeur, le chef d'état-major Grouchy assuma l'intérim du commandement. Charette évitait d'ailleurs, de concentrer ses troupes sans nécessité, afin de ne pas donner l'éveil aux bleus. Sa dernière revue, sur la Lande Blanche, à un quart de lieue de Belleville, avait réuni des forces imposantes : 12.000 fantassins et 800 cavaliers. Depuis lors il s'abstenait de tout rassemblement ; ayant reçu, le 16 septembre, une lettre du comte d'Artois, lieutenant général du Royaume, annonçant son arrivée : Me voilà enfin près de vous, Monsieur, et, si le ciel le permet, notre réunion va combler nos désirs mutuels.... MM. de Rivière et de Vaugiraud, qui apportaient la bienheureuse nouvelle, avaient quitté l'avant-veille, en vue des côtes, le vaisseau sur lequel naviguait le prince, qu'accompagnait une flotte de 123 voiles ; depuis près d'un mois elle avait pris la mer à Portsmouth, s'était arrêtée plusieurs jours à l'île d'Houat, et s'approchait de Noirmoutier dont elle allait s'emparer. Par les deux émissaires du Prince, Charette apprit qu'un nombreux état-major accompagnait M. le comte d'Artois ; on y voyait le comte de la Chapelle, le comte de 'la Rosière, le baron de Roll, le marquis de Verneuil, le chevalier de Sainte-Luce, MM. de Chabœuf, de Valcour, de Saint-Blancard, de Puységur, de Sérent, Étienne de Durfort, Ch. de Damas, François d'Escars.... Que de nobles hôtes pour les rustiques cantonnements de Vendée ! Les navires anglais portaient en outre 500 hussards, un détachement d'artilleurs avec les attelages et 5 et 600 officiers destinés à commander les paysans volontaires dont le seul aspect du Prince allait centupler le nombre.... En tout 1.500 hommes, tous émigrés français. Il était entendu qu'aucun Anglais ne prendrait pied sur la terre de -France. Rivière et Vaugiraud regagnèrent l'escadre, emportant la réponse de Charette : un peu effrayé peut-être du beau monde qui lui était annoncé, le partisan vendéen insinuait, — parmi de chaudes protestations d'enthousiasme, — que l'événement le prenait au dépourvu : il ne pouvait se porter à la côte avant quelques jours ; l'attaque projetée de Noirmoutier lui paraissait hasardeuse ; le succès en était douteux ;... bref le demi-aveu d'une situation moins brillante que celle annoncée par ses précédentes communications. Est-ce façon détournée de prévenir le Prince et son
entourage de la vie difficile et périlleuse qui les attend ? Ou bien Charette
n'a-t-dl plus en réalité la liberté de ses mouvements ? Hoche, succédant à
Canclaux vient de prendre le commandement en chef des armées de l'Ouest ; dès
son arrivée à Nantes, le 15 septembre, — bien qu'il ne dispose pas encore de
toutes les forces sur lesquelles il compte pour tenter une action décisive, —
son activité est si grande, son service de renseignements si bien organisé,
sa perspicacité si en éveil, qu'il semble deviner les projets de -Charette.
Toutes les villes du littoral vendéen depuis Pornic jusqu'aux Sables, sont
occupées solidement : le général Canuel est à Soullans, le général Gratien à
Machecoul ; Hoche va de l'un à l'autre, pousse jusqu'aux Sables, renforce la
garnison de Noirmoutier, si bien que, après un semblant d'attaque, la flotte
anglaise s'éloigne et vogue vers l'île d'Yeu, où le comte d'Artois prendra
terre le 1er octobre. Par l'ordre de Hoche, la côte est étroitement
surveillée et ses précautions sont prises au point qu'il peut écrire, le 4
octobre, au comité de Salut public : Croyez bien que
quiconque débarquera ne tardera pas à s'en repentir. Charette,
espérant attirer vers l'intérieur du pays les forces républicaines et dégager
momentanément le rivage de la mer, a tenté, le 25 septembre, une offensive
sur Saint-Cyr-en-Talmondois ; l'affaire a été malheureuse et il a dû se
replier, ayant perdu l'un de ses plus chers lieutenants, Guérin, dont le
corps, percé de coups, est rapporté et inhumé au Bourg-sous-la-Roche, contre
l'église. La troupe vendéenne était démoralisée ; Charette ne parut pas à la
cérémonie funèbre, qui fut longue, car la rivalité de deux ecclésiastiques
imposa aux assistants une double oraison funèbre ; le soir, quand on se remit
en route, le visage du général gardait la trace des
larmes qu'il avait répandues. Il ramena ses troupes à Belleville et
les licencia aussitôt. Le jour même, Hoche donnait ordre à Grouchy de marcher droit sur Belleville. De l'île d'Yeu, le comte d'Artois, même avant de débarquer, dépêchait, le 30 septembre, le fidèle Rivière, à Charette qu'il avisait de son arrivée ; le lendemain, il descendait à terre et se fixait à Port-Breton, la capitale de l'île où il se logeait, avec ses familiers à la maison Cadou, dans l'actuelle rue Laborde ; on y montre encore le salon de Charles X. Le séjour était d'autant moins riant que les 5.000 Anglais qui se réservaient la garde, — pour ne point dire la surveillance, — du Prince, prirent confortablement possession de ce rocher granitique, dépourvu de toutes ressources, où ils s'imaginaient s'installer à demeure, tandis que s'y campaient tant bien que mal, 800 Français espérant n'être là que pour quelques jours et s'attendant à gagner très prochainement la côte vendéenne, qu'ils apercevaient à l'horizon proche. La population n'était pas antiroyaliste ; mais la présence des Anglais l'offusquaient ; elle leur faisait grise mine. Quoiqu'il fut bien convenu, — les ordres du cabinet britannique étaient formels sur ce point, — que les Français seuls débarqueraient sur le continent, les habitants de Port-Breton se demandaient, non sans inquiétude, si les Anglais ne prendraient pas goût à leur île.... Cinq jours passèrent, qui parurent longs : Rivière ne revenait pas. Le comte d'Artois adressa une nouvelle lettre à Charette, l'invitant à indiquer un point de la côte où il se proposait de descendre avec un petit nombre de personnes ; — Je m'y trouverai sans faute, ajouta-t-il,... je m'y réunirai à votre intrépide armée. Charette reçut-il cette pressante missive, qui devait lui être remise par M. Bodard ? C'est certain puisqu'elle sera découverte, l'année suivante, dans sa valise. Mais peut-être des semaines et des mois s'étaient-ils passés avant qu'elle lui fût remise. On peut le supposer, car Charette n'y répondit pas ; du moins n'arriva-t-il rien de lui à l'île d'Yeu. Deux lettres qu'il adressait, ce même jour, 5 octobre, l'une au comte d'Artois, l'autre à Sir Warren, commandant l'escadre anglaise, ne parvinrent pas à destination, ayant été interceptées par les républicains. Et c'est tout ce que l'on peut dire de certain sur la correspondance échangée entre le quartier général de Belleville et l'île d'Yeu. Le reste est terriblement trouble. Voici les quelques faits que l'on peut préciser : le 4 octobre, le conventionnel Cochon constate que les brigands commencent à revenir de leur accablement — la déroute de Saint-Cyr-en-Talmondois, — et tâchent de former un nouveau rassemblement. Charette vient en effet de recevoir un avis mystérieux, lui annonçant que le Prince va débarquer non point en face de l'île d'Yeu, mais beaucoup plus bas, en face de l'île de Ré, à la Tranche, non loin de l'Aiguillon-sur-Mer : c'est l'endroit qu'a toujours désigné Charette comme le plus favorable à une tentative de ce genre. D'où, de qui émanait cet avis ? On ne le sait pas ; mais Charette y ajouta foi, car on le voit dès le 10 octobre, — date fournie par une note de Benjamin Filon, — se rapprocher de la basse Vendée avec toute son armée, et gagner les landes de Nesmy, où il bivouaque le 11. Il est à une journée de marche de la Tranche. Le 12, toutes ses divisions l'ayant rejoint par fractions, afin de dépister la surveillance des bleus, il passe une grande revue : jamais l'armée vendéenne n'a été plus nombreuse et plus belle, plus joyeuse et plus enthousiaste surtout ; nul des soldats n'ignore qu'on va au-devant du frère du Roi, et l'attente de voir un Bourbon grise toutes les têtes. Les drapeaux flottent ; les épées et les faux s'agitent ; les musettes s'essayent à jouer l'air Vive Henri IV ! On n'a pas amené les canons, parce qu'on va traverser pour aller à la rencontre du Prince, une partie du Marais de Luçon ; c'est dommage ; les pauvres pierriers vendéens auraient bien tonné en l'honneur du fils de France. Charette lui-même, si impénétrable d'ordinaire ne cache pas son attendrissement ; beaucoup de gentilshommes qu'on n'avait pas encore vus à la guerre se mêlent à l'état-major du général pour être des premiers à saluer le comte d'Artois et lui offrir leurs épées ; les aventureuses amazones de Charette sont là aussi, toutes frissonnantes d'un respectueux émoi à la pensée de saluer le Prince encore jeune et toujours galant que l'on compare au glorieux Béarnais. Un homme, vêtu en paysan, traverse la lande et se dirige vers Charette ; le bruit court que c'est un émissaire du Prince attendu ; son nom, même, circule dans les rangs : le marquis de Grignon, l'ancien seigneur de Pouzauges. Et puis... et puis on voit Charette pleurer de rage ; et tout de suite, c'est une consternation ; le Prince ne viendra pas ! Que Charette, écrasé par cette déception cruelle se soit écrié, en cassant son épée sur son genou : Dites à votre Prince qu'il est entouré de lâches et de J... F... ! ou que, moins probablement, il ait tenu au messager de l'île d'Yeu ce petit discours : Allez dire à vos chefs que vous m'apportez l'arrêt de mort. Aujourd'hui je commande 15.000 hommes ; demain il ne m'en restera pas 1.500.... Je n'ai plus qu'à fuir ou à chercher une mort glorieuse ; mon choix est fait, je périrai les armes à la main.... Ce détail importe peu ; déjà l'armée se débande, tristement par groupes isolés, les gars, têtes basses, reprennent leur route vers le nord, cherchant à gagner la forêt d'Aizenay. Ils s'y enfoncèrent à la nuit, pour s'y disperser, plus découragés qu'aux soirs de défaites. II. — DÉLAISSEMENTOn a raconté que, dans la lande de Nesmy, en transmettant à Charette la désastreuse détermination de son maître, l'envoyé du comte d'Artois, lui avait remis, de la part de Sir Doyle, major-général de l'armée anglaise, un sabre d'honneur ; c'était un damas richement monté, au fourreau garni d'ornements d'acier d'un travail et d'un fini précieux ; la lame portait cette inscription : Je ne cède jamais. Ce qui surprend c'est que jamais le Prince dans les lettres qui furent par lui plus tard adressées à Charette, ne fit allusion à la mission du marquis de Grignon, et encore moins à sa résolution de ne pas descendre en Vendée. Lorsque, le 18 novembre, après sept semaines passées à Port-Breton, il adressa au chef vendéen une dernière missive, il précise avec grande netteté que depuis son arrivée dans l'île, malgré tout ce qu'il a tenté pour parvenir à entrer en communication avec le continent, ses efforts ont été infructueux. Jamais il n'a plus entendu parler de Rivière envoyé à Charette le 30 septembre ; il ignore si la lettre par lui envoyée le 5 octobre est parvenue à destination. Depuis cette date, en- tout cas, rien n'a passé ; le comte d'Artois n'a pas perçu un mot de Charette : Charette n'a rien reçu du comte d'Artois : on a, sur ce point, au surplus l'affirmation de Hoche, disant : Il est bien évident que, du 5 octobre au 15 novembre, les ennemis (Charette et le Prince) n'ont point communiqué entre eux. Qu'est-ce donc alors que cet avis mystérieux par lequel Charette est prévenu, le 12, de l'imminent débarquement du Prince ? De qui émane-t-il ? Qui l'apporte ? Qu'est-ce donc que ce prétendu marquis de Grignon, déguisé en paysan, — et dont le nom, sauf erreur, n'est indiqué dans aucun récit authentique, — qui vient, solennellement, à l'heure dite, en homme qu'aucune difficulté n'a retardé dans sa route et qui retournera sans obstacle, annoncer à Charette, en présence de toute l'armée, que le Prince renonce définitivement à son projet ; — ce n'est pas après dix jours seulement d'attente que le comte d'Artois eût pris ni avoué cette détermination ; ce n'est point par un message oral qu'il en eût informé celui qui l'attendait si impatiemment ; l'eût-il fait, il n'avait plus aucune raison de prolonger de six semaines encore son séjour à l'île d'Yeu. On s'étonne qu'aucun historien n'ait soupçonné, en cette affaire du 12 octobre, un piège perfidement tendu à Charette, pour qui cette déception fut le coup de mort. On s'étonne bien davantage que, en quittant l'île d'Yeu, vers la mi-novembre, le comte d'Artois, si depuis un mois il a prévenu Charette de ne plus compter sur lui, écrive encore en homme que l'impatience harcèle et qui va quitter avec douleur le voisinage de la Vendée. Il faut noter brièvement un autre incident de ce trouble épisode, si souvent et si âprement discuté. Dans ses Commentaires, Napoléon disait : La République était perdue, si les Anglais eussent laissé descendre sur le sol de la Patrie, le comte d'Artois ; et il ajoutait : A sa place j'aurais traversé la mer dans une coquille de noix !... Or, à une date très rapprochée du 12 octobre, tandis que Charette attend, dans la lande de Nesmy le comte d'Artois, l'escadre républicaine qui croise devant l'île d'Yeu, s'empare d'un cutter anglais, le Swann, à bord duquel sont 6 Français émigrés. Ils sont aussitôt transbordés sur la frégate la Tartu, qui, malgré la chasse acharnée des navires anglais, parvient à leur échapper et à rallier la rade de l'île d'Aix. Les 6 captifs furent conduits à Rochefort ; l'un d'eux traité avec le plus grand respect par les autres et qui paraissait avoir sur eux autorité, attesta être de nationalité anglaise et se nommer Ferdinand Christin ; les 5 autres, écroués à la geôle Saint-Maurice, déclarèrent sans réticence leurs noms et qualités : le plus âgé, — cinquante-sept ans, — était Valentin Faisseau, dit Blachère, valet de chambre barbier de M. le comte d'Artois, le compagnon de ce prince depuis son départ de Versailles ; le second, nommé Le Roux, se dit premier valet de chambre de M. le comte d'Artois ; le troisième était au service de ce Le Roux ; le quatrième, Antoine Pellerin, s'avoua ex-contrôleur de la bouche de Mme la comtesse d'Artois ; le dernier, Placide Jolivet, garçon de garde-robe, valet de chambre de M. le comte d'Artois. De l'énoncé de ces titres, on conclut immédiatement que le prétendu Ferdinand Christin pouvait bien être M. le comte d'Artois lui-même, et comme on n'était pas très républicain à Rochefort, depuis la mission de Lequinio, on n'osa pas le mettre en prison, et il obtint d'être interné, provisoirement, en ville, dans une maison particulière. On laissa aux prisonniers leur argent, mais on saisit dans leurs bagages plusieurs pièces d'orfèvrerie, entre autres une grande cuiller à soupe en argent, une boîte à éponge en argent, un plat à barbe en argent ; on trouva également sur eux un paquet cacheté de noir et soixante-douze lettres à destination de Londres. La loi était formelle : tout émigré saisi, armé ou non, sur le territoire de la République devait être jugé dans les vingt-quatre heures par une commission militaire. La commission militaire se réunit sans hâte : les officiers qui la composaient, n'ayant pas grande confiance dans la durée de la République et répugnant d'ailleurs à condamner à mort des compatriotes involontairement débarqués sur le sol français, se déclarèrent incompétents pour gagner du temps. Le prétendu Ferdinand Christin paraissait, du reste, très peu inquiet du résultat de son aventure : même il avait insinué aux officiers de la Tartu que s'il était mis en prison, on ne l'y garderait pas longtemps. Dans la crainte qu'il ne s'évadât, on l'écroua cependant, après quelques jours de semi-liberté, et il fut enfermé à Saint-Maurice avec ses compagnons ; il y séjourna peu, ainsi qu'il l'avait prédit, et, le 5 novembre, à huit heures du soir, il s'échappa de la geôle ; on ne le revit jamais. Quant aux cinq autres, la commission militaire se refusant décidément à les juger tourna la difficulté en les expédiant à Versailles, lieu de leur dernière résidence avant l'émigration ; mais, sauf l'un d'eux, ils furent, en cours de route, enlevés aux gendarmes qui les escortaient et délivrés par les Chouans, manifestement avisés de l'importance du convoi. Une si surprenante anecdote donna l'essor à bien des légendes, et il n'y a pas longtemps encore, il se trouvait à Rochefort des érudits portés à croire que le faux Ferdinand Christin était le comte d'Artois, échappé à la surveillance anglaise et résolu à batailler dans les rangs vendéens. La véritable identité du mystérieux personnage a été révélée depuis lors : il s'appelait le marquis de Chabannes ; attaché à l'état-major du Prince, pris en mer, craignant de révéler sa noble identité, il usurpa le premier pseudonyme qui lui vint à l'esprit : Ferdinand Christin était en réalité un aimable Suisse, alors fixé à Londres et enrôlé parmi les agents de l'émigration. Le plus singulier est que Christin, — le vrai, — doué de grands airs et d'allure élégante, avait été pris, quelque temps auparavant, à Stockholm, pour un prince français déguisé ; et malgré ses protestations, les nobles suédois ne s'étaient résignés qu'avec peine à le traiter en simple particulier. Comme si elle s'évertuait à dérouter les indiscrets, l'Histoire abonde en imbroglios de ce genre et en combinaisons de hasard à décourager les dramaturges. Pour en finir avec l'incident des 6 émigrés de Rochefort, bien qu'on en ait pénétré maintenant le mystère et qu'on sache qu'ils retournaient simplement vers l'Angleterre lorsqu'ils furent capturés par la frégate républicaine, on demeure cependant étonné que, dès le début de son séjour à l'île d'Yeu, à la veille de passer en France pour y rétablir le trône, le comte d'Artois se soit privé des services de tout le personnel de sa chambre, et surtout du fidèle domestique intime, Valentin F aisseau, qui le servait depuis le début de l'exil. Il reste là une énigme qui sera peut-être un jour résolue. Hoche déclare à Charette une guerre implacable : Rien ne doit languir ni péricliter, écrit-il à ses généraux ; tous les moyens sont bons ; toutes les ruses recommandables : il préconise l'espionnage : Je vous rembourserai tous les frais que vous ferez pour trouver des espions ; faites tout pour y parvenir !... Il conseille les déguisements. Faites habiller quelques hussards et volontaires en paysans munis de cocardes blanches. Il promet 6.000 louis d'or, une grosse fortune, à qui livrera le brigand mort ou vif ; sans répit il excite le zèle de ses officiers : Quel que soit le temps qu'il fasse ne laissez pas reposer votre proie. Il enrôle même les prêtres réfractaires : une patrouille de ses soldats arrête l'un d'eux aux environs de Saint-Philbert de Grand-Lieu ; c'est l'abbé Léauté, épuisé par la vie errante, malade, grelottant ; on l'amène au général Gratien, l'un des lieutenants de Hoche, qui le rassure, lui promet une bonne soutane et un chaud manteau, l'invite à célébrer sa messe, sans appréhension, offre ses soldats pour nettoyer l'église.... Et voilà une recrue pour la République. Parfois la laideur de cette guerre entre Français, fait horreur à Hoche ; il craint d'y salir sa gloire : Oh ! pourquoi suis-je revenu dans ce pays de douleur ? écrit-il à Carnot ; tirez-m'en au plus vite, citoyen, je vous en conjure, tirez-moi d'ici. De fait, peu de traits de notre Histoire sont aussi navrants que ce duel acharné entre deux héros de chez nous, et qu'on souhaiterait frères d'armes. Hoche prend aussi des dispositions militaires : six fortes colonnes mobiles vont cerner le pays de Charette et le fouiller en tous sens : la première que commande le général Travot, — soldat d'une valeur éprouvée et d'une activité infatigable, — doit parcourir le district de Challans ; celle de Gratien surveillera le district de Montaigu ; les autres ont pour centres d'opérations Machecoul, Clisson, les Sables et Cerizay. Et Charette reste introuvable : des 15.000 hommes qu'il avait réunis à Nesmy, au seul bruit de la prochaine apparition du Prince, il lui .en reste à peine un millier, — 7 à 800 fantassins et 300 cavaliers ; d'ailleurs il est malade de la fièvre, au dire d'un espion ; il n'assiste pas à l'attaque d'un convoi que ses soldats surprennent le 8 novembre, aux environs de Dompierre ; ils sont battus, laissent 25 des leurs et un drapeau aux mains des bleus, et se dispersent en déroute. Le 10 novembre la colonne de Travot s'ébranle, part de la Motte-Achard, atteint Apremont, puis Legé, revient par Palluau... sans rien rencontrer que quelques groupes de paysans ou de déserteurs qui disparaissent à son approche. Le 20, Travot marche sur Belleville, se heurte devant Saligny à Charette qui, avec 700 hommes, évacue aussitôt le bourg, traverse la Boulogne et s'enfonce dans les Landes de la Petite Noue et le bois des Gâts. Travot ne l'y poursuit pas, rebrousse chemin et se dirige vers la Ferrière, dans la direction absolument opposée à celle où s'est éloigné Charette.... Quelle surprise ! Il retombe sur l'armée du grand brigand qui semble avoir retrouvé ses dons d'invisibilité et d'ubiquité. Cette tactique qui oblige l'ennemi à rentrer l'oreille basse dans ses cantonnements, émerveille Hoche et l'inquiète aussi ; il est certain de mettre les bandes de Charette en déroute chaque fois qu'il les rencontrera ; mais cela ne suppose pas la possibilité de les défaire. — Leur manière de combattre, dit-il, pourrait, à la vérité, étonner un instant les plus braves soldats de l'Europe ; mais comment vaincre un ennemi, qui, battu, disparaît et sait assigner, loin de là, un ralliement à ses troupes ? Ce qui l'étonné c'est que Charette, toujours ambulant, puisse faire subsister sa petite armée ; et il suppose que le chef vendéen obtient partout des vivres par la terreur qu'il inspire. En quoi il se trompe, du reste, de même que sur le caractère de son insaisissable adversaire auquel il attribue un pouvoir absolu sur tout le pays où il commande. — Les lois draconiennes qu'il a données aux contrées qu'il occupe l'ont en quelque sorte fait déifier par une multitude ignorante que son nom seul fait trembler. Il le dépeint féroce et singulièrement méfiant ; — il n'a point d'amis ; des femmes sanguinaires le dirigent dans ses cruautés, et, sans être un lâche, il ne se résout que très difficilement au combat. Sauf la méfiance, rien là-dedans ne ressemble à Charette. Il était devenu, en effet, soupçonneux ; leurré par les représentants du peuple, déçu par le comte d'Artois, n'ayant trouvé qu'hostilité et jalousie chez ses émules, il voyait maintenant croître de jour en jour, non point la désaffection, mais la lassitude de ses fidèles, et son caractère, si allègre et fringant naguère, s'assombrissait. Peut-être soupçonnait-il qu'on l'avait une fois de plus trompé, car il attendait toujours le Prince, et, pour ne pas s'éloigner de la côte, rôdait du côté des Clouzeaux et de Saint-Flaive-des-Loups, loin de ses cantonnements habituels. Même quand il aura reçu, de trois émissaires de l'île d'Yeu, authentiques, cette fois, — MM. de Grimoine, de Chasteignier et de la Béraudière, — la lettre par laquelle le comte d'Artois, après sept semaines d'attente infructueuse, l'avise qu'il va quitter l'île, Charette ne désespérera pas encore ; c'est le Roi lui-même qu'il attendra ; l'agence de Paris lui laisse envisager l'arrivée de Louis XVIII comme prochaine, et le proscrit de Vérone, bien qu'immobilisé par la goutte et l'obésité, se flatte, dans toutes ses lettres, du désir de faire le coup de feu avec ses braves Vendéens. Charette devra bientôt renoncer à cette nouvelle illusion, comme il a renoncé à tant d'autres. De plus cruelles déceptions menacent : l'énergie de ses fidèles commence à faiblir. Dubois de la Pastelière, à qui Charette, deux ans auparavant, a confié le commandement en second de l'île de Noirmoutier et que, depuis, il a nommé chef d'une de ses divisions, est le premier à conseiller la paix avec les bleus ; beaucoup d'officiers la désirent aussi, mais sans oser l'avouer, crainte de mécontenter le général, dont ils redoutent la violence ; plusieurs pourtant sont entrés en pourparlers avec le général Gratien, un parisien pacifique, qui a servi, sous l'ancien régime au régiment de Dragons-Dauphin, et commande maintenant, sous Hoche, le district de Montaigu. Gratien a su ramener, on l'a vu déjà, par ses procédés conciliants, certains prêtres de la région ; il accepte de s'aboucher avec les chefs vendéens et l'entrevue a lieu non loin de la Rocheservière, au château de la Grange, chez la marquise de Goulaine, l'ancienne ennemie de Charette à l'époque de ses débuts. Quel rôle assuma-t-elle dans cette nouvelle intrigue ? On ne sait. A l'insu de leur chef arrivèrent à la Grange les deux frères La Robrie survivants, Hyacinthe et Prudent, Couëtus, Guérin jeune, et 5 ou 6 autres. Gratien les invita à rédiger un mémoire exposant les motifs de leur soumission, et de l'envoyer, revêtu de l'assentiment de Charette, au général en chef Hoche. La rédaction du mémoire n'offrait aucune difficulté ; il fut présenté à tous les chefs vendéens de la région qui le signèrent avec empressement.... Là, l'embarras commençait ; il fallait soumettre ce mémoire à Charette, retiré au château de la Roche-Boulogne, non loin de la Rocheservière. Les signataires s'y rendirent ; Mme de Monsorbier et Mme de Voyneau les reçurent ; les aides de camp de Charette se trouvaient avec elles au salon, mais le général ne se montra pas. Une discussion s'engagea, au sujet de laquelle les détails manquent ; on sut seulement qu'elle fut des plus vives entre aides de camp et chefs de divisions, les premiers résolus à continuer la guerre, les autres alléguant l'impossibilité de s'obstiner dans la résistance. En vain les deux aimables femmes, maîtresses de maison au quartier général, essayèrent-elles de ramener le calme ; on se sépara sans aménité ; il était convenu que le mémoire serait remis à Charette qui rendrait le lendemain sa réponse. A l'heure dite, les pacificateurs furent introduits auprès du général ; il avait son air dur et impérieux des mauvais jours ; son accueil fut des plus froids ; l'abbé Remaud, son commissaire général, se tenait à ses côtés, le fatal mémoire à la main. Lisez, ordonna Charette. L'abbé obéit ; il fut écouté dans le plus glacial silence : le mémoire concluait qu'on ne pouvait plus poursuivre la lutte, les paysans refusant de se rendre aux rassemblements ; d'ailleurs, les munitions manquaient. Le lecteur se tut. Est-ce tout ? fit dédaigneusement Charette. — Oui général. — Eh bien, jetez cela au feu. De cette voix cassante dont la vibration faisait trembler, il se tourna vers les chefs de divisions, muets et immobiles. Se peut-il, messieurs, que des militaires qui ont soutenu jusqu'à présent une guerre honorable, me fassent une proposition aussi lâche que déshonorante ?... Et vous surtout, Monsieur de la Robrie, qui vous êtes couvert de gloire en tant de combats, perdrez-vous en un instant le prix de votre courage et de vos exploits ?... Le discours, tel qu'on le rapporte ici d'après Le Bouvier Desmortiers, a probablement été arrangé par cet écrivain ; mais le sens des paroles de Charette n'a certainement pas été altéré, car les mots les plus durs, — aussi lâche que déshonorante, — se retrouvent textuellement dans le récit d'un témoin, Lucas de la Championnière. Un autre chroniqueur, — qui n'était pas là, — assure que Prudent de la Robrie, cinglé par cet outrage, sortit le pistolet passé dans sa ceinture et d'un mouvement irraisonné en menaça Charette. Quoique vraisemblable, la chose n'est pas certaine, et la scène, tournée un instant en tumulte, s'acheva dans l'attendrissement : Prudent protesta vivement contre l'incrimination infamante de déshonneur et de lâcheté.... Je vous prouverai, à la première occasion, que je n'ai pas changé. Charette répondit laconiquement : Elle ne tardera pas. Deux jours plus tard, le 27 novembre, il ordonne en effet un rassemblement dont il prend le commandement : la colonne républicaine du général Delaage est signalée du côté de Saint-Denis-la-Chevasse ; Charette, par la Boulaye et le bois de l'Essart marche à sa rencontre : au moment du départ, Prudent de la Robrie frappé d'une sorte d'égarement où se mêlent la fureur et la joie, va et vient à grands pas, agitant son sabre et criant : Voici mon dernier jour ! A peine la petite bande vendéenne a-t-elle passé la Boulogne, à Essiré, on voit l'intrépide jeune homme, que le mot de Charette a condamné à mort, se précipiter sur les bleus, frapper en désespéré ; mais ses hommes, décimés par une fusillade intense ne le suivent pas, la panique disloque leurs rangs, ils s'égaillent, se dispersent, pour se réunir bientôt dans la lande de la Dubelière où les bleus ne les poursuivent pas. Charette ramène ses hommes à Saligny pour la nuit. La colonne de Delaage bivouaque dans les landes de la Vivantière et Couëtus reçoit l'ordre de l'y attaquer : il part, avant le jour ; Prudent de la Robrie conduit l'avant-garde ; à l'aube, on aborde l'ennemi qui recule ; La Robrie le charge avec une ardeur furieuse ; une première balle le frappe ; il reste à cheval, il veut mourir ; un second coup l'atteint au bas-ventre ; il tombe ; il expire satisfait et réhabilité. Son corps fut porté à Saligny, où Charette l'embrassa en pleurant. Les restes de cette chevaleresque victime du point d'honneur reposent quelque part, aux abords du hameau de la Moninière, dit-on, dans ce sol de Vendée qui recouvre les ossements de tant d'autres braves.... A mesure que se resserrait l'étreinte des forces républicaines autour de l'étroit territoire de Charette, sa troupe s'augmentait des paysans refoulés de leurs hameaux ; il profita de ce renfort pour tenter une expédition de ravitaillement sur le camp des Quatre-Chemins, gardé par la 107e demi-brigade : on était au 4 décembre ; le camp, emporté par surprise, fut copieusement pillé ; un retour de l'ennemi obligea les Vendéens à la retraite ; mais, dans la nuit, Charette, bivouaqué au bourg Saint-Martin des Noyers, fut avisé que la maison du Détroit où il avait laissé Mmes de Monsorbier et de Voyneau, se trouvait au pouvoir de l'ennemi. Il repart aussitôt avec une centaine d'hommes, délivre ses deux amies prisonnières, et, poursuivi par les bleus, traverse Dompierre, évite Belleville, que les républicains occupent et se réfugie à son camp de Montorgueil, où il cantonne assez fréquemment ; Montorgueil est un petit hameau, situé sur une éminence, dans une boucle formée par la Vie, à mi-distance de Belleville au Poiré ; on y distingue encore aujourd'hui quelques vestiges de retranchements. Cinq jours plus tard, la petite armée de Charette en sortait pour attaquer un important convoi, venu des Lues et se dirigeant vers Saint-Denis-la-Chevasse ; Lucas de la Championnière commandait l'expédition qui fut malheureuse : Pageot y trouva la mort ; c'était un des compagnons des premiers jours. auquel on pardonnait, en raison de son dévouement et de sa bravoure, sa ridicule vanité ; ses soldats rapportèrent son corps à Montorgueil où ils l'inhumèrent. Les rangs des fidèles s'éclaircissaient ; mais la défection y creusait plus de vides encore que la mort ; pourtant si Stofflet, en ce début de décembre 1795, avait repris les armes, la Vendée pouvait encore connaître de beaux jours ; mais, bien qu'il sût Charette dans l'embarras, Stofflet, influencé par l'abbé Bernier, cajolait Hoche qui le tenait — momentanément, — en haute estime et déclarait le trouver charmant. Sapinaud, hésitant, parlemente avec le général républicain Willot, très ardent pacificateur, et qui remplace provisoirement Hoche mandé à Paris par le Directoire ; l'idée de la soumission gagne l'entourage immédiat de Charette : Savin, Le Moëlle, — deux fidèles encore, — ont, dit-on, des conciliabules avec les bleus. Charette s'inquiète ; il devine les complots tramés autour de lui ; à la camaraderie abolie, ont succédé la méfiance et l'aigreur ; il sent qu'on se cache, qu'on intrigue ; ombrageux, taciturne, il soupçonne des ennemis, voire des traîtres en ceux qui lui demeurent le plus attachés. L'un de ceux-ci, Lucas de la Championnière a tracé, du malaise qui pesait sur le quartier général un tableau des plus sombres : L'espionnage prenait le voile de l'amitié ; plusieurs déserteurs étaient dans nos rangs ; un seul mot supposé leur coûtait la vie. Ce qu'il y avait de plus cruel, c'était de voir le camarade devenir le bourreau de celui qui était condamné et je n'en ai point vu se faire prier pour un pareil ministère. Afin de ménager la poudre et d'éviter le bruit, on tuait à coups de sabre.... Ce tableau n'est-il pas chargé ? Doit-on admettre que Charette décimait ainsi, en despote sanguinaire et sur de simples appréhensions, sa maigre phalange ? Ou bien faut-il supposer que, prêts à l'abandonner, et pour justifier leur désertion, ses officiers alléguèrent l'impossibilité de supporter sa tyrannique intolérance ? Voulaient-ils insinuer que leur vie n'était plus en sûreté auprès de ce satrape rendu furieux par les déceptions ? De fait, ils cherchaient, pour la plupart, à le quitter et s'ingéniaient à se ménager une honorable rentrée en grâce auprès du parti triomphant. Ce délaissement est sans doute l'épreuve la plus cruelle de toutes celles qu'entraînent les revers de la fortune : à vingt ans de là, un autre homme, plus grand que Charette, mais vaincu comme lui, connaîtra aussi pareille torture et verra les vieux camarades associés à sa gloire, l'abandonner pour retenir en hâte leur place auprès de son successeur. Charette, du reste, sera plus favorisé que Napoléon ; il lui restera Pfeiffer, son mamelouk et Bossard son domestique. Béjarry négocie avec le général Willot ; Sapinaud lui
aussi tâte le terrain : il craint de ne pas obtenir
son pardon parce qu'il a signé la paix de la Jaunaie. L'honnête
Couëtus même, vivement sollicité par le curé de Saint-Philbert d'entrer en
relations avec le général Gratien, se laissa tenter ; mais il ne voulait rien
faire sournoisement et il consulta Charette qui le laissa libre d'agir à sa
guise. Couëtus rencontra dans la lande de Jouïnaud, près du bois des Gâts,
Gratien dont l'accueil fut empressé ; il eut, il est vrai, quelque peine à
empêcher ses soldats de dépouiller le chef vendéen, — par habitude ; — mais
personnellement, il se montra très
conciliant, promit d'informer Hoche, quand celui-ci aurait repris son
commandement, des dispositions de Couëtus, et il termina l'entretien par cet
avis loyal : D'ici là tâchons de ne pas nous
rencontrer, car j'ai ordre de vous poursuivre sans relâche. Couëtus
passa par Belleville, où Charette cantonnait, afin de rendre compte au
général de son entrevue avec Gratien. Charette lui conseilla la méfiance et
le pressa vivement de rester au quartier général où il pourrait attendre en
sécurité l'heure propice à sa soumission. Couëtus refusa et se rendit, avec
deux de ses officiers Thouzeau et Lapierre et Dubois de la Pastelière, chef
de la division de Machecoul, non loin de Challans au château de son ami de
Lespinay, chez qui se trouvaient ses deux filles. Il y parvint le 2 janvier
1796 : dans la nuit suivante, il était arrêté avec ses trois compagnons,
conduit à Challans et traduit devant une commission militaire. Dubois,
grièvement blessé, échappa seul au supplice : Couëtus pouvait également se
soustraire à la mort en consentant, comme on l'en pressait, à renier sa
signature sur une pièce compromettante qui lui fut présentée. Je ne sauverai pas ma vie par un mensonge, dit-il.
Il fut conduit à cinquante pas, et assassiné à coups
de baïonnette. Le général Gratien, il faut le dire, ne se rendit point
coupable de cette odieuse trahison ; l'ordre d'exécution, donné par une
commission du Directoire exécutif de, passage à Challans, suscita
l'indignation unanime et découragea les candidats à la soumission. Ceux qui
songeaient à quitter Charette renoncèrent à leur projet ; on ne croyait plus à la pacification. Les demoiselles de Couëtus étaient maintenant orphelines de père et de mère : Mme de Couëtus, prise à Bouin, comme on l'a dit, avait péri à Nantes sur l'échafaud ; son mari venait de mourir victime de sa confiance en la parole des bleus ; les deux malheureuses filles, — l'aînée se nommait. Sophie et la seconde Céleste, — affolées de douleur et désireuses de vengeance, rejoignirent aussitôt Charette, qu'elles durent rencontrer aux environs de Vieillevigne. III. — UNE FEMME PASSELes femmes, en effet, lui restaient fidèles, malgré les menaces de l'imminent avenir ; Mme de Monsorbier et sa sœur ne l'abandonnaient pas et l'escadron des amazones s'augmentait depuis peu, d'une très jeune et charmante personne, Mlle de la Rochette, recueillie à Nantes par Charette, dont elle était la pupille. Mlles de Couëtus le rencontrèrent au moment où il venait de prendre une détermination qui devait changer le sort de la Vendée : il s'était mis en route le 2 janvier, dans l'intention de gagner le pays de Stofflet afin de décider son rival à recommencer la guerre. L'idée de cette démarche n'émanait pas de lui ; l'animosité non dissimulée de Stofflet l'eût rendue humiliante ; il n'était pas homme à solliciter le secours d'un émule satisfait, peut-être, de le savoir dans l'embarras, et qui, la chose ne faisait point doute, depuis que Charette avait repris les armes, cajolait Hoche avec persistance et proclamait en toutes occasions ses intentions pacifiques. Ce projet de rapprochement était, en quelque sorte, imposé à Charette par trois nouveaux venus à son quartier général : — le comte de Vaugiraud, récemment débarqué en porte-parole du comte d'Artois, le comte de Bourmont, sous le nom de Reynard, arrivé en août de Vérone chargé des ordres du Roi, le comte Guyon de Rochecotte, important émigré muni des instructions de l'agence royale de Paris ; tous trois insistaient auprès de Charette pour qu'il se réconciliât avec Stofflet ; l'union de ces deux chefs, impuissants isolément, donnerait à l'insurrection un nouvel essor. De fait, la Convention s'était dissoute sous le mépris unanime, faisant place à un régime de transition qui n'inspirait ni sécurité ni respect ; un soulèvement de la Vendée devait gagner immanquablement le Maine, la Bretagne et la Normandie, où un très grand nombre de mécontents formés en petites bandes isolées, attendaient le mot d'ordre de chefs universellement célèbres dans le parti royaliste, tels que l'étaient Stofflet et plus encore M. de Charette. C'est pourquoi celui-ci, étant parvenu à se faufiler entre les troupes républicaines qui l'encerclaient, se dirige vers l'Anjou emmenant Bourmont, Vaugiraud et Rochecotte. Une colonne de 4 à 500 maraichins et déserteurs le suit ; parmi l'état-major chevauchent les dames de Monsorbier et de Voyneau, auxquelles se sont jointes Mlles de Couëtus. Comme on traversait le grand chemin qui va de Clisson à Montaigu, on rencontra sur la route même, non loin du château de la Preuille, une amazone étrangère au pays, qui semblait guetter le passage des Vendéens. Elle se réunit au groupe d'officiers et d'écuyères qui entourait Charette, et celui-ci, incorrigiblement galant, l'aborda avec empressement : c'était une très jeune femme, adorablement jolie, et dont les premiers mots décelaient la distinction, la finesse et l'enjouement. Elle n'eut, d'ailleurs qu'à se nommer : elle était la fille du marquis du Grégo, nom connu de toute la Bretagne, et l'épouse d'un émigré, débarqué à Quiberon, et promu aussitôt général d'une division royaliste du Morbihan. Comment se trouvait-elle sur cette route de Vendée, si loin du château de son père et des cantonnements de son mari ? Elle ne manqua point, comme l'on pense de fournir à ce sujet des explications ; au surplus, on vivait à une époque où l'on ne s'étonnait de rien ; et qui, par ce temps de fuites et de caches, de déguisements et chevauchées éperdues, eut été surpris de rencontrer, égarée dans la campagne, une noble fugitive en quête d'un abri ? Parée de tous les agréments de l'esprit et de la beauté, celle-ci fut donc bien accueillie par Charette et son entourage ; on lui fit fête ; Mme de Monsorbier et Mlles de Couëtus lui témoignèrent dès l'abord une chaude sympathie, et elle se dit heureuse de prendre part à l'aventure qu'allait courir la petite troupe. Elle n'avait pas peur, ayant maintes fois, assurait-elle, chargé à coup de sabre les bleus détestés et fait le coup de feu avec les Chouans. Elle l'échappe belle, au reste ; car à peine a-t-elle pris rang parmi l'état-major vendéen, qu'on se trouve en présence d'une colonne républicaine ; Charette, que sa petite bande suit de trop loin, refuse le combat, se replie, s'enfonce avec son escorte et ses amazones dans des chemins couverts, où les bleus ne peuvent le suivre ; après une course de deux fortes lieues, il atteint le gros bourg de la Bruffière ; on se trouve là à une lieue de Tiffauges en pays pacifié et on décide d'y passer la nuit. Aucun danger de surprise à redouter, tout l'effort des troupes de la République se portant sur le pays de Retz, dont on est loin. La Bruffière, paroisse réputée royaliste, présente toute sécurité. La soirée y fut agréable ; si la nouvelle venue raconta son histoire, ce fut, bien certainement, à sa manière, et avec les embellissements dont elle l'a toujours agrémentée depuis lors : son père, le richissime marquis de la Roche du Bot du Grego, représentant de l'illustre branche des Tanneguy du Chatel, voulut, malgré son grand âge, servir la bonne cause ; il émigra en Angleterre et s'engagea comme volontaire pour l'expédition de l'île d'Yeu. Elle-même, mariée, alors qu'elle avait quinze ans, à un gentilhomme normand de très grand nom, proscrite comme fille et femme d'émigrés, condamnée à mort, réduite à mener une vie errante, n'ayant rien gardé d'une fortune de plus de 100.000 livres de rentes, apprit récemment que son mari, débarqué à Quiberon, commandant une division royaliste, venait d'être fusillé aux environs de Rennes.... Elle avait trouvé le moyen de servir, elle aussi, le Roi, en se mêlant aux bandes bretonnes et en fournissant des armes aux insurgés. Un miracle et sa grande jeunesse l'avaient sauvée. Quelle recrue pour l'escadron féminin de Charette ! Jamais encore n'y avait été enrôlée femme plus noble, plus malheureuse, plus brave, plus digne de respect et plus délicieusement charmante. La nuit est avancée ; tout dort dans la confiance au cantonnement de la Bruffière ; soudain l'alarme est donnée ; les bleus arrivent en forces ; ils ont égorgé le poste et pénètrent dans le village : en hâte on se lève, on monte à cheval, on fuit dans la direction de Treize-Septiers ; mais là, dans l'obscurité on se jette dans une autre colonne de bleus ; on se lance sur. la droite, vers Montaigu... ici encore les ennemis ferment toute issue ; la déroute est complète ; seuls les officiers et quelques cavaliers forment un petit groupe autour de Charette ; on place les femmes au milieu de l'escorte et on fonce à travers fossés et fondrières en une course effrénée jusqu'aux landes de l'Ouvrardière, où l'on pourra souffler.... Non, les bleus toujours ; on s'ouvre passage d'une ruée, à coups de sabre et on se lance, au hasard, dans une contrée inconnue : des 500 hommes de la veille, plus un n'est là, tout est tué ou dispersé. Bourmont, Vaugiraud et Rochecotte sont saufs ; les dames de Monsorbier et de Voyneau, les demoiselles du Couëtus également. Et Mme du Grégo ? Personne ne l 'a vue ; au moment du réveil précipité, à la Bruffière sa chambre était vide ; c'est elle, évidemment, qui a tendu le piège et averti les bleus.... Tout le jour, et toute la nuit suivante encore, le petit escadron fugitif erre par des routins ravinés et boueux, pour se reconnaître enfin aux environs de Belleville : on traverse le village sans s'y arrêter et l'on gagne les retranchements de Montorgueil où, dans les jours qui suivirent se regroupèrent les survivants de la nuit tragique : 250 manquaient, morts ou disparus ; l'armée de Charette ne comportait plus que 200 fantassins exténués et une soixantaine de cavaliers. Pour en terminer ici avec la jolie Mme du Grégo, il suffit d'ajouter que, fille et femme de gentilshommes ardents royalistes, marquise, ainsi qu'elle le prétendait, elle était, depuis le dernier été, la maîtresse de Hoche qui, souvent, de son propre aveu, l'avait sans répugnance associée à son service de renseignements. Son grand nom, la réputation d'honneur de son père et de son mari, lui ouvraient tout accès auprès des chefs royalistes qu'elle espionnait et trahissait tour à tour. Après Hoche, elle eut d'autres amants à l'état-major républicain ; elle finira par épouser l'un d'eux, officier général dont le nom n'est guère connu que par ce mariage indigne. Cette malheureuse n'avait pas vingt ans en 1795 ; l'avait-on terrorisée ? Affolée de peur pensait-elle sauver sa tête ou sa fortune en se prêtant aux infâmes compromissions qu'on exigea d'elle ? Peut-être le lui avait-on fait espérer : il faut remarquer que, à l'époque où elle se rapproche de Charette, pour le livrer, évidemment, Hoche ne peut l'inspirer que de loin, il est encore retenu à Paris ; pourtant c'est bien à lui qu'elle obéit, et, deux mois plus tard, il écrira au Directoire : La personne qui m'a si bien servi depuis trois mois est la fille de la marquise du Grégo.... Quelques services rendus à propos m'ont gagné sa confiance et les royalistes n'ont pas fait un mouvement ou noué une intrigue que je n'en aie été instruit sur-le-champ. Cette petite personne est aujourd'hui à Paris. Elle va réclamer ses biens qu'on a séquestrés lorsqu'elle était en Vendée et qu'elle passait pour émigrée. Je désirerais bien qu'on les lui rendît, tant à cause des services qu'elle a rendus, que de ceux qu'elle pourrait rendre par son adresse. Cette petite personne venait, en effet, d'être utile à la République en empêchant Charette de rejoindre Stofflet et de s'unir avec lui pour galvaniser l'insurrection. Hoche enfin de retour a repris le commandement de l'armée et formé trois colonnes commandées par le général Gratien et les adjudants généraux Valentin et Travot ; elles ont ordre de poursuivre Charette sans relâche ; on le sait désemparé et presque isolé. Gratien, qui s'est donné pour tâche de rallier à la République des prêtres réfractaires, a trouvé en l'abbé Guesdon, curé de la Rabatelière, un porte-parole dévoué et, par la discrète entremise de cet ecclésiastique, il conseille à Charette d'abandonner la partie perdue et de passer à l'étranger ; Hoche, avisé de cette solution, l'approuve pleinement : Charette et tous les émigrés qu'il peut avoir avec lui, sont libres de sortir de France, mande-t-il à Gratien. Je leur donnerai des passeports et leur fournirai les moyens nécessaires. Ces pourparlers, cependant, n'interrompent pas la poursuite du brigand vaincu ; le 13 janvier les chasseurs de Travot l'aperçoivent, fuyant dans les bois avec quelques cavaliers et ne parviennent pas à l'atteindre ; le 15 Travot lui-même le rencontre dans le ravin de l'Yon, à la Créancière, non loin de Dompierre et le suit jusqu'à Maché, sans réussir à le prendre ; à Maché, le fugitif disparaît ; en vain le bleu questionne-t-il les habitants du bourg, nul ne consent à révéler la cache du général : Je n'ai vu dans cette contrée, note Travot, qu'un extrême attachement pour Charette. Hoche, qui trépigne, ordonne de lancer à travers le pays des détachements de cavalerie qui opéreront la nuit ; nul effet. Le 27 janvier, un officier royaliste renégat, avertit Travot que Charette erre dans les paroisses des Lues et du Poiré ; l'actif adjudant-général se met aussitôt en campagne ; Charette avisé de sa marche s'échappe et gagne le Bocage. Le curé de la Rabatelière, bien intentionné, et désirant ardemment la fin de cette lutte néfaste, a promis au général Gratien qu'il décidera Charette à déposer les armes. Il adresse à l'abbé Remaud, le fidèle aumônier du général, les conditions imposées par Hoche : elles sont acceptables : Charette, pressenti, charge l'abbé Remaud d'y répondre : il ne refuse pas, et, tout de suite, Hoche expédie à Gratien des instructions en conséquence : A la réception de la présente, vous notifierez à Charrette qu'il ait à vous joindre avec les personnes qui désirent le suivre ; vous le conduirez avec escorte à Saint-Gilles où le commandant du port fournira un bâtiment qui transportera sur-le-champ à Jersey Charette, sa suite et ses officiers ; — à l'égard des biens de Charette, sa femme ou telle personne qu'il désignera, lui en fera passer les revenus à Jersey, tous les trimestres ; la République en fournira les moyens ; — si Charette préfère aller en Suisse, l'adjudant-général Travot l'accompagnera jusqu'à Bâle avec un détachement de cavalerie ; il ne pourra passer par Paris ; — je vous recommande de faire observer envers Charette et sa suite la conduite décente que doivent tenir en toutes circonstances les défenseurs de la République. Il ajoute que ces propositions sont définitives : il attend la décision de Charette sous quarante-huit heures ; passé ce délai, l'armée reprendra sa marche jusqu'à l'extinction totale des brigands et du brigandage. Cet ultimatum parvient à Gratien le 12 février ; Gratien l'envoie au curé de la Rabatelière qui dépêche aussitôt à Charette un paysan porteur de la missive. Travot, qui n'est averti de rien, continue sa poursuite ; le 15 au matin il apprend, — les traîtres abondent maintenant, — que Charette a couché à la Boutarlière, hameau isolé dans la lande entre Chauché et Sainte-Florence ; en arrivant là, les bleus aperçoivent un paysan à cheval, lui donnent la chasse et le tuent ; ils fouillent le cadavre et trouvent la lettre de Gratien. Charette traite donc avec la République ? Grand embarras ; que faire ? Non sans peine Travot retient ses soldats à l'entrée même du hameau de la Boutarlière, et ils voient, sans oser l'attaquer, pour ne point contrarier les intentions du général en chef, Charette sortir du petit château qui est là ; sa troupe se compose d'une centaine de cavaliers et de 50 fantassins. Travot les laisse passer, renvoie à Gratien la lettre découverte sur le paysan mort, et prend son cantonnement dans le château que viennent d'évacuer les Vendéens. Les conditions de Hoche, repassant par les mains du curé
de la Rabatelière, arrivent enfin aux mains de Charette ; il réclame un délai,
afin, dit-il, de
réunir quelques-uns de ses officiers et de leur faire comprendre la nécessité
de se rendre avec lui. Gratien accorde huit jours d'armistice, et
Charette convoque ses rares fidèles dans une maison du hameau de la
Bégaudière, qu'on aperçoit aujourd'hui sur la droite de la ligne du chemin de
fer qui va de Clisson à la Roche. Du ton froidement sarcastique qui lui est
devenu familier, il prend la parole : Je vous ai
réunis, messieurs, pour vous faire part que je suis dans l'intention de passer
en Angleterre.... Il y a là Lucas de la Championnière, Hyacinthe de la
Robrie, le dernier survivant des trois frères, Lecouvreur, commandant de la
division de Legé, plusieurs autres ; tous sont confondus, et Lecouvreur, le
premier intervient : Que deviendrons-nous, mon
général ? Charette fait connaître les conditions qui lui sont
accordées, puis il reprend d'un air de sombre
résignation mais affectant toujours une hautaine ironie : Je recevrai tous ceux qui voudront me suivre ; mais je
vous engage à rester en France, à vous soumettre aux lois ; je vous relève de
votre serment et vous laisse libres de vous retirer. Et tout à coup,
comme ayant honte de ce qu'il dit, comme s'il entrevoyait la tache dont le
moment présent souillera sa belle histoire, il élève la voix, son regard
s'enflamme, il proteste que, pour lui, tant qu'il conservera un souffle de
vie, il tiendra haut le drapeau blanc sous lequel s'est réfugié le vieil
honneur français. Il tire son épée, jette le fourreau, brandit l'arme nue : On peut la briser jusqu'à la garde, s'écrie-t-il, jamais je ne la rendrai aux ennemis de mon Roi ! Les
partisans de la paix se permettent de le raisonner ; Lucas de la
Championnière ose observer que la plupart des paroisses ont mis bas les armes
; les traîtres pullulent dans le pays ; et quel moyen d'échapper aux poursuites
continuelles des bleus ? Le parti royaliste, c'est
vous, mon général ; si vous périssez il périt avec vous. En passant à
l'étranger vous obtiendrez des secours, vous ramènerez les Princes, vous reviendrez
avec eux au printemps et le pays, las maintenant, vous accueillera comme un
libérateur.... Mais la résolution de Charette est prise : Tant qu'une roue restera la charrette roulera,
ricane-t-il ; et sautant à cheval, il regagne son camp de Mont orgueil, où,
le jour même il adresse au général Gratien une lettre devenue justement
fameuse, et qu'il importe de citer, cependant, parce que, écrite de verve,
elle peint Charette mieux que le plus achevé des portraits : Monsieur, vous me proposez de la part de votre général en chef... de quitter la Vendée pour passer à Jersey... ou de me rendre en Suisse escorté d'un détachement de cavalerie.... Depuis quand la République se croit-elle autorisée à me dicter des lois que l'honneur et la justice réprouvent et que je ne puis adopter sans une insigne lâcheté ? Depuis quand Ses chefs se sont-ils permis de fixer les dépenses de mes voyages, d'en diriger la marche ? Quel droit enfin avez-vous pu acquérir sur mes propriétés pour m'en offrir si généreusement la jouissance chez l'étranger, à des époques fixées uniquement par vos caprices ? Persuadé que tous les vaisseaux de la République ne suffiraient pas à transporter les royalistes du pays que j'ai l'honneur de commander, vous devez voir que votre projet de m'embarquer à Saint-Gilles est chimérique. Également convaincu que vos armées républicaines ne sauraient que faiblement nous escorter en traversant la France pour nous rendre en Suisse, trouvez bon que je ne fasse pas ce voyage, pour m'occuper uniquement de repousser la force par la force. Vaincre ou mourir pour mon Dieu, pour mon Roi, voilà ma devise irréfragable. La conduite que j'ai toujours tenue doit vous convaincre du peu de cas que je fais de vos menaces. L'avenir prouvera que je saurai les rendre aussi infructueuses que vos manœuvres.... Vive le Roi ! LE CHEVALIER CHARETTE lieutenant-général des armées du Roi. L'abbé Guesdon, curé de la Rabatelière, chargé de transmettre cette lettre à Hoche, commit l'imprudence, assez déplacée, d'y joindre un billet de sa main : il y qualifiait la protestation du Vendéen de tissu de fanfaronnades et de bêtises ; il souhaitait que Charette fût désormais traqué sans relâche, lui prédisait une fin tragique et se déclarait tout honteux d'avoir été trompé si indignement par l'hypocrisie du personnage. Pour qu'on ne put mettre en doute ses sentiments patriotes, il alla processionnellement, à la tête de tous ses paroissiens, au-devant d'une colonne républicaine qui traversait son village. Charette l'apprit une semaine plus tard : il dépêcha à la Rabatelière deux de ses hommes, dont un allemand — le terrible Pfeiffer, sans doute, — revêtus d'uniformes républicains : ils se présentèrent chez le curé et lui demandèrent s'il savait où se cachait le brigand Charette : l'abbé Guesdon, sans méfiance, leur indiqua une enceinte de la forêt de Gralas où Charette s'était réfugié : il n'en pouvait douter, l'ayant fait observer par ses domestiques. Sur les instances des deux faux bleus il leur donna par écrit ces renseignements ; Charette reçut le papier le jour même, et, la nuit suivante, l'allemand et son compère se représentaient au presbytère, accompagnés d'un détachement des brigands : ils enlevaient l'abbé, son domestique et sa servante ; tous trois conduits à quelque distance du village furent impitoyablement mis à mort : suivant la tradition, l'exécution eut lieu dans un champ qui, depuis lors, a reçu le nom de Champ rouge ; d'après une autre version, plus véridique peut-être, le curé aurait été traîné au cimetière, attaché à la croix, une lanterne au cou, et fusillé là avec ses deux complices. En adressant le 20 février au général Gratien la lettre qu'on vient de lire, Charette se condamnait à mort ; il ne s'illusionnait pas ; la Vendée, lasse de tueries et de ruines se refusait à le suivre. D'ailleurs le général n'eût rien gagné en acceptant les propositions de Hoche : on a su depuis, en effet, que s'il s'était rendu à Saint-Gilles afin de s'y embarquer, il devait être, par ordre du Directoire, arrêté, enfermé au château de Saumur et jugé ; les instructions portaient d'en finir avec lui vite et sans ménagement. En rompant les pourparlers, il évitait donc un nouveau piège ; mais sa résistance ne pouvait durer ; les paysans ne répondaient plus à ses appels : l'assassinat du curé de la Rabatelière lui aliénait les curés qui s'opposèrent aux rassemblements et allaient désormais prêcher le désarmement. Dans ces conditions désastreuses, Charette recommençait la lutte, sans espoir : Stofflet, il est vrai, s'était décidé à reprendre les armes, mais ne parvenait à réunir qu'un petit nombre d'hommes. Charette mal renseigné sur ce qui se passait en Anjou, résolut-il d'atteindre, avec les quelques soldats et les 20 ou 30 officiers qui lui restaient, les cantonnements de son ancien rival ? On peut le croire, car, le 20, de Montorgueil, il adressait à celui-ci avec un billet très amical, une copie de sa lettre a Gratien. Ce projet d'union expliquerait pourquoi dès le 21 au matin, il se mit en route avec sa maigre troupe et se dirigea par Saint-Denis-la-Chevasse, vers la forêt de Gralas ; sans doute, réitérant la tentative avortée au début de janvier par suite de la rencontre avec la marquise du Grégo, espérait-il se glisser, sans malencombre cette fois, entre les colonnes républicaines et s'enfoncer dans la région de Tiffauges ; autour de lui marchaient les derniers fidèles, entre autres, son frère Louis-Marin Charette, son cousin Charette de la Colinière, l'abbé Remaud, MM. de Goulaine, Beaumelle, Chesnier du Chêne, de la Porte, Lecouvreur, Guérin jeune, Le Moëlle et Hyacinthe de la Robrie qui commandait l'avant-garde des cavaliers. Mmes de Voyneau et de Monsorbier ont gagné depuis quelques jours un refuge sûr dans le Bocage ; mais les deux demoiselles de Couëtus et Mlle de la Rochette, la jeune pupille de Charette, chevauchent encore aux côtés du général. A la hauteur du hameau de la Bégaudière, où a eu lieu l'entrevue de la veille, les éclaireurs vendéens aperçoivent une troupe républicaine ; ce sont les hussards de Travot ; il faut accepter le combat. La Robrie charge avec ses cavaliers ; mais il est repoussé. Charette rassemble toute sa troupe et l'entraîne à une seconde attaque à laquelle prennent part les trois amazones ; attaque si furieuse qu'on bouscule les hussards ; on va passer, on passe, pour tomber dans une embuscade de 400 grenadiers, dont la fusillade imprévue fauche l'escadron royaliste : alors c'est la débâcle, la dispersion, le massacre ; Charette combat encore ; avec une rage désespérée il se rejette sur les bleus ; son guidon fleurdelisé le désigne aux coups ; son frère est tué, son cousin de la Colinière, La Porte Beaumelle, plus de trente autres tombent à ses côtés ; presque seul il sabre encore ; mais Travot amène des renforts et il faut enfin céder au nombre : des survivants, les uns s'enfuient vers la Bernerie, plus loin même, gagnant le petit bois de la Pilorgère ; d'autres essaient de gagner le bois de l'Essart ; le brave Le Moëlle, acculé dans une métairie s'y défend longtemps ; quand les cartouches lui font défaut, il s'élance au dehors et s'effondre, frappé de 15 balles ; car les bleus poursuivent les vaincus, abattant tout ce qu'ils rencontrent ; les trois jeunes filles mêlées à ce désastre, se sont armées d'espingoles ; Mlle de la Rochette fait le coup de feu ; les cavaliers de Travot les atteignent, les somment de se rendre ; elles refusent ; Sophie de Couëtus frappée d'un coup de sabre au front, tombe de son cheval ; les bleus se jettent sur elle et l'entraînent ; sa sœur se laisse glisser de sa selle et se tapit dans les broussailles ; Mlle de la Rochette est en sang ; elle a reçu, au cours du combat et dans la déroute, sept coups de sabre ; elle échappe pourtant, se dissimule dans un boqueteau, s'y cache jusqu'au soir. Vers la nuit, comme tout est calme, elle se hasarde dans les champs ; elle erre, sans direction, épuisée par la faim, la fatigue, et par ses blessures. Des soldats républicains qui fouillent les cadavres, la prennent et l'obligent à partager leur macabre besogne ; ils la promènent de mort en mort, la pressant de désigner les noms de ses compagnons d'armes ; le bruit court que Charette est tué et ils voudraient identifier son corps, qui vaut 6.000 louis de prime ; la noble fille ne consent à reconnaître personne. On l'emmène enfin à la Chabotterie, où est Travot ; elle y retrouve Sophie de Couëtus et toutes deux assistent au récolement des trophées de la journée : on apporte au général le guidon de Charette, brodé de fleurs de lis d'or, le porte-manteau tombé de la selle du chef vendéen et bourré de papiers précieux, lettres du comte d'Artois, du roi Louis XVIII, de l'agence de Paris, un ordre de rassemblement, daté du matin même, tracé tout entier de la main de Charette. Les deux jeunes prisonnières partirent le soir, sous escorte, vers le vieux château de Pont-de-Vie où elles devaient passer la nuit, pour être conduites le lendemain aux Sables-d'Olonne. Au cours du trajet un officier bleu, passant au galop près de la voiture d'ambulance dans laquelle elles voyageaient, leur jeta un mouchoir pour étancher le sang qui coulait de leurs blessures ; elles trouvèrent, nouées dans un coin de ce mouchoir, plusieurs pièces d'or ; jamais elles ne connurent le nom de ce bienfaiteur compatissant. Les deux demoiselles de Couëtus et Mlle de la Rochette devaient survivre à l'épopée : Sophie devint Mme Charles de Belcastel d'Escayrac, Celeste se maria à M. Gazet du Châtellier, Mlle de la Rochette épousa, après la Révolution, M. de Chantreau ; ancien aide de camp du chef chouan Boishardy. Charette, dans la déroute, avait suivi la rive gauche de l'Issoire et par le bois de la Chabotterie et la Guyonnière, atteint la Boulogne qu'il dut passer au moulin de Gâtebourse : il se réfugia pour la nuit dans le petit bois de Grammont, à une lieue de Legé. Il est là presque seul : quelques paysans, deux ou trois de ses officiers, son domestique Bossard l'ont suivi, et, aussi son sbire, le farouche allemand Pfeiffer. Près de lui se trouve encore une petite paysanne, presque une enfant, dit-on, Madeleine Tournant qui lui a voué une sorte de culte et court à sa suite, nu-pieds, partout où elle peut le joindre : cette pauvre fille dont la tradition locale a retenu le nom, veille avec dévotion sur son héros et c'est elle qui, le lendemain, 22 février, lui apprendra la défection de ses plus chers compagnons. La défaite de la veille a, en effet, déconforté les meilleurs ; ils comprennent l'inutilité d'une plus longue obstination ; la partie est définitivement perdue ; ils abandonnent la lutte qu'ils n'ont recommencée, d'ailleurs, qu'à contre-cœur et par crainte des duretés ou des rancunes de Charette, l'irréductible. Alors, à ce matin du 22, Hyacinthe de la Robrie, et Guérin le jeune, s'étaient présentés, chez le maire. du petit village de Saint-Christophe, y avaient déposé leurs armes, déclarant se soumettre à la République. Rezeau, chef de la division royaliste de Montaigu accomplissait la même démarche ; Lecouvreur se rendait à son tour... ; d'autres, moins connus, les imitèrent : Bousseau, Formel, L'Infernet ; on a dit que, pour preuve de leur sincérité pacifique, ils s'engageaient à livrer Charette et cette accusation pesa longtemps sur Hyacinthe de la Robrie : un mot d'une lettre de Hoche, une phrase d'un rapport de Travot semblaient autoriser cette odieuse supposition. Trente ans plus tard l'accusé en appela à un tribunal d'honneur où siégèrent, entre autres, 3 survivants de l'état-major de Charette, Lucas de la Championnière, Dubois de la Pastellière et Davy des Naurois ; après une enquête où figurèrent de vieux Vendéens et d'anciens compagnons du général Travot, La Robrie fut solennellement absous et ses juges s'arrêtèrent à la supposition très vraisemblable que Hoche et Travot, dans l'ardeur enfiévrée de la dernière lutte, avaient été mis en erreur par des comparses trop zélés à désunir le parti royaliste. Ces mauvais bruits ont couru dès le premier jour et Madeleine Tournant, incessamment aux aguets, en avise Charette aussitôt : Rezeau et Guérin vont le livrer aux bleus. Soit hasard, soit perfidie, Guérin, soumis du matin même, vient trouver dans le bois de Grammont le chef qu'il a renié ; il le presse de quitter le bois, de chercher un refuge plus sûr.... Charette le regarde avec mépris et détourne les yeux, sans daigner répondre. Mais que valent ces racontages, envenimés par l'inimitié des uns, par les remords des autres, par la préoccupation de tous de se décharger d'accablants soupçons. Le vrai c'est que Charette discernait que la Vendée était morte : au jour lointain où les paysans l'arrachaient de Fonteclose, il avait juré de rétablir le Roi sur le trône ou de périr ; ce serment renouvelé à Machecoul et en maintes autres circonstances, il voulait y demeurer fidèle : réunissant ceux qui l'entouraient encore, il leur adressa ses adieux : Nous sommes trahis, vendus ; il ne vous reste d espoir que de vous perdre dans la foule ; qu'aucune considération ne vous arrête. Pour moi, lié par mon serment à mon Roi, je ne puis quitter mon poste sans son ordre, et ma religion me prescrit d'attendre ma destinée.... Je me défendrai en soldat et mourrai en chrétien. A quelque parti qu'on appartienne, une si héroïque opiniâtreté commande l'admiration ; les historiens qui, à l'aide de documents hostiles, s'évertuent à dénigrer Charette, à le rabaisser au rang d'un aventurier maladroit, vaniteux, sanguinaire et usé par la débauche, salissent une page, belle malgré tout, de nos annales ; car, pour l'honneur de notre pays, il fallait que la Terreur n'y put régner sans protestation et révolte. Charette, mieux que tout autre, personnifie ce soulèvement, d'autant plus méritoire qu'il le savait d'avance voué à l'insuccès. Malgré des efforts inouïs, des miracles d'improvisation et d'énergie, malgré trois ans de luttes prodigieuses, l'heure de l'échéance est proche ; ainsi qu'il le prévoyait, il a perdu ; il n'hésite pas, il va payer : ses détracteurs peuvent s'acharner : un brigand de cette trempe fait bonne figure dans notre glorieuse histoire. IV. — LA TRAQUEAvec les premiers jours de mars 1796, la chasse au brigand
devient sans merci. Hoche ordonne : Quel que soit le
temps qu'il fasse, ne laissez pas respirer votre proie. Rassemblez vos
troupes partout ; tuez vos chevaux.... Promettez,
récompensez, punissez s'il le faut, mais amenez Charette ou faites-le prendre
par d'autres.... Puisse mon âme vous animer ! Travot se multiplie et
redouble d'ardeur : le 27 février, il est prévenu que le fugitif est passé,
vers six heures du matin à la Bironnière, — 2 lieues de Fonteclose. Charette
a pu grouper 50 à 60 cavaliers et 400 fantassins ; Travot tombe sur son
cantonnement, lui tue 60 hommes, lui prend 15 à 20 chevaux, disperse le
reste, et poursuit les fuyards pendant six heures par
des détours infinis et à travers des forêts impénétrables à la cavalerie
; ses chasseurs périssent de fatigue ou s'enlisent
dans les boues. Il s'arrête enfin, ne pouvant plus traîner ses hommes,
laissant Charette, avec 10 ou 12 cavaliers, dans les landes près des
Cauffetières. Une semaine se passe sans qu'il le retrouve ; le 8 mars, il le
repère à la Grossetière, l'aperçoit de loin, à pied, dissimulé au milieu de 15
à 20 rebelles ; mais il le manque ; Charette a de nouveau disparu. Où est-il
; à Nantes, à Paris ? Est-il parvenu à dépister ses traqueurs et à quitter le
pays ?... Travot désespère. Non, celui que, l'année précédente le roi de France nommait le second fondateur de la monarchie, erre dans-ce pays où il a régné, rampant de fossé en fossé, de haie en haie, se cachant entouré de traîtres ; Travot a fait revêtir à bon nombre de ses hommes des vêtements de brigands pris ou tués, et ces espions vont par la campagne, s'informant auprès des enfants qui gardent les troupeaux et des paysans qui travaillent aux champs. Ils demandent si l'on n'a pas vu M. Charette auquel, disent-ils, ils sont tout dévoués et qu'ils cherchent pour se rallier à lui. Pour seuls partisans il reste au chef vendéen une cinquantaine de déserteurs, comme lui sans asile, quelques femmes et des enfants qui lui servent d'éclaireurs grimpant sur les arbres, se coulant dans les genêts, se cachant dans les roseaux, explorant les routes et, quand ils aperçoivent une patrouille, courant le prévenir : Méfiez-vous, notre général, voilà les bleus ! Si, brisé de fatigue, il s'arrête dans quelque métairie pour souffler une heure ou deux, il prend la précaution de faire attacher les habitants pour qu'ils n'aillent pas le vendre à l'ennemi. La plupart du temps il évite les maisons, se contentant d'en enlever les couëttes et les matelas, pour aller loin de là bivouaquer dans les taillis ou les genêts. Où apprit-il la mort de Stofflet, trahi lui aussi, pris et fusillé au Champ de Mars d'Angers ? De quel cache, Charette adressa-t-il à Bernier, l'expression de son affliction et l'assurance de sa fidélité à la cause royale ? On ne sait ; la lettre ne porte ni indication de lieu, ni date ; sans doute fut-elle confiée à l'un de ces petits pâtres qu'il rencontrait au hasard de ses courses éperdues et qui lui demeuraient dévoués comme aux jours de sa puissance. Il essaie de percer du côté de Machecoul ; peut-être, trouvera-t-il aux environs de Fonteclose un refuge où s'arrêter ; car il est exténué ; depuis si longtemps, il n'a pas ôté ses bottes que la peau de ses pieds sans bas y reste collée. Près de Saint-Philbert de Grand-Lieu, il donne dans une colonne du général Mermet, est aperçu, salué d'une fusillade, parvient à échapper encore ; mais il est blessé ; une balle l'a frappé à la tête, une autre à l'épaule droite ; il rebrousse chemin, et, brûlant de fièvre, torturé par la soif et brisé de fatigue, il retourne vers les Lues — 4 lieues, — où est tendu un nouveau piège : des officiers supérieurs de l'armée républicaine parcourent la région jouant des personnages anglais et émigrés récemment débarqués à la côte et demandant partout sur leur chemin qu'on les conduise à Charette.... Celui-ci est parvenu au village des Lucs ; il y arrive au crépuscule, mouillé jusqu'aux os, entre dans une maison, s'assied près du foyer sur un banc de bois, se sèche au feu et soupe d'un œuf. Il est vêtu d une camisole gris-bleu, avec revers et collets rouge, pantalon de même couleur, chapeau à haute forme sans cocarde ni panache : sur le revers de sa camisole sont brodés trois crucifix, une croix de Saint-Louis et trois fleurs de lis d'or. La nuit tombée, il repart sous la pluie, s'enfonce dans le ravin serpentant de la Boulogne et va se tapir à la Pellerinière, qui est une ferme isolée sur un mamelon dominant le moulin de Gâtebourse. On est au soir du 22 mars. D'après une tradition qui eut cours, le frère de la servante du curé de la Rabatelière, mise à mort quelque temps auparavant, aurait surpris à la Pellerinière la retraite de Charette, et, serait allé, afin de venger sa sœur, prévenir Travot, au château de la Chabotterie. Il est certain que, à l'aube du 23, les bleus sont signalés, arrivant du hameau des Gâts. Charette passe la rivière à Gâtebourse et gagne le hameau de la Guyonnière. Sa petite troupe, réduite à 32 hommes le suit ; les républicains sont sur sa piste ; il ne s'arrête pas à la Guyonnière et pousse, tout courant, jusqu'à la ferme du Sableau. Les grenadiers de l'adjudant général Valentin lui barrent la route ; le combat s'engage ; Charette, décharge deux fois son espingole sur Valentin, sans l'atteindre ; il est reconnu ; la fusillade des bleus fait rage sur la misérable phalange des Vendéens vite en déroute. Pfeiffer, le dogue fidèle, qui ne quitte pas son maître, s'avise que celui-ci sert de cible aux balles ; il lui enlève son chapeau haut de forme, trop reconnaissable, s'en coiffe, et se lance dans le taillis, détournant sur lui le feu des soldats ; le féroce allemand tombe sous les balles, tandis que, grâce à son dévouement, Charette avec quelques-uns de ses brigands, et son domestique Bossard, qui se tient à ses côtés, s'échappe vers le vieux moulin de la Boulaye, comptant atteindre le bois de l'Essart. A la Boulaye, des bleus encore ; en hâte, les royalistes rebroussent vers la ferme de l'Hopitaud, passent en courant les fermes de la Morinière et du Fossé et disparaissent dans le bois de la Chabotterie, peu étendu, mais très fourré, traversé par un étroit sentier dans lequel ils s'engagent à la file et qui conduit à la grand'route près du village de la Chevasse. Charette marche en tête, guidant ses hommes : parvenu à la sortie du bois, à la petite haie d'épines mortes qui ferme de ce côté le sentier, il franchit cet obstacle.... Les bleus sont sur lui : ce sont les soldats de Travot, revenant de Chauché et accompagnant leur général qui rentre à la Chabotterie pour y déjeuner. Un feu de file accueille Charette, enjambant l'échalier ; il s'abat ; Bossard le relève, le charge sur son dos, essaie de repasser la haie d'épines et de s'enfoncer avec son fardeau dans le bois ; mais une branche accroche la camisole du général, et tous deux retombent ; Bossard est frappé à mort ; un jeune officier de Charette, la Roche-Davo, veut le remplacer ; il est tué à son tour ; un troisième royaliste saisit le général couvert de sang, fait effort pour l'emporter dans le fourré ; ses forces le trahissent ; il pousse le corps de son chef, sous une grosse cosse de frêne qui le dissimulera ; mais les bleus se précipitent ; Travot lui-même accourt avec trois de ses bleus ; il y a des cris, des coups de feu, une bousculade : C'est lui ! Non ; pas celui-ci ; l'autre, qui a le pantalon gris.... Travot se jette sur le blessé, le maintient au sol de tout le poids de son corps, l'interpellant de déclarer son nom ; Charette que le sang aveugle, presque évanoui, se débat encore, ne répond rien. Le chasseur Baduèrë dit à son général : Soulevez-le un peu que je voie sa figure ; a et ayant reconnu le blessé, il ajoute : Tenez ferme, c'est notre homme ! Les deux autres chasseurs, Mercier-Colombière et Renaudin prêtent assistance pour contenir le blessé qu'on relève haletant, le front ouvert ; il n'essaie plus de se défendre. Travot lui demande à nouveau : Où est Charette ? — Le voilà, répond le Vendéen. Travot doute encore : Est-ce bien lui ? — Oui, foi de Charette. Il est alors porté hors du bois ; Travot, dans l'action, a perdu son chapeau et le prisonnier ignore le grade de son vainqueur, quand les chasseurs qui ont sabré ou fusillé les derniers défenseurs du proscrit, — sauf 10 qui parvinrent à s'échapper, — se groupent autour de leur chef et crient : Vive la République ! Vive Travot ! Charette apprend ainsi le nom du général et, très calme maintenant, il lui adresse noblement ses félicitations. Peu à peu, les bleus s'approchent, silencieux, considérant cet homme-fantôme qu'ils ont cru ne jamais atteindre, et qu'ils voient là, couvert de boue et de sang, la barbe longue, seul debout parmi les cadavres de ses compagnons et soutenu par deux soldats républicains. Il était midi ; la pluie, depuis le matin, tombait. Ce coin du bois de la Chabotterie est devenu un lieu de pèlerinage ; on fit, d'un arbre mort, une croix que l'on dressa à l'endroit précis où Charette fut capturé ; la cosse de frêne sous laquelle Travot le saisit, respectée durant près d'un siècle ne disparut qu'en 1871, lors d'une coupe de bois, par l'ignorante maladresse d'un bûcheron. Il y a quelques années une croix de pierre remplaça la vieille croix de bois qui menaçait ruine ; érigé par M. Alain de Goué, propriétaire du château de la Chabotterie, ce monument durable fut inauguré solennellement le 6 août 1911 et plus de 5.000 personnes venues de tous les points du pays assistèrent à la cérémonie que présida le général baron de Charette, petit-neveu du héros vendéen. Cette croix est située à 200 pas à peine de la grande route actuelle qui va de Montaigu à la Roche-sur-Yon ; un sentier qui s'embranche sur la droite de cette route, à la sortie du hameau de la Grande-Chevasse, après le pont sur l'Issoire, y conduit en traversant la prairie de la Musse. Par cette prairie, en suivant la rive gauche de la rivière, les bleus portèrent Charette, placé sur un brancard improvisé à l'aide de deux branches, jusqu'au château de la Chabotterie, tout voisin, où Travot avait son quartier général. La Chabotterie, l'un des plus pittoresques manoirs seigneuriaux de la Vendée, était alors, comme il est actuellement, une demeure d'aspect féodal, avec de hauts toits d'ardoise, des fenêtres à croisillons, un lourd pavillon à lucarnes de pierre, accoté d'une grosse tour ronde qu'abrite l'énorme parasol d'un pin aujourd'hui deux fois centenaire. Du côté de la cour, un donjon carré, flanqué d'une échauguette, domine les vieilles dalles du perron d'entrée. L'ensemble des constructions est du XVe siècle ; mais certaines parties paraissent plus anciennes ; d'autres, incendiées pendant la Révolution, ont été relevées depuis lors. Le château 1 appartenait en 1793 au chevalier de Goué dont les ancêtres l'avaient toujours possédé et dont les descendants l'occupent encore. Jamais la Chabotterie n'a été vendue ; le chevalier de Goué émigra ; le manoir fut affermé par un paysan du hameau des Forges, Jean Touzeau, et les trois filles de l'émigré obtinrent d'y séjourner, l'ayant reçu en partage de la nation. Mais les colonnes infernales y passèrent ; l'une de ces demoiselles, Charlotte de Goué, fut tuée, le 28 février 1794 ; les deux autres blessées et laissées pour mortes ; toutes deux pourtant survécurent ; elles ne se trouvaient pas au château durant les séjours intermittents de Travot. Charette fut déposé dans la cuisine, en raison des fortes grilles qui défendaient et défendent encore les fenêtres. Rien n'a changé dans cette longue pièce, en contrebas de trois marches, ni les vieilles poutrelles du plafond, ni peut-être la lourde table et les bancs de chêne, ni l'énorme cheminée de pierre, sous le manteau de laquelle le vaincu se sécha au feu de l'âtre. Il était gardé à vue ; on lava, on pensa sommairement ses blessures, et on le laissa reposer. Dans le reste du château on faisait liesse ; déjà, aux alentours, le grand événement était connu ; les soldats exultants, comme après une décisive victoire, arrivaient à la Chabotterie, et Travot, afin que ses hommes fêtassent son succès par une bombance, réquisitionna, au fermier de la Morinière, une vache de trois ans et 4 moutons qui furent dépecés sur-le-champ... et payés seulement vingt-neuf ans plus tard. On ne sait rien de l'attitude et des entretiens du vaincu durant les quatre ou cinq heures qu'il passa dans cette cuisine ; il y resta sans doute seul avec les soldats qui le gardaient ; pourtant Travot, plein d'égards pour son prisonnier, dut venir le voir et s'informer de son état. Peut-être faut-il placer là un trait recueilli de ouï-dire, par un narrateur, témoin de seconde main et manifestement hostile ; Charette aurait dit à Travot : J'ai reçu d'Angleterre une superbe épée ; elle est en nacre, enrichi de dorures ; je l'ai envoyée à Paris pour y faire mettre un fourreau d'argent. Si je ne craignais pas de compromettre la personne à qui je l'ai envoyée, je vous en ferais présent : comme mon vainqueur, vous êtes digne de la porter. Le détenteur de cette arme de luxe était Rochecotte, qui ne consentit jamais à s'en défaire ; Rochecotte ayant été fusillé, à Paris, deux ans plus tard, on ne sait en quelles mains passa la précieuse épée. D'ailleurs cette avance ne fut point la seule faite par Charette à Travot, car quelqu'un écrivit alors que, d'un ton pathétique, il témoigna au général républicain son contentement d'être son prisonnier, en lui faisant le compliment qu'il était aussi brave dans les combats qu'humain envers les vaincus. Charette, ajoute le même correspondant, Charette n'a jamais paru interdit ; il discourait comme s'il n'eût eu rien à craindre. Vers cinq heures on songea au départ ; le captif devait être conduit aux Sables-d'Olonne et Travot décida qu'on irait coucher au Pont-de-Vie ; le trajet s'effectua très probablement à cheval, et l'on possède encore ici un témoignage assez curieux : il émanerait de Messager, aide de camp de Travot ; selon cet officier, Charette ne perdait pas tout espoir d'échapper à la mort ; chevauchant aux côtés de Travot, il insinua : Je vois que je ne puis rien avec les baïonnettes, mais de l'argent pourrait bien me tirer d'affaire. Travot répondit : En vous arrêtant j'ai servi ma patrie et jamais je n'ai eu dessein de la trahir. Comme Charette tentait un nouveau sondage, le général lui imposa silence : Si vous continuez, je vous fais descendre de cheval. On ne saurait trop insister sur la provenance suspecte de ces échos, recueillis par le conventionnel Goupilleau ou son fervent adepte Dugast-Matifeux, tous deux détracteurs déclarés du chef vendéen. De Travot lui-même, sur ce parcours de la Chabotterie à Pont-de-Vie, on n'a rien, — rien qu'une réquisition adressée, le soir, à l'arrivée, et par laquelle il réclamait, de la municipalité du Poiré une barrique de vin pour refaire sa troupe exténuée. Après la nuit passée au vieux château de Pont-de-Vie, qu'on voit encore, dans un site pittoresque, à 2 lieues du village des Lucs, on allait, au matin du 24, poursuivre vers les Sables, quand arriva de Montaigu une estafette dépêchée par le général Grigny, chef d'état-major de Hoche ; il donnait l'ordre de diriger le prisonnier sur Angers ; et Travot obéit sans désemparer. Ce fut une grosse déception pour les Sablais qui s'attendaient à voir Charette exécuté dans le département de la Vendée ; l'administration exprima ses regrets et ses vœux pour que, dans son long parcours à travers le pays insurgé, le brigand ne pût échapper au juste châtiment de ses crimes. De fait, la route est longue du Pont-de-Vie à Angers, — 31 lieues. Trompés par une lettre du général Hédouville qui, dans son impatience, espérait pour le soir même l'arrivée du captif dans la capitale de l'Anjou, les chroniqueurs ont confondu les dates et, l'erreur se répétant de l'un à l'autre, il est assez difficile de fixer avec certitude les étapes de ce rude voyage. On sait cependant, par un habitant de Montaigu que Charette arriva dans cette ville le 24 à 11 heures du matin et qu'il la quitta vers 2 heures de l'après-midi ; d'autre part Deniau mentionne qu'on le vit à Cholet le vendredi saint, c'est-à-dire le 25 mars (5 germinal), il y aurait donc passé la nuit ; Cholet est à 9 lieues de Montaigu ; le soir tombe de bonne heure à la fin de mars et, pour ne pas voyager dans l'obscurité, à travers ce pays où l'on devait redouter une tentative de délivrance, il est très probable qu'on ne poussa pas plus loin la première journée de marche. D'ailleurs Cholet est précisément à moitié chemin du Pont-de-Vie à Angers : restaient donc, pour la journée du 25, 15 lieues à parcourir. Y réussit-on ? C'est possible ; il y eut un arrêt à Chemillé, où Charette aurait été déposé dans une pièce étroite, en haut d'un petit escalier, dans un grand bâtiment tenant à l'église du bourg ; un mois auparavant Stofflet, prisonnier, avait séjourné dans ce réduit. Charette voyageait sur un très mauvais cheval ; à Travot, chevauchant à ses côtés depuis Pont-de-Vie, s'étaient joints en route les généraux Grigny et Valentin ; une forte escorte les encadrait ; le cortège s'augmentait à tous les villages importants du parcours ; des officiers d'ordonnance, des cavaliers nombreux le renforçaient : c'est entouré de panaches tricolores que Charette dut suivre cette route dont chaque étape rappelait une victoire de la Vendée royaliste ; quand, sur le passage du prisonnier s'élevaient le cri Vive la République, il répondait par celui de Vive Travot ; on ne signala, du reste, aucun incident ; en admettant qu'on parvînt à Angers le soir du vendredi 25, il était très tard certainement et ce n'est pas à cette date qu'on peut placer le grand repas offert par le général Hédouville en l'honneur de Charette : outre qu'il se trouva sans doute quelqu'un pour remarquer qu'il était de mauvais goût d'inviter le champion des royalistes catholiques à un dîner de gala le vendredi saint, le prisonnier n'était pas en état d'y prendre part : on le sait par le récit du docteur Lachèze qui pansa ses blessures lors de son passage à Angers. Charette avait été conduit directement à l'hôtel de Lantivy qu'habitait le général Hédouville ; comme l'un des officiers d'ordonnance du général s'apprêtait à le soutenir pendant qu'il quittait sa selle, il refusa ce service et sans secours, malgré ses blessures, descendit de cheval : on le conduisit au salon du premier étage où tout l'état-major était rassemblé ; Hoche, le général en chef, en inspection dans la Normandie, manquait à la fête. Fête, en effet, car les généraux de la République exultaient : Nous sommes tous fous depuis la bonne nouvelle, disait l'un d'eux. Hédouville était si heureux qu'il commit l'indélicatesse, — dont il fut blâmé, — de remettre à Travot, en présence de son prisonnier, le brevet de général de brigade, brevet envoyé en blanc par le Directoire et destiné à l'officier qui prendrait le grand brigand. D'ailleurs celui-ci fut des premiers à féliciter son vainqueur. Les courriers envoyés à Paris pour annoncer la capture partageaient la joie unanime et effectuèrent le trajet avec une rapidité qui déconcerte, à moins que la réimpression du Moniteur ne fasse erreur en datant du 3 germinal, c'est-à-dire du jour même de la prise de Charette les félicitations du Directoire à Hoche et à Travot. Aucun télégraphe ne reliait les provinces de l'Ouest à la capitale ; au vrai, Paris n'apprit l'événement que le 27 ou le 28 mars et le gouvernement le fit annoncer sur tous les théâtres comme une de ces victoires qui sauvent les nations. L'allégresse de ses ennemis proclamait la renommée du vaincu. De l'hôtel de Lantivy il fut conduit à la prison située entre la place du pilori et celle des Halles ; là le docteur Lachèze le visita : il le trouva assis sur un escabeau de bois très solide ; deux hommes étaient près de lui et surveillaient ses moindres mouvements ; Charette dit au médecin qu'il souffrait beaucoup et qu'il serait reconnaissant s'il voulait bien renouveler l'appareil de ses blessures. On commença par celle du front qui était très enflammée ; elle fut bien lavée, recouverte de charpie très fine maintenue à l'aide d'une bande de toile ; puis on débarrassa le bras d'un pansement sali et exhalant déjà une très mauvaise odeur. Plusieurs coups de sabre et des coups de feu avaient produit des plaies enflammées et douloureuses ; mais le général souffrait surtout d'un coup de sabre qui avait coupé deux doigts, largement incisé l'avant-bras et le poignet gauches. Toutes ces plaies furent lavées à grande eau et pansées ; une légère planchette fut placée dans la paume de la main pour neutraliser autant que possible la section des muscles, et le bras fut mis en écharpe. Enfin on lava les jambes du pauvre prisonnier, on nettoya ses vêtements couverts de poussière et de boue ; et tant que durèrent ces soins, il ne cessa d'exprimer sa reconnaissance pour le soulagement qu'on lui procurait avec tant de déférence et de sollicitude. Enfin on le conduisit au vieux château où il dut passer la nuit. C'est le lendemain 26, veille de Pâques, qu'il prit part au dîner offert par le général Hédouville à son état-major. Charette y parut, la main gauche en écharpe et la tête entourée d'un bandage. Il mangea de bon appétit et conversa tranquillement avec ceux qui l'entouraient. Hédouville lui ayant témoigné son étonnement sur ce que, malgré la parole donnée, lors de la Jaunaie, il avait recommencé la guerre, Charette répondit que la République ne voulait pas sincèrement la paix ; en reprenant les armes il n'avait fait que la prévenir. Une gazette parisienne, racontant ce repas, évidemment d'après une correspondance d'Angers, écrivait que Charette ajouta : On n'a pas tenu ce que l'on m'avait promis... on m'avait promis un roi. Certains officiers manifestant leur surprise qu'il se fût laissé prendre vivant : Je me suis battu pour ma religion, répliqua-t-il, et j'aurais commis un crime contre les lois divines si je me fusse détruit moi-même. Au surplus, je prouverai que je ne crains pas la mort. Il fit ensuite quelques plaisanteries sur son nom, disant que la Charette était démontée, mais que ce n'était qu'une charrette.... Les généraux et officiers supérieurs de l'armée républicaine ne pouvaient réprimer un instinctif sentiment de sympathie pour ce Français si brave et si dédaigneux de la mort : Hédouville lui fit sentir combien il regrettait qu'il eût tourné et employé ses talents contre la République, tandis qu'il eût pu rendre de grands services à son pays. Tous étaient, paraît-il, d'accord pour envoyer Charette à Paris, où sans doute, il eût trouvé grâce, tout au moins de la vie, sous la pression de la curiosité et de l'engouement populaires. Cormartin, le second de Puisaye, jugé récemment dans la capitale, venait d'être simplement condamné à la détention et il en eût été, très probablement, de même pour Charette ; mais le commandant de la place de Nantes, Duthil, réclama pour cette ville l'avantage d'être le théâtre de l'exécution du chef des brigands, et Hédouville y consentit. Le 27 mars, — ci-devant jour de Pâques, — à 9 heures du matin, Charette fut donc embarqué sur une canonnière, où prirent place avec lui les généraux Travot, Valentin et Grigny. Le gâteau descendit la Maine, entra en Loire et se laissa dériver au fil du flot. La navigation dura seize heures ; lente et solennelle agonie où toute la vie de celui qu'on menait à la mort se déroula en quelque sorte à ses yeux : Saint-Florent qui avait été le théâtre du grand désastre de l'armée royale, Ancenis, la vieille tour d'Oudon, les vallons de Couffé, où s'étaient passés ses premiers ans, les prés de Gibraye sur lesquels il avait campé, voisins de la Jaunaie où il avait traité d'égal à égal avec la Convention. Tandis que, dans ce pays merveilleux, le lent voyage se- poursuivait, les canonnières républicaines, postées de demi-lieue en demi-lieue sur le fleuve, saluaient le vaincu d'un coup de canon. A 1 heure du matin, le 28, on était à Nantes ; le bateau accosta au quai de la Tremperie où une compagnie en armes attendait : Charette fut conduit au Bouffay, la vieille prison au nom redouté d'où tant de victimes, sous le proconsulat de Carrier, étaient parties pour l'échafaud ou pour la noyade. Il était très calme, sans fanfaronnade ni bassesse ; il se coucha dès l'arrivée et dormit paisiblement jusqu'au jour. A 7 heures du matin, il demanda une soupe à l'oignon qu'il
mangea avec appétit ; puis un chirurgien, le docteur Valteau, le pansa ; le
blessé consentit à l'application d'un appareil sur sa tête, mais il refusa
les soins pour sa main : Le pouce est cassé,
fit-il, ce n'est pas la peine de le remettre ;
humectez-le seulement. A 10 heures on le conduisit, fortement escorté,
chez Duthil, pour un interrogatoire dont Hoche avait précautionneusement fixé
les points. Charette, noblement mais laconiquement, revendiqua toutes les
responsabilités. A cette question : Quels étaient
vos projets en faisant la guerre ? il répondit simplement : Pour avoir un roi et que le gouvernement fût ce qu'il
était jadis. Quand on lui demanda ce qu'étaient devenus ses
lieutenants : Ils se sont tous rendus,
répliqua-t-il non peut-être sans quelque amertume. Où
sont-ils maintenant ? — Vous devez le savoir
mieux que moi. Au reste il reconnut qu'il
n'avait pas de conseil et que lui seul donnait des ordres. Le bruit s'était répandu dans Nantes que Charette n'était pas pris. La capture d'un tel homme semblait invraisemblable : l'un de ses dévoués, disait-on, avait consenti à prendre sa place. C'est alors que Duthil songea à exhiber son prisonnier afin qu'aucun doute ne subsistât. Au lieu de le ramener directement à la prison, on le promena par la ville, et un imposant cortège s'organisa. D'abord les grenadiers et les chasseurs de la cavalerie de la garde nationale, 2 compagnies d'infanterie et 2 compagnies de la légion nantaise ; 50 tambours, les musiques de la garnison, une demi-douzaine de généraux, enfin le roi de Vendée, libre et sans liens, entouré de quelques gendarmes. Un corps de cavalerie fermait la marche. On suivit le quai de la Fosse jusqu'à l'extrémité de la ville, à l'Ermitage ; là on fit demi-tour pour rétrograder le long du fleuve et la procession s'engagea dans la montée de la rue Jean-Jacques-Rousseau, passa devant la Comédie, redescendit à la place Égalité par la rue Crébillon. Beaucoup même, parmi ceux qu'on y vit figurer, n'approuvaient pas cette promenade et partageaient l'impression qu'un administrateur militaire formulait en ces termes : Des barbares et des sauvages dansent autour de leur victime ; des peuples policés, des Français devaient-ils faire un pompeux et brillant spectacle de la mort d'un homme dont les opinions excusaient les fautes et qu'on ne devait point ranger dans la classe des scélérats. Au surplus, cette pompe et cet éclat, loin de l'abattre et de l'humilier, ne servirent qu'à relever sa grandeur d'âme, sa patience et sa fermeté. Charette, en effet, supporta l'épreuve avec une hautaine sérénité ; un peuple immense, dans les rues, sur les quais, se bousculait pour l'apercevoir ; il passait flegmatique, entre les soldats, causant familièrement avec ceux qui marchaient près de lui. Il se tenait fort droit, — écrivait une Nantaise, Mlle Arnoux, zélée patriote, qui lui trouva l'air extraordinairement fier et imposant. — Le front haut, des yeux de feu, mais enfoncés, le nez un peu aquilin, le bas du visage gros et allongé, ayant ce qu'on appelle un menton en galoche, la barbe brune.... Point de chapeau ; un mouchoir blanc sur la tête, une veste à col cramoisi, une grosse cravate, un mauvais gilet noir,... le tout très mesquin, fort sale, et tout taché du sang de ses blessures. Il portait le bras gauche en écharpe.... Par moments il prenait une prise dans la tabatière d'un gendarme et l'on voyait alors que sa main droite était zébrée des déchirures qu'y avaient faites les ajoncs de la Chabotterie. Quand certains groupes l'invectivaient au passage, — ce qui fut rare, — il semblait ne rien entendre ; seulement on le surprenait parfois se mordant les lèvres. Épuisé par le sang qu'il avait perdu, par la fatigue des nuits et des jours précédents, il se raidissait pour ne point faiblir. Au bout de la Fosse, pourtant, il faillit s'évanouir ; on dut arrêter le cortège et Charette entra dans la boutique d'un épicier où il but un verre d'eau ; puis, avant de reprendre la voie douloureuse, aux généraux qui l'entouraient il adressa ce fier reproche : Si je vous avais tenus en mon pouvoir, je vous aurais fusillés sur-le-champ ! Il fit effort et se remit en marche. Par le pont de l'Erdre et l'étroite rue de la Casserie, on revint au Bouffay ; il était une heure de l'après-midi ; les badauds qui avaient suivi la procession s'attardèrent durant toute la journée à danser sur la place du Bouffay et à chanter le Ça Ira et la Marseillaise. Charette, exténué, rentra dans sa prison et se reposa durant quelques instants ; deux citoyens de Nantes, tous deux coiffeurs de profession, Borde et Fournier veillaient sur lui. Ils lui demandèrent ce qu'il voulait pour son dîner : Nous avons fait une bonne promenade, répondit-il ; cela vaut bien une poularde et une bouteille de vin. Il mangea avec appétit et conversa gaiement avec ses gardiens et le capitaine de gendarmerie Levieux chargé de sa surveillance : Quels hommes que vos chasseurs, dit-il, ils sont infatigables ; pourtant, sans mes blessures, je les aurais mis sur les dents et ils ne m'auraient pas pris. Il demanda s'il ne lui serait pas permis de voir l'un des hommes qui lui avaient, en toute occasion, témoigné le plus de dévouement, son tailleur, Boets, surnommé Flamand, auquel il portait une grande affection. L'autorisation fut accordée ; quand le tailleur, très ému, se présenta à la prison, il trouva Charette prenant l'air dans la cour, sous la garde de l'officier de gendarmerie. A Boets il fit part de ces derniers désirs ; sa sœur, Mlle Marie-Anne de Charette et sa tante, Mlle de la Gâcherie vivaient recluses à Nantes ; il manifesta le grand plaisir qu'il aurait à les recevoir. Sa femme habitait également la ville, mais il ne parla pas d'elle et il semble bien qu'elle ne s'occupa point de lui. Il faut placer encore, dans cette journée du 28, une visite du capitaine Perrin, rapporteur au conseil de guerre ; il interrogea le prisonnier qui, entre autres réponses déclara n'avoir pas été en correspondance avec les émigrés de l'île d'Yeu et être resté étranger à l'assassinat du curé de la Rabatelière, assassinat qu'il connut deux jours après qu'il avait été commis à son insu. Le tailleur Boets fit diligence ; vers la fin de l'après-midi, — si l'horaire qu'on suit ici est exact, — les deux femmes arrivèrent à la prison, accompagnées d'une autre parente, Mlle Loisel. Toutes trois, en entrant dans la chambre du prisonnier éclatèrent en sanglots : Charette raffermit leur courage, leur conseilla la résignation. Il leur dit son intention d'appeler un prêtre pour l'assister en ses dernières heures ; il sait que celui qui se présentera, le curé de Sainte-Croix, paroisse du Bouffay, est un constitutionnel, un intrus. Serait-il possible de recevoir, en allant au supplice, l'absolution d'un prêtre non jureur ? Marie-Anne le lui promet ; on convient des points de détail : elle-même amènera l'ecclésiastique sur le parcours du condamné ; elle désigne la maison, la rue, l'étage ; rue de Gorges, au second : l'abbé tiendra à la main un mouchoir blanc. Réconfortées par la pensée de vaquer à ces préparatifs, les pieuses filles quittent la prison. Peut-être espèrent-elles encore : elles ont décidé Villenave, un habile avocat nantais, à présenter devant le conseil de guerre, la défense de l'accusé ; il vient causer avec Charette vers la fin le l'après-midi ; l'entretien se prolonge durant deux heures. Villenave parti, Charette achève la soirée en jouant avec l'enfant du geôlier, une fillette de onze ans. Il soupe, puis, comme la veille, il se couche sans ôter ses vêtements ; habitude prise au bivouac, sans doute. Quand, le mardi, 29 mars, dès sept heures du matin, le tailleur Boets pénètre dans la prison, il trouve endormi le prisonnier qui, s'éveillant presque aussitôt, promène ses regards, alourdis de sommeil, sur les murs de son cachot, fait un signe de croix, salue l'officier de garde, les gendarmes et son ami : à celui-ci il avait demandé le compte de divers uniformes fournis pendant ses campagnes ; il en acquitte une partie regrettant de n'être point assez en fonds pour solder la totalité du mémoire ; il serre la main du tailleur et, sur l'invitation des gendarmes, se prépare à comparaître devant les juges. L'audience est pour neuf heures. Il s'inquiète de sa barbe qui est longue ; ne l'autorisera-t-on pas à faire venir un perruquier pour le raser ? Non ; les règlements s'y opposent : N'en parlons plus, dit-il, je désirais me mettre en état de paraître devant le public, comme tout le monde. Or cette longue barbe.... Aussitôt il commande son déjeuner : deux côtelettes et une demi-bouteille de vin rouge. A peine a-t-il terminé son repas qu'il est appelé pour l'audience. Le conseil siégeait au Bouffay même, dans le local qu'avait occupé au temps de Carrier le tribunal criminel. C'était une assez vaste salle, au premier étage du vieux bâtiment, ouvrant sur la place ses quatre fenêtres et à laquelle on parvenait par un escalier extérieur de 36 marches, coupé d'un palier à mi-hauteur. De l'audience on ne sait pas grand'chose, car il ne fut tenu note ni des réponses de l'accusé ni des dépositions des témoins. Le président, chef de bataillon Maublanc, se contenta de réitérer les questions déjà posées dans les interrogatoires préalables. L'accusé répondit avec la plus grande tranquillité, comme s'il était en conversation ; lorsqu'on lui parla des meurtres commis par ses soldats, il secoua la tête en signe de négation et il sourit amèrement, songeant, sans doute, aux effroyables tueries des colonnes infernales et aux hécatombes de femmes et d'enfants, ordonnées à Nantes et au Bouffay même, par ceux qu'il avait combattus. Le lieu était mal choisi pour tenter une comparaison insolente entre Charette et Carrier. Le gouvernement, et surtout les anciens conventionnels qui le composaient, redoutaient les révélations in extremis que Charette pouvait faire touchant les conférences de la Jaunaie ; rien, dans les pièces officielles, très laconiques, dont on dispose, ne permet de démêler, sur ce point obscur, la vérité nette. L'interrogatoire de Charette par Duthil, interrogatoire dont Hoche, on l'a dit, avait dicté les termes, aborde à peine ce sujet délicat : à la question : Quelles pouvaient être les conditions secrètes du traité ? Charette se serait borné à répondre : Il n'y a eu nulle condition que celle de tranquillité et de paix. Devant le capitaine Perrin, il aurait été un peu moins discret : Ruelle et quelques autres, aurait-il expliqué, m'ont dit dans la conversation, qu'un état de paix serait plus favorable et conduirait plus tôt au but de mon Parti ; ce qui, n'ayant pas eu lieu, je me suis cru autorisé par la suite à les accuser de m'avoir trompé. Il n'y avait pas d'articles secrets par écrit ; mais des conjectures tirées de l'état du gouvernement, alors divisé, et ces conjectures avaient d'autant plus de vraisemblance qu'elles étaient étayées de l'opinion d'hommes revêtus de la confiance publique.... En pressurant cette réponse on peut en extraire tout ce qu'on veut, même la constatation d'un engagement formel, pris par les représentants, de restaurer la monarchie et de livrer aux Vendéens le petit Louis XVII. Mais outre que ni l'un ni l'autre de ces interrogatoires, n'a, de l'avis même de Ruelle, un caractère légal on ne pourrait affirmer qu'on en possède le texte exact. Un journal de Paris observait que ce procès-verbal était contesté et que le Directoire se garderait bien de publier le véritable, déposé entre ses mains. Il se contenta de faire insérer au Moniteur, une lettre de Nantes non signée, où se lisait cette déclaration trop catégorique : On a demandé à Charette si les représentants du peuple ne lui avaient pas promis un roi ; il a répondu que non ; ils ne lui en avaient jamais parlé dans leurs discours publics, ni dans les conversations particulières. Le mensonge est manifeste et dévoile seulement les transes des anciens représentants pacificateurs ; celles de Ruelle en particulier, qui, bien assuré maintenant que l'affaire resterait ténébreuse, s'agitait bruyamment, réclamant la lumière. Il est singulier qu'on demeure si pauvrement renseigné sur ce procès fameux et sur les incidents de l'audience ; peut-on ajouter foi au biographe de Travot, évidemment soucieux d'exalter son héros et écrivant : Travot dit aux juges : Si j'avais prévu le sort réservé à Charette, je ne l'aurais pas livré. — Il avait, ajouta-t-il, promis à son prisonnier qu'il ne serait pas condamné à mort. Charette, ému de cette loyauté, aurait embrassé son vainqueur, qui termina sa déposition par ces mots : J'estimais Charette comme un grand capitaine, plein de franchise et de loyauté.... Au vrai on ne peut rien affirmer sinon que l'accusé fut condamné à mort. Pendant la délibération du Conseil et dans l'attente du verdict, attente qui se prolonge durant deux heures, il ne cesse d'entretenir avec un sang-froid imperturbable ceux qui l'entourent, parlant toujours de ses opérations, revers et succès, et surtout rendant justice aux troupes qu'il a distinguées pour être les meilleures, telle que les chasseurs basques qui l'ont poursuivi certains jours pendant trente heures sans qu'il pût les perdre de vue, car ils marchaient, dit-il, aussi vite que nos chevaux. Il écoute son arrêt du même front et sans manifester l'ombre d'une émotion : Tandis qu'il sort du prétoire, d'un pas tranquille, s'élève, dans la salle, le cri : Vive la République auquel répond par une grande clameur la foule qui attend, massée sur la place. Reconduit à sa chambre, le condamné entra en conférence avec le curé constitutionnel de Sainte-Croix, l'abbé Fuibert ; il se mit à genoux et resta deux heures aux pieds du prêtre : celui-ci, à la fin, pris de pitié : Vous devez être bien fatigué, dit-il, asseyez-vous. Charette obéit ; on a dit que, après avoir dévotement reçu l'absolution, il fut pris d'un énervement, marchant à grands pas dans sa chambre, s'asseyant, se relevant et marchant encore, en proie à une angoisse qu'il n'avait jamais connue. Cette agitation fut de courte durée ; quand, vers quatre heures, il parut sur le haut perron du Bouffay, aux côtés du prêtre, il était si calme, si digne, si noblement maître de soi, si imposant que, dans la foule, entassée là pour le huer, se fit instantanément un solennel silence. Un seul cri de haine s'éleva ; Charette tourna les yeux vers l'insulteur qui disparut dans un remous. Puis, simplement, sans aide, le condamné commença à descendre, les yeux baissés, récitant le Miserere. Un détachement de gendarmerie l'attendait au bas du perron ; il entra dans ses rangs ; aussitôt les tambours roulèrent et les officiers commandèrent la marche. On suivit le quai, d'abord ; puis on tourna à droite, dans la rue de Gorges. Levant les yeux, v Charette guettait la fenêtre au balcon de laquelle sa sœur devait se tenir en compagnie d'un prêtre insermenté ; il aperçut le mouchoir blanc de l'ecclésiastique, signe convenu : une enfant de neuf ans, était à la fenêtre avec Marie-Anne ; Charette courba le front, se recueillit et continua sa marche, réglant son pas sur celui des soldats, causant paisiblement avec l'abbé Guibert, auquel, d'abord, il avait affecté de ne pas faire attention. Il était sans chapeau, un mouchoir des Indes rouge, bien arrangé sur la tête, une haute cravate enserrait son cou, peut-être pour dissimuler le bas du visage non rasé ; une grande tache de sang coulé de ses blessures couvrait l'épaule de sa veste claire. Les Nantais qui l'avaient vu passer, l'année précédente, en triomphateur, le trouvaient changé ; une femme notait, le jour même : Il avait la peau jolie, il y a un an, aujourd'hui elle est très brune. Le chemin est long et la montée rude du quai de la Loire à la place Viarme, lieu fixé pour l'exécution. On a traversé la place Bretagne ; on avance maintenant dans la rue du Marchix, courbe couloir de maisons à hautes lucarnes, telles qu'en comptent encore les vieux quartiers de Nantes ; enfin l'escorte entre sur la place Viarme, — qu'on appelle alors place des Agriculteurs ; — c'est un espace très étendu : 5.000 hommes de troupes, en alignements profonds, figurent les trois côtés d'un carré dont la quatrième face, absolument déserte, est formée de murs de jardins percés de portes espacées. Au centre du carré, deux musiques militaires, 10 à 12 généraux, en grand costume, avec leurs états-majors. A quelques pas des murs, leur faisant face, un peloton de 18 hommes, l'arme au pied, attend. Entre ces hommes et les murs, une bière en voliges neuves, posée à même le sol. Les gendarmes qui, depuis le Bouffay ont escorté le condamné, l'abandonnent quand il pénètre dans le grand carré des troupes. Il s'avance librement, suivi du prêtre, à travers la vaste place ; de son pas tranquille, d'un pas de promeneur, il se dirige vers le groupe des généraux, cause avec eux, les étonne par une conversation suivie et tranquille, comme celle d'un homme aux époques les plus calmes de sa vie. D'après Villenave, l'avocat, cette conversation aurait duré plus d'une heure ; mais on n'en peut rien croire, sinon que le temps paraissait affreusement long à tous ces vivants dont les regards se fixaient sur celui qui allait mourir. Enfin il inclina la tête, quitta les généraux, et alla se placer devant le détachement qui l'attendait : il parla encore au prêtre qu'il embrassa deux fois ; il donna en passant un coup d'œil au cercueil béant ; se plaça à huit pas des soldats, le dos tourné à l'une des portes percée dans les longs murs du fond de la place. L'officier de service s'approcha et désigna la pierre sur laquelle le condamné devait se mettre à genoux ; Charette fit signe de la tête et de la main qu'il ne voulait pas. Un gendarme se présentait en même temps pour lui bander les yeux ; il refusa également ; mais il pria l'officier de recommander aux soldats de ne pas faire feu, avant qu'il en eût lui-même donné le signal par une inclinaison de tête. On vit cet officier lui parler encore pendant quelques instants et transmettre son désir au commandant du peloton d'exécution. Alors, ferme et fort droit, le front haut, Charette sort son bras gauche de l'écharpe ; les mains écartées du corps, il se recueille en une dernière prière, incline la tête ; sur un commandement muet, dans l'effrayant silence qui règne sur l'immense foule, la décharge éclate ; Charette, sous la fusillade, reste debout comme si son invincible énergie le soutenait encore un instant ; on voit sa jambe gauche fléchir, le corps s'affaisser lentement, le coude droit, s'appuyer à terre pour retarder la chute, et le cadavre s'étendre enfin sur le dos, sans sursaut, sans secousse. Le commandant du peloton s'approche, se penche. Charette est mort. Au même moment les trompettes et les tambours, silencieux jusque-là, sonnent et battent ; les musiques militaires rythment les airs nationaux ; déjà le corps est dans les planches et des hommes l'emportent vers ces carrières du chemin de Gigant, où depuis trois ans, se sont entassés tant et tant d'autres morts pour lesquels celui-ci a si obstinément combattu. Il y eut à ce noble trépas un épilogue affreux. Le citoyen Casanne, plâtrier à Nantes, rue Crébillon, avait obtenu de mouler, après l'exécution, le visage de Charette : les autorités soupçonnant que l'identité du mort serait contestée, pensaient qu'une effigie authentique réduirait les plus incrédules. Casanne se rendit d'avance aux carrières : il s'y trouvait au moment où on apporta le cadavre encore chaud : il le dévêtit et appliqua sur le visage un masque de plâtre, après avoir très probablement rasé la barbe et les cheveux. Puis le corps fut rejeté sans cercueil à la fosse commune ; Casanne rentra chez lui, emportant la première empreinte et la veste du mort, percée de cinq balles : quatre du côté droit et une du côté gauche. Le moulage fut remis au citoyen Cruci, commandant de la garde nationale. Quatre jours plus tard, à deux heures du matin, le plâtrier entendit frapper à sa porte : un détachement de soldats cernait sa maison. Ayant ouvert, il apprit de l'officier commandant la troupe, qu'il était accusé d'avoir soustrait le corps de Charette pour le vendre aux Vendéens : on le menaçait de la fusillade s'il n'avouait son crime et ne représentait le cadavre à l'instant même. Les procès-verbaux de ce macabre épisode, conservés aux archives municipales de Nantes, ont été publiés, en 1853, dans la Revue des Provinces de l'Ouest. Il fut convenu que Casanne retournerait aux carrières de Gigant, s'arrangerait pour retrouver le corps du brigand, prendrait du visage une nouvelle empreinte, dont la parfaite identité avec la première prouverait son innocence et pouvait seule lui sauver, la vie. Depuis quatre jours bien des corps avaient recouvert celui de Charrette : c'est là qu'on inhumait, en un effroyable pêle-mêle, les soldats morts de la peste dans les hôpitaux de la ville. Le plâtrier, surmontant son horreur, se mit courageusement à la besogne : descendu dans la fosse, il retournait les cadavres décomposés, les soulevait, tâtonnant dans cette infection, cherchant à reconnaître parmi ces faces d'épouvante, celle qu'il avait moulée, il l'aperçut enfin ; l'affaissement des chairs en avait déformé les traits ; cependant la nouvelle empreinte qu'il obtint suffisait à le justifier ; on y retrouvait encore intacts ce nez en bec d 'oiseau, la cavité profonde des yeux et, surtout, preuve irréfutable, la trace d'une balle qui avait brisé la tempe. Après cette identification posthume, le corps de Charette fut repoussé à la carrière. Ses restes sont là encore, confondus avec tant d'autres, dans quelque jardin de faubourg, au bord du chemin de Rennes, on ne sait où. FIN DE L'OUVRAGE |