TURREAU — LA PROMENADE CIVIQUE — HAXO — RAVAGES.
I. — TURREAUSI la Convention souhaitait sincèrement la pacification de la Vendée, l'heure était opportune, en ces premiers jours de janvier 1794. A vrai dire les rebelles n'existaient plus. Des 60000 paysans armés qui suivirent La Rochejaquelein de l'autre côté de la Loire, 5 ou 6.000 au plus étaient parvenus à repasser le fleuve ; mais à peine rentrés dans leur pays, trop heureux de vivre et de retrouver leur toit et leurs champs, ils se tenaient tranquilles, et l'un de leurs chefs, Poirier de Beauvais, échappé, comme Stofflet et La Rochejaquelein, au désastre de la grande armée atteste que, sur tout le territoire qu'elle avait naguère victorieusement occupé, il ne restait pas 10 hommes assemblés et en armes. La Rochejaquelein et Stofflet, se voyaient obligés de se déguiser en paysans pour parcourir leurs paroisses. Le désir de la paix était si bien dans les cœurs que les soldats de la République disaient aux insurgés qu'ils avaient vaincus : — Vous êtes des braves, embrassons-nous et soyons frères à l'avenir. Charette seul n'avait pas désarmé et tenait encore la campagne, mais combien amoindri par la perte de Noirmoutier, le manque de munitions et l'extrême lassitude des 5 ou 600 gars qu'il traînait de forêts en landes ; s'il se fut présenté un homme adroit, loyal, sincère, apportant à ces derniers rebelles des promesses de fraternisation, de clémence et de sécurité, il aurait été certainement écouté. Mais cet homme ne se trouva point. Eût-il commis la hardiesse de se révéler, la Convention l'eût fait taire. Elle siégeait loin des combats, au palais des Tuileries, et, pour paraître grande, pour se flatter d'être redoutable, elle faisait peur ; c'était alors son programme : inspirer la Terreur, tel était le mot d'ordre transmis et imposé à ses agents de tous grades. Et quels agents ! Depuis le début de l'insurrection de l'Ouest, le ministre de la Guerre, chargé de réprimer cette révolte, est Bouchotte ; pas méchant, laborieux, foncièrement probe, animé de bonnes intentions, ce chef suprême de l'armée s'affirme doué d'une singulière aptitude à favoriser les incapables et d'une prédilection non moins étonnante pour les sacripants. Il fut le Mécène des incompétences. Républicain dans l'âme, il jugea que son premier devoir était de démocratiser l'armée et les bureaux de son ministère ; dans ce but il élut pour secrétaire général un clerc de procureur, François-Nicolas Vincent, sorti de la Commune insurrectionnelle du 10 août pour obtenir l'emploi inattendu de Commissaire extraordinaire des guerres : garçon énergique et d'initiative, malgré son jeune âge, — vingt-six ans, — il préconisait le massacre des ci-devant à domicile : — Je demande, proposait-il au club des Cordeliers, que nous arrêtions une fête civique pour un jour déterminé ; que le cortège parcoure les rues, précédé d une bannière noire... dès qu'il sera arrivé devant la maison d'un aristocrate, le drapeau noir y sera planté, on se saisira des conspirateurs et on en délivrera la République. Comme adjoint, Bouchotte prit Ronsin, homme fait, — quarante-deux ans, — et mûri par la fréquentation des coulisses, car il était auteur dramatique et avait, sinon réussi à faire jouer, du moins publié, — au profit de sa belle-mère qui, si elle ne possédait d autres ressources dut vivre dans une lamentable pénurie, — diverses pièces de théâtre, entre autres une tragédie, Hécube et Polyxène, et une comédie, Le fils cru ingrat. Dès que la Révolution eut placé Ronsin en évidence, le Théâtre de la République s'empressa de représenter son œuvre maîtresse, Arétaphile ou la révolution de Cyrène, si chaleureusement applaudie le 16 novembre 1792 que l'auteur, promu, la veille, commissaire des guerres à l'armée de Belgique, dut se montrer au public enthousiaste. D'ailleurs, quoique ancien soldat, le poète d'Arétaphile n'avait jamais exercé qu'un seul commandement, celui du poste de la Butte-des-Moulins, quand lui fut confiée la direction de toutes les armées de la République. La vanité ne l'aveuglait pas au point qu'il crût pouvoir se passer d'acolytes choisis : aussi recruta-t-il, pour l'aider dans sa rude mission, un personnel éprouvé : — Parain-Dumesnil, autre auteur de tragédies injouables, plus connu par ses démêlés , avec la magistrature d'avant 89 et par son libelle, l'Exterminateur des Parlements, composés de vampires dont le souffle empoisonné avait manqué de lui faire perdre la vie, comme Daniel dans la fosse aux lions, dans le gouffre pestilentiel des cachots du grand Chatelet et de la Conciergerie ; — Grasset, régisseur du Théâtre de la Montansier, qui pouvait rendre de grands services en Vendée, car il connaissait le pays, ayant joué jadis les amoureux tragiques sur le théâtre de Nantes ; — Grammont, dit Roselli, sociétaire du théâtre de la République ; il avait dû contribuer au succès d'Arétaphile, ce qui justifiait sa subite promotion parmi les. hauts fonctionnaires du ministère de la Guerre ; — Robert, autre artiste dramatique, de réputation plus modeste mais dont Ronsin avait pu apprécier les qualités militaires dans le grade de sergent. fourrier au bataillon de la Butte-des-Moulins. A cette troupe comique dont la composition promettait des réunions gaies, Ronsin s'adjoignait comme assistants-conseil un certain Félix, professeur de musique, rue Copeau, auquel six emprisonnements au temps des tyrans, avait valu l'honneur de siéger à la Commune de Paris et l'avantage de la place d'économe à la prison du Temple. — Hazard, professeur de mathématiques à Nanterre ; — Millier, marchand mercier, rue du Cherche-Midi, formé, lui aussi, à l'école de la Commune insurrectionnelle ; — Momoro, libraire-imprimeur, bisontin bavard, fougueux égalitaire, de ceux dont la longue barbe inculte et la saleté affichent les convictions. Il ne quittait pas, même la nuit, son fusil, baïonnette au canon, sa giberne et son sabre, quoiqu'il eût pour compagne une délicieuse personne, blanche comme l'albâtre, paraissant âgée de seize à dix-sept ans au plus, et dont le joli visage était angélique. La citoyenne Momoro devait, quelques mois plus tard, figurer la déesse Raison, à l'église Saint-André-des-Arts. Quand, au début de mai 1793, Convention s'avisa que la révolte de la Vendée n'était pas seulement une émeute de paysans, mais un grand soulèvement populaire, elle expédia dans les pays insurgés le vice-ministre Ronsin qui partit, emmenant toute sa séquelle de camarades, comédiens et autres, transformés en commissaires du pouvoir exécutif. On s'arrêta d'abord à Tours, pour y organiser l'armée, puis on s'avança jusqu'à Saumur, qu'on dut évacuer, en bousculade, devant l'irruption subite de la grande armée royaliste, mais où l'on se réinstalla une fois le danger passé. Tours et Saumur connurent en ces jours-là un aspect de la Révolution resté jusqu'alors insoupçonné : représentants du peuple, fournisseurs de l'armée, officiers de tous grades, commissaires de toute provenance, volontaires par milliers, affluent sans répit, arrivant de Paris, en trombe, pour sauver le peuple ou périr, ainsi que l'écrivait de Tours, le 6 mai, au Comité de Salut Public, le conventionnel Tallien ; il s'était dévoué un des premiers et se dépensait sans compter en se pavanant parmi les belles aristocrates venues à son hôtel implorer la mise en liberté, qui d'un père, qui d'un mari détenu. Pour cette avalanche de Parisiens, une telle échappée, au printemps, vers le plus beau pays de France, prenait après un hiver qui n'avait pas été gai, l'allure d'une bordée de vacances ; on était revêtu de brillants uniformes, coiffé d'imposants plumets, investi de titres ronflants ; on allait éblouir la province et s'amuser à tirer le canon : la République défrayait de tout ; pouvait-on rêver aventure plus joyeuse et plus récréative ? Aussi, dès la première étape, l'expédition se transforma en bombance. Les hôtels de Tours regorgeaient et les mieux réputés étaient les plus assaillis ; les tables ne désemplissaient pas de la journée ni de la nuit ; quand, après manger et boire, il fallait céder la place à d'autres convives, on allait au club essayer sur les bons Tourangeaux l'effet de son éloquence et terrifier ces naïfs provinciaux par des tirades déjà usées à Paris à force d'avoir servi, mais qui, pour eux, avaient la saveur de l'inédit. Un républicain austère et convaincu, Mercier du Rocher, commissaire du malheureux département de la Vendée, fut témoin de ces choses et en resta confondu, en attendant qu'il en eût honte : Les rues de Tours, écrivait-il, étaient encombrées d'aides de camp traînant de grands sabres et portant de longues moustaches, de commissaires du pouvoir exécutif qui prêchaient l'anarchie, la loi agraire, le meurtre et l'assassinat.... Je voyais des histrions transformés en généraux, des joueurs de gobelets, des escamoteurs traînant les filles les plus dégoûtantes, occuper des grades dans l'armée ou des emplois dans les vivres, les fourrages ou les charrois. Il semblait que tous les roués de Paris se fussent donné rendez-vous dans ces malheureuses contrées pour y attiser la guerre civile et en dépouiller les habitants. A Saumur la fête fut complète, — si on excepte, bien entendu, la panique folle et la débandade éperdue causées par l'approche victorieuse des bandes de Cathelineau, de Lescure et de La Rochejaquelein. Cette jolie ville était, en effet, le siège de la Commission centrale des représentants en mission près de l'armée des côtes de la Rochelle : 16 représentants du peuple, sans compter ceux de passage, 50 commissaires du pouvoir exécutif, une infinité de généraux, et tout ce qui gravitait autour de ces puissants personnages et leur formait une Cour, femmes, fournisseurs, spéculateurs et intrigants de tout acabit, quémandeurs insolents ou misérables. Les représentants vivaient en satrapes : Carra, — qui n'en avait plus pour longtemps, — s'était logé dans une très belle maison, près le Pont-Neuf ; deux sentinelles gardaient sa porte ; il parcourait le pays entouré de gardes à pied et à cheval ; Julien, de Toulouse, voyageait dans une voiture traînée par six chevaux ; Bourbotte, Goupilleau étaient plus simples, mais leur rudesse démocratique rendaient les discussions difficiles : on se disputait les emplois : au sujet de la nomination d'un apothicaire, Mercier du Rocher entendit Goupilleau et Carra se traiter de J... F... et d'intrigants ; Goupilleau qualifia son collègue de vieille machine détraquée. Peut-être n'exagérait-il que très peu ; la politique de Carra était étrange et ses conceptions étonnaient : ce dialogue s'engagea entre lui et un pauvre habitant des Sables-d'Olonne, implorant qu'on se hâtât de venir en aide à ses concitoyens menacés de toutes parts : Si les Anglais s'emparent des Sables, gémissait-il, que deviendrons-nous ? — Nous vous ferons porter du secours. — Mais ce sera impossible ; il faut traverser 40 lieues de pays insurgé pour aller d'ici aux Sables. — Vous n'entendez rien à cela, mon cher.... Et, après réflexion, Carra ajouta : D'ailleurs, si les Anglais font une descente, ils enlèveront les brigands et les emporteront à Londres : qu'est-ce que ça nous fait ? Nous en serons débarrassés !... Le véritable roi de cette Cour de Saumur est Ronsin, il distribue des grades à ses compagnons, dont il est l'idole ; lui-même s'est bien servi : nommé le Ier juillet, par Bouchotte, capitaine au 13e régiment de chasseurs à cheval, il est, le 2, chef d'escadron ; le 3, adjudant général ; le 4, général de brigade. Ses grandeurs foudroyantes ne lui font pas oublier les camarades : le comédien Robert qui a vingt-six ans sera promu adjudant général en août, général de brigade le 30 septembre, général de division deux mois plus tard, et chef d'État-major des généraux en chef quelques semaines après ; le sociétaire de la Comédie-Française, Grammont, devient également, par la grâce de l'auteur d'Arétaphile, général des armées de la République ; même aubaine au poète tragique Parain-Dumesnil qui obtiendra le généralat en octobre, et au professeur de mathématiques Hazard, qui se parera bientôt du titre de chef d'état-major du général en chef ; Santerre, parti de Paris brasseur, est également général en arrivant au bord de la Loire. Quand il a quitté son faubourg Saint-Antoine pour voler à la gloire, les adieux de ses admirateurs ont été touchants : Pars, enfant de la République, a dit un orateur, pars, brave soldat : tu pourras dire comme César, je suis venu, j'ai vu, j'ai vaincu. Le dit orateur n'était pas prophète : ces généraux improvisés ne manquaient pas de courage, mais ils ignoraient absolument, — qui s'en étonnerait ? — les premiers éléments de la tactique. Santerre collectionna les défaites ; Ronsin lui-même, le général-ministre, pour sa première affaire, où il commandait en chef, subit un désastre. Il s'était pourtant rendu à la bataille dans un bon carrosse où il se tenait enfermé avec la jolie citoyenne Momoro ; — il rencontra les brigands à Coron, le 18 septembre.... En une heure, tout était décidé ; l'armée de Ronsin en déroute et son artillerie aux mains des Vendéens. L'auteur d'Arétaphile essaya bien d'attribuer son échec à l'incapacité du brasseur ; mais celui-ci se justifia en alléguant qu'il avait été empêché de se placer dans une position inexpugnable. Quant au général Grammont et au général Robert, tous deux ci-devant comédiens, l'histoire parle peu de leurs prouesses guerrières ; elle a seulement retenu que l'un deux donnait le spectacle insolent de quatre courtisanes traînées dans un char fastueux et escorté par 50 hommes, pour observer la manœuvre du camp, et que Robert quand son tour était venu de régaler la cohue des femmes, filles, commissaires nationaux, officiers supérieurs, disait : Je traite aujourd'hui ma volaille. Le reste des compères de Ronsin, ceux que les aléas du métier de conquérant ne tentaient pas, les Félix, les Grasset, les Millier, et autres, de tempérament pacifique, parcouraient les provinces insurgées pour y semer la bonne parole ; par malheur, comme ils ne s'aventuraient pas au cœur du pays, crainte de se heurter aux bandes de Charette, nuée de vautours à figure humaine dirigée par des serpents monstrueux, ces apôtres de la fraternité ne se hasardaient que dans les villes, bien défendues par de fortes garnisons, et ne péroraient jamais que dans les clubs, devant un auditoire déjà conquis à la Révolution et qu'ils n'avaient pas à convaincre. Même là, les avanies ne leur manquèrent point ; les honnêtes républicains de Fontenay, de la Rochelle, de Rochefort, des Sables et de Nantes, n'étaient pas encore, dans l'été de 1793, à la hauteur des théories émises par les missionnaires de Ronsin ; les prédications de ces enragés furent jugées sévèrement. Félix, par exemple, se vit expulsé de Rochefort pour avoir excité les citoyens indigents à réparer les torts de la fortune en se portant sur les riches. A la Rochelle, on l'arrêta ; il dut comparaître devant les autorités et justifier de ses qualités ; il répondit qu'il était l'adjoint de l'adjoint du ministre de la Guerre ; ce titre parut louche ; on mit Félix en prison ; il en sortit grâce à Ronsin et il poursuivit sa mission. Aux Sables il étonna beaucoup le secrétaire du district en insinuant à ce probe fonctionnaire : Faites-moi quelques petites dénonciations, ça vous portera bonheur. Dans la même ville, Grasset, l'ex-régisseur de la Montansier, inquiète les patriotes en réclamant 50.000 têtes ; ou l'expédie à Niort sous l'escorte des gendarmes. A Nantes même les commissaires du pouvoir exécutif ne sont pas mieux accueillis ; quand Grammont et Robert s'y présentent, empanachés comme des écuyers de cirque, dans une voiture dorée, décorée de drapeaux en trophées, la foule s'amasse et ricane ; on les reconnaît pour les avoir vus, naguère, sur les planches du théâtre Graslin ; alors éclatent les sifflets et les quolibets. Les autorités locales se refusent à reconnaître leurs pouvoirs : ils s'en consolent en passant une revue des troupes ; mais les tambours et les trompettes ne parviennent pas à couvrir le bruit des huées et des rires, et, le lendemain Grammont exige de la municipalité satisfaction de l outrage infligé à son auguste personne, outrage qu 'il qualifie même de blasphème. Alors la gaieté fut unanime et on lui fit comprendre qu'il n'avait plus qu'à déguerpir. Imagine-t-on la consternation, la douleur des sincères et honnêtes patriotes qui ont acclamé la Révolution, l'ont prise au sérieux, ont tout sacrifié au triomphe des idées nouvelles ; de ceux qui, dans ces régions de l'Ouest, où les rebelles sont en majorité, risquent chaque jour leur vie pour propager le respect des lois, et savent qu'on ne ramènera les égarés qu'à force de prudence et de modération ; imagine-t-on leur déception en présence des extravagants commissaires que leurs dépêche le Comité de Salut public ? La Société populaire des Sables ne dissimule pas sa stupéfaction ; s'adressant au ministre de la Guerre : Nous voulons bien, écrit-elle, que vous nous envoyiez des patriotes ardents ; nous vous le demandons même ; mais nous exigeons qu'ils possèdent des vertus civiques et morales ; nous sommes indignés de la dégradation dans laquelle on paraît vouloir nous entretenir. Et le philosophe Volney, peu suspect de tendresse envers l'ancien régime et ses partisans, déplorait la mauvaise impression produite à Nantes par les envoyés de la Convention, trop empanachés, habillés comme des comédiens. — On fait circuler que, dès le jour de leur arrivée, ils prenaient des notes : l'on en cite une... Un tel, trop riche... on se demande comment ils peuvent prononcer sur des individus qui ne leur sont pas connus.... Et Volney préconise, non pas les moyens de rigueur, mais des voies de conciliation : Le rapprochement ne peut qu'être facile ; depuis que je suis ici je ne vois que des dispositions heureuses.... Mais on est mécontent des retards et des querelles ; l'on est mécontent du luxe qu'ont déployé ici certains sans-culottes, du choix de certains agents.... Ce sage voyait juste ; la réconciliation eut été aisée et prompte si la Convention souveraine l'avait voulue ; elle agit en tout, par impéritie ou par pusillanimité, comme si elle avait souhaité prolonger la rébellion et justifier, de part et d'autre, l'horrible lutte de représailles. Ces généraux d'aventure qu'elle improvisait arrivaient à l'armée bien persuadés que leur sans-culottisme triompherait de toutes les difficultés et professaient le plus profond mépris pour les officiers de carrière tels que le ci-devant marquis de Canclaux ou le ci-devant duc de Biron, tous deux très sincèrement ralliés à la République. Le premier commandait la rive droite de la Loire ; le second dirigeait en chef l'armée de la rive gauche. Ronsin évincera Canclaux ; Biron sera guillotiné ; Haxo et Kléber, deux héros de Mayence, seront suspects de royalisme et ce dernier échappera par prodige à l'échafaud ; le général Boulard, le plus droit et le plus énergique des vieux soldats, donnera sa démission, dégoûté d'être en butte aux insolences de l'histrion Grammont ; Marceau sera traité de lâche, de maladroit et d'aristocrate, suprême injure ; Grouchy, qui a été marquis, sera suspendu pour cette tare, et Aubert-Dubayet, commandant en chef l'armée de Mayence, subira le même sort.... En revanche un Allemand, le citoyen Hesse-Rhinfels commande le camp de formation d'Orléans et c'est par son contrôle que passent d'abord toutes les troupes expédiées en Vendée. S'il est suspect à quelques purs ce n'est point parce qu'il est étranger, mais parce qu'il est prince ; d'ailleurs Bouchotte le garantit excellent jacobin et ami intime de Robespierre. Aux Canclaux, aux Kléber, aux Marceau, Ronsin préfère un homme de son choix, et il déniche Rossignol, ouvrier orfèvre au faubourg Saint-Antoine, qui d'abord bombardé lieutenant-colonel de gendarmerie est promu général de division le I5 juillet et commandant en chef, par décret de la Convention, douze jours plus tard. On ne peut ici narrer la carrière de ce mauvais caporal de cabaret qui parvint à faire de l'armée qui lui était confiée une cohue d'hommes sans frein et sans courage ; lui-même avouait qu'il n'était pas f... pour commander et sa grotesque figure n'est pas très antipathique. Il s'usa vite, d'ailleurs ; bien qu'il fût parfait jacobin il fut bientôt manifeste qu'il conduisait la République à sa perte ; Ronsin et Vincent le remplacèrent par Léchelle, un ancien maître d'armes de Saintes, le plus lâche, le plus ignorant, le plus bête des hommes, qui réussit pourtant à produire un miracle, celui de faire battre par les paysans l'armée de Mayence. Le représentant Reubell, attaché à ces braves, écœuré de tant de scandales, écrivait à Barère : S'il est décidé qu'on veut éterniser la guerre de Vendée pour enrichir des pillards, ou s'il est donc vrai que tous nos braillards sont vendus à Pitt et que notre patrie doit succomber... mettez moi au moins dans le secret pour que je puisse terminer promptement ma carrière. Léchelle, honteusement vaincu, hué par ses troupes, déshonoré, fut remercié, et il fallut lui trouver un remplaçant. Ils ne manquaient pas autour de Ronsin les jeunes chefs ardents, courageux, habiles, passionnément patriotes ; mais ceux-là étaient suspects au Comité de Salut public. Il fallait prouver que le jacobinisme tient lieu de tous les talents, qu'un franc sans-culotte est supérieur au militaire le plus expérimenté. Bouchotte n'avait-il pas écrit à Léchelle : Il faut détruire l'esprit de corps. Aussi, malgré deux expériences peu encourageantes, on en tenta une troisième et Turreau fut nommé général commandant en chef des armées de l'Ouest. C'était aussi un officier d'impromptu car, avant la Révolution, il n'avait servi que comme surnuméraire aux gardes d'Artois, ce qui sonnait assez mal en 1793 ; mais Turreau avait accueilli la Révolution avec chaleur, il était cousin d'un conventionnel régicide, ce qui valait mieux, et Ronsin le protégeait : ceci primait tout. Au reste le nouveau général en chef savait se faire valoir ; il était adroit, insinuant, louangeur, et il apparaît que, dès l'abord, il discerna le genre d'ouvrage qu'on attendait de lui et les gens auxquels il lui fallait plaire ; aussi accepta-t-il sans vergogne pour chef d'état major l'ennemi juré de Marceau et de Kléber, le comédien général Robert, qu'une chute de cheval opportune, habilement présentée comme une blessure de guerre, tenait éloigné des combats. En arrivant à Nantes, dans les derniers jours de décembre, Turreau n'avait pas d'idée. Robert lui souffla les siennes, qui étaient les idées de Ronsin, les idées aussi de la Convention. Celle-ci avait voté, le 2 août de cette année-là, le décret fameux ordonnant que les forêts et taillis de la Vendée seraient abattus, ses genêts incendiés, ses récoltes coupées, ses bestiaux saisis, les femmes et les enfants expulsés de leur village et conduits dans des régions éloignées. Ce programme grandiose n'avait pas été exécuté, non point qu'il semblât inhumain, mais parce que la Vendée, soulevée en masse, ne consentait pas à périr. Depuis lors on parlait souvent d'elle à la Convention et les projets pour la détruire ne manquaient pas. Le plus surprenant émanait d'un homme qu'on ne s'attendait pas à voir intervenir aussi énergiquement en cette affaire, et quelque habituée que fût l'assemblée à entendre, sans broncher, les motions les plus effarantes, elle dut cependant sentir un petit frisson, à la séance du 6 novembre 93, quand Fayau, député de la Vendée, prononça ces paroles : On n'a point assez incendié dans la Vendée : la première mesure à prendre est d'y envoyer une armée incendiaire ; il faut que, pendant un an, nul homme, nul animal ne trouve sa subsistance sur ce sol.... Jamais, sans doute, les annales parlementaires n'ont eu à mentionner un représentant du peuple prenant si chaudement les intérêts de ses électeurs. L'idée n'était pas nouvelle ; déjà Santerre l'avait eue : s'étant aperçu, lors de son expédition dans l'Ouest que les brigands se défendaient, il exposait sa tactique en tes termes : Des mines ! des mines à force ! Des fumées empoisonnées, soporatives ! et tomber dessus ! Rossignol, lui aussi, suggérait au Comité de Salut public le projet d'envoyer dans les pays révoltés le citoyen Fourcroy, pour aider les généraux de ses lumières. Et, dans la crainte de n'être pas compris, il ajoutait : C'est le sentiment d'un de vos collègues qui connaît le talent de Fourcroy en chimie. Pour l'honneur de la France il ne s'était pas trouvé un général qui prît au sérieux les lâches conceptions de ces énergumènes ; mais Robert les jugeait admirables et les recommanda tout de suite à Turreau qui les fit siennes aussitôt. S'illusionnait-il sur les avantages personnels que lui vaudrait l'extermination des révoltés ; avait-il reçu secrètement carte blanche sur les moyens à employer pour débarrasser la République de cette plaie saignante ? Il y a, semble-t-il quelque chose qu'on ne sait pas, car il n'est guère possible qu'un homme, un chef d'armée, en pays civilisé, ose tracer, de sang-froid, et signer de son nom un plan de campagne aussi absurde et aussi sanguinaire ; le voici : Mon intention est de tout incendier, de ne réserver que les points nécessaires à établir des cantonnements propres à l'anéantissement des rebelles.... Il s'adressait aux représentants du peuple en mission dans le pays, il sollicitait leur approbation : Cette grande mesure doit être présentée par vous.... Vous devez également prononcer d'avance sur le sort des femmes et des enfants... s'il faut les passer tous au fil de l'épée, je ne puis exécuter une pareille mesure sans un arrêté qui mette à couvert ma responsabilité.... Les délégués de la Convention avaient tout pouvoir.... Il ne s'en trouva pas un pour destituer ce fou furieux, pas un qui eut le courage de modérer, tout au moins, sa rage dévastatrice. Son cousin Louis Turreau et Bourbotte, auxquels il soumit son féroce programme n'osant ni le blâmer, ni l'approuver, se contentèrent du rôle de Ponce-Pilate : ils sollicitèrent leur rappel pour cause de maladie. Seul Kléber s'efforça de détourner Turreau de son projet de massacre : Turreau se débarrassa de lui et, pour n'être point gêné par la présence d'un honnête homme, l'expédia à l'armée de Brest. Le 19 janvier, il mettait à l'ordre de l'armée l'organisation des douze colonnes, dès lors dites infernales, auxquelles il confiait l'exécution en masse des Vendéens : Tous les brigands qui seront trouvés les armes à la main, ou convaincus de les avoir prises... seront passés au fil de la baïonnette. On en agira de même avec les filles, femmes et enfants qui seront dans ce cas. Les personnes seulement suspectes ne seront pas plus épargnées ; mais aucune exécution ne pourra se faire sans que le général l'ait préalablement ordonnée. Tous les villages, métairies, bois, genêts et généralement tout ce qui peut être brûlé sera livré aux flammes. 13 communes seulement étaient exceptées, devant servir de cantonnements aux colonnes mobiles, 13 communes, sur l'immense territoire qui, limité au Nord par la Loire, s'étend de la mer à Saumur et d'Angers à Niort ! Jamais, depuis que la France possède une armée, pareilles instructions n'avaient été données à ses soldats. Les 6 commandants des 12 colonnes qui allaient entreprendre cette répugnante campagne étaient tous des généraux de création révolutionnaire ; tous avaient servi, comme soldats, sous la monarchie, et l'on n'ignore pas que l'armée royale ne se recrutait point parmi la fleur de la population ; tous aussi, en coopérant à cette déshonorante expédition, allaient compromettre leur carrière et se mettre au ban de l'armée. Pas un ne figurera avec éclat dans l'épopée du Consulat et de l'Empire ; la tache dont ils vont salir leur nom ne s'effacera jamais. C'étaient Bonnaire, brave républicain, mais ivrogne invétéré ; — Cordelier-Delanoue, implacable esclave de l'obéissance passive, père de famille mal noté, immoral, joueur, besogneux, et qui, bien des années plus tard sera emprisonné pour dettes ; — Duval, ancien marin, que la Restauration honorera plus tard de la croix de Saint-Louis ; — Grignon, ancien sergent recruteur, grand coureur de jupes ; il profita, dit-on, de l'occasion pour faire fusiller son beau-père ; sa femme qu'il traînait avec lui dans cette sanglante expédition, se suicida, si l'on en croit la tradition locale, en se pendant à un arbre du bois de Boufferé, près de Montaigu ; — Moulin, qui, un mois à peine après le début des opérations à Cholet, se tua d'un coup de pistolet au moment de tomber entre les mains des royalistes. La Convention décréta que son nom serait inscrit sur une colonne de marbre au Panthéon ; — Boucret, hardi patriote qui devait se réhabiliter en défendant plus tard Belle-Ile contre les Anglais. Si dociles fussent-ils aux ordres du général en chef, ils n'acceptèrent pas sans maugréer la besogne qui leur était commandée : Cordelier, Grignon et Moulin, observèrent qu'il était inhumain de massacrer en masse les révoltés actifs et les autres ; on allait ainsi grossir indubitablement de tous les fuyards l'aimée de Charette. Turreau resta inébranlable ; les paysans n'ayant pas pris part à la rébellion étaient coupables de n'avoir pas quitté le pays des rebelles ; il assura, du reste, que son plan avait reçu l'approbation du Comité de Salut public. Il ne restait plus qu'à marcher. En quoi il ment : cette approbation il ne l'a pas ; malgré ses instances le Comité s'obstine à ne pas répondre : en vain Turreau expédie à Paris un courrier extraordinaire, réclamant un arrêté qui dégage sa responsabilité, et d'avance faisant miroiter le succès immanquable des dispositions qu'il a prises : Si mes intentions sont bien secondées, il n'existera plus dans la Vendée, sous quinze jours, ni maisons, ni subsistances, ni armées, ni habitants que ceux qui, cachés dans le fond des forêts, auront échappé aux plus scrupuleuses perquisitions.... Je vous invite à prendre au plus tôt un arrêté à cet égard.... Le Comité refusa de se prononcer ; il adressa seulement à Turreau ce billet laconique et à double entente : Tu te plains de n'avoir pas reçu du Comité l'approbation formelle de tes mesures. Elles lui paraissent bonnes et tes intentions pures ; mais, éloigné du théâtre de tes opérations, il attend les grands résultats pour prononcer dans nue matière où l'on l'a trompé tant, de fois, ainsi que la Convention nationale. Les intrépides pontifes du Grand Comité jugeaient évidemment avantageuse — pour eux — cette formule ambiguë : elle autorisait Turreau à massacrer et leur permettait, le crime commis, de le désavouer. Cette hypocrisie, de la part des hommes qui gouvernaient alors despotiquement la France, soulève plus de dégoût que n'inspire d'horreur la fureur sanguinaire du général auquel ils remettaient ce perfide blanc-seing. A celle-ci, du moins, il y avait, sinon une excuse, du moins une explication : Turreau était toujours saoul, au point de ne pouvoir se tenir à cheval.... Les douze colonnes chargées par cet ivrogne de ravager la Vendée se mirent en mouvement le 20 janvier 1794, 1er pluviôse de l'an d'épouvante. II. — LA PROMENADE CIVIQUEEn apprenant, le 7 janvier, la perte et les hécatombes de Noirmoutier, Charette, impatient de représailles, rassemble sa troupe dans la forêt de Gralas et se dispose à reprendre la campagne ; ses hommes se sont en partie dispersés, mais la bande du fidèle Couëtus et une partie de celle de Joly le renforcent : au total 3.000 hommes environ, à peu près armés. Le 8, il marche vers Saint-Fulgent, que deux lieues séparent de la forêt ; l'attaque est si impétueuse que le poste est massacré avant d'avoir pu jeter l'alarme ; la faible garnison, prise de panique, s'enfuit en débandade, poursuivie par les Vendéens, qui cantonnent le soir dans le village. Le lendemain, nouvelle bataille et nouveau succès ; un détachement républicain est repoussé jusqu'aux Quatre-Chemins ; mais le 10, avant le jour, une colonne commandée par le lieutenant-colonel Joba, soldat expérimenté et énergique, surprend les royalistes en plein sommeil, en tue 200, et bouscule le reste en grande déroute, hors de Saint-Fulgent. Charette a perdu son cheval ; dans l'obscurité, il rallie une dizaine d'hommes et s'évade vers la Rabatelière pour s'enfoncer dans la forêt de Gralas, où Joly le rejoindra avec un millier de fuyards, ralliés non sans peine. Les bois de Gralas, aujourd'hui traversés par deux grands chemins et régulièrement exploités, ne ressemblent en rien à l'impénétrable forêt dont ils sont les restes. A l'époque de la Révolution, des chênes plusieurs fois séculaires s'y pressaient en massifs gigantesques ; des broussailles épineuses y formaient des retraits accessibles seulement aux bêtes fauves qui y trouvaient un gîte assuré. Charette affectionnait l'abri de ces solennelles futaies où jamais encore les troupes républicaines ne s'étaient hasardées. La colonne de Joba, lancée à sa recherche, ne se risqua pas à y pénétrer ; elle en fit seulement le tour et cantonnait, le 12 janvier, au village des Brouzils, où Charette., avec son maigre effectif, l'attaquait bravement, sans succès ; après quatre heures de fusillade, le chef vendéen se retirait, blessé d'une balle à l'épaule, entraînant ses soldats débandés, vers le plateau du Mortier que la cavalerie républicaine ne put aborder. On y souffle et l'on repart dans la direction de Saint. Christophe où l'on passera la nuit. Mais la troupe royaliste est encore réduite ; elle ne forme plus qu'une misérable phalange, exténuée, affamée, découragée par ces contremarches incessantes et ces défaites répétées. Et puis, le général est blessé ; on l'avait cru invulnérable et le bruit de sa mort circule déjà parmi ces pauvres hères dont la fatigue et les besoins émoussent la fermeté. On l'a vu tomber, on l'a vu s'évanouir, porté par quelques-uns de ses soldats ; à Saint-Christophe seulement, la nuit venue, on sait que la blessure est grave, mais non mortelle : l'épaule est brisée ; il faudrait des soins et du repos ; or, les bleus avancent et tout fait défaut ; c'est à peine si, dans le misérable refuge qu'il faudra quitter avant l'aube, ou découvre un peu de beurre frais pour un premier pansement. Quant aux subsistances, quelques miches de pain, de quoi ne pas mourir de faim, et dont Charette, presque à jeun depuis trois jours, refuse d'accepter sa part avant d'avoir présidé lui-même à la distribution. En recevant leur mince portion, beaucoup de ces rudes brigands étaient attendris jusqu'aux larmes de la sollicitude de leur chef adoré qui souffrait comme eux de la faim. Les bleus approchaient ; il fallait fuir : c'est dans le petit bois de Grammont, qu'on trouva asile ; on s'y tapit si bien que la colonne républicaine tourna autour de ce boqueteau sans se douter du voisinage de l'ennemi tant cherché. L'alerte passée, quel refuge gagner ? Legé n'est qu'à 2 lieues et peut-être en pourrait-on chasser la petite garnison qui l'occupe ; on se met en marche ; mais Joba barre la route ; on se heurte à l'une de ses colonnes non loin de la Chambaudière ; fusillade ; Davy-Desnaurois est grièvement blessé ; les Vendéens, harassés, reculent, se glissent dans la forêt de Grand'Lande et se dispersent : Charette reste seul avec ses officiers et quelques cavaliers d'escorte ; il est à bout ; la fièvre l'accable ; il faut s'abandonner, périr là si l'on ne découvre un abri où il pourra être pansé et se remettre de ses fatigues. Il songe aux religieuses du Val de Morière, auxquelles déjà il eut recours, dans les premiers jours de son épopée, alors qu'il occupait Machecoul. Le Val de Morière, situé à l'écart de tout chemin, entouré d'immenses landes coupées de bouquets de bois n'a pas encore reçu la visite des bleus ; plusieurs nonnes y sont restées qui passent pour habiles infirmières et leur couvent donne asile à quelques familles vendéennes ou nantaises retirées dans ce désert, à l'écart de la tourmente, depuis le début de l'insurrection. En route donc pour le Val de Morière, distant de Legé de 2 lieues. A l'arrivée du célèbre chef vendéen, de son état-major et de ses cavaliers, les religieuses témoignent une grande joie ; elles imaginent que le général invincible sera le palladium de leur monastère ; comme sa présence y sera soigneusement secrète, il pourra s'y rétablir en toute quiétude et attendre l'heure propice à de nouveaux exploits. Dans la suite de Charette se trouvait un chirurgien patriote capturé à Saint-Fulgent ; tout porte à croire que ce praticien était le citoyen Bardou, de la commune des Essarts ; son nom reparaîtra bientôt au cours de ce récit. Quoique bleu, il mit loyalement son savoir et sa neutralité professionnelle au service de Charette, dont la convalescence fut hâtée, d'ailleurs, par la présence au Val de Morière de plusieurs aimables et nobles femmes, au nombre desquelles il faut citer Mme de Voyneau du Plessis-Mauclerc, dont le mari est émigré, et Mme de Monsorbier fugitive, depuis six mois, dans les forêts des Mauges et du Poitou. La première se tient effacée et ne paraît guère, absorbée par l'incertitude où elle est du sort de son petit garçon, Auguste, qui n'a que quatre ans, et qu'elle a dû abandonner à 10 lieues de là, aux soins d'une paysanne de la Gaubretière. Mme de Monsorbier est plus déterminée et entreprenante ; son mari, ancien mousquetaire du Roi, est, lui aussi, passé à l'étranger dès le début de la Révolution ; jeune, gracieuse, hardie, ne redoutant pas les aventures, même périlleuses, elle prendra bientôt sur Charette une grande influence et pendant longtemps elle va être la reine du quartier général, dans les bons comme dans les mauvais jours. Soit que ces deux proscrites se fussent présentées au Val de Morière presque en même temps que Charette, soit qu'elles s'y trouvassent avant lui, elles y étaient certainement au 20 janvier, jour où, à l'autre extrémité de la Vendée, les six divisions de Turreau, réparties en douze colonnes, entreprirent la terrifiante promenade civique qui, dans l'idée du général en chef, devait mettre fin à l'insurrection. On voudrait rayer de nos annales et pouvoir passer sous silence le honteux épisode qui trouve ici sa place ; mais sa relation est indispensable à l'intelligibilité de l'histoire de Charette ; il a été du reste si diversement exploité par l'esprit de parti qu'on en souhaiterait tenter un exposé sommaire, dénué de toute indignation comme de tout ménagement. Il n'entache, au vrai, outre le gouvernement d'alors, que le fou furieux, inconscient ou imbécile, qui en fut le protagoniste, et aussi quelques-uns des compères, — pas tous, — que l'obéissance militaire associa à son œuvre criminelle. L'ordre était, on l'a vu, de tout tuer, de tout incendier, de tout détruire, sauf les denrées et approvisionnements qui devaient être expédiés par charrois, hors de la région ravagée. La division Grignon, forte de 1.500 hommes entra en Vendée par Bressuire, Cerisay, Pouzauges, le Boupère, en direction vers les Quatre-Chemins et les Essarts. Au départ, le général adressa à sa troupe cette courte et nette proclamation : Mes camarades, nous pénétrons dans le pays insurgé. Je vous donne l'ordre de livrer aux flammes tout ce qui sera susceptible d'être brûlé, de passer au fil de la baïonnette tout ce que vous rencontrerez d'habitants sur votre passage. Je sais qu'il peut y avoir quelques patriotes dans ce pays ; c'est égal, nous devons tout sacrifier. Ce Grignon aime à rire et sa jovialité naturelle perce dans le ton réjoui de ses rapports à Turreau : Ce n'est qu'après Bressuire, écrit-il, que nous commencerons les feux de joie. Il est pratique aussi et veille au bon entretien de son matériel : Mes soldats cassent leurs armes en tuant à coups de baïonnette... ne vaudrait-il pas mieux tuer à coups de fusil ? Ce serait plus tôt fait. A Saint-Aubin-du-Plain les municipaux patriotes accourent à sa rencontre, munis de leur écharpes ; mais on découvre, dans le clocher du village deux drapeaux, l'un aux trois couleurs, l'autre noir et blanc — celui-ci était, dit-on, un devant d'autel —. Ceci inspire à Grignon des soupçons sur la sincérité des habitants : dans le doute il massacre tout : Les hommes, les femmes, tous ont passé au fil de la baïonnette. Il ne vient pas à bout, et il s'en désole, d'incendier les bois et les genêts, où, en raison de l'humidité et du dégel, le feu ne se propage point. En revanche il annonce, le 25, qu'il a détruit 2 ou 3 châteaux, dont l'un appartenait à Lescure, et tué 300 rebelles parmi lesquels un chevalier de Saint-Louis qui fuyait à cheval avec son domestique, et il poursuit sa marche détruisant les moulins à vent et à eau, brûlant et cassant la tête comme à l'ordinaire. On suivait sa colonne autant à la trace des cadavres qu'à la lueur des feux qu'elle avait allumés. Il se donnait pourtant quelque répit : à Pouzauges, plusieurs jolies prisonnières étaient tenues en réserve au château ; après dîner Grignon et ses officiers allèrent prendre le café avec elles.... Puis on les fusilla. En arrivant au Boupère, il reçoit une lettre de son collègue le général Bard, — un honnête soldat qu'indignait cette guerre déshonorante, — l'assurant que tous les habitants de ce bourg sont bons patriotes, vrais républicains, et ont donné maintes preuves de leur civisme. Grignon se détourne donc du Boupère... mais il y envoie l'un de ses lieutenants, Lachenay — qu'on disait... fils d'un émigré, — à la tête d'un détachement qui pille, massacre, viole, incendie tout ce qui se présente... y égorge plus de 200 habitants, et brûle 3.000 quintaux de blé, 1.500 milliers de foin et 1.850 livres de laine. Sans doute ne lira-t-on pas sans intérêt le récit d'un
témoin oculaire de la promenade des soldats
de Grignon : cette relation est d'autant plus précieuse qu'elle émane d'un
officier de santé nommé Barrion, membre de la municipalité de Saint-Mesmin,
bourg situé à mi-chemin de Pouzauges à Cerisay. Apprenant l'approche des
colonnes infernales, il se rendit, avec l'un de ses collègues à Cerisay, où
cantonnait Grignon et se présenta chez le général, sur
les huit heures du soir, le 24 janvier. Grignon était à souper. Le
maire de Cerisay lui servait de chambellan ; il annonça les visiteurs, et les
introduisit. Ceux-ci, reçus avec hauteur et grossièreté, s'enhardirent à
demander cependant si leur commune se trouvait sur le chemin dès colonnes. Le
général répondit qu'il y serait le 26 au soir. — Incendiera-t-il ? — Bien
certainement, ses ordres l'y obligent ! Barrion objecte que Saint-Mesmin est
patriote, que les autorités, sincères sans-culottes, ont purgé la commune de tous les scélérats et en ont envoyé plus de 30 à
Fontenay où ils ont été mis à mort. Mais Grignon, qui a quitté la table et se
chauffe les pieds au feu, réplique qu'il ne
reconnaît aucune autorité dans l la Vendée.... — Il ne s'y trouve que des brigands ; je veux tous les
exterminer, et aujourd'hui j'ai fait fusiller plusieurs municipaux en écharpe.
Barrion se permet d'insister : N'y aurait-il pas
moyen de sauver de l'incendie les maisons des patriotes ? Le général
observe que, même s'il en existe, elles sont en bien
petit nombre et ça n'est pas la peine qu'on y fasse attention ; pourtant
les maisons où il y a du blé seront préservées jusqu'à nouvel ordre. Barrion rentra dans la nuit à Saint-Mesmin, très réconforté car il avait du blé dans son grenier. Il avertit ses concitoyens de l'arrivée prochaine de l'armée républicaine, conseilla à tous de rester chez eux et d'attendre bien tranquillement les soldats de la nation, commandés par des chefs dignes d'elle. Certains, néanmoins, préféraient s'en aller ; il délivra des passeports à ceux qui le méritaient, et ce trait est à noter de ce magistrat municipal choisissant parmi ses concitoyens, ceux qui valent d'être sauvegardés et voue les autres, — les indignes, — à la mort et au pillage imminents. Le 27, au matin, on aperçut de grandes fumées s'élever du côté de Saint-André et l'on entendit une fusillade très vive ; bientôt on apprit que ce village était en flammes et que toute sa garde nationale venait d'être passée par les armes. La colonne de Grignon approchait. Barrion rassemble aussitôt la municipalité de Saint-Mesmin ; revêtue de ses écharpes, elle s'aligne sur la place du bourg, sous l'arbre de la liberté ; derrière elle se groupe la garde nationale, et l'on attend. Bientôt surgissent de tous côtés des tirailleurs. On court à leur rencontre, on leur fait accueil ; ils s'informent : est-ce bien le village où ils doivent coucher ? — Oui. — Alors on se gardera de tuer et d'incendier jusqu'au lendemain matin. Ce début n'est pas très rassurant. Le gros de la colonne arrive ; le village en un instant regorge de soldats ; c'est Lachenay qui les commande. Barrion l'aborde : il expose son cas particulier ; il a obtenu du général Grignon la promesse que sa maison ne serait pas brûlée, parce qu'elle contient une réserve de blé. Lachenay écoute distraitement ; s'il a des voitures il fera enlever le blé ; quant aux maisons, toutes seront incendiées ; pas d'exception, à moins d'un ordre écrit du général en chef. Ce qui l'occupe c'est de placer un bivouac à chacune des issues du village, afin que nul n'échappe. A ce moment, des cris, une rumeur de dispute et des rires. Un habitant de la commune, Renaudeau, réputé patriote, ayant chargé sur une charrette ses meubles les plus précieux, a voulu quitter le bourg, avec sa femme qui nourrit un enfant ; les soldats l'ont tué et s'amusent à violer la femme. Sur un autre point, des hurlements : ce sont deux gardes nationaux que des militaires égorgent. Simples incidents. La troupe se tient d'abord, assez tranquille ; mais, la nuit venue, vers, six heures du soir, elle s'installe dans les maisons ; les officiers choisissent les meilleurs logis, commandent leur souper ; on les reçoit bien, espérant les amadouer ; ces malheureux paysans sont avertis, — sans y croire, — qu'ils mourront dans douze heures, qu'il ne restera rien de leur logis, et ils se laissent dévaliser sans protestation ; un officier, du 13e bataillon d'Orléans, — reconnaissable à un bandeau noir qui cache un de ses yeux, — entre chez un marchand, nommé Gaborit, bon républicain et le sabre nu à la main, exige tout l'argent de la maison. Gaborit, père de cinq enfants, n'est pas riche ; mais il a peur pour ses petits et il tire de sa poche le portefeuille qui contient sa modeste fortune. L'officier s'en empare en promettant qu'il fera passer la chose à la Convention nationale. Partout on pille, on rançonne, on vide les armoires et les caves, on boit, on s'empiffre, on menace, on tourmente les femmes ; la terreur, une terreur paralysante, abolit jusqu'aux velléités de résistance. Barrion juge que ça tourne mal ; il court à la maison commune où s'est installé Lachenay : bon nombre d'habitants, des femmes surtout, s'y sont déjà réfugiés pour échapper aux brutalités des garnisaires ; la porte du chef est gardée par l'officier au bandeau sur l'œil, complètement ivre maintenant, et qui, titubant, apostrophe Barrion, le traitant de scélérat, indigne de porter l'écharpe, gueulant qu'on fusillera toute la municipalité et tapant comme un enragé sur la table : Tuons tout cela ; ce sont des gueux, ça ne vaut même pas une cartouche ; il faut tout sabrer ! Un autre officier bleu, — un vrai, — tire Barrion à part et lui souffle : Partez, partez vite. — Ce n'est pas facile ; l'ordre est donné de ne laisser passer personne sans que les passeports soient visés, et le général ne veut en viser aucun.... — Sauvez-vous, et le plus promptement possible ; le temps presse ; l'ordre est donné d'égorger à cinq heures du matin tout ce qui se trouve dans le village.... Et l'officier termine en recommandant à son interlocuteur de ne pas le compromettre. Cet intermède occupa l'attente, qui fut longue ; enfin Barrion est introduit chez Lachenay qu'il trouve très calme, comme tout militaire chargé d'exécuter la plus ordinaire des consignes ; très laconique aussi, en homme qui ne s'arrête pas au détail : Barrion lui demande à quelle heure il convient de partir : Quand vous voudrez. — Dans ce cas je te prie de vouloir bien viser nos passeports. — Je n'en vise aucun. — Comment veux-tu donc que nous partions ? — Faites-comme vous pourrez, ou attendez à demain. — Demain ? Il paraît que tes soldats ont ordre de tout égorger sans distinction ; réponds-tu de notre vie ? — Oh ! pour la vie.... On imagine le geste d'insouciance dont se compléta la phrase. Lachenay reprend : D'ailleurs si vous ne voulez pas être témoins de l'incendie de vos maisons et du massacre qui va avoir lieu, vous ferez bien de vous en aller, car je vais commencer à faire fusiller... et il conclut par : Faites comme vous pourrez ; je ne veux plus m'en mêler.... Grâce à deux officiers plus humains Barrion parvint cependant à sortir de la mairie avec ceux de ses concitoyens qui s'y étaient réfugiés ; ces deux braves les firent disparaître secrètement et les guidèrent jusqu'à la sortie du village. Barrion courut par les jardins et les prés jusqu'à la Forêt-sur-Sèvre et, de là, gagna la Chataigneraie. Quand il revint, quelques jours plus tard à Saint-Mesmin, il n'y restait plus un être ; toutes les maisons étaient brûlées ; dans les ruines de la sienne un monceau de blé, à demi ; consumé fumait encore. Trois immeubles seulement demeuraient intacts ; l'un était le presbytère ; l'autre, la demeure de l'agent royaliste ; le troisième appartenait à M. de Béjarry, chef d'une légion de l'armée de Charette. Voilà pourquoi les paysans patriotes de la Vendée, gens simples et méfiants comme sont habituellement les campagnards, en arrivaient à se demander si les colonnes infernales, l'armée républicaine, les généraux, et la Convention elle-même ne faisaient pas le jeu. des brigands. La colonne de Grignon poursuivit ses exploits en s'avançant vers la Basse-Vendée, non sans détours et contremarches afin de ne rien laisser derrière elle. Le 30 janvier, sa gauche, conduite par le général Amey, — un Alsacien, futur baron de l'Empire et commandeur de la Légion d'honneur, — est parvenue aux Essarta ; elle a brûlé sur la route toutes les métairies de la basse paroisse de Saint-Michel-Mont-Mercure qui est le point culminant de la Vendée ; à Saint-Paul-en-Pareds, elle a fusillé, dans la cour du château, un nombre considérable de femmes, de vieillards et d'enfants — 74, si la tradition locale n'est pas fautive. — Un habitant des Herbiers, nommé G.-G... guide le détachement chargé de cette besogne. Avant de tuer ces enfants et ces femmes, on les fit boire : et manger, et on les obligea à danser en rond. De Saint-Paul, G.-G... conduisit les massacreurs au château de Bois-Tissandeau dont il avait été naguère le régisseur et qui appartenait alors à la noble famille de Hillerin. Le marquis de Hillerin de Bois-Tissandeau était émigré et devait mourir, noyé, à Jersey ; sa femme avait péri dans les noyades de Carrier ; son fils Hippolyte avait disparu dans la campagne d'outre-Loire ; il ne restait en Vendée que ses deux sœurs Henriette et Agathe, et sa vieille mère, la vénérable dame de Hillerin, âgée de quatre-vingt-quatre ans. Toutes trois étaient cachées dans la contrée ; mais G.-G..., avait pris soin de les ramener depuis quelques jours au château, en leur attestant qu'elles n'y couraient aucun danger, sa situation dans le parti républicain le mettant en mesure de les préserver de toute vexation.... On montre encore, dans la cour de Bois-Tissandeau, la pierre sur laquelle la vieille douairière et ses deux fuies furent hachées à coups de sabre ; le château lui-même, largement pillé, fut préservé de l'incendie. Drame effrayant, dont le souvenir hante la région.... D'Ardelay, paroisse dont dépend le Bois-Tissandeau, la brigade du lieutenant de Grignon s'était dirigée vers les Quatre-Chemins, fouillant les maisons et les genêts, ramassant tout ce qu'elle découvrait de paysans, de femmes et d'enfants, cachés dans les broussailles, dans les landes, dans les boqueteaux de la route. On poussa ce bétail humain jusqu'à Vendrennes où l'on obliqua vers le Parc-Soubise, grand château des comtes de Chabot, dont les constructions, neuves alors, avaient remplacé, depuis une trentaine d'années, l'antique forteresse féodale, illustrée par les séjours de Henri IV et les jolis vers de la belle Anne de Rohan. Arrivés dans la grande cour du château, les brigands capturés, alignés, sur deux rangs servirent de cibles à une fusillade qui en abattit, à bout portant, plus de 200 ; plusieurs restaient encore debout, quand un officier cria : C'est assez. On fit grâce aux survivants ; ils durent assister au dépouillement des cadavres qu'on mit en tas et qu'on brûla sur un immense bûcher de fagots, dans la cour même du manoir, non loin du puits qui en occupait le milieu. Le feu gagna le château qui, depuis lors est resté en ruines : il ne sert plus aujourd'hui que comme séchoir ; les descendants du comte de Chabot habitent les anciennes dépendances. Grignon, conduisant sa première colonne, se dirigeait, lui aussi, vers les Quatre-Chemins et les Essarts, où devait s'opérer la concentration de sa division. Son parcours se marquait d'épisodes atroces : au Pin, pour exemple, 20 habitants patriotes viennent ingénument à sa rencontre, le supplient de ne pas brûler leur bourg et d'accepter un repas fraternel qu'ils lui ont préparé ; il les accueille avec cordialité, accepte de s'asseoir à leur table, dîne copieusement, puis, au dessert, il les fait lier de cordes et traîner dans un champ voisin où ils sont exterminés à coups de sabre et de baïonnette. On ne peut énumérer les villages incendiés, les patriotes égorgés, leurs certificats de civisme à la main, les filles outragées, courant nues dans la neige pour se soustraire aux tueurs, violentées, torturées, brûlées vives, les mères poussées avec leurs enfants dans des fours allumés. On se refuse à croire à l'authenticité de si cruels raffinements et l'on préfère admettre que la tradition, transmise d'âge en âge, les a progressivement amplifiés. Les forfaits dont on est sûr, d'après la correspondance des chefs de colonnes avec Turreau leur instigateur, ou d'après les protestations des autorités locales, inspirent assez d'épouvante et d'horreur sans qu'il soit besoin de puiser dans la tradition des rancunes vendéennes, si peu suspecte soit-elle de renchérissement. Aux derniers jours de janvier, les deux colonnes commandées par Grignon se trouvaient réunies ; depuis Bressuire, elles manœuvraient séparément, volant, tuant, brûlant sans rencontrer de résistance ; leur plus récent exploit en ce dernier genre était l'incendie du gros bourg des Herbiers dont il ne restait pas une seule maison. Le 30, la jonction de tous les détachements s'opérait aux Essarts. Grignon pénétrait là sur le territoire de Charette. Le 2 février, la division de Grignon commençait un mouvement vers le Nord, quand à la hauteur du village de Chauché, elle fut vigoureusement attaquée, vers une heure de l'après-midi, par une bande de paysans embusqués à la Bichonnière. Les bleus ripostent, le combat s'engage ; mais ce ne sont plus des femmes et des enfants sans défense à qui les soldats de la République ont affaire, et la besogne qu'on leur impose depuis une décade constitue un entraînement défavorable ; sous la poussée des Vendéens, ils reculent, se replient jusqu'à la croisée de la route de Saint-Fulgent ; les brigands prennent l'offensive, surgissent des broussailles, chargent l'ennemi qui se bouscule ; au passage de la petite Maine et court s'abriter au hameau de la Chapelle, laissant une trentaine d'hommes sur le terrain. A la fin du jour, presque à la nuit, une nouvelle colonne de bleus arrive par le chemin des Essarts ; c'est celle qui a brûlé Saint-Mesmin, Lachenay la commande. Un feu roulant l'arrête, la débande ; les paysans s'élancent en poussant leur cri de combat ; les bleus se dispersent en désordre, et c'est la déroute affolée ; Grignon, réfugié à la Chapelle, ne vient pas au secours de son lieutenant ; il se hâte, entraînant ses hommes, vers Saint-Fulgent, qu'il dépassera, se croyant poursuivi, pour ne s'arrêter qu'à Chantonnay — huit lieues du champ de bataille ; quant à Lachenay, il détale à grandes enjambées vers les Essarts ; une troisième colonne de la même division, qui s avance par la même route, n'ose pas poursuivre sa marche et rebrousse chemin avec les vaincus, laissant les paysans, maîtres d'un énorme butin en armes et en munitions, fusiller tous les prisonniers, et dépouiller les morts ; on trouva sur eux le fruit de dix jours de rapines. Il suffisait de secouer les habits pour en faire pleuvoir les pièces d'or ; un certain Biton, de -Machecoul, en remplit toutes ses poches et, le soir, il en distribuait à ses camarades. 3.000 paysans à peine nourris, mal armés, manquant de cartouches, fourbus par 20 nuits passées dans les bois, sous la neige ou le dégel, venaient de vaincre 4.500 soldats repus, nantis, reposés, bien pourvus de munitions, mais devenus lâches au métier de massacreurs. Grignon, marri de sa honteuse défaite, écrivait : Si j'ai eu un désagrément de servir, c'est aujourd'hui..., avouant ainsi que la besogne des jours précédents lui plaisait plus que le combat. Tel fut le salut de Charette aux colonnes infernales. III. — HAXOC'était Charette, en effet, auquel venait de se heurter la deuxième division de l'armée révolutionnaire de Turreau, Charette qu'on a laissé, dans la première quinzaine de janvier au monastère du Val de Morière. Dans cette oasis il se rétablissait de sa blessure, soigné par le chirurgien Bardou, son prisonnier, et se ravissant à l'aimable diversion qu'apportait dans sa rude vie de partisan la présence de Mme de Monsorbier. Quand, par un paysan fidèle, on apprit que la retraite du Val de Morière était connue des bleus, que, fixé à Machecoul pour donner la chasse à La Cathelinière toujours guerroyant isolément dans la région de Paimbœuf, le général Haxo préparait une expédition contre le monastère jusqu'alors indemne de toute incursion, Charette s'en remit à sa nouvelle amie de la désignation d'un autre refuge. Elle opta pour la forêt de Gralas, distante de dix lieues et qu'on ne pouvait, il est vrai, atteindre qu'au prix de longs détours, mais où l'on était assuré d'un abri presque inviolable. 4 ou 500 cents hommes étaient restés groupés autour de Charette pendant son séjour à l'abbaye ; le 19 janvier quoiqu'il soit incomplètement guéri et porte encore le bras en écharpe, il les emmène vers la forêt de Touvois ; à peine a-t-il quitté le Val que les soldats de Haxo y arrivent ; le couvent est vide ; privées de la protection de Charette, les réfugiées qui l'occupaient ont gagné les landes proches et s'y cachent ; 6 ou 7 vieilles religieuses seulement, ayant refusé d'abandonner leur pieux asile, sont impitoyablement massacrées. Elles expient le crime d'avoir hébergé Charette ; lui, une fois de plus, échappe aux adversaires qui, depuis si longtemps le pourchassent ; sa bande, même, s'est déjà grossie : entre le Val et Touvois, il a rencontré Hyacinthe de la Robrie, qui le cherchait et qui, échappé au massacre de Noirmoutier, lui amène 2 ou 300 maraichins bien armés. D'autres paysans chassés de leurs hameaux, car l'ennemi est partout, apprenant que M. de Charette a reparu, viennent se rallier à lui pendant son court séjour dans la forêt de Touvois ; un millier d'hommes le suivent quand il quitte ce gîte où les ressources font défaut. La neige couvre la terre ; l'hiver est rude, les nuits sont glaciales ; l'eau-de-vie, le vin, le pain même manque à la misérable armée vendéenne, errante dans ce pays dévasté. Après la forêt de Touvois, celle de Grand'Lande l'abrite durant trois ou quatre jours ; la faim l'en chasse : il faut se ravitailler ; Charette par les longues nuits traîne sa troupe défaillante, mais docile ; on suit la rive gauche de la petite Boulogne, afin d'éviter la traversée de Palluau ; on parvient à Aizenay que sa garnison évacue sans combattre, mise en fuite au seul aspect de ces brigands faméliques, résolus à tout pour se procurer de quoi manger. Mais ce n'est qu'une lieue plus loin, à Maché, qu'on trouve du pain en suffisance. Retour à Aizenay puis marche vers Beaulieu-sous-la-Roche où l'on surprend 200 soldats de la République occupés à dépecer et à cuire des viandes de boucherie ; les brigands se ruent en furieux, massacrent la majeure partie des bleus, dispersent les autres, se jettent sur les victuailles, mangent à leur faim qui est grande, et, ragaillardis, quittent le bourg, emportant tout ce qui reste de provisions et deux caissons de poudre. Ce jour-là, qui était le 1er février, Charette reçut d'un messager qui l'avait découvert à grand'peine, l'avis que les colonnes infernales ravageaient la Haute-Vendée ; Henri de la Rochejaquelein était mort, le 28 janvier, frappé d'une balle aux environs de Cholet ; le garde-chasse Stofflet lui succédait dans le commandement des rassemblements de la région ; Sapinaud de la Rairie ancien officier au régiment de Foix, neveu du Sapinaud qui avait figuré l'année précédente à l'armée de Royrand, ayant recruté un millier d'hommes, souhaitait se réunir à Charette ; mais, ne sachant où le rejoindre, il l'attendait dans la forêt de Gralas. Charette se décide aussitôt ; comme il se trouve dans le pays du vieux Joly, toujours indépendant et boudeur, il lui propose de grouper leurs forces ; Joly, sentant le danger de son isolement à l'extrémité du pays révolté, consent, cette fois, à suivre son rival ; c'est un millier d'hommes, dispos et bien armés, dont Charette renforce sa troupe. Une marche de nuit de huit lieues, par Belleville et Saint-Denis-la-Chevasse le porte dans la matinée du 2 à Chauché où les 800 hommes de Sapinaud sont aux prises avec la division Grignon. Charette, sans permettre aux siens de souffler, les jette dans la bataille et, comme on l'a dit, gagne la victoire. Tranquille du côté de Grignon, qui, de quelque temps au moins ne se risquera plus à paraître, Charette doit faire face à d'autres menaces : de toutes parts s'avancent vers lui les troupes républicaines : Duquesnoy, l'un des vainqueurs de Wattignies, est à Montaigu avec une partie des 10.000 soldats amenés de l'armée du Nord ; Haxo, l'intrépide Mayençais, le vainqueur de 'Noirmoutier, est à Machecoul ; Dutruy occupe les Sables-d’Olonne, le général Bard commande Luçon et Fontenay ; tous ont reçu de Turreau l'ordre de former 8 colonnes pour cerner Charette, lui fermer l'accès des côtes et le repousser vers l'ouest dans la direction des 12 colonnes descendant de la Haute-Vendée. Le plan est de resserrer le cercle qui déjà se ferme autour du grand brigand ; il est recommandé aux 30.000 hommes qui s'avancent contre lui de traverser le pays de part en part en ne laissant pas un hameau, un bois, une lande inexplorés, de tuer, d'incendier, de détruire tout, d'enlever les approvisionnements de denrées, le blé, le bétail, le fourrage, de l'isoler enfin sur le sol nu du pays dévasté et de le forcer à merci. Rêve de fou ou d'ivrogne imposé comme conception générale à des chefs qui, pour l'honneur de l'armée, obéiront, mais à contre-cœur. Comment se défendre contre tant d'ennemis ? Par quel prodige de stratégie, bloqué sur un terrain de 12 lieues carrées et qui se rétrécit à chaque heure, Charette va-t-il échapper aux traqueurs qui l'enserrent ? Le plus urgent est de former un camp retranché qui sera sa base d'opérations ; il pense à Legé, dont la situation sur une hauteur, à la rencontre de plusieurs chemins, est favorable, et, après sa victoire de Chauché, il marche, avec Joly et Sapinaud, à la conquête du bourg où, huit mois auparavant, lui a souri la fortune. Legé n'est en ligne droite, qu'à 6 lieues de Chauché ; pour y parvenir en évitant de se heurter à quelque détachement républicain, il en faudra parcourir plus de 12, descendre jusqu'à la Roche-sur-Yon, remonter au Poiré-sur-Vie, puis aux Lucs. Le 6 février seulement on est devant la place, gardée par deux bataillons d'infanterie et un détachement d'artilleurs. Le bourg, d'ailleurs, est en ruines, et, en manière de trophées, pourrissent, le long de l'enceinte, un grand nombre de cadavres rangés avec une symétrie barbare. Ce spectacle hideux enflamme la fureur des Vendéens, leur assaut est irrésistible ; les bleus s'enfuient épouvantés, poursuivis, le long de la Logne, jusqu'au moulin Guérin, — plus d'une lieue ; — ils sont acculés à la rivière et massacrés sans merci : des 800 défenseurs de Legé, 60 seulement échappent à la tuerie. Joly se montre d'une audace et d'une bravoure impitoyables ; un de ses fils, qui sert dans sa bande, tombe mort au cours de l'action ; presque au même instant le frère de ce jeune homme, enrôlé dans l'armée républicaine est, lui aussi, mortellement frappé. En apprenant son double malheur, Joly, s'évanouit ; quand il revint à lui, ce fut pitié d'entendre sangloter cet homme si rude, si dur, si cruel même ; on lui amena deux petits tambours républicains prisonniers, deux enfants, pour lui demander si, par manière de représailles, il voulait les tuer. — Eh ! à quoi bon, répondit le malheureux, suffocant, leur mort ne me rendrait pas mes fils. Les Vendéens, maîtres de Legé, refusaient de s'y maintenir tant était répugnant le méphitisme de l'air, empoisonné par l'odeur des cadavres. C'était l'époque où le courageux abbé Gillier, déjà cité au cours de ce récit, et qui, desservant insermenté de la paroisse, vivant caché quand les bleus occupaient la localité, pour paraître seulement lorsque Charette s'en emparait, écrivait sur le registre de catholicité qu'il tenait secrètement au risque de sa vie : Les recherches dans les forêts, gîtes, etc., furent presque continuelles pendant ce mois (février 1794).... Les peuples les plus barbares semblaient être venus dans ces parages ; plusieurs personnes furent brûlées vives, des femmes enceintes égorgées et leurs enfants portés au bout des baïonnettes. En ce même mois de février, on fusilla au bourg de Legé, 70 ou 72 hommes des paroisses de Falleron, Touvois, etc. qui se croyaient en sûreté chez eux, ayant rendu les armes d'après la promesse qu'on leur avait faite de les laisser sans les inquiéter. Bientôt le prêtre proscrit viendra, en cachette, bénir un nouveau cimetière. C'est le troisième depuis le début des troubles !... Comme, après leur victoire du 6 février, les soldats de Charette négligèrent d'inhumer les 800 morts de la journée, l'endroit devenait intenable ; on alla donc cantonner à deux lieues du bourg empesté, au hameau de la Bénate, emmenant l'artillerie, les voitures de pain et de farine ét les caissons de poudre conquis sur les bleus, et dont on perdit une partie au passage de la Logne grossie par le dégel. Le lendemain, 7 février, on s'enrichit encore d'un convoi de grains, — 28 charrettes, une centaine de bœufs servant d'attelages et 23 chevaux ; puis, traînant à sa suite ce butin, qui ralentissait sa marche, la petite armée royaliste se dirigea vers Saint-Philbert-de-Grand-Lieu, projetant dit-on une expédition vers Machecoul. Mais les troupes républicaines sillonnent le pays ; il est plus prudent de se cantonner dans le promontoire formé par le confluent des deux rivières, la Logne et la Boulogne, et Charette revient vers Saint-Jean-de-Corcoué pour franchir le premier de ces deux cours d'eau ; le 10, il pousse jusqu'à Saint-Colombin, village situé sur le grand chemin de Nantes et là il se heurte à la colonne de Duquesnoy, formée des braves soldats de l'armée du Nord. Bataille. Joly qui commande l'avant-garde vendéenne perd du terrain ; son recul met la panique dans le gros de la troupe ; elle se débande, s'enfuit vers la Logne, qu'elle repasse en désordre et ne s'arrête qu'à la Limouzinière. Les bleus de Duquesnoy sont venus là ; le bourg est dévasté ; 100 cadavres de femmes et d'enfants sont étendus dans les rues. N'est-ce pas à cet endroit que les brigands ramassèrent deux petites filles encore vivantes ? Charette et Couëtus les adoptèrent ; elles furent mises en nourrice et. survécurent à la Révolution sous les noms de leurs deux sauveurs ; A l'affaire de Saint-Colombin, Charette a perdu 400 hommes ; il a dû enterrer ses canons pour les dérober à l'ennemi ; pourtant son armée, renforcée des bandes de Sapinaud, de Couëtus et de Joly, compte encore à peu près 3.000 hommes ; mais que de blessés et de malades ! Combien de traînards et d'éclopés restent en route ! Les marches sont encore alourdies par une queue de paysans sans asile, qui, pour fuir les atrocités des colonnes infernales, se traînent à la remorque de Charette ; dans cette cohue lamentable, beaucoup de femmes ; plusieurs ont ramassé, dans les villages abandonnés, de vieux fusils, des broches, des faux, des piques, pour se défendre en cas de mauvaise rencontre. Il faut nourrir tous ces fuyards, et quelles disputes aux cantonnements du soir, autour des sacs à pain et des dépeceurs de viande ! Nul des contemporains n'a pensé à tracer le tableau de ces campements misérables, de ces cuisines improvisées, des entassements de dormeurs harassés entre des murs en ruine, sous des charpentes carbonisées ; et l'on n'imagine pas ce que pouvaient être, dans ce pays sans ressources, les randonnées et les haltes de cette horde geignante et angoissée. Charette, dont l'énergie ne faiblit pas, la conduit dans la nuit du 10, jusqu'à la Grolle, hameau de quelques maisons caché dans un dévallement, au bord de l'Issoire ; le 11 il descend à Saligny ; où va-t-il ? Il ne sait pas ; il n'a plus de but, sinon celui d'éviter les rencontres avec les bleus. Comment ceux-ci perdent-ils sa piste ? Sa longue et lente phalange doit pourtant laisser sur les routes des traces de son passage. A Saligny, excédé de ces évolutions toujours vaines et de ces tournoiements continus, Sapinaud décide de retourner dans le Haut-Poitou ; ses hommes ne s'entendent pas avec ceux de Charette ; lui-même est mécontent des procédés despotiques du général ; il va donc le quitter et déjà sa troupe s'apprête à le suivre quand arrive un envoyé de Stofflet qui, depuis la mort de La Rochejaquelein, a pris le commandement des royalistes angevins et s'évertue à reconstituer, du côté de Maulévrier, une petite armée. Cet émissaire est Poirier de Beauvais, ancien magistrat promu par Stofflet général d'une artillerie qui n'existe pas encore ; il a traversé, déguisé en paysan, 15 lieues de pays infestés par les bleus. Depuis quatre jours il erre dans la région de la Rocheservière, sans parvenir à joindre Charette ; il l'a trouvé enfin guidé par le mugissement lugubre des cornets à bouquin qui, le matin, sonnent la diane des maraichins. D'abord Poirier écoute les griefs de Sapinaud, prêt au départ ; puis il scrute les soldats de Charette qui lui font mauvaise impression, peu nombreux, mal vêtus, décharnés ; à la fin de la journée, seulement, il obtient un entretien avec le général qui le reçoit avec hauteur ; Poirier en arrive pourtant au but de sa mission : la réunion de toutes les forces royalistes en une seule armée ; il insinue que la place de généralissime reste vacante depuis la mort de La Rochejaquelein : Charette s'observe, allègue qu'une telle situation est au-dessus de ses forces ; pourtant il est visiblement flatté et il est convenu que, dans six semaines, il se rapprochera de Montaigu pour s'unir à Stofflet ; jusqu'à cette époque il se propose de continuer ses refuites et ses contremarches pour dérouter les républicains. Sur quoi Poirier le quitte et Sapinaud prend avec ses hommes le chemin de l'Anjou. Voilà donc la débile légion des Paydrets demeurée seule aux prises avec les 20 armées que la République lui oppose, car Joly boude une fois de plus et fausse de nouveau compagnie à celui qu'il ne veut pas considérer comme son chef. Combien demeurent auprès de Charette ? 500 peut-être, encombrés d'un millier de traînards. Nul espoir de vaincre ; mais, non plus, nulle dispersion possible. Le chef, lui, trouverait bien le moyen de gagner la côte, de se jeter dans quelque barque et de se réfugier aux îles anglaises ; mais une telle pensée n'effleure même pas son esprit ; que deviendraient sans lui ses chers brigands auxquels il a juré de périr plutôt que de les abandonner ? Il consent, — il le leur dit souvent, — à ce qu'ils meurent bravement, les armes à la main, en révoltés, mais non en lâches, égorgés dans quelque repaire où ils se tiendraient cachés. D'autre part il sent l'urgente obligation de leur procurer du repos ; mais où s'arrêter pour les laisser reprendre haleine, sur cette terre de Vendée qui est la leur et où ils sont traqués comme des fauves ? N'importe ; la question n'est pas de savoir où l'on ira, mais d'aller, sans cesse ni repos, afin de rompre la chasse de l'ennemi. On retourne donc vers la Rocheservière pour atteindre la forêt de Touvois où l'on s'embusque ; car la seule chance d'avoir du pain et de la poudre est de surprendre un convoi ; or on est là tout près de la route de Legé à Machecoul qu'empruntent les charrois militaires, et, le jour même, on est pourvu : 22 voitures chargées de blé sont enlevées aux bleus ainsi que 4 camions de munitions de guerre. Sur les voitures on charge les blessés, les malades, les femmes trop lasses pour suivre la colonne et l'on s'éloigne prestement pour s'enfoncer dans le ravin de la Loisillère ; on traverse le hameau de la Benate où l'on a cantonné huit jours auparavant, et, par Saint-Étienne-de-Corcoué, le Gué-Bifou, Saint-Philbert-de-Bouaine on atteint l'immense lande qui, formant plateau, domine les deux vallées de l'Issoire et de l'Ognon. Là on est garanti contre toute surprise ; la nappe de broussailles et d'ajoncs épousant les ondulations du terrain y réserve des fourrés où peut disparaître une foule, et l'on y dispose des bestiaux que les paysans des villages voisins ont abandonnés dans ce désert pour les soustraire aux confiscations. Les misérables bandes de Charette se refirent un peu par un séjour de douze jours dans cette jungle, si l'on se défatigue à vivre sans abri, couché sur le sol, par les pluies et les brumes de février. Pour beaucoup cependant, c'était le bien-être, par comparaison aux interminables marches sur les routins bourbeux ; Charette projetait de laisser là sa troupe au repos jusqu'à la saison meilleure ; le vieux Joly, tracassé du côté de Venansault par l'aimée des Sables, vint le rejoindre et semblait s'accommoder de ce campement de fortune, quand, le 25, fut signalée, du côté du Breuil, une colonne républicaine qui paraissait se diriger vers la lande ; presque au même instant une autre était aperçue arrivant par le Gué-Bifou et Saint-Philbert-de-Bouaine. Le bivouac des royalistes a été repéré et indiqué à Turreau : celui-ci a donné aussitôt l'ordre aux divisions de Duquesnoy et de Cordelier d'opérer leur jonction ; Haxo, à Legé, soutiendra leur mouvement. Turreau, sûr cette fois de la victoire, est venu de Nantes pour attacher son nom à la prise certaine de Charette : deux représentants du peuple, Prieur et Garrau, sont conviés à la fête. La lande est cernée de toutes parts, sauf du côté de l'est où le cours de l'Ognon rend impossible la fuite des brigands. Les troupes de Duquesnoy prennent leurs positions de bataille, non sans peine, car le terrain broussailleux se prête mal à la manœuvre. Elles avancent pourtant, effectuant leur mouvement d'enveloppement ; les Vendéens semblent les attendre, par bravade ; on distingue, au-dessus des broussailles, dans lesquelles les hommes sont évidemment embusqués, leurs chefs à cheval, reconnaissables aux grands panaches blancs ; on peut aussi juger du peu d'étendue de leur ligne, par les drapeaux fleurdelysés qui flottent effrontément comme en un jour de parade. Turreau même, s'il faut l'en croire, éprouve la satisfaction d'entrevoir Monsieur Charette en personne à la tête de quelques tirailleurs masqués par une haie. C'était la première fois qu'il l'apercevait..., et ce fut aussi la dernière. Les tambours battent la charge ; l'infanterie républicaine se lance ; une fusillade nourrie l'arrête à la hauteur du hameau de Géneton ; mais elle reprend son élan, parvient, sans plus de résistance aux première maisons du village de Montbert. Là coule l'Ognon.... Plus un brigand ; les chefs empanachés, les drapeaux blancs, les voitures, les blessés, les femmes, les malades, les traînards, les chevaux, les bœufs, les tirailleurs, tout a disparu. Turreau remmenant ses deux proconsuls, très déconfits, regagna Nantes où il rentra sans triomphe ; le 27, il écrivait : J'ai cru atteindre Monsieur Charette ; mais il a refusé le combat et n'a eu que le temps de se sauver à toutes jambes, et, le jour suivant, en annonçant son échec au ministre, il s'inquiétait de savoir si cette prouesse à rebours n'ébranlerait pas sa situation, encore qu'il essayât d'exposer la chose sous un aspect présentable : Mes soldats ont donné la chasse à l'escorte de ce scélérat et un détachement de cavalerie l'a poursuivi quelque temps. De fait, Charette était loin ; par un de ces miracles d'activité où il excellait, il avait évacué la lande en moins de deux heures ; tandis qu'il leurrait l'ennemi par le mouvement de ses drapeaux et de ses cavaliers, toute sa bande filait par le pont de Montbert, dont il restait le dernier à défendre les approches, pour ne disparaître à son tour que lorsque tout le monde fut en sûreté ; le soir même il s'arrêtait à Saint-André-Treize-Voies, pour s'enfoncer dans la tortueuse vallée de la Boulogne, traverser le double village des Lucs, et se fixer, le 26, aux landes de la Vivantière, qui s'étendent de Saligny à Beaufou. En arrivant là, il apprit la fin d'un de ses premiers lieutenants, La Cathelinière, qui, bien que moins indocile que Joly, s'était tenu presque toujours à l'écart, bataillant isolément du côté de Saint-Père-en-Retz. C'était un brave, longtemps échappé au danger des batailles. Blessé enfin de deux balles au bas-ventre, il s'était retiré à Frossay. Les bleus visitèrent le village ; l'un d'eux voulut attraper une poule qui se réfugia sous un pressoir ; le soldat l'y poursuivit, étendit la main pour prendre-la bête, rencontra une jambe d'homme et découvrit un brigand à longue barbe et aussi sec qu'un morceau de bois : c'était La Cathelinière. On le conduisit à Nantes où il allait bientôt mourir sur l'échafaud. La fin de ce partisan faisait disponibles les troupes républicaines que sa présence avait jusqu'alors retenues dans la-région de Paimbœuf ; elles allaient grossir encore le nombre des bataillons lancés à la poursuite de Charette, qui, à bout de forces, attendait le coup de grâce dans les landes de la Vivantière. Son maigre effectif diminuait tous les jours ; les, hommes qui lui restaient fidèles souffraient de l'hiver et de la faim : les villages de Beaufou, des Lucs, de Saligny, voisins, de la lande, ruinés par les fréquents passages de Haxo et de Duquesnoy, ne fournissaient aucune subsistance ; les malheureux Vendéens en étaient réduits à porter sur eux dans une sorte de giberne, une petite provision de blé qu'ils écrasaient entre deux pierres, de façon à le transformer en pâte et qu'on cuisait sur des tuiles chaudes. Les barbes longues, les mines hâves, les vêtements en loques, les privations, le découragement, donnaient à cette troupe errante un aspect à la fois hideux et terrifiant. Le 5 mars, dans la matinée, un paysan accourt criant : Les bleus, monsieur Charette, voilà les bleus ! Presque aussitôt l'avant-garde de la division de Haxo, commandée par l'adjudant général Aubertiri, apparaît au fond de la lande, venant des Lucs et s'avançant vers le moulin de la Martinière. Au même moment, du chemin qui vient de Beaufou et conduit au hameau de la Vivantière, débouche une autre troupe armée : celle-ci n'a pas l'uniforme républicain ; elle se compose de paysans, de Paydrets, et Guérin la conduit ; — Louis Guérin, la terreur des bleus, le principal lieutenant de La Cathelinière. Privé de son chef, il s'est mis à la recherche de Charette ; il marche depuis trois jours, avec ses 400 braves. Il les jette avec tant de fureur sur la troupe d'Aubertin, qu'elle recule ; les soldats de Charette, subitement réconfortés par l'arrivée et par l'exemple de ce renfort tombé du ciel, courent à leurs armes, se glissent dans les broussailles d'où ils fusillent sans répit, selon leur tactique habituelle, la division de Haxo qui a pris position au moulin des Landes ; ils la débordent sur la gauche, Guérin l'assaille sur la droite, Charette la pousse au centre, et l'attaque est menée avec une rage si désespérée, que les 4.500 bleus, sous le déchaînement acharné de ce millier de forcenés, perdent pied, rompent leurs rangs, se dispersent. Refoulés du chemin de Legé par lequel ils sont arrivés, bousculés, en déroute dans les chemins creux qui serpentent de la Jaumerie au Fief-Gourdeau, ils tombent par centaines sous la fusillade des Vendéens qui les poursuivent à l'abri des haies ; les femmes elles-mêmes, exaspérées, se ruent à la sanglante pourchasse ; elles tuent à coups de piques, elles assomment à coups de pierres, et, durant près de 2 lieues, dans ce dédale de routins tortueux et de sentiers inconnus où ils s'enfoncent, l'affreux massacre des bleus se poursuit jusqu'aux abords de Legé ; Haxo parvient enfin à faire tête à cette meute frénétique. Charette rallia ses gens et disparut avec eux dans les profondeurs des fourrés ; il les traîna, malgré leur épuisement, à 4 lieues de là, dans l'étroite vallée de la Vie, et s'arrêta lui-même, avec Guérin et ses officiers, au château de Pont-de-Vie, vieille masure féodale, flanquée d'une jolie tourelle en poivrière, qu'on voit encore au bord du chemin qui va des Lucs au Poiré. Et la randonnée harcelante recommence. Le 7 les Vendéens sont devant la Roche-sur-Yon, d'où les repousse une colonne républicaine : ils fuient en débandade vers Maché ; repassent en marche forcée à Beaufou, à Saint-Sulpice-le-Verdon, aux Brouzils, cherchant peut-être à s'enfoncer dans la forêt de Gralas. Haxo s accroche à leur poursuite, les perdant, courant là où ils sont signalés, les apercevant quelquefois, croisant le plus souvent sans les voir la route qu'ils viennent de traverser, passant à cent pas d'eux tapis dans quelque boqueteau, les croyant devant lui quand ils sont derrière, ne leur laissant pas un répit, et aussi brûlant les moulins où les brigands pourraient se ravitailler, les villages où ils trouveraient abri, tuant tout ce qu'il soupçonne de connivence avec eux ; ni le sexe ni l'âge ne sont des motifs de clémence. Quoique, forcé d'obéir à Turreau, Haxo s'y résigne plus qu'il ne s'y complait, et s'efforce de maintenir une discipline sévère chez ses soldats, humiliés comme lui de la tâche imposée. Turreau l'a menacé de la colère du Comité de Salut public, c'est-à-dire de l'échafaud, s'il ne réussissait pas à capturer Charette ; mais Haxo réplique vertement : Ce n'est pas une chose aisée de trouver un tel homme, encore moins de le combattre ; il est aujourd'hui à la tête de 10.000 hommes, et, le lendemain, il erre avec une vingtaine de soldats. Vous le croyez en face de vous ; il est derrière vos colonnes ; il menace tel poste dont il est bientôt à dix lieues.... Des Brouzils, Charette est retourné aux landes de Bouaine ; Haxo compte l'y cerner, manœuvre en conséquence ; mais le fugitif échappe en traversant, avec toute sa bande, la Boulogne à la nage ; Haxo guette encore au Pont-James, que Charette est déjà près du Val de Morière, au hameau de la Rivière, où il s'arrêté le 18 mars. L'adjudant général Aubertin qui, depuis quinze jours, erre à la recherche de son chef, se trouve tout à coup, le 19, en présence du campement vendéen : trois ou quatre cents f... gueux, une quinzaine de cavaliers et quelques femmes, le tout armé et placé en bataille sur un terrain difficile à aborder. Il attaque cependant, débusque de leurs ajoncs les brigands qui, abandonnant fusils, fourches, bâtons, piques et généralement tous leurs sabots, s'enfoncent dans la forêt de Touvois où Aubertin renonce à les suivre ; il incendie le hameau de la Rivière, coupable d'avoir donné asile à Charette, et va se mettre en observation aux environs de Legé. Haxo cependant a de nouveau traversé tout le pays, de Pont-James, aux portes de Nantes, jusqu'à Maché, au sud de Palluau ; quand il arrive à Maché, Charette, qui l'a précédé, n'y est plus. Il se dirige avec un millier d'hommes vers la Roche-sur-Yon, dans l'espoir de trouver enfin un bourg où ses soldats pourront passer, sans alerte, une nuit de repos. Il traverse Beaulieu-sous-la-Roche, Landeronde, et descend jusqu'au bourg des Clouzeaux ; Joly qui l'a rejoint avec 2 ou 300 paysans, assure que ce village, mal pourvu de provisions, n'a pas encore été incendié ; comme il a encore quelques, cavaliers, il les envoie en éclaireurs ; mais à peine se sont-ils éloignés qu'ont les voit revenir au grand trot : les bleus sont là ! Impossible de reculer, il faut livrer bataille : on prend en hâte les dispositions de combat, Charette tiendra la droite, Joly occupera la gauche et Guérin se placera au centre. L'affaire s'engage par une ruée des dragons républicains qui font plier les hommes de Joly ; mais ceux-ci se reforment et refoulent les cavaliers bleus ; en se retirant ils vont donner dans deux bataillons d'infanterie, que Haxo lui-même entraîne, et ils y jettent la confusion. Toute la ligne vendéenne s'ébranle et se jette avec une impétuosité sauvage sur les fantassins ennemis ; la mêlée est furieuse ; on s'égorge, on se prend aux cheveux ; Charette, avec sa petite bande armée de piques et de bâtons, enfonce la gauche des républicains, qui cèdent à son élan. Haxo remet ses hommes en ligne, les exhorte à la résistance : Lâches ! Où fuyez-vous ? Charette est battu ! Mais les bleus reculent encore, jettent leurs armes, c'est la déroute. Haxo se résigne à les suivre, espérant les reformer plus loin ; son cheval tombe ; il se dégage tout en sang, frappé lui-même de deux balles ; aux Vendéens qui l'entourent, il apparaît, terrible encore, avec sa taille gigantesque, ses cheveux tout blancs, sa force d'Hercule. Malgré ses blessures, il s'est mis debout et pare les coups d'un furieux moulinet de son sabre. On lui crie de rendre les armes : Non ! Canailles ! Un des cavaliers de La Robrie, — Arnauld, de la division de Belleville, — l'abat d'un coup de feu ; à terre, Haxo menace, se défend encore, et expire enfin glorieusement. Parmi ses soldats qui l'avaient abandonné, le bruit circula qu'il s'était achevé lui-même d'une balle de son pistolet ; mais les témoins de sa mort infirment cette légende. Si l'on en croit la tradition locale, Haxo aurait reçu le coup mortel entre la sortie du bourg des Clouzeaux et l'emplacement de la gare actuelle ; certains, il est vrai, prétendent que ce fut un peu plus loin, à l'endroit où s'élève un vieux genévrier entouré de ronces, visible de la ligne du chemin de fer ; selon d'autres, cet arbre marquerait la fosse où l'on inhuma, non seulement le général, mais toutes les autres victimes de la bataille. La Convention décréta qu'une colonne serait élevée au Panthéon à la mémoire de ce brave dont la fin consterna l'armée républicaine. Charette, dès la victoire assurée, avait entraîné ses troupes vers les fourrés et les landes au fond desquels il se savait inattaquable. Passant non loin d'Aizenay, où s'était prudemment tenu Turreau pendant le combat, il traversa le Poiré, les Lucs, et ne s'arrêta, vers le soir qu'à 7 lieues du champ de bataille. Au hameau de la Bésilière, où il cantonna, on discutait, la nuit venue, les événements de la journée : Ah ! dit-il, c'est bien dommage d'avoir tué un si brave homme ! Et comme Joly et Guérin se disputaient à qui aurait le cheval du vaincu, Charette se détourna, et l'on vit des larmes couler sur ses joues. IV. — RAVAGESCharette était délivré des deux plus opiniâtres de ses adversaires : Haxo et Duquesnoy. Celui-ci avait exécuté les ordres de Turreau avec passivité, mais aussi avec une répugnance qu'il ne pouvait dissimuler, tant il éprouvait de dégoût du rôle imposé au vainqueur de Wattignies : le ton de ses rapports au général en chef indique en quel mépris il tenait ce supérieur :i indigne et son programme de dévastation : Tu ordonnes de tout tuer ou incendier ; pour ma part, j'estime que j'ai détruit 3.000 hommes.... Les autres ont purgé le pays, de sorte que tout ce qui reste aujourd'hui dans la Vendée est levé contre la République. Cette population, n'ayant d'autre perspective que la famine et la mort, se défendra encore longtemps en évitant continuellement les forces armées ; elle y réussira toujours dans ce pays fourré qu'elle connaît parfaitement. Le brûlement que nous avons fait a laissé le pays sans vivres et sans fourrages, et je te certifie que la cavalerie ne peut y trouver d'autre nourriture que l'herbe verte qu'elle pourra paître. Les routes sont si mauvaises que les voitures n'y peuvent rouler ; de manière que tu feras périr ta cavalerie et que tu réduiras à rien ton infanterie.... Turreau qui n'aime pas la contradiction, fait de son mieux pour envoyer ce raisonneur à la guillotine : il dénonce au ministre la conduite coupable de Duquesnoy qui n'a pas peu contribué à entraver les mesures révolutionnaires si sagement adoptées ; il n'a cessé ; de ridiculiser les ordres que je lui ai donnés, d'avilir l'autorité que tu m'as confiée ; et il insinue, en vue du réquisitoire que bâclera Fouquier-Tinville : on peut accuser ce général d'avoir refusé de prendre les seules dispositions qui pouvaient anéantir l'armée de Charette et le livrer lui-même. Carnot sauva de l'échafaud Duquesnoy qui fut envoyé à Rennes où il échappait à la vengeance de son chef. Haxo mort et Duquesnoy évincé, les autres commandants des colonnes infernales n'étaient pas à craindre ; Grignon, Cordelier, Boucret, Dutruy, non plus que Huché, choisi par Turreau pour compenser la perte de Haxo, ne sont redoutables que pour les paysans sans défense, les femmes et les enfants : car c'est une constatation digne d'être notée de voir combien vite une armée de soldats naturellement courageux et résistants se gangrène et se corrompt lorsqu'elle est livrée à des chefs qui ne lui donnent pour consigne que le pillage et la dévastation. L'héroïque armée de Mayence a fondu sous la tutelle de Turreau ; la guerre civile a fait des Chasseurs de Kastel, homériques naguère lorsque Kléber les conduisait, une troupe indocile et démoralisée ; ils disent tout haut qu'ils ne veulent plus se battre : lors de la récente attaque de Legé par Charette, les soldats du commandant Ducasse ont lâché pied dès le premier coup de feu. En une autre circonstance, Grignon, sur ses 1.500 hommes, n'en trouve pas 20 qui consentent à marcher sur l'ennemi. On voit des républicains bien armés fuir devant un rassemblement de paysans dont. la plupart n'ont pas de fusils. Dubois-Crancé écrit : Nos soldats ont peur des brigands comme les enfants craignent les chiens enragés ; l'adjudant général Dusirat renchérit : le cri Voilà les brigands inspire une telle terreur à mes hommes que, même derrière des retranchements ils éprouvent l'effet de ces termes magiques... s'il y a quelque lieu au monde où la terreur est à l'ordre du jour... c'est dans quelques bataillons de ma colonne ; et Turreau lui-même est obligé de convenir que tel soldat serait bon à l'armée du Nord ou du Rhin, à qui le nom seul de brigands inspire une peur dont rien ne peut le faire revenir. La principale cause de cet effroi dont j'ai vu saisir des bataillons entiers est dans la certitude qu'on ne fait pas de prisonniers et que le soldat est sûr, s'il tombe aux mains des rebelles, d'être tué et souvent de la manière la plus cruelle. Si les troupiers de la République ont si grande frayeur de la mort, c'est que le pillage les a enrichis ; quand ils ne possédaient rien, ils ne craignaient pas d'exposer leur vie, — ils l'ont prouvé en maintes occasions ; — maintenant c'est leur butin qu'ils risquent de perdre, et ils y tiennent : il y en a qui portent sur eux plus de 50.000 francs ; ceux qui s'estiment assez riches disparaissent au premier détour du chemin ; d'autres feignent des maladies pour quitter l'armée. Un rapport dit : Si l'on fouillait tous les caissons on y verrait un butin immense... cela gagne à un tel point que l'on n'est plus maître des militaires ; nos déroutes en sont les effets. On a vu des bleus couverts de bijoux et faisant en tout genre des dépenses d'une prodigalité monstrueuse ; l'un d'eux fut trouvé porteur de 36 anneaux de femmes ; les généraux des colonnes infernales ont fait de cette guerre un objet de spéculation ; ils ont favorisé le pillage pour couvrir celui qu'ils faisaient eux-mêmes, et se faire de leurs complices autant d'appuis contre les dénonciations. Voilà pourquoi on égorge, on ravage, on brûle. Heureusement l'armée de Turreau n'est pas l'armée française ; c'est un ramassis d'étrangers, de vagues vainqueurs de la Bastille, de héros à 500 livres, de sans-culottes échappés aux jacobinières les plus louches. Avant que six mois soient écoulés, la France, ayant recouvré son bon sens, reniera tous ceux qui auront pris part à cette dégradante campagne. Aucun des généraux qui servirent sous les ordres de Turreau n'aura une place dans les fastes de notre histoire ; tous, même les plus braves, tels que Duquesnoy, seront inexorablement chassés de l'armée.. sauf Turreau lui-même, qui deviendra grand officier de la Légion d'honneur, baron de l'Empire, chevalier de Saint-Louis sous Louis XVIII et qui, — chose à peine croyable. — sera désigné par le gouvernement des Bourbons pour accompagner la fille de Louis XVI dans son voyage en Vendée ! Pourtant, mêlés à ces profiteurs, se trouvaient d'honnêtes, soldats, retenus dans le rang par l'obéissance passive, mais qui rougissaient de l emploi fait de leur courage. Le général i" Bard, résolument opposé au plan d'extermination, fut suspendu par Turreau et emprisonné ; le général Alexandre Dumas, père du grand conteur, donna sa démission de général en chef, se déclarant incapable d'en finir avec la Chouannerie ; le général Duval, qui se refusait à massacrer les enfants, devint par là suspect aux représentants du peuple et risqua bravement l'échafaud ; les officiers d'état-major du général Carpantier, fusilleur émérite, prirent le courage de témoigner à leur chef l'horreur qu'ils éprouvaient : Carpantier les fit taire en leur communiquant les ordres de Turreau : tout incendier, tout tuer, tout massacrer. On vit même toute une garnison, celle de Mortagne-sur-Sèvre rédiger et signer une protestation indignée contre ceux qui ont intérêt d'étendre le théâtre du pillage et de la dévastation pour se partager les dépouilles de leurs concitoyens ruinés ; contre l'ivrognerie et l'ignorance crasse de ceux des chefs que la voix publique a frappés de réprobation ; contre la lâcheté de ceux qui craignent que la fin de la guerre ne supprime trop tôt leurs chers appointements ; contre l'atroce iniquité de ceux qui, par les horreurs qu'ils ont commises au nom d'une République essentiellement juste et fondée sur les vertus, sont parvenus à augmenter le nombre de ses ennemis et à changer des citoyens paisibles en rebelles désespérés.... Combien d'autres obéirent le rouge au front et la rage au cœur ; combien jugeaient comme Marceau, qui, félicité par sa sœur après Savenay répondait : Quoi ! vous voudriez avoir des feuilles de mes lauriers ? Ne savez-vous pas qu'ils sont tachés de sang, de sang français ?... Je veux porter mes armes contre l'étranger ; là seulement sont l'honneur et la gloire !... Les plus touchants sont les braves volontaires de 1792 qui, partis d'enthousiasme pour combattre les Prussiens, ont dû suivre ceux de leurs chefs que la Convention dépêche en Vendée. Ils n'osent protester, ces petits ; ils exécutent les consignes ; mais avec quel dégoût ! On a les lettres que l'un d'eux, François-Xavier Joliclerc, adressait à sa vieille maman : il fait partie de la 4e division incendiaire, celle du général Bonnaire : ah ! comme le portrait qu'il trace inconsciemment de lui-même ressemble peu à ce qu'on imagine de ces tueurs farouches, vrais bouchers de femmes et d'enfants, dont la tradition vendéenne garde le hideux cauchemar. Joliclerc a fait à sa patrie le sacrifice de sa vie : Nos biens et facultés ne nous appartiennent pas, écrit-il, c'est à la Nation.... — Ces principes d'amour pour la liberté, pour la République, ne sont non seulement gravés dans mon cœur, ils s'y sont incrustés et ils y resteront tant qu'il plaira à cet Être supérieur qui gouverne tout.... Joliclerc est esprit fort et parle avec mépris des vices de ces scélérats de prêtres ; mais il est préoccupé d'avoir perdu, en changeant d'habit, son scapulaire : J'en trouverai un autre. Un souvenir le tracasse : Quand je sortis de chez nous, la clef du coffre me retint par mon habit. J'ai toujours eu de cela comme un mauvais augure. Enfin le voici à Cholet : L'on fait ici le rassemblement de l'armée ; nous allons ravager la Vendée ; nous y allons porter le fer et la flamme ; d'une main le fusil, de l'autre la torche. Hommes et femmes tout passera au fil de l'épée.... Nous avons déjà brûlé 7 lieues de pays. Il y a des soldats qui ont déjà fait leur fortune ; moi je n'ai pas encore pu trouver à changer de chemise. Si l'on excepte ces quatre lignes, il ne parlera guère de ce qu'il voit, de ce qu'il fait ; il devient philosophe : — Le bien ou le mal m'est égal. — Tout le monde se plaint et moi je suis toujours le même. En revanche que de détails précieux sur sa façon de vivre : Vous me demandez si nous avons des poux : est-il possible de n'en point avoir ? Nous couchons 300 dans une église sur quelques bottes de paille, les uns galeux, les autres racheux.... toujours occupés à traquer les bois et les blés pour détruire ces brigands qui nous égorgent du monde tous les jours.... Ils sont environ 1.200 ; il y a au moins 12.000 hommes après eux et on ne peut les trouver.... On se déchire tout, on s'abîme tout, on semble des diables.... Et il décrit à sa mère son costume : Je marche sans bas, dans un pantalon que j'ai fait avec un tablier qui a été trouvé dans la Vendée.... Pas un ami, pas même un camarade intime : Je suis en division avec des hommes que je crois mauvais et méchants, de sorte qu'il me faut être sur mes gardes à toute heure du jour. Jamais, dans ces lettres, un tableau de carnage ou d'incendie ; il garde ces choses pour lui ; sans doute ce bon Français a-t-il honte : Je n'y mets rien que je ne désire qui ne soit connu de tout le monde... Une fois seulement il lui échappe de dire : Si je vous racontais les cruautés qui se sont commises dans la Vendée de part et d'autre, cela ferait dresser les cheveux sur la tête.... Mais il boit, — pour s'étourdir peut-être, — Je bois de bons coups ; je suis fait au vin ; il m'en faut.... Cela revient comme un refrain. Peut-être y a-t-il des consignes qu'on ne peut exécuter qu'étant ivre : Turreau bataille du matin au soir avec Bacchus ; il est toujours saoul, note le représentant Lequinio ; le général Bonnaire a le même vice ; Huché titube en passant la revue de ses troupes ; sa tête n'est jamais à lui les après-midi.... On songe à Joliclerc en lisant des récits tels que celui de Marie Brard, qu'a recueilli l'abbé Deniaud : tapie sous un buisson, elle voit venir vers elle un bleu qui l'a certainement aperçue : la pauvre fille recommande son âme à Dieu ; le soldât s'approche, lui met la main sur la tête, et lui souffle : Cache-toi donc mieux ! Bien qu'il ait prononcé ces mots à voix basse, un de ses camarades l'a entendu et lui demande à qui il s'adresse : Ce n'est rien : j'ai causé tout seul, et il continue sa marche. Les plus endurcis mêmes sont parfois pris de nausées : un traître, nommé Porchet, a conduit les républicains vers un bois où nombre de brigands sont réfugiés ; tout a été tué, sauf certaines femmes où jeunes filles que les bleus ont choisies et qu'ils ramènent à leur cantonnement. Porchet revient avec eux : il marche à côté du général qui a présidé à la boucherie, et celui-ci, soudain révolté du calme de ce misérable : — Tiens ! dit-il, tu es un sacré gueux ; tu n'en feras pas mourir davantage, et il lui décharge sa carabine dans le dos. On voudrait citer encore la belle histoire d'Étienne Forestier, tambour dans un bataillon du midi ; il sauva des massacres un grand nombre de prisonniers et surtout de prisonnières ; une entre autres, Marie-Anne Baussant, qu'il épousa, la guerre finie ; le ménage se fixa à Challans, en plein pays de Charette ; et Forestier, quoique ci-devant bleu et tambour-maître des colonnes infernales, vécut honoré et aimé de tous ; son petit-fils est mort, en 1906, après avoir joué, pendant plus de soixante ans, de l'ophicléide à l'église du bourg. Les rancunes nées des guerres civiles s'effacent vite ; il semble que, de part et d'autre, une sorte de honte réciproque impose le silence et même l'oubli. Trop d'intérêts communs interdisent d'éterniser les ressentiments et, entre fils d'un même pays on ne sait pas haïr longtemps. Qui parcourt la Vendée d'aujourd'hui s'étonne de recueillir si peu de souvenirs des temps révolutionnaires : on s'attendait à ce qu'ils subsistassent du moins à l'état de légendes ; mais non ; de la Terreur on ne parle plus : à Noirmoutier, à Legé, à Machecoul, à Bouin, inutile de questionner un paysan sur les calamités d'autrefois ; il ne sait rien ; on y trouve de rares érudits, prodigieusement instruits-du moindre incident de l'histoire locale ; mais quand on les interroge, ils parlent avec prudence, sans passion, comme à regret. Un touriste, curieux du passé, arrive dans une de ces bourgades que ravagèrent les troupes incendiaires de Turreau et dont toute la population alors présente a été passée par les armes ; il cherche quelque monument commémoratif, une croix, une inscription, ou, à défaut d'un cénotaphe, des traditions toujours vivaces de faits si marquants et si proches de nous. Un septuagénaire d'aujourd'hui peut avoir connu, dans sa prime jeunesse, des vieux qui, tout enfants, avaient vu passer M. de Charette conduisant sa terrible bande, ou qui, emportés par une mère affolée échappèrent au tourbillon des colonnes infernales. Rien. Comment de si marquants souvenirs ont-ils pu être si rapidement abolis ? Deux ou trois cents prisonniers passés au fil de la baïonnette... voilà une petite phrase qui revient à chaque page dans les rapports des lieutenants de Turreau, aussi bien que dans les aveux des chefs royalistes quand, à leur tour, ils usèrent d'affreuses représailles ; elle occupe une ligne, sans plus ; mais imagine-t-on le tableau qu'évoquent ces dix mots ? Peut-on se faire une idée de ce qu'ils contiennent de désespoir et d'horreur. De ces choses atroces, nul récit : une pudeur égale dans les deux camps, ou peut-être une insouciance invétérée des spectacles tragiques, ont fermé les bouches qui auraient pu raconter. A peine, en quelques endroits, se perpétuent des appellations qui font frémir : celle de Champ des Martyrs est fréquente en Vendée ; aux environs de la Gaubretière, — lieu fameux par les tueries que commandait le farouche Huché, un ravin a conservé le nom sinistre de Vallée des Royards : — royer est un mot patois qui signifie hurler de douleur. Non loin de là un champ est encore désigné Champ des oreilles... et l'on voudrait ne pas comprendre ce que rappelle pareille désignation. Par bonheur, pas un récit de ce qui s'est passé là. Sur l'épouvante qu'inspiraient ces abominations, on est mieux renseigné : nombre de survivants ont conté leurs angoisses et décrit l'enfer de leur vie errante. Deux témoignages seulement, entre cent : celui d'une châtelaine et celui d'une paysanne. La châtelaine est la comtesse de la Bouère, celle que Mme de Lescure appelait sa camarade ; Mme de la Bouère n'a pas quitté le Bocage vendéen ; elle a vingt-deux ans en 1794 ; c'est une petite blonde, aux traits fins, aux yeux bleus, très résistante et courageuse malgré sa fragile apparence. Trois mois durant elle vit, nouvelle accouchée, dans les bois, dans les champs d'ajoncs, changeant de cache chaque soir, et la nuit venue, alors que les bleus, généralement, se confinent en leurs cantonnements, elle sollicite l'hospitalité de paysans inconnus, tout aussi tremblants qu'elle. Dès avant le jour, on est sur pied ; les bestiaux abandonnés dans les champs, la prière dite, — et avec quelle ferveur ! — la soupe mangée, chacun se disperse selon son inspiration ; les hommes jeunes vont se poster sur les hauteurs afin de guetter, à l'abri de quelque bouquet d'arbres, les mouvements des incendiaires, pour les fuir ou pour tenter, lorsqu'ils seront passés, d'éteindre le feu. Les femmes, — ayant à redouter plus que la mort, — vont se tapir dans les endroits les plus éloignés des chemins, sous une haie, dans les broussailles ; les grosses fumées qui, à l'horizon, montent des villages incendiés, indiquent à peu près le trajet que parcourent les colonnes ; on s'en éloigne le plus possible ; les genêts ont cela de précieux qu'une personne couchée à même le sol y est invisible à trois pas ; les soldats de la République ne s'y aventurent guère par crainte des coups de fusil qui partent des hautes herbes à bout portant et ne manquent jamais leur but. On vit donc là tout le jour, blotti sur la terre, enfoui sous les brindilles vertes, ne voyant rien à une toise devant soi. Le sol est boueux, il neige, il pleut ; n'importe ; il faut ne pas bouger ni lever la tête. Le seul bruit qu'on entend c'est celui des tambours ; quand il semble s'éloigner à droite, il recommence à gauche ; et puis, les fusillades, les cris : Arrête, arrête ! les hurlements de quelque malheureux qui a été surpris et qu'on égorge. Parfois on croit les genêts cernés. C'est alors que les mères serrent plus fortement contre elles leurs enfants, pour être sûr qu'on mourra ensemble. — Chose étonnante, ces petits êtres comprennent qu'il faut avoir peur, car il n'y a pas d'exemple que leurs cris aient dévoilé la retraite des infortunés qui se cachent. Les bestiaux eux-mêmes semblent ressentir la désolation universelle ; effrayés par les coups de feu, la fumée et les flammes, ils se groupent en s'agitant et font entendre des beuglements plus sourds et plus prolongés que d'ordinaire. Ainsi s'écoule la longue journée ; car on ne bougera pas avant la nuit ; avec le crépuscule, les bruits de guerre s'éloignent et c'est le chat-huant qui donne le signal ; son cri lugubre, maintenant devenu plus agréable que le chant du rossignol, annonce l'heure de la délivrance : on ose se mettre debout ; on est tout étonné de constater que la lande silencieuse où l'on se croyait seul, abritait une multitude ; des gens émergent de tous les côtés ; on se groupe ; on s'interroge : d'où êtes-vous ? — où irez-vous pour la nuit ? et à la lueur vacillante des incendies, on se met en quête d'un reste de toit, d'un hangar épargné, d'une cave.... L’autre récit fut écrit sous la dictée d'une petite villageoise de quinze ans, Marie Trichet, par l'abbé Faucheron, curé de Beaufou, qui, la guerre finie, consigna les impressions de ses paroissiens : Marie Trichet lui raconta l'incendie de son village de la Bulletière, à un quart de lieue de Beaufou ; les colonnes incendiaires étaient déjà passées dans la région ; le 28 février elles avaient ravagé le bourg des Lucs et massacré 485 habitants sans défense, au nombre desquels 189 femmes et 120 enfants de moins de dix ans. On croyait bien que les bleus ne reviendraient plus, et voilà que une nuit, la petite Marie Trichet est réveillée par un grand coup frappé à la porte de la maison qu'elle habite avec ses parents et ses frères. Mon père dit : Sauvons-nous, nous sommes perdus ! Je saute à bas de mon lit, attrapant d'une main mon cotillon ; j'ouvre la porte et, nu-pieds, sans regarder derrière, je cours, tant que j'en ai de force, du côté du bourg (Beaufou). Je ne savais pas où j'allais ; j'allais comme une folle. Auprès de la Fosse-Noire je tombai en bas à bout d'haleine ; je croyais les bleus après moi. Je regardai et me vis toute seule. Alors je pris mon cotillon et me mis à crier et à appeler ma mère ; mais je ne criais pas bien fort : j'étais si saisie ; ma gorge était si serrée, que j'étouffais. J’entendais de grands bruits dans le village, puis de gros jurements.... Je vis, du monde accourir de mon côté : c'était mon père avec mes trois frères ; ils avaient pris le temps de mettre leurs culottes ; mais c'était tout.... Il pleurait, mon pauvre père, et mes frères aussi. Où est-elle ta mère ? qu'il me dit. Ma mère un peu boiteuse était sortie la dernière de la maison, par la porte du jardin, emmenant avec elle mon petit frère de sept ans.... C'était grand temps car les bleus entraient par la porte de la rue quand elle fermait celle da jardin, qu'elle nous a dit. Dans les autres maisons on s'était sauvé comme nous autres, encore plus vite ; les quatre filles, de la métairie d'En-bas s'étaient sauvées en chemise, ainsi que leurs deux grands frères.... Une jeune veuve se sauvait par le chemin de la Marlée — la Marlaie — avec ses deux enfants, une petite de deux ans qu'elle portait à son cou et un petit de quatre ans qu'elle tenait à la main. Entendant courir après elle, elle perdit la tête de peur et laissa s'échapper la main du pauvre petit, que les bleus attrapèrent. Nous étions là, le long du buisson, tout transis, quand les filles du Bas vinrent de notre côté. Elles couraient comme des folles en pleurant. Nous étions contentes de nous trouver ensemble ; nous pleurions, mais tout bas, de peur d'être entendues des bleus. Ma mère était si épouvantée qu'il fallait lui jeter de l'eau au visage.... Nous entendions de gros jurements, puis des coups que l'on frappait sur les planchers ; le feu passait par-dessus les maisons. Oh ! là, là, que c'était affreux ! Une femme du village criait au secours ; elle poussait des clameurs, des hurlements. Je me crus morte ; je croyais que c'était moi qu'on tuait. Ma mère se jeta à genoux et dit son chapelet. Mon père était hors de lui. Il faut aller à son secours, criait-il ; venez mes enfants. Oh ! dam ! à ces paroles ma mère se précipite sur lui, lui serre les jambes avec ses bras : — Mon cher ami de petit homme, n'y va pas ; mon bon ami reste avec nous ! Tu seras tué : ils te tueront ! Par la bonne Sainte Vierge Marie, n'y va pas, mon ami ! mon bon ami ! mon cher petit homme ! Mon père s'en fut du côté du village avec mes frères ; je me trémoussais, je voulais crier : Écoutez, pour voir s'ils ne nous appellent pas. Le moindre coup me faisait tressaillir : Tenez, entendez-vous. Oh ! là, là, on est à le tuer, mon père, mon petit père ! A un certain moment, je crus entendre mon père m'appeler à son secours : Il m'appelle ; je cours ! Une de mes camarades me saisit à mon cotillon et m'arrêta : — Taise-tu, follasse, qu'elle me dit, vois-tu pas que ta tête tourne.... Puis voilà que nous entendons un
bruit de pas. C'étaient mon père et mes frères revenant au galop : — Sauvons-nous, cria mon
père, sauvons-nous, les voilà par ici ! Et il nous emmène en courant
tous, pêle-mêle, par le chemin du Haut, dans un champ de froment où il nous
fit coucher, dans un coin, sous des arbres, en monceau, les uns près des
autres, les plus blancs au milieu pour ne pas être aperçus ; nous étions
comme des malheureux, accroupis les uns contre les autres, sans distinction,
attendant la mort.... Les scélérats ne nous
aperçurent pas ; ils passèrent cependant assez près, suivant le routin qui
est en bas, de l'autre côté. Oh ! si, quand ils passaient, les petits drôles
que nous avions avaient poussé des cris ! Aussi nous les avions enveloppés
dans nos dornes et leur mettions la main sur la goule.... Au jour venu, on se compte : il manquait la jeune veuve avec ses deux petits et une jeune fille appelée Jeanne Birou. On sut plus tard que c'était elle qui avait jeté ces grands cris pendant qu'on la tuait. Et le récit de Marie Trichet se poursuit : c'est, au soleil levé, la honte de tous ces garçons et de toutes ces filles, à se voir en chemise ; c'est l'arrivée du curé, qui vit caché dans les environs, et qui accourt ; on se jette sur lui, on l'étreint en pleurant, on l'embrasse ; il ramène les malheureux au village incendié : à la vue des ruines, tout le monde éclate en sanglots : un ramage à fendre des cœurs durs comme des rochers : il y en avait qui voulaient mourir sur place sans se relever. Le curé s'évertue : il envoie les uns chercher du pain à la Vézinière, les autres récolter des vêtements dans les métairies voisines ; il réconforte tout le monde ; son entrain affecté rend le courage aux plus désespérés : il va et vient, fouillant les maisons brûlées, recueillant ce qui peut servir encore ; et tout à coup on le voit revenir très pâle : — Oh ! les misérables ! Ah ! les malheureux ! Mon Dieu !... Il a trouvé le corps de Jeanne Birou : elle a les pieds et les mains coupés, et, peu après des hommes découvrent le cadavre du petit de quatre ans.... La fin du récit de la fille Trichet énonce des détails si affreux, qu'on se prend à penser qu'elle exagère et l'on voudrait le mettre en doute. Telle était, en cette malheureuse Vendée, une nuit de l'an de Terreur 1794. Depuis que l'ivrogne Huché avait succédé au général Bard dans le commandement de la division de Luçon, c'était, dans ce que l'on appelait alors le pays de Charette, une orgie de barbaries dont les plus chauds sans-culottes eux-mêmes s'indignaient. Ce Huché, sorte de satrape imbécile et ignorant, devait à Ronsin sa carrière militaire ; plus il était ivre, plus il parlait haut, d'un ton de maître. En ce temps de pénurie, il tenait table ouverte, et bonne table : chair abondante et délicate, nombreux toasts au dessert ; toujours une vingtaine de convives qu'il se plaisait à menacer, après boire, d'un feu de peloton ou, tout au moins de vingt j ans de fer. Il poussait même la plaisanterie au delà des simples menaces, car il fit fusiller après déjeuner, le chirurgien Bardou, lequel au cours du repas lui avait avoué que, fait prisonnier par les brigands, il avait donné des soins à l'un d'eux, — probablement Charette, ainsi qu'on l'a vu, lors de son séjour au Val-de-Morière. L'état-major de Huché comprenait quelques loustics de marque, tel le capitaine Goy-Martinière dont l'ignominie resta légendaire au pays vendéen, — tel aussi cet officier dont le nom n'est pas donné et qui, ayant prié un citoyen complaisant de souffler dans le canon de son pistolet pour en déboucher la lumière, trouva drôle de presser la gachette et de brûler là cervelle à ce malheureux s'époumonnant à lui rendre ce léger service. La conduite de Huché souleva en Vendée tant d'irritation que de toutes parts les dénonciations s'élevaient contre lui ; arrêté, conduit à Rochefort, ainsi qu'on le verra, il demandera la faveur de comparaître devant le Comité de Salut public... qui l'innocentera complètement et après enquête, le fera général de division. D'ailleurs il dédaignait toute contradiction : — La société populaire de Luçon vient de me dénoncer comme un Néron, disait-il ; elle me fait infiniment d'honneur car je tuerais ma mère si elle eut favorisé les brigands. Et encore : — Mon règne semble dur et je suis détesté... Vive la République ! Je m'en fous ! La promenade qu'entreprit, à travers le pays de Charette, afin d'en finir avec ce scélérat, l'une des colonnes de Huché, fut de toutes, peut-être, la plus meurtrière et la plus sanglante. Vieillards, femmes et enfants, les hommes sans armes, occupés à travailler dans les champs ou dans les maisons, furent impitoyablement immolés. Comme ses officiers lui témoignaient leur répugnance pour de pareilles atrocités, Huché riposta, de son ton de vizir : Je le veux, moi ! Il fallait obéir. On n'achèverait pas de peindre ce sinistre saltimbanque si l'on négligeait de citer l'impression d'un enfant de treize ans qui le vit de près et se souvenait avec horreur d'avoir passé une nuit dans la même chambre que lui. Cet enfant était le fils d'un ancien magistrat de Mortagne, nommé Boutillier de Saint-André, homme sage et modéré, réduit, en cette qualité, à se cacher des deux partis dont la lutte déchirait la Vendée. L'enfant restait à Mortagne, chez sa grand'mère ; la maison familiale était aux trois quarts détruite et l'on vivait dans la cuisine pêle-mêle avec des domestiques fidèles et les soldats de passage qu'il fallait héberger. Un soir que l'aïeule, ses filles et ses petits enfants commençaient de souper, un général républicain ouvrit brusquement la porte, sans se faire annoncer ; il traversait Mortagne et avait fait choix, pour y établir son quartier général, de cette maison où séjournaient déjà plusieurs officiers. C'était Huché. Mme de Saint-André se leva pour le recevoir : elle était âgée et vêtue de noir. Huché, qui était ivre à son habitude et qui, depuis Cholet était tombé deux fois de cheval, portait au visage plusieurs contusions. — Vous êtes bien tranquilles ici, grommela-t-il en manière de salut. Vous ne savez donc pas que je puis vous faire tous brûler ce soir dans vos masures ? — Oh ! général, répondit la vieille dame, vous n'en auriez pas le courage ; quel mal nous avons-vous fait ? — Quel mal vous m'avez fait ?... Mais vous avez l'air d'une religieuse avec vos vêtements noirs et vos mains jointes. — Quelle religieuse, soupira-t-elle, qui a eu douze enfants ! Et tout de suite : Vous êtes blessé, général, il faudrait vous tirer du sang. — Qu'appelez-vous blessé ? Qu'entendez-vous par me tirer du sang ? Apprenez que c'est moi qui en tire aux autres.... Il s'établit dans un petit salon où se tenaient les officiers ; ils avaient déguerpi, ne voulant pas se trouver en sa présence. Aucun autre officier de la garnison ne vint lui faire visite ; il était trop méprisé, trop exécré. Il s'étendit dans un fauteuil ; à peine s'installait-il qu'on lui amena deux pauvres paysans, le père et le fils. Ici il faut laisser parler le jeune Marin de Saint-André, témoin de la scène : Le général donna l'ordre de les mettre à mort de suite... défense expresse de les fusiller : Lardez-les, dit-il, sabrez-les, taillez-les à coups de baïonnettes. On alla exécuter ces paysans à quelques pas de nous, sur les marches de l'église ; les bourreaux, chargés de cet affreux supplice, étaient affligés eux-mêmes d'avoir à obéir. Après quelques instants, ils vinrent dire, en ma présence, au général que les deux victimes souffraient des douleurs atroces, qu'elles se débattaient contre la mort, qu'ils ne pouvaient plus résister à la vue de leurs angoisses, du sang qu'elles répandaient, des cris déchirants qu'elles faisaient entendre ; enfin ils demandaient la permission de les achever d'un coup de pistolet. — Gardez-vous en bien.... Enfoncez-leur vos sabres jusqu'à la garde dans le corps ; taillez et retaillez.... Et il faisait avec ses bras les gestes et les mouvements significatifs.... Les exécuteurs obéirent et revinrent après le supplice ; ils étaient si affectés des coups affreux qu'ils venaient de porter... que leur estomac se souleva et qu'ils vomirent tout ce qu'ils avaient bu et mangé.... Tout le monde, dans la maison, passa la nuit sans se coucher, excepté moi qui avais un lit de sangle dans l'alcôve du salon où le général s'était établi. Mon aïeule m'ordonna d'aller y dormir. Je refusai d'abord ; il me répugnait trop de reposer auprès du scélérat.... Ma grand'mère insistant pour que je lui obéisse, je cédai.... Le général qui cuvait son vin eut besoin de thé ; à chaque quart d'heure il criait qu'on lui apportât un verre d'eau.... J'entendais le misérable ronfler, cracher, tousser, cum eructationibus et bombis. Il s'agitait, il criait à chaque instant.... Je mourais de peur.... Il partit de très grand matin et sans bruit.... |