MONSIEUR DE CHARETTE

LE ROI DE VENDÉE

 

CHAPITRE II. — LUTTES POUR NOIRMOUTIER

AVEC LA GRANDE ARMÉE VENDÉENNE — LE GOIS — PAR LES MARAIS, LES BOIS ET LES LANDES — D'ELBÉE.

 

 

I. — AVEC LA GRANDE ARMÉE VENDÉENNE

 

QUELLES que fussent les préventions des chefs de l'armée catholique d'Anjou contre Charette, ils comprenaient cependant qu'il leur faudrait bien un jour compter avec lui : il y a là d'Elbée, ancien officier du Roi, d'une loyauté sans tache, d'une dévotion quasi mystique ; Bonchamp, qui a fait la guerre aux Indes et, comme Charette, s'est trouvé à Paris, lors du 10 août parmi les derniers défenseurs de la royauté ; Lescure, de maintien grave, d'esprit studieux et méditatif, bienveillant à tous, sévère pour lui-même ; Henri de la Rochejaquelein, qui n'a pas vingt ans, ardent, téméraire, rêvant de prouesses héroïques. et amoureux du danger ; Cathelineau, le colporteur que ces gentilshommes ont élu pour commandant suprême ; Stofflet, le garde-chasse des bois de Maulévrier, né aux confins de l'Alsace, ancien caporal de Lorraine-infanterie vigoureux, brutal jusqu'à la violence, inculte et dur, mais d'un aplomb si rude qu'il a bientôt pris sur ses compagnons une sorte de prééminence. Lui surtout est mal disposé pour Charette, l'homme de toilette et de plaisirs, qu'il jalouse instinctivement. Sans l'aide du roi de Legé, la grande armée catholique a déjà accompli des miracles ; forte de 25 à 30.000 hommes, dont 5 ou 6.000 sont armés de fusils, elle a conquis en deux mois la rive gauche de la Loire, de Nantes à Angers ; elle a occupé Beaupréau, Bressuire, Fontenay, Thouars ; son drapeau blanc flotte sur le vieux château de Saumur. Que va-t-elle faire maintenant ? Marcher sur Paris ou envahir la Bretagne et la Normandie afin de soulever les mécontents de ces deux provinces ? L'avis de d'Elbée prévalut : il fut décidé qu'on s'emparerait de Nantes, capitale incontestée de toute la région dont la possession assurerait le ravitaillement facile et les communications avec les princes proscrits et les émigrés d'Angleterre.

Mais, pour investir Nantes, de façon à l'isoler de tout secours extérieur, il faut avoir recours à Charette dont le territoire s'étend jusqu'aux faubourgs de la ville. Consentira-t-il à prêter son concours ? N'a-t-il pas gardé rancune de ses premières et humiliantes rencontres avec la grande armée ? Afin de la tâter, Lescure lui expédie un messager porteur de félicitations sur la reprise de Machecoul ; Charette répond par des compliments sur la conquête de Saumur. Puis lui est dépêché en ambassadeur M. de Donnissan, beau-père de Lescure, chargé de le pressentir sur ses intentions. Ainsi agissaient, comme s'ils eussent été les uns pour les autres des étrangers pointilleux, ces combattants de la même cause.

Charette et Donnissan se rencontrèrent à Vieillevigne : ce dernier commença par offrir des canons et des munitions au vainqueur de Machecoul, qui, peut-être froissé de cette libéralité sentant la protection, l'accepta cependant ; il consentit également à coopérer à l'attaque de Nantes ; il fut convenu qu'il s'avancerait, avec son artillerie jusqu'au faubourg de Pont-Rousseau et bloquerait les ponts pour empêcher de ce côté toute sortie de la garnison. La grande armée se chargeait de l'attaque sur la rive droite ; et, sans doute encore, Charette fut-il peu flatté du rôle secondaire qu'on lui attribuait ; mais il était, de tous, le plus intéressé à la prise de Nantes, puisque de là sortaient les expéditions dirigées contre lui. Il s'engagea donc à se trouver, le 29 juin, jour fixé pour l'assaut, au poste modeste qui lui était assigné.

Sorti de Legé, le 26, avec 10.000 hommes et tous ses canons, il arrive le 28 aux environs du château de Villeneuve, sur les bords du Lognon, où il fait halte. Il est là à deux lieues des barrières de Nantes. Vers minuit, il avance jusqu'aux bords du fleuve, dispose sa troupe le long du chemin qui mène de Pont-Rousseau aux Couëts, place près de Rezé deux pièces pointées sur la pompe à feu de Chésine, trois autres sont établies à Pont-Rousseau même ; le reste de l'artillerie demeure en réserve près des Trois-Moulins. A deux heures du matin, heure convenue, il commande le feu. C'est à ce moment précis que le gros de l'armée doit attaquer, sur la rive droite, les faubourgs Saint-Clément et Saint-Donatien. Dans les intervalles de son tir, Charette écoute : tout est silencieux ; pas un coup de fusil n'appuie sa canonnade ; le jour est levé depuis longtemps et aucun bruit ne signale qu'une bataille se livre de l'autre côté de la ville. A sept heures du matin, seulement, une fusillade lointaine éclate vers la route de Paris ; à ce moment, il est avisé que les Nantais ont placé, en Loire, sous le feu de ses pièces, trois grandes chaloupes remplies de prêtres et de royalistes prisonniers ; il retire donc ses batteries, les groupe à Pont-Rousseau, et continue son tir ; Mais il ignore tout de ce qui se passe ; aucun courrier ne l'avertit des causes qui retardent l'action. Doit-il poursuivre sa démonstration ? L'affaire est-elle remise ? Nul ne le renseigne et il s'inquiète. Enfin vers dix heures du matin, la bataille s'engage au loin ; toute la journée elle se prolongera sans qu'aucun indice avertisse Charette du progrès de ses alliés. Ah ! s'il avait pu, avec ses 10.000 hommes et ses grands grenadiers du Loroux, passer la Loire à Ancenis, rejoindre là les troupes angevines et, d'un effort commun, se jeter sur Nantes... La ville, en deux heures, eut été prise. Mais on l'a placé là, en comparse, comme pour l'annihiler, le priver de la gloire d'un grand succès certain. Déjà la journée tire à sa fin, la fusillade d'abord très active, se ralentit et s'éloigne. Les royalistes seraient-ils repoussés ? Pas un moyen de les soutenir, ni même de se concerter ; la nuit vient ; le fracas de la bataille s'apaise et s'éteint bientôt.

Charette resta à Pont-Rousseau durant toute la journée l du lendemain, épuisant sa provision de poudre, si chèrement i conquise à Machecoul ; les bleus répondaient à son tir, preuve que la ville n'était pas au pouvoir des royalistes ; tard dans la nuit du 30 seulement, par une estafette envoyée aux nouvelles, il apprit que l'affaire avait échoué ; les Angevins retournaient chez eux en désordre, emportant Cathelineau, leur généralissime, grièvement blessé. Charette, pourtant, ne quitta point la place ; peut-être espérait-il que les Nantais tourneraient contre lui leur effort et qu'il pourrait livrer bataille. Ses soldats, comme pour provoquer l'ennemi, manifestaient bruyamment, avec leur entrain coutumier ; l'écho de leurs danses joyeuses, de leurs chansons, de leurs cornemuses, leurs cris de Vive Louis XVII ! Vive Charette ! retentissaient jusque dans Nantes. A la nuit close, le général ordonna la retraite ; pour témoigner qu'il ne se retirait pas vaincu, il fit tirer contre la ville quatre coups de canon, en manière d'adieu. Déjà ses bandes reprenaient joyeusement le chemin de Legé.

 

Il y occupait les hommes à fortifier la bourgade, de façon à en faire un camp retranché. Sans doute méditait-il contre Nantes une nouvelle attaque, qu'il conduirait seul, cette fois, revanche de l'inaction où l'avaient, comme à dessein, laissé les chefs de la grande armée. Ceux-ci de leur côté, — Charette ne devait pas l'ignorer, — rejetaient sur son inertie la responsabilité de leur échec. A coup sûr il n'avait pas conquis les sympathies du Conseil supérieur des Angevins, séant, ordinairement, à Châtillon-sur-Sèvre ; on le lui fit bien voir quand, Cathelineau étant mort des suites de sa blessure, furent convoqués dans cette petite ville, située à l'extrémité du territoire révolté, tous les chefs vendéens, afin d'élire le remplaçant du généralissime défunt, Charette ne se rendit pas à cette invitation ; peut-être fit-on en sorte qu'il ne la reçut pas en temps utile ; d'ailleurs le vote - était acquis d'avance et d'Elbée fut élu, sans concurrent véritable. On fit choix ensuite de quatre généraux pour les quatre divisions dont se composait l'armée de Vendée : Lescure eut les Poitevins, Bonchamp l'Anjou, Royrand l'armée du centre ; pour celle du Bas-Poitou et du Pays de Retz, dont Charette était le chef incontesté, on jugea bon de l'évincer et de nommer à sa place Donnisan. L'affront paraissait d'autant plus sensible que Donnissan était tout à fait étranger au pays qu'on l'appelait à commander ; lui-même en fut gêné et déclara qu'il prenait comme adjoint le chevalier Charette. Ce vote de méfiance fut à celui-ci profondément cruel ; encore qu'il ne fit qu'en rire, au dire de Mme de la Rochejaquelein, relatant, avec assez d'aigreur, elle aussi, le résultat de l'élection. Ces gentilshommes, jetés par les circonstances en ces périlleuses aventures, s'estimaient, certes, et se rendaient réciproquement justice ; mais ils ne supportaient pas qu'il fût entre eux question de rangs et, comme on l'a dit très justement, des prétentions d'égalité manifestées par chacun d'eux devait naître l'impuissance de tous.

Donc Charette dissimula son dépit, désireux de vaincre les préventions non par des récriminations mais par des actions d'éclat. L'occasion ne tarda pas : pour inaugurer son commandement, d'Elbée tenta de s'emparer de Luçon, l'évêché du pays, centre d'approvisionnements en tous genres, et dont la possession eut ouvert la route des Sables, voire celle de la Rochelle. Le résultat fut désastreux et la grande armée catholique mise en déroute. Il fallait, au plus tôt, réparer cet échec et, dès le début d'août, on résolut une nouvelle tentative pour laquelle toutes les forces disponibles seraient mises en action ; et on fit appel à Charette qui ordonna, sans tarder, un rassemblement.

Il faut insister sur ce point : un chef vendéen ne savait jamais d'avance de combien d'hommes il allait disposer : une expédition terminée, les paysans rentraient à leur village pour se reformer au quartier général quand le tocsin les avertissait qu 'on avait besoin d'eux ; restait chez soi qui voulait ; mais, ordinairement, ils obéissaient avec empressement, chacun apportant sa provision de pain pour trois ou quatre jours. Le 10 août Charette passe à Legé une revue de sa troupe, 3 ou 4 00o hommes, venus, à sa réquisition, de tous les points du Marais et du Pays de Retz ; elle devait se renforcer en route car beaucoup de ces capricieux volontaires, soucieux de s'épargner de trop longues marches, n'allaient pas jusqu'au quartier général et se rassemblaient au confluent des chemins pour y attendre le passage de l'armée et se joindre à elle.

Le 11, Charette se mit en marche ; il n'emmenait ni ses cavaliers, dont le rustique équipement eût fait rire les nobles officiers de la grande armée, ni son artillerie attelée de bœufs qui aurait retardé ses mouvements. Sa première étape le conduisit aux Essarts, — dix lieues de Legé, — où il trouva les contingents de Joly et de Savin ; le 12 on poussa jusqu'à Chantonnay et, le jour suivant, on atteignait Sainte-Hermine où se trouvait déjà le quartier général de la grande armée.

L'arrivée des gars de Legé, gais lurons, francs buveurs, bruyants et débraillés, friands du butin probable, groupés autour de leurs drapeaux déchirés par les balles, effaroucha les pieux angevins qui n'avaient pour fanions que la bannière de leurs paroisses et qui se préparaient au combat, non par des danses et des beuveries, mais par la récitation du chapelet et le chant des litanies. Aucune fraternité sincère n'était possible entre ces hommes d'habitudes et de caractères si distants. La même diversité, d'ailleurs, se retrouvait entre les chefs : Charette paré, cassant, indocile, gêné d'être, en quelque sorte, l'étranger parmi ces gentilshommes qu'unissait une déjà longue collaboration, se sentait observé, et, dès le premier contact, contint mal sa fougue naturelle. Au conseil tenu le soir dans une auberge de Sainte-Hermine, Lescure qui depuis peu s'initiait à l'art militaire, exposa son plan ; par courtoisie, il demanda à Charette de choisir sa place dans, l'ordre de bataille ; Charette répliqua : Celle qui sera le plus près de l'ennemi. Il y eut des sourires ; on lui promit l'avant-garde. Froissé du mauvais effet produit par sa réponse, il renchérit, faisant allusion au récent échec des troupes angevines, il se cabra : Je prendrais bien la ville tout seul avec ma petite armée, dit-il. D'Elbée, Lescure, que cette impertinence visait directement, feignirent de n'avoir pas entendu ; mais le prince de Talmont, Royrand, le rude Stofflet surtout, protestèrent et on se quitta de part et d'autre ulcéré.

Le lendemain, I4 août, à J'aube, toute l'armée royale — environ 20.000 hommes, — fut disposée sur deux lignes et d'Elbée, escorté de tous les chefs formant son état-major, la passa en revue : arrivé devant les hommes de Charette, Royrand critiqua leur tenue : Laissons-les faire, fit d'Elbée, nous verrons comment ils s'en tireront. Mais Talmont, ayant sur le cœur la dispute de la veille, s'approcha des rangs et d'un ton goguenard : Soldats de l'armée de Charette, dit-il, j'espère que vous allez vous battre comme il faut. Sinon, regardez ceux de l'armée d'Anjou qui vont vous faire la barbe ! Charette, frémissant, riposta : Je ne doute pas de la valeur de l'armée d'Anjou, mais je réponds que mes hommes ne reculeront pas au feu ! Deux heures plus tard la bataille s'engageait contre les troupes républicaines, composées de 6 à 7.000 hommes, très aguerris, très bien armés, que commandait un vieux soldat de l'ancien régime, le général Tuncq.

Bataille mémorable et dont les conséquences devaient influer grandement sur les destinées de la Vendée royaliste. Charette, affolé de bravade, s'élance le premier, suivi de sa bande, passe à gué une petite rivière, la Smagne, traverse le hameau des Mottes et, sans souci de l'ensemble des mouvements concertés, développe sa ligne face aux bleus ; ses tambours battent, ses cornets à bouquin mugissent, les gars crient : Vive le Roi ! Vive Charette ! et courent sur l'ennemi ; alors c'est la mêlée incohérente ; d'Elbée est en retard ; Talmont a disposé ses cavaliers derrière des buissons où ils ne peuvent manœuvrer ; le canon des bleus achève de porter le désordre dans les rangs des Vendéens qui bientôt détalent, en course désordonnée, vers la rivière. Charette et ses braves, seuls, s'obstinent ; chargée par les hussards et les gendarmes de Tuncq, sa troupe, décimée déjà, se reforme, le canon y produit des ravages ; elle recule, face aux républicains, pas à pas, emportant ses blessés et protégeant encore la débandade de la Grande Armée qui laisse sur le champ de bataille 16 de ses pièces d'artillerie et plus de 800 blessés ou prison-mers qui furent le lendemain fusillés par les bleus.

Un trait est rapporté dans toutes les histoires : au plus fort du danger, tandis que les Paydrets se replient, l'un d'eux qui gît, une balle dans les reins, aperçoit Charette, sur son petit cheval, serré de près par les hussards de Tuncq : Sauvez-moi, mon général ! crie le mourant. Charette saute à terre : Oui, mon ami, il ne sera pas dit que j'ai abandonné un de mes soldats. Il hisse l'homme sur son cheval, remonte en selle, l'attache à lui au moyen de son écharpe solidement nouée et rejoint la colonne. Dans cette chevauchée, le soldat perdit une si grande quantité de sang que son corps était collé à celui de son chef ; on les sépara avec de grandes précautions pour épargner au blessé une hémorragie qui lui eût été fatale.

C'est vers Bournezeau que Charette dirigea les 1.200 ou 1.500 survivants de son armée. La chaleur était étouffante ; les hommes, et surtout les blessés, s'arrêtaient pour boire à chaque mare rencontrée ; leur général les en écartait rudement, veillant ainsi, sans répit, malgré sa fatigue, à la santé de ses soldats. Il les ramenait, au plus court, vers la région de Legé, abandonnant ses alliés d'un jour qui retournaient à leurs cantonnements des Mauges et de l'Anjou. On s'était quitté mécontent, se rejetant réciproquement la responsabilité du désastre. Il est vrai que Charette avait attaqué avant que le reste de l'armée fût en position d'appuyer son mouvement ; on l'avait provoqué et cet intempestif élan était une riposte aux sarcasmes de Talmont. Mais, entre vaincus on n'est pas indulgent : l'irritation s'accentua entre Angevins et Bas-Poitevins : un contemporain écrivait : avant Luçon on s'était défié, après, on se déchira.

 

Rentré à Legé le 17 août, Charette congédia ses paysans ; il ne restait donc au quartier général que les officiers et environ 200 hommes. La vie reprit joyeuse et galante ; chaque soir de ce bel été de 1793 on se réunissait dans la prairie ou sur la place de l'église, au son des violons et des musettes ; le général ouvrait le bal, soit avec la brune Mme de la Rochefoucauld, soit avec la blonde Mme de Bulkeley, et les filles de Legé dansaient des rondes avec les soldats. Une courte sortie pour assister Joly dans une expédition sur la Roche-sur-Yon, une autre pour renforcer La Cathelinière et Couëtus dans une démonstration sans résultat contre les camps qui défendaient les abords de Nantes, c est tout ce qu'entreprit Charette pendant le mois qui suivit la défaite de Luçon. Il apprit dans le même temps que le Conseil supérieur de l'armée royale, réuni à Chatillon-sur-Sèvre, lui concédait, sans réserve cette fois, le commandement de la région qui s'étend de la côte à la route de Nantes à Luçon, ce qui ne changeait rien à sa situation, car ni Joly, ni La Cathelinière, ni Savin, que cette promotion plaçait sous ses ordres, n'étaient d'humeur à reconnaître son autorité.

Déjà se formait l'orage sous lequel allaient céder, pour un temps du moins, ces mesquines rivalités et ces prétentions d'indépendance. Les héroïques défenseurs de Mayence, acculés par la famine à la capitulation, avaient signé l'engagement d'honneur de ne plus servir durant un an contre les troupes étrangères ; le Comité de Salut public les expédiait par poste en Vendée. C'étaient de terribles soldats, — 20.000 hommes justement fiers de leurs exploits et commandés par des chefs intrépides : Kléber, Beaupuy, Vimeux, Aubert-Dubayet. Ils venaient d'arriver à Nantes ; plusieurs de leurs détachements passaient la Loire et-s avançaient dans le pays de Retz ; leur approche rendait la confiance aux troupes républicaines que Charette avait repoussées ; déjà Pornic, Bourgneuf, Machecoul, Vertou, Aizenay, La Chapelle-Palluau étaient occupés par les bleus. Chaque jour le cercle se resserrait et la situation devenait menaçante, châtelains, bourgeois, paysans, avec leurs femmes, leurs enfants, leurs bestiaux, affluaient à Legé pour fuir les brûleurs ; ainsi nommait-on les soldats de Kléber, — et se placer sous la protection de Charette. La bourgade était encombrée ; le pain y manquait. Impossible de livrer bataille dans ces conditions : il fallait disparaître ; mais comment entraîner cette foule nomade que l'épouvante affolait ? Charette ordonna le départ et donna l'exemple en évacuant ostensiblement vers Montaigu une partie de ses canons, ses voitures d'ambulance et de munitions avec un millier de fantassins ; il fit partir Mme de la Rochefoulcauld, qui s'éloigna vêtue en paysanne, sous la conduite d'un serviteur dévoué ; tous deux, après une lamentable odyssée, tomberont, quelques mois plus tard, aux Sables-d'Olonne, sous les balles républicaines. Il confia sa sœur à une jeune veuve de Legé, dont la famille passait pour patriote et qui se chargeait d'emmener à Nantes Mlle de Charette. Elle y réussit, non sans danger. Déguisée en cuisinière, la sœur du général fit la route, tenant dans ses bras l'enfant de sa protectrice qui emmenait, en outre, une religieuse du Val de Morière, Mme Saint-Louis. On partit de nuit ; bientôt on rencontra les premiers postes républicains ; à chacun d'eux la fille Charette était reconnue, huée, menacée de la fusillade. Un bleu qu'elle avait soigné à l'hôpital de Legé, la prit sous sa protection ; une escorte de braves soldats se forma, accompagna les fugitives jusqu'à Nantes ; aux ponts de Loire elles furent arrêtées ; pas de passeports ? En prison ; mais les soldats protestèrent qu'elles étaient bonnes républicaines et elles parvinrent à se perdre dans la ville où elles trouvèrent un asile.

C'était le 14 septembre. Charette restait à Legé ; il disposait de nouveau d'une troupe assez nombreuse, renforcée à chaque heure, des fuyards repoussés par les bleus. Mais que tenter avec ces hommes démoralisés ? D'autre part, la population de Legé se refusait à quitter le bourg ; et l'ennemi s'avançait en deux colonnes, par la route des Sables et par celle de Nantes ; sur celle-ci venaient les Mayençais, commandés par Kléber, qu'accompagnait le conventionnel Merlin de Thionville. Charette mit, de ce côté là, les deux canons qui lui restaient ; à l'apparition des premiers éclaireurs, il commanda le feu. Puis, à la tête de 400 cavaliers, drapeaux blancs déployés, il sortit de la ville, comme s'il voulait engager la bataille, défila en vue de l'ennemi au pas de promenade, et parut rentrer dans ses retranchements.

Kléber, surpris de cette manœuvre singulière qu'il prend pour un défi, dispose ses troupes à l'entrée de la plaine : sa brigade entière est formée en demi-cercle autour de la bourgade et n'attend plus que le signal du combat ; du côté de Legé rien ne bouge. Une patrouille de cavaliers, dépêchée en observation, rapporte qu'on ne voit personne autour des murs et que la ville elle-même semble abandonnée. Kléber expédie son aide de camp Buquet avec quelques chasseurs ; ils se hasardent dans les rues. Pas une âme. Tout a disparu, cavaliers, canons, habitants, sauf une pauvre folle qu'on trouve errante autour de sa maison et dont on ne peut rien tirer. Des prisonniers délivrés à la geôle, on apprit que si Charette tira quelques coups de canon, c'était pour aviser les récalcitrants qu'il était temps de fuir ; de fait cette canonnade activa le départ des plus obstinés. Sur quoi, le grand brigand s'était insolemment montré aux assaillants, tandis qu'on chargeait ses pièces sur des chariots et, rentré dans la ville après sa bravade, poussant devant lui les derniers fugitifs de Legé, il s'enfonçait dans des chemins connus de lui, vers Saint-Christophe, où il parvint sans même avoir été aperçu du général Aubert-Dubayet dont la colonne occupait cette route.

Charette a résolu, en effet, de se réfugier auprès de la grande armée cantonnée aux environs de Mortagne-sur-Sèvre et de Cholet : c'est quinze à dix-huit lieues de pays à traverser, et dans quelles conditions ! Il pleut jour et nuit ; les bleus s'avancent par toutes les routes ; la petite troupe de Legé traîne avec elle une multitude de femmes, de vieillards, d'enfants, encombrés de paquets, harassés, trébuchants, pataugeant dans la boue des chemins creux et poussant des clameurs d'effroi à la moindre alerte. Dès qu'il a rejoint l'interminable phalange des fuyards, Charette essaie de mettre un peu d'ordre dans ce maupiteux défilé ; afin d'éviter Vieillevigne où sont les républicains, il dirige la marche vers Saint-André-Treize-Voies où il passe le Lognon ; là il est rejoint par les bandes de Savin et de Joly, repoussés, eux aussi, de leur territoire. Il se résigne à enterrer ses canons, rassemble 5.000 hommes armés et tente d'en former l'arrière-garde de sa lente et longue colonne où tout est désarroi, panique et désespoir ; les paroisses se débandent, les soldats jettent leurs armes et se dispersent à travers champs, les chariots s'accrochent, se renversent, des femmes, des enfants sont écrasés par les chevaux ou même par les piétons. Un témoin, de cet effrayant exode racontait plus tard : J'ai vu des femmes culbutées dans des fossés, préférer la mort qui leur paraissait certaine, plutôt que de se séparer de leurs enfants qu'elles serraient contre leur sein. Nous ne songions qu'à prier. On avance, pourtant, car les bleus suivent et l'on parvient, la nuit venue, à Montaigu où l'on s'entasse dans des granges, dans des écuries ; un campement se forme à la sortie de la ville ; il occupe une longueur de trois quarts de lieue ; pauvres gens en loques, trempés, fourbus, angoissés. Le lendemain il faut fuir encore : les Mayençais sont proches ; on distingue, sur le chemin de Nantes, leurs habits blancs et leurs plumets rouges ; il pleut toujours, et voilà que recommence le piétinement dans la boue ; la horde gémissante s'est augmentée des habitants, de Montaigu ; beaucoup s'égarent et vont vers Clisson ; le reste, en cohue affolée, arrive à Tiffauges, après quatre heures de marche, dans la soirée du 16.

Le jour suivant, Charette, dont aucune catastrophe n'entame l'énergie, passe une revue de sa troupe : 5 à 6.000 hommes, peut-être ; il les harangue : Camarades, dit-il, c'est ici qu'il faut sauver notre pays d'une entière destruction ; si vous fuyez, tout est perdu et vous ne me verrez plus à votre tête. Le 18, arrivent de Cholet, Bonchamps et ses angevins, Lescure et ses grenadiers. Charette les remercie avec effusion d'accourir à son secours. La grande armée est là, sinon au complet, car le temps a manqué pour la réunir, du moins en forces imposantes : avec les bandes de Charette et de Joly, les royalistes mettent en ligne 18 à 20.000 hommes. On les disposa sur le plateau qui domine Tiffauges, non loin de l'endroit nommé les quatre routes, autour du gros village de Torfou qu'occupe Charette avec son avant-garde. Kléber et ses 6.000 Mayençais arrivaient par le chemin de Clisson. Telle était la situation quand se leva l'aube du 19 septembre : c'est le grand jour de la Vendée militaire, celui de l'éclatante victoire que commémore encore aujourd'hui une lourde colonne élevée à la rencontre des quatre chemins, dans un bosquet de hauts sapins.

De ce grand événement le souvenir est resté vivace dans la contrée : on conte la fusillade dans Torfou qui brûle, l'élan de Charette se ruant sur les bleus, entraînant ses hommes qui suivent mollement et, sous les décharges répétées de l'ennemi, se débandent et fuient vers Tiffauges ; — les femmes, garées au pied des vieux murs du château féodal, et qui implorent du ciel la victoire, ramenant elles-mêmes au feu leurs maris, leurs frères, leurs fils, les poussant à coups de fourches, de bâtons ou de pierres. Même elles se mêlent au combat ; l'une d'elles, Perrine Loiseau, s'est armée d'un sabre, elle abat trois républicains ; un Mayençais lui fend la tête ; — la seconde attaque de Charette, l'espingole à la main, couvert de poussière, les habits percés de cinq balles, communiquant sa frénésie à ses braves du Loroux et les enlevant d'un appel incessant ; — le courage des Mayençais, reculant sous cette poussée furieuse, en ligne, comme à la manœuvre, et, les dominant, la haute figure du conventionnel Merlin, un lorrain valeureux, auprès duquel apparaît la face léonine de Kléber, avec son chapeau de travers, son panache aux trois couleurs de la République ; le brave alsacien est tout étonné et tout fier de trouver en ces paysans français de si rudes adversaires : Tiaple ! dira-t-il, ces pricands-là se pattent pien ! — La maîtresse d'un officier bleu, femme superbe, qui suit la bataille dans une voiture, se voyant sur le point d'être prise, se tue d'un coup de pistolet ; — tout le plateau, tous les chemins qui en dévalent vers la Sèvre, sont couverts de morts, de dépouilles, d'un bagage immense : 21 pièces de canon, 2 obusiers, 19 caissons, dont un rempli d'assignats, six chariots et 8 ambulances chargées d'effets précieux enlevés aux églises, aux châteaux, aux maisons des riches propriétaires, s'il faut croire les récits royalistes, suspects de grossissement ; et surtout plane, enivrante, la gloire d'avoir vaincu les premiers soldats du monde.

Charette les poursuit jusqu'à Gétigné et ne ramène ses hommes qu'à la nuit. Un jour pour ramasser le butin et laisser souffler la troupe et, dès le 21, la grande armée vendéenne est en marche ; elle attaque Montaigu qu'occupe le général Beyssier avec sa brigade : c'est un Roger Bontemps, encensant tour à tour Bacchus et l'Amour, très insouciant pour l'état militaire et n'en connaissant pas les premiers éléments ; tel est le jugement de Kléber. Beyssier est à table quand Charette et Joly pénètrent dans la ville ; en moins d'une heure, elle est prise et les bleus s'enfuient par la route de Nantes, ceux du moins qui peuvent échapper à la rage triomphante des Paydrets. Pas de prisonniers, a commandé Charette, et ses hommes sont sans pitié pour les soldats de la République, — même blesses, — qui tombent entre leurs mains. Beyssier expiera sa défaite sur l'échafaud.

Deux victoires en trois jours ! Et de nouveaux butins, canons, chevaux, chariots, approvisionnements, munitions : ce que fut, ce soir du 21 septembre, la bombance à Montaigu, on ne peut que le deviner dans le laconisme des récits contemporains : les gars de Charette, ceux de Joly et de Savin, pillaient, se battaient et juraient comme des soldats ; ils buvaient aussi et leur exubérance scandalisait les pieux grenadiers de Lescure, qui, eux, se pressaient à l'église et rendaient grâces à Dieu. Les généraux angevins durent intervenir pour empêcher les Paydrets de traiter Montaigu en pays ennemi et peut-être l'orgueil de Charette fut-il froissé de ces remontrances, peut-être discerna-t-il quelque intention personnellement blessante dans ce blâme de l indiscipline de ses soldats. Dès ce jour-là, l'union, qui venait de se révéler si féconde, reçut une première atteinte : au Conseil tenu le 22 au matin dans une des salles du château de Montaigu, dévasté et à demi incendié par les Maraichins de Joly, on décida de marcher sur Clisson, où Bonchamp, talonnant Kléber, attendait le concours de toute l'armée ; on pouvait, en l'appuyant sans retard, anéantir les Mayençais et peut-être pousser jusqu'à Nantes. Seul contre les autres chefs unanimes, Charette déclara que Bonchamps pouvait facilement opérer sans aide ; il était plus urgent, à son avis, de se porter du côté opposé, vers Saint-Fulgent, dont l'armée républicaine des Sables venait de s'emparer. Un long débat s'engagea ; rien ne fut résolu ; mais Charette fit battre le rappel de ses hommes, s'obstinant à marcher vers Saint-Fulgent ; les autres cédèrent, non sans aigres disputes ni regrets. Abandonnant Bonchamps à ses propres forces, toute l'armée se mit en mouvement vers le sud. Après quatre lieues de route, elle arrivait devant Saint-Fulgent à la nuit tombante ; l'attaque fut immédiate et Charette magnifique. A la lueur des torches qu'il a fait allumer, on le voit, à cheval, avec, en croupe, un petit paysan qui bat du tambour à tour de bras ; derrière lui, Joly, Savin et 30 de leurs soldats, s'engagent en courant dans la longue rue du bourg que défendent 3.000 bleus dont la déroute fut subite. Ils fuient par la route des Sables et Charette les poursuit, fusillant impunément, à l'abri des bois, la débandade des républicains sur lesquels il s'acharne tard dans la nuit, tandis que Lescure et ses angevins prennent possession de la ville où l'on recueillit 20 canons, une centaine de chevaux, un troupeau de bœufs, tout un convoi de munitions et la caisse de la division contenant 7.000 francs d'assignats.

Tandis que Charette prolongeait sa poursuite, les différents corps de la grande armée se partageaient cet opulent butin et se retiraient vers les Herbiers. Charette les y suivit ; mais ses hommes se regimbaient : — où les menait-on ? Pourquoi ne pas revenir chez eux puisque la Nation est vaincue ? Chaque fois que ces paysans remportaient une victoire, ils imaginaient la guerre terminée et la royauté rétablie. Aux Herbiers les choses tournent mal ; la grande armée a tout raflé ; des rixes s'engagent entre Maraichins et Paydrets d'une part, Angevins, de l'autre, on se dispute les barriques de vin ; on est près d'en venir aux armes. Joly et Savin mécontents rassemblent leurs bandes et, pour affirmer leur indépendance, prennent le chemin de leurs territoires. Bon nombre des soldats de Charette se mettent en route isolément, regagnant le Marais ou le Pays de Retz ; Charette-lui-même se refuse à s'éloigner davantage de la région qu'il gouverne ; seulement il réclame la moitié des approvisionnements et des armements conquis à Montaigu et à Saint-Fulgent. On lui objecte que déjà ce butin a été expédié à Mortagne ; on promet de lui envoyer sa part. Il la veut de suite, réunit tous ses cavaliers, galope jusqu'à Montaigu, se présente à Bernard de Marigny, — un de ses anciens camarades de la marine, maintenant commandant général de l'artillerie de la grande armée, — exige que lui soient immédiatement livrés les munitions, l'argent, les habillements, souliers et fusils auxquels il a droit. On lui remet 3.500 francs, moitié de la somme enlevée à Saint-Fulgent ; quant aux approvisionnements et munitions, Marigny a déjà tout distribué. Charette furieux revient aux Herbiers avec ses cavaliers déçus et maugréants ; sans aviser Lescure ni d'Elbée, il rassemble le peu d'hommes qui l'ont attendu dans l'espoir d'une aubaine, leur communique son projet, et, marchant toute la nuit et toute la journée du lendemain, par la Roche-sur-Yon et Belleville, il les ramène vers Legé, qu'ils trouvent aux trois quarts incendié et complètement dévasté.

 

II. — LE GOIS

 

Cette brusque rupture avec la grande armée a été sévèrement jugée : Mme de Lescure, fidèle écho des opinions et des sentiments de son mari, écrivait plus tard : M. Charette s'en alla dans son pays sans nous prévenir, sous prétexte de mécontentement, mais, en fait, parce qu'il n'avait plus besoin de nous, si bien qu'il nous laissa dans l'embarras dont nous l'avions tiré. Bonchamp, lui, ne cachait pas qu'il s'estimait trahi par Charette. Ayant échoué, en effet, dans sa poursuite de Kléber en retraite vers Clisson, il attribuait sa défaite à l'abstention des troupes de Lescure, entraîné par Charette à l'inutile attaque de Saint-Fulgent. Si leur concours ne lui avait pas manqué, il aurait, disait-il, exterminé les Mayençais et sauvé la Vendée. C'est possible, ce n'est pas certain ; mais pourquoi rejeter sur Charette seul la responsabilité de cette défection ? S'il trahit Bonchamp en ne venant pas à son aide, ainsi qu'on en était convenu, Lescure est de moitié dans cette trahison. La possession de Saint-Fulgent était, d'ailleurs, assurée, le 21, dès dix heures du soir ; Lescure aurait pu, y laissant Charette, revenir avec son armée, à Montaigu, dans la nuit, et se trouver, le 22, en position de soutenir Bonchamp. On ne voit pas qu'il y eût songé, puisque, ce jour-là, il s'éloignait avec toutes ses troupes et tout son butin dans une direction opposée, vers les Herbiers et Mortagne. Au vrai, il n'est pas de chef de corps qui, battu, ne trouve à son échec quelque excuse ; les novices généraux vendéens apportaient à ces disculpations une animosité singulière, et, toujours, incriminaient celui qui n'était pas des leurs, l'étranger, le chef des bandes indisciplinées du Pays de Retz, dont ils redoutaient le contact avec leurs dociles soldats. La chatouilleuse susceptibilité de Charette s'en révolta : cette fougueuse nature répugnait aux ménagements et à la circonspection ; il lui fallait pour s'épanouir la confiance absolue et l'indépendance. Chaque fois que les circonstances l'obligent à une collaboration, à soumettre ses projets, à les entendre critiquer ou simplement discuter, à recevoir des avis ou des conseils, son caractère se hérisse et s'aigrit, jusqu'à la fureur, parfois jusqu'à la cruauté. Dans sa chevauchée vers Mortagne, en quête du butin dont sont frustrés ses soldats, un officier républicain, échappé de Saint-Fulgent et caché dans les broussailles, le voit passer et décharge sur lui son pistolet, presque à bout portant. Charette n'est pas atteint ; il abat l'officier d'un coup de sabre et, poussant son cheval, le force à piétiner le cadavre. Ce trait sauvage n'est plus du Charette généreux et clément qu'on a vu à Legé, enrôlant les bleus déserteurs et se faisant d'eux une garde d'honneur ; c'est Charette irrité, ruminant ses rancunes, rendu soupçonneux et mauvais, à bout de patience et de modération.

Peut-être faut-il, dans ce besoin qu'il éprouve de sécurité, de complet abandon, chercher le secret du prestige qu'il exerce sur les femmes ; leur dévouement est toujours proche voisin de l'abnégation ; il est dévotieux, sans réticences, irraisonné et néanmoins miraculeusement perspicace ; elles sentent que Charette est, avec elles, sans détours, presque sans défense, parce que leur faiblesse rassure son constant désir de domination ; voila pourquoi elles le serviront avec un héroïque renoncement. Il n'a plus sa cour d'élégantes amies, mais toujours, jusqu'au terme de son épopée, il se rencontrera soit quelque noble femme, soit quelque humble fille pour se faire son esclave et lui tout sacrifier. Il serait difficile de citer toutes celles qui s'employèrent à le servir, même au péril de leurs jours ; mais c'est justice d'associer au récit de sa vie le nom d'une pauvre paysanne que la grande Histoire a dédaignée : elle s'appelait Marie Lourdais et avait, en 1793, trente-deux ans ; bretonne d'origine, elle tenait à La Gaubretière une petite boutique d'épicerie, quand survint la Révolution. D'abord elle se dévoua aux prêtres persécutés, portant leur correspondance, fournissant des vivres à ceux qui vivaient cachés, quêtant pour eux dans les villes et jusque dans Nantes même. Quand éclata l'insurrection, Marie Lourdais se fit la messagère des chefs vendéens, passant les postes républicains sans éveiller les soupçons, grâce à sa mine paysanne et au ballot de mercerie qu'elle portait dans sa hotte. Elle parcourait parfois quinze lieues en un jour, ayant, cousues dans son justin ou dans son bonnet, des lettres qui valaient pour elle, en cas qu'on les découvrît, un arrêt de mort. Ainsi, tant que dura. la guerre, l'étapière chemina sans répit, tantôt à travers les étraux et les pâtures à demi-submergées du Marais, tantôt parmi les forêts de Grand'Lande ou de Machecoul, ou bien dans les chemins encaissés et les taillis presque impénétrables du Bocage. Après les combats, elle pansait les blessés, leur procurait une bonne cache, les fournissait de fruits, de pain, mendiés chez les fermiers bien pensants, s'oubliant elle-même pour secourir les autres. Ses Souvenirs, dont on possède l'original, abondent en traits attendrissants : Un convoi républicain était à la Chevasse, le général de Charette y court, s'empare du convoi ; il fit faire en sa présence la distribution du pain et du vin ; j'eus un morceau de pain qui me fit grand bien ; c'était le quatrième jour que je n'avais rien vu... Et, plus loin : Je suivais un convoi de blessés ; nous étions à Saint-Sulpice quand les bleus tombèrent sur nous. Ils massacrèrent tous les blessés ; me voyant perdue, je tombai à terre et je fis la morte. Je restai sans bouger jusqu'au lendemain. N'entendant plus rien, je me décidai à me relever ; j'eus beaucoup de peine... j'étais exténuée de besoin ; je trouvai du pain tombé d'une charrette, j'en mangeai un morceau....

Par l'intermédiaire de Marie Lourdais, très probablement, fut apportée à Charette, vers le 7 ou 8 octobre, une lettre écrite par une habitante de l'île de Noirmoutier, Mme Mourain de l'Herbaudière ; elle y exposait la situation de l'île : après avoir été pendant quelques jours au pouvoir des insurgés, Noirmoutier se trouvait, depuis plusieurs mois, occupé par les bleus ; la population leur était presque unanimement hostile et la garnison républicaine ne comportait qu'un bataillon d'infanterie et quelques canonniers. M. Mourain de l'Herbaudière, maire de Noirmoutier, avait été condamné à mort par la commission militaire des Sables et exécuté ; pour le venger, sa veuve, confiante elle aussi dans la valeur de Charette, qu'elle connaissait seulement par son grand renom, faisait appel au général en lui signalant le nombre de partisans qu'il comptait dans l'île et aussi les noms de certaines personnes, attachées à la cause révolutionnaire, et dont il devait se méfier.

Charette n'hésita pas longtemps : Legé était inhabitable ; il n'y pouvait se procurer des vivres et ses soldats désertaient : la perspective d'une nouvelle expédition pouvait seule retenir les 6 ou 700 hommes qui lui restaient : Joly et Savin l'avaient abandonné ; mais ses lieutenants fidèles, Desnaurois, Pageot, les trois frères de La Robrie, et aussi l'abbé Remaud, curé réfractaire des- Clouzeaux, devenu l'intendant de Charette, lui conseillaient de tenter l'aventure, d'autant plus séduisante que la possession d'un port de mer permettrait la communication avec les émigrés réfugiés en Angleterre.

Le rassemblement est proclamé, annonçant une expédition d'importance, dont le but n'est pas précisé ; en trois jours Charette a 2.000 hommes ; il les conduit, dans la journée du 28 septembre jusqu'aux environs de Machecoul ; le lendemain on traverse Bouin, où commande Pageot. Bouin est un gros village aux ruelles tortueuses, qu'entoure une immense étendue de vase coupée par des milliers d'étiers, étroits canaux que les indigènes sautent à l'aide d'un long bâton leur servant de point d'appui. et qu'ils appellent ningles. Après Bouin, on rencontre Beauvoir, et on fait halte, le soir du 29, sur le rivage de la mer, à l'entrée du Gois.

Le goulet qui sépare le continent de l'île de Noirmoutier est bordé de plages basses ; la pointe de l'île s'élève à peine au-dessus de l'eau, en dunes plates, incessamment balayées par le vent. Ce chenal est large d'une bonne lieue. Quand la mer est haute, il est sillonné par les barques de pêcheurs ; lorsque les eaux baissent, elles laissent à. découvert une sorte de chaussée naturelle reliant la côte à l'île : c'est le Gois — du patois goiser, barboter — où passent à gué piétons, bestiaux et voitures. Jusqu'en 1770, ce passage était ignoré, c'est par hasard qu'il fut reconnu praticable par des ouvriers travaillant dans l'île et soucieux d !économiser le bateau pour revenir à Beauvoir. En ce temps-là le Gois était encore profond et dangereux ; on y trouvait, en certains endroits, plus de trois pieds d'eau et les téméraires seuls s'y hasardaient. Le premier qui s'y risqua à cheval fut un tailleur de Barbâtre, nommé Gauvrit, et cette prouesse demeura légendaire. Depuis lors le fond du Gois s'est élevé de plus d'un mètre et si l'on prend la précaution de profiter exactement, pour s'engager, du moment de la basse eau, sa traversée n'offre plus le moindre danger ; des balises, plantées de distance en distance, serviraient au besoin de refuges aux imprudents attardés. Mais, en 1793, les balises n'existaient pas ; le Gois, au moment de la plus basse mer était recouvert d'un pied d'eau et des courants rapides le coupaient encore par endroits. C'est pourtant par cette voie peu sûre que Charette résolut de conduire son armée à la conquête de Noirmoutier. L'entreprise était périlleuse, car le moindre incident peut ralentir la marche d'une troupe de 2.000 hommes armés ; or, quarante minutes à peine après qu'elle s'est retirée, la mer revient sur le Gois avec une sorte de fureur et un très violent courant le recouvre en quelques instants.

Par Mme Mourain de l'Herbaudière, Charette s'est assuré-des intelligences dans l'île : les canons de la batterie dressée sur la dune de la Maison Rouge doivent être encloués et les artilleurs gagnés à sa cause. De son côté, il a dissimulé ses soldats à l'Epoids, dans l'attente de la basse marée de nuit. A une heure du matin, il arrive à l'entrée du Gois ; l'eau n'est pas complètement retirée ; il faut patienter jusqu'à trois heures ; il dispose alors sa troupe en longue file, en prend la tête et s'engage sur le gué bourbeux ; la troupe pataugeante s'y enfonce à sa suite, et, soudain, retentit un coup de canon tiré de la Maison-Rouge. Les Vendéens, déjà troublés par les dangers nouveaux qui les entourent, hésitent, s'arrêtent.... Ne leur a-t-on pas promis que l'île ne serait pas défendue ? Est-on trahi ? La mer ne monte-t-elle pas ? Malgré les encouragements et les objurgations de leurs officiers, ils font volte-face, regagnent la terre ferme ; la partie est perdue.

Il fallut reprendre au jour la longue route du retour. On fit halte à Bouin, à Machecoul, où l'on se pourvut d'approvisionnements et de bétail ; le 3 octobre on retrouvait le lugubre Legé, où quelques rares paysans, clandestinement revenus, cherchaient dans les ruines les pauvres richesses enfouies en hâte au moment de la fuite. Charette apprit bientôt la cause de l'alerte qui l'avait privé de la conquête de Noirmoutier : l'un des canonniers de Barbâtre, pour enclouer une pièce, ainsi qu'on en était convenu, se servit d'une pierre à briquet d'où jaillit une étincelle qui mit le feu à la charge, hasard malheureux dont on pouvait cependant tirer la certitude d'une connivence assurée chez les habitants de l'île. Charette retint donc ses hommes, toujours disposés à se disperser, en leur promettant comme très prochaine une nouvelle expédition.

 

En ces premiers jours d'octobre, la grande armée angevine, repoussée de Mortagne sur Tiffauges et de Tiffauges sur Cholet se trouvait dans une situation critique. Menacés d'encerclement par toutes les divisions mayençaises, Lescure et d'Elbée expédiaient courriers sur courriers à Charette, le conjurant de les assister en s'avançant sur les derrières de l'armée républicaine pour tenter une diversion. Ces courriers parvinrent-ils à Legé ? Ce n'est pas certain. Charette, encore bourrelé de rancunes, dédaigna-t-il l'appel de ses alliés de la veille ? On l'a dit et c'est là le reproche le plus grave dont on entache sa mémoire. Avisé ou non, Charette n'ignorait pas qu'un nombreux parti, dans l'état-major angevin, préconisait le passage de la Loire et l'exode de toute l'armée vers la Bretagne et la Normandie, afin d'y recevoir des secours de l'Angleterre. Si ce projet se réalisait, il resterait, lui, avec ses quelques paysans, sur la rive gauche du fleuve, seul aux prises avec les forces de la République. Car il savait, par expérience, que ses soldats ne consentiraient pas à quitter la région de leurs foyers et de leurs champs ; il était donc urgent de s'assurer une position solide où l'on pourrait se maintenir avec quelque chance de durée. Noirmoutier présentait ces avantages et il fallait s'en rendre maître au plus tôt. De quel droit, d'ailleurs, Charette, abandonnerait-il aux exactions des bleus, ce pays de Retz qui l'avait élu, qu'il avait juré de défendre jusqu'à la mort, pour aller, avec une poignée d'hommes, se mêler à une aventure destinée à finir par une catastrophe, ou, si les choses tournaient au mieux, par une entente avec l'étranger ? Imputer à crime l'isolement héroïque auquel Charette se condamnait, c'est méconnaître tout ce qui fait la grandeur de sa farouche ténacité et de son orgueilleuse confiance en ses faibles moyens. Entraîné dans la débâcle d'outre Loire, qu'il ne pouvait empêcher ou même retarder, il y aurait disparu comme tant d'autres, sans profit pour sa cause et au grand préjudice des paysans dont il était le chef. C'est pourquoi, tout mis en balance, il tourna résolument le dos à la grande armée et, avec les 3.000 hommes qu'il était parvenu à rassembler, il se dirigea de nouveau, le 9 octobre, vers le Gois.

Après un détour par Saint-Gilles et Saint-Jean-de-Monts, il se retrouvait, le 11, à l'Epoids, où l'attendaient, venus de l'île, des guides expérimentés. Avant d'engager ses hommes dans le dangereux passage, Charette attendit que la mer commençât à monter. Alors seulement il donna l'ordre de marche et la longue file silencieuse s'avança dans l'eau déjà haute. C'était braver l'Océan, mais aussi fermer aux timides toute velléité de recul. Les vagues s'élevaient à droite et à gauche ; il fallait avancer, et vite, pour prévenir les terribles courants du goulet. Ce hardi stratagème réussit : si difficile que fut la marche dans l'eau déjà frémissante, les 3.000 hommes passèrent sans incident ; au lieu d'aborder l'île à la Bassotière, où aboutit le Gois, Charette les conduisit, par les vases de la plage, jusqu'à la Maison-Rouge ; on gravit la dune et l'on se trouva sur le grand chemin qui traverse l'île dans toute sa longueur ; le gros village de Barbâtre fut occupé aux cris de Vive le Roi ! Les habitants, très royalistes, firent fête aux envahisseurs.

L'île de Noirmoutier se compose de deux parties fort distinctes ; la plus voisine du continent est une langue de terre sans reliefs, longue de deux lieues et fort étroite ; Barbâtre avec ses hameaux en tient toute la longueur ; puis, au village de la Guérinière, la route tourne brusquement vers le nord et l'on est au cœur de l'île : le grand chemin passe plusieurs étiers, remplis d'eau à la haute mer : l'étier de l'Arceau, le Grand étier, le long duquel s'étend la petite ville de Noirmoutier que domine le haut clocher de son église et un vieux château féodal flanqué de quatre tours. Derrière la bourgade, le pays change d'aspect : bois, rochers, amoncellements de blocs de granit, récifs battus de l'Océan ; il semble que la nature ait voulu fortifier l'île du côté où l'assiège la mer sauvage.

Ainsi que Mme Mourain de l'Herbaudière en avait avisé Charette, les seuls défenseurs de Noirmoutier consistaient en deux compagnies de canonniers indigènes et un bataillon de volontaires du département de la Manche ; un Nantais, Wieland, chef de ce bataillon, commandait la place. Le jour se levait quand, après avoir passé la Guérinière, où ils furent bien accueillis, les Vendéens s'avancèrent vers la capitale de l'île par la chaussée des étiers. Les volontaires de Wieland, massés au Grand-Pont, pour garder l'entrée de la ville, se dispersent à l'aspect des soldats de Charette approchant en hordes tumultueuses, chantant, criant, formidables, avec leurs vêtements encore trempés de la boue du Gois, leurs mines de bandits, leurs fusils, leurs faux, leurs bâtons, leurs fourches et plus encore, par leur effrayant renom de ripailleurs invincibles. Wieland, qui vient d'embarquer, pour les sauver du massacre qu'il prévoit, sa femme et ses enfants, essaie de grouper ses hommes ; entraîné dans leur panique, il se replie avec eux par la rue du bourg, jusqu'au vieux château dont les plates-formes portent des canons et où il s'enferme, décidé à faire résistance.

Les Vendéens ont envahi la ville, pillent les maisons qui leur sont dénoncées comme patriotes, fusillent quelques bourgeois réputés francs républicains, ribotent, mènent grand tapage, ivres de vin, de fatigue, ivres surtout de leur facile victoire. Leurs clameurs sauvages montent jusqu'au château et terrifient la faible garnison qui supplie Wieland de capituler. Il cède, se met à la recherche de Charette et le trouve provisoirement installé dans une maison basse de la grande rue, chez un sieur Jouvert. Très ému, sans mot dire, le commandant républicain présente au chef royaliste son épée : Charette touche l'arme et la rend aussitôt au vaincu en l'assurant de son estime et en l'invitant à passer au service de Louis XVII. Wieland refuse dignement. Alors Charette dicte les termes de la capitulation : L'île de Noirmoutier appartient au Roi ; — l'artillerie du château et des forts, les navires qui sont dans le port, les étiers et la rade appartiennent aussi à Sa Majesté, ainsi que tous les chevaux de la garnison, fourrages, avoine, approvisionnements, armes, canons et munitions : — le commandant et ses officiers sont déclarés prisonniers de guerre ; ils auront la ville pour résidence ; les soldats seront enfermés au château, ainsi que plusieurs habitants suspects.... Wieland signa, les larmes aux yeux. Dans l'après-midi, Charette installa son quartier général à la place d'Armes, dans la belle maison mise à sa disposition par Mme Mourain de l'Herbaudière, cette veuve royaliste qui, la première, lui avait suggéré la pensée de conquérir Noirmoutier. Connue sous le nom d'Hôtel Jacobsen, cette maison existe encore et la place elle-même n'a pas dû subir, depuis cent trente ans, de notables modifications. C'est là que dénièrent, sous les yeux de Charette placé au balcon de son quartier général, les soldats de Wieland ; ils mirent bas leurs armes, les disposèrent en faisceaux et furent conduits au château dont les vastes esplanades, les sombres et froides salles allaient être leurs cantonnements.

Le soir, il y eut à l'Hôtel Jacobsen grand dîner présidé par Mme Mourain de l'Herbaudière : Charette avait autour de lui ses principaux officiers et un certain nombre de notables. Il fut charmant ; il demanda, au dessert, qu'on lui présentât les femmes et les filles de ceux qui, notés comme républicains, avaient jugé prudent de s'éloigner. Tout en prenant sur leurs familles des informations, il essaya de rassurer ces dames et de les rallier à sa cause. — Ses troupes, disait-il, représentaient la véritable France ; les Princes allaient se joindre à lui, maintenant que la voie de mer leur était ouverte ; il faisait donc appel à toutes les bonnes volontés et promettait l'oubli à tous ceux qui rendraient leurs armes. En dépit de son entrain conciliant, il semblait bien qu'il y avait, chez les personnes qui l'écoutaient, plus de crainte que d'enthousiasme. On lui amena, dans la soirée, un jeune garçon de seize à dix-sept ans, qu'on venait d'arrêter, vêtu en paysan, mais dont les mains blanches et les traits distingués contrastaient trop évidemment avec ce déguisement ; les jeunes .filles qui entouraient Charette, reconnaissant en ce prisonnier l'un de leurs danseurs favoris, se taisaient tremblantes : c'étaient, en effet, François-Florent Richer, fils aîné d'un négociant très estimé à Noirmoutier, ardent républicain, tué, le matin même, par les Vendéens, à la batterie de la Bassotière. Charette très renseigné, l'attira à lui : Vous n'êtes pas un paysan, dit-il ; vous vous appelez, Richer ?C'est vrai, répondit le jeune homme, très calme. — Vous êtes le fils dû commandant de la Bassotière, mort si vaillamment pour -m'empêcher d'entrer dans l'île ?Oui, citoyen. — Vous êtes jeune et brave, par là même digne de servir la France. Elle est maintenant avec nous, et votre père, si valeureux, si intelligent, l'eût compris s'il vivait encore. Je vous offre une place d'officier dans la véritable armée nationale. — Mon père est mort pour la République, répliqua dignement François-Florent, il m'est impossible de servir sous un autre drapeau que le sien.... Charette eut un mouvement d'humeur : Qu'on le conduise à Bouin, ordonna-t-il.

On allait diriger vers Bouin les défenseurs et ceux des habitants de l'île signalés comme dangereux, en raison de leurs opinions républicaines ; Charette les confiait, pour leur malheur, à la garde du brutal Pageot, commandant de cette paroisse, qui, quatre jours plus tard, sous le vague prétexte de révolte, les fit mettre à mort. Deux cents périrent ainsi, en un lieu nommé Bien-à-vent, non loin de Bouin, sur le bord d'un étier. Au nombre des victimes de Pageot fut François-Florent Richer. La Convention, dans sa séance du 23 nivôse-12 janvier 94 — adopta sur la proposition de Couthon, les six enfants survivants de Richer et accorda une pension à sa veuve ; la belle et noble réponse de François-Florent à Charette, — transformée en une phrase insolente et théâtrale, — devait être insérée dans le recueil des Annales de la République. Selon la tradition noirmoutine, la commune de Paris voulant s'associer à cet hommage, imposa, par un arrêté particulier, le nom de Richer à l'une de ses rues ; l'origine de cette appellation, oubliée depuis lors, aurait passé inaperçue sous la Restauration, et la rue Richer conserverait ainsi son nom révolutionnaire ; en quoi cette tradition se trouve en désaccord avec la Nomenclature des Voies publiques de Paris qui indique une tout autre étymologie. C'est là un petit problème d'histoire parisienne à résoudre.

Charette n'aimait pas qu'on lui résistât ; là réponse du jeune Richer l'assombrit ; mécontent de cet incident, — mécontent peut-être de lui-même, attristé de n'avoir pas su rallier à lui ce brave enfant, il demeura soucieux le reste de la soirée et riposta même assez rudement à Mme Mourain de l'Herbaudière qui cherchait à dissiper sa préoccupation. : Je crains fort, madame, que vous ne m'ayiez fait tomber dans une impasse ; l'île ne renferme pas les ressources que j'espérais y trouver... et la masse de la population n'est pas pour nous.... Il se hâta pourtant d'organiser l'île, nomma le chevalier de Tinguy commandant pour le Roi et gouverneur des villes, faubourgs, château et forts de Noirmoutier ; ancien sous-commissaire de la Marine, René de Tinguy avait exercé ces fonctions à Noirmoutier même avant la Révolution ; Charette lui donna pour second, Dubois de la Pastelière, l'un des lieutenants de Joly et le chef des insurgés de Soullans ; Davy Desnaurois fut promu major de la garnison avec le plus jeune des frères de la Robrie pour lieutenant ; d'autres nominations assurèrent les différents services ; 1.500 hommes et 40 cavaliers allaient former la garnison royaliste de l'île. Dès le 15 octobre, avec le reste de sa troupe, il repassait le Gois, couchait à Bouin ; le jour suivant il s'arrêtait à Machecoul abandonné par les bleus, et, de là, ralliant la région de Legé, il s'arrêtait à Touvois dont la forêt offrait à sa troupe un refuge à peu près sûr. Lui-même se logea dans une maison du village, contre les bois ; il y fut informé, vers le 23 octobre, de la désastreuse défaite de la grande armée angevine à Cholet ; acculée à la Loire, elle avait dû passer le fleuve, entraînant avec elle 50.000 femmes, enfants et vieillards, éperdus de peur, traînant sur de misérables charrettes ce qu'ils avaient pu sauver de leurs hardes et de leurs meubles dans la précipitation du désastre. Des trois grands chefs, Bonchamp était mort, Lescure agonisait, d'Elbée, le généralissime, atteint de quatorze blessures, n'avait pu suivre l'armée outre-Loire ; on le savait encore sur le sol vendéen, mais on ignorait son refuge. Et voilà que, dans les derniers jours d'octobre, Charette apprend que le glorieux blessé de Cholet se dirige vers ses cantonnements afin d'y trouver un asile. Porté, après la bataille, au château de Landebaudière, chez son ami le marquis de Boisy, d'Elbée y a été rejoint par sa femme, par son beau-frère Duhoux d'Hauterive ; ils ont décidé de chercher une retraite où le généralissime pût se rétablir en sécurité, et ils présument que Charette, le seul chef qui tienne encore la campagne sur la rive gauche de la Loire, ne refusera pas à d'Elbée, malgré les dissentiments récents, l'abri de sa petite armée. C'est ainsi que le mourant est amené à Touvois, porté sur une chaise à laquelle on a, en manière de brancards, attaché des bâtons.

Un véritable cortège l'accompagne ; Mme d'Elbée, M. de Boisy, M. Duhoux d'Hauterive ne l'ont pas quitté ; 1.500 paysans angevins lui font escorte. Charette le reçoit avec déférence et l'assure de son dévouement ; son séjour actuel est trop précaire pour qu'il le partage avec le généralissime ; mais il offre Noirmoutier, sa nouvelle conquête, et les d'Elbée acceptent avec gratitude. Les angevins s'acheminent donc vers l'île, par Bois-de-Cené et Bouin ; ils traversent le Gois et arrivent à Noirmoutier dans les premiers jours de novembre.

Charette avait expédié l'ordre au gouverneur de l'île de rendre les honneurs militaires au commandant en chef des armées vendéennes. A son entrée dans la ville, d'Elbée fut donc complimenté par Tinguy entouré de son état-major ; la garnison formait la haie dans la grande rue et quand il parvint à la place d'armes, les batteries de l'étier le saluèrent d'une salve. Mme Mourain de l'Herbaudière lui offrit l'hospitalité de la maison Jacobsen, au balcon de laquelle était arboré le drapeau blanc. Plusieurs des Angevins de d'Elbée restèrent à Noirmoutier pour former sa garde ; les autres, — 1.200 environ, — après quelques jours de repos, reprirent le chemin de leur territoire.

Noirmoutier était devenu lieu d'asile, où se réfugiaient nombre de familles chassées de leurs demeures ; elles espéraient attendre là, en paix, des jours meilleurs. Beaucoup de vieux prêtres infirmes, fuyant la persécution, s'y retiraient également, heureux d'y pouvoir sans trouble célébrer la messe ; tous se croyaient sauvés de l'orage.... C'est à cette époque là que le Comité de Salut public lançait l'ordre à ses généraux de reprendre l'île de Noirmoutier ou de l'engloutir dans la mer.

 

III. — PAR LES MARAIS, LES BOIS ET LES LANDES

 

Le 2 novembre, les Représentants du peuple en mission dans l'Ouest, réunis à Angers en conseil de guerre, décidèrent que le général Haxo formerait à Nantes un corps d'armée de 5 à 6.000 hommes pour attaquer et battre Charette partout où il le rencontrera, jusque dans Noirmoutier. Kléber et les Mayençais poursuivaient la grande armée de l'autre côté de la Loire. Haxo réunit 6.000 soldats et se mit en campagne le 8 novembre ; averti de son approche, Charette quitte Touvois et marche sur Machecoul ; sa troupe, renforcée de celles de Joly et de Savin, est forte d'environ 3.000 hommes ; quand elle se présente devant Machecoul, les bleus y sont déjà ; repoussé à la Gamache, Charette se dirige vers Beauvoir, dans l'intention de passer à Noirmoutier. Ce projet déplaît à Joly, toujours chicaneur : il entraîne Savin et tous deux retournent dans le Bocage. Charette ne dispose donc plus que de l 500 hommes pour lutter contre la division de Haxo et la brigade de Dutruit, un Suisse, général au service de la République, et qui vient des Sables-d'Olonne afin d'opérer sa concentration avec le corps d'armée descendu de Nantes. Poursuivi jusqu'à l'Epoids — le petit port situé à peu de distance du Gois, — Charette ne peut franchir le passage ; la mer est haute et l'île est inabordable. Avec sa troupe harassée, il pénètre dans le marais de Bouin et se cantonne dans ce bourg, situé, on l'a dit déjà, comme un îlot au centre d'une immense plaine conquise sur l'Océan et que, découpent en tous sens d'innombrables canaux. Haxo au nord et à l'est ; Dutruit au sud, la mer à dos, Charette se trouvait bloqué de toute part. On était au dernier jour de novembre.

D'ordinaire, en pareille saison, les pluies d'automne, transformant les chemins en ruisseaux, rendent cette région impraticable ; les habitants n'y pouvant circuler qu'en bottes sur des échasses. Bouin eût constitué une position inexpugnable, en raison de l'impossibilité de l'attaquer et d'y conduire des canons. Par malchance la sécheresse avait été continuelle, il gelait toutes les nuits, les canaux durcis pouvaient être facilement franchis et les chemins raffermis s'offraient à l'artillerie meilleurs que dans la belle saison. Charette était donc perdu : il ne s'illusionnait pas. Haxo le savait aussi : le 1er décembre il écrivait au ministre de la Guerre. — Nous sommes en ce moment entre Challans et Beauvoir ; tous les postes sont occupés ; il ne reste à l'ennemi que huit lieues de terrain dans les marais où nous l'avons cerné. Pourtant les républicains n'attaquaient pas.

C'est que la grande armée vendéenne conduite par La Rochejaquelein, après avoir erré de Laval à Grandville, de Mayenne au Mans et à Angers, revient maintenant vers Nantes, épuisée, en haillons, affamée, laissant derrière elle une traînée de morts, de ceux qu'ont tués la maladie, la misère ou les bleus. Carrier, le féroce représentant du peuple qui règne sur Nantes terrorisée, guette ces lamentables débris de ce qui fut la Vendée, pour les exterminer au passage, et il a donné à Haxo l'ordre de détacher vers la Loire la majeure partie de ses troupes. Haxo a obéi, mais il ne lui reste plus assez d'hommes pour achever à coup sûr la défaite de Charette et il attend que vienne le renforcer la brigade de Jordy, occupée à fouiller les forêts de Princé et de Machecoul. Charette a donc quelques jours de répit dont il profite pour visiter d'Elbée à Noirmoutier, et pour expédier en Angleterre Joseph de la Robrie, le plus jeune des trois frères, afin d'aviser le cabinet britannique de sa tragique situation. Il faut -qu'il la sache désespérée pour mendier le secours des Anglais.

Le 5 décembre il est de retour à son cantonnement de Bouin. Le froid est très vif ; on voit, à l'horizon plat, fumer, de Bourgneuf à Beauvoir, les feux de l'armée républicaine, campée en pleine campagne, tout le long de l'étier du Dain, qui cerne le marais ; Jordy a rejoint Haxo avec sa brigade ; l'attaque décisive, le dernier combat sans doute, est pour le lendemain. Charette rassemble ses 1.500 hommes sur la place du bourg ; il les passe en revue, leur adresse une courte harangue dont on rapporte ainsi les termes : Mes camarades ! Le danger qui vous menace est grand ; mais votre courage ne l'est pas moins. Cependant s'il en était parmi vous qui désespérassent de notre cause, qu'ils se mettent à ma gauche, je ne veux pas les conduire au combat ; que ceux, au contraire qui ont confiance dans les ressources de leur général, se portent à ma droite, je les sauverai tous ! Des acclamations enthousiastes accueillent ses paroles ; les femmes mêmes, qui sont là en grand nombre, — châtelaines errantes, paysannes sans asile, bourgeoises fugitives, riches naguère, toutes égales maintenant devant la misère et la détresse, — les femmes se montrent aussi résolues que les soldats : la nuit tombe vite en décembre et celle qui commence menace d'être sinistre : à moins d'un quart de lieue vacillent dans la brume les feux de bivouac de l'ennemi ; à Bouin les approvisionnements se font rares et tout le monde ne soupe point ce soir-là. Mais on danse ; au son des violes et des cornemuses, le bal fut des plus gais et se prolongea, dans une vaste grange, jusqu'au moment où les officiers se retirèrent pour prendre leur place de combat.

Trois chemins pénètrent dans le marais de Bouin, l'un venant de Machecoul, c'est Guérin qui le défendra avec 250 hommes ; sur l'autre route, menant à Bois-de-Cené, sont groupés les 400 soldats de Couëtus ; Charette garde la troisième passe, face à Beauvoir, avec 4 ou 500 maraichins ; le reste de son armée, à peu près 300 hommes, jugeant la position des étiers intenable, s'est embusqué à Bouin même, derrière des retranchements improvisés. Le 6, au petit jour, Jordy commande l'attaque ; ses hommes s'élancent, passent les étiers, dans l'eau glacée ; rien ne les arrête. Guérin, le premier, recule, sa bande se disperse ; Charette et Couëtus sont également repoussés, et battent lentement en retraite vers Bouin où tout est désarroi et désespoir. Charette fait appel aux plus braves, parvient à reformer une colonne d'environ 800 hommes et les ramène au combat ; mais les bleus, entraînés par Jordy, — un intrépide Lorrain, comme Haxo, quoiqu'un peu gascon dans le ton -de ses rapports, — les bleus, baïonnette en avant, s'infiltrent, gagnent du terrain, les voilà aux entrées du bourg, dans les rues, sur la place.... Bouin est désert ; les maisons paraissent inhabitées ; l'église, où l'on supposait la population réfugiée, est vide ; les soldats de Jordy sont déçus ; un si long siège dans des conditions si dures, pour une si piètre victoire ! L'un d'eux ouvre la porte du clocher ; l'escalier, la tour, le clocher lui-même est rempli de femmes, — les danseuses de la veille ; — on en tire de là 300, éplorées et tremblantes, au nombre desquelles Mme et Mlles de Couëtus, femme et filles du fidèle lieutenant de Charette. Toutes prendront demain, avec les 5 ou 600 paysans capturés au cours de la bataille, le chemin de Nantes et seront livrées à Carrier.

Mais Charette ? — Disparu. Son armée ? — Évanouie. Par où ? Comment ? La mer ? Impossible ; le marais de Bouin n'a pas de port ; un rempart d'écueils, les Rochs, lui ferme l'abord de l'Océan ; d'ailleurs, les canonnières républicaines croisent incessamment dans la baie de Bourgneuf. Pourtant le marais, si bien cerné de toutes parts, est entièrement au pouvoir des bleus ; il est évident que l'exécrable Charette s'en est échappé, avec sa phalange de 800 hommes et qu'on ignore où il se trouve, en dépit des rodomontades du général suisse Dutruy, qui, bien que n'ayant pas pris part à l'action, se glorifie de la victoire et écrit au Comité de Salut public : Nous avons battu, taillé, fusillé.... Ça va, ça été, ça ira.... Charette a fui, à pied, dans les boues ; je cours après, je les trouverai et les battrai, j'en assure mes frères d'armes....

Charette, en effet, s'est dérobé, par un prodige d'énergie et d'astucieuse audace qui émerveillait Napoléon et dont s'étonnent encore les plus experts tacticiens. A l'heure où les bleus pénétraient dans Bouin et qu'une clameur de désespoir montait de la horde démoralisée de ses paysans, un habitant du marais lui propose de le guider, à travers le réseau des étiers, vers une issue inconnue des républicains et qui n'est pas gardée. Charette appelle ses soldats et l'on se met en marche. Au premier fossé rencontré, on jette à l'eau les canons ; on abandonne les chevaux, on se débarrasse de toute charge pesante : le dégel est venu ; 20, 50, 100 canaux à franchir ; les maraichins de la bande, accoutumés à cet exercice, s'aident de leur fusil comme d'une ningle pour bondir par-dessus les douves ; les autres, chaque fois, se mettent à l'eau, jusqu'à la ceinture, jusqu'à la poitrine, en sortent vaseux, sans souliers, puis continuent, tous courants, pieds nus, leurs gibernes ruisselantes, leurs armes inutilisables. Charette, à pied comme ses hommes, les soutient par son entrain et son exemple ; Couëtus que le désespoir accable, — il sait sa femme et ses filles au pouvoir des bleus, — s'appuie au bras d'un de ses paysans ; il a cinquante ans et sa fatigue est grande ; il faut aller, cependant, et sans un instant de repos, sur ce sol mouvant, à travers ces obstacles répétés, vers un but inconnu, à la merci d'un guide qui est peut-être un traître. Enfin, après deux heures de ce piétinement échinant, on est en terre ferme, et, vers le moulin de la Rive, on atteint, sans avoir rencontré un bleu, le chemin de Châteauneuf, où l'on arrive vers trois heures de l'après-midi. Charette se retrouve là en pays familier, à une lieue de son Fonteclose ; grand chasseur, il a battu naguère tous les buissons et tous les champs de la contrée. Il commande halte, laisse souffler ses hommes et les exhorte à tenir bon : Nous l'avons échappé belle ; mais nous n'en sommes pas quittes. Il n'y a pas de doute que l'ennemi occupe le pays.... Marchons serrés et passons sur le ventre de ces coquins-là si nous voulons avoir des munitions. Son parler familier, sa belle confiance, la joyeuse humeur dont il rayonne quand il est avec ses gars, ont pour effet immanquable de les ranimer et de leur rendre l'espoir d'imminentes aubaines. Le pauvre village de Châteauneuf est déshabité ; on n'y trouve rien, que 6 bleus, en maraude ; on va les fusiller ; deux d'entre eux, deux frères, pour gagner leur grâce, révèlent la présence d'une troupe républicaine cantonnée à trois quarts de lieue, 'au bourg de Bois-de-Cené. Charette ordonne d'exécuter les quatre autres, enrôle les deux frères dans sa colonne, et gagne, avec tous ses hommes, un petit bois situé à droite du chemin qui conduit à Bois-de-Cené.

Tandis qu'on était là, à se sécher tant bien que mal, à nettoyer les armes, à déboucher les canons de fusil, pleins de boue, le bruit d'une troupe en marche mit les Vendéens aux aguets. C'était un convoi, revenant de Bouin, escorté par 300 fantassins et 30 cavaliers ; ses éclaireurs, remarquant quelque mouvement sous les arbres dénudés du bois, crient : Qui vive !Républicains ! répondent les Vendéens, — on n'en était plus à respecter les lois de la guerre courtoise et franche. En même temps ils se ruent sur les bleus qui, surpris par cette attaque soudaine, sont culbutés et mis en déroute ; beaucoup tombèrent morts ou blessés et leurs gibernes, bien garnies de cartouches, passèrent aussitôt sur le dos des paysans. Mais le fracas de la fusillade a donné l'alerte aux cantonnements de Bois-de-Cené et de l'abbaye de l'Ile-Chauvet ; ils accourent, cavaliers, fantassins, artilleurs ; une lutte acharnée s'engage ; les soldats de Charette, exaspérés et fous de rage, se précipitent en masse, au pillage des caissons ; on s'égorge sur l'un d'eux, buté entre deux grosses pierres, et dans le soir qui tombe, à l'aveuglette, on s'arrache les gargousses d'une main et on se poignarde de l'autre. L'ombre plus opaque sépara enfin les combattants lassés ; les bleus rentrèrent à leurs quartiers ; les Vendéens se remirent en route ; leur marche se prolongea bien avant dans la nuit, orientée par les lignes des feux de bivouacs qu'allumaient de tout es parts les camps ennemis. Le gros de la troupe s'arrêta à Saint-Étienne-de-Mer-Morte ; l'avant-garde poussa jusqu'à Touvois ; l'armée de Charette avait, dans la journée, parcouru sept lieues, dont deux dans la vase, livré trois batailles ; partie de Bouin sans munitions, elle ramenait des fourgons pleins, 33 chevaux de selle et 46 de trait.

Qui pourrait dépeindre l'effrayante allure de ces hommes épuisés de fatigue, couverts de loques souillées jusqu'aux épaules par les boues du marais ? Quel aspect présentait le campement de ces brigands, vautrés à même le sol, tapis dans les fourrés, comme les bêtes, rebutés depuis longtemps par tout vain essai de propreté et n'ayant, le plus souvent pour se refaire, qu'une lampée de cette effroyable eau-de-vie dont ils font leur boisson habituelle. Accoutumés à verser le sang, familiarisés avec tous les dangers, avec pour seule ressource le pillage, rien ne doit subsister en eux de ces paysans respectueux et timorés qu'ils furent naguère et l'on comprend la peur qu'inspire aux conscrits de là République l'irruption subite de ces hommes terribles, surgissant des broussailles, et gueulant pour s'exciter un patois inintelligible. C'est là pourtant l'armée, la seule armée qui reste au blond Dauphin de Versailles, devenu l'élève d'un savetier. Il a eu des gardes du corps brodés comme des bannières, des pages pimpants et musqués, des grandes dames en paniers guettant ses regards et mendiant ses risettes.... Pourquoi tout cela a-t-il disparu comme un trop beau rêve ? Il n'en sait rien ; il ignore même l'existence de ces brigands qui bataillent pour lui, sans le connaître, et qui l'acclament pourtant quand ils courent au combat.

Ce qui surprend c'est l'empire que garde sur ces révoltés, hors de toutes lois, l'aristocrate et autoritaire Charette, si distant, si fier, si dédaigneux. Quand il ordonne, pas un indocile ; lorsqu 'il parle, pas un murmure. On croirait le dompteur parmi ses fauves. Ils l'adorent ; ils croient en lui, parce qu'il est follement brave ; ils lui pardonnent tout, même sa dureté fréquente, même la recherche élégante de ses habillements. Monsieur de Charette n'a qu'à dire un mot pour qu'ils donnent leur vie ; aucune fatigue, aucun regret, aucun découragement ne tient quand il est là. Le 7 décembre, dans les bois de Touvois, alors que, excédés par les infernales randonnées des jours précédents, par les nuits sans sommeil, les jours sans pain, quelques-uns se souviennent avec mélancolie du toit familial qu'ils souhaiteraient revoir, il passe dans leurs rangs, disant : Je sais qu'il y en a parmi vous qui songent à me quitter pour se retirer chez eux ou se cacher dans les bois ; je leur prédis que, au lieu de mourir glorieusement, les armes à la main, ils se feront égorger comme des lâches dans leurs lits ou derrière les buissons.... Et nul n'a plus envie de partir. Bien mieux : ce même jour, ses cavaliers s'emparent d'un convoi embourbé sur la route de Legé à Machecoul ; l'escorte est dispersée en quelques coups de fusils, et voilà un butin de 80 chevaux et de 16 voitures remplies d'approvisionnements, de vêtements, de munitions. Charette défend à ses hommes affamés et en haillons de se partager ces richesses qu'ils convoitent ; il est obéi sans une plainte. S'il exige d'eux une telle soumission, c'est qu'il leur réserve une rude existence : il pressent que toutes les forces de Haxo, de Jordy et de Dutruit sont à sa poursuite ; il lui faut changer d'asile chaque jour, afin de les dépister ; et, ce soir-là, après une tentative infructueuse sur Legé, il campe dans la forêt de Grand'Lande. Le 8, dès l'aube, on est en route ; il projette de rejoindre Joly et Savin qu'il sait être du côté des Lucs ; il les rencontre là, en effet, et voilà son armée reformée ; le 8, elle se dirige vers les Essarts, — six lieues des Lucs, — y parvient sans avoir rencontré une patrouille, pousse jusqu'à Sainte-Florence — une lieue et demie encore, — et s'enfonce dans les grands bois de l'Herbergement. Un camp des bleus est là, installé à la lisière de la forêt, près du lieu dit les Quatre-Chemins, où est le nœud des deux grandes routes de la Vendée. Le vieux Joly qui veut s'amuser, rassemble ses cavaliers, se met à leur tête, et les lance à fond de train dans le camp qu'il traverse au galop d'un bout à l'autre. Les sentinelles le laissent passer sans lui tirer un coup de fusil, ne pouvant soupçonner qu'un royaliste ait l'audace de se fourvoyer de telle sorte et le prenant pour un des leurs. Même des soldats l'interpellent : Qu'est-ce qu'il y a de nouveau ? Va-t-on se battre ?Vous l'avez dit, camarades, les brigands ne sont pas loin. — Amenez-vous du renfort ?Oui, j'ai, dans le bois, une colonne embusquée pour les prendre par derrière.... Là-dessus il détale. Presque aussitôt Charette et Savin approchent du camp, conduisant leurs fantassins en colonne de formation à peu près régulière, de sorte que les bleus, persuadés que c'est le renfort annoncé qui arrive, les laissent s'avancer sans méfiance. On a dit plus tard que, pour assurer la réussite de ce coup de surprise, les Vendéens avaient arboré des cocardes tricolores ; c'est possible ; mais aucun contemporain ne parle de cette ruse. Quand les bleus reconnurent leur erreur et coururent aux armes, il était trop tard ; des l 500 hommes cantonnés dans le camp, un quart seulement parvint à s'échapper ; tous les autres furent impitoyablement massacrés ; on ne fit pas de prisonniers ; depuis les Quatre-Chemins jusqu'à Saint-Fulgent, la route et les champs voisins étaient jonchés de morts. Une pièce de canon, 2 caissons, 3 ambulances pleines de pain, deux pleines de linge, de sacs, de souliers, 400 tentes, 5 bœufs, 45 chevaux restèrent aux vainqueurs ; on partagea cet opulent butin ; chacun prit ce qui lui manquait ; on plaça les Vendéens blessés dans les ambulances et on brûla tout le reste. Puis, aux cris de Vive le Roi ! Vive Louis XVII ! on regagna Sainte-Florence où l'on passa la nuit.

 

Le projet de Charette, chassé du pays de Retz, était de gagner le Haut-Poitou et d'y rallier- ceux des soldats de l'ex-grande armée qui n'avaient point passé la Loire et qui se trouvaient sans chef et sans lien. Il se dirigea donc, le 9 décembre, vers les Herbiers. Il n'était pas revenu là depuis le jour où, au lendemain de la victoire de Saint-Fulgent, il avait brusquement rompu avec d'Elbée et Lescure. Savin et Joly consentirent à l'y suivre. La jolie petite ville des Herbiers, bâtie au bord de la Grande Maine, sur le penchant des Alpes vendéennes couronnées de moulins à vent, avait été l'un des centres de l'insurrection angevine. L'armée de Charette allait y trouver, après les cloaques des marais de Bouin, les rudes fatigues et les privations de l'échappade, un cantonnement de repos dont elle avait grand besoin. En l'accompagnant si loin de son territoire, Joly nourrissait un projet ambitieux ; il rêvait de supplanter Charette, avec lequel, on le sait, il ne sympathisait pas et dont il jalousait l'incontestable prestige. Joly, comme tous les chefs royalistes, a été calomnié- par les partisans de ses rivaux ; d'autres, qui l'auraient cruellement dénigré s'ils n'avaient obéi qu'à leur opinion intime, l'ont exagérément exalté par haine de Charette. Au vrai, Joly, — on disait le vieux Joly parce qu'il avait passé la cinquantaine, — fut un royaliste ardent et singulièrement actif. Il devança incontestablement tous les autres commandants de paroisse dans l'effort pour l'insurrection, puisque ses premiers agissements datent de 1792. Instruit, adroit, courageux, entreprenant, il surpassa, en tactique et en habileté, bien d'autres, plus célèbres et qui ne le valurent pas ; mais son caractère insociable, sa haine des nobles et des prêtres, l'obscurité de ses origines, et plus encore sa brutalité et son indépendance nuisirent à sa réputation, et il attribua l'ostracisme dont il était l'objet, au dédain des gentilshommes dont la notoriété effaçait la sienne. Quand Charette, en mars 1793, fut proclamé général par les Paydrets, Joly se crut frustré, d'un titre auquel il avait droit, et il s'en para de son propre mouvement, sans hésitation. Depuis lors il voyait avec dépit grandir la renommée de son rival qu'il jugeait bien inférieur à lui en influence et en ancienneté de services. Maintenant que, par l'exode de l'armée angevine, ils se trouvaient tous deux seuls en présence, il résolut de reprendre la première place, qu'il se croyait due, et à faire rentrer dans le rang le cadet de marine qui l'usurpait. C'est pourquoi, arrivé aux Herbiers, il proposa de réunir tous les officiers de son armée et de celle de Charette et de les inviter à élire un général en chef. L'assemblée se tint à la maison commune des Herbiers sous la présidence de Baudry, de la Garnache, et Joly exposa ses titres ; trois candidats se trouvaient en présence : Joly, Charette et Couëtus ; celui-ci, très estimé et très aimé, très sympathiquement plaint aussi depuis que ses deux filles et sa femme étaient au pouvoir des bleus, obtint la majorité des suffrages ; mais il déclina l'honneur de commander et engagea ses partisans à reporter leurs voix sur Charette. Joly tempêta, parla de manœuvres louches et d'intrigues ; Charette ne disait mot. La réunion menaçait de dégénérer en bataille quand Prudent de la Robrie émit l'idée d'un scrutin qui couperait court à toute discussion : il engagea à sortir tous ceux qui voulaient Charette pour général en chef.... Joly resta seul, avec son fils et l'un de ses officiers. Charette était élu. Il remercia ses camarades avec effusion, jura de ne jamais abandonner les défenseurs du trône et de mourir à leur tête, puis on s'efforça de calmer Joly qui, furieux, menaçait de partir avec toute sa bande, pour regagner ses cantonnements. Il s'apaisa pourtant, à la condition que jamais il n'appellerait mon général son heureux concurrent ; à quoi Charette acquiesça en souriant.

Cette élection ne changeait rien à la situation de Charette, déjà chef incontesté de la Basse-Vendée, mais elle la consolidait et, dans les circonstances où l'on se trouvait, elle prenait une réelle importance, en faisant de lui l'unique général élu de tout le territoire insurgé, Mauges, Anjou, Haut-Poitou et Bocage. Tous ceux qui, naguère, l'ont considéré comme un allié indésirable et compromettant ont disparu ; Cathelineau mort ; d'Elbée, le second généralissime, réduit à l'inaction par ses blessures, retiré à Noirmoutier ; Bonchamp, mort, Lescure mort, le jeune Henri de la Rochejaquelein, — Monsieur Henri, comme l'appellent ses troupes, — fuit avec les débris de son armée à travers le Maine et la Bretagne ; Talmont, Stofflet sont avec lui, séparés de la Vendée par une barrière que la tactique des bleus rend infranchissable, la Loire. Sur la rive gauche du fleuve, Charette reste donc seul en état de batailler et il n'est pas étonnant qu'il entrevoie, maintenant que son titre de général ne peut plus être contesté, la possibilité d'étendre son commandement à tout le pays, de Saumur aux Sables-d'Olonne, nul n étant en situation désormais de lui disputer la prééminence.

C'est manifestement dans cette intention tacite que, dès le 10 décembre il partit avec son armée vers Pouzauges, où il cantonna quatre jours ; de là, par Saint-Michel-en-l'Herme et Mallièvre il gagna Châtillon-sur-Sèvre où il fut le 15 ; étonnante randonnée, à travers une région inconnue de lui comme du plus grand nombre de ses officiers et de tous ses hommes ; Haxo a lancé à sa poursuite les brigades des généraux Joba et Dufour auxquels il se heurte continuellement, sans grand dommage. Charette va, se glissant entre les détachements républicains, traînant Joly toujours indocile, et recueillant quelques survivants des bandes de La Rochejaquelein et de Stofflet. A Maulévrier où il arriva le 17, les habitants du bourg et des environs vinrent à lui en foule, demandant à servir sous ses drapeaux en l'absence de leurs anciens chefs dont ils n entendent plus parler. Son plan est d'attaquer, grâce à cet imposant renfort, Cholet, distant de trois lieues, de grossir là ses forces de ceux des soldats de Bonchamp et de d 'Elbée qui se sont refusés à passer la Loire, et de rentrer au pays de Retz à la tête d'une nombreuse armée.

Et voilà, comme il achevait ses préparatifs de départ, que se présenta, à son quartier général de Maulevrier, le jeune Henri de la Rochejaquelein, parvenu, avec quelques officiers, dont Stofflet, à regagner la Vendée, abandonnant les lamentables restes de la grande armée, chassée en déroute éperdue vers Nantes. Soit que Charette n'approuvât point la conduite du jeune généralissime, dont nul ne pouvait cependant suspecter l honneur ni la vaillance, soit plutôt qu'il discernât que le retour de ce concurrent imprévu, ruinait ses ambitieux projets, il reçut très froidement le jeune héros. Quoique son dîner fut servi, il ne lui offrit pas de prendre place à sa table. La Rochejaquelein alla manger chez un paysan, puis revint chez Charette qui le badina d'une manière piquante, sur la campagne d'outre-Loire. Il finit par dire, traitant le généralissime en subordonné : Si vous voulez me suivre, je vous ferai donner un cheval. — Je suis accoutumé, non à suivre, mais à être suivi, riposta fièrement La Rochejaquelein. L'entrevue se termina là-dessus et les deux chefs se quittèrent fort mécontents l'un de l'autre.

Ainsi, dès qu'il se trouvait en contact avec l'un de ses émules, l'ombrageux Charette se regimbait ; son caractère indépendant et autoritaire répugnait d'instinct au second rang. Il comprit qu'il lui fallait, au plus tôt, quitter l'Anjou, d'autant que ses nouvelles recrues, apprenant la présence de Monsieur Henri, acclamaient celui-ci avec enthousiasme ; les maraichins et les Paydrets de Charette, déjà pris de nostalgie, désertaient en groupes pour retourner chez eux, et le hargneux Joly profitant de cette débandade pour jouer un mauvais tour à son chef, repartait pour ses cantonnements de la Motte-Achard, avec le millier d'hommes dont il disposait. Il projetait d'attaquer la Roche-sur-Yon. Charette fit courir après lui, proposant son concours à cette expédition. Il fut convenu qu'on se rejoindrait, le 19, à Saint-Paul-en-Pareds. De là on se dirigea vers la côte, par les Herbiers, les Quatre-Chemins, les Essarts et la Ferrière, échappant toujours à la poursuite des bleus qu'on parvint à distancer, et massacrant sur la route, — comme après chaque déception, — les postes républicains qui essayaient de s'opposer à la marche des brigands. D'ailleurs l'attaque de la Roche ne fut pas tentée, le bruit s'étant répandu que la bourgade hérissée de canons, était occupée par une division tout entière. Joly, de nouveau boudeur, s'éloigna dans la direction d'Aisenay ; Charette regagna la forêt de Touvois, où il licencia pour quelques jours sa troupe fourbue et déguenillée en lui indiquant comme point de rassemblement, pour le 26 décembre, les landes de Saint-Philbert-de-Bouaine. Lui-même occupa ces jours de répit à courir la contrée, car son passage fut signalé à la Rocheservière et à Vieillevigne ; c'est là que le rencontra Marie Lourdais, cette pauvre Bretonne qui, on ne l'a pas oublié, peut-être, s'était vouée à lui, et, franchissant intrépidement les lignes républicaines, lui servait de messagère ; arrivant, cette fois, de Noirmoutier où elle avait séjourné durant deux jours, elle apportait cousue dans la coiffe de son bonnet, une lettre de d'Elbée : — adieux du blessé moribond à celui qui l'avait accueilli, cri d'alarme, annonce, peut-être, de la suprême défaite de la grande armée, à Savenay, où les bleus avaient massacrés 6.000 paysans, malades, blessés, femmes ou enfants ? On ne sait : Marie Lourdais dit seulement qu'après avoir lu la lettre et reçu le rapport verbal que la Bretonne lui fit de ses entretiens avec d'Elbée, Charette pleura.

Le 26, il rejoignait à Saint-Philbert-de-Bouaine son armée reconstituée et forte de 6 à 7.000 hommes, bousculait le bataillon républicain cantonné à Pont-James, et, le 30, se dirigeait vers Machecoul occupé par un bataillon de volontaires d'Ille-et-Vilaine sous le commandement du capitaine Naudy. A quatre heures de l'après-midi du dernier jour de l'année, les Vendéens se présentaient à l'entrée des faubourgs ; à cinq heures la ville était prise et la garnison en fuite. Charette se logea chez l'un de ses aides de camp, Quédreux ; dans la maison se trouvait la jeune et jolie citoyenne Naudy, femme du vaincu de la journée ; il lui déclara qu'elle était sa prisonnière et l'invita galamment au grand dîner qu'il offrit, le soir même, à tous ses officiers et aux notables de l'endroit, dîner suivi d'un bal qui se prolongea joyeusement bien après qu'eût sonné, parmi les souhaits et les cris de Vive le Roi ! le première heure de l'année 1794. Elle s'ouvrait sur un succès, bientôt suivi d'un revers, car, deux jours plus tard, chassée de Machecoul par la division du général Carpantier, l'armée vendéenne battait précipitamment en retraite vers la Rocheservière, Saint-Sulpice-le-Verdon, et se réfugiait dans la forêt de Gralas où elle arrivait réduite à 5 ou 600 hommes par une étape de près de 15 lieues. Charette installa son quartier général à 3 lieues de la forêt, au village de Saligny ; il s'occupait activement à se renforcer pour marcher au secours de Noirmoutier que les troupes d'Haxo menaçaient ; il était là depuis quelques jours, quand, le 8 janvier, se présentait à lui un homme, vêtu de loques boueuses, à demi mort de fatigue et de faim : Charette reconnut en ce malheureux un maraichin qui avait servi sous ses ordres. L'homme arrivait de Noirmoutier. Tout était perdu : les bleus s'étaient emparés de l'île et les représentants du peuple qui, à la suite de l'armée, en avaient pris possession au nom de la République, y instauraient la Terreur.

 

IV. — D'ELBÉE

 

Dès le 15 décembre les chaloupes canonnières de la République avaient bloqué Noirmoutier : en même temps Haxo, chargé du siège de l'île, divisait sa troupe en trois colonnes ; l'une commandée par Jordy devait débarquer entre la Fosse et Barbâtre ; l'autre, conduite par l'adjudant général Mangin, essaierait de pénétrer dans le chenal qui forme le port de Noirmoutier ; la troisième prendrait l'île à revers et aborderait à l'anse de Luzeronde. Dans la nuit du 2 au 3 janvier 1794, les troupes s'embarquèrent sur 42 gabares pontées et commencèrent leur mouvement ; le convoi de Mangin, entraîné par les courants, ne put opérer sa manœuvre, il se joignit à celui de Jordy, qui, le 3, à sept heures du matin, atterrissait aux dunes de la Frandière et marchait aussitôt vers le gros bourg de Barbâtre. En avant du village les troupes royalistes étaient massées, commandées par Hyacinthe de la Robrie ; leur résistance fut opiniâtre, mais courte ; car Haxo, avec sa. réserve, arrivait par le Gois, qu'il traversait en une heure et venait soutenir Jordy ; devant ces forces fraîches, les Vendéens reculèrent, essayèrent de s'accrocher aux batteries de la Maison Rouge ; mais déjà, par la vaste plage découverte les bleus s'avançaient, menaçant de prendre la position à revers ; on dut se replier encore, et ce fut la débâcle. La Robrie ramena sa troupe jusqu'à la ville où sa rentrée piteuse jeta l'émoi. Le Conseil des chefs royalistes se réunit d'urgence à l'hôtel Jacobsen ; les munitions manquaient, les défenseurs de l'île étaient démoralisés ; on décida de capituler.

Cependant les républicains progressaient ; la colonne débarquée à Luzeronde approchait du hameau de Luzay, qui n'est qu'à une demi-lieue des dernières maisons de Noirmoutier, et les troupes de Haxo continuant leur marche, par le grand chemin qui traverse toute l'île sans plus trouver d'obstacles, sur cette route coupée de canaux et si facile à défendre, arrivaient au Grand Pont, suivies, — d'assez loin, — par Turreau, le prudent général en chef, et par les trois conventionnels Prieur, Bourbotte et Louis Turreau, cousin du général ; le gros de l'armée tenait l'étier de l'arceau, dernière tranchée de la place : nous étions là à bonn-heure, écrivait le brigadier Dalicel du 3e bataillon du Lot-et-Garonne, annonçant à sa famille la conquête de l'île. En effet, il était, au plus tard, une heure de l'après-midi.

C'est alors que se présentèrent au général Haxo, deux officiers royalistes venus en parlementaires pour traiter de la capitulation ; les conditions proposées étaient que la garnison mettrait bas les armes et demeurerait prisonnière, mais que nul ne serait inquiété soit pour ses opinions, soit pour faits antérieurs à la reddition. Haxo les reçut d'une manière franche et loyale ; mais il n'était que soldat et il avait des surveillants qui le forçaient à la circonspection. Il fit donc conduire les parlementaires aux trois représentants du peuple, demeurés au hameau des Trappes, en attendant les événements. Leur réponse fut brève mais de ton cornélien : On ne fait pas grâce aux brigands ; on cimente la République avec leur sang !

Les parlementaires rentrèrent à Noirmoutier ; Haxo s'inquiétait de ce retard ; ses soldats n'avaient de vivres que pour vingt-quatre heures ; comment les ravitailler si la défense se prolongeait ? D'autres officiers vendéens arrivèrent, moins d'une heure après : ils venaient faire appel à l'humanité du général et, cette fois, celui-ci osa insister auprès des représentants, alléguant que, commandant des Français en lutte contre des Français égarés, il était soucieux d'épargner le sang des uns et des autres. — Je vous déclare donc que je promets la vie aux royalistes qui se rendront. Les trois conventionnels gardèrent le silence et Haxo revenant aux parlementaires les engagea à rentrer dans la ville : Invitez vos commettants à se réunir sur la place d'armes, et à y déposer leurs armes ; assurez-les qu'on leur rendra la justice qui leur sera due. Instantanément la nouvelle se répand que toute la garnison a la vie sauve ; les soldats du roi abandonnent leurs postes, se groupent sur la place, y mettent bas leurs armes, pleins de confiance en la parole du bleu : Les voilà bien contents, écrit Dalicel ; et aussitôt l'armée républicaine se forme en colonne, et, — tambours battant, les trois conventionnels marchant, maintenant, les premiers, -fait son entrée triomphale dans Noirmoutier, parmi des transports de joie, et aux cris, très sincères, de : Vive Haxo ! vive la République !... — Ah ! comme on était près de s'embrasser dans la joie de ne pas mourir, de ne pas tuer, et combien souvent constate-t-on qu'un acte de clémence, un geste de réconciliation eût terminé cette guerre impie !

Par l'unique et longue rue du bourg le cortège atteint la place où, devant l'hôtel Jacobsen les défenseurs de la ville sont docilement assemblés, 6 ou 700 malheureux... leurs armes entassées en monceaux loin d'eux. Le représentant Prieur, ordonne au commandant Aubertin, de faire enfermer ces gens-là, sous bonne garde, dans l'église et de les compter scrupuleusement comme des moutons que l'on parque. Ils se laissent conduire sans la moindre résistance, et, tout de suite, ordre est donné de découvrir la retraite de d'Elbée.

Le généralissime de la Grande Armée vendéenne n'était plus à l'hôtel Jacobsen ; depuis quelques jours on l'avait transporté rue de la Maduère dans une maison vacante par le départ des dames Tarvouillet envoyées en surveillance à Bouin ; il agonisait là, vomissant le sang, la poitrine brisée, et incapable de se tenir debout ; Mme d'Elbée ne le quittait pas et lui donnait des soins, assistée de quelques domestiques angevins. C'est à la Maduère que le capitaine Guillemet et le brigadier Dalicel trouvèrent le noble blessé de Cholet, gisant sur son lit, dans une chambre dont la vue donnait sur la campagne et les approches de la ville. Dalicel a conté ses impressions en une lettre intime qu'il faut citer, car ce récit est manifestement aussi sincère qu'authentique ; on en respecte ici les termes, sinon l'orthographe exagérément fantaisiste : Le général (sic) Guillemet et moi lui demandâmes ce qu'il pensait ; il nous répondit en ces termes : Je suis soldat comme vous pouvez l'être, j'ai embrassé un parti ; il est malheureux pour moi qu'il se soit trouvé mauvais. Si je n'étais mourant, j'aurais peut-être taillé plus d'ouvrage que vous n'en auriez pu faire. Si j'eusse eu 10.000 soldats des troupes que vous commandez, avec la mienne, je vous aurais détruit encore 200.000 hommes, et vous n'auriez pas eu la Vendée.... Je sais que tout ce que vous prenez dans l'île périra, moi à la tête ; ne cherchez point à me sonder pour m'arracher quelque secret ; il n'en sortira aucun de mon- cœur. Faites-moi périr quand vous voudrez.

D'Elbée, on le voit, ne se berçait pas d'illusion, non point qu'il mit en doute la loyauté de Haxo ; mais il connaissait la duplicité des Conventionnels et ceux-ci n'avaient nulle intention de respecter l'engagement d'honneur auquel ils devaient la prompte reddition de l'île ; l'île de la Montagne, pour employer le nouveau nom révolutionnaire par eux décerné à leur conquête, cette côte plate dont les pics les plus élevés ne dépassent pas 26 mètres d'altitude. Dès le soir de leur prise de possession, le 3 janvier, ils adressent au Comité de Salut public un rapport témoignant qu'ils sont résolus à désavouer les termes de la capitulation : après avoir énuméré les profits matériels de leur victoire, — 50 pièces de canon, 7 à 800 fusils, des munitions de guerre et de bouche, — ils écrivent : Les brigands ont perdu 500 hommes et ceux qui ont mis bas les armes sont au nombre d'environ i 200. On compté parmi ces derniers 10 à 12 chefs. Le scélérat d'Elbée... que l'on disait mort, est tombé entre nos mains ; il était accompagné de sa femme et de M. Durand, curé de Bourgneuf, signataire des assignats au nom de Louis XVII dont nous vous avons envoyé la planche. Une commission militaire, que nous venons de créer, va faire prompte justice de tous ces traîtres.

Il est de tradition que, ce même jour, ou le lendemain, 4 janvier, — 14 nivôse de l'an II, suivant le calendrier républicain inauguré vers cette époque, — les représentants du peuple se rendirent chez d'Elbée ; le général Turreau les accompagnait, et aussi l'un des officiers de Dutruy, nommé Piet, qui, peu après, transcrivit une sorte de procès-verbal de la conversation du blessé avec les vainqueurs. Au chevet de d'Elbée se tenaient sa femme, son beau-frère Duhoux d'Hauterive, son ami de Boisy et l'abbé Durand. Si l'on ajoute foi au récit de Piet, le beau Bourbotte commença sur le mode ironique : voyant l'état misérable du chef angevin : Voilà donc, d'Elbée, le généralissime des Vendéens, ricana-t-il. — Oui, aurait riposté le mourant, voilà votre plus grand ennemi.... — Veuillez croire que si j'avais eu assez de forces et qu'on eût voulu seulement me consulter, vous ne seriez jamais entré dans Noirmoutier, ou vous l'auriez plus chèrement acheté.... Le dialogue se poursuit touchant les opérations de la grande armée, la politique du parti royaliste, les moyens éventuels de pacifier la Vendée.... Les Conventionnels retirés, le général Turreau reste seul avec le prisonnier et poursuit l'entretien ; on dit qu'il espérait obtenir, par d'adroites questions, des confidences utiles ; mais rien n'échappe à d'Elbée qui puisse compromettre ses amis. Pourtant il se montre sévère pour certains de ses officiers, d'Autichamp et Talmont, par exemple, et aussi pour Charette dont l'ambition, l'ignorance, l'obstination à s'isoler, ont fait manquer les opérations les plus importantes. L'entretien aurait fini sur de belles paroles : Si tu étais maître de notre sort comme nous le sommes du tien, que nous ferais-tu ? demanda Turreau. — Ce que vous allez me faire, répondit d'Elbée.

Dutruy, qui n'avait pas pris part à la bataille, vint aussi contempler, sur son lit de douleur, le blessé de Cholet et, à l'en croire, celui-ci se serait montré plus communicatif ; interrogé par le bleu sur les tueries de Machecoul et d'ailleurs : Tous ces crimes, aurait-il dit, tous ces crimes, car je les nomme ainsi, sont l'ouvrage de M. de Charette ; il ne faisait point partie de notre organisation et n'a point voix parmi nous. C'est un chef de brigands qui nous déshonore ; mais il a quelques protections à la Cour. Je l'ai déjà dit : il sera l'auteur de notre perte....

Dans la nuit, par ordre des représentants, on commença des visites domiciliaires dans toutes les maisons de la ville et du voisinage ; des patrouilles fouillèrent les taillis et les rochers de la plage ; c'est ce que Bourbotte et ses compères appelaient la chasse aux lapins : car ils avaient le mot pour rire, et cette inconvenance, à l'approche des tragédies qui se préparaient, suffirait seule à détourner vers les victimes toutes les sympathies. La battue fit sortir des bois, des souterrains même, un déluge de prêtres, de femmes, d'émigrés et... tous ces chefs que nos soldats avaient si souvent cherchés dans les rangs de l'armée catholique et royale sans pouvoir les atteindre. On ramassa ainsi près de 600 personnes qui furent déposées dans l'église où se trouvaient déjà 570 Vendéens. Quelques-uns échappèrent à cette traque, Hyacinthe de la Robrie, entre autres, et aussi ce maraichin qu'on a vu à Saligny apportant à Charette la nouvelle du désastre de Noirmoutier.

S'étant jeté dans un étier, avec de l'eau jusque sous les bras, il y resta quatre heures sans être aperçu ; la nuit venue, il se dirigea vers le Gois, tremblant de frayeur et de froid. Pourvu d'un morceau de pain et d'une bouteille d'eau-de-vie, il traversa le champ de bataille de Barbâtre, y troqua contre ceux d'un mort, ses habits trempés et, quand il parvint au gué, la mer était haute ; il lui fallut attendre la nuit suivante pour passer à la côte ; il sortit ainsi de l'île, avec cinq autres qu'il rencontra en chemin. Ne marchant que la nuit, par la Haie et Châteauneuf, il avait réussi à rejoindre Charette sans plus de malencombre.

Dans la vieille église Saint-Philbert, basse, trapue, toute en toit, les défenseurs royalistes de l'île sont entassés ; ceux aussi qui furent arrêtés au cours des perquisitions de la nuit. Ils sont bien tranquilles ; ne leur a-t-on pas promis la vie sauve ? Sans doute les gardera-t-on prisonniers à Noirmoutier même ou les enverra-t-on aux frontières grossir les troupes de la République qui combattent les étrangers ; ils sont là 1.200 ou 1.500, entassés sous la voûte de bois ou dans la belle crypte à lourds piliers romans vieux le sept siècles autour du massif cénotaphe du ci-devant saint Philbert. A l'aube tardive du 4 janvier, un officier bleu, à larges moustaches, ouvre la porte de l'église, annonce aux détenus qu'ils vont tous être mis en liberté ; mais cette mesure exige quelques formalités et ils devront comparaître devant un comité chargé de consigner leurs noms et de leur délivrer des passeports pour s'en retourner chez eux. — Afin d'éviter la confusion, dit-il, je n'en prendrai que trente à la fois.... Des cris de joie accueillent son discours : les pauvres gens se bousculent, tout joyeux ; c'est à qui sortira des premiers ; et on se félicite, on fait des projets ; on se promet, entre gars du même village, si l'on n'est pas appelés ensemble, de venir se chercher, de s'attendre pour faire le voyage en compagnie. Le bleu à moustaches emmène le premier groupe ; les autres se préparent, patiemment : imagine-t-on la surprise heureuse, la gaieté, les rires, les sentiments de reconnaissance de ces pauvres gens pour ces républicains qu'on leur disait si féroces et dont ils redoutaient la vengeance ? L'officier reparut, en prit trente autres qu'il emmena comme les premiers entre une double haie de soldats ; il revint une troisième fois, puis encore et la journée s'avançait déjà sans qu'il se fût lassé de faire ainsi la navette entre ce comité mystérieux et l'église qui se vidait lentement. Ce lent va-et-vient, la longue attente entre chacune des apparitions du libérateur, le silence lugubre qui régnait au dehors, impressionnaient défavorablement les prisonniers ; leur joie tombait peu à peu, faisant place à de vagues inquiétudes. Les fenêtres de l'église sont assez basses et quelques-uns s étant mis aux aguets, aperçurent un peloton de soldats qui revenaient du côté de la mer, portant à bout de baïonnettes des dépouilles sanglantes.... Et tout de suite on eut peur : les prisonniers qu’emmenait par petites bandes le bleu à moustaches, ne reparaissaient point, contrairement à ce qu'ils avaient promis, parce qu'on les fusillait. Tous ceux qui restaient dans l'église comprirent qu'ils étaient voués à la mort.

Ils pressentaient juste : ce comité chargé de délivrer des passeports n'était autre, en réalité, qu'une commission militai e, un tribunal d'occasion, institué, bâclé, pour mieux dire, par les représentants de la Convention, Bourbotte, Turreau et Prieur. Jamais, malgré les enquêtes les plus minutieuses, on n'a su de qui ce tribunal était composé ; jamais on n'a retrouvé un registre, un feuillet, une trace quelconque de ses jugements. Jugea-t-il seulement ? Non, bien probablement ; il paraît vraisemblable que ces magistrats improvisés ne siégèrent, — s'ils siégèrent, — que pour la forme et pour permettre à ces trois missionnaires-du Comité de Salut public d'écrire à leurs maîtres : Nous avons créé à l'instant une commission militaire pour punir tous ces scélérats.... Ceux qui assumèrent cette effroyable tâche étaient-ils des militaires ? Un officier républicain, témoin de ces événements, et honteux, comme bien d'autres, de ce qu'il avait vu, écrivait. : Ce terrible tribunal était composé d'individus, revêtus à la vérité de l'uniforme national, mais n'appartenant à aucun corps de l'armée. On ne savait d'où sortaient ces prétendus juges ; ils avaient seulement été remarqués à la suite du général Dutruy. Celui-ci, Genevois d'origine, — on l'a déjà dit, — était une créature de la Révolution, n'ayant jamais appartenu, avant 1792, qu'à des régiments étrangers. Il signera plus tard baron Dutruy ; pour l'instant il encense les représentants : quoiqu'il n'ait point pris part à l'attaque de l'île, il se donne les gants du succès et écrit à Carrier : Victoire ! F... ! Point de détails. Je suis harassé et couche dans Noirmoutier. Tout est pris, tout est à nous !... Les grands scélérats sont sous la clef et le rasoir finira la fête. Il est sûr que ce billet plaira au destinataire qui n'est point pour les demi-mesures : car, depuis bientôt un mois, Carrier a écrit au Comité de Salut public : Dès la nouvelle de la prise de Noirmoutier, j'enverrai sur-le-champ un ordre impératif aux généraux Dutruy et Haxo de mettre à mort, dans tous les pays insurgés, tous les individus de tout sexe qui s'y trouveront, indistinctement, et d'achever de tout incendier.... Tel est l'état d'esprit des délégués de la Convention nationale ; on rougit de rencontrer le nom d'un loyal et brave soldat tel que Haxo mêlé à ces ignominies. Quand il vit renié par les représentants, l'engagement pris par lui avec leur assentiment tacite envers la garnison prisonnière, il ne put taire son indignation ; on lui fit comprendre que cette pitié pour des vaincus était inconvenante et justifiait les graves soupçons depuis longtemps formulés contre lui. Bref, on lui donnait à choisir entre le silence et l'échafaud, de sorte que la Commission militaire put fonctionner sans nulle opposition. En deux jours, la besogne fut terminée ; l'île était un champ de carnage ; on fusillait à Banzeaux (basse eau), à l'endroit appelé depuis lors, faubourg de la Vengeance ; il reste là un vieux mur de moellons branlants que domine une croix de pierre ; on fusillait au bois de la Chaise, à la Clère non loin de l'ancien moulin ; on fusillait sur la vieille route de Gaillardin. Tous ceux qu'on avait incarcérés à l'église, pour y attendre la mise en liberté, périrent ; dans la nuit du 4 au5, 300 étaient parvenus à s'évader en sortant par une fenêtre ; presque tous furent repris et exécutés ; on évalue à 1.200 ou 1.500 le nombre des fusillés, calcul approximatif ; car on ne prit même pas la peine de les compter ni de relever leurs noms. La première commission militaire de Noirmoutier ne fut pas un tribunal mais un abattoir.

Il fallait tuer, et vite ; les représentants avaient hâte de rentrer à Nantes, la Capoue vendéenne. Pas de formalités inutiles, et c'est ainsi qu'on ignore même la date exacte de la mort de d'Elbée. Un avis adressé de Noirmoutier à la Société populaire des Sables fixe cette date au 14 nivôse (3 janvier) ; le général Turreau, qui s'embarqua ce jour-là pour Nantes, écrit que le chef royaliste périt deux jours plus tard, soit le 5 janvier ; à l'époque de la Restauration, le maire de Noirmoutier indiquera ; dans un document officiel, le 6 janvier ; les représentants Bourbotte et Louis Turreau, dans leur rapport à la Convention donneront la date du 19 nivôse (8 janvier) ; François Piet, le mieux placé pour bien savoir, reportera la mort du généralissime de la Grande Armée, au 20 nivôse (9 janvier). Et tous sont acteurs du drame, tous attachent à l'événement une très grande importance ! Si l'on ajoute que Noirmoutier n'était qu'un village, que la vie, en ces jours terribles, s'y concentrait sur la Place d'Armes, entre l'hôtel Jacobsen où étaient établis le quartier général de Dutruy ainsi que la Commission populaire, et la maison Lebreton, située en face, où logeaient les Conventionnels, on ne s'explique pas ce flottement entre les diverses relations émanées de témoins oculaires d'un fait où tous jouèrent leur rôle. On a bien souvent -tenté de résoudre cette énigme sans parvenir à un résultat satisfaisant ; il semble cependant que cette divergence se justifie assez facilement. D'abord, tous ces charlatans sanguinaires mentent effrontément, bien moins soucieux de la vérité, souvent peu flatteuse, que du soin de grandir leur rôle et de fourbir leur propre auréole : Bourbotte et son collègue Turreau mentent sciemment quand ils affirment que d'Elbée et ces nobles chevaliers, ces frères vengeurs de la couronne et de l'Église se traînèrent à leurs pieds pour obtenir grâce de la vie. Voit-on ce moribond, dont la poitrine est brisée, incapable de tout mouvement, au point qu'il faudra le porter à la mort, se jetant à genoux afin d'attendrir ses bourreaux ? Ils mentent encore quand, pour arrondir leurs périodes boursouflées, où perce à chaque mot la plus vaniteuse incompréhension des hommes et des choses, ils écrivent que ces scélérats royalistes ont été frappés du glaive exterminateur. Il n'y avait pas de guillotine à Noirmoutier, et, s'il est une seule chose dont on est sûr, c'est que d'Elbée et ses compagnons tombèrent sous les balles républicaines. — Le général Turreau ment lorsqu'il se vante d'avoir obtenu de d'Elbée les secrets de l'état-major royaliste :.les contemporains étaient même tentés de croire qu'il n'approcha jamais le généralissime prisonnier, car il écrivait : D'Elbée avait un physique distingué, l'élocution facile et surtout un organe très agréable. Or les meilleurs amis du chef vendéen, ceux qui le connurent le plus intimement, reconnaissaient que, par suite d'une espèce de bégaiement, il parlait, non seulement avec difficulté, mais d'une manière un peu ridicule. François Piet, simple subalterne, ment quand, pour complaire à ses maîtres, il paraphrase après coup le court entretien des représentants avec d'Elbée et l'amplifie de façon à produire l'illusion d'un interrogatoire en règle ; ce qui permettra d'insinuer que le chef royaliste comparut devant la Commission militaire et fut jugé et condamné dans les formes. La vérité sur cet entretien nous est connue par la lettre naïve du brigadier Dalicel, dont on a rapporté plus haut les principaux passages ; ce que dit d'Elbée à ce premier visiteur il le répétera, sans plus aux conventionnels, et on n'en peut douter en lisant l'honnête Aubertin, qui écrit : Les représentants lui adressèrent quelques questions auxquelles il répondit brièvement, en partie.... Il pria qu'on le laissât tranquille et qu'on respectât sa femme jusqu'à ce qu'on eût décidé de leur sort. Tout le reste, — diatribes contre les prêtres insermentés, accusations contre Charette et d'autres, — tout le reste sent le faux et n'est mis là, par ordre, que pour diminuer la victime et chauffer le succès de ses interlocuteurs.

La confusion des dates s'interprète aussi aisément : outre qu'on ne tenait pas aux précisions dans le récit de faits qu'on se réservait de désavouer s'il était besoin, le calendrier républicain n'était pas encore très familier à ses plus zélés approbateurs. Le principe en avait été voté par la Convention le 6 octobre 1793 et dès le-lendemain les journaux datèrent selon la nouvelle ère : du 16 du Ier mois et de la 2e année de la République. La formule paraissait un peu longue et chacun sentait que l'œuvre de Romme exigeait des retouches. Le décret du 4 brumaire (25 octobre) promulguait l'usage du nouveau calendrier ; pourtant c'est seulement le 17 décembre que parurent au Moniteur les Instructions sur l’ère de la République et sur la division de l'année, qui comptent parmi les choses les plus inintelligibles qu'on puisse lire. Le rapport de Fabre d'Églantine, plus accessible aux esprits simples, parut le jour suivant. Le Comité d'instruction publique fut chargé de fournir, imprimés en différents formats, le nouveau calendrier avec une instruction pour expliquer la façon de s'en servir ; mais il y fallut du temps et c'est seulement du 12 au 20 nivôse (1er au 9 janvier), que cette instruction parvint aux municipalités quelque peu éloignées de Paris. On constate, par exemple, que l'exemplaire envoyé à Metz y fut reçu le 16 nivôse (5 janvier). Nantes ne dut pas l'avoir beaucoup plus tôt, et il est évident que les vainqueurs de Noirmoutier, fussent-ils en possession de cette hiéroglyphique nouveauté, n'avaient pas le loisir d'en pénétrer toutes les beautés et l'utilisaient un peu à l'aveuglette ; d'où l'incohérence apparente de leurs communications. Combien d'autres en usaient de même ! Il suffit d'avoir feuilleté quelques correspondances de ce temps-là pour en détenir la certitude.

S'il fallait assigner une date à l'exécution de d'Elbée, on s'arrêterait à celle du 6 janvier : le massacre des prisonniers s'était prolongé durant deux jours pleins, et, les chefs périrent les derniers ; au reste, c'est le jour indiqué, en 1822, par M. Jacobsen, maire de Noirmoutier, dans un rapport au Préfet de la Vendée ; en outre la levée des scellés, au domicile du défunt eut lieu, le 8 ; enfin il ne faut pas oublier que le maraichin qui, échappé aux fusillades et portant à Charette la funèbre nouvelle, le trouva, au plus tard, dans la soirée du 8, à la Merlatière, village que 18 lieues séparent de Noirmoutier. Le fugitif employa deux jours et deux nuits au moins à cette longue route : c'est donc que, sachant déjà l'exécution de d'Elbée, il avait quitté l'île le 6, peut-être à la nuit tombée.

Quoiqu'il en soit, le drame n'est pas oublié à Noirmoutier et, pour qui traverse la petite place d'armes, ombragée d'arbres, encadrée d'un côté par la maison Jacobsen, formant l'angle de la grande rue, de l'autre par la maison Lebreton, et ouverte, au fond sur le port et l'horizon plat et blanc des marais salants, il est difficile d'échapper à l'obsession de la scène tragique dont ce lieu, si paisible aujourd'hui, fut le décor, un matin d'hiver de l'an II. Trois poteaux ont été dressés parallèlement au chenal ; toute la troupe qui, depuis deux jours a tant travaillé, est alignée autour de la place ; derrière les rangs, des curieux peu nombreux sans doute ; au balcon de Jacobsen le personnel de la commission militaire ; aux fenêtres de la maison Lebreton, les conventionnels : Bourbotte et Turreau ; Prieur a déjà quitte ses collègues et vogue vers Lorient. Tandis qu'on amène Du Houx d'Hauterive, beau-frère de d'Elbée et Boisy son ami, qui ne l'ont pas quitté depuis Cholet et vont mourir avec lui, on entend approcher, dans la grande rue, les tambours rythmant la marche des soldats qui escortent le principal condamné ; on est allé le chercher rue de La Maduère ; épuisé par ses blessures, trop faible pour marcher, on l'apporte assis sur un fauteuil de bois laqué gris, garni d'un velours d'Utrecht rouge ; l'étrange cortège s'avance dans le grand vide au centre de la place ; on dépose le fauteuil, face à la troupe, le dos à la mer ; d'Hauterive et Boisy sont déjà prêts, contre les poteaux auxquels on va les lier. Un de ces trois poteaux restera donc sans emploi. Tout à coup une idée germe dans l'esprit des représentants : Wieland ! Wieland ! C'est le nom du commandant républicain de l'île qui, en octobre dernier a capitulé devant Charette ; les chefs de l'occupation royaliste ne l'ont pas inquiété, et même, par courtoise confraternité militaire, l'ont invité quelquefois à leurs réunions. Les conventionnels l'ont appris : déclaré pour ce fait traître à la patrie, Wieland comparaît devant le président de la commission militaire, au rez-de-chaussée de l'hôtel Jacobsen ; il donne en ce moment lecture d'un mémoire justificatif.... Wieland ! Wieland ! On court, on l'empoigne ; on le traîne, effaré, sur la place.... Il tient encore en main les feuillets sur lesquels est écrite sa défense. Il est, d'un tournemain, dépouillé de ses vêtements, garrotté, lié au poteau.... Encore un qui ne sera pas jugé ! Il se débat ! ébranle le pieu auquel on l'attache ; il crie son innocence ; jamais il n'a pactisé avec les brigands ; d'Hauterive et Boisy, joignent à ses cris leurs protestations ; d'Elbée, lui-même, affaissé, dans son fauteuil de malade, élève la voix : Non ! M. Wieland n'est pas de notre parti ; vous faites périr un innocent ! Roulement de tambour ; un officier à cheval lit la sentence ; et voilà maintenant des cris de femme, derrière la ligne des soldats : c'est Mme d'Elbée ; des officiers bleus, — François Piet s'attribue cette bonne action, — l'ont éloignée, sous un prétexte, du chevet de son mari, avant le départ du condamné ; preuve que d'Elbée n'a point été jugé, sans quoi sa femme connaîtrait l'arrêt qui le condamne et on n'aurait pu la leurrer. Inquiète du mouvement des troupes, elle a pressenti qu'on la trompe ; elle s'est échappée, a couru à la place d'armes ; elle voit, elle comprend, bouscule les rangs, est repoussée, revient : Je veux le voir.... Je veux mourir avec lui !... A leurs fenêtres les représentants s'agitent, gesticulent, menaçants ; des soldats entraînent la malheureuse par la grande rue, vers la maison Maduère ; à peine tournée l'angle de l'hôtel Jacobsen, elle entend la fatale décharge....

Les quatre cadavres furent jetés tout près de là, dans un trou creusé au pied des murs du vieux château, on ne sait où. Sur la place, bientôt déserte, le fauteuil, déchiré par les balles, taché de sang, était resté ; un matelot qui passait l'emporta ; l'abbé Jacobsen le retrouva plus tard : cette relique appartient aujourd'hui à M. le marquis d'Elbée.

Quelques jours après la mort de son mari, Mme d'Elbée périt à son tour : condamnée à mort en même temps que Mme Mourain de l'Herbaudière, la correspondante de Charette, celle qui, par le moyen de la pauvre Marie Lourdais, avait naguère attiré les royalistes dans l'île. On emmena les deux femmes, par le chemin du Cheminet, jusqu'à la Petite Vigne ; on : les lia dos à dos ; on les abattit d'un seul feu de peloton, contre le mur du jardin du sieur Comailleau. Leurs corps, exhumés en 1808, furent déposés au cimetière de Noirmoutier.