GEORGES CADOUDAL

 

V. — LA PLACE D'HONNEUR.

 

 

LES DRAMES DU TEMPLE

A la Préfecture, où l'on parvenait en suivant le quai des Orfèvres jusqu'à la courte rue de Jérusalem, on fut averti de l'événement par la rumeur grandissante de la foule qui accompagnait le prisonnier : Georges ! Voilà Georges ! Le nombre de ceux qui se vantaient de l'avoir arrêté au péril de leur vie s'était beaucoup accru depuis le carrefour des Quatre-Vents et tous ces dévoués citoyens, pressés de faire valoir leur exploit, ne purent pénétrer dans les couloirs étroits de la Préfecture. Le préfet Dubois présida en personne à la comparution du brigand ; Desmarets, le chef de la police politique du ministère, était accouru pour assister à ce mémorable interrogatoire, et Thuriot qui allait y procéder ne se fit pas attendre. Thuriot était cet ancien avocat au Parlement qui, naguère, à la Convention, se signalait par son acharnement régicide et qui, à plat ventre maintenant devant Bonaparte, était chargé d'instruire le procès des conjurés et allait y gagner le poste d'avocat général à la Cour de cassation.

On ne sait quelles furent les impressions de Dubois et de Thuriot en présence du fameux rebelle qu'ils tenaient enfin ; mais Desmarets a noté les siennes et il avoue son étonnement. Au lieu du vagabond farouche, furieux et grossier qu'il attend, il voit un homme à figure sympathique, l'œil clair, le teint frais, le regard assuré, mais doux, rien de l'aspect d'un chef de complot à mort. Le juge met à profit le trouble immanquable de l'inculpé pour lui asséner dix heures d'interrogatoire, sans un répit, supplice moral auquel le bandit ne pourra résister ; mais le calme et 'l'aisance de Georges ne se démentent pas un instant. Ses réponses sont fermes, mesurées et du meilleur langage ; il expose que son projet était d'attaquer le Consul, mais avec des armes égales à celles de son escorte. Il a seul l'esprit si libre en une telle bagarre qu'il nargue avec hauteur son tortionnaire. Quand on lui présente le poignard pris dans sa poche par l'un des particuliers qui l'ont saisi, Thuriot lui demande si la marque gravée sur la lame n'est pas le contrôle anglais : Je l'ignore, riposte le Breton ; ce que je puis assurer, c'est que je ne l'ai pas fait contrôler en France. Dans la nuit, pensant l'émouvoir, en le confrontant avec le cadavre du malheureux inspecteur de police Buffet qu'on vient d'apporter à la Préfecture, Thuriot reproche, assez niaisement, à Georges, d'avoir assassiné un père de famille ; le chouan réplique d'un ton goguenard : Il fallait me faire arrêter par des célibataires...

Las de s'escrimer sans avantage contre cet adversaire indomptable, Thuriot quitta la partie à sept heures du matin, mais pour la reprendre, sans plus de succès d'ailleurs, au cours de la journée du 10. Vaincus dans cette lutte orale, Thuriot et Dubois expédièrent Georges à la prison du Temple ; il y fut écroué le 11 et mis au secret. Le rez-de-chaussée de la grande Tour qui, naguère, formait une seule salle voûtée, avait été récemment divisé par des cloisons en quatre cellules d'égales dimensions : la première servait d'antichambre aux trois autres ; Pichegru occupait l'une, celle où l'on plaça Georges était très voisine, et, les portes ouvertes, ils pouvaient s'apercevoir. Dans cette antichambre, qui les séparait, deux gendarmes et un brigadier, jour et nuit en permanence, empêchaient que les prisonniers communiquassent. Si Pichegru était libre de ses mouvements, Georges demeurait solidement lié, les mains chargées de menottes et attachées sur le ventre. Savary, qui commandait la garde du Temple, faisait aux visiteurs de marque les honneurs de ce détenu notable : un jour, Louis Bonaparte, frère du Premier Consul, témoigna la curiosité de voir l'affreux bandit ; il vint, dit-on, au Temple, escorté d'un brillant état-major et put contempler à son aise le Breton immobilisé de la sorte, étendu sur son lit.

Quelles pensées hantaient cet homme impétueux, subitement réduit à l'inaction et qui, depuis dix ans, ne s'était jamais reposé ? Remâchait-il les circonstances de sa défaite ? Il la prévoyait depuis bien des jours, car, lorsqu'il fut arrêté, il s'apprêtait à quitter Paris, ajournant son projet et renonçant à compromettre en une aventure trop aléatoire le Prince sans la présence et les ordres duquel il avait juré de ne point agir. Avait-il discerné que, provoquer Bonaparte, c'était s'attaquer au destin et contrarier peut-être les desseins de l'inconcevable et mystérieuse puissance qui régit les intérêts humains ? Rêvait-il, les yeux clos, à ses landes, à la maison de Kerléano où vivait son père dans la douleur et l'isolement, à ses Bretons fidèles qui, incrédules à son échec, espéreront longtemps son retour, à Lucrèce, sa fiancée, qui, elle, l'attendra toujours ? Des longues méditations qui roulent dans sa grosse tête, on ne connaîtra jamais rien : désormais il ne parlera plus ; son but est manqué ; sa vie est finie ; il la donne, sans une plainte, sans un soupir. On ne saura même pas ce qu'il pense des événements dont il est la cause indirecte. Pichegru se suicide, une nuit, dans son cachot, à six pas de lui, et pas un mot ne révèle l'émotion que l'impassible chouan ressentit de cette fin tragique. Quelques jours plus tard, le Premier Consul, sur des rapports infidèles et des menteries policières, soupçonne que le jeune duc d'Enghien, l'héritier des Condé, est le prince tant attendu par les conjurés : il le fait enlever à l'étranger, conduire à Vincennes et fusiller après une parodie -de jugement : Georges parviendra si bien à comprimer son indignation et sa fureur que nul ne remarquera son attitude à la nouvelle de ce crime impromptu. Comment, quand l'apprit-il ? On n'en a rien dit ; non plus que de son affliction quand, par surcroît d'amertume, il vit affluer au Temple tous les complices subalternes de son entreprise ; paysans de la côte de Biville, vignerons de la banlieue parisienne, la police raflait tout ; il suffisait d'avoir guidé les conspirateurs pendant quelques heures, d'avoir reçu d'eux, sans les connaître, une pièce de monnaie, ou de leur avoir loué des chevaux, pour être inculpé de comploter le renversement de la République et l'assassinat du Premier Consul.

Le Temple offrait, en ce printemps de 1804, un étrange spectacle : la sombre Tour, longtemps délaissée et hantée par tant de spectres, regorgeait de détenus ; au début de mars, plus de quatre-vingts y étaient entassés et leur nombre grossissait tous les jours. C'était, dans les cours et les dépendances de la prison, un incessant va-et-vient de gardes, de geôliers, de gendarmes, de prisonniers circulant du donjon au ci-devant palais du Temple où, depuis le matin jusqu'au milieu de la nuit, siégeaient les magistrats instructeurs.

Les détenus au secret étaient extraits de leurs cachots et menés, à travers le préau et le jardin, jusqu'à la salle où les interrogeait Thuriot. Réal assistait le plus souvent à ces interrogatoires et aux confrontations qui avaient pour public, outre quelques curieux privilégiés, les gendarmes de service et un certain nombre de mouchards. Quoique résigné au pire, Georges, en présence du régicide Thuriot, qui le questionnait, n'était plus maître de ses répugnances : il l'appelait Monsieur Tue-roi ; un jour qu'il lui échappa de prononcer Thuriot, il eut un frisson de dégoût et grogna : Un verre d'eau-de-vie, que je me rince la bouche. Une autre fois, comme il s'agissait d'un portrait de Louis XVI que Georges aurait eu en sa possession et qui avait disparu, Thuriot demandait : Qu'avez-vous fait de ce portrait ?Et toi, tue-roi, riposta Georges, qu'as-tu fait de l'original ? A certains moments, il semblait que le brigand fût le juge et que le juge fût l'inculpé. Tous les efforts de Thuriot restèrent vains, d'ailleurs ; son rôle était d'impliquer Moreau dans la conspiration royaliste et de compromettre ainsi un rival qui portait ombrage à Bonaparte et dont celui-ci voulait être débarrassé. Or des déclarations unanimes de Georges et de ses compagnons ressortait l'évidence que leur complot avait avorté par le refus qu'opposa Moreau quand ils lui offrirent d'y participer : c'était bien ce qu'avait déjà dévoilé Bouvet de Lozier : tout le reste était invention de policiers et hâbleries d'espions stipendiés. Le bon sens public ne s'y trompait pas quand on criait dans les rues la Conspiration de Moreau, les passants ricanaient la Conspiration contre Moreau.

Au dehors, la police s'évertuait à découvrir des complices : les domiciles privés étaient violés ; les salons mêmes, où la bonne compagnie se réunissait, se fermèrent ; la Ville prit un aspect de morne tristesse ; les jours les plus hideux de la révolution n'avaient pas offert un spectacle plus alarmant. A la porte du Temple stationnaient, en groupes pressés, les parents ou les amis des détenus, espérant apprendre quelque chose de ce qui se tramait dans la sinistre Tour. La femme de Moreau, — une belle créole qu'il avait épousée cinq ans auparavant, — venait de grand matin, tenant son enfant dans ses bras ; souvent on la vit chercher un abri dans la guérite du factionnaire ; ses compagnons d'attente lui témoignaient le plus grand respect et le concierge lui-même prenait parfois pitié d'elle et l'autorisait à entrer au parloir.

Charles d'Hozier fut arrêté le 31 mars, rue Saint-Martin ; il fut pris l'un des derniers et on dit que la police paya 12.000 francs sa capture. L'intimidation, les menaces, les promesses, rendaient loquaces les gens, qui, sans savoir à qui ils avaient affaire, hébergeaient les conjurés ; et c'est ainsi que, vers le même temps, le commissaire Comminges reçut l'ordre de faire perquisition au domicile de Dubuisson, le peintre en éventails de la rue Jean-Robert. Ce pauvre homme a manifestement été dénoncé, car, en pénétrant dans son logement, qu'il habite seul avec sa femme, sans nul vestige d'hôtes supplémentaires, le fameux policier Pasques, — un colosse que le préfet Dubois qualifie mon meilleur dogue, — va droit à un lavabo appliqué contre l'une des cloisons de l'entrée et s'aperçoit que cette cloison est mobile. Il la déplace, décèle, un trou noir, plonge la main dans l'ouverture et crie : Ils sont là ; à moi, gendarmes ! Je viens de toucher une jambe. Il découvrait l'une des caches aménagées par l'entrepreneur Spin. Un bras sort du trou braquant sur les assaillants un pistolet qu'on abat d'un coup de pointe ; mais le bras reparaît, brandissant un poignard : une grêle de balles, tirée à bout portant, ne parait pas gêner les reclus encaqués dans la cache ; il faut requérir au poste Saint-Martin, pour donner l'assaut, un détachement de la garde de Paris qui accourt et, cette fois, une fusillade déchargée par vingt hommes emplit de fumée la mystérieuse cavité. Le poignard menaçant s'agite toujours et atteint à la main l'un des soldats ; alors, c'est à coups plongeants de sabre et de baïonnette, lancés à l'aveuglette, qu'on essaie de réduire les brigands : ils ne capitulent pas. Pourtant, sur l'ordre de faire appel aux pompiers, ils consentent à parlementer : ils rendent leurs armes et se décident à sortir de leur repaire. Ils sont trois : Joyaut, dit d'Assas, le fidèle lieutenant de Georges ; Burban, dit Barco, un Morbihannais ; et un autre chouan, nommé Darty.

Aucun d'eux n'était blessé. En visitant la cachette, le commissaire Comminges y trouva, entre autres approvisionnements, deux pains de quatre livres, quatre bouteilles de vin, deux volailles rôties et un jambon cuit. Joyaut, Burban et Darty, ainsi que le peintre éventailliste et sa femme, furent emmenés, les fers aux mains, suivis d'une foule de badauds attirés par l'extraordinaire nouveauté d'une petite guerre au deuxième étage d'une maison du quartier Saint-Martin.

Dans la cohue du Temple, les détenus n'étaient pas à l'abri de l'espionnage et des dénonciations : à cette masse de gens, pour la plupart inconnus les uns des autres, Thuriot avait mêlé des mouchards qui, simulant d'être compromis dans la conjuration et incarcérés comme tels, provoquaient les confidences et recueillaient les propos. Il en était de même aux prisons de l'Abbaye, des Madelonnettes, de Sainte-Pélagie, de la Force, qui, elles aussi, étaient combles. Combien, s'étant livrés sans méfiance à ces faux frères en infortune, ne surent jamais comment le juge instructeur se trouvait renseigné sur leurs moindres actes ! Que d'épisodes tragiques, que de personnages louches, que d'énigmes encore dans le drame qui s'est joué là, et quel regret de négliger tant de traits qui donneraient au tableau toute sa valeur ! On ne petit omettre cependant l'aventure de Mme d'Anglade, jeune veuve d'un officier tué à l'armée de Condé et sœur de Bouvet de Lozier, ce gentilhomme qui, interrogé presque agonisant, après son suicide manqué, avait, ainsi qu'on l'a dit, révélé les vaines démarches ébauchées par Georges pour s'assurer le concours de Moreau.

Le château que possédaient aux environs de Pontoise Bouvet de Lozier et sa sœur, avait servi de refuge à certains des conjurés. Mme d'Anglade, alors de séjour chez des amis, en Champagne, ignorait tout, et de la conspiration et du rôle important qu'y tenait son frère. Apprenant à la fois et l'arrestation de celui-ci et celle de tous leurs domestiques, elle revint en hâte à Paris, affolée, méditant un projet d'évasion... Mais qu'entreprendre ? Si elle se montre, elle sera, comme tant d'autres, Incarcérée aux Madelonnettes, mise hors d'état de secourir celui qu'elle veut sauver. Elle est sans passeport, presque sans argent ; impossible de se loger en quelque auberge, la police exigeant de tout voyageur des pièces d'identité en règle. A qui demander l'hospitalité ? Tout le monde tremble ; son nom seul est un danger pour qui la recueillerait. Pourtant, une amie courageuse lui ouvre sa porte pour une nuit et l'installe clandestinement dans un logement vacant dont elle dispose. Aussitôt Mme d'Anglade se met en campagne ; elle ira trouver le grand juge, le Premier Consul, s'il le faut ; elle se jettera à leurs pieds... Hélas ! Dès son premier pas dans la rue, elle glisse sur le pavé, tombe et ne peut se relever ; des passants la secourent, l'interrogent avec sollicitude ! Qui est-elle ? Elle ne peut répondre ! Où habite-t-elle ? Elle doit se taire. Où la porter ? Même silence. Les badauds s'attroupent autour d'elle : on la dépose chez la concierge de la maison la plus proche et c'est précisément celle d'où elle sort. Un médecin passe, on l'appelle, il l'examine, constate la fracture d'une jambe et s'oppose à ce que la blessée soit transportée ailleurs ; il faut absolument, dit-il, lui procurer une chambre dans cette maison, dut-on avoir recours à l'autorité civile. C'est ainsi que Mme d'Anglade reprend, par ordonnance de la Faculté, possession du logement qu'elle a quitté une heure à peine auparavant, et où elle va rester clouée sur son lit, durant deux mois ; le 13 mai seulement, elle put sortir pour la première fois depuis sa chute malencontreuse.

A cette date, l'instruction de Thuriot étant close, on laissait aux prisonniers du Temple, délivrés du secret, la liberté de se promener dans le préau qu'ombrageaient de grands arbres. Georges Cadoudal, toujours suivi par deux ou trois gendarmes qui ne le perdaient de vue ni jour ni' nuit, retrouvait là ses Morbihannais ; il les groupait autour de lui, leur parlait breton, riait familièrement avec eux et ne gardait rancune à aucun de ceux qui, effrayés par la menace de la torture, ou trompés par les perfides cajoleries des policiers, avaient compromis certains de leurs coaccusés. Désireux d'assumer toutes les responsabilités, il enjoignit, par exemple, à son domestique Picot, de rétracter ses indiscrétions ; il trouva le moyen de faire passer par d'Hozier à Bouvet de Lozier l'ordre de revenir, lors du procès, sur ses déclarations contre Moreau. Il recommandait à tous la prudence, les engageait à ne rien dire qui pût charger un camarade. Soyez doux et indulgents les uns pour les autres, redoublez d'égards... Quand vous ne vous sentirez pas assez forts en vous-mêmes, regardez-moi ; songez que je suis avec vous, que mon sort sera le vôtre ; point de regards en arrière ; nous sommes où nous sommes : nous sommes ce que Dieu a voulu que nous soyons... N'oubliez jamais que cette prison que nous allons quitter est celle d'où Louis XVI ne sortit que pour aller à la mort ; que son sublime exemple vous éclaire et vous guide... Puis il leur parlait de la grande guerre, des combats qu'ils avaient soutenus ; les égayait en leur contant des histoires burlesques, des bons tours joués aux Bleus ; et souvent aussi, il les invitait à redire avec lui les pieux cantiques de leur pays. Ces chants graves étaient entendus de la rue ; les passants s'arrêtaient pour les écouter et manifestaient leur émotion par des applaudissements dont la police prenait ombrage.

Car le sentiment public, d'abord peu favorable aux chouans, s'était retourné depuis que, au travers des murailles du Temple, filtrait peu à peu la légende des drames dont était la scène cette lugubre geôle, chargée déjà d'un passé de cauchemar. L'arrestation de Moreau resté très populaire en raison même de son effacement forcé ; la mort de Pichegru dont personne, bien entendu, n'admettait le suicide ; l'exécution sommaire du duc d'Enghien, incitaient les Parisiens, frondeurs par atavisme, à se persuader que Bonaparte, avant de se proclamer empereur, déblayait le terrain et supprimait tous ceux qui contrecarraient son ambitieux dessein. On savait maintenant que ces prétendus brigands, dépeints comme des bêtes fauves, n'avaient commis d'autre crime que de regretter le temps des rois et d'avoir combattu pour le ramener. On soupçonnait un odieux piège pour expliquer la rafle d'un si grand nombre d'adversaires du Premier Consul, et beaucoup n'hésitaient pas à proclamer que la conspiration elle-même n'était qu'une machination policière. Aussi les sympathies allaient-elles maintenant aux accusés ; l'immense majorité de la population s'intéressait à leur sort ; même les citoyens qui, ayant plus ou moins contribué à l'arrestation de Georges, s'en étaient tout d'abord fait gloire, conscients maintenant de la réprobation publique et redoutant les représailles, avouaient qu'ils ne pouvaient continuer leur commerce et réclamaient des emplois du gouvernement afin de quitter Paris. Le pouvoir n'ignorait pas ce revirement de l'opinion et quand, le 24 mai, les conjurés furent transférés à la Conciergerie, dans l'attente du procès, les abords du Palais de Justice ressemblaient à une place assiégée ; partout des troupes de cavalerie et d'infanterie, des postes de gendarmes à toutes les issues, des patrouilles circulant dans les rues, et, aux abords des grilles, une foule anxieuse et méfiante, semblable à celle qui, dix ans auparavant, se massait là aux jours des grandes fournées de l'an II.

 

LE PROCÈS

Huit jours auparavant, un sénatus-consulte abolissait la République, dont le nom seul était conservé, et transformait le Premier Consul en Napoléon Ier. Il serait exagéré de prétendre que cet événement passa inaperçu ; mais on reste dans la vérité en assurant que jamais le pouvoir de Bonaparte ne fut plus fragile et plus menacé qu'au jour où le vainqueur de Marengo s'attribua la succession de Charlemagne. Nul ne tenta rien pour l'en empêcher : il semblait admis qu'aucun obstacle ne l'arrêterait jamais, et, soit que le pays eût perdu la faculté de s'étonner, soit qu'il se désintéressât d'un changement de régime succédant à tant d'autres, son enthousiasme demeura froidement officiel. En revanche, l'hostilité se manifestait sous la forme de railleries, sous celle, plus prudente, de placards anonymes. Les cartons d'archives abondent en invectives contre l'Empereur, affichées nuitamment et décollées par les policiers. Sur la porte de l'hôtel de Joseph Bonaparte est placardé cet avi (sic) qui n'est pas d'un lettré :

Home, femme, enfant, prené garde : la bête féroce du jevaudant et ressusité. Sa course va de la malemaison au thuilery, il sabreuve de sang humain et paretou où il peut entasse des victimes, il et permis de courir dessus.

Des murs du gazon du Louvre on détache ce placard :

Oh, Bonaparte vil meurtrier. Un bras s'arme contre toi. Tu viens de faire mourir Pichegru et le duc d'Enghien, tous deux innocents et malheureux victimes de ta rage sanguinaire. Va monstre. Le peuple n'a pas longtemps à subir tes cruautés ni ceux (sic) de te lâches ministres.

Une carte à jouer qui a passé de mains en mains porte :

Soldats qui avez servi sous Moreau, vous êtes des lâches si vous le laissez conduire à l'échafaud.

Et le Préfet de police reçoit, sous pli cacheté, cet anagramme du nouveau César :

Buonaparte — Nabot a peur.

Même dans le courrier destiné à l'Empereur, on intercepte cette lettre anonyme :

Scélérat. Penses-tu que tes crimes resteront impunis ?... Il y va de ta vie que Moreau ne soit point condamné à mort, car tu ne survivrais pas deux heures à sa condamnation.

Indices de l'atmosphère dans laquelle commença le procès, plus menaçant pour Bonaparte que ne l'avait été la conspiration, a dit Desmarets. Par une sorte de bravade, le gouvernement avait, pour la circonstance, suspendu le jury et les conjurés allaient comparaître devant un tribunal d'exception, composé de magistrats soigneusement triés. Le président était Hémart, qu'une note inscrite à son dossier signalait ainsi : homme faux, prenant tous les masques ; André Gérard, l'accusateur public du tribunal criminel de la Seine, devait soutenir l'accusation, et Thuriot, bien qu'il eût été chargé de l'instruction, comptait au nombre des juges. C'était un homme dur, affectant la brutalité des solides de l'an II. La sœur de Bouvet de Lozier en fit l'épreuve ; comme elle insistait auprès de lui pour obtenir une entrée aux audiences : Votre frère sera condamné à mort, dit Thuriot ; vous ne devez pas assister à sa sentence, laissant ainsi la pauvre femme convaincue que le verdict était dicté d'avance.

Le 28 mai, jour fixé pour la première audience, une extraordinaire affluence assiégeait dès le matin les portes du tribunal : dès qu'elles s'ouvrirent, la meilleure société de Paris s'entassa aux places réservées, l'auditoire public étant gardé presque vide par précaution contre des manifestations possibles : vaine réserve, car, en quelques instants, la salle fut pleine à ne pouvoir s'y remuer. D'après certains récits, il semble que c'était celle où avait siégé le tribunal révolutionnaire, et qu'occupe aujourd'hui la première Chambre du tribunal civil ; pourtant, un dessin tracé par l'un des accusés laisse quelques doutes sur ce point d'intérêt purement topographique. On y voyait, remonté pour la circonstance, le grand échafaudage de quatre rangs de banquettes échelonnées, — de quoi placer cent personnes, — où s'étaient assis les justiciables de Fouquier-Tinville. Mais cette fois, bien plus qu'aux jours de la Terreur, le prétoire 'était occupé militairement : des soldats, des gendarmes en uniforme ou travestis, des recors de la Police adroitement disséminés, épiaient les propos, les gestes, les mouvements décelant les sentiments secrets des spectateurs. Sous la surveillance de tant d'Argus, l'élégante compagnie venue là comme au spectacle, perdit son animation et son assurance ; elle paraissait frappée de stupeur. Quand, à dix heures, les huissiers annoncèrent le Tribunal, les juges prirent place et le président donna l'ordre d'introduire les accusés.

Étrange défilé : on voit paraître, entre deux gendarmes, Moreau, le héros de tant de victoires ; il passe, indifférent, dans un imposant silence : tous les yeux sont fixés sur lui, tous les cœurs se serrent. Georges le suit : un murmure l'accueille : réprobation ou curiosité : quoi ! c'est la malebète farouche dont la presse officielle fait depuis si longtemps un épouvantail ? Sa carrure est athlétique, - mais ses traits fins expriment la mansuétude, le laisser-aller, la candeur ; les yeux ont une douceur et une clarté enfantines, — quel étonnement ! Ses vêtements sont d'une simplicité raffinée ; une épingle de brillant fixe sa haute cravate ; aucun embarras, aucune affectation dans son maintien : celui d'un homme du monde entrant dans un salon. Derrière lui, ses complices, chacun escorté par deux gendarmes ; le plus singulier amalgame qui ait jamais pris place au banc des criminels : femmes du peuple, gens de mer à face brûlée, boutiquiers, gentilshommes désinvoltes et souriants, paysans d'apparence insensible, petits bourgeois de Paris, plus craintifs, plus émus que tous les autres ; quarante-sept, au total. Ils devraient être au moins en nombre double ; mais beaucoup des chouans de Georges, en apprenant son arrestation, ont pris la fuite et regagné la province.

Les accusés s'étagent, au rang désigné, sur les gradins où chacun se place entre deux gendarmes ; l'appel des noms commence. Georges, interpellé le premier, répond d'une voix assurée ; Moreau, d'un ton si bas que, malgré le grand silence, on ne l'entend pas. Quand les quarante-sept sont identifiés, le président donne la parole au greffier Frémin qui commence la lecture de l'acte d'accusation. Sa voix est faible : on ne distingue qu'un bourdonnement monotone que bien peu de spectateurs écoutent, leur attention étant absorbée par les accusés dont l'attitude surprend. Sauf quelques-uns, ils subissent avec insouciance, presque amusés, l'interminable homélie : le major Russilion s'efforce en vain de garder son sérieux ; Charles d'Hozier a l'air hardi, quelque peu dédaigneux et parfaitement indifférent ; Coster de Saint-Victor, jeune Lorrain de famille riche, chouan résolu depuis 1792, ayant servi sous Charette, sous Puisaye, sous Georges, colonel-chef de division dans l'armée catholique et royale, chevalier de Saint-Louis, séduisant, élégant, très à l'aise, une jumelle de théâtre à la main, lorgne les jolies femmes groupées dans le prétoire. Parfois, mordant délicatement le revers de ses ongles, il daigne écouter la lecture du greffier et il salue chaque imputation d'un petit signe de tête affirmatif ou négatif : cela est vrai ; cela n'est pas vrai. Il est très regardé, car une légende a couru qui le met en vedette : on dit que, n'ayant plus de refuge assuré dans Paris, il à reçu, pour une seule nuit, l'hospitalité chez une belle actrice, très appréciée par Bonaparte, et celui-ci, étant venu la voir inopinément ce soir-là, s'est heurté à ce rival inattendu qui, au lieu de profiter de cette rencontre pour poignarder le Consul, se montra d'une discrétion et d'une courtoisie chevaleresques. Racontage sans l'ombre de vraisemblance, mais trop romanesque pour ne point trouver bien des crédules.

A les considérer, ils sont décidément charmants, ces conspirateurs leur présence en ce lieu sévère, parmi tant de juges à mines revêches, tant de militaires muselés par la discipline, tant d'huissiers, d'espions, de gardes, apporte comme un soulagement à l'encasernement général, quelque chose de la grâce et de la légèreté de l'ancienne France : ils ne prennent rien au tragique ; ils sourient en se regardant les uns les autres, avec des moues de contrition ironique, lorsque l'acte d'accusation énonce les forfaits horribles qui leur sont imputés. Les deux frères, Polignac, très jeunes, très enjoués, paraissent ravis de se retrouver parmi des Parisiens, et saluent d'un air leste les personnes qu'ils reconnaissent dans l'assistance. Quant au marquis de Rivière, sa situation d'aide de camp de M. le comte d'Artois l'oblige à quelque gravité ; il s'y contraint, non sans peine ; mais il n'en est pas moins galant : ayant distingué, parmi les spectatrices, la belle duchesse de La Force, il griffonna quelques lignes et les lui fit passer, par un huissier, pendant la suspension d'audience. Le papier portait ce couplet :

En prison, est-on bien ou mal ?

— On est mal : j'en ai maint exemple ;

On est mal au Bureau central,

On est encor plus mal au Temple ;

A l'Abbaye on n'est pas mieux,

Car d'en sortir chacun s'efforce...

Le prisonnier le plus heureux

C'est le prisonnier de La Force.

La lecture de l'acte d'accusation se prolongea durant cinq heures, sans produire d'autre effet que de gagner aux accusés les sympathies encore hésitantes. Georges seul ne bénéficiait pas de cette impression favorable : depuis si longtemps il était signalé comme une brute triviale et cynique que l'opinion préconçue ne pouvait se désabuser au seul aspect de sa personne, et lorsqu'il quitta son banc à la fin de cette première audience, il y eut, parmi les belles dames et les mondains, un mouvement de recul, presque de peur. Il allait conquérir dès le lendemain ce public impressionnable.

Le 29, à neuf heures et demie du matin, les débats s'engageaient : aux premières réponses du Breton, on comprit qu'il prenait tout sur lui : il proclamait hautement, sans emphase, sa foi royaliste, avouait qu'il était à Paris pour y réunir les moyens de restaurer les Bourbons. Sur tout le reste il fut stoïque, niant seulement les faits préjudiciables à ses compagnons, même à ceux dont les révélations l'avaient le plus gravement compromis. Tant d'abnégation, de sang-froid, de fierté, de présence d'esprit, de résignation, d'oubli de soi-même et de circonspection à l'égard de ses coaccusés, lui gagnèrent tous les cœurs. Le revirement fut si complet que ceux mêmes qui, la veille, l'avaient conspué, gémissaient maintenant de le voir si allègrement donner sa vie pour sauver celles de ses affidés. Mme Récamier, amenée là par son parent Brillat-Savarin, admirait la dignité froide du chouan breton et fixait sur lui ses beaux yeux attristés : Cet intrépide Georges, écrivit la froide jolie femme, enfin troublée, cet intrépide Georges... on le contemplait avec la pensée que cette tête si librement, si énergiquement dévouée, allait tomber sur l'échafaud ; que, seul peut-être, il ne serait pas sauvé, car il ne faisait rien pour l'être... J'entendais ses réponses toutes empreintes de cette foi antique pour laquelle il avait combattu avec tant de courage et à laquelle, depuis si longtemps, il avait fait le sacrifice de sa vie...

Ce qui stupéfiait, c'était la hautaine allure du prétendu rustre, tant d'années nomades, avec ses Morbihannais, dans les landes perdues de sa province : il paraissait, devant ce public de Parisiens difficiles, ne point différer, par le ton et les manières, des gentilshommes de Cour qui l'entouraient. Il les surpassait même dans l'art de mesurer ses paroles et de déjouer les insidieuses interpellations du président. Malgré l'avantage indéniable de sa situation, celui-ci eut constamment le dessous dans l'assaut de questions où il s'escrima : à chaque riposte, Georges touchait son adversaire et l'obligeait à rompre, parfois piteusement. Tandis que les témoins déposent des circonstances de son arrestation, Georges ne prête aucune attention à leurs déclarations : il feuillette des papiers et lit. Le président l'interroge : Avez-vous quelque chose à répondre ?Non, monsieur. — Vous convenez des faits ?Oui. Et il se remet à lire. Par quel endroit avez-vous débarqué d'Angleterre ?Vous le savez. — Je vous le demande. — Je ne sais pas le nom de l'endroit. — Avec qui étiez-vous ?Je ne les connais point. — Où avez-vous logé à Paris ?Nulle part. — Avez-vous habité Chaillot ?Je ne connais ni Paris, ni ses environs, je n'en sais rien. — Quelles sont les personnes que vous fréquentiez le plus ordinairement à Paris ?Personne... je n'y connais personne. — Où alliez-vous quand vous avez été arrêté ?Je me promenais. — Au moment de votre arrestation, ne logiez-vous pas rue Montagne-Sainte-Geneviève ?Au moment de mon arrestation, j'étais dans un cabriolet ; je n'habitais nulle part...

Ces laconiques réponses, jetées d'un ton tranchant et légèrement nuancé de sarcasme, désarçonnaient le président et l'exaspéraient parfois, d'autant plus que la faveur de l'opinion envers les accusés devenait à chaque audience plus sensible. D'Hozier, les Polignac Rivière inspiraient surtout un vif intérêt. Jeunes tous quatre, ils représentaient, sur le banc des criminels, une caste dont le prestige n'était pas aboli ; ils le comprenaient et ne manquaient pas une occasion de proclamer leur attachement à la monarchie et à la personne de leurs princes. Dédaigneux du mensonge, ils étaient préoccupés de sauvegarder non leur tête, mais l'honneur de la cause pour laquelle ils étaient là. Il y eut des larmes dans bien des yeux quand le président, questionnant le marquis de Rivière au sujet d'un portrait du Comte d'Artois, saisi sur lui lors de son arrestation, lui demanda : Reconnaissez-vous ce portrait ? Rivière pria qu'on le lui fit voir de plus près, et, l'ayant reçu de la main d'un huissier, il le porta à ses lèvres, puis sur son cœur, disant qu'il avait voulu seulement, en retrouvant cette image vénérée, rendre hommage au prince qu'il chérissait.

Vers la fin des débats, après avoir entendu son avocat plaider pour son frère et pour lui, l'aîné des Polignac prend la parole et conjure les juges, si leur verdict doit être impitoyable, de le frapper lui seul et d'épargner son frère, en faveur de sa jeunesse, sinon en faveur de son innocence. A l'audience du lendemain, Jules de Polignac parle à son tour : Si l'un de nous doit succomber, dit-il, sauvez mon généreux frère ; rendez-le aux larmes de son épouse ; je n'en ai point ; comme lui je sais braver la mort ; trop jeune encore pour avoir goûté la vie, puis-je la regretter ?Non ! non ! s'écrie l'aîné, tu as une carrière à parcourir, c'est moi qui dois périr... Ce combat de générosité entre les deux jeunes gens soulève dans la salle des cris d'admiration et de douleur. On s'agite. Eh ! quoi ! Sont-ce là des coupables ? La manifestation de si fidèles dévouements à des princes proscrits, celle de l'irréductible fermeté de Georges, étreint, comme un remords soudain, cette réunion de Parisiens frivoles, si oublieux, et soufflette sur leurs sièges ces magistrats qui, pour la plupart, ont depuis quinze ans, servi tant de maîtres, profité de tous les régimes et prêté tant de serments.

Que d'incidents, au cours des douze séances de ce procès fameux, témoignent de la fermentation croissante qui transforme en séditieux les oisifs venus par simple curiosité ! Voici Picot, l'humble domestique Picot : repentant des révélations que lui arracha la torture, il nie tout, à présent, et malmène de son mieux le président qui le harcèle. Quand celui-ci lui reproche d'avoir dit : qu'il voulait mourir pour sa religion et pour son roi, le pauvre garçon répond : Je peux bien l'avoir dit : ce serait mon devoir. Et lorsqu'on lui oppose son premier interrogatoire, il éclate : les policiers l'ont mis au feu pour le faire parler ; ils ont appelé un serrurier qui lui a écrasé les pouces au moyen d'un tournevis ; et le malheureux tend vers les juges ses doigts brisés. A ce geste, un frémissement d'horreur secoue l'assistance ; et voici, se traînant à la barre, une ouvrière de quinze ans, la petite Lemoine, celle qui a porté le paquet de Georges jusqu'au cabriolet. Elle déclare timidement : J'aurais quelque chose à dire, c'est que j'ai beaucoup souffert de m'avoir mis les fers aux pieds... Et celle-là n'était que témoin ! Le voile se levait sur les procédés de la police et ses manigances ténébreuses afin d'atteindre Moreau, le rival redouté du nouvel empereur : pour le perdre, il fallait l'associer à Georges et à ses chouans et présenter ceux-ci comme de vils et féroces sicaires.

Or Moreau niait tout, même son entrevue nocturne avec Pichegru sur le boulevard de la Madeleine. Les royalistes déclaraient n'avoir jamais eu de rapports avec lui ; ceux qui, lors de l'instruction, avaient prononcé son nom, s'accordaient sur ce point que si la conjuration avait avorté, c'était précisément en raison de la résistance de Moreau à s'y associer. Et plus avançaient les débats, plus apparaissait manifeste que le plus grand général de la République était victime d'une odieuse persécution. Aussi, de jour en jour montait une grande irritation contre les juges, résolus, on le sentait, à condamner ce guerrier illustre, coupable de n'avoir pas plié devant Bonaparte.

Il était assis au premier rang des gradins, et vers lui se portaient souvent tous les regards, encore qu'il s'effaçât volontairement et eût l'air, moins d'un accusé que d'un habitué du Palais assistant par curiosité à un procès intéressant. S'il eût donné plus d'importance à son attitude, s'il n'eût pas affecté une sorte d'indolence ennuyée, les membres du tribunal auraient connu des moments pénibles : un signe de lui eût fait éclater un coup de théâtre. Tout ce qu'il y avait là d'officiers et de soldats, trépignaient d'impatience, prêts à le porter en triomphe : lorsqu'il était interpellé et se levait pour répondre, les gendarmes commis à sa garde se dressaient en même temps que lui et se tenaient debout tant qu'il parlait. Quand il quittait sa place aux suspensions d'audience, la garde, à son passage, le saluait respectueusement. Georges lui-même, qui, lors de son interrogatoire, avait montré tant de calme, regardait le triomphateur de Hohenlinden avec une préoccupation mêlée d'attendrissement. Sans doute songeait-il aux jours lointains où ce même homme, dont la carrière se brisait là, avait lancé à Rennes, lors des derniers Etats, le premier appel à la révolte, et où lui-même, Georges, alors élève au collège Saint-Yves, applaudissait à cet éveil de l'indépendance. Depuis lors, ils avaient suivi, l'un et l'autre, des routes bien divergentes, — et ils se retrouvaient pourtant...

Vers la fin du procès, une scène imprévue faillit déchaîner l'ouragan. Un général, c'était Lecourbe, — bouscule inopinément la foule qui se presse dans le prétoire ; il porte dans ses bras l'enfant de Moreau, qui a quatre ans ; il s'avance jusqu'au milieu de la salle et s'écrie d'une voix de commandement : Soldats, voilà le fils de votre général ! Tous les gendarmes se lèvent spontanément, la main au front ; tous les soldats présentent les armes ; l'assistance, bouleversée, s'exclame. Les juges vont être enlevés, les accusés libres... Mais non ; Moreau n'a pas bougé ; seul il parait ne pas prendre part à ce mouvement ; et Lecourbe s'éloigne, emportant l'enfant, tandis que Georges dit à ses voisins : Si j'étais Moreau, je coucherais ce soir aux Tuileries !

De ces interminables débats, rien ne ressortait de précis. Le complot n'était pas niable ; bien plus, il était avoué ; mais devant un jury légal les fauteurs de cette conspiration, avortée avant toute tentative d'exécution, auraient été punis de peines légères ; ici, on pressentait, on savait même que le tribunal d'exception, devant lequel ils comparaissaient, se montrerait impitoyable. Les cœurs se serraient à l'approche du verdict, car on croyait bien discerner dans l'aventure de ces malheureux une intrigue policière. Qui donc, pour les attirer en France, les avait assurés du concours de Moreau ? Quel provocateur avait eu l'astuce de tramer une combinaison qui livrerait à Bonaparte les royalistes dont naguère il avait en vain exigé l'extradition d'Angleterre, et le débarrasserait à la fois des deux généraux hostiles dont la renommée l'offusquait ? Fouché seul était capable d'un tel coup de maitre ; il y trouvait le double avantage personnel de récupérer son ministère et de ruiner les espérances des Bourbons dont une restauration possible restait le cauchemar de tous les régicides. Les moins perspicaces des auditeurs du procès étaient donc torturés du soupçon que les conjurés avaient été attirés dans un piège. Si l'on remarque, en outre, combien il était délicat de leur reprocher d'avoir tenté de renverser la République, qui venait d'être escamotée et abolie somme préjudiciable aux intérêts et au prestige de la France, on comprendra quels puissants arguments une défense libre eût pu invoquer en faveur des accusés. Les avocats de Georges et de ses complices n'y insistèrent point, car le président leur retirait la parole à la moindre allusion visant la personne sacrée de Sa Majesté l'Empereur.

Ils furent du reste, pour la plupart, fort inférieurs à leur tâche, sauf Dommanget, défenseur de Georges, qui plaidait une cause perdue ; Bonnet, qui parla éloquemment pour Moreau ; et l'ardent avocat de Rivière, Billecoq. Celui-ci, en terminant sa plaidoirie, eut l'audace de lancer cette phrase, sorte de prophétie vengeresse : Prenez-y garde, magistrats ! Un nouveau gouvernement vient d'être fondé dont le chef aura besoin d'amis. Craignez de consacrer par un jugement de mort cette maxime : que la fidélité à la puissance déchue peut être condamnée comme un crime...

Quelques-uns des avocats se montrèrent ineptes : Boyeldieu, dans sa défense de Monnier, l'instituteur d'Aumale, parvint h faire rire ; Collin, avocat de Denand, le marchand de vins de la rue du Bac, coupable d'avoir logé les brigands, fut si maladroit que ses confrères eux-mêmes témoignèrent à plusieurs reprises leur réprobation par un murmure très sensible, et, tandis que Roussiale, qui se présentait pour Spin, le faiseur de caches, succombant à une émotion factice, s'écriait : Mon cœur est plein ! mon âme est gonflée ! mes yeux se remplissent de larmes ! Je ne vois plus ! Je ne peux en dire davantage ; il faut que je descende de cette tribune !... le menuisier qui payait cette éloquence dormait à poings fermés entre ses deux gendarmes.

Le 9 juin, à huit heures du matin, la dernière audience était levée et les juges se retiraient dans la salle de leurs délibérations. L'un d'eux, Lecourbe, frère du général, a dévoilé les scènes qui s'y jouèrent : au premier vote, la majorité des voix déclarait Moreau non coupable ; mais le président Hémart, qui avait des ordres, n'accepta pas cette décision. Discussions, cris, invectives, menaces. Thuriot soutint le président et insista pour la condamnation. Ceci est un procès politique ; l'acquittement de Moreau serait une injure pour Sa Majesté l'Empereur : d'ailleurs il lui fera grâce. — Et qui nous fera grâce, à nous ? gronda Lecourbe qui devait payer de sa destitution cette indignation courageuse. Cette tempête se prolongea durant vingt heures. Enfin on adopta un compromis : une majorité de huit voix consentit à une condamnation de pure complaisance : deux ans de prison.

Le public, pour ne pas manquer le prononcé du jugement, n'avait pas quitté le prétoire de toute la journée du samedi et de la nuit qui suivit. Le dimanche seulement, à quatre heures du matin, le Tribunal rentra en séance : le président tenait en main l'arrêt tant attendu. Georges, Armand de Polignac, Rivière, Charles d'Hozier, Bouvet de Lozier, Coster de Saint-Victor et quatorze autres étaient condamnés à mort ; Jules de Polignac, Le Ridant, Rolland, la fille Hizay et Moreau à deux ans de prison ; tous les autres étaient acquittés. Ce terrible verdict, écouté dans la stupeur, fut instantanément connu des milliers de gens qui, depuis la veille, n'avaient pas quitté les abords du tribunal, de l'énorme affluence qui se pressait dans les cours et dans les rues voisines du Palais. Vingt têtes ! La consternation fut si véhémente et si générale que Moreau, sans que personne s'inquiétât de lui, sortit seul de la salle d'audience, descendit les escaliers, traversa la cohue qui s'écartait devant lui, héla un fiacre et se fit reconduire au Temple.

Dans trois jours, les condamnés à mort, retenus encore à la Conciergerie, seront emmenés à Bicêtre, où suivant l'usage d'alors, ils attendront le bourreau.

 

À LA COUR

Changement de décor. Voici Saint-Cloud, pimpant sous ses beaux ombrages, en sa récente parure de résidence impériale. Dans la joie suffocante on s'y efforce à de nouvelles habitudes : le premier dîne' de famille où, entre frères et sœurs, on s'est traité de Majesté et d'Altesses impériales, a été quelque peu guindé Le maître exige qu'on s'y fasse le plus tôt possible ; il n'a pas sourcillé, lui, quand son collègue Cambacérès, parlant au nom du Sénat, l'a, pour la première fois, appelé Sire. Ce jour-là, le ciel est tout noir et il gronde ; certains superstitieux y voient un présage ; mais Sa Majesté l'Empereur est gai et serein ; il s'amuse de la contrainte que le cérémonial met sur tous les visages, car son entourage s'adapte moins vite que lui. Quoiqu'on ait exhumé les vieux traités de l'étiquette, pour voir comment c'était à la Cour de Louis XIV ; quoiqu'on ait fait venir de Saint-Germain Mme Campan qui fut au service de Marie-Antoinette, afin de savoir d'elle bien des vétilles sacramentelles dont il faut se bourrer la mémoire, on se perd un peu dans les nuances entre les Princes et les Altesses, entre les Altesses impériales et les Altesses simplement sérénissimes, les Monseigneurs et les Excellences ; on n'est pas familiarisé avec les titres de grand électeur, de connétable et d'architrésorier. Il faut réapprendre à marcher, connaître qui aura le pas ; les dames du Palais obtiennent quelques préséances, et voilà déchaînées bien des jalousies féminines ; l'accès de tels salons est permis aux Altesses, mais interdit aux Excellences, cause de pleurs et de récriminations. On va, on vient, on s'agite, on intrigue et tout le monde se croit grandi de quelque chose, en dépit des railleries et des calembours au moyen desquels se revanchent ceux que le changement de régime laisse simples citoyens.

On commençait à s'y reconnaître quand la tempête éclata : le dimanche, Io juin, au matin, parvint à Saint-Cloud l'effarante nouvelle du verdict rendu par le Tribunal. Toute la cour fut atterrée ; non point, comme on pourrait le croire, à la pensée des vingt têtes qui allaient tomber, mais de l'affront infligé à Sa Majesté l'Empereur par la condamnation de Moreau à deux ans de prison. Le grand juge s'était témérairement engagé à obtenir des magistrats la peine de mort et l'on savait déjà que Paris accueillait l'événement avec une joie non dissimulée et insultante pour l'Empereur. La colère de celui-ci fut terrible : Ces animaux me déclarent que Moreau ne peut se soustraire à la condamnation capitale ; que sa complicité au premier chef est évidente, et voilà qu'on me le condamne comme un voleur de mouchoirs ! Que voulez-vous que j'en fasse ? Le garder ? Il serait encore un point de ralliement pour les grognards de la République ou ces imbéciles de royalistes... Qu'en ferais-je au Temple ? J'en ai assez sans lui. Encore si c'était la seule grande faute qu'ils m'eussent fait faire Mais je ne puis voir à tout avec mes deux yeux !...

S'il ne pardonnait pas à Moreau son quasi-acquittement, en revanche il se montrait frappé de la fermeté de Georges. S'il était possible que je pusse sauver quelques-uns de ces assassins, ce serait à celui-là que je ferais grâce. Murat, lui, était d'avis qu'on graciât tous les condamnés ; il assurait qu'un acte d'indulgence jetterait plus de gloire sur le commencement du règne, qu'une exécution ne lui donnerait de sécurité ; mais ses sollicitations furent mal accueillies. Cependant l'entourage impérial s'émouvait, redoutant qu'une fournée de vingt condamnés ne rappelât par trop le temps où dominait Robespierre, symétrie peu flatteuse dont on s'empressa de démontrer à l'Impératrice l'inconvénient très réel. Joséphine était bonne ; on connaissait l'influence de sa dextérité sur son intraitable époux et on la décida facilement à implorer la grâce du duc de Polignac. Un premier, un second refus ne la découragent pas ; elle parvient à introduire dans le cabinet de l'Empereur la jeune duchesse de Polignac, qui s'évanouit aux pieds de celui dont dépend la vie de son mari. La grâce est accordée ; et, tout de suite, les sœurs de Napoléon, moins peut-être par bienveillance que par jalousie du succès de Joséphine, font avertir les femmes, filles ou parentes des autres condamnés qu'on peut s'adresser à elles. Et c'est ici qu'on retrouve la triste Mme d'Anglade, sœur de Bouvet de Lozier le récit qu'elle a laissé de ses démarches est aussi circonstancié qu'émouvant.

En sortant de chez elle, le dimanche Io juin, pour se rendre à la messe, elle entend crier dans la rue la sentence et les noms des condamnés ; son frère est du nombre ; quoique boitant encore des suites de sa chute, elle prend la fuite et parvient, toute tremblante, à se réfugier dans l'église. L'après-midi, elle se traîne chez Réal, le conseiller d'État adjoint au ministère de la Justice, qui l'a déjà reçue avec intérêt. Il lui conseille de courir sur-le-champ à Saint-Cloud et de faire appel à la bonté de Sa Majesté l'Impératrice. — Mais elle ne connaît pas Joséphine ; elle n'est pas connue d'elle ; comment l'aborder ? N'importe, la voici, deux heures plus tard, montant ce grand escalier de Saint-Cloud qu'elle a gravi autrefois au temps où on l'amenait chez la Reine... L'Impératrice ne peut la recevoir ; qu'elle revienne le lendemain à dix heures du matin. Elle regagne Paris, rentre chez elle, se met en prières, essaie de dormir.

Vers minuit, le bruit de plusieurs chevaux, dans la paisible rue qu'elle habite, la tire de son assoupissement ; elle entend prononcer son nom ; on heurte à la porte ; sa servante se réveille, se lève, va ouvrit et introduit dans la chambre de Mme d'Anglade un jeune officier, tout brodé et chamarré qui décline son nom : le comte de Flahaut, aide de camp de Son Altesse impériale le prince Murat. Croyant rêver, la jeune femme lui donne audience en se renfonçant dans ses draps ; elle apprend que Son Altesse impériale, la princesse Caroline Murat, sœur de Sa Majesté l'Empereur, l'attend à neuf heures du matin, à son château de Villiers, pour la conduire de là au château de Saint-Cloud. Sa commission faite, le bel officier salue, — et la vision disparaît.

Exacte, comme bien on pense, au rendez-vous, la sœur de Bouvet de Lozier est reçut : à Villiers par la princesse et celle-ci explique que les sœurs de l'Empereur et la princesse Hortense ont décidé de solliciter chacune la grâce d'un des condamnés. Un carrosse à quatre chevaux est au perron du château ; on y monte ; en quelques minutes on est à Saint-Cloud. Gardes, livrée, huissiers, préfets du palais impérial, dames d'honneur, tout s'empresse : Sa Majesté l'Empereur tient conseil ; il faut attendre : des valets galonnés dressent devant la solliciteuse un déjeuner complet, thé, café, chocolat, servi dans de belles porcelaines de Sèvres ; un déjeuner tout impérial, auquel il faut bien toucher, étant offert de la part des Princesses... Mais quelles sensations tumultueuses agitent Mme d'Anglade ! Elle reconnaît ce salon ; elle y a vu, jadis, Marie-Antoinette, resplendissante de gloire, de majesté et de bonheur... et elle vient implorer à genoux, de ceux qui la remplacent, la vie de son frère : à genoux ; on a eu soin de la prévenir que cette posture est de rigueur. Quel contraste J Qu'éprouve-t-elle ? Elle ne s'en rend pas compte. Crainte, douleur, incertitude, espoir ? Espoir surtout, car tous ces préliminaires sentent l'arrangement, le résultat d'un calcul politique, une scène de drame réglée à l'avance.

Voici la princesse Caroline. Vite, vite, c'est le moment ; et, à la course à travers les salons : — salon de Vénus, salon de la Vérité, salon de Mercure, salon de l'Aurore... Partout des huissiers, des chambellans, des officiers, — une foule. Et tout à coup elle est devant le dieu, prosternée ; elle parle, elle sanglote, elle dit... vile n'a jamais su ce qu'elle a dit. Lui, debout, immobile, l'écoute ; puis, d'une voix grave, lente, il s'étonne de trouver le nom d'un gentilhomme, d'un militaire, mêlé à ceux d'aventuriers, de gens sans aveu. Elle invoque encore la clémence de Sa Majesté et entend enfin tomber ces mots, prononcés d'un ton solennel et digne : Soyez tranquille ; il ne périra pas. Elle se relève, balbutiant un faible remerciement et se dispose à s'éloigner, quand elle voit la princesse s'avancer, plier le genou devant l'Empereur et lui baiser la main, respectueusement. Mme d'Anglade comprend qu'elle en doit faire autant... Mais elle est déjà près de la porte, il lui faudrait revenir... et puis... le meurtrier du duc d'Enghien... cette main... Non, elle ne peut pas ! Elle se précipite hors du salon et se trouve, sans savoir comment, devant l'Impératrice, qui la serre affectueusement dans ses bras et pleure avec elle.

Une voiture attend dans la cour du château ; un aide de camp y prend place aux côtés de Mme d'Anglade... Vite, vite encore : à la Conciergerie ! Les chevaux volent, voici la porte de la prison, une foule compacte y stationne ; mais la presse s'écarte devant l'heureuse jeune femme ; elle entend crier : A-t-elle sa grâce, la petite boiteuse ?Oui, oui ! répond-elle. Toutes les portes s'ouvrent ; elle se jette au cou de son frère, fondant en larmes ; elle embrasse tout le monde, Réal, qui est là, le geôlier...

Huit des vingt condamnés furent ainsi graciés, les gentilshommes, les militaires, Rivière, Charles d'Hozier... Leur peine était commuée en une détention qui ne devait prendre fin qu'avec l'Empire. Les douze autres, les paysans, les obscurs, ceux qui n'intéressaient pas les Princesses, étaient dans les cachots de Bicêtre. Georges ne les avait pas quittés.

 

LA PLACE DE GRÈVE

Au fond du sombre bâtiment dont le nom fut toujours synonyme de malheur, se voyait alors, entourée de murs élevés, une cour étroite et longue qu'on nommait la cour des condamnés à mort. Elle avoisinait une voûte souterraine divisée en deux corridors ténébreux sur lesquels s'ouvraient les dix-sept portes d'autant de réduit où le jour ne pénétrait jamais. Au fond de ces fosses agonisaient, dans le désespoir et la terreur, ceux que réclamait l'échafaud. Georges et ses onze compagnons y furent enfermés.

Durant les douze jours qu'ils vécurent là, on leur accorda la permission de se réunir dans la cour pendant une heure à l'aube et au crépuscule ; on y avait disposé un fauteuil pour Georges ses compagnons, assis près de lui, sur des bancs, l'écoutaient parler avec toutes les marques du respect et de la vénération. Les prisonniers ayant déposé, à leur arrivée, une somme de 1.642 francs, se faisaient servir, à compte, du vin et de la bière. Le concierge qui, vêtu de noir, les abordait le chapeau à la main et d'un air de grande politesse, se mêlait parfois à leur conversation. Jamais ils ne parlèrent de leur situation ; ils plaisantaient, ils riaient, ils se portaient de mutuelles santés et, à l'heure de la séparation, chacun rentrait tranquillement dans son cachot. Matin et soir, Georges, mettant la tête au guichet de sa porte, commandait : Messieurs, à la prière ! Il récitait, à voix haute, les oraisons, pour le Roi, pour ses amis, pour ses compagnons d'infortune ; ensuite, les litanies et, après chaque invocation, les douze voix se confondaient en des Ora pro nobis qui résonnaient lugubrement sous les formidables voûtes.

Avant le lever du jour, le 25 juin, on les appela : les gendarmes attendaient pour les reconduire à la Conciergerie, indice que l'exécution était proche. Georges avait passé toute la nuit en prières ; il était prêt ; d'ailleurs les condamnés n'emportaient rien : vêtus de l'uniforme casaque de Bicêtre, composée de deux étoffes de couleur tranchante, ils abandonnaient linge, habits, bijoux dont la longue liste, dressée le lendemain par le concierge de Bicêtre, est conservée, avec le portefeuille de Georges, aux archives de la Préfecture de police.

En arrivant à la Conciergerie, vers quarte heures du matin, ils étaient défaits et abattus. Georges se jeta sur un lit, dormit paisiblement durant une heure et demie et, à son réveil, fit preuve d'une assurance qui ne fit que s'accroître à mesure que l'heure avançait. Est-ce à ce moment qu'il dut subir un nouvel assaut de Réal venu, au nom de l'Empereur, pour l'inviter à demander sa grâce ? Il parait certain que Napoléon regrettait la mort de ce Breton intrépide ! Celui-là est bien trempé, disait-il à Bourrienne ; entre mes mains un pareil homme aurait fait de grandes choses. Je lui ai fait dire par Réal que s'il voulait s'attacher à moi... je lui aurais donné un régiment. Il a tout refusé : c'est une lame de fer. D'autre part, Réal aurait ainsi confirmé ce propos : J'ai beaucoup insisté ; Georges a résisté à mes exhortations et a fini par me dire : mes camarades m'ont suivi en France, je les suivrai à la mort. Plusieurs assurent qu'il aurait grommelé : Ce bougre-là voudrait m'avilir avant de m'assassiner ! Et l'on cite encore de lui cette noble parole : Me promettez-vous une plus belle occasion de mourir ?

Au vrai, rien ne subsiste d'authentique sur les efforts tentés au moment suprême pour émousser le courage du dernier chouan ; les versions si diverses des contemporains prouvent seulement le prestige qu'exerçait sa grande figure et l'admiration inspirée par son impliable fermeté. Desmarets lui-même exalte cet homme extraordinaire qui, animé d'une haine invétérée contre Bonaparte, s'arrêta quand il tint dans ses mains la vie de son ennemi ; car, s'il avait consenti à quitter la cause des Bourbons pour se rallier à Moreau, Napoléon eût été perdu C'est à la modération systématique de Georges, conclut-il, qu'est dû le salut de l'Empereur.

Vers sept heures du matin, on servit aux douze moribonds un déjeuner composé de viandes froides ; ils mangèrent avec appétit. Coster de Saint-Victor, dont la verve n'était pas tarie, fit remarquer à l'inspecteur de police Veyrat que le gouvernement avait commis une bévue en ne les fusillant pas tous dès leur arrestation ; tout Paris aurait applaudi à cette mesure et ils seraient morts dans l'infamie. En les livrant à la justice criminelle on leur a mis cent pieds de gloire sur la tête. Quand ils apprirent que les plus notables des condamnés avaient obtenu leur grâce, ce pauvres gens se réjouirent ; ils improvisèrent un refrain qu'ils chantèrent en chœur :

Quel bonheur ! Ils ont leur grâce,

C'est nous la donner à tous...

Quant à Pichegru, dit Coster, nous nous verrons probablement ce soir et il nous dira s'il s'est véritablement étranglé lui-même. Puis il invita ses compagnons à faire la prière en commun : Coster la récitait : les autres répondaient ; ils entonnèrent ensemble un cantique : Il est beau de mourir pour la Religion et le Roi... C'est alors qu'on annonça M. l'abbé de Keravenan, prêtre de Saint-Sulpice, demandé par Georges, et l'abbé Voisin, curé de Saint-Etienne, dont Coster avait réclamé l'assistance. Dix autres ecclésiastiques se présentèrent spontanément, de sorte que chacun des condamnés 'put se confesser. Tous manifestaient la plus ardente piété ; leur calme et leur résignation étonnaient les geôliers, au point qu'on avait déjà desserré les menottes qui chargeaient leurs poignets, quand un officier de gendarmerie mit ordre à cette charité dérogatoire.

Picot, le domestique de Georges, devait à sa figure désavantageuse, l'air d'un homme ivre et abruti ; en réalité, il paraissait fort peu inquiet de tout ce qui allait se passer. Pourtant, quand, à onze heures, les exécuteurs parurent et qu'il fallut marcher, il faiblit sans doute, car on entendit Georges le remonter, disant : Allons, ne va pas faire l'enfant ! Coster était gêné de son costume : J'ai l'air d'un arlequin du boulevard, maugréait-il. Et puis ce fut le grand jour de la rue, l'installation dans les charrettes du bourreau ; l'enfoncement dans la foule qui se pressait sur les ponts, sur les quais, maintenue tant bien que mal par les troupes, massées dès six heures du matin depuis le Palais de justice jusqu'à la Grève. Des fenêtres du parcours, — beaucoup avaient été louées, — des curieux contemplaient ce spectacle insolite, de trois charrettes portant chacune quatre condamnés et quatre prêtres, car les confesseurs suivaient jusqu'au bout. Georges paraissait très occupé avec le sien.

Sur la place, devant l'Hôtel de Ville, l'échafaud est dressé, entouré d'un cordon de soldats au delà des uniformes qui font un grand vide autour de la guillotine, un océan de têtes ; un profond silence ; tous les regards fixés sur le même point. On voit Georges discuter avec animation ; il embrasse deux de ses compagnons, s'incline avec ferveur devant son confesseur ; sa forte silhouette, sa grosse tête bouclée apparaissent sur la plate-forme. Va-t-il parler ? Un roulement de tambour, comme pour Louis XVI, l'en empêche...

L'abbé de Keravenan seul a pu faire connaître à la famille Cadoudal certaines circonstances dont le souvenir s'est perpétué par la tradition : on sut ainsi que, à peine descendu de la charrette, Georges réclama et obtint la faveur de mourir le premier, afin d'ôter à ses amis l'idée qu'il pourrait leur survivre. C'est moi, d'ailleurs, dit-il, qui dois leur donner l'exemple. Tel était l'objet du petit débat qui eut lieu au pied de l'échafaud. Le prêtre rappelait encore que, en serrant pour la dernière fois son pénitent dans ses bras, il l'invita à réciter la Salutation angélique. Le condamné obéit : Sainte Marie, mère de Dieu, priez pour nous, pauvres pécheurs, maintenant... Il s'arrêta. Achevez, dit l'abbé, maintenant et à l'heure de notre mort... — A quoi bon ? répondit Georges, l'heure de la mort, n'est-ce pas maintenant ? Et il s'était livré au bourreau ; lié sur la planche, il criait encore à pleine voix : Vive le Roi ! Vive le Roi ! Vive le Roi ! Déjà un autre montait les marches.

Tandis que s'achevait l'exécution, les huit graciés comparaissaient devant la Cour pour entendre la lecture solennelle du décret impérial qui leur accordait la vie. Le marquis de Rivière, le duc de Polignac, Charles d'Hozier n'ignoraient pas que le sang de leurs amis coulait à cette même heure. Ils paraissaient extrêmement affectés, et, la cérémonie terminée, Rivière soupira : La place d'honneur était aujourd'hui la place de Grève...

 

ÉPILOGUE

Quoi qu'en aient dit les journaux, Paris n'applaudit pas à cette hécatombe ; à Saint-Cloud même, il y eut bien des larmes secrètes et des inquiétudes dissimulées. Mais l'Empereur, à qui son extraordinaire fortune faisait un tremplin de tout ce qui eût été écueil pour un autre, tirait gloire de ce dénouement tragique, au point qu'il ordonna de réunir en un musée toutes les armes des conjurés avec le nom de chacun de ceux à qui elles avaient appartenu. Ce projet resta inexécuté et la défroque des suppliciés passa en vente publique. La montre à boîte d'or de Georges, son cachet d'or garni d'une cornaline portant son chiffre, son épingle de cravate en brillant, son linge, ses effets, ainsi que ceux des autres chouans, furent vendus à l'encan. Le sabre de Cadoudal, à fourreau d'argent, atteignit 260 et quelques francs. Le pistolet saisi sur lui rue Monsieur-le-Prince fut acheté 13 francs par un étalagiste de la rue des Fossés-Saint-Germain. Le père de Georges n'eut rien de son fils : un rapport de police d'août 1804 signale que ce paysan vit encore, très âgé, sans instruction ni énergie il habite toujours la maison de Kerléano, près d'Auray, avec son dernier fils, Joseph, fort jeune et qui n'a jamais figuré dans les rangs des chouans. Le rapport ajoutait : On les surveille néanmoins.

Par suite de circonstances étranges, presque incroyables, les restes de Georges reposent aujourd'hui dans cet agreste Kerléano où s'étaient écoulées les seules années calmes de sa vie. Dès le début de la première Restauration, le marquis de Rivière, étant rentré à Paris avec son prince chéri, promu lieutenant général du royaume, s'occupa d'ordonner un service funèbre à la mémoire de ceux qui s'étaient assis à ses côtés sur les bancs de la Cour Criminelle et qui, moins heureux, ne voyaient pas le triomphe des Bourbons. La cérémonie devait être célébrée en commémoration des généraux Georges Cadoudal, Pichegru et Moreau. Celui-ci était mort, deux ans auparavant, frappé d'un boulet français, dans les rangs de l'armée russe où, cédant aux suggestions de ses rancunes, il avait pris du service. Donnant ainsi à Napoléon une éclatante revanche, il avait fini déshonoré et maudit par la Patrie.

La dépouille de Pichegru, on le savait, était inhumée au cimetière de Clamart ; mais on ignorait absolument dans quelle fosse commune avaient été jetés les corps tronqués de Georges et de ses onze compagnons de mort, quand, cinq jours avant la date fixée pour le service funèbre, Charles d'Hozier apprit que le cadavre de son ami avait été, immédiatement après l'exécution, porté à l'amphithéâtre de dissection et que son squelette, monté sur fil de fer, figurait dans les collections du baron Larrey, inspecteur général du service de santé. D'Hozier, se rendit avec Joseph Cadoudal, de séjour à Paris, chez Larrey ; ils lui demandèrent avec tant d'insistance la précieuse relique, que celui-ci consentit à s'en départir, et il leur remit, en même temps, un certificat écrit de sa main, attestant l'identité du squelette de Georges par la déclaration même de la personne qui l'a préparé et les caractères distinctifs de ce squelette, auxquels les connaisseurs peuvent facilement trouver l'homme vivant (sic). Les ossements, pieusement débarrassés de leur armature, — on conserva cependant un bouchon de liège qui, dans le montage du squelette avait remplacé la vertèbre brisée par le couperet, — furent scellés dans un coffre et portés à l'église Saint-Paul où, le 25 juin 1814, dix ans, jour pour jour, après que la tête de Georges était tombée, et à la même heure, fut chantée, en présence d'une noble assistance, une messe de Requiem. Au cours de l'office, la duchesse de Polignac, accompagnée du marquis de Rivière, quêta pour les pauvres. Le Roi, récemment rentré aux Tuileries, voulut témoigner l'intérêt que lui inspirait l'objet de la cérémonie et fit connaître qu'il en assumait tous les frais.

On transporta la dépouille de Georges à Kerléano où s'élevait, par souscription publique, une chapelle funéraire, lourde rotonde de pierre, dans la crypte de laquelle elle fut déposée ; les restes du Patrocle breton, Mercier-la-Vendée, découverts en 1871 dans un couvent de Loudéac, où on les conservait clandestinement depuis quarante ans, sont également conservés sous le modeste dôme du Panthéon de Kerléano, à quelques pas de la maison d'où les deux champions de la royauté étaient partis pour l'épopée, Lucrèce Mercier, qui fut la fiancée de Georges, n'est point là ; il est probable même qu'elle ne vint jamais prier sur la tombe de celui qu'elle devait épouser. Ses parents, on l'a vu, tenaient à Château-Gontier un hôtel ; c'est là qu'elle apprit l'arrestation puis la mort de Georges. Son père et sa mère étaient décédés, sans nul doute, du chagrin que leur avait causé le tragique trépas de leur fils, car, en 1807, alors qu'elle touchait à ses trente ans, Lucrèce se trouva seule. Cruellement éprouvée par tant de deuils, elle se réfugia, en novembre de cette année-là, chez les Ursulines de Château-Gontier, dont le monastère, séquestré pendant la Révolution, se reconstituait à peine ; une aile de l'ancien couvent était encore occupée par la gendarmerie. Lucrèce offrit à l'État sa maison en échange de ce bâtiment ; l'affaire, traînée en longueur, se termina seulement en 1809. Les Ursulines, en reconnaissance de ce grand service, reçurent Lucrèce au nombre de leurs postulantes, sous le nom de sœur Saint-Paul. Très instruite, très habile éducatrice, elle se rendit fort utile à la communauté, quoique sa santé fût affaiblie ; on possède des lettres d'elle qui témoignent d'une piété fervente, n'excluant pas un discret enjouement.

Le 26 octobre 1814, sœur Saint-Paul prononça les vœux perpétuels, interdits, comme on sait, au temps de l'Empire ; et, dès lors, elle n'eut plus d'histoire. Elle mourut à Château-Gontier, le 26 janvier 1831. On dit qu'elle rendit le dernier soupir en pressant sur ses lèvres un reliquaire, seul souvenir qu'elle possédait de son héroïque fiancé.

 

FIN DE L'OUVRAGE