LES DERNIERS CHOUANSLA chouannerie bretonne agonisait. Pour l'achever, la répression se fit implacable : état de siège, colonnes mobiles, battues incessantes, tribunaux ambulants, exécutions sommaires. Même au temps de la Terreur, le Morbihan n'avait jamais vu traques plus acharnées et décampements plus éperdus. Le maire de Brech, commune voisine d'Auray, écrivait au préfet : Les cultivateurs fuient à l'aspect d'un gendarme comme à la vue d'une bête féroce. Certains épisodes furent épiques. Guillemot, le roi de Bignan, l'un des plus actifs chefs de la région, est surpris dans sa cache, à la ferme du Cosquer, près de Plaudren, par un carabinier qui le couche en joue ; le chouan bondit, se jette sur le soldat, lui fend la tête d'un coup de sabre, s'échappe par une porte dérobée ; il s'y heurte à un autre bleu qui lui assène un formidable coup de crosse. Guillemot n'en est pas étourdi ; il empoigne l'homme à bout de bras, le lance dans la douve remplie d'eau qui entoure la ferme ; il s'enfuit vers les champs : un troisième ennemi l'y guette, le tire, l'atteint à l'épaule. Le chouan le renverse, l'assomme, puis court à la rivière, la Claye, qui coule à quelque distance, y plonge, la traverse à la nage et disparaît dans les bois. Il est sauvé, jusqu'à la prochaine alerte. De Paris se succèdent, sans discontinuité, les instructions draconiennes : Pas un brigand ne doit être reçu à soumission, tous doivent périr sur l'échafaud. — Il ne reste plus qu'un petit nombre des ces scélérats : il faut les détruire. Plus de quartier ; les derniers royalistes, clairsemés, sont réduits à une vie de fauves, à une sorte de mentalité également sauvage. L'un d'eux a dressé une liste, bien incomplète, des camarades dont il connaît le sort ; il en compte 33 dont 11 sont emprisonnés, 5 embarqués pour Saint-Domingue, 2 massacrés et 15 fusillés... Au grand dépit des policiers bleus, Georges n'est pas de ceux-là : on l'a cherché jusque dans l'île du Met, rocher perdu en mer, à quatre lieues de la côte, en face de l'embouchure de la Vilaine, et bien qu'on croie le voir partout, qu'on décrive même son costume, — habit gris galonné, cordon rouge, — quoiqu'on signale l'escorte de vingt-cinq hommes, habillés de rouge, dont il est suivi, on ne parvient pas à le prendre. On le chercha bien longtemps, — en vain, car, dépistant les poursuites, glissant entre les mains des espions, il avait, à la fin de mai, gagné la côte, afin d'aller en Angleterre implorer le secours des princes pour ses malheureux compagnons, tombant de besoin et harassés de misère. Une barque le conduisit à Jersey où il dut attendre la décision du cabinet britannique qui, sur le point de traiter avec Bonaparte, hésitait à donner asile au plus compromis des adversaires de la République. Retenu donc à Jersey, pour ne pas gêner les négociations, Georges se rongeait d'impatience et s'inquiétait d'un procédé si peu encourageant ; il avait hâte de soumettre au Comte d'Artois un nouveau plan de campagne contre l'arrogant Consul qui régnait aux Tuileries. Il ne désarme pas, en effet ; vaincu, proscrit, abandonné, renié presque par tous les chefs royalistes de l'Anjou et du Maine qui blâment son obstination ; n'ayant plus pour armée que quelques partisans, errant, sans pain, de bois en landes, il songe à reprendre la lutte. S'il la poursuit en Bretagne, ses chances de succès sont nulles ; la paix étant assurée, son rival lui opposera d'innombrables armées, aguerries par d'éclatantes campagnes, et le Morbihan sera dévasté comme le fut naguère la Vendée par les colonnes infernales de la Convention. Or il répugne à Georges d'associer à son sacrifice tout un peuple ; c'est donc seul qu'il combattra Bonaparte ; avec l'aide de quelques braves volontaires, il l'attaquera au milieu de sa garde, aux portes mêmes de son palais. Déjà, en prévision de cette téméraire entreprise, il a, quelques jours avant de quitter la Bretagne, expédié à Paris plusieurs de ses hommes, décidés à tout pour sortir de leur désastreuse situation. La police en fut vite informée ; dés le 30 avril, Fouché évaluait à quarante le nombre, de ces stipendiés, tous fameux par leur dévouement à tous les crimes, et il prêtait à Georges ce propos : Il y a, à Paris, des bons bougres à moi, et quelque précaution que Bonaparte prenne, on me l'amènera lié et garrotté. Tel était, en effet, le plan que mûrissait le hardi Breton : ce n'était pas une nouveauté, car, quelques mois auparavant, une bande de chouans avait enlevé, dans son château des environs de Tours, le sénateur Clément de Ris et l'avait si bien recélé dans la cave d'une ferme isolée que, si ses ravisseurs eux-mêmes n'eussent consenti à révéler sa retraite, ledit sénateur aurait passé dans ce souterrain toute sa vie sans que les paysans auxquels il était confié fussent le moins du monde attendris par ses doléances. L'affaire avait ému et, — sauf Clément de Ris et sa famille, — amusé toute la France. Il n'y avait point de doute que le souvenir de cette aventure séduisît le fanatique royalisme de Georges et l'incitât à renouveler l'expérience sur le petit Corse qui résumait en sa personne toute la Révolution. Aussi se rongeait-il à Jersey en attendant que l'accès de l'Angleterre lui fût permis il reçut enfin, dans les derniers jours de juin, l'autorisation de s'y installer ; mais il lui était recommandé de se tenir au moins à dix milles de Londres. C'est que les pourparlers de paix s'engageaient entre le Cabinet britannique et le Premier Consul, et celui-ci, avant tout préliminaire officiel, exigeait que l'Angleterre lui livrât. Georges-Cadoudal ou, du moins, le déportât au Canada ; indice frappant de l'importance conquise par ce paysan breton, devenu l'objet d'un conflit entre les deux plus puissantes nations du monde. Le ministère britannique ne pouvait, sans indignité, accéder aux impératives prétentions de Bonaparte ; mais, dans la crainte que la présence de l'impénitent rebelle sur le sol anglais ne s'ébruitât, on lui recommanda le silence. C'était, d'ailleurs, l'époque où les espions de Fouché, ignorant le départ de Georges, persistaient à le voir en Bretagne ; leur hâblerie lui constituait un alibi des plus sûrs. Réduit à différer son grand projet, ou à n'en parler qu'à mots couverts — le coup essentiel, disait-il, — il n'en implore pas moins la charité des princes français en faveur de ses camarades de lutte, restés au Morbihan et sans aucune solde depuis plusieurs mois. Mais le Comte d'Artois lui-même est obéré ; il ne peut rien pour les défenseurs de sa cause et Georges adresse au comte de la Chaussée, qui dirige à Londres la correspondance des frères de Louis XVI, une note sur les moyens à prendre pour sauver de la mort et du désespoir ses derniers lieutenants ; deux ou trois petits bâtiments suffiront pour les prendre en un lieu convenu de la côte française ; ils seraient internés à Guernesey et se contenteraient d'un secours minime, proportionné à leur grade : une demi-guinée par jour pour les adjudants généraux : 6 shillings pour les chefs de légion ; 4 pour les chefs de bataillon ; 3 pour les capitaines de paroisse. Et Georges, qui se trouvait sans ressource, sollicitait pour lui-même un secours de 40 livres sterlings (1.000 francs) par mois. Depuis 1793 qu'il sert la cause commune, exposait-il, c'est la seule demande qu'il ait faite pour lui ; il espère n'être pas refusé. La chose n'alla pas sans peine, du moins en ce qui
concerne les officiers bretons. Les préliminaires de la paix entre la France
et l'Angleterre avaient été signés, le 1er octobre 1801, à Londres, et
Bonaparte insistait pour que l'Angleterre expulsât le Comte d'Artois et son
entourage, ainsi que Georges Cadoudal, et, — tant l'obsédait le fantôme de la
monarchie des Bourbons, — il prétendait même obtenir qu'il fût interdit à
quiconque de porter, dans toute l'étendue du territoire des Iles
britanniques, les anciennes décorations françaises,
en particulier le cordon bleu du Saint-Esprit. Le cabinet anglais,
soucieux de ménager le Cromwell français,
jugeait donc le moment peu propice pour accueillir les débris des bandes
royalistes ; mais comme il discernait aussi qu'il importait à la dignité de
la nation anglaise de ne point les abandonner après s'être servie d'eux, il
s'arrêta au moyen terme de les soustraire aux fureurs du Consul en les
déportant au Canada. Ce dont les Bretons s'indignaient, préférant la mort
dans leurs landes à l'exil en terre lointaine. Les hésitations, de part et
d'autre, se prolongèrent jusqu'à la signature du traité de paix, en fin de
mars 1802 ; alors seulement les vieux chouans de Georges furent avisés de se
rendre à Jersey où l'on fixerait leur sort. Si les documents ne faisaient défaut, le lamentable exode des derniers insurgés bretons vaudrait d'être conté en détail : ces vaincus, réduits à se procurer, avec leurs maigres ressources, un moyen de passage, se dirigèrent, de nuit, par petits groupes, vers la côte, dans l'espoir d'y trouver des pêcheurs qui consentissent à les embarquer. Guillemot, le roi de Bignan, le plus fameux de ces proscrits, partit avec les survivants de sa légion : la pensée de quitter leur Bretagne et sans doute pour toujours, leur déchirait l'âme ; outre leurs femmes et leurs enfants, ils laissaient leurs toits, leurs pauvres champs exposés aux représailles des Bleus, au pillage, à la confiscation peut-être. Et, après huit années de lutte, ils étaient chassés de cette terre qu'ils avaient défendue pied à pied contre la Révolution et que tant de sang avait arrosée. Les deux seuls récits qu'on possède de leur exode sont singulièrement touchants : avant de se mettre en route. Guillemot se confessa et entreprit une dernière tournée de famille ; il voulut embrasser, à la Ville Helo, sa vieille mère, quasi centenaire ; passer par Kerdaniel pour dire adieu à son parrain ; revoir la maison où sa femme était morte ; prier au cimetière sur la tombe des siens. A Bléluhern rejoignit les officiers de sa légion qui allaient partir avec lui et, le surlendemain, à Kerdef, l'attendaient ceux de la région d'Auray. Tous trouvèrent, le 2 mai, dans la nuit, à s'embarquer sur un navire qui faisait voile vers le Havre et qui, huit jours après, les déposa à Guernesey. Deux mois plus tard, le gouverneur de l'île se débarrassait d'eux en les expédiant à Jersey, où s'étaient déjà réfugiés nombre de proscrits des Côtes-du-Nord. La menace d'une déportation en masse au Canada les tracassait fort Georges, avec lequel ils correspondaient, les rassurait : Le gouvernement anglais, écrivait-il, ne nous a pas accordé un lieu de refuge pour nous tendre un piège. Du reste, il ne croyait pas la paix durable : Nous nous reverrons bientôt, de quelque manière que les affaires tournent, ajoutait-il ; et il intercédait pour eux auprès de l'ancien ministre Wyndham, réclamant qu'on leur allouât une paie fixe ; car, dans l'attente de quelque changement, qu'il croyait prochain en France, il désirait que ses officiers eussent les mouvements libres. Il songeait au coup essentiel. Ces pauvres gens se tenaient fort tranquilles, en dépit des tracasseries et des provocations de la police consulaire qui leur avait dépêché des espions. Bonaparte ne cessait de réclamer l'expulsion de ces bandits de droit commun, justiciables de ses tribunaux, et cette insistance, en irritant le gouvernement de Londres, résolu à ne point céder, profitait aux chouans de Jersey qui obtinrent une solde individuelle et quelques secours en linge et vêtements ; on leur délivra même un uniforme, veste rouge à revers jaunes, gilets blancs, pantalons bruns ; les boutons portaient la devise la Foi et le Roi, ce qui plaisait à ces révoltés, et aussi la couronne d'Angleterre, ce qui leur souriait moins. Enfin, en août, on les embarquait à destination de l'Angleterre ; à Southampton, où ils atterrirent, on leur distribua des passeports sans autre désignation que celle de gentlemen unkwoon (messieurs inconnus) et la petite ville de Romsey leur fut assignée comme résidence. Ils y entrèrent, un soir de l'été de i8oz, au nombre de 60 environ, et eurent l'honneur d'y être reçus par un représentant du Roi, du roi Louis XVIII ; les habitants de Romsey considéraient comme un défilé de phénomènes cette phalange de Français intrépides qui déjà appartenaient à la légende, et, qui, tous, portaient l'empreinte dont sont marqués les hommes familiarisés avec tous les dangers, rompus à toutes les fatigues, résignés à toutes les misères, tels que celui qu'avait vu à Londres Chateaubriand et qu'il peint en quelques traits magnifiques, gardant l'air indifférent du sauvage parmi les jeunes émigrants sémillants et bavards ; son regard était grisâtre et inflexible ; sa lèvre inférieure tremblait sur ses dents serrées ; ses poignets rugueux étaient tailladés de coups de sabre ; il ne parlait pas plus qu'un lion, il se grattait comme un lion, bâillait comme un lion... et rêvait apparemment de sang et de forêts. Georges savait ce que l'on pouvait attendre de ces lions muselés ; comptant faire bientôt appel à leur courage, et redoutant pour eux l'inaction, il leur conseillait de s'entretenir ; à Guillemot, qu'il leur avait assigné comme chef, il recommandait : Faites monter constamment à cheval les hommes propres à notre entreprise, — le coup essentiel ; — qu'ils galopent vivement ; qu'ils sautent les fossés ; qu'ils se chargent... Je crois que le bois entre Romsey et Winchester est propre à vos cavalcades... Il vint les inspecter et fêter avec eux le jour des Rois, au début de 1803 ; il était accompagné de son aide de camp, Joyaut, dit d'Assas ; il en invita quelques-uns à dîner et leur adressa une harangue que l'un d'eux a recueillie : il leur prédit que Bonaparte usurperait le trône : Je crois, cependant, qu'avec une poignée de braves on pourrait encore rendre, quelques services à nos malheureux Princes... Je vous jure, foi de Georges, que si tout ce que nous sommes seulement ici de royalistes était aussi bien à Paris, je n'hésiterais pas un instant à tenter l'entreprise... Il but à la santé de Louis XVIII ; et comme l'un des convives lui observait que ce serait là risquer la guillotine. Eh bien ! reprit Georges, avec ce regard qui plonge sans peur dans l'avenir, si le destin le veut ainsi, je laisse à la Providence divine ses décrets et j'attendrai mon sort avec courage et sans murmure. Il habitait alors à deux lieues de Londres, afin d'être moins observé, et il tenait chez lui de nombreux conciliabules, au dire de l'un des espions de l'ambassadeur de France à Londres. Wyndham, qu'il voyait de temps à autre, a noté l'impression qu'il gardait de ces visites : Georges a le maintien, la voix et l'aspect d'un rustre ; mais il possède cette aisance et cette assurance naturelles qui sont la marque d'un esprit supérieur ; de tous ceux que j'ai vus engagés dans les affaires royalistes, c'est lui qui me donne le plus la sensation qu'il est né pour devenir grand. LE PLAN DE GEORGESLes prévisions de Georges ne tardèrent pas à se réaliser ; dès le début de 1804, nul ne pouvait douter de la rupture imminente du traité de paix entre la France et l'Angleterre. Le premier Consul ne supportait pas que celle-ci lui refusât, malgré ses instances, le renvoi des Princes de Bourbon et l'extradition de Georges et de ses brigands réfugiés à Romsey. Au début de mai les ambassadeurs des deux puissances demandaient leurs passeports et les hostilités recommençaient aussitôt. Georges pouvait maintenant soumettre au cabinet britannique le grand projet qu'il mûrissait depuis si longtemps il s'offrit donc à passer en France avec une vingtaine de ses chouans dont la bravoure lui était connue ; il y serait rejoint par le général Pichegru, évadé de Cayenne, où le Directoire l'avait déporté, et retiré depuis près de quatre ans aux environs de Londres. Son nom était cher encore à l'armée française ; son dégoût de la Révolution, ses rancunes justifiées contre Bonaparte, assuraient son adhésion à la restauration de la monarchie légitime. On pouvait également compter sur le concours de Moreau, le vainqueur de Hohenlinden, dont le nom illustre restait populaire et qui, sans emploi à Paris, se jugeant lésé par l'élévation de Bonaparte à la première dignité de l'État, ne manquait pas une occasion de manifester son irritation jalouse. Fort de ces deux appuis, le Comte d'Artois, ou son fils, le duc de Berry, viendrait clandestinement en France ; un asile sûr et confortable serait aménagé pour le Prince aux abords de la capitale. Tout étant ainsi concerté, Georges, à la tête de ses hommes costumés en hussards ou dragons, attaquerait le Consul sur la route de Saint-Cloud ou sur celle de la Malmaison, résidences auxquelles Bonaparte se rendait fréquemment et, la plupart du temps, tard dans la nuit ; son escorte, composée de quelques guides et de quelques mameluks, surprise par un nombre égal d'assaillants, serait facilement dispersée : le Consul, bâillonné, lié de cordes, jeté dans une voiture qui, enlevée à fond de course par de rapides chevaux et au moyen de nombreux relais, atteindrait la mer en douze heures ; un bateau stationnant sur la côte recevrait le captif qui serait transporté à Jersey avant même que la police de Paris, — dont Fouché, par chance, n'était plus le ministre, fût revenue de sa stupeur. Immédiatement, Pichegru et Moreau, tous les deux peut-être, s'empareraient du pouvoir, maintiendraient l'ordre, soutenus par les armées de Bernadotte, de Macdonald, de Brune, de tous ceux que l'ambition ou l'envie ralliaient d'avance au projet. Le Prince alors apparaîtrait, les généraux lui offriraient la couronne qu'il accepterait au nom de Louis XVIII, et la Révolution serait enfin terminée. Un tel plan nous paraît aujourd'hui irréalisable, pour tout dire, puéril. Nous sommes éblouis par la merveilleuse histoire de celui qui, bientôt sacré par le Saint-Père de Rome, domptera l'Europe rechignante, lui imposera pour rois tous ses proches et acquerra tant de gloire qu'il restera vraisemblablement unique dans les annales de l'humanité. Mais les Français de 1803 ignorent cet avenir qui, pour nous, est un passé déjà légendaire ; las de tant d'expériences avortées, ils ne voient, en ce jeune homme extraordinaire qu'un phénomène d'audace et de chance, un éphémère et brillant météore dans le ciel orageux de la Révolution. Si le peuple cède à son prestige, les gens réfléchis sont plus inquiets que rassurés de son ascension vertigineuse. Une nuée de satellites gravitent autour de lui, attirés par son insolente fortune ; mais avec elle cesseront leur foi et leur dévouement. Beaucoup éprouvent seulement pour lui cette sympathie conditionnelle qui anime les foules au spectacle d'un acrobate exécutant des tours périlleux : Tombera-t-il ? Ira-t-il jusqu'au bout ? Et l'on comprend que le projet de Georges, pour nous extravagant, n'ait point paru tel aux princes exilés et aux ministres du roi d'Angleterre. Prédisposés à la partialité, ils s'exagéraient les côtés faibles de leur ennemi. Ils prirent donc la peine d'examiner cette proposition romanesque, — et ils l'adoptèrent. Sans doute le chef morbihannais leur en exposa-t-il les avantages avec la foi chaleureuse dont sa nature ardente débordait : l'un de ses partisans l'entendit développer son programme du ton d'un homme sûr du succès, et grisé déjà à l'idée d'être en pleine action. Quand nous serons tous à Paris, disait-il, nous attaquerons Bonaparte à Saint-Cloud... Un détachement, au même moment, s'emparera de Murat, gouverneur de Paris ; d'autres parcourront les rues... au cri de Vive le Roi ! et jetteront à droite et à gauche de l'argent avec profusion. Dans cet intervalle, le Sénat s'assemblera où plusieurs généraux se rendront ; et là nous proclamerons Louis XVIII en conservant simplement lés choses dans l'état où elles sont. Dans la nuit, nous organiserons la garde nationale... Comme son interlocuteur lui demandait : Les princes français seront-ils avec vous ? — Je vous jure, protesta Georges, sur ma parole la plus sacrée, que vous y verrez S. A. R. Monsieur, S. A. R. le Duc d'Angoulême, S. A. R. le Duc de Berry, S. A. S. le Duc d'Enghien, les généraux Pichegru, Moreau et tous, comme vous et moi, le sabre à la main, ou je ne suis pas un honnête homme... Il croyait, lui, au succès, sûr de lui-même et de ses chouans ; son erreur était d'imaginer qu'il trouverait pareille abnégation et pareil zèle chez tous ceux auxquels il destinait un rôle et qu'il apaiserait leurs rivalités et leurs convoitises. Quoi qu'on pense du but poursuivi et des moyens employés, il faut reconnaître que sa part, en ce complot gigantesque, témoigne d'une prudence, d'un génie d'organisation et d'une sagacité très remarquables. Sans quitter Londres où il habitait, sous le nom de Legros, New Bond str. n° 6, il prévit toutes les difficultés de l'entreprise et s'appliqua méthodiquement à les tourner. Lorsqu'il fut établi que Pichegru, pressenti, consentait à le suivre en France, que le Comte d'Artois promettait, cette fois, sa présence, Georges décida qu'il prendrait les devants avec quelques-uns de ses hommes, afin d'assurer la sécurité de ses complices. Pichegru viendrait plus tard, quand tout serait prêt ; un troisième convoi se composerait des gentilshommes attachés à la personne du Comte d'Artois et le prince lui-même quitterait l'Angleterre seulement lorsqu'il aurait reçu d'eux l'assurance que ni sa loyauté, ni sa dignité ne risquaient d'être compromises dans quelque attentat déshonorant. On allait donc agir entre Français : on ne demandait à l'Angleterre qu'une avance d'argent et un navire pour transporter les conjurés à la côte normande. Il faut croire que, bien avant la mise à exécution du coup essentiel, Georges travailla longuement à sa préparation, car l'aventure exigeait la mobilisation de toute une armée de complices. Déjà, avant de quitter la Bretagne, il avait, on l'a vu, expédié à Paris quelques-uns de ses chouans, afin d'y prendre le vent et de se rapprocher des royalistes de la capitale. Le chef de cette avant-garde fut Charles d'Hozier, celui-là même qui, posté à Rennes, sous le pseudonyme de Menainville, dépistait adroitement et signalait à Georges les assassins que lui dépêchait Fouché. Brûlé à Rennes, Charles d'Hozier vint se fixer à Paris, rue Vieille-du-Temple, et, en prévision des événements, s'y établit loueur de voitures. Grand et pâle, il avait vingt-huit ans, les cheveux et la barbe châtain clair, les yeux gris, le nez long et gros, la démarche élégante. Parfois on le voyait, dans la vaste cour de sa maison, parmi les cochers et les palefreniers, vêtu d'une lévite très large, à boutons blancs ; et portant un chapeau rond démocratique. On eût bien étonné les gens qui venaient retenir chez lui un cabriolet en leur révélant que celui qui notait leur commande avait vécu à la Cour de Versailles, en qualité de page du feu roi et qu'il était héréditairement grand généalogiste de France, — emploi désuet. Vers 1796, il avait épousé à Chartres une demoiselle de Villerot, ancienne élève de la maison royale de Saint-Cyr. Mais les époux s'étaient séparés, après deux ans d'union, pour des motifs diversement appréciés. Tout porte à croire que, en raison de sa vie périlleuse, d'Hozier, enrôlé au service de la chouannerie, voulait soustraire sa femme aux dangers dont il était menacé, car, de l'aveu même de Mme d'Hozier, quoiqu'elle dit pis que pendre de son volage époux, ils n'étaient ni séparés, ni divorcés, ni précisément brouillés ; certains prétendaient même qu'il venait assez souvent la voir rue de la Michodière, où elle habitait, et qu'il passait parfois la nuit avec elle. Pour ces occasions, et d'autres encore, le loueur de voitures redevenait homme du monde et on le voyait en habit court, cravate blanche, pantalon de casimir et coiffé, à la dernière mode, d'un petit chapeau tricorne. Sa vieille mère habitait avec lui, rue Vieille-du-Temple ; un petit jockey et plusieurs domestiques composaient le service. Ce qui étonne c'est que, malgré son passé mouvementé, ce conspirateur n'inspirât à personne aucun soupçon ; la police l'ignorait ; son noble nom, si connu pourtant, n'éveillait aucune inquiétude ; il est vrai qu'il l'avait quelque peu maquillé ; les gens du quartier l'appelaient M. d'Aunay. Et l'on comprend quels services pouvait rendre à Georges ce ci-devant qui, ataviquement, était en relations avec toute la noblesse de France et connaissait les tenants et les aboutissants des moindres hobereaux du royaume, dont ses pères avaient jugé les preuves et compulsé la généalogie. On ne peut expliquer autrement la merveilleuse réussite de Charles d'Hozier dans l'organisation matérielle du grand complot qui se tramait au delà du détroit. Il fallait créer, de Paris à la mer, des lignes de correspondance, découvrir les fermes isolées où les conjurés recevraient l'hospitalité ; fixer les chemins qu'ils devaient suivre, leur procurer des guides, assurer leur entrée à Paris dont les barrières étaient surveillées et trouver pour chacun d'eux, dans la ville même, des logeurs qui ne s'étonneraient pas de leurs allures anormales. Besogne immense et délicate : une maladresse, une fausse démarche pouvaient tout compromettre. L'énorme dossier de la conspiration, conservé aux Archives nationales, permettrait, à qui en aurait la patience et le loisir, de reconstituer jusqu'en ses menus détails cette effarante machination. Quelques traits suffiront à en déceler le mécanisme. Quant d'Hozier connut qu'il aurait à retenir pour le prince, dans les environs immédiats de Paris, un abri aussi sûr que confortable, il fit appel à un ex-officier de l'armée royale, Hyacinthe Bouvet de Lozier, qui, revenu d'émigration, habitait avec sa sœur, Mme veuve d'Anglade, au petit domaine des Clobilles, distant d'une demi-lieue de Pontoise. Hyacinthe était en relations intimes avec une dame Costard de Saint-Léger, laquelle occupait à Chaillot une jolie maison qu'elle consentit à quitter sous le prétexte de passer la belle saison à la campagne. On y installa comme gardiens un vieux ménage que connaissait Bouvet de Lozier. Une forte grille fermait la propriété sur le quai de Chaillot. Une avenue conduisait à la maison élevée sur une terrasse à l'entrée du jardin ; vaste salle à manger à quatre fenêtres, pavée de marbre, meublée d'une table en noyer pour huit couverts, d'une servante en acajou, et de dix-neuf chaises élégantes ; un grand salon également éclairé par quatre croisées, avec ottomane, bergères, fauteuils garnis en soie brochée, console, cheminée de marbre blanc, glaces, tables à jeu ; chambre à coucher comportant un lit à quatre colonnes et cabinet de toilette adjacent. Pour comble de sûreté, au fond du jardin s'ouvraient de longs souterrains qui se prolongeaient sous la colline de Chaillot jusqu'à Sainte-Perrine. En quittant cet agréable séjour, Mme de Saint-Léger avertit les gardiens, ainsi que la concierge de la grille que, en son absence, des amis viendraient habiter la maison et recommanda qu'on leur obéit comme à elle-même. Rien, dans cet arrangement, ne paraissait louche ; l'arrivée du Prince et de sa suite n'étonnerait personne. D'Hozier devait encore pourvoir au logement de Georges et des vingt-cinq ou trente conspirateurs qu'il amènerait d'Angleterre il fallait les disséminer dans Paris, afin que leur groupement n'éveillât pas l'attention, et c'était une vingtaine de locaux à trouver dans des conditions particulièrement difficiles. Pour Georges, d'Hozier fit choix de la rue Carême-prenant, fort solitaire et tranquille, bordée de jardins et située dans le faubourg du Temple, le long des murs de l'hôpital Saint-Louis, presque la campagne. C'est aujourd'hui la rue Bichat. Là habitait un dessinateur, nommé Sauzade ; son entresol était vacant. Endoctrinée par d'Hozier, une dame Berry, qui se nommait, en réalité, Mme Dubuisson, femme d'un peintre éventailliste, loua cet entresol, moyennant 400 francs par an, pour y loger, disait-elle, deux de ses amis, réduits à se cacher parce qu'ils s'étaient battus en duel. Les Parisiens de ce temps-là gobaient les bourdes les plus grossières avec une facilité surprenante : Sauzade consentit la location sans autre référence ; il ne s'étonna pas davantage quand il vit débarquer chez lui un sieur Spin qu'il connaissait pour l'avoir vu siéger au banc des marguilliers de sa paroisse Saint-Laurent. Spin, entrepreneur de profession, se prétendit chargé de quelques réparations dans l'appartement destiné aux deux duellistes ; il se mit sur-le-champ au travail et, sous prétexte d'y pratiquer un cabinet d'aisances, dota l'entresol de Sauzade d'une cache mirifique : par le moyen d'une trappe ingénieusement dissimulée, les locataires pouvaient descendre au rez-de-chaussée et sortir de la maison en cas qu'un visiteur indésirable montât leur escalier. Spin était un professionnel de ce genre de constructions : menuiserie, maçonnerie, serrurerie, il se chargeait de tout, et d'Hozier, constatant son habileté, lui confia aussitôt l'établissement d'autres cachettes dans des locaux qu'il louait en différents quartiers ; on en pratiqua une chez l'éventailliste Dubuisson, rue Jean-Robert ; celle que Spin construisit dans la boutique d'un tailleur de la rue de Buci, nommé Michelot, était si ingénieusement dissimulée que, depuis l'an XII jusqu'à nos jours, tous les habitants de l'immeuble en ignoraient l'existence : on la découvrit seulement en 1892 quand on répara la maison (numéros 40 et 42 actuels). Il ne semble pas que Spin ait réclamé l'ombre d'une explication touchant les étonnants travaux qu'on réclamait de lui ; néanmoins, cette affluence de commandes dut lui paraître pour le moins étrange, car, après avoir construit des caches pour les autres, il en pratiqua une pour lui-même dans son logement de la rue de Bondy. Au vrai, il était bel et bien enrôlé dans la conspiration, car il procura complaisamment à Charles d'Hozier, pour le seconder dans ses démarches, la fille de son toiseur, une ouvrière, nommée Michèle Hizay, qui, fanatique royaliste, devint l'agente active des conjurés. Encore une figure bien pittoresque : la fille Hizay avait vingt-sept ans ; petite, laide, malingre, boiteuse, douée d'un aplomb rare, elle quitta ses parents pour être toute à l'aventure, témoigna d'un infatigable zèle et paraît avoir connu tous les secrets ; elle portait à son cou, dans un médaillon protégé par un sachet de satin blanc, une parcelle de la vraie croix et un fragment du roseau de Notre-Seigneur. Bien d'autres femmes prêtèrent leur concours aux affiliés de Georges et, peut-être, si l'on savait tout, discernerait-on que le sexe faible figura en majorité dans l'organisation des étapes du long parcours depuis la côte jusqu' Paris. C'est là qu'un doigté délicat et une méticuleuse circonspection étaient indispensables ; car le paysan est méfiant, inquisiteur, intéressé et craint de se compromettre. Il faut trouver, non point dans des châteaux, mais dans des chaumières aussi isolées que possible, vingt refuges au moins où les proscrits pourront se reposer en toute quiétude ; prévenir ceux qui consentiront à les héberger, afin qu'ils ne s'étonnent pas des façons bizarres de leurs hôtes, voyageant de nuit et dormant le jour, On doit encore recommander la discrétion sans effaroucher les timidités ; payer la dépense, mais ne pas exagérer l'importance du service rendu, inventer partout des fables différentes qui justifient tant de précautions. Un seul mot indiscret sur ce parcours de plus de soixante lieues, et tout est perdu. Bouvet de Lozier parait avoir assumé cette tâche difficultueuse : dès le début de 1803, Mme d'Anglade notait : Mon frère voyage beaucoup... je le soupçonne chargé de missions importantes, peut-être dangereuses... Je ne puis lui faire ni questions, ni observations ; son caractère discret et concentré les rendrait inutiles. Bouvet était aidé par l'un de ses anciens camarades de la marine royale, d'Aché, qui habitait la région de Gournay et connaissait toute la Normandie ; ils avaient des sous-ordres entreprenants et décidés, tel que Raoul Gaillard, dit Nouvel ; Deville, dit Duroc, dit Tata, dit Lebrun, dit Tamerlan, qui eux-mêmes commandaient à des fourriers ; Massignon, cultivateur à Auteuil, près Beauvais ; Monnier, maître de pension à Aumale ; Troche, horloger à Eu, tous Normands avisés, sachant parler aux villageois et les circonvenir adroitement. Dès la mi-juillet 1803, des asiles étaient assurés sur toute la route et les préparatifs si avancés que Troche avait expédié à Monnier, l'instituteur d'Aumale qui devait loger les conjurés, cent vingt bouteilles de vin d'Espagne et l'invitait à diriger la moitié de cet approvisionnement sur Feuquières, l'étape suivante, en prévision, sans doute, du passage imminent du Prince attendu et de sa suite. MARCHES CLANDESTINESDe Londres, Georges Cadoudal, l'initiateur et l'âme de cette croisade, attendait impatiemment le moment d'entrer en scène, avec la crainte qu'un accroc imprévu ne refroidit la confiance de ses commettants. Enfin, dans les premiers jours d'août, il reçut du gouvernement anglais, en même temps qu'un million, en lettres de change, destiné aux frais de l'expédition, la recommandation d'éviter, par tous les moyens, de frapper mortellement Bonaparte ; on voulait l'avoir vivant. Georges, d'ailleurs, ni le Prince qu'il servait, ni les gentilshommes qui acceptaient de le suivre, n'eussent consenti à restaurer la monarchie légitime au prix du plus impolitique des crimes. Tous ont protesté avec indignation contre l'accusation d'assassinat que ne leur ménagea point la police consulaire ; même, dans ses Mémoires, Desmarets, l'un des grands chefs de cette police, a reconnu qu'elle était injustifiée. L'un des affidés au complot raconta que avant le départ de Londres, le Duc de Berry réunit les compagnons de Georges et leur distribua solennellement des poignards. Le fait parait bien improbable, car cette manifestation théâtrale eût été aussi maladroite que déplacée ; tout se passa, au contraire, dans le mystère ; les sept conjurés du premier départ quittèrent Londres isolément, pour plus de secret et se rejoignirent à Hastings où les attendait le cutter El Vencejo, commandé par le capitaine Whrigt, de la marine britannique, officier plus vendéen qu'anglais, disait-on. Avec Georges et son domestique Picot, le dévoué morbihannais à mine sauvage, se retrouvèrent à bord La Haye Saint-Hilaire, dit Raoul, dit d'Oison, gentilhomme des environs de Fougères, qui, depuis l'âge de dix-sept ans, combattait pour la cause royale. Joyaut, dit d'Assas, dit Villeneuve, aide de camp de Georges, originaire de Fougeray, près Redon ; tous deux, soupçonnés d'avoir participé à l'affaire de la machine infernale, avaient échappé à la police. Avec eux s'embarquaient Isidore Breichs, dit Joseph Kirch, ancien marin de la République passé aux chouans, devenu l'ami de Georges et chef d'une de ses légions ; un autre chouan, Hermely, sorti de la marine, lui aussi, gaillard trapu, d'une force prodigieuse et d'une folle intrépidité ; et enfin Jean-Pierre Querelle, dit Courson, petit homme au visage grêlé, ancien chirurgien dans la marine royale, établi officier de santé à Sarzeau. Celui-là n'avait jamais fait partie des bandes royalistes ; réfugié en Angleterre pour échapper à ses créanciers, il s'était rapproché des chouans proscrits et ne cédait probablement, en se mêlant à leur téméraire entreprise, qu'au désir d'une récompense pécuniaire. Peut-être Georges ne l'admettait-il dans sa suite qu'au seul titre de médecin de l'expédition, car Querelle s'était acquis à Sarzeau la réputation d'habile praticien. D'Hastings, où il était dès le 9 août, Georges adressa ses dernières instructions à Guillemot, resté à Romsey pour y organiser les départs subséquents. Il insista sur l'indispensable nécessité de former ses Bretons à l'équitation : Eduquez-les de manière que, dans un mois, ils puissent lutter contre un homme à cheval ; il recommandait en même temps, car il pensait à tout, d'envoyer en Bretagne quelques hommes pour y répandre le bruit qu'il avait reparu dans le Morbihan et donner ainsi le change aux espions. Le Vencejo appareilla le 19 août, au soir ; la nuit fut très brumeuse ; si bon marin que fût le capitaine Whright, il dériva vers le nord et risqua de s'échouer devant le Tréport. Il vira de bord et reprit le large ; à neuf milles environ, dans la direction sud-ouest, se trouvaient les falaises de Biville, hautes de plus de cent mètres ; là devaient atterrir les conjurés et commençait la ligne de correspondance qu'ils allaient suivre jusqu'à Paris. A la hauteur de Biville, le léger navire fut donc mis en panne et Whrigth voulut conduire lui-même dans sa chaloupe ses passagers jusqu'au rivage. C'était une étroite grève caillouteuse, murée par la masse escarpée des rochers ; on ne pouvait atteindre leur sommet qu'au moyen de l'estamperche ; les gens du pays désignaient ainsi un long câble, amarré de deux mètres en deux mètres à des poteaux vermoulus dans une entaille de la falaise crayeuse et qui rendait possible l'ascension, en dépit des chocs et des contusions inévitables. Le fils Troche enseigna aux débarqués l'usage de cette étrange échelle ; ils se hissèrent jusqu'à la crête des rochers et Georges, malgré sa corpulence, eut bientôt rejoint ses compagnons sur le plateau de Biville. Le village était distant de six cents pas au plus ; on eût pu s'arrêter à une chaumière isolée où l'on était attendu ; il ne semble pas qu'on y fit halte, par crainte des douaniers en rondes de nuit ; il fallait sortir au plus tôt du rayon de leur surveillance, et, sous la conduite du jeune Troche, fils, de l'horloger de la ville d'Eu, on gagna Guilmécourt, qui est à une petite lieue de Biville. Puis, par un vallon désert, on atteignit l'Yères, qu'on passa à la Maladrerie pour se diriger, par Heudelimont et Saint-Remy, vers la forêt d'Eu, où l'on trouverait, à la ferme de La Poterie, le premier refuge. Sept lieues de route. Marche harassante et silencieuse dans la nuit. De toutes les émotions qu'éprouvaient, en ces temps troublés, les émigrés rentrant clandestinement en France, celles du débarquement étaient, au dire des plus braves, particulièrement redoutées et angoissantes. L'impression de se sentir étranger sur la terre natale ; l'affreuse obsession qu'on n'y pourra vivre qu'en intrus, pourchassé comme un malfaiteur ; la contrainte de surveiller ses paroles, ses gestes, ses regards, ses pas, ses allures ; l'incessante appréhension du péril de mort qui peut naître du moindre incident, composent à ces revenants une insupportable torture. Pour Georges qui, en cette nuit du 21 au 22 août 1803, arpente l'opulente campagne normande, la situation est plus tragique encore ; il vient braver chez lui l'homme qui, pour le tenir en son pouvoir, a mobilisé des armées de soldats, de fonctionnaires, d'espions et rompu avec l'Angleterre. En trimant sur les sentiers scabreux avec ses six Bretons qui ignorent où il les mène. Georges rumine son paradoxal dessein dont la réussite doit stupéfier le monde. On rêve volontiers de tels écrasements de loin, à l'abri de son ennemi ; mais s'y obstiner de sang-froid, quand l'heure de la réalisation est venue, suppose un ressentiment implacable et une fermeté d'âme quasi surhumaine. D'ailleurs, le début permet d'augurer le succès : cette ferme de La Poterie, où les conjurés vont dormir durant leur première journée, est entourée d'un herbage bien clos et touche à la forêt d'Eu dont les taillis offrent leurs caches en cas d'alerte. La maison appartenait aux Detrimont, parents du fils Troche qui s'offre à guider, la nuit suivante, les voyageurs jusqu'à la seconde étape, Preusseville, distant de six lieues, dont trois au moins à travers bois. A Preusseville, le gîte est chez le fermier Louisel où l'on passa tout le jour : Georges y trouva un cheval pour continuer sa routé, et les sept hommes, sous la conduite d'un ancien chouan, nommé Dauny, se remirent en chemin, à dix heures du soir, vers Aumale, — six lieues encore ; une bonne partie de l'itinéraire empruntait la basse forêt d'Eu, Ils furent à Aumale vers trois heures du matin ; ils y étaient attendus chez Monnier, qui tenait, pour sept ou huit élèves, un pensionnat dans l'ancien couvent des religieuses. En arrivant chez lui, les Bretons réclamèrent à manger et se couchèrent tous dans la même chambre ; il y avait un lit pour Le Gros ; les autres dormirent sur la paille ; quant au cheval, on le laissa toute la nuit dans l'allée de la maison, le licou noué à la clef de la porte. Georges et ses compagnons ne bougèrent de toute la journée. A la nuit noire, après avoir soupé, ils laissèrent trois louis à Monnier et partirent, guidés par Dauny, pour Feuquières où les hébergea Boniface Calliaux, dit Boni, lequel les repassa, dans la nuit du 24 au 25 août, au fermier Leclerc, habitant à Monceau, près de Saint-Omer-en-Chaussée. La nuit suivante, dirigés par le fils Leclerc, — un charretier de dix-neuf ans, qui fut frappé de la corpulence anormale du chef de la bande, monté sur un cheval noir, — ils allèrent jusqu'à Auteuil, longue marche de près de sept lieues, car il fallait tourner Beauvais. Quentin Rigaud, cultivateur, reçut les sept voyageurs qui lui avaient été annoncés comme des messieurs se rendant à Paris en secret. Il les adressa, au cours de la nuit du 28, à son beau-frère J.-B. Massipnon, fermier à Saint-Lubin dans la commune d'Arronville ; étape dangereuse, en pays découvert parsemé de nombreux villages, qu'un vieux chemin, appelé le chemin de la Reine Blanche, permet cependant d'éviter. Les sept marcheurs étaient fatigués ; Mme Massignon les entendit grommeler entre eux qu'ils rentraient en France avec la ferme résolution de ne plus la quitter et d'y laisser leurs os. Le soir du 28 août, Massignon prêta à ces messieurs un cheval pour porter leurs bagages et les remit à son frère, Nicolas Massignon, cultivateur à Jouy-le-Comte, hameau des environs. Il était minuit lorsqu'on passa l'Oise au pont de l'Isle-Adam. Ayant donné son cheval à l'un de ses hommes souffrant d'une entorse, Georges allait à pied ; arrivé au petit bois de Vivray, il s'arrêta pour souffler et changer de chemise. Comme toute la petite troupe faisait halte pour l'attendre, parurent un cavalier et un jeune homme venant du côté de Mériel ; le cavalier était Raoul Gaillard, l'un des fourriers de Charles d'Hozier, l'autre le fils d'un vigneron de Saint-Leu, chez qui les voyageurs étaient annoncés pour cette nuit-là. Raoul Gaillard, chargé de la préparation du voyage depuis l'Isle-Adam jusqu'à Paris, vivait, pour ainsi dire, depuis deux mois dans la région : grâce à sa joyeuse humeur, à son entrain de bon vivant, il s'était fait l'ami de tous les paysans dont il pouvait avoir besoin, et on se trouva en pays de connaissance lorsqu'on parvint à Saint-Leu, chez le vigneron Vincent Lamotte, un homme à ménager, car son frère servait, en qualité de domestique, un officier de la garde du Premier Consul. Le 29 août, à deux heures du matin, Georges Cadoudal et ses chouans parvenaient donc à Saint-Leu, dernière étape de leur voyage ; ils achevaient la nuit sur la paille, chez Lamotte, qui fut un peu ému, lorsqu'il entra dans leur chambre, en apercevant la quantité de pistolets dont ils s'étaient débarrassés pour dormir. Dans la matinée, deux messieurs arrivèrent de Paris en voiture ; l'un était Charles d'Hozier, l'autre, Bouvet de Lozier ; on dîna vers une heure et, à six ou sept heures du soir, tous les conjurés partirent pour Paris, deux par deux, en promeneurs qui rentrent chez eux après une journée passée aux champs : le Gros, — Georges, — dans le cabriolet de d'Hozier, quatre autres dans deux charrettes louées à Saint-Leu même chez l'aubergiste de la Croix Blanche ; les deux derniers montèrent dans la voiture publique venant de Taverny. Il se trouvait ainsi démontré que, par un prodige d'ajustements précautionneux, une route était établie qui garantissait aux conspirateurs leurs communications avec la mer et présentait la même sécurité que ces mystérieuses lignes de correspondance dont naguère, en Bretagne, Georges faisait usage pour se tenir en rapport constant avec tous les points du pays. Ce résultat, qu'on a justement qualifié de merveilleux, rendait possible le voyage du Prince qui devait apparaître au moment décisif et, pour plus d'assurance, cette route allait être, durant six mois, incessamment fréquentée par les affidés au complot. Georges lui-même la parcourra cinq fois d'un bout à l'autre sans que jamais un gendarme ou un garde-champêtre s'étonne de ces randonnées d'étrangers au pays. On se demande, sans doute, si les hôtes d'occasion, chargés de loger au passage ces inconnus nomades, ne cherchèrent pas à s'informer du but de leurs vagabondages : non, ils étaient dénués de méfiance, ou, bien payés, ils préféraient ne pas s'inquiéter. Pourtant, le vigneron de Saint-Leu, premier anneau de la
chaîne, ne put s'empêcher de dire à Raoul Gaillard, qu'il connaissait
seulement sous le pseudonyme de Houvel : Mais, mon
Dieu ! est-ce que vous avez fait quelque chose à Paris que vous courez ainsi
la nuit ? Raoul répondit en riant qu'il avait
des affaires en différents endroits. — Monsieur
Houvel, risqua une autre fois le vigneron, vous
voulez notre confiance et vous ne nous dites rien... Il faudrait que nous sachions si c'est pour faire du mal.
Le faux Houvel répliqua, toujours joyeux : Pourquoi
faire là-dessus des brelans ? Nous ne voulons de mal à personne ; n'ayez pas de
crainte : noue ne sommes ni des brigands, ni des Anglais... Pour
calmer ses scrupules, il l'invitait à dîner, soit à Pontoise, soit à Paris, à
l'Hôtel de Bordeaux, où il logeait,
les payait de bons repas, des réjouissances variées ; il l'emmena même un
jour, après le passage de Georges, à la fête de Saint-Cloud. Le paysan
acceptait ces bombances, la conscience et les yeux fermés ; cependant l'ami
Houvel l'ayant convié à déjeuner en compagnie de Massignon, le fermier de
Saint-Lubin, et leur témoignant, après boire, son grand désir d'entrer en
relations avec M. Macheret, que Massignon connaissait et qui n'était autre
que le cocher du Premier Consul, les deux hommes furent pris de peur et l'un
dit à l'autre : Je voudrais être mort plutôt
que m'être mis dans tout ça. Mais ils ne s'empressaient pas moins d'ouvrir leur porte à toute heure de la nuit, quand la voix d'Houvel les appelait pour les inviter à guider des
amis à travers bois et champs. Souvent
le Gros était du voyage, toujours
accompagné d'un homme très noir et très laid, qu'on
appelait Joseph : c'était Picot le fidèle domestique. Et, quelques
jours plus tard, on ne manquait pas de le
voir repasser, ramenant une bande de nouveaux qui, le soir,
se groupaient autour du feu et parlaient, à voix
sourde, de choses qui paraissaient les émouvoir vivement. En arrivant à Paris, conduit par d'Hozier, Georges, après quelques heures à l'Hôtel de Bordeaux, s'était logé d'abord chez Denand, marchand de vin, à la Cloche d'or, rue du Bac, à l'angle de la rue de Varenne ; il y demeura quatre jours avec Picot, son domestique. De là, ils allèrent, emmenant Joyaut, dit d'Assas, occuper la maison de Chaillot qu'ils habitèrent quelques jours ; ils devaient y revenir à plusieurs reprises et y séjournèrent 18 jours en trois fois, d'après la concierge. Georges et Joyaut, toujours accompagnés de Picot, après un passage rue Charlot, prirent possession de l'entresol de la rue Carême-Prenant où Spin avait machiné une cache. Une vieille boiteuse, qu'on appelait Mme Josèphe, leur faisait la cuisine. Ils restèrent là peu de temps, sept jours d'abord, plus tard cinq jours, et furent hébergés à deux reprises chez Verdet, employé aux finances, rue du Puits-de-l'Ermite. Raoul Gaillard avait décidé Verdet à louer des chambres meublées pour des négociants ayant affaire dans le quartier de la Halle aux Vins, et la plupart des conspirateurs passèrent chez lui, à ce titre : la chambre était de 36 francs par mois ; Verdet nourrissait ses pensionnaires à raison d'un louis par jour — 24 francs, prix inconnu alors dans les meilleurs hôtels. Encore ses locataires payaient-ils de leur poche les paniers de vin de Bordeaux qu'ils faisaient chercher à la Halle voisine. Tels furent à Paris les principaux gîtes de Georges, tantôt sous le nom de Larive, tantôt sous celui de Couturier ; mais il disposait d'autres retraites dont, si l'on excepte deux ou trois confidents intimes, tous ses hommes ignoraient le secret. Néanmoins, si prudent à Paris, il n'hésitait pas à entreprendre le voyage de Biville et il arrivait même à être fort connu sur la route pour tous, c'était le Gros et il parait difficile de croire que, vu ses formes athlétiques, il eût, ainsi qu'on le dit, la faculté de se grimer au point de se rendre méconnaissable. Le 7 décembre, il quittait Paris pour recevoir à la côte le troisième débarquement qui, entre autres, — six au total, — lui amenait un renfort de valeur : Coster de Saint-Victor, ex-militaire, ex-chouan, brave, chevaleresque, dévoué corps et âme à la cause royaliste, et Armand de Polignac, gentilhomme de l'entourage du Comte d'Artois : il avait trente et un ans ; et vivait à Londres, auprès de son prince, tandis que sa jeune femme, une Hollandaise, habitait Paris. C'est sans doute pour faire honneur à cette recrue d'importance, dont la venue présageait celle du prince lui-même, que Georges s'était porté à Biville. Du reste, les nouveaux débarqués s'adaptèrent, sans récriminer, aux nécessités de la situation : ascension de l'estamperche, marches de nuit, soupe de paysans, couchers sur la paille. L'incident notable de ce voyage fut l'arrêt à Aumale, chez le maître de pension Monnier ; durant la journée que les conjurés passèrent là, ils firent chercher le meilleur tailleur du bourg, un certain Debeaussaux, auquel ils commandèrent quatre costumes militaires, dragons et chasseurs. Le tailleur prit mesures et promit de faire diligence. Quand, dix jours plus tard, il se présenta pour essayer, il apprit avec stupeur que les quatre particuliers étaient déjà à dix lieues d'Aumale ; Monnier, d'ailleurs, régla la facture, 400 francs, et Georges dut prendre livraison des costumes à son voyage suivant. Car il reparut sur la ligne, avec Raoul Gaillard, au mois de janvier 1804. Il allait à la côte recevoir le général Pichegru que le Vencejo débarqua dans la nuit du 16 avec Lajolais, l'un de ses anciens officiers, le major suisse Russilion, ami du général, Armand Gaillard, frère de Raoul, Jules de Polignac, le cadet d'Armand et le marquis de Rivière, aide de camp du Comte d'Artois. Georges les attendait à la ferme de La Poterie où tous les conjurés venant d'Angleterre passaient leur première journée sur le sol français. Du perron de la maison, Georges, impatient, apercevant dans l'ombre le groupe des arrivants fourbus, — ils étaient restés quatre jours en mer, — demanda : Amenez-vous le Prince ? un non unanime lui répondit. Il ne put retenir un cri de découragement et gémit : Nous sommes perdus ! On se mit à table, bien qu'il fût trois heures du matin ; on convint de se reposer tout le jour et de partir au crépuscule : cette fois, on ferait la route à cheval : Pichegru n'était plus jeune, — 43 ans, — et on avait hâte de rallier Paris. On partit donc en cavalcade à travers la forêt dépouillée : à la seconde couchée, — Aumale probablement, car on doublait les étapes, — on rencontra Armand de Polignac, venu au-devant de son frère. Le 21 janvier, on retrouvait Massignon à Saint-Lubin et le vigneron de Saint-Leu au pont de l'Isle-Adam. On n'allait pas vite, car les chevaux étaient fatigués ; après un arrêt à une maison de campagne, louée à Eaubonne pour épargner au Prince le rustique séjour chez le vigneron, les cavaliers entraient isolément dans Paris que Pichegru n'avait pas revu depuis son départ pour Cayenne, et Jules de Polignac depuis le mois de juillet 1789. Ils vont mener, comme les autres, la vie de caches et de refuites, changeant de gîtes au bout de quelques jours, passant de chez le marchand de vin Menant à la maison de Chaillot, de la rue Carême-Prenant à la coûteuse pension Verdet. Pichegru use de tous ces refuges, et de bien d'autres ; soit qu'il se sente déplacé parmi les chouans, soit qu'il préfère à leur société celle de ses camarades d'autrefois, il quitte Chaillot, se loge chez Roland, l'un de ses anciens officiers, puis chez Lajolais, au Marais ; bientôt, se sentant traqué, il sera réduit à payer 1.800 francs deux nuits chez une ouvrière en modes... Jules de Polignac et le marquis de Rivière trouvent asile chez la sœur de ce dernier, Mme Dupré de Saint-Maur, où ils font lit commun ; il y a bien, rue de Saintonge, une chambre banale où viennent dormir ceux qui sont dans l'embarras ; mais, contrairement à ce que l'on imagine, tous ces parias, s'ils ont un trou où ils se terrent, se lassent des précautions et ne résistent pas à l'impérieuse attraction de la rue. Certains mènent la vie des gens qui n'ont rien à craindre. Raoul Gaillard a ses habitudes à l'Hôtel de Bordeaux, où il est connu ; il y amène Querelle, l'officier de santé de Sarzeau ; il y invite à dîner Picot, le rude domestique de Georges. Il commande ostensiblement à Gentil, tailleur au Palais-Royal, quatre uniformes de chasseurs. Un autre, Michel Roger, dit l'Oiseau, un Lorrain, ex-officier de Georges, se charge de fournir les armes et achète tout un lot de sabres chez Jean Paste, fourbisseur, rue Saint-Honoré, dont un sabre à fourreau d'argent massif qui est offert à Georges Cadoudal. Charles d'Hozier ne se dissimule pas davantage : il mange avec Raoul Gaillard dans la salle commune du restaurant Lacaille, rue Neuve-Saint-Eustache. Armand de Polignac donne à sa femme des rendez-vous en fiacre. Georges lui-même est aperçu un jour, avec un camarade, dans un café de la rue des Petits-Champs. Mais le plus imprudent de tous est Querelle, le Morbihannais ; il va dîner à la Chaumière avec une culottière et il commet l'étourderie d'écrire, par la poste, à son beau-frère, Blouet, apothicaire à Vannes, lui racontant son séjour à Paris et l'assurant que tout va bien, qu'on se reverra bientôt. Le malheureux donnait son adresse à Paris ! Blouet reçut la lettre, la mit dans sa poche d'où sa maîtresse ; une bouchère, la soutira adroitement ; elle n'y comprit rien, sinon qu'il se passait des choses graves et elle remit la lettre au préfet du Morbihan. Le a 2 octobre 1803, Querelle avait été arrêté à Paris et Georges n'était pas sans inquiétude sur les suites de cette incarcération. Mais le grand Juge sembla oublier l'officier de santé dans sa prison et rien ne faisait présager que la police eût compris la valeur de cette capture. Fouché, depuis plus d'un an, avait quitté le ministère et n'était pas remplacé ; il se flattait que son absence entraînerait un relâchement du service, suivait sournoisement la marche des événements et guettait avec un apparent désintéressement l'occasion de prouver à Bonaparte que son concours était indispensable. L'EFFONDREMENTGeorges séjournait depuis cinq mois à Paris ; il y avait
amené Pichegru et les gentilshommes formant l'avant-garde du Prince, et
pourtant les apprêts du Coup essentiel
restaient en souffrance. Pichegru et Moreau, sans lesquels on ne pouvait rien
entreprendre, ne s'entendaient pas : au premier contact, le vainqueur de
Hohenlinden et le conquérant de la Hollande, se trouvant tous deux en
disgrâce et animés d'une égale et farouche rancune, s'étaient montré bon
visage ; mais, si l'indolent Pichegru, devenu timide, se contentait d'un rôle
de comparse, Moreau, travaillé par son ambitieuse belle-mère, jugeait excellente
l'idée d'abattre Bonaparte, mais à la condition qu'il lui succéderait et il
se refusait à travailler pour les Bourbons. Aussi n'admettait-il point
l'ingérence de Georges en une affaire qui
n'intéressait que les généraux. L'entrevue fameuse de Pichegru, de
Moreau et de Georges, le 28 janvier, sur le boulevard de la Madeleine, a été
relatée et commentée bien, des fois. Voici comment, quinze ans plus tard,
Napoléon la racontait à ses compagnons de captivité durant les longues
soirées de Sainte-Hélène. Moreau venait par la rue
Royale et Pichegru fut au-devant de lui par le boulevard ; il l'embrassa et
lui annonça qu'il venait dans la capitale pour renverser le premier Consul.
Georges restait à l'écart. Pichegru fut le chercher et le présenta à Moreau...
celui-ci en était fort embarrassé. Georges lui
demanda sur quoi il pouvait compter : Renversons
Bonaparte et alors tout le monde est pour moi. Je serai nommé premier Consul
avec Pichegru et on vous réhabilitera. Georges
s'écria qu'il ne prétendait pas seulement à cela, qu'il voulait être nommé
troisième Consul. A ces mots, Moreau lui déclara que si l'on savait seulement
que lui, Moreau, était d'intelligence avec un chouan, toute l'armée se
lèverait contre lui et le coup manquerait. Il fallait d'abord tuer le Premier
Consul et alors tout le monde se déclarerait pour Moreau... Des reproches furent alors échangés : Vous nous faites
venir et vous ne pouvez rien ! Georges ajouta même : Bleu pour
bleu, j'aime encore mieux Bonaparte que vous ! Là-dessus ils se
séparèrent. Ce raccourci d'un épisode très important, expose exactement la position prise par chacun des conspirateurs : si vraiment, ce qui étonne, Georges émit la prétention de partager le pouvoir avec les deux généraux, c'est parce qu'il les sentait prêts à l'évincer, le coup fait, lui et ses Princes. Pichegru, très chaud partisan, à Londres, du Comte d'Artois, se refroidissait maintenant, depuis qu'il avait retrouvé son frère d'armes : il s'éloignait manifestement de Georges, et celui-ci, royaliste intégral, s'apercevait qu'il avait été le jouet d'une illusion et que les hommes imprudemment associés à son projet ne partageaient point sa dévotion à la monarchie légitime. Avec leur concours, il était possible, facile peut-être, de renverser Bonaparte, mais pour livrer la France à un autre usurpateur qui ne le vaudrait pas. Et tout l'échafaudage, si laborieusement dressé par le Breton, s'effondrait. Le malheureux dut vivre ce premier mois de l'année 1804 dans l'angoisse et le désespoir. Querelle, qui avait fait partie du premier débarquement, emprisonné, ainsi qu'on l'a vu, dès le début d'octobre, venait d'être jugé, le 26 janvier, par une commission militaire et condamné à mort. Fou de peur à l'aspect des préparatifs de son exécution, il révéla, pour obtenir sa grâce, tout ce qu'il savait : l'atterrissage à Biville, la présence de Georges et de ses chouans à Paris, les étapes de la route, les lieux d'asile que, sous la conduite des policiers et des gendarmes, il reconnut et désigna l'un après l'autre. En dix jours, sur ses indications, toute cette ligne de correspondance, établie au prix de tant de ruses et de peines, était occupée par la troupe, et Savary, commandant général des gendarmes d'élite, transporté en vingt heures, avec ses soldats, sut la côte, guettait un débarquement éventuel. Or on attendait, pour le 11 février, la descente en France du Comte d'Artois ou de son fils le Duc de Berry. Le Vencejo qui les portait devait être en mer et les Princes, capturés dés leurs premiers pas sur la terre de France, seraient en droit de croire que Georges, parjure et traître à leur cause, vendu à leurs ennemis, les avait attirés dans un piège... Quelle fin ignominieuse d'une vie toute d'abnégation et de ferveur passionnées ! Savary a raconté, non sans quelque complaisance, comment, en arrivant déguisé à Biville, il aperçut, dans la chaumière du pêcheur Honoré, une table chargée de cruches de cidre, de grandes tartines toutes coupées et d'un gros pain de beurre, destinés à restaurer les débarqués. Il amenait de Paris le fils Troche, qui ayant présidé aux premiers atterrissages, et déjà arrêté, allait gagner sa grâce en donnant au Vincejo le signal convenu pour l'aviser de l'absence de tout danger. Savary, couché avec ses hommes dans la neige, surveillait les mouvements du cutter anglais, louvoyant par grosse mer, en vue des falaises. Deux jours, trois jours s'écoulèrent sans qu'il pût approcher de la côte. Et un matin, on le vit tout à coup, virant de bord, s'éloigner vers la haute mer... Un homme, dressé au plus haut point de la falaise, venait de mimer, à grands bras, le signal d'alarme et le navire, obéissant, prenait aussitôt le large. C'était, par un dernier prodige, l'ardente initiative de Georges qui sauvait ainsi la vie aux passagers du Vincejo. Déjà traqué dans Paris, du fond de l'une de ses caches, bourrelé d'anxiété à la pensée du péril de ses princes, il avait trouvé le moyen d'avertir, — par quel mystérieux courrier ! — l'un de ses plus dévoués agents, le chevalier de Cacqueray, habitant ordinairement Gournay. Au reçu de cet avis, Cacqueray saute à cheval, se lance, bride abattue, à travers bois, vers Biville, sur cette route de conjurés, naguère si sûre, maintenant bouleversée et coupée en maints endroits par des postes de soldats ; essuyant la fusillade des patrouilles, traversant à fond de train les embuscades, il arrive à La Poterie, dépêche en hâte à la falaise un homme instruit des signaux, enfouit les armes et la poudre approvisionnées à la ferme et regagne Gournay sous les coups de feu, sans une blessure, sans même avoir été reconnu. Quarante ans plus tard, ses enfants conservaient encore le manteau qu'il portait en cette étonnante prouesse : le drap en était percé de plus de vingt balles. Ce fut le suprême exploit des chouans de Georges. D'ailleurs, on apprit plus tard qu'aucun prince n'était à bord du Vincejo : le navire, à ce voyage-là, portait vingt-cinq Bretons aux noms obscurs que Guillemot expédiait à Georges comme renfort et dont la venue n'aurait grossi que le nombre des victimes. Car, à dater de ce jour, la conspiration étant dévoilée, les incidents dramatiques et les coups de théâtre se succédaient de façon ininterrompue. Le premier qu'on arrêta fut Louis Picot, dit Joseph, le domestique de Georges. On le prit à la Cloche d'or, rue du Bac. Conduit à la Préfecture de police, il comparut devant Bertrand, le terrible chef de division, homme énorme, borgne, boiteux, féroce et très malin. Quand on lui amena ce prisonnier, jeune encore, — Picot avait vingt-huit ans, — desservi par une grossièreté apparente, une mine farouche et patibulaire, Bertrand pensa en avoir facilement raison ; il lui promit la liberté immédiate, s'il révélait l'asile de son maître. Picot refusa. On compta sous ses yeux une somme d'argent considérable, prête à lui être remise, s'il consentait à parler. Même silence. Alors on garrotta le malheureux, on lui saisit les mains, on lui écrasa les doigts au moyen de chiens de fusils serrés à vis. L'atroce douleur eut raison du fanatisme du pauvre Breton ; il serait more plutôt que de trahir son général ; mais on obtint, par ce procédé infâme, de longs détails, vrais et faux, sur la route des conjurés et sur ce que Picot croyait savoir de leurs projets : les chefs ont tiré au sort à qui attaquerait Bonaparte ; ils l'enlèveront sur la route de Boulogne ou l'assassineront en lui présentant une pétition à la parade ou lorsqu'il ira au spectacle ; c'est afin de l'approcher qu'on a fait des uniformes de chasseurs ou de hussards. On découvrit les uniformes à la Cloche d'or, on mit en arrestation le tailleur Genty et Picot fut écroué à la Tour du Temple, pantelant, les mains en sang, les doigts brisés. Bertrand connaissait maintenant le moyen de délier la langue aux brigands ; tous les individus arrêtés —, et ils affluaient à la Préfecture, pêcheurs de la côte, paysans, filles d'auberge, cultivateurs, — subissaient les mêmes épreuves menaces de la fusillade sans jugement, promesses de pardon et d'argent, et quand ces stratagèmes demeuraient sans effet, la torture pour ceux qui en valaient la peine. On regrette de constater que l'autorisation d'employer ces affreux supplices émanait du Premier Consul lui-même ; apprenant que le pauvre Horné, — le pêcheur de Biville chez qui se restauraient les débarqués après l'ascension de l'estamperche, — prétendait demeurer discret, Bonaparte mandait au général Soult, commandant le camp de Saint-Omer : Faites parler le pêcheur qui a communiqué avec les Anglais ; si vous voyez de l'hésitation, vous pourrez vous-même lui faire serrer les pouces dans un chien de fusil... Le 9 février, lendemain de la capture de Picot, les officiers découvraient Bouvet de Lozier, gibier d'importance. Enfermé au Temple, il resta trois jours sombre et silencieux. Le 13, au matin, traduit au cabinet de Réal, conseiller d'Etat chargé d'instruire l'affaire, il reconnut en ce personnage un homme avec lequel il avait eu naguère d'agréables relations. Mis en confiance, il parla trop, imaginant naïvement qu'il s'entretenait avec un ami de vieille date. Réintégré dans son cachot, il réfléchit, déplora son imprudence, s'en exagéra les conséquences et, dans la solitude du secret, le soir venu, profitant d'un moment où le geôlier qui le gardait s'absenta, il noua sa cravate à son mouchoir, arracha le fil de fer qui maintenait en équilibre le tuyau de son poêle, monta sur son lit pour attacher ce lacet improvisé à un saillant de son armoire, se le passa au cou et se lança. Il gigotait désespérément quand le geôlier rentra : Au secours ! Un couteau, un couteau ! cria cet homme ; on accourut, on coupa le lacet, le pendu s'abattit aux trois quarts mort, les yeux en sang, le visage tuméfié. A son évanouissement succéda une crise nerveuse qui le secouait dans son lit où deux hommes durent le tenir, puis une prostration profonde dont on profita pour le mettre en présence du grand juge, Régnier. Alors le malheureux dit tout : Encore couvert des ombres de la mort, il demanda vengeance de Moreau qui avait perdu le parti royaliste en attirant ses principaux soutiens à Paris, sous le prétexte de restaurer la monarchie, pour se rétracter ensuite et leur proposer de travailler pour lui. Bouvet raconta l'entrevue du boulevard de la Madeleine, les pourparlers entre Pichegru et Moreau... foudroyante révélation, car jusqu'alors la police, croyant n'avoir affaire qu'à Georges et à ses chouans, ignorait la présence de Pichegru à Paris et la complicité de Moreau. Quel émoi aux Tuileries quand y fut portée, dès sept heures du matin, la nouvelle de cette immense conjuration dont Georges, à la vérité, était l'âme, mais qui mettait en jeu toute l'armée en la personne de deux chefs possédant des légions d'amis et de partisans ! Fouché, depuis longtemps dans la coulisse, reparut ce jour-là chez le Consul : on avait besoin de ses conseils ; le lendemain, Moreau était arrêté, écroué au Temple, où le Grand Juge, en simarre, vint l'interroger et se heurta à un dédaigneux laconisme. Pichegru est pris le 28 février, vendu im000 francs par l'homme qui lui avait offert asile ; Jules de Polignac et le marquis de Rivière sont arrêtés le 4 mars, à huit heures du matin, couchés dans le même lit, rue des Quatre-Fils ; le major suisse Russilion, qu'on découvre le surlendemain, raconte tout ce qu'on veut avec une naïveté voisine de la niaiserie. Mais Georges bien servi par ses chouans, échappe à la police. Il est certain qu'il sait la partie perdue et songe à quitter Paris, car, le 5 février, il a fermé, avec Joyaut, son aide de camp, la maison de Chaillot et en a remis les clefs à la concierge. La police est arrivée deux jours trop tard et n'a pu capturer que cette concierge et son mari, ainsi que le jardinier ; mais, grâce aux renseignements que fournissent ces innocents comparses, le cercle se resserre autour de l'insaisissable chouan. On craint qu'il ne parvienne à quitter Paris et à gagner le Morbihan ; aussi, le 28, les barrières sont fermées depuis 7 heures du soir jusqu'à six heures du matin ordre de fouiller les tonneaux, les paniers de blanchisseuses, les voitures de deuil. Le signalement de Georges est publié par tous les journaux, distribué dans les rues, placardé sur les murs. Le brigand y est dépeint comme une sorte de bête monstrueuse et féroce, extrêmement ventru, d'une corpulence énorme, la tête très remarquable par son extraordinaire grosseur, le nez écrasé et comme coupé dans le bout ; le cou très court ; le poignet fort et gros ; les jambes et les cuisses peu longues... Il marche en se balançant et les bras tendus... Des affiches blanches font savoir que ceux qui lui donneront asile, ou à l'un de ses complices, seront punis de mort. Il n'y a personne à Paris qui ne se passionne pour cette lutte entre le pouvoir et ce personnage fantastique, thème des légendes les plus absurdes ; on le disait loin, enfui sous l'uniforme d'un aide de camp du Premier Consul, ou emporté dans un cercueil à quelque cimetière de banlieue où ses parti sans l'attendaient ; et la ville en fièvre suivait ce tragique feuilleton auquel, chaque matin, s'ajoutait une péripétie nouvelle. Georges n'avait pas quitté Paris. En sortant le dimanche 5 février, de la maison de Chaillot, il retourna chez Verdet, rue du Puits-de-l'Ermite ; mais, le 9, Mme Verdet étant allée aux provisions, ne rentra pas et l'on apprit qu'elle était arrêtée. La torture pouvait la faire parler et Georges dut quitter la pension Verdet. Où aller ? Charles d'Hozier, qui vivait rue Saint-Martin, dans une chambre de domestique, fut consulté : il indiqua une retraite que la fille Hisay, la pauvre boiteuse qui se dépensait sans compter, avait retenue pour lui-même et qu'il céda généreusement. C'était, rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, une pièce dépendant de la boutique d'une fruitière, Mme Lemoine. Georges y fut conduit dans la nuit du 17 par Mlle Hisay, et, le lendemain, deux de ses officiers, Burban et Joyaut, vinrent l'y rejoindre. Tous trois couchaient dans la chambre d'où ils ne sortaient pas ; la fille Hisay et la petite Lemoine, âgée de quinze ans, se tenaient, de l'aube au soir, en surveillance dans la boutique. La nuit venue, elles montaient auprès des chouans et dormaient, séparées par un rideau du lit où ceux-ci reposaient. Ce régime se prolongea jusqu'au 9 mars. Joyaut, qui s'était risqué au dehors, avait découvert, rue du Four-Saint-Germain, la plus sûre cache de Paris, chez un parfumeur, nommé Caron ; on y séjournerait, au besoin, sans appréhension durant des années, car cette cache consistait en l'enseigne même du parfumeur, enseigne qui formait coffre incliné, surplombant la rue, de sorte que les policiers pouvaient fureter dans toute la maison sans dénicher le particulier installé à l'aise dans cette boite. Caron louait son enseigne 8.000 francs. La difficulté était de gagner ce refuge. Joyaut eut recours à Le Ridant, autre conjuré morbihannais qui se cachait au cul-de-sac de la Corderie, dans une dépendance de l'ancien couvent des Jacobins. Le Ridant promit de venir, à la tombée de la nuit, avec un cabriolet, prendre Georges rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, pour le conduire chez le parfumeur. Le Ridant était-il vendu à la police ? Napoléon l'a affirmé dans ses entretiens de Sainte-Hélène ; mais peut-être ses souvenirs le trompaient-ils sur ce point, car ils s'égaraient sur certaines circonstances de temps et de lieu. Quoi qu'il en soit, tandis que, vers sept heures, le soir du 9 mars, Le Ridant, conduisant son cabriolet, montait au pas ralenti de son cheval la rue Montagne-Sainte-Geneviève, un fort peloton de policiers occupait la place Maubert, et deux officiers de paix, Petit et Destavigny, ainsi que l'inspecteur de police Caniolle, suivaient la voiture. Elle atteint la place Saint-Etienne-du-Mont. A l'angle de la rue des Sept-Voies, un individu sort de l'ombre : c'est Georges, déguisé en fort de la Halle. Sans que le cabriolet s'arrête, il monte sur le marchepied et se jette sur le siège : à ce moment, une voix crie : Au voleur ! La petite Lemoine, qui porte le paquet de Georges, le lui tend ; il la repousse vivement : Sauve-toi, petite malheureuse, tu es perdue ! Et tout de suite, à Le Ridant : Fouettez ! Fouettez fort ! — Pour aller où ? — Je n'en sais rien, mais il faut aller ! Cinglé de coups de fouet, le cheval prend le grand trot ; l'inspecteur Caniolle rejoint à grandes enjambées la voiture, parvient à se cramponner aux ressorts et se laisse emporter ; les deux officiers de paix suivent à toutes jambes, criant : Arrête, arrête ! Après le passage des Jacobins, un court détour dans la rue de la Harpe, le cabriolet s'engage dans la rue des Fossés-Monsieur-le-Prince dont la pente, assez rapide, active l'allure du cheval ; mais les cris de Petit et de Destavigny, leur course folle, leurs appels, jettent l'émoi sur tout le parcours. Le quartier regorge de policiers, car un quatrième, l'inspecteur Buffet, qui rôde par là, se joint à ses collègues ; moins essoufflé qu'eux, il les distance et lorsqu'on arrive à la hauteur de la rue Voltaire (actuellement rue Casimir Delavigne), il réussit à saisir le cheval par la bride, se fait traîner : à ce moment, un coup de feu. Georges s'est penché et a tiré à bout portant sur cet homme qui roule foudroyé ; mais le cheval s'est arrêté : Caniolle lâche les ressorts et se lance pour empoigner Georges ; celui-ci a mis pied à terre ; il écarte le policier d'un second coup de feu en plein corps et va s'engager dans la petite rue de l'Observance qui descend en escalier vers l'École de médecine (rue Antoine Dubois, aujourd'hui). Caniolle, blessé seulement, le frappe à la tête d'un coup de son bâton : trébuchant sur le corps de l'inspecteur Buffet, étendu dans le ruisseau, Petit et Destavigny accourent, haletants : Georges ! C'est Georges ! Au bruit des détonations, des cris, les fenêtres s'ouvrent, des gens étonnés se penchent ; d'autres sortent des boutiques ; un attroupement se forme, suivant le cabriolet qui, dans la nuit très noire, sans conducteur, — Le Ridant avait disparu, — descendait au pas de son cheval, vers le carrefour des Quatre-Vents (actuellement carrefour de l'Odéon), où la scène se trouva transportée dans la confusion des policiers hors d'haleine, des badauds questionnant, se bousculant pour voir et comprendre, si bien que l'officier de paix Destavigny, reprenant son souffle, avise, à six pas de lui, Georges mêlé à la foule, placé avec cette tranquillité de l'homme qui n'a plus rien à craindre, et entouré de badauds qui ne paraissent pas plus penser à Georges qu'à rien. Il crie : C'est lui ! C'est lui ! écarte les curieux, prend le bras de Georges qui, sans aucune résistance, dit, du ton le plus calme : Oui, c'est moi Georges. Tout de suite il est entouré, immobilisé, palpé, fouillé à la lueur projetée par la lanterne du bureau de loterie ; l'un lui prend son poignard, l'autre son pistolet ; l'agent Caniolle, dont le sang coule et qui défaille, a une corde dans sa poche ; mais il ne peut l'en sortir : un ouvrier la tire ; Georges, solidement lié, encadré de vingt personnes qui se flattent de l'avoir capturé, est entraîné, suivi d'une foule, par la rue de l'Ancienne-Comédie et la rue Dauphine vers la Préfecture de police, tandis que plus haut, dans la rue des Fossés-Monsieur-le-Prince, non loin de la belle porte Louis XV qui est encore là, le médecin Burard, auquel un particulier a dit : Il y a un mort sur le pavé, vous devriez bien l'aller voir, examine, à la lueur d'une lampe prêtée par une voisine complaisante, le cadavre de Buffet dont la tempe gauche est fracassée. |