L'ÉCOLE SAINT-YVESRENNES est en liesse ; l'année 1788 s'achève et les Etats de Bretagne viennent d'ouvrir leur session, traditionnelle occasion de bombances et de ribotes. Rien n'a changé depuis le temps où Mme de Sévigné écrivait : C'est un jeu, ma chère, une liberté jour et nuit qui attire tout le monde, quinze ou vingt grandes tables, des bals éternels, des comédies trois fois la semaine, une grande beuverie... voilà les Etats. J'oublie trois ou quatre cents pipes de vin qu'on y boit... Chaque année il semble que les membres de l'auguste assemblée luttent à qui soutiendra la gaillarde réputation bachique des Bretons ; en 1786, le président des Etats, soucieux de donner l'exemple, faillit trépasser sur la brèche des suites d'une terrible indigestion, et cette alerte n'avait pas interrompu la fête : nos seigneurs de la noblesse, venus de tous les points de la Bretagne, pour s'amuser, ne souffraient pas un seul manquement au folâtre programme et, comme ils étaient en écrasante majorité, ils donnaient le ton à leurs collègues des autres ordres et à la ville de Rennes tout entière. Pourtant, en ce mois de décembre 1788, la session des Etats tournait à l'orage : l'ordre de la noblesse comptait 965 membres, tous gentilshommes, le clergé 30, tous prélats, et le Tiers 42 seulement, tous roturiers qui, dès avant la première séance, manifestaient bruyamment leur lassitude de représenter en si faible minorité la classe la plus nombreuse des habitants de la province. Ils s'étaient donc concertés pour obtenir des deux autres ordres l'acceptation d'un plan de réformes réclamées par toute la bourgeoisie et le peuple de la Bretagne : répartition égale des impôts entre les trois ordres ; admissibilité de tous les citoyens aux charges et emplois publics ; augmentation du nombre des représentants du Tiers aux Etats, en raison d'un député par 10.000 habitants ; impôt somptuaire sur les chiens de chasse, les laquais, les équipages de luxe, les gens d'affaires et les financiers ; égalité d'honneurs entre les élus du Tiers-Etat et ceux des deux autres ordres, et, peut-être, était-ce ce dernier vœu qui tenait le plus au cœur des plébéiens bretons, révoltés, à la longue, de la séculaire arrogance de leurs seigneurs et maîtres : elle apparaissait surtout lors de la réunion des Etats, alors que, précédé de hérauts, tout brodés d'hermines et de fleurs de lys, montés sur des chevaux caparaçonnés de housses traînantes en drap d'argent, le clergé s'avançait au son des trompes, portant robes violettes et rochets de guipure, mitres en tête, croix d'or au cou, suivi des 965 nobles en habit à la française, avec le catogan poudré et l'épée au flanc. Les gens du Tiers venaient derrière, obligatoirement vêtus de noir, comme s'ils devaient à jamais porter le deuil de leurs légitimes revendications. Dès la première séance, le 29 décembre, le président du Tiers, Borie, eut l'audace d'interpeller les privilégiés : Messieurs, dit-il, quand l'assemblée se fut constituée, vous n'irez pas plus loin sans nous entendre... Le Clergé et la Noblesse font sourde oreille. Le 31, nouvelle protestation de Borie exigeant l'examen des griefs de son ordre. On ne l'écoute pas. Alors te Tiers tout entier, aux enthousiastes acclamations des tribunes publiques, déclare qu'il se retire, frappant ainsi d'impuissance et de nullité toute délibération des Etats. La guerre était déclarée : pamphlets, libelles, batailles dans les rues de Rennes. Un journal rédigé par un écrivailleur, — qui n'est autre que Volney, — prêche au peuple la révolte ; on colporte des mots qui font traînée de poudre : un gentilhomme écrit : Le Tiers veut nous faire descendre jusqu'à lui ou s'élever jusqu'à nous ; c'est un petit nombre d'avocats ambitieux qui ont conçu ces beaux songes... Et on raconte que, un jour, comme on parlait d'établir une école navale pour la noblesse pauvre, un membre du Tiers ayant gémi : Et nos fils ? Qu'auront-ils ? — L'hôpital ! riposta le marquis de Trémargat ; mot qui, tombé dans la foule, germa promptement. Un jeune homme de vingt-cinq ans, prévôt des étudiants en droit, organise la résistance : il se nomme Jean-Victor Moreau ; sa famille le destinait au barreau, mais, emporté par ses goûts batailleurs, il a déserté l'école pour s'engager. Son père, avocat estimé, l'a forcé de quitter l'armée et de reprendre ses études de droit, Le jeune Moreau obéit bien à contre-cœur, et c'est ainsi qu'on le retrouve à Rennes, au début de 1789, portant à travers les rues un drapeau sur lequel sont inscrits ces mots : vaincre ou mourir, et, menant au combat ses camarades de la Faculté. Il les conduit à l'assaut du couvent des Cordeliers où s'est réfugiée la noblesse ; les gentilshommes ont tiré l'épée, le tocsin sonne, des coups de fusil blessent des gens dans la foule, la mêlée s'engage, se prolonge durant trois heures et se termine par un armistice qu'imposent aux combattants des citoyens aussi sages qu'intrépides. Mais Moreau ne désarme pas : à son appel, la jeunesse de Nantes, d'Angers, de Saint-Malo, afflue à Rennes et, de toute la Bretagne, lui parviennent des adhésions et des offres de concours. Un ordre du Roi, suspendant la tenue des Etats et ordonnant au clergé et à la noblesse de se séparer immédiatement, mit fin à ces manifestations inquiétantes. La bataille allait se continuer, quelques semaines plus tard, aux Etats généraux de Versailles. L'une des adresses approbatives reçues par Moreau émanait des étudiants du collège Saint-Yves, de Vannes ; au nombre des signatures de ces jeunes démocrates, ardents champions de la cause du peuple, se lisait celle de Georges Cadoudal : c'était le nom, bien obscur alors, d'un élève de cette institution fameuse dans la région et qui fut le véritable foyer de la chouannerie morbihannaise. Dirigée par des prêtres séculiers, le collège Saint-Yves occupait, rue d'Auray, de beaux bâtiments, construits naguère par les P. P. Jésuites et précédés d'une très vaste cour ; les classes formaient une suite de salles immenses garnies de bancs de bois courant le long des murs, ni tables, ni pupitres, ni poêle, ni cheminée ; l'hiver, le froid était intense dans ces pièces empierrées, situées en contrebas, éclairées par des fenêtres mal jointes ; la neige s'amoncelait si épaisse dans la cour qu'on en avait par-dessus les genoux. Tel était le décor, d'après les souvenirs d'un futur grand-maître de l'Université qui fut élève au collège Saint-Yves à l'époque de la Restauration. Rien alors n'y avait été changé, ni locaux, ni régime, ni programme d'études depuis le temps de Louis XVI et le chroniqueur qui les dépeint ainsi disait, en entrant à l'École normale : Il me semble que j'ai fait mes études il y a cent cinquante ans. Il n'y avait pas de dortoirs au collège Saint-Yves ; les élèves, tous externes, étaient répartis entre plusieurs institutions tenues par de vieilles demoiselles qui les hébergeaient et les nourrissaient pour quelques francs par mois. Les plus pauvres, paysans de la banlieue de Vannes, trouvaient à se loger chez quelque petit ménage et, retournant chez eux le samedi, revenaient le lundi matin rapportant un énorme pain de seigle qui durait toute la semaine ; ils le coupaient en tranches dans une écuelle où leur logeuse versait un peu de bouillon. Le tableau d'un si rigoureux régime explique en partie le granitique endurcissement et l'anormale résistance de ces jeunes hommes destinés aux privations et aux fatigues de la vie errante. Georges n'était point parmi les besogneux ; son père, Louis Cadoudal, fermier et cultivateur aisé de la paroisse de Brech, près Auray, résidait à un quart de lieue de cette ville, au hameau de Kerléano, où il possédait une maison qui existe encore, bien modifiée, probablement, mais dont les gros murs et les dispositions générales semblent avoir été respectées. C'est là que Georges était né le 1er janvier 1771. D'après une tradition transmise dans sa famille, un jour que la mère du nouveau-né, assise à la porte de sa maison, le tenait sur ses genoux, un mendiant s'approcha et, posant la main sur le front de l'enfant : Celui-ci, dit-il, sera cause de grands malheurs pour lui et pour les siens. Le nom de Cadoudal était lui-même un présage : il signifie en idiome celtique Guerrier aveugle. Mme Cadoudal, née Marie-Jeanne Le Bayon, était d'une grande beauté ; elle donna le jour à dix enfants dont cinq seulement devaient vivre encore à l'époque de la Révolution : Georges, Julien, Joseph, Louise et Marie. Outre cette nombreuse progéniture, Kerléano abritait l'oncle Denis, frère du fermier ; membre du tiers-ordre de Saint-François et célibataire, il dirigeait avec compétence les travaux champêtres, et il y avait encore, régnant sur la maisonnée, du fond de son fauteuil, la grand-mère Cadoudal, femme de tête et de résolution, qu'immobilisaient ses infirmités dues à une extraordinaire corpulence : c'est d'elle que paraissait tenir Georges dont le fort embonpoint et la constitution athlétique se développèrent de très bonne heure. Il était déjà singulièrement robuste lorsque, après quelques mois de classes élémentaires à l'école d'Auray, il entra au collège de Vannes où, dès son arrivée, il fit preuve d'Une humeur rétive et d'une fermeté qui le posèrent dans l'esprit de ses camarades : à la porte de Saint-Yves était une pierre que, par tradition, tout nouveau devait humblement baiser en franchissant le seuil pour la première fois. Georges refusa de se soumettre à cette brimade et, comme ses anciens voulaient l'y contraindre, il fonça sur eux, tête basse, et s'ouvrit un chemin parmi les écoliers ameutés. Ce début prometteur valut au jeune Breton, dépourvu des grâces de l'enfance et taillé à coups de hache, une considération qu'il mit à profit pour former, aux heures de récréation, ses condisciples en bandes adverses, qui combattaient à coups de poing, voire à coup de pommes ou de pierres. Vers la même époque, à trois cents lieues de là, un autre jeune garçon, presque du même âge, se plaisait à séparer ses camarades de l'École militaire de Brienne en deux camps qu'il lançait l'un contre l'autre. Ces deux enfants, si distants par l'origine, la naissance et l'éducation, si égaux en ténacité, en résolution, en audace, se chercheront un jour et seront rivaux dès leur première rencontre. Le duel qui alors s'engagera entre le Breton Cadoudal et le Corse Bonaparte, est le sujet du présent récit. A Saint-Yves, outre le français, on enseignait les mathématiques, la physique, l'histoire et la géographie ; mais ces études restaient rudimentaires ; seule, celle du latin était poussée assez loin, car les élèves se destinant, pour la plupart, à la prêtrise ou aux emplois judiciaires, devaient se familiariser avec la langue de l'Église et du droit. L'instruction religieuse était l'objet de soins particuliers et, pour pénétrer du mieux possible l'impétueux héros de la chouannerie bretonne, il importe d'indiquer que, dès l'enfance, son âme s'ouvrit à des sentiments de foi qui ne devaient jamais s'affaiblir. On le trouvera toujours animé d'une piété candide, ne se distinguant point d'ailleurs en cela de l'immense majorité des Bretons, profondément attachés à la religion de leurs pères. Ce qui, aujourd'hui, peut surprendre, c'est que, malgré cet état d'esprit, ils étaient tous, dès 1789, partisans de la révolution naissante ; la noblesse de Cour, futile et méprisante, n'était pas aimée ; le clergé lui-même, le bas-clergé surtout, plein d'illusions qui devaient être éphémères, approuvait ostensiblement l'ambition des bourgeois du Tiers d'obtenir leur place au soleil dans la hiérarchie gouvernementale. Ainsi s'explique l'enthousiasme démocratique de Georges Cadoudal et de ses condisciples de Saint-Yves quand, au début de 1789, ils se solidarisaient avec Moreau, champion déclaré de la cause du peuple. Cet enthousiasme redoubla, en mai, lors de l'ouverture des Etats généraux et se perpétua durant de longs mois. La France croyait assister à la reconstitution du Paradis terrestre et les curés lisaient en chaire les comptes rendus de l'Assemblée nationale. Ce naïf enchantement se calma et se refroidit aux premières attaques d'une minorité haineuse et envahissante contre le clergé. On accepta, avec une généreuse résignation, les premières réformes touchant les privilèges pécuniaires des communautés religieuses, la suppression du casuel et des dîmes ; on accueillit même sans résistance l'interdiction des vœux monastiques et la fermeture des couvents ; mais quand, au début de 1791, on connut la nouvelle constitution du clergé, avec l'obligation du serment civique, l'élection des évêques et des curés par les citoyens, fussent-ils calvinistes, israélites ou notoirement athées ; quand le Pape eut condamné solennelle lent cette loi néfaste ; quand les intrus remplacèrent dans les presbytères les prêtres vénérés, déclarés rebelles et perturbateurs du repos public ; quand on constata que toutes les religions étaient reconnues, sauf celle qui, depuis dix-huit siècles, avait été liée au destin de la France ; quand, enfin, commença, au nom de la liberté, cette persécution fameuse, véritable cause des catastrophes qui suivirent, le peuple, le peuple breton surtout, se cabra ; dès le 13 février 1791 toute la région de Vannes était en feu ; trois mille paysans s'avancèrent vers le chef-lieu, réclamant leurs prêtres ; une bataille s'engagea entre la garnison bien armée et les insurgés sans commandement ; treize de ceux-ci furent tués, seize blessés, trente et un restèrent prisonniers de la troupe et cet événement désastreux, attisant les colères, laissa d'implacables souvenirs. RÉVOLTÉGeorges Cadoudal sortit à vingt ans de Saint-Yves, à l'époque où on en expulsait ses maîtres ; il se plaça comme clerc chez un notaire d'Auray, maître Glain, et fréquentait le soir au club local. Discernant les lacunes de son éducation, il cherchait à s'instruire en pénétrant les causes et les répercussions probables des événements qui troublaient si profondément sa province. Réduit à l'horizon rétréci de sa petite ville, il hésitait à prendre parti et seulement quand la persécution contre les prêtres demeurés fidèles à leurs vœux se fit violente, il décida qu'un homme de cœur, épris de liberté, ne pouvait rester spectateur. On le trouve, en mars 1793, mêlé à un rassemblement de paysans, armés de fourches et de bâtons, résolus à s'emparer d'Auray en protestation contre la levée des 300.000 hommes qu'ordonnait la République. Cette bande indisciplinée est reçue à coups de canon ; Georges est dénoncé et emprisonné durant quelques jours. Pris par la réquisition parmi les conscrits qui vont combattre les Vendéens, il met à profit la première occasion de passer dans l'armée catholique et royale, déjà puissamment organisée et commandée par des chefs d'élite. Il s'enrôle dans les troupes de Bonchamps ; il est de toutes les batailles, du passage de la Loire, de la marche sur Grandville, de la retraite harcelante et désespérée ; il échappe au massacre de Savenay où l'armée vendéenne trouva son tombeau, et il revient vers le Morbihan, accompagné d'un camarade de guerre, Pierre Mercier, de trois ans plus jeune que lui. Ils parvinrent à gagner ensemble Kerléano ; Mercier fut accueilli à l'égal d'un fils par les parents de son ami et considéré désormais comme faisant partie de la famille. C'était un jeune homme d'allure délicate, de manières distinguées, instruit et lettré, fait, a-t-on dit, pour être remarqué dans le meilleur monde ; un esprit vif, une âme ardente, une pénétration peu commune, la pureté d'un ange et la candeur d'un enfant, jointes à l'intrépidité d'un vieux guerrier. Mercier avait quitté le collège de Beaupréau pour s'engager dans l'armée royale : on le surnommait, depuis la campagne d'outre-Loire, Mercier la Vendée. C'est sans doute de son séjour chez les Cadoudal, au printemps de 1794, que date la première rencontre de Georges avec Lucrèce Mercier, sœur de son ami, venue, pour voir son frère, de Château-Gontier, en Maine-et-Loire, où leurs parents tenaient une auberge. La remarquable beauté de Lucrèce, sa piété, sa réserve, inspirèrent à Georges Cadoudal un sentiment passionné ; elle avait dix-sept ans ; il en comptait vingt-trois : ils se fiancèrent, ajournant d'un commun accord leur mariage à l'époque où le Roi aurait reconquis son trône. Et c'est alors que, sans argent, sans relations, sans prestige, Georges et Mercier, presque des écoliers qui, à deux, avaient à peine quarante ans, résolurent d'entrer en lutte contre la révolution devant laquelle reculait l'Europe épouvantée. Les premières tentatives ne furent pas encourageantes. Georges avait recruté quelques partisans parmi la jeunesse d'Auray ; l'un d'eux le trahit ; l'administrateur du district réunit huit braves et, dans la nuit du 30 juin 1794, se dirige avec eux vers Kerléano. A trois heures du matin, il en surprend les habitants en plein sommeil ; on y découvre un moule à balles, des pistolets, des fusils et, à la pointe du jour, Georges, son père, sa mère, son frère Julien qui avait seize ana, son oncle Denis, son ami Mercier, liés de cordes, sont conduits à la prison d'Auray d'où, un mois plus tard, on les évacua sur le château de Brest, antique et sombre assemblage de tours, de fossés, de ponts, de casernes, d'échauguettes, de salles voûtées, enté sur le roc battu par les flots. Cette sinistre bastille regorgeait de détenus entassés pêle-mêle, prêtres, paysans, femmes, aristocrates, chouans et bourgeois. Mme Cadoudal ne put supporter le méphitisme de cette insalubre geôle ; transportée à l'hôpital de Brest, elle y mourut en donnant le jour à un enfant qui ne vécut pas. L'oncle Denis ne résista pas non plus aux rigueurs de la captivité ; avant de quitter la prison pour l'hospice où il allait mourir, il prit soin d'indiquer à son neveu Georges la cachette où, dans les derniers temps de son séjour à Kerléano, il avait enfoui tout l'argent qu'il possédait, — 9.000 francs en louis d'or et en écus, — et qu'il lui léguait en toute propriété. On était alors au début de l'an III et quoique les lois de la Terreur fussent encore en vigueur, leur application subissait quelque détente ; Georges et Mercier profitèrent du relâchement des surveillances pour s'évader du château de Brest sous des costumes de marins que des amis du dehors leur avaient procurés. Georges courut à Kerléano ; il revit séquestrée, dévastée, la maison familiale ; deux de ses frères et l'une de ses sœurs, trop jeunes pour la prison, y étaient restés, confiés aux soins d'une servante. Les bestiaux confisqués avaient été conduits à Auray. Crainte d'être repris, Georges ne séjourna pas dans ce modeste domaine où s'était écoulée son enfance : il repéra la cachette de l'oncle Denis, trouva l'argent, se chargea de ce premier trésor de guerre et s'enfonça dans l'intérieur du pays, gagnant la région des landes sans fin et des forêts profondes qui, pendant dix ans, allait être son royaume. Alors commença cette existence énigmatique de fugitif volontaire, sans asile fixe, tapi, le jour, dans les ajoncs ou sous la pierre brisée de quelque antique dolmen ; parcourant, la nuit, de longues distances pour visiter ses partisans ou embaucher de nouveaux affidés ; dormant, au hasard de ces randonnées, chez des paysans, dans ces chaumières isolées qu'un contemporain décrit comme des cahutes sans air, pleines de fumée, partagées par une claie : les porcs et les bestiaux d'un côté, de l'autre les gens. Point de parquet, ni de pavé, ni de carrelage : le sol nu, bosselé, creusé de trous où s'accumule le purin de l'étable voisine. C'est dans de pareilles demeures que Georges ira recruter ses agents et ses soldats. Quels éléments vont composer cette armée dont l'effectif se complétera ou se restreindra suivant les circonstances ? — Quelques émigrés ; un certain nombre de déserteurs et de réfractaires, tous gens qui, de par la loi, sont sans asile, sans ressources et sans nom. Leurs casernements seront des caches éparses dans les bois et les landes, les chaumières perdues, loin des routes, où ils recevront l'hospitalité. A ce contingent permanent se joindront, en cas d'appel, les paysans, petits laboureurs, pêcheurs ou métayers, séduits par la prime d'engagement qui monte parfois jusqu'à 30o francs, et la paie, — irrégulière, il est vrai, — de 15 sols par jour. Les recruteurs de Georges parcourront le pays, exhortant les villageois à s'enrôler pour la défense des bons prêtres et des propriétés ; en certains endroits ils enlèveront de force tous les hommes non mariés au-dessus de quinze ans. Beaucoup les suivent volontiers, car ils n'aiment pas la révolution qui menace leurs croyances religieuses et leurs séculaires traditions. A ces hommes méfiants, misérables et fiers, à qui l'oppression est insupportable, la Convention a dépêché des missionnaires de sa façon pour leur prêcher la philosophie et l'irréligion on a mutilé les statues de leurs saints, souillé leurs églises, persécuté leurs prêtres aussi ont-ils pris en haine cette république qui, en leur prohibant le seul idéal à leur portée, tente de les reléguer au rang des bêtes. Monsieur Georges, lui, parle leur langue ; il est, comme eux, un paysan ; aucun intérêt personnel ne le guide ; ils le savent honnête et scrupuleux, il croit en Dieu, vénère la bonne Vierge et sainte Anne. Pourquoi ne le suivraient-ils pas ? L'insurrection royaliste du Morbihan se distingue de la chouannerie par son caractère populaire : partout ailleurs un gentilhomme commande les rebelles : M. d'Autichamp a l'Anjou et le Haut-Poitou, M. d'Andigné succédera à M. de Scépeaux et à M. de Châtillon dans le Bas-Anjou et la Haute-Bretagne ; M. de Boisguy commande la région de Fougères ; M. de Frotté règne en Normandie. Seul le soulèvement de la Basse-Bretagne a pour chef un homme sorti du peuple ; dans son entourage immédiat, rien que des roturiers ; aucun d'eux n'est préparé au labeur que Georges leur impose ; mais sa prodigieuse initiative les actionne. Peut-on imaginer ce qu'il faut d'habileté, de ruse, de prudence pour organiser une armée clandestine en un pays occupé par des troupes adverses ayant successivement comme chefs les Hoche, les Brune, les Bernadotte. Telle fut pourtant la paradoxale entreprise de Georges : il divisa son territoire en neuf légions, comprenant chacune plusieurs paroisses, sut imposer à ses bandes un code militaire rigoureux ; il parvint même à créer un corps de cavalerie, une compagnie de canonniers, un service sanitaire. Pour nourrir, armer, payer, entretenir tout cela, on rançonnait les acquéreurs de biens nationaux, on attaquait les courriers chargés des fonds de l'État, ou bien on se rendait en force à la côte où la croisière anglaise débarquait des fusils, des munitions et des barils de guinées. Le plus grand miracle de cette organisation clandestine fut l'établissement du service de la correspondance et des éclaireurs. Il importait, en effet, de déjouer la surveillance de l'immense armée de fonctionnaires, administrateurs de districts, municipaux, procureurs-syndics, agents nationaux, comités divers, clubistes, espions de tous rangs dont disposaient les Bleus, Pour lutter contre tant d'Argus, Georges a d'abord presque toute la population campagnarde du Morbihan : dès qu'une troupe républicaine se risque hors de la ville ou du bourg où elle est cantonnée, la nouvelle s'en répand en une minute à des distances éloignées. Aperçoit-on un Bleu armé, des femmes, des enfants sortent des villages : La nation ! Voilà la nation ! C'est le cri d'alarme ; la corne des pâtres le propage. Si la Nation pénètre à l'improviste dans un hameau, des appels, des mots de convention signalent le danger : Les pourceaux sont dans nos choux ! En même temps que Chappe, les chouans ont inventé le télégraphe optique : les ailes des moulins à vent, placées de certaines façons, parlent un langage muet qui est compris au loin. Leur position annonce-t-elle l'approche d'une patrouille, les hommes disparaissent, gagnent leurs caches ; les femmes seules recevront les Bleus ; mais vainement on les interroge ; elles ne savent pas un mot de français. Georges comptera partout des affidés : il en aura dans la police de Lorient, de Vannes, de Paris ; dans les administrations et dans les municipalités ; ils se glisseront dans les délibérations, prendront place près des administrateurs, feuilletteront les registres ; il aura les mendiants qui traînent dans tout le pays ; les sauniers qui vont de village en village vendant leurs argiles ou leur sel ; ses correspondances seront plus rapides que celles confiées à la poste du gouvernement ; ses agents parcourent en toute sécurité les routes de Bretagne, grâce à des maisons de refuge où ils sont assurés de trouver asile sûr et complices dévoués ; ils peuvent ainsi gagner la côte où des barques toujours prêtes les passent aux îles anglaises ; ainsi entretient-il ses communications avec les royalistes réfugiés à Londres, Telle sera l'œuvre immense qu'il a conçue et entreprise ; elle était encore en préparation quand, au printemps de 1795, il se rendit, en qualité de chef de légion, aux conférences de La Prévalaye, château voisin de Rennes, où les délégués de la Convention allaient se rencontrer avec les chefs de la chouannerie pour y traiter de la pacification. Cent vingt royalistes y discutent de l'apaisement : la Convention accorde aux rebelles la liberté des opinions et des cultes, l'amnistie pour les émigrés rentrés et le retrait des troupes républicaines, si, de leur côté, les chefs des révoltés s'engagent par serment à reconnaître la république, à se soumettre à ses lois et à ne jamais porter les armes contre elles. A l'énoncé de ces conditions, des murmures, des rumeurs, des mots aigres couvrent la voix du lecteur ! Eh ! quoi ! la soumission aux régicides ! Une voix s'élève, celle d'un Breton, presque inconnu ; ce n'est, d'ailleurs, qu'un paysan ; il ne fréquente pas le beau monde qu'a groupé à Rennes la conférence. C'est Georges. Les traits crispés, le cou nu, la poitrine découverte, il fait de vains efforts pour réprimer son dégoût : Monsieur, crie-t-il, au nom de tous les royalistes de Bretagne et de Vendée, je vous défends de poursuivre ! Il sort de la salle, entraînant deux de ses compagnons de lutte, Guillemot et Saint-Régent. D'autres le suivent ; il retourne à ses landes, sans attendre la fin des pourparlers. Elle fut tumultueuse ; vingt seulement des chefs royalistes acceptèrent les conditions de la Convention ; paix plâtrée, s'il en fut jamais et qui devait durer seulement quelques semaines. Dès le milieu de juin, la flotte anglaise débarquait à Quiberon une armée d'émigrés qui établit ses cantonnements sur le seul point du littoral où elle pouvait être immobilisée par une poignée d'hommes. Néanmoins, la république se crut perdue ; les royalistes exultèrent ; tous les chouans de Bretagne accoururent pour se joindre aux arrivants et marcher avec eux sur Rennes et sur Paris. Cadoudal est là avec ses Morbihannais ; admis au conseil, il y parle haut, dédaigneusement écouté par les gentilshommes de l'État-major qui jugent inconvenant le sans-gêne de ce plébéien. Il maudit cette expédition de Quiberon qui, prévoit-il, ne tend à rien moins qu'à faire écraser le parti royaliste. Il prend pourtant une part active à l'action, fait de ses vaillantes bandes un rempart qui résiste durant plusieurs heures à l'étreinte des Bleus de Hoche ; il sauve ainsi d'un effroyable massacre des milliers de femmes, de vieillards et d'enfants venus de tous les points du Morbihan pour voir flotter le drapeau blanc, crier Vive le Roi ! et assister aux messes du camp. Pressentant le désastre final, Georges préconise un mouvement tournant qui placera les républicains entre deux feux ; entraîné par quelques jeunes officiers nobles dans une diversion inopportune, loin du champ de bataille, vers Josselin et Saint-Brieuc, il obéit docilement, mais la rage au cœur exhortant à la discipline ses quatre mille soldats, mécontents, qui se révoltent enfin, refusent de suivre plus longtemps les gentilshommes inexpérimentés qui les mènent ; ils confient leur sort à Georges. En cinq jours, celui-ci les reconduit au Morbihan, parcourant vingt-cinq lieues de pays sans perdre un homme et dépistant les troupes de Hoche lancées à sa poursuite. Sa vaillance au combat, sa prudente fermeté dans la retraite ont révélé ses éminentes qualités militaires. Le 21 août 1795, les commandants des légions royalistes du Morbihan, réunis au château de Grandchamp, l'élisaient leur major-général. Georges n'avait pas encore 25 ans. C'est, à cette époque, un garçon d'une corpulence anormale une tête énorme sur un cou de taureau ; les épaules très larges, des bras d'Hercule, de grosses jambes. Sa figure bouffie est pâle et gracieuse, encadrée de légers favoris aussi blonds que ses cheveux qui bouclent comme ceux d'un enfant. Malgré sa lourdeur apparente, il est d'une agilité, d'une résistance et d'une adresse singulières ; sa vigueur est telle qu'il saisit un fort poulain par les pieds de derrière et l'immobilise, tandis qu'on excite l'animal à grands coups de fouet. On montra longtemps à Mendon un puits dont il soulevait la margelle à bout de bras. Au moral, il est aussi indéfinissable qu'il est exceptionnel au physique : Farouche soldat de la guerre civile, a-t-on dit. Le portrait est sommaire. Certes, il y a chez Georges de la dureté, de la rudesse, de la brutalité même ses yeux fixes et scrutateurs sous d'épais sourcils, sa gravité froide accusent une inébranlable ténacité et une fierté pleine de puissance. Son regard, parfois, s'illumine d'éclairs et souvent décèle une douce bonhomie. Sa dignité habituelle, sa fierté, n'excluent point par moments une gaîté et des gamineries d'écolier. Fin, madré même, en affaires, énergique et violent dans l'action, il reste en cela le paysan breton, ataviquement méfiant et colérique. Georges était vraiment l'homme de sa contrée, aussi rude, aussi robuste que les cailloux, les chênes trapus de la lande, aussi, énigmatique que les mystérieuses pierres levées des sinistres grèves de Carnac. C'est pourquoi les paysans l'adoraient ; aussi longtemps que vécurent ses contemporains, sa vie faisait l'objet de leurs continuels entretiens, tant il avait profondément frappé les imaginations. La légende grandissait sa populaire figure. On le voyait peu souvent ; on savait que son quartier général résidait ordinairement, soit au château de Reste, en Grandchamp, soit dans quelque ruine abandonnée telle que la tour d'Elven, d'un caractère si mélancolique dans sa solitude qu'animent seuls le vol et les croassements des choucas, soit encore dans quelque maisonnette au plus profond des bois. On ne le voyait guère qu'aux jours de bataille, le plumet, blanc de son feutre au plus fort de la mêlée. Certains pourtant assuraient l'avoir rencontré, sans escorte, dans la campagne, marchant à grands pas, armé d'un fusil à vent qui foudroyait les bleus sans bruit, et toujours suivi par un grand lévrier sale et très laid, portant sous son collier la correspondance du parti. Mais tant de fables ont germé sur cette ténébreuse histoire qu'on doit se méfier des imaginations paysannes. Dans l'âme du plus rude bas-breton se perpétue un besoin de poétiser qu'entretiennent la solennelle solitude des landes, le gémissement perpétuel de l'Océan, l'énigme de ces mystérieux menhirs dont abonde le Morbihan ; le souvenir qu'a laissé Georges Cadoudal s'est orné de tous ces prestiges. Au vrai, s'il se montrait rarement, il ne restait pas oisif. Des réduits où il se retire, il donne des ordres, devient une puissance et gouverne le Morbihan autant et plus peut-être que les agents de l'administration républicaine du chef-lieu. Soit pour assurer son incognito, soit pour mieux dépister les espions, ses affidés l'ont surnommé Gédéon, sobriquet biblique, l'assimilant au terrible juge d'Israël qui, à la tête de trois cents braves déterminés, affranchit ses compatriotes de l'oppression des Madianites. PACIFICATION DE HOCHEGeorges Cadoudal dispose donc de toute une armée, comme lui invisible. En apparence, le pays est parfaitement tranquille ; les paysans travaillent aux champs ; ils vont exactement aux foires pour s'approvisionner et vendre leurs denrées ; mais, à la tombée de la nuit, la lande bretonne bourdonne de chuchotements, de pas étouffés, d'abois, de cris d'oiseaux qui sont des appels ; des individus à figure de brigands, commencent à se déplacer, à tenir des conciliabules, à chevaucher parmi les chemins creux ; ce sont les estafettes de M. Georges qui se mettent en campagne : au moyen de ces agents de liaison, il avertit et rassemble ses hommes, lorsqu'il a décidé une expédition. S'il est avisé, — et il l'est toujours, — que les troupes républicaines dirigent une reconnaissance vers son territoire, il mobilise d'un mot quatre ou cinq cents de ses gars, se tapit avec eux dans les fossés broussailleux qui bordent la route et tombe à l'improviste sur l'ennemi. Durant la belle saison, ces rencontres sont fréquentes, souvent simples escarmouches, parfois batailles rangées dont il serait fastidieux de consigner le détail, le but de Georges n'étant pas de vaincre, mais de conserver la liberté de ses mouvements et de préserver ses paysans des réquisitions et des tracasseries des Bleus. Il y réussit à miracle, puisque, à plusieurs reprises, sur un signe de lui, dix à douze mille de ses fidèles, conduisant une centaine de charrettes, et dont certains arrivent de plus de vingt lieues, se trouvent, à l'heure fixée, sur la côte, pour y recevoir un débarquement de munitions. Et de pareils rassemblements s'effectuaient sans qu'il se rencontrât parmi cette masse d'hommes, misérables pour la plupart, un seul qui succombât à la tentation de dénoncer aux commissaires du gouvernement l'expédition projetée. Au cours d'un de ces débarquements, un capitaine de la marine britannique se fit conduire à terre dans l'espoir de voir ce Georges Cadoudal dont la renommée s'étendait déjà jusqu'en Angleterre ; il s'attendait à quelque Tamerlan hautain et inabordable, armé de pied en cap, entouré de gardes et régnant par la terreur sur un état-major de brutes domptées. Il le trouva, dans l'eau jusqu'aux hanches, soulevant sur ses épaules une barque échouée qu'il aidait ses hommes à remettre à flot. Abondamment pourvu d'armes et d'équipements, assisté de
lieutenants intrépides, Georges, naguère simple partisan, était devenu le
plus redoutable adversaire de la révolution. Hoche, qui commandait toutes les
armées républicaines de l'Ouest, reconnaissait en ce paysan un rival qu'il
n'était pas certain de vaincre : On ne peut se
dissimuler, écrivait-il, que la guerre prend,
dans le Morbihan, un caractère très inquiétant Nous la ferons ; je ne puis
dire que nous la finirons. Trop éclairé pour ne point discerner les causes du péril, il conseillait au Directoire, qui depuis l'automne de 1795 succédait à la Convention, de rayer de son programme la persécution religieuse, source de tout mal. Faites punir les rebelles aux lois ; mais, je vous en conjure, ne vous mêlez pas de ce qui a rapport au culte, si nous ne voulez pas rendre la guerre interminable. Il s'occupait à grouper en Bretagne toutes ses troupes ; mais sa magnanimité valait une armée ; il est difficile d'imaginer avec quelle surprise, quelle méfiance ensuite, quel enchantement bientôt, furent reçues ses paroles de paix. Après les conventionnels bourreaux et les aventuriers pillards déchaînés sur l'Ouest de la France par l'acharnement du Comité de salut public, on n'en revenait pas qu'un général républicain proclamât hardiment son désir d'accorder aux rebelles l'impunité absolue et comptât, au nombre des droits naturels, celui d'adorer Dieu dans la langue et la posture qui convient à chacun. Toutes ses proclamations, en ce début de 1796, prêchent la concorde et l'union, et il recommande à ses lieutenants de désarmer les villages en ménageant les populations et en garantissant la liberté du culte. La nouveauté d'un tel langage provoque chez les royalistes une griserie empreinte de perplexité. A Angers, où Hoche réside momentanément, c'est l'enthousiasme ; une dame de la ville écrit : Nous irons toutes l'embrasser, lui baiser les mains, lui porter des couronnes. Des gentilshommes qui, depuis quatre ans, combattent pour la cause royale, quittent leurs marais ou leurs bois pour contempler ce général qui n'aime pas le sang et s'entretenir avec lui ; ils se déclarent absolument séduits. Sûr indice que ces prétendus brigands n'étaient pas intraitables et n'avaient pris les armes que pour lutter contre la déshonorante tyrannie de la Terreur. Aux premiers mots de conciliation, confiants en l'honneur d'un loyal adversaire, ils consentaient à remettre l'épée au fourreau. En revanche, ceux que révolte l'attitude de Hoche, ceux qu'enrage l'éventuelle pacification, ce sont les jacobins impénitents qui jamais n'ont combattu que de la langue et qui, écume des clubs abolis et des comités révolutionnaires dissous, se cramponnent encore aux places qu'ils ont usurpées dans le bon temps de la guillotine. Plus on pénètre dans les dessous de l'Histoire où grouillent ces comparses mal connus, plus l'évidence éclate que cette tourbe, rapace, turbulente et insociable, porte la responsabilité de tous les stigmates dont la révolution restera marquée à jamais, en dépit du zèle de ses apologistes patentés. Dès que s'ébruitent les tendances pacifiques de Hoche, monte contre lui vers le Directoire un flux de délations et de calomnies — armes jacobines. Grâce aux grandes mesures du Général, écrit l'un, la guerre reprend avec plus de fureur que jamais. — Si vous ne rappelez pas Hoche, tout est perdu... Il s'agit peut-être de la vie de cent mille citoyens, affirme un autre. Des patriotes de Fontenay qui s'intitulent hommes de 89, assurent que Hoche a rallumé la guerre de Vendée par une méthode qui prouve l'impéritie ou la trahison la plus saillante. Ailleurs il est dépeint comme une espèce de Sardanapale, affectant les tendresses du maréchal de Soubise pour les grandes dames qui flattent sa vanité et son amour immodéré pour le plaisir. Des fonctionnaires civils qu'il a morigénés vont jusqu'à reprocher l'humilité de son origine à ce sabreur, né dans le chenil du ci-devant roi et qui tranche du Cromwell à l'égard d'hommes que leur âge et leur position mettent au-dessus de ses insolences, et certains — des solides —, préconisent, pour terminer la guerre, un moyen bien préférable à celui proposé par cet épauletier pernicieux pour la république : Nous demandons que nos bras et nos baïonnettes pacifient ces contrées par l'extermination entière des rebelles. Hoche est réduit à se justifier : il impute ces inepties à ces faux patriotes qui font à la république plus
d'ennemis que les armées n'en sauraient détruire... Il la connaît
bien, cette racaille, ramassis des traînards de la ménagerie robespierriste :
Découvre-t-on leurs turpitudes, on est royaliste !...
Mes projets ne peuvent avoir contre eux que les
malintentionnés, les méchants garnements, les fourbes... S'ils ont cru trouver en moi un chef d'incendiaires et un
dépopulateur : s'ils ont cru que je favoriserais le pillage et les vengeances
particulières, ils se sont trompés... L'implacable acharnement des rouges, incriminant l'habile modération de Hoche,
constitue un épisode caractéristique de cette bataille qui se prolonge depuis
plus d'un siècle entre la gloire, le talent, la noblesse, de caractère d'une
part, et, de l'autre, la paresse, la convoitise, la bassesse envieuse et
exigeante. Hoche méprisait ces agitateurs qui, trouvant à gagner aux
convulsions de la Patrie, souhaitaient leur pérennité. Intrépide soldat lui-même,
il ne pouvait, au contraire, se défendre d'une déférente estime pour les
paysans qu'il avait combattus et dont ses lieutenants admiraient le courage.
Aussi, lorsqu'il connut que Georges Cadoudal manifestait l'intention de
parlementer, il le traita, non en brigand traqué, mais en adversaire réduit à
déposer les armes. Oui, Georges lui-même cédait ; on était avisé de sa détermination par une lettre de lui saisie sur le curé réfractaire de Berric, que des Bleus avaient surpris caché dans un tonneau sans fond. Par cette lettre Georges confessait à cet ecclésiastique son découragement : Il nous reste, pour tout, le malheureux Morbihan, écrivait-il... L'absolue majorité des puissances de l'Europe reconnaît la république : le Pape, lui aussi, traite avec elle ! Par un bref du 5 juillet 1796, Pie VI, tout en maintenant l'interdit contre la constitution civile du clergé allait, en effet, autoriser les fidèles à se soumettre au gouvernement. Et le pauvre Georges, plaintif, concluait : La république ne peut pas manquer, sous bien peu de temps, de devenir légitime. Elle existe réellement parce qu'il n'y a pas un seul être qui puisse dire raisonnablement : j'ai des forces suffisantes pour la détruire. Après Scépeaux, d'Andigné, Bourmont et tous les chefs royalistes de l'Ouest, il se soumit donc ; son fidèle Mercier l'imita et Hoche put écrire au Directoire : Les armes et munitions des fiers Bretons du Morbihan sont dans nos arsenaux. Mais il ne s'illusionnait pas : Je les vois vaincus, mais non persuadés, disait-il. De fait, cette pacification est aussi illusoire que la précédente ; elle lèse trop d'intérêts sordides et envenime trop de rancunes ; en autorisant la liberté du culte, elle désavoue les prêtres constitutionnels, les intrus, d'autant plus irritables qu'ils se sentent méprisés ; en stipulant que les rebelles rentreront en possession de leurs biens séquestrés, elle exaspère les profiteurs qui les ont acquis à bon compte, et ceux-ci, afin de détourner ce désastre, protestent que les brigands n'ont pas traité de bonne foi ; les dénonciations pleuvent, réclament des mesures de rigueur contre ces chouans incorrigibles et ces prêtres insinuants imprudemment pardonnés. Les prisons se rouvrent ; on arrête les chefs pacifiés ; Scépeaux est pris à Nantes, les Béjarry et La Robrie sont capturés en Vendée ; une légion d'espions et de mouchards s'abat sur la province ; des prêtres sont massacrés ou embarqués pour la Guyane ; on fusille sans procès des ci-devant chouans, rentrés chez eux sur la foi des traités, et leurs anciens compagnons de guerre retrouvent leurs fusils pour les venger. L'un d'eux, Francœur, écrit aux administrateurs de son chef-lieu : J'ai reconnu la paix que M. Hoche nous a offerte ; mais j'espérais que les bleus la respecteraient aussi. Il n'en est rien, et je fais comme eux. La police de vos camps, celle même de Paris, a parmi nous des affidés qui nous dénoncent ; c'est à ceux-là que je déclare une guerre à mort. Faites cesser les assassinats journaliers... et nous suspendrons les vengeances... C'est maintenant une guerre abjecte de représailles, d'embûches et de guets-apens ; les troupiers de la République, excités par les jacobins locaux, se comportent comme en pays conquis ; le général Tuncq, vieux soldat de l'ancien régime qui commande une division, gémit de l'indiscipline de ses hommes, féroces scélérats, bourreaux indignes de servir la liberté à laquelle ils ne reconnaissent plus d'autre sens, que l'exercice illimité du meurtre et du brigandage ; et il arrivait que les prétendus pacifiés, dans leur exaspération et leur désespoir, rivalisaient de cruauté avec leurs persécuteurs. Nul n'entrevoyait quel pourrait être le terme de cette lutte atroce entre des adversaires qui se croyaient également trahis. CHEZ LES PRINCESGeorges avait disparu. Bourrelé de regrets, isolé dans une retraite inviolable, il attendait que sonnât l'heure inéluctable où la machiavélique déloyauté de ses ennemis l'obligerait à reprendre les armes. A force de réflexions et de retours sur le passé, il discernait qu'un commandement unique aurait groupé tous les éléments épars de la résistance à l'oppression révolutionnaire. Seul un prince de la famille royale aurait pu assumer un tel rôle et plier sous son autorité les personnalités rétives et les prétentions ombrageuses de tant de chefs locaux soucieux de leur indépendance. Le comte de Provence, errant en Allemagne, proclamé roi un an auparavant sous le nom de Louis XVIII, à la nouvelle de la mort de son neveu, le fils de Louis XVI, était trop peu ingambe et trop sédentaire pour se travestir en général d'armée ; mais son frère, le comte d'Artois, résidant en Angleterre, beau cavalier, prince affable, l'ex-Galaor de Versailles, n'aurait qu'à se montrer pour rallier tous les cœurs français. Tel avait été le rêve de Charette, tel était celui de Georges Cadoudal, qui, avant même de capituler, s'était permis de conjurer Son Altesse Royale de passer en France pour y prendre le commandement de tous les insurgés de l'Ouest. La réponse du prince à son cher Georges avait été aussi flatteuse qu'évasive ; non point qu'il reculât devant le danger ; mais trop de difficultés l'obligeaient à maîtriser son impatience. D'ailleurs l'ordre du Roi était de ménager le sang de ses sujets et de substituer aux coups de fusil l'action parlementaire. L'opinion publique se déclarait, en effet, presque unanimement hostile à la révolution et les électeurs envoyaient chaque année aux deux Chambres des députés royalistes ou, du moins, extrêmement modérés. Louis XVIII conseillait donc de travailler les élections ; Georges appréciait peu cette tactique ; il ne s'illusionnait guère sur les vertus du régime parlementaire : Que peuvent de beaux parleurs sans convictions, des avocats qui brouilleraient Dieu avec les anges ? disait-il. Néanmoins, docile, il obéit et, à la veille des scrutins de l'an V, on le vit à Vannes se mêlant à une réunion préparatoire. Là, comme ailleurs, les candidats de la réaction obtinrent la majorité et à cette manifestation éclatante de la lassitude et du dégoût de la France, les triumvirs du Directoire ripostèrent par le coup de force du i8 fructidor ; ils annulaient les élections de 49 départements, remettaient en vigueur les lois de la Terreur, expédiaient à Cayenne 42 membres du Conseil des Cinq cents, il membres de celui des Anciens et tous les journalistes, rédacteurs et imprimeurs des feuilles entachées d'opposition au régime. Les prêtres, réfractaires ou non, étaient déclarés déportables et les émigrés rentrés, condamnés à mort dans les vingt-quatre heures, s'ils étaient rencontrés sur le territoire de la République. Ce coup d'État déliait les chefs chouans de la parole donnée ; la persécution s'aggravait pour la région bretonne de mesures odieuses : le ministre de la police, Sotin, écrivait aux administrateurs du Morbihan : La loi est bonne pour les temps de calme ; mais pendant l'orage le pilote doit se mettre au-dessus de la consigne et l'outrepasser, quand besoin est. Sur quoi il ordonne de courir sus aux ennemis de la République : Il faut les mitrailler sans scrupule, les arrêter au premier soupçon et les faire disparaître si bon vous semble. Aussitôt recommencent les battues, les fusillades, les emprisonnements arbitraires. Plus de résistance possible, la plupart des paysans ont rendu leurs armes : vont-ils donc se laisser, sans révolte, piller et égorger ? La situation semblait désespérée ; Georges se décidait à passer en Angleterre, afin d'y porter l'alarme à Holy-Rood, asile du comte d'Artois ; on était sûr d'y trouver le prince à demeure, car il ne pouvait sortir, crainte d'être appréhendé par ses créanciers. Georges fut reçu avec honneur ; les compliments et les promesses ne lui manquèrent pas à Londres il fréquenta au Comité royaliste, et, là encore, on lui fit fête. Sept mois durant il attendit autre chose que des louanges ; il exposait l'état lamentable de la Bretagne expirante sous la botte des jacobins triomphants, sa certitude que d'Evreux à La Rochelle, tout le pays se lèverait avec enthousiasme si l'un des princes de la maison de France consentait à prendre la direction du mouvement. En vain essayait-il de se reconnaître dans le labyrinthe d'arguties, de réticences, de demi-révélations qu'on lui opposait. Louis XVIII suivait une politique qui n'était pas celle du comte d'Artois ; chacun des deux frères avait ses partisans, ses agents également exclusifs et butés, clique d'intrigants incapables de faire entendre à nos malheureux princes la voix de la vérité. Quant aux brevets et aux décorations, la Cour des exilés n'en fut pas avare : Georges était déjà chevalier de Saint-Louis et maréchal de camp il obtint pour son ami Mercier le même grade et la même distinction ; quand il rentra en Bretagne, au mois de juin 1798, il était chargé de diplômes et de croix à distribuer entre ses braves, lesquels vivant solitaires dans les ajoncs et les bois, auraient préféré de la poudre et des balles En outre, pour marquer l'intérêt qu'il portait à ses fidèles de l'Ouest, le comte d' Artois leu envoyait comme généralissime le comte de Béhague, vieil officier très noble et très infirme ; il risqua une courte apparition dans le département d'Ille-et-Vilaine, s'attendant sans doute à y rencontrer des troupes d'hommes armés, marchant parés de la cocarde blanche et déployant des drapeaux fleurdelisés ; n'ayant rien vu de semblable, Béhague retourna en Angleterre et s'empressa d'assurer Son Altesse qu'il n'y avait pas plus de symptômes de royalisme en Bretagne qu'à Edimbourg ! Le résultat de cette inspection fut une nouvelle lettre du comte d'Artois à Georges ; il y témoignait pour la vingtième fois de son impatience, mais recommandait de ne point reprendre les armes présentement ; de se tenir prêt en attendant le signal décisif. Puissé-je vous le porter moi-même ! ajoutait le Prince. Georges s'accroche à ce fétu d'espoir. Quelqu'un a dit qu'il était de taille à rétablir le trône des Bourbons en se passant d'eux et c'est à quoi peut-être il est intimement résolu. Il révise ses cadres, il reforme secrètement ses légions. Elle est singulièrement touchante l'opiniâtreté de cet homme, isolé dans la tourmente, ne recevant qu'atermoiements et vagues promesses de ceux pour lesquels il s'expose quotidiennement à mourir du supplice des bandits, et, comme il doute parfois de lui-même, s'appliquant à s'instruire de l'art de la guerre, des principes de la théorie, des manœuvres, de la tactique, de la réglementation. Pour se sentir digne de commander ses braves, il veut savoir, tout aussi bien qu'un officier de carrière, reconnaître le terrain, faire évoluer une troupe, assurer sa subsistance et la fournir de munitions. Son autorité sur ses hommes est absolue, au point qu'il exige d'eux la chasteté et leur interdit le mariage ; en quoi il prêche d'exemple ; car il aurait honte d'imposer à ses soldats un sacrifice dont il s'affranchirait lui-même ; nul n'ignore dans son entourage qu'il aime Lucrèce Mercier, la sœur de son compagnon d'armes préféré, qu'il est aimé d'elle, et qu'il attend le retour du Roi, — la fin de sa tâche, — pour s'unir à cette belle et pure jeune fille. On comprend combien était redoutable un tel adversaire pour les troupes indisciplinées de la république et leurs officiers démoralisés. Tout était prêt dans le Morbihan pour une nouvelle insurrection ; Georges attendait seulement la venue tant sollicitée du Prince qui devait prendre la direction du mouvement, ou quelque nouvelle provocation du Directoire qui justifiât la rupture de la pacification : cela ne manqua point et la loi des otages mit le feu aux poudres. Elle autorisait les administrations départementales à emprisonner, non plus seulement les coupables ou les suspects, mais leurs parents, aïeuls, aïeules, pères, mères, frères et sœurs, fussent-ils innocents, à séquestrer leurs biens, et Fouché, nouveau titulaire du ministère de la police, recommandait à ses subordonnés d'élargir encore cette odieuse prescription : Il ne s'agit pas de faire le triage des bons et des méchants dans ce pays maudit ; il n'y a, et il ne peut y avoir que des coupables... Il est à craindre que beaucoup de ceux qui seront déclarés otages ne cherchent un refuge dans les landes : qu'ils soient, au premier soupçon de fuite, frappés de mort. Cet appel à l'assassinat entraîne aussitôt de sanglantes représailles ; les vieux fusils sortent des caches ; la chouannerie renaît et, de tous les points du territoire naguère insurgé, les chefs des anciennes bandes s'acheminent vers Pouancé, gros bourg situé aux confins des quatre départements de la Loire-Inférieure, de l'Ille-et-Vilaine, de Maine-et-Loire, et de la Mayenne dont il fait partie. Il y a là, dans un pays d'étangs et de grands bois où les bleus n'aiment pas à se risquer, un antique manoir qui, durant les plus mauvais jours, a servi de refuge aux prêtres proscrits ; c'est la Jonchère. Le 14 septembre 1799, deux cents chefs royalistes s'y trouvent réunis ; afin qu'ils puissent délibérer en sécurité, douze cents paysans surveillent les abords. La reprise d'armes est mise aux voix ; quelques hésitants proposent de solliciter et d'attendre les ordres du Roi ; mais Georges est là, bouillant de fiévreuse indignation La guerre ! La guerre ! s'écrie-t-il ; et il s'inscrit le premier, entraînant les autres. N'est-il pas sûr de la victoire ? Le comte d'Artois n'a-t-il pas promis de quitter sa retraite et de prendre le commandement de toutes les forces royalistes ? Il est décidé que les hostilités recommenceront le 15 octobre, qu'on débutera par des coups d'éclat en s'emparant des chefs-lieux de départements, et que le comte de Châtillon, — un évadé de Quiberon, commandant pour le Roi la rive droite de la Loire, — justifiera le prochain soulèvement par une adresse au Directoire. Ce manifeste est beau, et vaut qu'on en cite quelques
traits : Nous tirons l'épée parce que, à part les
forfaits commis chaque jour par vos troupes, il nous répugne de voir la
France tombée si bas... La révolution a eu le
temps de nous donner son dernier mot ! ce dernier mot, c'est LA HONTE.
A Paris, on trafique de notre honneur national dans les orgies du Luxembourg.
Les Conseils législatifs vendent aux plus offrants leurs votes et leurs lois.
Nous nous levons pour qu'il ne soit pas dit que des
Français ne se sont pas voilé la face en présence de tant de turpitudes ;
pour prouver qu'il y a encore des cœurs qui s'indignent... Il semble à
tous que, sous l'effort combiné de tant de braves, l'édifice
vermoulu du gouvernement révolutionnaire doive s'écouler. De fait, il
est à la merci d'un coup de force, tant, partout, se propagent le
découragement et l'exaspération. Ah ! si un Bourbon était là ! En trois semaines : Le Mans, Nantes, Mayenne, Bayeux, Pont-Château, Guérande, Craon, Laval, Château-Gontier, Saint-Brieuc, Ancenis, Candé sont attaqués et occupés temporairement par les chouans qui, en outre, tiennent en échec Rennes, Angers, Saumur, Alençon, Vire, Saint-Lô, Domfront et Avranches. Georges, lui, s'est chargé de bloquer Vannes ; dans la nuit du 25 au z6 octobre, il se jette sur la ville avec ses Morbihannais qui sont repoussés ; une seconde attaque, le 27, n'est pas plus heureuse ; mais ce n'est là qu'une diversion, le but de Georges est de dégager la presqu'ile de Ruiz : il s'empare de Locminé, de Muzillac, de la Roche-Bernard, de Sarzeau ; s'il fait des prisonniers, il les relâche aussitôt, se contentant du butin en munitions de guerre, car il prépare une expédition des plus importantes qui, grâce à une savante tactique et à une minutieuse préparation, réussit miraculeusement : à la barbe des troupes républicaines, il parvient, en effet, à mobiliser 12 à 15,000 paysans, une centaine de charrettes, à les amener à la côte en vue de laquelle croise l'escadre anglaise, à recevoir, sans être inquiété, un chargement de 30.000 fusils, 4 pièces de campagne, 2 obusiers, une grande quantité de poudre et 6 caisses d'or. En un jour et une nuit tout est mis à terre, placé sur les charrettes et l'immense colonne défile vers Questembert et Elven pour se fondre et disparaître dans les landes de Lanvaux. On était au 30 novembre 1799. BONAPARTE APPARAITQuinze jours auparavant, on avait quelque peu parlé d'un événement politique dont la nouvelle parvint à Vannes le 23 brumaire : le Directoire était renversé et remplacé par trois Consuls dont l'un, le général Bonaparte, portait un nom déjà connu de toute la France ; son prestige inspirait la confiance, mais, depuis dix ans s'étaient produits tant de bouleversements dans le personnel gouvernemental que, la première surprise passée, l'événement fut accueilli avec indifférence. Georges régnait toujours en maître sur la Bretagne et l'influence des autorités, confinées au chef-lieu du département, ne rayonnait pas au delà des limites de la ville, mise en état de siège. Pourtant, lorsqu'on apprit, en même temps que la révolution du 19 brumaire, la nomination du général Hédouville au commandement des armées de l'Ouest, il sembla qu'une brise de paix passait dans l'atmosphère. Hédouville, d'origine lorraine, ancien page de la reine Marie Leczinska, avait naguère assisté Hoche et on gardait bon souvenir de ses façons engageantes et de sa modération. Comme don de joyeux avènement, il annonçait la cessation des hostilités. Une correspondance courtoise s'établit entre Hédouville et Georges ; celui-ci l'avisait de son départ pour Pouancé où les chefs royalistes allaient de nouveau se réunir pour discuter les bases de la suspension d'armes. Il se mit en route aussitôt, mais il s'arrêta chez les parents de son ami Mercier qui tenaient à Château-Gontier l'auberge du Lion d'Or. Il voulait vivre là durant quelques jours auprès de Lucrèce, sa fiancée, tendis que Mercier le remplacerait à la conférence et l'y appellerait, s'il jugeait sa présence nécessaire. Fut-ce une faute ? Ce séjour chez celle qu'il avait élue pour épouse, indique, semble-t-il, que Georges est résolu à se soumettre. Ayant ajourné, on l'a dit, son mariage jusqu'à l'époque où il pourrait déposer les armes, à peine a-t-il vu Lucrèce depuis les jours lointains de 1794 où elle est venue passer quelques semaines à Kerléano. Cette fois, s'il sent le besoin de se rapprocher d'elle, n'est-ce point indice qu'il entrevoit prochaine l'heure où il pourra conduire à l'autel la sœur de son ami ? Mais combien est court ce dernier rêve de calme bonheur ! De Pouancé, Mercier le tient au courant de la marche des conférences : les chefs royalistes se prononcent en général pour la paix : ils se bercent d'illusions sur Bonaparte et imaginent que le héros d'Arcole et de Rivoli va remettre le pouvoir au roi légitime. A quoi bon, dès lors, combattre pour un résultat qu'on va pacifiquement obtenir ? Or Bonaparte ne veut rien promettre, et Mercier, flairant une trahison, appelle son frère d'armes à l'aide : Arrive, mon cher Georges, arrive au plus vite, et que Dieu nous soit propice ! Georges quitte Lucrèce, accourt à Pouancé : déjà chacun a pris position. En vain atteste-t-il que jamais les royalistes n'ont eu la partie plus belle ; ils disposent en abondance d'armes et de munitions. Il ne répugne pas à traiter avec Bonaparte, mais d'égal à égal et non en vaincu. N'est-ce pas un leurre de s'engager sans garantie sur la simple parole d'un homme qu'un autre ambitieux peut renverser du jour au lendemain ? Ce sage appel à la prudence reste sans écho. Georges a l'impression que ses anciens compagnons d'armes cherchent à l'isoler, que, de Paris, Bonaparte dirige cette conférence entre royalistes, et le perspicace Breton entrevoit que l'ère commence où toutes les têtes devront se courber. Or la sienne se courbera seulement le jour où on la détachera de ses épaules. Au vrai, l'homme extraordinaire qui tient la France dans sa main semble déjà être présent partout : il se joue de ces royalistes, si imbus de nobles préjugés, si chevaleresques, si rétrogrades ; il les flatte, il les menace, il les brutalise, il les cajole, il les bouscule. Il proteste de sa clémence ; mais il en excepte ceux qu'il sent indomptables ; il les désigne à mots couverts : des traîtres, vendus à l'Anglais ou des brigands qui ne cherchent dans les discordes civiles que l'aliment et l'impunité de leurs forfaits. Georges se voit improuvé par tous ses pairs, sauf par Bourmont, qui commande le Maine et hésite encore, et par Frotté, le Normand indéfectible. Le 28 décembre, il quitte Pouancé où il n'y a plus rien à faire et revient en Morbihan ; ses paysans croient à la guerre ; ils s'en réjouissent ; mais la trêve impose l'obligation de ne rien tenter avant le 15 janvier 1800. Bonaparte, lui, ne la respecte pas : il précipite les événements, les devance, les pétrit au gré de son impatiente volonté : dès le 4 janvier, il adresse une proclamation à l'armée de l'Ouest, l'excitant contre les brigands, les stipendiés de l'Angleterre, lui recommandant d'être inexorable. L'honnête Hédouville tente de le modérer, l'exhorte à ménager ces hommes que l'Histoire grandira ; et, de sa propre autorité, dans l'espoir d'un arrangement, il proroge la trêve jusqu'au 22 janvier. Il est aussitôt privé de son commandement, et le Premier Consul expédie pour le remplacer, Brune, le terrible Brune, qui, naguère, séide de Danton et champion de Marat, est devenu l'un des plus braves et des plus habiles généraux de la république. Détruire Georges, telle est sa consigne. En même temps, le Morbihan est mis hors la loi et, se détournant des autres régions de l'Ouest, l'orage s'accumule sur la tête du chouan rétif. Ses ennemis mêmes s'apitoient et s'émeuvent de son désastre imminent ; le général Harty, qui l'a combattu, et qui l'estime, lui écrit : Tout le monde vous abandonne, il faut vous rendre... Georges riposte, par bravade, en fusillant deux espions une femme Legoff et un ex-chanoine septuagénaire, apostat et marié coupable d'avoir dénoncé et fait périr plusieurs prêtres fidèles. Il accepta donc sa situation désespérée ; sachant qu'il est perdu, il veut finir en gloire. L'armistice se terminait le 23 janvier au matin et, dans la nuit, le général Harty sort de Vannes, à la tête de 4.000 hommes ; il s'avance sur la route de Locminé, afin de réquisitionner des denrées qui manquent au chef-lieu. Georges, avisé de cette incursion, quitte ses cantonnements, et marche avec son armée à la rencontre des républicains, comptant les prendre à revers et leur couper la retraite. La mêlée s'engage au Pont du Loc, et dès le premier heurt, elle est acharnée. Ce fut le Malplaquet de la chouannerie bretonne : monté sur un superbe cheval, Georges parcourt incessamment le front de bataille ; on le voit charger vingt fois, entraînant ses soldats là où la mitraille fait rage, s'efforçant, par d'habiles manœuvres, d'envelopper l'armée des bleus ; mais au début de la nuit, après huit heures d'une lutte sanglante, Harty parvient à rompre l'étreinte et à se retirer sur Vannes avec sa troupe. Le terrain restait aux chouans, mais non la victoire ; ils comptaient 400 morts et un très grand nombre de blessés. On dit que Georges renvoya les bleus capturés au cours de l'affaire, donnant à chacun d'eux un écu de trois livres et des voitures à ceux qui étaient éclopés. Par malheur, son lieutenant Guillemot, celui qu'on surnommait le roi de Bignan, apprenant que les soldats de Harty avaient fusillé 16 de ses hommes, fit tuer sous ses yeux 36 républicains prisonniers. Comptait-il, par ces affreuses représailles, mettre obstacle à la pacification ? C'est probable : furieux partisan de la guerre, Guillemot était résolu à ne point se soumettre et à poursuivre sa douloureuse existence de proscrit, errant d'asile en asile, et traqué comme un loup par ses limiers de la police consulaire. Au lendemain de ce combat inutile où tant de ses fidèles paysans ont péri, Georges apprend que le 23, Bourmont a capitulé : l'effort des bleus se portera donc tout entier sur le Morbihan qui va connaître les horreurs des colonnes infernales ; il sera dépeuplé, incendié, rasé, ruiné, comme l'a été jadis la Vendée ; déjà Brune est à Vannes et annonce pour dans dix jours le début de la guerre dévastatrice ; des troupes se rassemblent de toutes parts ; dans un mois elles formeront une armée de 50.000 hommes. Pour sauver sa terre natale, Georges doit donc céder et, le z8 janvier, il écrit à Brune qu'il accepte les conditions imposées aux autres chefs royalistes : c'est le premier escarpement du Calvaire que le malheureux Breton doit gravir ; il entreprit courageusement la douloureuse montée : le 4 février, accompagné d'un aide de camp, il se rendit aux environs de Theix, bourg situé sur la route de Nantes à Vannes et distant de deux lieues de cette dernière ville. Il savait, par son service de renseignements, que Brune passerait là dans la journée. Quand parut le commandant en chef de l'armée républicaine escorté d'un officier d'ordonnance, Georges, qui se tenait à l'écart, lui fit demander s'il pouvait lui parler, et sur l'assentiment de Brune, il se montra. J'ai vu cet homme ! écrivait Brune le lendemain au Consul, mot qui trahit, sinon un peu d'émotion, du moins une vive satisfaction de curiosité. Les quatre cavaliers mirent pied à terre et causèrent durant deux heures en se promenant le long d'une haie qui bordait la route. Elles sont bien précieuses, ces lettres de Brune à Bonaparte ; on doit les lire avec précaution, comme tout document émané d'un correspondant qui tient à se faire valoir et à montrer qu'il domine son interlocuteur. L'ancien ami de Danton nous y présente Georges comme très disposé à servir plus tard la république et protestant que les égards que le gouvernement aurait pour lui ne seraient pas perdus. Ce qui surprend Brune, c'est que ce pauvre Breton a l'air fort bien renseigné : Il doit avoir une correspondance très suivie à Paris et il sait des choses qui tiennent, pour ainsi dire, à la domesticité du gouvernement. Il discerne également, tant sa pénétration est vive, que Georges lui paraît n'être pas décidément royaliste, mais très amoureux (sic) de passer pour l'homme influent de sa contrée, ce qui s'explique sans doute par l'attitude du vaincu justement soucieux de tenir son rang et dont la fierté ne s'abaissait pas devant un général républicain. N'est-il pas, lui aussi, à vingt-huit ans, maréchal de camp et chevalier de Saint-Louis ? Quelques jours plus tard, Georges et Brune se réunissaient
de nouveau : il fut convenu que les chouans rendraient leurs armes, que
l'impunité serait accordée à tous et que les chefs désigneraient l'endroit où
ils désiraient se retirer. Au nombre des onze articles du traité se lisait
celui-ci : Le commandant en chef des chouans, après
la reddition des armes, se rendra à Paris, près du gouvernement ; il lui sera
délivré les passe ports nécessaires. Était-ce là un ordre, une
invitation, un simple conseil ? Qui exigeait ce voyage ? Brune désireux de
faire parade, aux yeux des Parisiens, de son habilité pacificatrice, ou
Bonaparte, curieux de juger par lui-même ce Georges extraordinaire, dont le
prénom, comme celui des rois, éclipsait le nom de famille ? Le Moniteur du 19 février annonçait, en termes sympathiques, la prochaine arrivée du grand chouan breton ; pourtant celui-ci ne se pressait pas ; il lui répugnait d'abandonner tout espoir. Il avait dit à Brune : Bonaparte n'y sera pas toujours, et il aurait voulu garder ses cadres intacts en prévision de cette inéluctable éventualité. La plupart de ses fidèles s'étaient dérobés à la soumission ; outre Guillemot, Mercier et Saint-Régent se cachaier t ; combien d'autres, voire de simples paysans, considéraient la pacification comme un leurre et la déclaraient éphémère ! C'est pourquoi Brune, redoutant quelque perfidie, pressait Georges de partir pour Paris. Il affecte des lenteurs qui me laissent quelques doutes, écrivait-il au Consul. De fait, Georges temporisait sous de vains prétextes : quand on apprit, vers le 22 février, que Frotté et six de ses officiers, pacifiés comme lui, venaient d'être fusillés, au mépris de toute justice, en dépit d'un sauf-conduit signé de deux généraux républicains, bien des gens soupçonnèrent que ces invitations à se rendre aux ordres de Bonaparte cachaient un odieux traquenard. Pour ne point paraître redouter semblable félonie, Georges décida son départ. Il quitta Vannes le 25 février, emmenant avec lui deux de ses lieutenants, Le Ridant et Achille Biget, ainsi que son payeur, l'abbé Joseph Le Leuch, dit Yves Mathieu. Vous aurez de la sorte un état-major complet de cette séquelle de malheureux qui voulaient rétablir les Bourbons avec l'or de M. Pitt, ricanait Brune, en annonçant au Consul la prochaine arrivée des Bretons. Georges portait sur lui 40.000 francs destinés aux frais du voyage ; tout ce qui restait des 300.000 francs composant le trésor de ses légions, dont il avait distribué le surplus à ses soldats. Le chef de brigade Pastol, aide de camp de Brune, escortait les voyageurs. Le 26, ils étaient à Nantes, où ils séjournèrent deux jours et, le 28, la berline emportant vers de nouveaux destins Georges et ses trois compagnons, en société d'un général de la République, roulait sur le grand chemin de Paris. |