LES ASSYRIENS ET LES CHALDÉENS

 

CHAPITRE VIII — RÈGNES D’ASSARHADDON ET D’ASSURBANIPAL. RUINE DE NINIVE.

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

§ 1. — ASSARHADDON (680 À 667)

L’armée se déclara contre les meurtriers de Sennachérib et proclama un autre de ses fils, Assarhaddon (Assur-ahi-iddin). A la tête de leurs partisans, Adrammelek, qui avait pris le titre de roi, et Saresser essayèrent de résister ; obligés de quitter Ninive, ils se replièrent vers le nord-ouest. Une grande bataille se livra près de Hanirabbat, sur le haut Euphrate, et la victoire se déclara définitivement en faveur d’Assarhaddon qui força, ainsi que nous l’avons dit, ses deux frères parricides à se réfugier en Arménie. D’après Moïse de Khorène[1], le roi de ce pays, probablement Argistis, les accueillit avec la plus grande bienveillance, et leur donna des terres qui restèrent longtemps l’apanage de leurs descendants.

Le nouveau roi qui gouvernait Babylone avant de monter sur le trône, fixa sa résidence d’abord à Ninive, puis à Kalah, où il se fit, vers la fin de sa carrière, bâtir un somptueux palais, principalement avec les débris de l’ancienne demeure de Teglath-pal-asar II. On ne sait pas si c’est lui-même qui s’attacha à mutiler et à détruire les monuments et les inscriptions de ce dernier prince qui n’était pas de sa race, puisqu’il appartenait à la dynastie de Belitaras, ou bien si Assarhaddon ne fit que profiter d’une destruction systématique antérieure à |son avènement. Toujours est-il que l’on constate, par exemple, que des sculptures et des inscriptions de Teglath-pal-asar II sont englobées dans la maçonnerie, recouvertes de mortier, ou retournées vers l’intérieur des murailles de façon à être intentionnellement dissimulées. Le palais d’Assarhaddon lui-même subit plus lard aussi une destruction violente : il fut incendié. Les explorateurs anglais ont même cru pouvoir constater que le vestibule fut détruit avant que l’édifice fut complètement achevé : çà et là on retrouvait de grandes plaques de marbre lisse et toutes préparées pour recevoir des inscriptions qu’on n’eut jamais le temps d’y graver. Dans d’autres salles, les inscriptions qu’on a relevées étaient calcinées par le feu, et souvent tombaient en poussière au fur et à mesure qu’on les exhumait. Qui pourra jamais dire les drames sanglants, les révolutions de palais, les violences de toutes sortes dont la vieille ville nemrodite fut le théâtre ?

Ce n’est que dans les dernières années de son règne, qui dura treize ans, qu’Assarhaddon fit construire son palais de Kalah, car dans les inscriptions qu’on y a trouvées, il y énumère ses conquêtes et il y prend des litres qu’il ne put se donner qu’à la suite des expéditions lointaines que nous allons raconter. On y lit, par exemple : Palais d’Assarhaddon, roi grand, roi puissant, roi des légions, roi du pays d’Assur, vicaire des dieux à Babylone, roi des pays de Sumer et d’Accad, roi des rois d’Égypte, de Syrie, de Patros (la Thébaïde) et de Kus (l’Éthiopie)... Il marcha dans l’adoration des dieux Assur, Sin, Samas, Nabu, Marduk, Istar de Ninive, Istar d’Arbèles, les grands dieux, ses maîtres ; il étendit son empire depuis le lever jusqu’au coucher du soleil, et il imposa aux diverses nations des tributs sans nombre. » Afin de prévenir les révoltes intérieures pendant qu’il dirigeait lui-même ses armées, Assarhaddon institua son fils aîné, Assurbanipal, comme chef du gouvernement, et il lui construisit une magnifique résidence dans la ville de Tarbisi, sur la rive gauche du Tigre, un peu en amont de Ninive. Lui-même habitait souvent Babylone, qu’il pouvait ainsi mieux surveiller ; il y commença des travaux gigantesques qui devaient en faire la première ville du monde et qui ne purent être achevés que plus tard, sous Nabopolassar et Nabuchodonosor ; c’est ainsi qu’il rebâtit le temple E-Sagil en l’honneur de Marduk, et releva les deux enceintes concentriques de la ville, qui portaient les noms d’Imgur-Bel et de Nivit-Bel : les textes qui relatent toutes ces constructions contiennent des détails architectoniques difficiles à comprendre encore aujourd’hui.

Une fois maître du pouvoir, la préoccupation constante d’Assarhaddon fut de maintenir l’ordre en Mésopotamie et de recouvrer les provinces perdues par son père. Dans la basse Chaldée, un fils de Marduk-pal-iddin, qui porte le nom de Nabu-zir-napisti-ezir, s’était proclamé indépendant ; même il s’était, avec l’appui des Susiens, emparé de la ville d’Ur que défendit mal son gouverneur, Ningal-iddin, et de tout le pays qui forme le rivage du golfe Persique. Mais au bruit de l’approche de l’armée assyrienne, le prince chaldéen s’enfuit lâchement et demanda un asile à son allié Ummanaldas, roi d’Élam qui, loin de le lui accorder pour ne pas provoquer le courroux du monarque ninivite, le fit mettre à mort. Nabu-zir-napisti-ezir laissait un frère, Nahid-Marduk, qui, en désespoir de cause, et se voyant trahi parle roi de Suse, se jeta dans les bras de l’Assyrien. Il alla spontanément à Ninive embrasser les pieds d’Assarhaddon, qui lui pardonna et lui donna à gouverner, à titre de vassal, le Mat-Tamdim ou pays de la mer, c’est-à-dire la basse région appelée aussi Bit-Yakin, qui avait été de temps immémorial le patrimoine de sa famille.

La Mésopotamie pacifiée, Assarhaddon partit pour l’Occident, où les rois de Sidon, de Kundi et de Sizu s’étaient révoltés. Sidon fut emportée d’assaut et rasée, et son roi Àbdimilkut ne trouva même pas un refuge assuré sur ses vaisseaux. J’attaquai la ville de Sidon, située au milieu de la mer ; je mis à mort tous ses habitants ; j’en détruisis les murs et les maisons dont je jetai les matériaux dans les flots ; j’en renversai les temples. Le roi Abdimilkut, pour se soustraire à ma puissance, s’était enfui au milieu de la mer comme un poisson ; du milieu de la mer je l’ai arraché. Je m’emparai de ses trésors, de l’or, de l’argent, des pierres précieuses, de l’ambre, du santal, de l’ébène, des étoffes de laine et de lin, et de tout le contenu de son palais. Je transportai en Assyrie des hommes et des femmes en nombre énorme, ainsi que des bœufs, des moutons et des bêtes de charge. Je disséminai dans de lointaines contrées les habitants de la côte de Syrie, et au milieu du pays des Hittites je bâtis une ville que je nommai Dur-Assur-ahi-iddin (forteresse d’Assarhaddon). J’y plaçai les hommes que mon bras avait vaincus dans les montagnes qui se trouvent du côté de la mer du soleil levant, et je leur imposai un de mes lieutenants comme gouverneur.

De Sidon, le roi d’Assyrie remonta vers le nord pour châtier les alliés d’Abdimilkut, Sanduarri, roi de Kundi, et la ville de Sisu. Il fallut faire la guerre de partisans dans les montagnes du Taurus et traquer le pays jusqu’en ses derniers recoins. Assarhaddon en vint à bout : Sanduarri fut fait prisonnier comme Abdimilkut ; l’un et l’autre furent sur-le-champ décapités, et leurs têtes furent exposées en trophées aux yeux de tout le camp et dès prisonniers. La ville d’Arzani, dans le district de Muçur, subit également la colère du vainqueur qui pénétra dans les montagnes où le Sarus et le Pyramus des géographes classiques vont prendre leur source : là se trouvaient alors les districts de Hupusna et de Gimirra (les Cimmériens d’Hérodote) qui saccagèrent un peu plus tard la Lydie. Le roi Teuspa essaya vainement de résister à l’envahisseur qui étendit ses ravages jusqu’en Cilicie, puis, plus loin au nord, dans les pays de Duha et de Tubal (les Tibarériens) jusque sur les bords de la mer Noire. Vingt et une places fortes, sans compter les bourgades, furent pillées et brûlées. Ce fut ensuite le tour des cantons de Masnaki (les Mosynœques), de Tul-Assur et des villes de Pilanu et de Mehanu. Ces dernières opérations ramenèrent Assarhaddon dans le Naïri, sur la frontière du royaume de Van qui avait pris une si énorme extension que le roi d’Assyrie osa à peine l’inquiéter. Il rentra dans sa capitale, satisfait de sa grande et fructueuse tournée, comme un corsaire après une bonne prise : Ninive était un nid de pirates pour ces écumeurs de plaines.

Vers l’an 676, il se produisit du côté de la Chaldée un mouvement qui eut pu mettre de nouveau ce pays en feu, s’il n’eût été réprimé dès son apparition. Le district de Bit-Dakkur, en Chaldée, avait reconnu pour roi un certain Samas-ibni qui paraît même avoir fait un hardi coup de main contre Babylone dont il pilla la campagne ; Assarhaddon accourut, fit restituer aux Babyloniens tout ce qui leur avait été ravi, et plaça comme vice-roi à Babylone, Nabusallim, fils de Balasa. De là, il partit plus au sud, sur les confins du désert d’Arabie où des nomades turbulents ne cessaient d’inquiéter la frontière. Le centre d’où rayonnaient ces pillards était la ville d’Adumu, la capitale du royaume de Duma, assez loin au sud du Pallacopas[2]. Sennachérib avait déjà pris cette ville et rétabli la sécurité dans ces contrées : Assarhaddon, forcé de recommencer l’expédition de son père, ruina la ville et en transporta les habitants en Assyrie. A peine était-il rentré à Ninive que la reine du pays d’Adumu, voyant son royaume complètement ruiné, envoya au monarque assyrien un ambassadeur avec des présents considérables pour implorer sa clémence, fléchir son courroux et réclamer les dieux nationaux qui avaient été emmenés en captivité. Assarhaddon n’accueillit sa demande qu’à de certaines conditions, notamment le remplacement de la souveraine indigène par une des femmes de son propre palais : Je fus favorable à sa requête, dit-il, je restaurai les statues de ses dieux qui s’étaient détériorées en route, je fis inscrire sur ces images la louange d’Assur et la gloire de mon nom ; puis, je me les fis apporter et je les lui rendis. Je nommai au trône d’Arabie, Tabuya, une des femmes de mon harem. En outre, à cause des dieux que je restituai à ce pays, j’augmentai le tribut qu’on payait à mon père, et je lui imposai soixante-cinq chameaux de plus que ce qu’il fournissait déjà. Un autre roi arabe de la même contrée, probablement du pays de Hagar, nommé Hazaël étant venu à mourir, Assarhaddon mit son fils Ialu sur le trône, et il profita en même temps de ce changement pour augmenter la rançon annuelle, de dix mines d’or, mille pierres précieuses, cinquante chameaux et une quantité d’autres produits du désert.

Ces succès faciles et ces richesses extraordinaires d’une contrée presque inconnue excitèrent l’inassouvissable convoitise du monarque assyrien qui résolut de tenter une aventure lointaine, dans le sud, par delà le désert d’Arabie. Jusque-là, il n’avait pas fait autre chose que rétablir et maintenir la paix dans l’empire que lui avaient transmis ses ancêtres ; mais dès que la tranquillité sembla partout assurée, Assarhaddon voulut porter plus loin que ne l’avait jamais fait roi d’Assyrie, la gloire d’Assur et la puissance de Ninive. L’occasion était en effet favorable pour une marche à travers l’Arabie. En prenant Adumu pour base d’opérations, rien, sinon les sables du désert, ne pouvait empêcher les légions d’Assur d’atteindre le Hedjaz et le Yémen. Les relations avec ces derniers pays étaient alors plus faciles et plus fréquentes qu’on pourrait le croire au premier abord. Les populations qui l’habitaient et dont nous raconterons l’histoire ailleurs, s’étaient faites les intermédiaires du commerce de l’Inde et de la Phénicie, de sorte que les marchés de tout l’Orient, aussi bien en Égypte qu’en Syrie et même en Assyrie, étaient remplis des marchands qui ont rendu célèbres les richesses dont Ophir n’était que l’entrepôt.

C’est l’or d’Ophir qui tenta Assarhaddon : il se mit en marche à la tête d’une formidable armée. Après avoir traversé d’immenses espaces monotones et stériles, il atteignit la terre de Bazu. Le pays de Bazu, dit-il, est situé bien loin en plein désert, dans un lieu de désolation et de défaillance, une terre de soif, à une distance de 140 schœnes (environ 1630 kilomètres) ; on y trouve des carrières de pierres précieuses ; plus loin, sur une étendue de 20 schœnes, on ne rencontre dans les rocailles que des serpents et des scorpions ; 20 schœnes plus loin encore, on arrive au mont Hazu qui est une montagne d’albâtre. C’est là que je m’arrêtai : personne de mes ancêtres n’était jamais allé jusque-là. Grâce à la protection d’Assur, j’y parvins en vainqueur, et j’y tuai huit rois arabes, savoir : Kisu, roi de la ville de Haldil ; Akbar roi de Dubiati ; Maiisak, roi de Magalan ; Yapah, reine de Diahtan ; Habisu, roi de Kadasia ; Nihar, roi de Gahpan, Baïlu, reine de Ihilu ; Habanamru, roi de Buda. » Malgré ces succès, la chaleur excessive, l’incertitude de la roule, les ouragans de poussière et la fatigue de marches incessantes et sans but précis, forcèrent le roi d’Assyrie à rebrousser chemin : il risquait de voir son armée mourir de faim, ensevelie sous les sables. Il dut renoncer à la conquête de cette merveilleuse Ophir que les récits des voyageurs plaçaient au bout du monde.

Un des rois du désert, Layale, de la ville de Yadiah avait échappé aux coups d’Assarhaddon qui avait pourtant réussi à piller son palais et à emporter ses dieux. Privé de ses divinités tutélaires, le prince arabe se crut perdu. Pour les recouvrer, il se mit, comme un pèlerin, en marche vers la Mésopotamie, et la surprise d’Assarhaddon fut sans égale lorsqu’à peine rentré dans Ninive, il reçut la visite de ce malheureux roi qui venait en suppliant, offrir sa soumission et réclamer les objets de son culte. Le roi d’Assyrie les restitua non sans avoir inscrit sur les statues la gloire d’Assur, et il confia même à Layale le gouvernement de tout le pays de Bazu : Assarhaddon dut se contenter d’un engagement de fidélité que le roi arabe se souciait aussi peu d’observer que de promettre.

Peut-être Assarhaddon se réservait-il de recommencer la conquête de l’Arabie et de reprendre une œuvre que son fils essayera aussi, plus tard, de mener à bonne fin. Mais il n’en eut pas le loisir, et des révoltes multiples nécessitèrent sa présence sur d’autres théâtres. Ce fut d’abord Bel-bajsa, roi de la terre de Gambul, dont les sujets demeurent comme des poissons au milieu des eaux et des marais, et qui s’était refusé à adorer le dieu Assur : Bel-basa obligé de s’humilier, eut le rare bonheur d’obtenir son pardon et de garder son trône. Ce fut ensuite une grande expédition chez les Mèdes. Les rois Sitir-Parna (Sithrapherne) et Eparna (Hypherne) du pays de Patusarra, au sud-est de la Médie, n’avaient jamais subi le joug assyrien, et leur territoire était voisin du mont Bikni, riche en pierres précieuses. Assarhaddon les soumit, les pilla et emporta tout ce qu’ils possédaient.

Il profita ensuite des discordes qui s’étaient élevées entre diverses tribus mèdes pour envahir leur territoire sans coup férir : c’étaient Uppis, chef de la ville de Partacca, nom qui rappelle la Parétacène classique, Zamasan, chef de la ville de Partulla, Ramatia, chef de la ville d’Uraka-zabarna, qui, traîtres à leur patrie, amenèrent eux-mêmes à Ninive un tribut de chevaux et de pierres précieuses, et baisèrent les pieds du monarque assyrien, en sollicitant son appui contre leurs compétiteurs. Assarhaddon envoya ses officiers avec une armée : les usurpateurs furent chassés, mais, en reconnaissance de ce service signalé, les rois rétablis durent payer un impôt annuel.

Avec toutes les richesses exotiques qu’il avait rapportées à Ninive, le roi d’Assyrie fit embellir trente des principaux sanctuaires des pays d’Assur et d’Accad, dans lesquels il accumula l’or et l’argent à tel point qu’il les fit, dit-il, resplendir comme le jour. Dans Ninive même, il agrandit le Bit-Kutalli, le magasin où l’on entassait les dépouilles des peuples vaincus et les fournitures de l’armée, c’est-à-dire, tout ce qui appartient au dieu Assur, dit-il naïvement, et dont il m’a permis de faire usage.

Mais l’ère des batailles n’était pas fermée. La plus grande des expéditions d’Assarhaddon fut celle qu’il dirigea contre la Palestine et contre l’Égypte ; elle a été racontée dans le deuxième volume de cet ouvrage et nous n’y reviendrons ici que sommairement. Le roi égyptien Tahraka n’était que roi d’Éthiopie quand il réussit à empêcher Sennachérib de pénétrer plus loin que Péluse ; à l’époque du règne d’Assarhaddon, il était devenu maître de toute l’Égypte, et il régnait tranquillement depuis vingt ans quand l’invasion assyrienne vint le forcer à prendre de nouveau les armes. Outre le désir de venger l’échec qu’avait subi son père, Assarhaddon venait d’être provoqué par le roi d’Égypte qui, voyant son rival occupé du côté de la Médie, avait cru le moment favorable pour pousser clandestinement Baal, roi de Sidon, et les autres princes syriens, à une insurrection générale.

Le roi de Juda, Manassé, successeur d’Ézéchias, n’essaya pas de s’opposer à la marche du roi d’Assyrie ; il s’humilia et paya tribut. Assarhaddon pénétra en Égypte par Péluse, battit les Éthiopiens si complètement qu’il força Tahraka à s’enfuir jusqu’à Napata, prit Memphis, puis Thèbes dont il emporta les richesses en Assyrie ; il rendit l’indépendance aux vingt petits souverains qui se partageaient autrefois l’Égypte, et il en fît des vassaux dévoués, payant tribut, et placés sous la surveillance des garnisons assyriennes laissées dans les principales forteresses. Assarhaddon put alors prendre le titre de roi des rois d’Égypte et de Kus, ou d’Éthiopie ; ces événements se passaient en 672 avant notre ère : c’était la revanche de l’invasion de Thoutmès III en Assyrie neuf siècles auparavant.

Pour reprendre le chemin de Ninive, Assarhaddon foula le pays des Philistins, longea la côte de Syrie, montra sa redoutable puissance au roi de Juda réduit à n’être plus qu’un de ses satrapes, et fît rentrer dans l’ordre toutes les populations chananéennes qui, pour employer une expression biblique, étaient devenues comme un chêne dont la feuille tombe, et comme un verger qui n’a point d’eau. En arrivant sur les bords du Nahr el Kelb, non loin de Beyrouth, il fit sculpter son image en bas-relief, sur les rochers qui dominent le cours du fleuve, et graver au-dessous, une longue inscription qui relatait ses exploits el l’abaissement de l’Égypte. En cet endroit, se trouvait la stèle que Ramsès II avait jadis fait élever en l’honneur de ses conquêtes en Syrie, et c’est là que, par une ironie du sort, le fier Assyrien venait à son tour apprendre aux générations de la postérité la plus reculée, que l’Égypte était humiliée, et que les descendants de Ramsès H eux-mêmes avaient dû courber le front devant lui. Comme pour faire constater par les populations de la Syrie ce grand revirement de la fortune en faveur de ses armes, Assarhaddon eut l’idée de convoquer en assemblée plénière tous ses vassaux qu’on vit accourir en humbles serviteurs avec les richesses de leurs pays : J’appelai, dit-il, les rois des Hittites et de la partie de mon empire qui est au delà de la mer (Chypre) : Baal, roi de Tyr ; Manassé, roi de Juda ; Kedumuh, roi d’Édom ; Mussuri, roi de Moab ; Zilli-bil, roi de Gaza ; Mitinti, roi d’Ascalon ; Ituzu, roi d’Acca-ron ; Milkiasaph, roi de Gébal (Byblos) ; Matanbaal, roi d’Arvad (Aradus) ; Abibal, roi de Sumurum ; Buduel, roi de Bit-Ammon ; Ahimelek, roi d’Asdod (Azot) : ce sont là douze rois des côtes de la mer. Puis, Ikistu (Ægiste), roi d’Idalium ; Pitaguru (Pythagore), roi de Citium ; Kiniras (?) roi de Salamine ; Ituandar, roi de Paphos ; Irisu, roi de Soli ; Damantes, roi de Curium ; Garmisu, roi de Tamissus ; Damusi, roi d’Amathonte ; Unasagusu, roi de Limenium ; Buli, roi d’Aphrodisia : ce sont là dix rois de la terre de Yatnan (Chypre), située au milieu de la mer. Ce qui fait en tout vingt-deux rois du pays des Hittites sur les côtes de la mer, et du pays situé au milieu de la mer.

Cette inscription est datée du limmu d’Atarel, de Lachir, c’est-à-dire de l’an 673. Après avoir reçu les hommages et les tributs de tous ces petits dynastes aussi serviles et souples devant le maître, que fiers et arrogants dès qu’ils le croyaient loin, Assarhaddon s’en retourna à Ninive. Plusieurs années de paix se succédèrent pendant lesquelles il fit construire son palais de Kalah qui surpassait tout ce que l’on avait vu jusqu’à ce jour. On y entrait par un escalier monumental aboutissant à un portique flanqué d’une triple rangée de lions ailés et de sphinx. Les portes étaient en ébène avec des armatures en lames d’argent et de fer poli ; des colonnes de cyprès et des poutres de cèdre sculptées par d’habiles artistes étaient aussi revêtues de feuilles de métal ouvré.

Ces constructions n’étaient pas encore achevées lorsqu’on apprit que le roi d’Éthiopie, Tahraka, avait reconquis l’Égypte, massacré les garnisons assyriennes et qu’il s’était rendu maître de toute la vallée du Nil jusqu’à Péluse. Les circonstances étaient d’autant plus critiques que depuis plusieurs mois déjà, Assarhaddon se sentait miné par la maladie qui devait bientôt l’emporter. Pour sauver l’empire, il se décida à abdiquer le pouvoir en faveur de son fils Assurbanipal (Assur-bani-abal), qui avait déjà pendant longtemps exercé les fonctions de régent, et avait des affaires une expérience consommée. Dans une proclamation qui est venue jusqu’à nous, portant la date du 12 avril du limmu de Marlarmi (mai 668), Assarhaddon annonça sa résolution à ses peuples ; un autre document que nous verrons plus loin, renferme le récit delà cérémonie du couronnement d’Assurbanipal. Le vieux roi se retira dans son palais de Babylone qu’il aimait à habiter, et se réserva, pour le reste de ses jours, la vice-royauté de la Chaldée. On possède au Musée Britannique le fragment d’une lettre écrite à cette époque par Assurbanipal à son père : le jeune prince donne à Assarhaddon le titre de roi de Babylone et se qualifie lui-même de roi d’Assyrie. Mais dès l’année suivante, Assarhaddon mourut. Il eut son second fils Salummukin (le Saosduchin de Ptolémée) pour successeur sur le trône de Chaldée, qui demeura vassal, il est vrai, mais distinct de celui de Ninive ; cette ombre de liberté, ou plutôt cette assimilation imparfaite suffisait aux Babyloniens, maintenant assez affaiblis pour supporter un régime qui n’était que la parodie de leur ancienne indépendance nationale.

 

§ 2. — ASSURBANIPAL. — CONQUÊTE DE L’ÉGYPTE

Le jeune prince qui montait sur le trône devait, pendant un règne d’une quarantaine d’années environ, porter à son apogée la puissance assyrienne et la gloire de Ninive. Actif, batailleur et cruel, ayant fait un long apprentissage du pouvoir, et déjà populaire à cause des services qu’il avait rendus sous le règne de son père, tenant dans sa main l’armée la plus redoutable du monde et l’instrument aveugle de ses caprices, rien ne lui manquait pour être un de ces fléaux que la Providence déchaîne parfois sur les peuples pour les asservir. Il fut un Gengis et un Tamerlan, et comme eux, il ne laissa rien après lui ; on peut même dire que sa gloire et sa1 puissance sont surtout mises en relief par l’effroyable catastrophe qui suivit son règne, et qui fit rentrer pour jamais la superbe Ninive dans le néant. Du moins, eut-il l’honneur de maintenir intact, durant tout son règne, l’empire immense dont il avait posé les bornes, et il n’assista pas au craquement soudain, que rien ne faisait prévoir, quand il descendit dans la tombe.

Les bas-reliefs de la galerie de Koyoundjik, au Musée Britannique, où il est bien des fois représenté, tantôt coiffé d’une tiare élevée, tantôt la tête ceinte d’un diadème, lui donnent, au plus haut degré, tous les traits de sa race, à la fois sanguinaire et voluptueuse. Il ressemble beaucoup à son grand-père Sennachérib ; comme lui, il se distingue par un front élevé, de grands yeux en amande, des lèvres épaisses et sensuelles, une figure d’un ovale régulier, qui en fait un beau type oriental. A l’imitation des rois ses ancêtres, il avait l’habitude, dans les cérémonies officielles, de porter d’énormes boucles d’oreilles qui formaient comme un collier de perles, et une longue barbe postiche et frisée, avec de grosses touffes de cheveux en boucles, qui le faisaient plus ou moins ressembler aux monstres ailés à tête humaine, images des dieux et des génies. Il avait le port majestueux, et d’une solennité imposante, avec sa taille élevée, sous cet ample costume royal si artistement brodé par les femmes de son harem, orné de franges d’or et rehaussé des pierres précieuses les plus étincelantes.

La cérémonie du couronnement eut lieu, avons-nous dit, le 12e jour d’Airu (avril-mai), de l’an 667. De toute éternité les grands dieux avaient proclamé pour la souveraineté le nom d’Assurbanipal, et c’est sur l’ordre d’Assur et d’Istar, qu’Assarhaddon le créa roi. Le mois d’Airu avait été choisi pour l’inauguration du nouveau règne, parce que c’était le mois spécialement consacré au dieu Ea, le souverain de l’humanité et l’origine de toutes choses, et, le 12° jour, on célébrait la fêle de Sisa en l’honneur de la grande déesse Gula, une des plus antiques divinités du panthéon chaldéo-assyrien. Assarhaddon convoqua tous les hommes du pays d’Assur, grands et petits, depuis la mer supérieure jusqu’à la mer inférieure, pour leur faire reconnaître l’autorité royale de son fils et les obliger à lui rendre hommage. Cette foule de rois vassaux, ces satrapes et ces gouverneurs accourus des plus lointaines régions, durent être éblouis des splendeurs de Ninive, parée des dépouilles de leurs peuples. Après la reconnaissance officielle, ils conduisirent en grande pompe Assurbanipal dans le Bit riduti le palais du gouvernement. C’était l’ancienne demeure de Sennachérib, le grand’père du jeune prince ; c’est là, dit-il lui-même, qu’il avait autrefois été élevé, qu’il avait appris à tirer de l’arc, à monter à cheval, à diriger un char. Quand les satrapes lui eurent rendu hommage et qu’ils eurent renouvelé leur serment de fidélité envers les dieux de l’Assyrie, on les congédia et ils retournèrent dans leurs provinces. Assurbanipal n’avait pas le temps de s’attarder longuement à célébrer les fêtes de son avènement au trône. Les graves événements qui venaient de s’accomplir en Égypte réclamaient sa présence, car l’incendie, circonscrit jusqu’ici dans la vallée du Nil, menaçait d’embraser toute la Syrie[3]. Le jeune prince se mit en campagne sur-le-champ, en suivant la route foulée tant de fois déjà par ses prédécesseurs. H franchit l’Euphrate à la hauteur de Karkémis, traversa l’Amanus, remonta le cours de l’Oronte, descendit ensuite celui du Léontès et poursuivit sa marche triomphale jusqu’en Judée. Vingt-deux rois syriens accoururent pour le saluer au passage et protester de leur fidélité ; une inscription, malheureusement mutilée, renferme les noms de ces princes de la côte méditerranéenne et de l’île de Chypre, qui ne se souvenaient que trop bien des coups que leur avaient portés Sargon et ses successeurs. C’étaient :

Baal,

roi de Tyr,

[Manassé],

roi de Juda,

...

roi d’Édom,

...

roi de Moab,

...

roi de Gaza,

...

roi d’Ascalon,

...

roi d’Accaron,

...

roi de Gebal (Byblos),

...

roi d’Arvad (Aradus),

. . . . . (Manquent six lignes.) . . . . .

Ituander,

roi de Paphos,

Eresu,

roi de Soli,

Damasu,

roi de Curiura,

Rumissu,

roi de Tamisus,

Damusi,

roi d’Amathonte,

Unasagus,

roi de Lidini,

Puzuzu,

roi d’Aphrodisia.

Sans doute, tous ces princes vinrent grossir de leur contingent l’armée assyrienne, et Assurbanipal, en arrivant à Péluse, se trouva à la tête d’une formidable armée. La bataille de Karbanit, comme on l’a raconté plus haut, força Tahraka, roi d’Égypte, à se sauver jusqu’à Thèbes, où l’Assyrien n’hésita pas à le poursuivre. Les anciens dynastes tributaires, institués par Assarhaddon, furent réinstallés sur leurs trônes et de nouvelles garnisons asiatiques placées dans les forteresses de la vallée du Nil.

Assurbanipal n’avait pas le dos tourné qu’une révolution éclatait et que les rois vassaux, ayant à leur tête Nekao (Niku), se déclaraient eux-mêmes pour Tahraka devenu plus redoutable quoique vaincu, parce qu’il était moins éloigné. La répression ne se fit pas attendre : Ils avaient envoyé des ambassadeurs à Tahraka, roi d’Éthiopie (Kus), pour faire un traité et une alliance avec lui ; ils se dirent entre eux : Faisons un pacte d’amitié entre nous ; soutenons-nous les uns les autres, et ne reconnaissons pas de maître étranger. C’est ainsi qu’ils tramèrent un complot perfide contre les armées d’Assur... Mais mes généraux apprirent ces machinations ; ils arrêtèrent les messagers, saisirent les dépêches et connurent ainsi en détail ces manœuvres séditieuses ; ils s’emparèrent de ces rois, chargèrent leurs mains et leurs pieds de chaînes et d’entraves de fer. Le courroux d’Assur, le père des dieux, s’appesantit sur ceux qui s’étaient soulevés contre les grands dieux... Les villes qui avaient pris part au complot furent saccagées. Mes soldats ne laissèrent rien debout ; ils traînèrent les cadavres au milieu des ruines et renversèrent les remparts des places fortes. Enfin, ils amenèrent devant moi, à Ninive, ces rois qui avaient médité le mal contre les armées d’Assur. Je les reçus avec bonté ; j’imposai à Nekao un traité plus dur que celui qui existait auparavant, mais je résolus de le renvoyer libre chez lui. Je lui fis revêtir de somptueux vêtements, tissés en laine et en lin, avec des franges d’or ; je fis sculpter sa statue ; j’ornai ses pieds d’anneaux d’or ; je lui donnai une épée d’acier avec un fourreau en or, sur lequel j’écrivis la gloire de mon nom. Je lui fis aussi cadeau d’un char de parade, de chevaux et de mulets et je le renvoyai en Égypte sous la surveillance d’un de mes préfets. Je lui rendis la place que mon père lui avait donnée dans la ville de Saïs. Après avoir épuisé la série des tortures et des châtiments, le roi d’Assyrie essayait maintenant de la flatterie et des bienfaits pour maintenir ses vassaux dans la soumission. C’est sur ces entrefaites que Tahraka mourut et fut remplacé sur le trône d’Éthiopie par Urdamanu.

Assurbanipal fut obligé de retourner en Égypte et de faire de nouveau la conquête de la vallée du Nil depuis Memphis jusqu’à Thèbes ; cette fois, il fut impitoyable et la vieille cité d’Ammon fut ruinée de fond en comble : Je pris la ville de Thèbes et mes mains la soumirent à la domination d’Assur et d’Istar ; je m’emparai de son argent, de son or, des pierres précieuses, des trésors du palais royal, des étoffes de laine et de lin, des grands chevaux, des esclaves mâles et femelles, de deux obélisques couverts de magnifiques sculptures et du poids de 25.000 talents, dressés devant la porte d’un temple ; je les enlevai de leur place et les transportai jusqu’en Assyrie, et je suis rentré à Ninive avec un butin considérable. La ruine de Thèbes entraîna la soumission définitive de l’Égypte qui devint pour quelque temps la vassale docile de l’Assyrie. Cet événement eut un grand retentissement dans tout le monde oriental, et le prophète juif, Nahum, qui écrivait peu après, s’écrie dans ses invectives contre Ninive :

Vaux-tu mieux que No-Ammon (Thèbes),

Assise entre les bras du Nil, entourée par les eaux ?

La mer lui formait un rempart,

Les eaux lui servaient de murailles.

L’Éthiopie et l’Égypte étaient sa force, et d’autres encore,

Phut et les Libyens étaient parmi ses auxiliaires ;

Et cependant, elle aussi, a été emmenée en captivité ;

Ses enfants ont été massacrés dans les carrefours de ses rues,

Ses grands ont été décimés par le sort,

Et ses princes ont été chargés de chaînes[4].

La chute de la ville aux cent portes acheva de faire sentir aux peuples orientaux que le seul et unique maître était désormais le roi d’Assyrie qui pouvait plus que jamais s’intituler le monarque sans rival, le roi des quatre régions, roi des rois de la terre.

 

§ 3. — GUERRES EN PHÉNICIE, EN ASIE-MINEURE ET EN ARMÉNIE

Sur la limite orientale de la Cilicie, dans les montagnes qui ferment la presqu’île anatolienne et la séparent de l’Asie continentale proprement dite, il existe un défilé profond, remarquable par son peu d’étendue et sa commodité pour le passage d’une armée avec ses chars de guerre et ses bagages : dans l’antiquité classique, il était connu sous le nom de Portes d’Assyrie. C’est par cette gorge étroite que les armées d’Assur pénétraient en Cilicie et se répandaient de là dans toute l’Asie-Mineure ; plus tard les Perses suivirent ce même chemin, que les phalanges d’Alexandre et les légions romaines parcoururent aussi bien des fois. On rencontre ainsi, sur la surface du globe, un certain nombre de points stratégiques destinés par la nature à être sans cesse, à toutes les époques de l’histoire, le théâtre des plus importants événements dans la vie des peuples. Les Pyles d’Assyrie virent passer pendant de longs siècles, non seulement les grands conquérants à la tête de leurs bataillons, mais d’innombrables files de caravanes de marchands qui apportaient au monde occidental, les richesses et les produits de l’Orient, et initiaient les Lydiens, les Phrygiens et les Hellènes à la grande civilisation qui avait son foyer sur les bords du Tigre. Déjà la conquête de Chypre par les Assyriens avait commencé à faire pénétrer chez les Grecs l’influence féconde de l’Orient, et les vaisseaux phéniciens s’étaient faits les intermédiaires entre des populations aussi étrangères les unes aux autres que le peuple assyrien el le peuple hellénique. La conquête de l’Asie-Mineure par les armées d’Assurbanipal acheva de renverser les barrières qui s’opposaient encore au rapprochement et à la pénétration réciproque de deux civilisations si disparates et d’origines si diverses. Nous verrons ailleurs, que c’est surtout par le côté artistique que l’Assyrie exerça son influence sur l’occident de l’Asie et de là sur l’Europe orientale, et nous devons nous restreindre ici à établir historiquement l’intrusion des Assyriens dans les affaires de l’Asie-Mineure.

Comme tous les empires despotiques, celui de Ninive avait d’autant plus besoin d’extension au dehors qu’il était intérieurement dépourvu de toute vitalité propre et que son existence ne reposait que sur l’armée. Le repos et la paix lui eussent été tout aussi funestes que la perte de grandes batailles. Quand Assurbanipal se vit maître non seulement de toute l’Asie antérieure, mais de l’Égypte jusqu’à Thèbes et jusqu’au désert de Libye, force lui fut, pour trouver un aliment à la soif de conquêtes qui le dévorait, d’envahir la presqu’île qui s’avance entre la Méditerranée et le Pont-Euxin. La route en était connue, puisque la Cilicie avait été déjà plusieurs fois conquise par les monarques ninivites.

Si l’on s’en rapporte aux traditions mythologiques de la Grèce, il faudrait croire que les Assyriens ont pénétré en Asie-Mineure bien longtemps avant les événements que relatent les inscriptions cunéiformes, et dès avant l’époque du siège de Troie. Dans ces souvenirs légendaires, mais qui ont sans doute quelque fond de vérité, les invasions assyriennes sont personnifiées par les noms d’Hos et d’Assaracos, placés par Homère[5] dans la généalogie royale de Troie. Or, Ilos n’est pas autre chose que le nom de la divinité suprême en assyrien, ilu, et dans Assaracos, il est facile de retrouver le nom du dieu Assur, déformé comme dans Assarhaddon et dans une foule d’autres noms propres assyriens grécisés. Une autre tradition grecque attribue à Ilu, la fondation d’Ilios ou Ilion, et l’on racontait même qu’un roi d’Assyrie du nom de Teutamos, comme le kouschite Memnon venu du pays de l’Aurore, aurait envoyé une armée au secours de Priam, lors de la guerre de Troie[6]. Les Lydiens, de race sémitique, tout voisins des cités grecques de la côte, et le premier peuple de l’Asie-Mineure qui nous apparaisse constitué politiquement, donnaient pour fondateur de la seconde dynastie de leurs rois, un Héraclès qu’ils disaient fils de Ninus et de Bel, et M. Ernest Curtius regarde la Lydie comme l’avant-poste de la puissance assyrienne du côté de l’Occident. Indépendamment de ces légendes, Ctésias racontait que Ninus avait conquis la Phrygie, la Troade et la Lydie, et Platon affirmait aussi qu’au temps de la guerre de Troie, les Assyriens dominaient sur toute l’Asie-Mineure[7]. Ne faut-il pas voir encore une trace de cette primitive extension de la puissance assyrienne jusque sur les bords de la mer Egée, dans la fondation, parles Lydiens, d’une ville en Carie, à laquelle fut donné le nom de Ninoé ou Ninive (en assyrien Ninua). Quand on rapproche ces souvenirs helléniques et indigènes des traditions sémitiques qui se sont groupées autour du nom de Nemrod, on est porté à croire qu’il y a un réel fondement historique dans l’extension extraordinaire, du côté de l’Occident, donnée à l’empire kouschite personnifié dans le fondateur de Babylone el de Ninive.

Mais il convient d’ajouter que ces antiques relations ne survécurent pas à l’empire nemrodite, et aucun roi de Ninive ne franchit les Pyles d’Assyrie avant Sargon.

Ce fut une révolte de Baal, roi de Tyr, qui amena Assurbanipal sur les bords de la Méditerranée, la troisième année de son règne. Il avait méprisé la parole du roi de Ninive et méconnu ses avertissements. Ses places fortes furent assiégées et pillées, selon la règle ordinaire, et quant à Tyr elle-même, elle fut investie, et le blocus dura si longtemps que les assiégés, dit l’inscription, furent réduits aux dernières extrémités et contraints de boire l’eau de la mer pour étancher leur soif. La famine les contraignit d’ouvrir leurs portes. J’ai humilié Baal et fait fléchir son courage ; je l’ai contraint de subir mon joug ; j’ai fait amener en ma présence, pour en faire des esclaves, ses filles et les sœurs de son frère. Yamelek, son fils, vint m’offrir sa soumission avec des présents incomparables, me livrant en otages sa fille et les filles de ces frères. Je lui fis grâce et je l’établis roi sur le pays. Tous les autres princes de la côte phénicienne qui avaient obéi au mot d’ordre de Baal s’empressèrent, bon gré mal gré, de rendre les armes. C’étaient Yakinlu, roi d’Arvad, qui, défendu de toutes parts par les flots de l’océan, avait cru pouvoir garder son indépendance : il envoya sa fille pour être internée dans le harem du tyran, à Ninive ; ce fut ensuite Mugal, roi de la terre de Tubal, qui envoya aussi sa fille au palais du roi des rois, et souscrivit l’engagement de payer un tribut annuel en chevaux de son pays. Enfin Sandasarme, roi en Cilicie, qui jamais n’avait été soumis au joug assyrien, sacrifia également une de ses filles au terrible monarque qui le reçut avec bonté et lui conserva sa couronne. Assez longtemps toutefois, Yakinlu, roi d’Arvad, fut l’objet de la défiance d’Assurbanipal, qui hésitait à s’engager plus avant dans l’Asie-Mineure en laissant sur ses derrières un vassal remuant, d’une hostilité à peine contenue, et qui eût pu, en cas d’échec, lui fermer la retraite ; finalement, il résolut de le détrôner, et de le remplacer par un de ses fils. Azibaal, Abibaal, Adonibaal, Sapadibaal, Budibaal, Baaliasupu, Baalhannon, Baalmelek, Abimelek et Ahimelek (ce sont les noms des dix fils de Yakinlu), après s’être réfugiés probablement à Chypre, revinrent spontanément, avec de nombreux présents, pour baiser les pieds d’Assurbanipal qui les accueillit bien et couronna l’aîné, Azibaal, roi d’Arvad à la place de son père. Après cela, le roi d’Assyrie put se lancer en toute sécurité en pleine Asie-Mineure où les Lydiens jouissaient à cette époque d’une prépondérance incontestée.

La Lydie assyrienne de l’époque nemrodite avait oublié depuis longtemps ses origines sémitiques et les liens étroits qui la rattachaient à Ninive et à Babylone. Ses princes indépendants avaient pris à leur service des mercenaires étrangers qui, gagnant de jour en jour en influence, finirent par disposer eux-mêmes du pouvoir. C’étaient principalement des Cariens. Le Carien Gygès, commandant de la garde royale au temps du roi Candaule, poussait l’audace jusqu’à porter les insignes de la puissance royale et la hache à deux tranchants, symbole du pouvoir suprême. Il arriva un moment où il chassa son maître[8] et mit fin à la dynastie des Héraclides issus de sang assyrien, au moins suivant la tradition grecque (vers 710).

Le hardi chef de mercenaires inaugura un changement complet de politique. Sardes devint un camp retranché d’où Gygès s’élançait sans relâche à la conquête de nouvelles provinces et faisait trembler les villes grecques delà côte ionienne. Il eut aussi l’idée de renouer des relations suivies avec les Assyriens dont il entendait constamment parler, et dont le souvenir était encore vivace dans l’esprit des Lydiens. Assurbanipal raconte que ce prince qu’il appelle Guggu, roi de Luddi, eut un songe dans lequel lui fut révélée la gloire du roi d’Assyrie : Va, lui dit une voix, va embrasser les pieds d’Assurbanipal, roi d’Assyrie, et que ce soit en son nom que tu triomphes de tes ennemis ! A la suite de cette étrange révélation, Gygès envoya des ambassadeurs qui portèrent à Assurbanipal la relation du songe de leur maître, et mirent le royaume de Lydie sous la protection du grand roi de Ninive. Gygès, au fond, espérait en obtenir des secours d’hommes et d’argent pour l’aider à se débarrasser de Gimirrai ou Cimmériens qui inquiétaient la frontière nord-est de ses États, et s’étaient avancés de l’Albanie jusque sur les rives du fleuve Halys. Malgré de brillants succès remportés sur ces barbares, le roi de Lydie n’était pas complètement rassuré à leur endroit, et comme il savait que les rois d’Assyrie eux-mêmes avaient déjà eu maille à partir avec ces hordes du nord, il crut faire plaisir à Assurbanipal en lui envoyant, pieds et poings liés, les chefs Cimmériens qu’il avait réussi à faire prisonniers. Bientôt il s’aperçut qu’il avait fait fausse route et que toute sa diplomatie n’était qu’une politique de dupe : lé roi d’Assyrie n’avait que les chaînes de la servitude à offrir à ses alliés aussi bien qu’à ses ennemis. Assurbanipal ne s’immisça que trop dans les affaires de la Lydie ; il envoya à Gygès des soldats, mais ce fut pour le subjuguer, après avoir vaincu les Cimmériens ; et quand le peu clairvoyant prince voulut se dégager de l’étreinte de son dangereux protecteur, il était trop tard, et ce fut vainement qu’il fit alliance avec Psammétik, roi d’Égypte, qui essayait de former une vaste coalition contre l’Assyrie. Ses ambassadeurs, dit Assurbanipal, étaient venus solliciter mon amitié ; mais lui, bientôt, retira sa parole et refusa d’accomplir la volonté d’Assur, mon créateur ; il se confia dans ses propres forces, il endurcit son cœur et envoya des forces à Psammétik, roi d’Égypte, qui voulait méconnaître ma souveraineté. Alors j’adressai à Assur et à Istar la prière suivante : Que son cadavre tombe devant ses ennemis et qu’ils en dispersent les cendres ! Il arriva selon le vœu que j’avais formé : son cadavre tomba devant ses ennemis qui en emportèrent les restes. Les Cimmériens, qu’il avait un instant subjugués, grâce à l’appui de mon nom, se précipitèrent sur ses États qu’ils balayèrent d’un bout à l’autre.

Cette grande invasion des Cimmériens est racontée dans de plus amples détails par les historiens grecs. Ils s’avancèrent, nous disent-ils, en bandes nombreuses le long du Pont-Euxin, et s’emparèrent de la colonie milésienne de Sinope dont ils firent leur repaire. Peu après, ils s’avancèrent dans l’intérieur de l’Asie-Mineure que Gygès essaya vainement de défendre : il périt les armes à la main, et Sardes, sa capitale, n’eut que le temps de fermer ses portes pour ne pas être surprise parle torrent envahisseur. Le chef de Scythes, Lygdamis, les conduisit jusqu’à Éphèse pour piller le temple fameux de Diane où des richesses sans nombre se trouvaient amoncelées : ne pouvant réussir à pénétrer dans le sanctuaire de la déesse, les barbares y lancèrent des brandons qui y mirent le feu, et ils se consolèrent de leur insuccès en voyant les flammes dévorer le butin qu’ils auraient voulu emporter.

Le fils de Gygès, Ardu ou Ardys, en recueillant les débris de l’armée lydienne, s’était empressé d’envoyer un messager auprès d’Assurbanipal pour lui faire hommage de son trône et le prier d’intervenir. Il fit dire au roi d’Assyrie : Le roi qui a Dieu avec lui, c’est toi ; tu as maudi, mon père, et cela a suffi pour lui porter malheur. Quant à moi, je suis l’esclave qui te vénères ; mon peuple tout entier portera ton joug. Le fier monarque n’eut garde d’intervenir ; il laissa passer l’orage sans essayer de l’arrêter. Les Cimmériens de leur côté n’osèrent pas s’aventurer dans les pays qui formaient l’empire d’Assyrie : ils longèrent, comme en s’esquivant et à la dérobée, la côte du Pont-Euxin, pour fondre ensuite sur l’extrémité occidentale de l’Asie. Le fléau de la civilisation brutale et despotique et le fléau de la barbarie sauvage se contentèrent de s’observer, pareils à deux fauves qui s’évitent longtemps avant de mesurer leurs forces. Assurbanipal se tint sur la réserve, après une démonstration en Arménie où il fit parade de la force de ses armées contre le roi de Van nommé Ahseri, probablement successeur d’Argistis ; il se vante d’avoir pris la ville d’Izirtu, d’avoir franchi les plus hauts sommets et fait un riche butin. Ahseri, battu et traqué de bourgade en bourgade, se réfugia dans la place d’Istatti, où il ne devait pas tarder à succomber. Un oracle avait prédit la victoire au roi d’Assyrie, et avant l’expédition la grande déesse d’Arbèles, Istar, avait dit : C’est moi qui tuerai Ahseri, roi de Van. Effectivement, Ahseri fut tué, et son cadavre horriblement mutilé, quelques jours après, par ses propres sujets, au milieu d’une sédition qui éclata dans la ville assiégée. Son fils Uallis offrit sa soumission au roi d’Assyrie en lui livrant comme otages ses propres enfants, avec de riches présents. Ce mince succès, autour duquel Assurbanipal fit beaucoup de bruit et qu’il fit sonner bien haut, déguisait mal son demi-échec en Asie-Mineure et sa poltronnerie vis-à-vis des Cimmériens.

 

§ 4. — PREMIÈRES CAMPAGNES DANS L’ÉLYMAÏDE

Nous avons raconté plus haut au prix de quelle infâme trahison le roi de Suse, Ummanaldas Ier, avait réussi à préserver son pays du courroux d’Assarhaddon justement irrité contre les agissements du souverain élamite. Dès avant l’avènement d’Assurbanipal, Ummanaldas fut assassiné par son second frère Urtaki, lequel s’empara du trône et vécut d’abord en bonne intelligence avec les Assyriens, travaillant en silence à réparer les pertes que les guerres d’autrefois avaient entraînées pour son pays. De son côté, Assurbanipal qui avait à faire face à tant d’ennemis à la fois, et se trouvait obligé de courir sans trêve ni repos d’un bout de la frontière à l’autre, tenait à ménager, par de bons procédés et un adoucissement dans leur situation matérielle, les peuples qui restaient soumis et semblaient définitivement résignés à supporter le joug. C’est ainsi qu’une épouvantable famine s’étant abattue sur l’Élymaïde, il puisa spontanément dans les grands magasins d’approvisionnement de Ninive, et fit transporter à Suse des convois de blé avec des troupeaux de bestiaux ; on recueillit sur le territoire même du pays d’Assur tous les malheureux que la faim chassait de leurs foyers. En toute autre circonstance, ils eussent’ été réduits en esclavage, et l’Assyrien, sans entrailles, eût profité de leur infortune pour les jeter dans les fers. Loin de là, et c’est Assurbanipal lui-même qui fait cette remarque, les Susiens purent rester libres dans le pays d’Assur, où ils furent nourris gratuitement jusqu’à ce que des pluies bienfaisantes fussent revenues en Élam, et avec elles la fertilité et l’abondance. Tant de bienfaits ne furent payés que par l’ingratitude la plus noire, et le roi d’Assyrie s’étonne qu’après la munificence dont il avait fait preuve, le roi de Suse eut songé encore à l’indépendance de sa patrie.

L’étincelle partit du canton de Gambul, celte plaine marécageuse et d’un difficile accès, entre le pays de Sumer et la Susiane. Son gouverneur Belbusu s’entendit avec un autre Assyrien Nabu-zikir-usur, pour provoquer un soulèvement, et un des lieutenants d’Urtaki, nommé Marduk-zikir-essis se joignit à eux pour envahir le pays d’Accad. Urtaki comprit peut-être que c’était une imprudence, ou que le mouvement était prématuré, mais il n’était pas en son pouvoir de modérer l’enthousiasme belliqueux de ses sujets qui franchirent le Tigre se dirigeant sur Babylone. Un courrier alla prévenir le roi d’Assyrie ; il disait : Les gens d’Élum, comme une nuée de sauterelles, ont couvert le pays d’Accad ; ils ont établi leur camp sous les murs de Babylone et s’y sont fortement retranchés. Assurbanipal offrit un sacrifice aux dieux Bel et Nabu, et se mit en campagne. Urtaki croyait sans doute son .terrible antagoniste occupé à quelque lointaine expédition, et il espérait s’emparer de Babylone avant son retour. Il trembla en apprenant que l’ennemi s’avançait à marches forcées ; il leva le camp et rentra dans ses États, où il ne tarda pas à mourir de la même façon que son frère aîné : il fut assassiné probablement à l’instigation de son troisième frère Teumman. Ses alliés, Belbusu, Nabu-zikir-usur et Marduk-zikir-essis, eurent une fin aussi malheureuse et ne survécurent pas à leur défaite.

Ce fut alors, dit l’inscription assyrienne, que Teumman, comme un mauvais génie, s’assit sur le trône devenu vacant par son propre crime ; pour se débarrasser de tout compétiteur présent ou à venir, l’usurpateur résolut d’envelopper dans un même massacre les héritiers de ses deux frères, savoir les enfants d’Urtaki, Ummanigas, Ummanippa et Tamaritu, et les enfants de l’ancien roi Ummanaldas, nommés Kudurru et Paru, ainsi que soixante des membres de la famille royale. Les malheureux orphelins, abandonnés à eux-mêmes, s’enfuirent en Assyrie pour échapper au poignard de leur oncle, et ils sollicitèrent le secours d’Assurbanipal qui trouva ainsi, à la faveur de ces dissensions intestines, une excellente occasion de mettre définitivement la main sur l’Élymaïde. De son côté, Teumman ne désirait rien tant, pour affermir son trône chancelant, que de pouvoir compter sur l’amitié du roi d’Assyrie ; il lui envoya donc un ambassadeur avec des cadeaux sans prix et surtout des protestations de fidélité, demandant en retour la remise de ses neveux entre ses mains. Pour toute réponse, Assurbanipal envahit la Susiane.

Une éclipse de soleil et d’autres phénomènes sidéraux semblèrent prouver que le ciel s’intéressait à Teumman qui, du moins, les interpréta en sa faveur, et l’armée d’Assur, terrifiée par ce qui lui paraissait des prodiges surnaturels, resta trois jours en présence de l’ennemi sans oser combattre. Alors, le roi d’Assyrie, grand protecteur des devins et des astrologues, consulta un oracle ; Assur et Istar répondirent que le royaume d’Élam serait détruit. Non encore complètement rassuré sur l’issue de la lutte, il fit offrir à Arbèles, dans le temps d’Istar, un sacrifice extraordinaire qui acheva de lui concilier la déesse reine des batailles et arbitre des combats. Teumman l’apprit et dit en souriant : Teumman sera plus fort qu’Istar ; et il répétait avec jactance qu’il ne s’arrêterait que lorsqu’il aurait ruiné l’Assyrie.

Assurbanipal insiste et revient si souvent sur les prières qu’il adressa aux dieux et sur la protection du ciel, qu’il est permis de croire que la lutte fut longue, acharnée, les succès balancés. Déesse d’Arbèles, s’écrie-t-il dans une de ses invocations, je suis Assurbanipal, l’œuvre de tes mains, désigné par le père qui m’a engendré pour rebâtir les temples du pays d’Assur et embellir les villes d’Accad. J’ai restauré tes sanctuaires, et je marche dans ton adoration. Et, au contraire, ce Teumman, roi d’Élam, n’adore pas les grands dieux..., il combat contre Assur et contre Marduk... C’est pour réjouir le cœur d’Assur que j’ai rassemblé mon armée et que je l’ai préparée au combat... Toi qui présides aux batailles, renverse Teumman et détruis-le... Istar, poursuit le récit, entendit ma prière et répondit : Va, sans crainte ; et elle ajouta ces paroles qui me rassurèrent : Tes yeux seront satisfaits, car ils verront le secours que je te donnerai ; je te promets le succès.

Une autre fois, au milieu de la nuit, tandis que je l’invoquais, je fus pris d’un profond sommeil et j’eus un songe ; Istar m’apparut et me parla ; elle était environnée de rayons, à droite et à gauche ; elle tenait un arc dans sa main, lançant des javelots meurtriers dans la mêlée du combat ; sa démarche était grave comme celle d’une mère qui a donné le jour à un enfant : Istar, la reine aimée des dieux, me dit-elle, t’apporte cet ordre : tu n’as qu’à marcher pour recueillir le butin ; la place est libre devant toi ; je viendrai à ton aide, et partout où tu porteras tes pas, je t’accompagnerai. La reine des déesses t’ordonne ceci : reste ici, dans le temple de Nabu, prends-y ta nourriture, et bois du vin au son des instruments ; chante ma gloire jusqu’à ce que j’arrive ; alors, ton désir sera accompli et lu connaîtras le vœu de mon cœur ; le Susien ne se tiendra pas debout devant toi et il ne t’imposera pas son joug ; ne t’inquiète pas de tes jours, au milieu de la bataille ; Istar te réserve sa protection généreuse ; elle veille sur toi, et elle écartera tous les dangers.

Assurbanipal s’avança alors avec confiance à la tête de ses troupes et entra sans coup férir à Duril ; Teumman n’osa présenter la bataille et battit en retraite jusque derrière le cours de l’Ulaï (l’Eulaeus), pour empêcher l’ennemi de traverser le fleuve, car cette ligne stratégique franchie, Suse sa capitale, se trouvait inévitablement à découvert. Son quartier général était à Tullis : de là, il déploya son armée en ordre de bataille, ayant en front le fleuve qu’il s’agissait de défendre, et adossé à une immense forêt qui devait faciliter la retraite dans le cas d’une défaite. Il fallut encore un avertissement direct du ciel pour que le roi d’Assyrie osât se risquer contre les positions de l’ennemi. Le choc fut terrible, et le fleuve Ulaï roula des flots de sang et charria des milliers de cadavres ; les Assyriens parvinrent pourtant à le franchir ; Teumman, fait prisonnier, eut la tête tranchée en présence de tous les captifs ; ses neveux Ummanigas et Tamaritu furent installés rois, l’un de Suse et de Madaktu (peut-être la Badaca des géographes classiques), et l’autre de Hidalu. Mais Assurbanipal toutefois ne pénétra pas dans Suse elle-même ; il se contenta de rôder en pillard autour des remparts, et de s’assurer si, plus tard, un coup de main hardi pourrait être tenté contre la grande forteresse. Une descente au pays de Gambul termina la campagne. Dunanu, fils deBel-basa, et Nabuzulli, alliés de Teumman, furent pris vivants avec leurs femmes, leurs fils et leurs filles, et la ville de Sapibel fut livrée au pillage. Le roi d’Assyrie rentra triomphalement à Ninive, escorté par des troupes d’esclaves musiciens et chanteurs, et montrant comme trophée la tête de Teumman au peuple d’Assur. Peu après, Umbadaru et Nabu-damik, que Teumman, avant sa défaite, avait envoyés comme ambassadeurs auprès d’Assurbanipal et qui ignoraient tous les événements qui s’étaient accomplis pendant leur voyage, arrivèrent à Ninive. Quand ils virent la tête sanglante de Teumman, ils comprirent que tout était perdu ; Umbadaru coupa sa barbe en signe de deuil et fut chargé de chaînes ; Nabudamik se perça le sein avec un poignard. La tête de Teumman resta longtemps exposée au bout d’une pique à l’une des principales portes de Ninive. Les autres chefs de l’insurrection élamite dont la répression avait coûté tant d’efforts et de sang au roi d’Assyrie, furent traités avec la cruauté la plus atroce. Dunanu et Nabuzulli, conduits à Arbèles, eurent la langue arrachée et furent écorchés vifs, après quoi on les jeta dans une fournaise ardente où ils expirèrent. D’autres furent mis en croix, ou aveuglés. Un certain Palaï, petit-fils de Marduk-pal-iddin, le grand patriote chaldéen du temps de Sargon, subit, avec les fils de Teumman, un supplice spécial : on leur coupa les lèvres, puis on les renvoya dans leur pays, pour servir d’exemple a quiconque oserait désormais lever la tête. De pareilles horreurs n’abattirent pourtant point le courage des Élamites, el le roi d’Assyrie sera bientôt obligé de reprendre les armes.

 

§ 5. — GUERRE EN CHALDÉE

En montant sur le trône d’Assyrie, Assurbanipal avait installé son plus jeune frère Salummukin comme roi de Babylone, avec la mission de surveiller les mouvements qui pouvaient se produire en Chaldée ou dans les pays limitrophes. Soit que Salummukin se fût mal acquitté de son rôle, et qu’il eût eu à se reprocher quelque négligence lors de la dernière insurrection susienne, qui s’était avancée jusque sous les murs de Babylone, soit qu’il se lassât de n’être que le vassal de son frère, et qu’il se trouvât entraîné lui-même parles aspirations patriotiques des peuples qu’il avait à gouverner, toujours arriva-t-il que de graves dissentiments surgirent entre lui et le monarque ninivite. Assurbanipal se plaint amèrement de l’ingratitude de son frère comme de celle des Susiens ; il prétend l’avoir comblé d’honneurs et de richesses, et malgré cela, Salummukin, dit-il, bien que protestant tout haut de son amitié, recueillait tout bas la haine dans son cœur ; il arrêta les Babyloniens qui, fidèles sujets, se rendaient au pays d’Assur, et il leur tint des discours pleins de mauvais conseils. Alors, par fourberie, il les envoya à Ninive en ma présence, pour réclamer ma paix. Et moi, Assurbanipal, roi d’Assyrie, à qui les dieux ont fixé un heureux destin et qu’ils ont créé pour le droit et la justice, j’ai accueilli avec bonté ces enfants de Babylone, je les ai fait asseoir à une table copieuse, leur ai donné des vêlements richement tissés, et des anneaux d’or pour leurs pieds. Et tandis que ces délégués étaient en Assyrie, et qu’ils s’inclinaient prêts à exécuter mes ordres, Salummukin, ce frère infidèle, contempteur de la foi jurée, soulevait les peuples d’Accad, de Chaldée, d’Arumu et du pays de la mer, depuis la ville d’Akaba jusqu’à Bab-Salimeti.

Cette défection inattendue du propre frère d’Assurbanipal eut, sur toutes les fractions de l’empire ninivite, l’influence la plus désastreuse. Tout le monde crut le moment venu d’entrer en rébellion. Il n’y eut pas jusqu’au roi de Suse lui-même, Ummanigas, à qui Assurbanipal avait sauvé la vie et qui lui devait son trône, qui ne fit alliance avec Salummukin, comme les rois des Guti, ceux de Syrie et même celui d’Égypte, Psammétik. Les portes de Sippar, de Babylone et de la citadelle de Borsippa furent fermées pour éviter une surprise ; les sanctuaires dans lesquels Assurbanipal avait amoncelé l’or et l’argent et des richesses de toute nature, furent dévalisés afin de trouver les sommes nécessaires pour acheter des alliés. Bientôt toutes les forteresses se remplirent de soldats insurgés, et Salummukin attendit de pied ferme que son frère vînt l’attaquer. Au milieu de ces conjonctures, un devin, qui dormait aux heures de la nuit, eut un songe où il lui fut fait cette révélation : Il est écrit sur le disque (kigallu) de Sin que celui qui méditera le mal contre Assurbanipal et qui se rébellionnera contre lui mourra de mort violente, par le fer d’un poignard, et ses partisans seront détruits par l’incendie, la famine et la peste. Fort de cet avertissement céleste, Assurbanipal se mit en campagne : c’était la sixième année de son règne, en 661 ; il marcha contre Sippar, Babylone, Borsippa et Cutha, où Salummukin s’était renfermé et où les provisions lui manquèrent bientôt à tel point que la plus grande partie de ses soldats périt par la famine. Sur ces entrefaites, une nouvelle révolution éclata chez les Élamites : Ummanigas fut assassiné par son frère Tammaritu qui s’empara du trône. Assurbanipal espéra un instant que le nouveau prince montrerait moins d’ingratitude que son frère et reconnaîtrait les bienfaits du prince d’Assyrie. Mais Tammaritu comprit qu’aux yeux de ses sujets, le moyen le plus sûr de garder son trône était, au contraire, de se mettre à la tête de l’insurrection. Il partit avec une nombreuse armée pour prendre à dos les Assyriens qui assiégeaient les grandes places fortes chaldéennes. Seulement, il laissait en Susiane un parti de mécontents à la tête duquel se trouvait un officier peut-être de sang royal, du nom d’Indabigas. Dans son impatience de courir en Chaldée, il l’avait méprisé tout d’abord, mais bientôt Indabigas se trouva le chef d’une troupe si considérable que Tammaritu dut songer à sa propre défense avant celle de ses alliés. Une grande bataille se livra dans laquelle Tammaritu fut battu. Il ne lui restait d’autre ressource que d’aller implorer le pardon d’Assurbanipal. Il embrassa mon pied royal, dit Assurbanipal, il se couvrit la tête de poussière, me servit de marchepied et voulut être mon esclave. Il me supplia, par le nom d’Assur et d’Istar, de maintenir ses droits et d’aller à son secours ; il se tint avec les siens devant moi, célébrant la puissance de mes dieux et l’efficacité de leur appui. Et moi, Assurbanipal, au cœur généreux, qui pardonne les fautes et oublie le mal, je fis grâce à Tammaritu et je l’installai avec toute sa famille dans mon propre palais.

Ces derniers événements furent une véritable catastrophe pour Salummukin. Privé du secours de l’armée élamite, et voyant ses garnisons décimées par la peste et la famine, n’osant implorer la clémence de son frère, il résolut de lutter jusqu’au bout avec la fureur du désespoir. Ses soldats, raconte le bulletin de victoire du roi d’Assyrie, mangèrent la chair de leurs fils et de leurs filles, et quand les troupes ninivites entrèrent dans Babylone, elles furent elles-mêmes épouvantées de tant d’horreurs. Salummukin tomba vivant entre les mains de son frère qui le fit brûler vif, et ceux de ses soldats qui survivaient encore subirent les plus atroces supplices : Tous ceux qui ne s’étaient pas précipités dans les flammes, qui ne s’étaient pas transpercés de leur poignard, qui avaient pu échapper à la faim, aux privations et au feu, tous ceux, en un mot, qui avaient réussi à trouver un refuge, le glaive des grands dieux, mes maîtres, auquel on ne peut échapper, sut les atteindre et pas un ne s’esquiva ; ils tombèrent tous dans mes mains. Leurs chais de guerre, leurs armes, leurs femmes, les richesses du palais royal furent apportés devant moi. Les officiers dont la bouche avait proféré le blasphème contre Assur, mon maître, et qui avaient médité le mal contre moi, je leur arrachai la langue et je les fis mourir. Le reste des soldats qui vivaient encore, furent écorchés devant les taureaux ailés et les lions colossaux élevés par Sennachérib, mon grand-père ; moi-même j’en écorchai sur le tombeau de Sennachérib, et je donnai leurs chairs pantelantes en pâture aux chiens, aux chacals, aux vautours, aux aigles, aux oiseaux du ciel et aux poissons de la mer. C’est ainsi que j’apaisai le courroux des dieux irrités de leurs honteuses actions. Quant aux cadavres de ceux que la peste avait emportés ou qui avaient succombé sous l’étreinte de la faim, et qui, devenus le rebut de la nourriture des chiens, jonchaient le sol dans les rues et sur les places, je les fis emporter hors de Babylone, de Cutha, de Sippar, et je les fis brûler sur des bûchers. De l’avis des prêtres, je réparai leurs temples, je purifiai leurs fontaines, et j’apaisai leurs dieux irrités et leurs déesses mécontentes à force d’offrandes et de prières ; je rétablis leur culte négligé depuis longtemps. Les survivants des habitants de Babylone, de Cutha, de Sippar qui avaient encore échappé aux souffrances, aux privations et à la famine, reçurent leur pardon ; je leur fis grâce de la vie et je leur permis d’habiter Babylone. Les hommes des pays d’Accad, de Chaldée, d’Arumuet du pays de la mer, qui s’étaient groupés autour de Salummukin et qui s’étaient concertés pour reprendre leur indépendance et se révolter contre moi, virent leur pays broyé en totalité ; je leur imposai le joug d’Assur qu’ils avaient rejeté ; mes préfets furent chargés de les tenir en respect, de les faire obéir aux lois d’Assur, de Belit et des grands dieux du pays d’Assur ; enfin ils durent apporter chaque année sans manquer, le tribut dû à ma souveraineté[9]. Pour éviter de nouvelles rébellions, Assurbanipal supprima la vice-royauté de la Chaldée, ou plutôt il prit lui-même le titre de roi de Babylone avec le nom de Kandalanu. C’est le Chiniladan des auteurs grecs, et sous ce nom, il régna vingt-deux ans comme roi de la Chaldée[10].

Tel est le navrant récit de cette nouvelle destruction de Babylone : en moins d’un demi siècle, la vieille capitale de la Chaldée sévit ruinée deux fois par les Assyriens ; cependant elle se relèvera encore, et le moment n’est pas éloigné où sa rivale du nord paiera de sa vie les cruautés à l’aide desquelles elle avait réussi à imposer sa domination à toute l’Asie antérieure !

 

§ 6. — NOUVELLES CAMPAGNES CONTRE L’ÉLYMAÏDE

Le pays d’Élam n’était pas au bout de ses révolutions et de ses maux ; il ne devait en voir la fin, comme Babylone, que dans un désastre sans nom. Indabigas, le nouvel usurpateur, qui, sans prendre une part directe à la dernière guerre, avait fait des vœux pour le succès des Chaldéens, accueillit dans son royaume quelques débris de l’armée vaincue, et donna asile notamment à Nabu-bel-sumê, roi du Bit-Yakin, et descendant de Marduk-pal-iddin. Assurbanipal réclama les fugitifs ; Indabigas allait peut-être les livrer pour éviter la guerre ; dans tous les cas, les négociations étaient pendantes à ce sujet lorsqu’il fut assassiné par un de ses officiers, Ummanaldas, qui ceignit la couronne royale et se prononça énergiquement contre le parti assyrien. Assurbanipal envahit aussitôt l’Élymaïde ; il était accompagné d’un réfugié susien, Tammaritu, fils d’Ummanigas, qui espérait faire valoir ses droits au trône avec l’appui de l’ennemi. L’armée assyrienne entra sans coup férir dans les villes de Hilme, Billati, Dumuk, Sulai, Lahir, Dibirina, et arriva sous les murs de Bit-Imbi. Il y avait deux villes de ce nom, voisines l’une de l’autre. Bit-Imbi l’ancienne était jadis le véritable boulevard de la Susiane dont elle interdisait l’accès ; aussi Sennachérib l’avait emportée d’assaut et démantelée. Mais à la faveur des événements qui avaient surgi depuis lors, les Susiens avaient construit en face de Bit-Imbi l’ancienne, une nouvelle place forte qu’ils nommèrent Bit-Imbi la neuve : celle-ci fut assiégée par Assurbanipal. Je l’ai prise au cours de mon expédition ; j’exterminai les habitants qui n’étaient pas venus solliciter ma paix ; aux uns je fis trancher la tête ; aux autres, je fis couper les lèvres, et j’envoyai ces derniers ainsi mutilés, en Assyrie, pour les offrir en spectacle aux gens du pays d’Assur. Le gouverneur de la ville, Imbappi, beau-père d’Ummanaldas, pris vivant, fut conduit aussi en Assyrie avec des entraves de fer aux pieds et aux mains.

Ces nouvelles glacèrent d’effroi Ummanaldas qui abandonna précipitamment sa capitale de Madaktu pour se réfugier dans les montagnes ; son allié Umbagua qui gouvernait une ville nommée Bubilu, jugea prudent aussi de déguerpir et de se cacher dans les roseaux des marais. La place était libre devant Assurbanipal qui installa Tammaritu sur le trône de Suse. Mais le roi d’Assyrie jouait de malheur avec tous ses protégés, car Tammaritu ne fut pas plutôt sur le trône de ses pères qu’il n’eut qu’un souci, se débarrasser de la tutelle assyrienne. Il renia mes bienfaits et l’assistance que je lui avais prêtée, et il complota de massacrer l’armée assyrienne ; il dit dans son cœur : Les hommes du pays d’Élam ont fait la paix avec le pays d’Assur, et cependant voilà que les Assyriens reviennent en Élam et y font des razzias. Mais Assur et Istar qui marchent à mes côtés et me donnent la supériorité sur mes ennemis, entendirent les vœux et les projets de Tammaritu ; ils le prirent par la main, le précipitèrent de son trône et le forcèrent une seconde fois à venir se jeter à mes pieds. Sans rien entendre de ses supplications, Assurbanipal couvrit l’Élymaïde tout entière de ses armées ; il se rendit maître des villes de Gatudu, de Dur-Amnani, de Bubilu, deTaraku, de Bit-Imbi, de Madaktu, de Suse, de Bube, de Tubu, de Dur-Undasi, de Samunu, de Bunaki et d’une foule d’autres cités qu’il énumère complaisamment, et où il ne laissa que ce qui ne pouvait pas être emporté, puis il retourna prendre ses quartiers d’hiver à Ninive.

Ce court répit, nécessaire au vainqueur, autant pour laisser reposer ses soldats que pour mettre en sûreté le produit de ses rapines, fut mis à profil par l’insurgé Ummanaldas qui avait réussi à se maintenir dans les montagnes. Pendant la saison des pluies, il redescendit dans la plaine, reprit Bit-Imbi, les villes des districts de Ras et de Hamanu, et même son ancienne capitale Madaklu : Assurbanipal compte comme sa huitième campagne l’expédition qu’il dut, au printemps, diriger de nouveau en Susiane. Suivant la tactique qui lui avait déjà une fois réussi, Ummanaldas abandonna toutes les villes, même Dur-Undasi où il s’arrêta un moment, incertain s’il attendrait là l’ennemi ; il traversa le fleuve Itite, battant toujours en retraite, et Assurbanipal reprit toutes les villes qu’il avait déjà une fois pillées, y compris Dur-Undasi, Bubilu, Suse et Madaktu. Un instant pourtant, l’inondation produite par la fonte des neiges du Zagros lui fut un sérieux obstacle et faillit arrêter son armée. Mais une nuit, Istar, la grande déesse d’Arbèles, apparut en songea ses soldats et leur dit : Je marcherai moi-même devant Assurbanipal, le roi qu’ont créé mes mains. Cette vision rassura les plus timides qui s’élancèrent à la nage et ne furent nullement inquiétés. Dès lors, tout fut perdu pour les Susiens : leurs villes succombèrent les unes après les autres, furent saccagées, et Ummanaldas regagna ses montagnes, suivi seulement d’une petite troupe d’élite. Suse elle-même succomba et fut épouvantablement châtiée : J’ai pris la ville de Suse, la grande ville sainte, la demeure de leurs dieux, le sanctuaire de leurs oracles. Par la volonté d’Assur et d’Istar, j’entrai dans les palais d’Ummanaldas et je m’y installai en grande pompe ; je fouillai la maison du trésor où l’or, l’argent et toutes les richesses se trouvaient entassées, que les rois élamites les plus anciens jusqu’aux rois de ce temps-ci avaient ramassées, et sur lesquelles aucun ennemi n’avait encore mis la main. Je m’en suis emparé comme d’un butin. Il y avait de l’or, de l’argent et des richesses provenant des pays de Sumer, d’Accad, de Kar-Dunias, que les anciens rois élamites avaient, jusqu’à sept fois différentes, pillées et emportées dans leur pays ; il y avait aussi des pierres précieuses vertes et rouges, de riches vêtements et des parures que les anciens rois du pays d’Accad et Salummukin lui-même avaient envoyés aux Élamites pour solliciter leur alliance. C’étaient encore des vêtements royaux d’apparat, des armes de guerre et toutes choses servant à combattre, des arcs, des ustensiles et des fournitures de toute espèce ; les divans sur lesquels ils s’asseyaient et dormaient, les vases dans lesquels ils mangeaient et buvaient[11]... ; des chars de guerre, des chars de parade dont le timon était orné de pierres précieuses ; des chevaux, de grandes mules dont les harnais étaient recouverts de lamelles d’or et d’argent : tout cela, je l’emmenai en Assyrie. Je détruisis la pyramide de Suse, dont la masse était en marbre et en albâtre ; j’en abattis les deux pointes, dont le sommet était en cuivre étincelant. Le dieu Susinak, dieu de leurs oracles, qui habitait dans leurs sanctuaires cachés et dont personne ne devait voir l’image, les dieux Sumudu, Lagamar, Partikira, Amman-Kasimas, Uduran, Sapak, qu’adoraient les rois d’Klam et dont ils" redoutaient la divinité ; les dieux Ragiba, Sungumsur, Karsa, Kirsamas, Sudunu, Aipaksina, Bilul, Panintimri, Silagara, Napsa, Nalirtu, Kinda-kurbu, tous ces dieux et toutes ces déesses avec leurs richesses, leurs trésors, leurs pompeux appareils, leurs prêtres et leurs servants, je les emportai au pays d’Assur, ainsi que trente-deux statues de rois, en argent, en or, en bronze et en albâtre, enlevées aux villes de Suse, de Madaktu, de Huradi, la statue d’Ummanigas, frère d’Umbadara, celle d’Islar-Nahunti, celle de Hullusi, celle de Tammaritu, le dernier roi qui, d’après l’ordre d’Assur et d’Istar m’avait fait sa soumission. J’ai aussi recueilli les lions et les taureaux à face humaine qui faisaient l’ornement des temples ; j’ai fait transporter les colosses qui gardaient les portes des sanctuaires ; j’ai tout détruit jusqu’aux fondements ; j’ai fait voler en éclats les statues des dieux et des déesses. Il y avait des forêts sacrées où personne n’avait pénétré, dont le sol n’avait pas encore été foulé par qui que ce fût : mes soldats y entrèrent, virent les sanctuaires des dieux et les incendièrent. Les tombeaux de leurs rois, anciens et récents, qui n’adoraient pas Assur et Istar, mes maîtres, et qui inquiétaient les rois mes pères, je les violai et les ouvris à la lumière du soleil, et j’emportai leurs restes en Assyrie ; je laissai leurs ombres sans sommeil et je les privai des prières du sacrificateur. En une expédition d’un mois et vingt-cinq jours, je détruisis tout le pays d’Élam et je répandis sur lui la désolation et la famine. Les filles des rois, les sœurs des rois, les familles des anciens et des derniers rois du pays d’Élam, les gouverneurs et les préfets de toutes les villes qu« j’avais prises, les chefs des archers, les capitaines, les conducteurs de chars, les écuyers, les lanciers, les archers... en un mot toute l’armée, chefs et soldats, grands et petits, les chevaux, les mulets, les ânes, les bœufs et les moutons en plus grand nombre que les sauterelles, tout cela fut emporté en Assyrie ; je pris même de la poussière des villes de Suse, de Madaktu, de Haltenas et des autres villes saintes, et, pareil à un aigle, je la portai jusqu’au pays d’Assur. Dans l’espace d’un mois, tout, dans l’Élymaïde, fut balayé, et il n’y resta plus ni agglomération d’hommes, ni troupeaux de bœufs et de moulons, ni aucune bêle apprivoisée, ni champs cultivés. Je livrai cette terre aux onagres, aux gazelles et aux bêtes du désert qui y pullulèrent comme des poussins.

La déesse Nanâ qui depuis mille six cent trente-cinq ans était malheureuse et captive en Élam, pays qui ne lui était pas consacré et qui, dès cette époque, avait, de concert avec les dieux ses pères, proclamé mon nom pour la souveraineté des nations, me confia le soin de lu faire rentrer dans son pays. Elle dit : Assurbanipal me fera sortir de l’Élam, pays ennemi et me rétablira dans le temple E-Anna. Cet ordre avait été proféré dès les jours d’autrefois, mais ce furent seulement les hommes d’aujourd’hui qui l’expliquèrent. Je saisis les mains de la statue de la grande déesse, et je lui fis prendre, vers le E-Anna, un chemin direct et qui réjouit son cœur. Le premier jour du mois de Kisilev, je la fis entrer dans la ville d’Uruk, dans le temple de sa prédilection et je lui fis habiter les sanctuaires éternels.

Les esclaves et les dépouilles du pays d’Élam que j’avais pris sur l’ordre des dieux Assur, Sin, Samas, Raman, Bel, Nabu, Istar de Ninive, reine du Kitmuri, Istar d’Arbèles, Adar, Nergal, Nusku, j’en offris les prémices à mes dieux ; quant aux archers, aux officiers de l’armée et aux autres chefs que j’avais arrachés au pays d’Élam, j’en fis la part de ma royauté ; je répartis les autres, comme des troupeaux de moutons, entre mes préfets, mes grands et tout mon camp.

Telle est la relation officielle de cette guerre d’Élam la plus terrible de toutes celles qu’Assurbanipal ait entreprises. A côté du texte cunéiforme, de vastes tableaux, analogues à ceux qui se déploient sur les pylônes des temples de l’Égypte et offrent de même des centaines de personnages dans leurs compositions, nous font assister à toutes les péripéties de ce grand drame, retracé delà manière la plus saisissante. On voit d’abord la bataille qui décida du sort de la contrée, bataille livrée à peu de distance de Suse. Les guerriers élamites, malgré leur énergique résistance, sont taillés en pièces et précipités dans l’Eulæus dont les flots engloutissent un grand nombre d’entre eux. Dans le tableau suivant, Assurbanipal, profitant de sa victoire, marche droit vers Suse. On distingue ensuite la ville (désignée par son nom) avec ses remparts crénelés et ses maisons aux toits plats, au milieu d’une forêt de palmiers. Le monarque assyrien a fait arrêter son char non loin des portes, et deux de ses officiers présentent au peuple, Ummanaldas, que dans sa volonté souveraine il impose au pays, à la place du roi qui a osé le combattre. Alors, tandis que l’Eulæus roule encore au pied des murailles les cadavres des derniers défenseurs de l’indépendance nationale, le peuple de la capitale, affolé de terreur et espérant fléchir à force d’avilissement un vainqueur irrité, sort en foule, hommes, femmes et enfants, avec des harpes, des flûtes et des tambourins, et salue de ses chants et de ses danses le nouveau chef installé par les étrangers. Pendant ce temps, et à quelques pas de la scène de fête, les chefs de l’armée vaincue expient, dans les tortures, le crime d’avoir osé défendre leur roi et leur pays ; l’un est écorché vivant, les autres ont les oreilles coupées, les yeux crevés, la barbe et les ongles arrachés. Ces compositions aux figures très nombreuses, traitées avec une extrême finesse, n’ont pas plus de perspective que les tableaux historiques égyptiens ; mais on ne saurait se lasser d’y admirer la vie et le mouvement qui règnent dans tous les groupes, la vérité des types, l’heureuse naïveté des attitudes.

Cependant la proie qu’il importait le plus à Assurbanipal de capturer et de rapporter comme trophée à Ninive, lui avait encore échappé. Ummanaldas, pendant qu’on ravageait la plaine, avait fait le mort dans la montagne ; aussitôt que les terribles pillards s’en furent allés, il quitta sa retraite et vint camper sur les ruines fumantes de ses villes. Il fut atterré par l’horrible spectacle qu’il avait sous les yeux, et il pensa pouvoir acheter la paix par une infâme lâcheté, en livrant au roi d’Assyrie, son meilleur ami et son plus fidèle allié, Nabu-bel-sumê, le petit-fils de Marduk-pal-iddin. Quand ce dernier apprit cette nouvelle, il entra en désespoir : sa vie cessa de lui être précieuse, il désira la mort et il dit à son écuyer : Tue-moi avec le glaive. Alors, lui et son écuyer se percèrent mutuellement avec le fer de leurs épées. Ummanaldas fit ensevelir dans du sel le cadavre du malheureux prince, et il l’envoya à Assurbanipal qui lui fit couper la tête et qui suspendit ce hideux trophée au cou de Nabu-kat-zabat, un des principaux officiers de Salummukin, l’ancien roi de Babylone, qui avait participé à la révolte de l’Élymaïde. Un prince élamite du nom de Paé qui avait toujours été hostile à Ummanaldas, s’empressa d’accourir à Ninive offrir des gages de fidélité ; puis les districts montagneux eux-mêmes offrirent leur soumission et abandonnèrent Ummanaldas : on vil tour à tour les villes de Bit-Imbi, Mazutu, Bubê, Bit-Arrabi, Zagar, Dunnu-Samas, Tul-Humba et vingt autres, ouvrir leurs portes à des garnisons assyriennes ; la place de Salatri succomba la dernière. On saisit et on condamna à l’esclavage le plus avilissant, Ummanaldas, le dernier des héros de l’indépendance nationale des Susiens, qui serait intéressant et digne d’occuper une place d’honneur dans l’histoire, s’il n’avait terni sa gloire par une ambition démesurée et des crimes infâmes. En cela, il ne se montra pas supérieur aux princes orientaux de son époque, et la triste fin du royaume d’Élam est un exemple de plus à ajouter à l’appui de cette éternelle parole : tout royaume divisé contre lui-même périra.

 

§ 7. — GUERRE CONTRE LES ARABES.

Assurbanipal triomphait de toutes parts et ses armées revenaient victorieuses de l’Orient comme de l’Occident. Mais l’empire avait des frontières si vastes et les nations qu’il absorbait dans son sein étaient si peu homogènes, que le génie et l’activité du roi d’Assyrie ne pouvaient suffire à faire régner la paix partout à la fois. Depuis la mort d’Assarhaddon, les Arabes du désert étaient en insurrection ; ils avaient repris, presque sans effort, leur vie indépendante, et le temps avait jusqu’ici manqué à Assurbanipal pour les forcer de nouveau à reconnaître la puissance d’Assur et à payer tribut. Les guerres d’Élam terminées, le roi d’Assyrie résolut d’entreprendre une grande expédition dans le désert de Syrie et’ d’Arabie, et de renouveler dans ces régions les exploits de son père. Ce fut le but de sa neuvième campagne qui commença en 629 et dura peut-être plus d’une année.

Au temps de la révolte de Salummukin, le roi des Arabes, Uayteh, fils de Hazaël, avait fait alliance avec le roi de Babylone et lui avait envoyé des secours en hommes et en argent ; d’autres chefs arabes, Abiyateh et Aimu, fils de Tehri, avaient suivi son exemple, et, à son instigation, rejeté le joug assyrien. A la faveur des guerres de la Susiane, Uayteh était resté impuni, et il en avait profilé pour agrandir démesurément ses États el se créer un vaste empire qui ne comprenait plus seulement le Hedjâz, domaine héréditaire de ses ancêtres, mais la majeure partie de la péninsule arabique, le Nedjd, le Djebel-Somer, le Djauf, le désert de Syrie, et même toute la rive occidentale de l’Euphrate, dans son cours inférieur, formant ce qu’on appelle aujourd’hui l’Irak-Araby. Il s’était aussi allié avec toutes les tribus nomades ou sédentaires cantonnées dans la partie occidentale et septentrionale du désert de Syrie, les gens du Hatiran, les Nabatéens, les Moabites, les Ammonites, les Madianites, les Édomites, les Amalécites. D’autre part, les populations de la Syrie qui, depuis l’expédition d’Égypte, n’avaient pas revu les armées d’Assur, vivaient égale, ment à l’état presque indépendant, négligeant de porter à Ninive le tribut annuel ; il était donc grand temps que la présence des légions assyriennes allât réveiller le sentiment de la peur chez ces peuples du désert et de la Syrie, toujours portés à croire descendu dans la tombe le tyran qui cessait un instant de les rançonner ou de les battre.

Il est difficile de se rendre un compte exact des marches d’Assurbanipal à travers les déserts de Syrie et d’Arabie, parce que l’identification des noms de lieux cités dans les textes cunéiformes est très conjecturale. Si l’on s’en rapporte à certaines assonances, il faudrait croire que le roi d’Assyrie commença par conquérir le Hauran qu’il traversa, puisqu’il pilla tour à tour toutes les tribus cantonnées à l’Orient et au sud de la ; mer Morte. Les inscriptions nous disent, en effet, que le conquérant, dirigeant sa marche contre Uayteh qui tenait le désert de Syrie, prit successivement les villes d’Azarel, de Hirata-Kazaia, d’Udumê, passa dans le voisinage de Iabrud, entra dans la ville de Bit-Ammon, ravagea le territoire des villes de Haurina, de Muaba, de Sarri, de Hargê, de Subiti. Toujours battu, mais d’après la tactique qui réussit encore aux Arabes de nos jours, s’enfuyant et revenant sans cesse harceler l’ennemi, Uayteh finit par être acculé au pays des Nabatéens et obligé de se rendre ; il fut chargé de chaînes, conduit à Ninive, confondu avec une meute de chiens, et, dit l’inscription, lié à l’une des portes principales de la grande ville. Ce n’est peut-être pas sans raison que des savants modernes ont reconnu dans la ville de Hirata, la Hira, voisine du bas Euphrate et célèbre dans l’histoire des Arabes au commencement de l’ère chrétienne ; dans Iabrud, la ville de Yatbur, en plein désert, au sud-ouest de Babylone, non loin de Hira ; dans Udume, le pays d’Édom au sud de la mer Morte, plutôt que le royaume de Duma dony il a déjà été parlé ; dans Bit-Ammon, la capitale des Ammonites qui habitaient à l’orient du Jourdain ; dans Haurina, le Hauran ; dans Muaba, la terre de Moab, sur la mer Morte ; mais si ces identifications sont admises, il faut reconnaître qu’on est dans l’impossibilité de se rendre compte des mouvements de l’armée assyrienne qui aurait ainsi accompli à travers le désert, des courses folles aussi étrangères à ses habitudes que matériellement difficiles à exécuter.

D’autres rois arabes, parmi lesquels nous citerons Samaïel, Abiyateel Aïmu, qui étaient venus précédemment au secours de Salummukin assiégé dans Babylone, essayèrent aussi de s’opposer à la marche d’Assurbanipal ; mais leurs flèches se brisaient sans effet contre les boucliers des Assyriens qui avançaient toujours comme un rempart qui se meut. Les Arabes comprirent que pour lutter efficacement, il leur fallait cesser de faire celle guerre de partisans qui, en éparpillant leurs forces, les rendait impuissantes contre des légions qui combattaient en masses compactes et serrées. Le pays de Nabatu (la Nabatène) devint le rendez-vous d’une coalition générale. Natnu, roi des Nabatéens, Uayteh, fils de Bir-Dadda et parent de celui qui avait succombé dans la campagne précédente, Abiyate et une foule d’autres chefs de tribus nomades s’y rencontrèrent, et Assurbanipal fut obligé de s’enfoncer de plus en plus dans le désert pour les atteindre et les réduire. C’était au mois de juin, au plus fort des chaleurs de l’été, et l’armée assyrienne souffrit horriblement de la soif et des privations de toutes sortes. Au mois de Sivan (mai-juin), le mois de Sin, l’aîné des fils de Bel, le 25e jour, en la fête de la grande déesse de Babylone, je suis parti de la ville de Hadata pour aller camper à Laribda, forteresse de pierre, bâtie au milieu des lacs. Mon armée avait besoin d’eau pour boire, car elle avait marché dans des plaines arides, à travers des chemins difficiles. Plus loin, elle arriva à Hurarina, non loin de Yarki et de Azalla, dans la région de Mas, terre de soif et pays lointain, où l’on ne rencontre même plus les animaux du désert et où l’oiseau du ciel ne peut faire son nid. J’ai mis en déroute Isammih qui adore Atarsamaïn, ainsi que l’armée des Nabatéens. J’ai pris des hommes, des bêtes de charge, des chameaux et un butin considérable. Mon armée s’avança encore l’espace de huit parasanges (environ quarante-six kilomètres), puis elle revint sans être inquiétée dans la ville d’Azallu où elle trouva de l’eau en abondance. J’ai ensuite quitté Azallu pour me diriger vers Kurazili, à six parasanges ; dans ce lieu aride et difficile, j’ai assiégé le serviteur d’Atarsamaïn et le lieutenant de Uayteh, fils de Bir-Dadda, roi des Arabes. Je me suis emparé de ses dieux, de sa mère, de ses femmes, de son épouse, de ses enfants, des gens de son pays, des bêtes de somme, chameaux et moutons, je les ai consacrés au service d’Assur et d’Istar, mes seigneurs, et je leur ai fait prendre la roule de Damas. Dans le mois d’Abu (juillet-août), mois de la fille de Sin, et des archers, le 3e jour, en la fête de Marduk, le roi des dieux, je quittai Damas et je m’avançai à la distance de six parasanges, vers la ville de Hulhuliti ; je pris Kurkuruna au milieu de hautes montagnes, ainsi que le lieutenant d’Abiyate, fils de Tehari, du pays de Kidra (Cedar). Je l’ai battu et spolié de tout, et même, grâce à l’appui d’Assur et d’Istar, mes seigneurs, j’ai fait prisonniers dans la mêlée, Abiyate et Aïmu, les fils de Tehari, et je les ai chargés de chaînes et envoyés en Assyrie avec les dépouilles de leur pays. Restait encore Uayteh avec son contingent de nomades : assiégés dans une forteresse, sans subsistances et sans moyens de ravitaillement, ses soldats se virent réduits à manger de la chair humaine. Alors seulement ils mirent bas les armes ; Uayteh fut fait prisonnier, mais il eut la vie sauve ; Aïmu fut écorché vif. La campagne se termina par la prise de la ville d’Usu dont on ignore encore l’emplacement ; les habitants en furent exterminés ou déportés, et Assurbanipal fit main basse sur tout ce qu’il put emporter en Assyrie.

A travers les obscurités et les difficultés de traduction du texte que nous venons d’analyser, il est aisé de se rendre compte qu’Assurbanipal guerroya surtout dans le désert de Syrie et qu’il pénétra à peine dans la péninsule arabique, si même il y mit le pied. Il poussa de ce côté les limites de ses conquêtes beaucoup moins loin que son père Assarhaddon et que, plus tard, Nabuchodonosor. Il dut, appelé sur d’autres points, renoncer à la suzeraineté sur ce pays, comme à la suzeraineté sur l’Égypte et sur les peuples de l’Asie-Mineure. Ce n’était pas, sans doute, sans espoir de retour, et il espérait bien voler de nouveau de victoire en victoire jusqu’à Thèbes et jusqu’à Sardes ; il comptait sans des événements imprévus qui l’empêchèrent de réaliser ses projets. Sa campagne dans le désert de Syrie est la dernière, et il est permis de croire qu’elle ne fut pas aussi fructueuse que le dit le texte officiel : les habitants du désert ont toujours été misérables et sans grandes ressources ; il n’y avait rien à en tirer. Quoi qu’il en soit, et comme le remarque M. Maspero, Assurbanipal n’en resta pas moins le souverain le plus puissant du monde oriental. Presque le dernier de sa race, il fut celui dont la domination s’étendit le plus, et dépassa tous ses prédécesseurs en activité, en courage, en énergie, en cruauté, comme si l’Assyrie, se sentant près de sa ruine, avait voulu réunir en un seul homme toutes les qualités qui avaient fait sa grandeur et tous les défauts qui ont souillé sa gloire[12].

 

§ 8. — CHUTE DE NINIVE (625 AVANT J.-C.)

Les affaires de Lydie et la domination surfile de Cypre avaient fait connaître des Grecs Assurbanipal. Tout concorde à montrer en lui le Sardanapale guerrier et conquérant dont parlent plusieurs historiens classiques, en le distinguant soigneusement du Sardanapale voluptueux et efféminé entre les mains duquel la légende faisait périr le premier empire de Ninive. A propos de ce prince, les historiens grecs de l’époque alexandrine ont commis deux erreurs assez curieuses pour être notées, et qui tiennent, l’une et l’autre, bien manifestement à des confusions dans la lecture d’inscriptions assyriennes, preuve qu’il y avait alors parmi les Hellènes quelques savants qui étudiaient l’écriture cunéiforme et ses monuments, ce qu’aucun ne fit pour les hiéroglyphes de l’Égypte.

Strabon, d’après Clitarque, raconte que dans une inscription existant à Tarse, où l’on peut en effet admettre que ce prince ait passé dans le cours de ses expéditions et ait laissé un monument de sa gloire, Sardanapale se disait fils d’Anakyndaraxarès. Mais ce prétendu nom patronymique n’est autre que le titre inscrit, presque toujours, à la suite du nom des monarques assyriens, moi, auguste, roi d’Assyrie, Anaku nadu sar Assur, d’où un lecteur inexpérimenté a fait Anakyndaraxare, qu’il a pris pour un nom d’homme. D’autres écrivains disent que Sardanapale était surnommé Conosconcoléros ; ici encore c’est une formule qui a été regardée par erreur comme un nom propre. A la fin des contrats d’intérêt privé, on rencontre souvent cette phrase : kunuk kunuki liris qu’il le confirme par l’apposition de son cachet. Cette formule non comprise par les Grecs, a été regardée comme un nom d’homme et est devenue le roi Conosconcoleros. Beaucoup des erreurs que les historiens grecs, surtout ceux de l’âge alexandrin, ont commises au sujet de l’histoire des monarques assyriens, doivent tenir à de fausses lectures de ce genre.

C’est Assurbanipal qui termina le magnifique palais de Ninive, commencé par Sennachérib ; les sculptures de la partie qu’il en fit élever sont les œuvres les plus fines elles plus achevées que nous connaissions jusqu’à présent de l’art assyrien. 11 raconte lui-même comment il fit terminer ces grandes constructions qui portèrent Ninive à son plus haut degré de splendeur. Dans ces jours-là, dit-il, j’ai fait embellir avec grand luxe le Bit-riduti (maison du gouvernement), palais situé dans Ninive, la ville suprême, favorite de la déesse Belit. Ce palais avait été bâti par Sennachérib, roi d’Assyrie, mon grand-père, pour être la demeure de sa royauté, et, depuis lors, les murs s’en étaient allés en ruine, et ses chambres s’étaient écroulées de vétusté. Moi, Assurbanipal, roi grand, roi puissant, roi des légions, roi du pays d’Assur, roi des quatre régions, j’ai rebâti le Bit-riduti, parce que j’y avais grandi, et parce que les dieux Assur, Sin, Samas, Raman, Bel, Nabu, Istar de Ninive, la déesse reine des Kitmuri, Istar d’Arbèles, la déesse reine des dieux, Adar, Nergal, Nusku, ont protégé ma dignité de prince royal et qu’ils m’ont couvert de l’ombre de leur faveur... Le roi raconte ensuite qu’il fit démolir l’ancienne demeure de Sennachérib afin de la rebâtir sur des proportions beaucoup plus vastes, et qu’il a employé à ces constructions toute une armée de prisonniers de guerre ; les rois des Arabes eux-mêmes, devenus des esclaves du dernier rang, furent contraints de piler le mortier, de mouler les briques, et perdus dans la foule des malheureux captifs, obligés de s’atteler comme des bêtes de somme, aux cordages à l’aide desquels on transportait les plus grandes sculptures. Quand le gros œuvre fut achevé, des corporations d’artistes sculptèrent sur les parois les immenses bas-reliefs qui décorent aujourd’hui les salles du Musée Britannique ; on ferma le palais avec des portes d’un bois dont l’odeur est bonne et on les cercla d’une bordure de cuivre. Les petits prismes cylindriques qui racontent tous ces détails sont datés du premier jour du mois de Nisan, en l’année du limmu de Samsi-dain-anni, préfet du pays d’Accad. Mais on ne peut rapporter d’une manière précise cette mention chronologique à une date antérieure à l’ère chrétienne, parce que la liste des limmu dont nous avons si souvent parlé, s’arrête brusquement vers le milieu du règne d’Assurbanipal, en l’année 666, avec le limmu de Tebitai. On ne peut donc attribuer que conjecturalement à l’an 655 environ avant notre ère, la construction du palais d’Assurbanipal.

On se croirait transporté en pleine Assyrie, sous les lambris des palais ninivites, sculptés et enrichis de dorures et de peintures multicolores, quand on parcourt, au Musée Britannique, ces galeries sans fin, où sont juxtaposées bout à bout les bas-reliefs recueillis sous le monticule de Koyoundjik. Les sculptures du règne d’Assurbanipal ne sont pas recouvertes, comme celles du temps de Sargon ou des époques antérieures, de longues inscriptions qui dégradent souvent les détails et le modelé des figures ; l’art s’est dégagé de l’épigraphie, et il est libre comme l’art grec qui, originairement, procède de l’art assyrien sous plus d’un rapport. Assurbanipal a raconté ses exploits presque exclusivement sur des prismes ou barillets octogonaux enfouis dans les fondations de son palais ; sur les parois des murs, à côté des scènes figurées, on ne rencontre que quelques lignes qui forment la légende explicative du sujet qui se déroule en tableaux historiés sous les yeux. Ici, par exemple, est un combat acharné, et des fuyards, craignant la mort, s’enfoncent dans une forêt ; la légende nous dit : Teumman, roi d’Élam, voit dans un combat terrible la défaite de son armée. Il s’enfuit pour sauver sa vie et il s’échappe... Tammaritu, son fils aîné, prend ses mains, et pour sauver sa vie ils se sauvent à travers les bois... Plus loin, au-dessus d’un officier monté sur un chariot et portant comme trophée une tête humaine : Ceci est la tête de Teumman, roi du pays d’Elam ; elle a été coupée pendant la bataille, en présence de mon armée ; je l’ai envoyée comme un heureux présage au peuple d’Assur. Au-dessus d’un blessé qui se traîne péniblement sur le sol : C’est Urtaku, le beau-frère de Teumman, blessé par une flèche ; il méprise la vie, et, pour mettre fin à ses jours, il s’adresse ainsi aux Assyriens : Je me rends à merci ; coupez-moi la tête et envoyez-la au roi, votre maître, qui la recevra comme un augure favorable. Un personnage en saisit un autre par les cheveux et le menace du glaive : l’inscription nous apprend que le vaincu est Ituni, un des généraux de Teumman. Plus loin nous assistons à un épisode moins barbare : c’est une cérémonie d’hommage rendu à un souverain, et on lit : C’est Ummanigas le fugitif, mon serviteur ; il a accepté mon joug ; et sur mes ordres, un de mes lieutenants le fait entrer dans la ville de Madaktu, au milieu de fêtes solennelles, puis le place sur le trôné de Teumman fait prisonnier. A côté de la tête du roi, debout sur son char, et recevant les prisonniers et le butin pris à l’ennemi, se trouve cette épitaphe : Moi, Assurbanipal, roi des légions, roi du pays d’Assur, parla volonté des grands dieux et suivant le désir de leur cœur, j’ai fait apporter en ma présence les vêtements d’apparat et le manteau royal de Salummukin, mon jeune frère ; j’ai fait amener ses femmes, ses généraux, ses soldats, ses chars, ses bagages, ses chevaux harnachés, les femmes de son harem, ses esclaves mâles et femelles, grands et petits.

Si les pillages de villes, les incendies et les massacres occupent la place prépondérante dans ces curieuses images, il arrive parfois pourtant, qu’on y rencontre des spectacles moins inhumains : des scènes d’adoration devant les simulacres des dieux, des sacrifices d’animaux, même des scènes de la vie privée comme des festins et des libations. Les chasses sont, après les batailles, ce qu’il y a de plus fréquent : jusqu’au bout, les rois d’Assyrie sont les vrais fils de Nemrod. Une des plus curieuses de ces luttes terribles où le char du monarque est attaqué par des lions, porte pour épigraphe cette inscription par trop orientale : Dans une de mes chasses, j’ai rencontré un lion, je l’ai pris par la crinière au-dessus des oreilles, en invoquant Assur et Istar, le souverain des combats, et je lui ai traversé les entrailles d’un coup de poignard : voilà l’œuvre de mes mains. Une autre scène contient ce qui suit pour explication : J’ai pris un lion par la queue, et avec l’aide des dieux Adar et Nergal, mes protecteurs, je lui ai broyé la cervelle d’un coup de massue.

Nous savons déjà qu’Assurbanipal fit copier et traduire par les savants de Ninive les textes anciens qui remontaient aux époques primitives de l’Assyrie et de la Chaldée, et que c’est l’ensemble de ces documents, en partie retrouvés de nos jours, qu’on a appelé la bibliothèque d’Assurbanipal ; nous reviendrons ailleurs sur cette singulière bibliothèque de briques qui renfermait des traités grammaticaux à l’usage des écoles, des lois et des règlements, des légendes mythologiques, des prières aux dieux, des poésies qui rappellent les Psaumes bibliques, des observations astronomiques, des recettes médicales, des incantations magiques, des listes géographiques de villes tributaires, et jusqu’à des énumérations d’animaux, de plantes et de minéraux. Un long règne et une surprenante activité permirent à Assurbanipal d’accomplir ces œuvres, plus utiles que ses victoires, et de se faire protecteur des sciences et des lettres autant que grand conquérant. Sous son impulsion et grâce aux travaux gigantesques qu’il exécuta, Ninive, la reine de l’Asie, prit un développement extraordinaire et une magnificence qui ne put être comparée qu’à celle qu’atteignit plus tard Babylone, sa rivale. C’est à cette époque qu’elle eut les dimensions gigantesques que lui donnent Diodore de Sicile et Strabon.

A cause de l’interruption de la liste des limmu, il n’est pas possible de connaître exactement la durée du règne d’Assurbanipal. Une tablette trouvée à Uruk, est datée de la vingtième année de son règne, c’est-à-dire de l’an 647 avant notre ère ; mais il est probable qu’il vécut beaucoup plus longtemps ; peut-être même régna-t-il une trentaine d’années, soit jusqu’en 637.

Le dernier roi de Ninive, fils d’Assurbanipal, porte le nom d’Assur-edil-ilane ; on a trouvé son nom inscrit sur des briques recueillies aux ruines d’un petit édifice à Kalah : Moi, Assur-edil-ilane, roi des légions, roi du pays d’Assur ; fils d’Assurbanipal, roi des légions, roi du pays d’Assur ; j’ai ordonné de mouler des briques pour la construction du temple E-Zida, de la ville de Kalah, dans le dessein de prolonger mes jours. C’est là tout ce qu’on sait de ce prince, et ici s’arrêtent les renseignements que nous fournissent les documents cunéiformes relativement à l’histoire de Ninive et de l’immense empire dont elle fut la capitale. Que se passa-t-il donc, qui vint aussi brusquement interrompre la vie de ce grand corps, tout à l’heure encore assez vigoureux pour imposer ses lois à l’Égypte et à l’Asie-Mineure, à l’Arménie et à l’Élymaïde ? Seuls l’Écriture sainte et les historiens grecs nous renseignent sur la catastrophe qui suivit le règne d’Assurbanipal et qui fit pour jamais disparaître Ninive de la scène du monde. C’est à la fois de l’orient et du nord que vint celte terrible tempête.

Tandis que les armées d’Assurbanipal guerroyaient au loin à l’ouest ou au sud, il s’était formé, à l’est, un empire qui englobait toutes les tribus médiques et qui se sentit bientôt de taille à se mesurer avec le colosse assyrien. Une première fois, le roi des Mèdes, Phraorte, s’était avancé contre les Assyriens, en 632, mais il avait été vaincu par Assurbanipal qui ne put toutefois poursuivre sa marche dans l’est et forcer les tribus médiques à l’obéissance. Le fils de Phraorte, Cyaxare, reprit, au moment de la mort d’Assurbanipal, les projets de son père ; voyant que par suite du changement de règne, toutes les provinces de l’empire d’Assyrie se soulevaient à la fois, il s’apprêta à marcher lui-même directement sur Ninive. Aucun obstacle ne l’empêcha d’arriver jusqu’aux portes de la grande ville, devant laquelle il venait de mettre le siège, lorsque les Cimmériens, si longtemps contenus dans les régions septentrionales de l’Asie, se mirent en mouvement. Une de leurs armées avait déjà, nous l’avons vu, traversé l’Arménie, envahi l’Asie-Mineure et culbuté le royaume de Lydie. Un pareil succès avait enhardi les barbares, et toutes leurs tribus qui étaient restées campées dans les steppes du nord de la mer Caspienne, plièrent leurs tentes et descendirent comme une avalanche aussi bien sur la Médie et la Perse que sur la Mésopotamie, l’Arménie, l’Asie-Mineure et la Syrie.

Ce terrible fléau sauva Ninive pour un instant. Cyaxare qui venait de forcer le roi d’Assyrie à se renfermer dans sa capitale, fut obligé de lever le siège de Ninive pour courir à la défense de ses propres États. S’il ne put vaincre et refouler complètement les barbares, du moins réussit-il à détourner le courant de l’invasion et à le rejeter du côté du bassin du Tigre et de l’Euphrate et sur la Méditerranée. Quand on lit, dans les premiers chapitres de Jérémie, une description de ces hordes de barbares qui se ruèrent sur la Palestine comme sur la Mésopotamie, on croirait assister à une invasion des soldats de Gengis ou de Tamerlan, dont les Cimmériens sont d’ailleurs les ancêtres : J’amène sur vous une nation lointaine, une nation robuste, antique, dont vous ne connaissez point le langage, dont vous ne comprenez point les paroles. Son carquois est comme un sépulcre ouvert ; tous ses guerriers sont forts. Ils mangeront vos moissons, votre pain, vos fils et vos filles, vos troupeaux, vos vignes et vos figuiers ; ils détruiront par le glaive les villes sur lesquelles vous vous confiez (Jérôme, V, 15-17)... Voici qu’un peuple vient du nord, une grande nation est sortie des confins delà terre. Ils portent l’arc et le bouclier, ils brisent et déchirent sans pitié ; leur voix ressemble au bruissement des flots ; ils montent des chevaux armés eux-mêmes comme des guerriers (Jérémie, VI, 22-23)... Voici qu’ils montent comme une nuée et leurs chars comme la tempête ; leurs chevaux sont plus légers que les aigles. Malheur à nous ! nous sommes ravagés... J’ai regardé le pays, il est désert ; j’ai regardé le ciel, il n’y a plus de lumière. J’ai vu les montagnes et elles tremblent, les collines et elles s’entrechoquent. J’ai regardé : il n’y a plus d’hommes ; les oiseaux du ciel eux-mêmes se sont envolés. J’ai regardé le Carmel, et il est désert ; toutes ses villes sont détruites devant la face de Jéhovah et de sa fureur (Jérémie, IV, 13-26). Hérodote raconte que les Scythes ou Cimmériens, maîtres de l’Asie antérieure, bouleversèrent tout et mirent à feu et à sang bourgs et cités[13]. Si les textes cunéiformes sont muets sur cette invasion, les explorateurs anglais ont pu néanmoins constater les traces matérielles qu’elle a laissées, non pas à Ninive qui ferma ses portes et ne fut pas assiégée, mais dans les villes voisines. Les somptueux palais de Kalah furent ruinés, et toute la Mésopotamie fut dévastée. Ils ne s’arrêtèrent qu’aux portes de l’Égypte, à la prière du roi Psammétik qui acheta leur paix par des présents et les conjura de porter l’incendie et la ruine dans d’autres pays. Il est probable, d’ailleurs, que leurs forces commençaient déjà à être singulièrement affaiblies ; combattant sans ordre et sans discipline, ils s’étaient disséminés de toutes parts pour se livrer au pillage, de telle sorte qu’ils se trouvèrent tout à coup attaqués de vingt côtés à la fois, par des populations vaincues au premier moment plutôt par l’effroi que par le glaive. Un jour, Cyaxare, le roi des Mèdes invita à un banquet solennel le chef des Cimmériens et ses principaux officiers ; puis, après les avoir enivrés, il les fit tous assassiner, et dès le lendemain, il fondit sur leur armée privée de ses chefs et qui s’était abandonnée au plus grand désordre. Ce fut la fin de la domination des Scythes qui ne pouvait être qu’éphémère et que la plupart des historiens prolongent peut-être trop encore en lui accordant sept ou huit ans de durée (de 634 à 627).

Le roi d’Assyrie essayait de réparer les désastres causés par l’occupation des Cimmériens, lorsqu’il fut de nouveau attaqué par Cyaxare. Le roi des Mèdes revint sous les murs de Ninive, plus résolu que jamais à anéantir l’orgueilleuse cité qui avait fait peser sur l’Asie un joug si dur et si implacable. Cette fois, pour triompher plus sûrement, il fit alliance avec le roi d’Égypte et avec le Chaldéen, Nabopolassar, qui avait soulevé Babylone et s’y était proclamé roi indépendant (en 625). Assur-edil-ilane, auquel les historiens grecs ont donné, on ne sait trop pourquoi, le nom d’Assaracus, lutta dans Ninive pendant deux années entières, avec le courage d’un désespéré ; puis quand il vit tout perdu, une inondation extraordinaire ayant fait écrouler une portion considérable des remparts, il s’enferma avec ses femmes et ses trésors dans son propre palais et s’y brûla plutôt que de tomber vivant entre les mains des vainqueurs. Les Mèdes et les Chaldéens s’acharnèrent à détruire jusqu’à la racine la ville qui, pendant tant de siècles, s’était montrée si cruelle pour eux et leurs pères ; ils détournèrent le cours du Tigre à travers les rues, afin de l’inonder et de l’ensevelir sous des couches de sable, et ils ne se retirèrent que quand il n’y eut plus un pan de mur debout ni un homme en état de pousser un cri de vengeance.

Cet immense désastre qui changea la face de l’Asie et constitue un des plus grands événements de l’histoire du monde, n’est rappelé sur aucun monument connu. Hérodote paraît lui avoir consacré des pages qui ne nous sont pas parvenues, de sorte que la chute de Ninive n’a pas laissé la moindre trace dans les écrivains de l’antiquité classique (à part Bérose), lesquels ont confondu la prise et la ruine de Ninive avec l’abaissement momentané du premier empire assyrien en 788. Seul, le peuple hébreu, par la voix de ses prophètes, nous a transmis le souvenir de cette grande destruction, où sa foi ardente et le sentiment de ses malheurs lui montrèrent le redoutable effet des vengeances divines.

Jéhovah est un dieu jaloux et un dieu vengeur, s’écrie le prophète Nahum ; Jéhovah fait éclater sa vengeance et le fait avec fureur.

Jéhovah marche parmi les tempêtes et les tourbillons ; et les nuages sont la poussière de ses pieds.

Il tance la mer et la dessèche ; il fait tarir les fleuves...

Les montagnes tremblent devant lui, et les collines s’affaissent...

Qui donc subsisterait devant son indignation et résisterait à l’ardeur de sa colère ? Cette colère qui se répand comme l’incendie et qui brise les rochers.

Le destructeur vient contre toi, ô Ninive ! Il vient assiéger tes forteresses. Assyrien, mets des sentinelles sur le chemin, fortifie tes reins, rassemble le plus de forces que tu pourras.

Ce sera en vain ; car Jéhovah va punir l’insolence avec laquelle tu as traité Jacob et Israël.

L’ennemi fera marcher ses plus vaillants hommes ; ils iront à l’attaque, d’une course précipitée ; ils se hâteront de monter sur la muraille et ils prépareront des machines où ils seront à couvert.

Enfin, ces portes par où les peuples entraient comme des fleuves, seront ouvertes. Le temple est détruit jusqu’aux fondements. Ninive était remplie d’habitants comme une piscine remplie d’eau : ils ont pris la fuite. Elle crie : Demeurez ; mais personne ne détourne la tête.

Pillez l’argent, pillez l’or ; ses richesses sont infinies ; sa magnificence est au-dessus de tout ce qu’on peut imaginer.

Ninive est pillée, elle est dépouillée de tout, elle est déchirée, les cœurs sèchent d’effroi, les genoux tremblent, les reins sont pénétrés de douleur, tous les visages sont noirs et défigurés.

Où est maintenant ce repaire de lions ? Où sont ces viandis de lionceaux ? Où est celte caverne où se retiraient le lion, la lionne et leurs petits, sans que personne les y vînt troubler ?

Je viens à loi, dit le dieu des armées ; je mettrai le feu à tes chars de guerre et je les réduirai en fumée ; l’épée dévorera tes jeunes lions ; je te mettrai hors d’état d’enlever la proie de dessus terre, et on n’entendra plus la voix insolente des ambassadeurs que tu envoyais.

Malheur à la ville sanguinaire ! toute pleine de mensonge et de rapines, et qui n’a jamais cessé de piller.

On entend le claquement des fouets, le bruit sourd des roues, les piaffements des chevaux ; on entend les chars de guerre qui roulent.

Les cavaliers bondissent, les épées brillent, les hallebardes étincellent. Des foules de guerriers tombent blessés à mort ; partout des monceaux de cadavres ; des plaines sans fin sont couvertes de corps morts et on marche par-dessus.

Ô roi d’Assur ! tes généraux se sont endormis, tes princes ont été ensevelis dans le sommeil, ton peuple a été dispersé dans les montagnes, et il n’y a personne pour le rassembler.

Il n’y a point de remède à ta blessure, ta plaie est mortelle ; tous ceux qui ont appris ce qui t’est arrivé ont applaudi à les maux, car sur qui n’as-tu pas exercé ta cruauté ?

La malédiction des prophètes s’accomplit à la lettre. Deux siècles seulement après cette terrible catastrophe, Xénophon, qui traversa ces lieux à la tête des Dix Mille, ne prononce même pas le nom de Ninive, non plus que les historiens d’Alexandre. Une colonie du nom de Ninus fut établie par les Romains sur ses décombres ; les Sassanides la détruisirent. A dater de ce moment, le souvenir de Ninive fut entièrement oublié sur les lieux mêmes où elle avait existé. La ville qui se bâtit, au moyen âge, sur la rive droite du Tigre, en face de l’emplacement de la cité royale de Sennachérib et d’Assurbanipal, reçut des Arabes le nom de Mossoul. C’est de nos jours seulement que la capitale de l’Assyrie devait être retrouvée, toute en ruines, sous le sable où elle était ensevelie depuis 2460 ans.

 

 

 



[1] Hist. Arm., liv. I, p. 22, trad. Le Vaillant de Florival.

[2] Ce ne saurait être Edom, la capitale de l’Idumée, comme l’ont cru certains auteurs. Cf. E. Budge, History of Esarhaddon, p. 55.

[3] Cf. Hist. Anc. de l’Orient, t. II.

[4] Nahum, III, 8-10. Cf. Vigouroux, La Bible et les découvertes modernes, t. IV, p. 240.

[5] Iliade, XX, 239-240.

[6] Cephalion, Fragm. I, coll. Didot, Fragm. hist. græc., t. III. p. 627.

[7] Cf. Curtius, Histoire grecque, trad. Bouché-Leclercq, t. I, p. 87 et 89 et t. II, p. 123 ; Fr. Lenormant, Les Antiquités de la Troade, 1ère partie, p. 64 et suiv.

[8] Cf. Curtius, Hist. grecque, trad. Bouché-Leclercq, t. II, p. 126 et note.

[9] Nous avons suivi pour ce récit, le texte du Ve volume du recueil du Musée britannique, comme plus complet que celui qui se trouve dans le IIIe volume du même recueil.

[10] Cf. Ebh. Schrader, Zeitschrift fur Keilschriftforschung, Juillet 1884, p. 222 et suiv.

[11] Ici le texte entre dans des détails encore plus précis : ša ina libbi irmuku, ippaššu : vasa in quibits mingebant et cacabant.

[12] Maspero, Hist. anc. de l’Orient, éd. de 1878, p. 438.

[13] Au sujet de la durée de vingt-huit ans qu’Hérodote assigne à la domination des Cimmériens, et qui est de beaucoup exagérée. V. Fr. Lenormant, Lettres assyriologiques. Première lettre à M. de Saulcy, p. 83.