LES ASSYRIENS ET LES CHALDÉENS

 

CHAPITRE III — LE PREMIER EMPIRE DE CHALDÉE.

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

§ 1. — L’EMPIRE KOUSCHITE DE NEMROD

Si haut que nous fassent remonter les traditions historiques relatives à la Chaldée et à l’Assyrie, elles nous représentent ces deux régions constituées en un État unique sous le sceptre de Nemrod.

De Kousch, dit la Genèse, naquit Nemrod, qui commença à être puissant sur la terre,

Et fut un fort chasseur devant Jéhovah. De Là vint le proverbe : un fort chasseur devant Jéhovah, comme Nemrod.

L’origine de son empire fut Babel, Erech, Accad et Kalneh, dans le pays de Sennaar.

Il quitta ce pays pour aller en Assyrie, et il bâtit Ninive et Rehoboth-Ir et Kalah,

Et aussi Resen entre Ninive et Kalah : (ces quatre cités) forment (ensemble) la grande ville[1].

La tétrapole Babel, Erech, Accad et Kalneh qui fut l’origine de l’empire de Nemrod, conserva dans la suite des siècles un caractère sacré en souvenir de son rôle politique. Ces quatre villes demeurèrent longtemps, dans les idées des Chaldéens, une image terrestre des quatre régions du ciel ou des quatre points cardinaux, de même que pour les Égyptiens, les deux parties, supérieure et inférieure, de l’Égypte, étaient une image des deux hémisphères du monde céleste. De là, le titre de roi des quatre régions qui fait partie essentielle du protocole des vieux rois chaldéens et de leurs successeurs assyriens.

D’après l’interprétation que nous avons adoptée du texte sacré cité plus haut, il résulte que le pays d’Assur, c’est-à-dire la haute Mésopotamie, habité primitivement par des tribus sémitiques indépendantes, fut conquis par Nemrod, et sous ce nom il faut évidemment comprendre une invasion des Kouschites de la Chaldée. C’est en vain que l’on oppose à la traduction que nous avons reproduite une règle grammaticale qui souffre de nombreuses exceptions dans le texte biblique lui-même. Cette interprétation qui fait régner Nemrod à Ninive aussi bien qu’à Babylone est confirmée par la tradition sémitique tout entière. Le prophète Michée comprend sous le nom de terre de Nemrod à la fois la Chaldée et l’Assyrie, et il considère le fort chasseur comme le fondateur de Ninive et de Babylone[2].

Ainsi dès l’époque du premier empire kouschite symbolisé dans le personnage de Nemrod, nous voyons les Assyriens et les Chaldéens de toute la Mésopotamie groupés sous un même sceptre. Comme le centre de la puissance kouschite resta à Babylone, tandis que Ninive, peuplée surtout par les Sémites vaincus, ne fut longtemps que la seconde ville de l’empire, on constate que la civilisation matérielle avec tous ses raffinements se développa en Assyrie moins vite qu’en Chaldée ; habitants d’un sol plus rebelle et d’un climat moins énervant, les Assyriens restèrent toujours plus rudes, mais en même temps plus virils et plus guerriers que leurs voisins du sud. En Chaldée, au contraire, la domination kouschite fut marquée par cette culture industrielle et ces progrès scientifiques, liés à des idées et à des traditions superstitieuses et mythologiques, que l’on a reconnus partout où les Kouschites ont porté leurs établissements, et qui constituent leur part dans l’histoire du développement de l’humanité : agriculture, exploitation des métaux usuels et précieux, commerce par terre et par mer. La population s’accrut rapidement sur un sol fertile ; les villes se multiplièrent, les arts et les sciences commencèrent à se développer ; l’astronomie prit naissance sous un ciel splendide ; en même temps s’établit, sur les ruines des croyances primitives que la révélation avait enseignées aux ancêtres de la race humaine, le culte du soleil et des autres corps célestes, qui devait servir de fondement à la religion de ces contrées.

Les Assyriens demeurèrent longtemps sous l’influence directe et presque exclusive des Babyloniens, qui les avaient précédés dans les voies de la civilisation et qui furent leurs instituteurs en tout ce qu s’y rapporte. Aussi de très bonne heure, et sans doute même antérieurement à l’époque où des monarques chaldéens conquirent l’Assyrie par la force des armes, il n’y eut plus en réalité, malgré l’antagonisme politique et la diversité des origines, qu’une seule nation, de nature mixte, celle des Chaldéo-Assyriens, dans toute l’étendue des plaines baignées par le Tigre et l’Euphrate. A dater de ce moment, cette grande et nombreuse race se montre encore souvent à nous divisée en deux empires : Ninive et Babylone n’obéissent pas toujours au même sceptre. Mais une invincible tendance à l’unité se manifeste désormais en elle, et souvent aussi ses deux portions sont réunies sous l’autorité d’un seul monarque. Les changements principaux qui s’opèrent dans la longue série des rois Chaldéo-Assyriens se réduisent à une rivalité de prépondérance entre Ninive et Babylone, et aux fluctuations du centre de gravité de la civilisation mésopotamienne, qui oscille entre la Babylonie et l’Assyrie. Déplacé, tantôt du midi, où il avait pris naissance, au nord, tantôt du nord au sud, l’empire s’appelle, suivant ces changements, empire chaldéen ou empire assyrien. Mais le culte, les mœurs, le langage et l’étendue de ces deux royaumes alternants restent essentiellement les mêmes.

La fondation de l’État kouschite de Nemrod en Mésopotamie, dut, à peu de chose près, coïncider avec l’établissement d’un autre rameau des fils de Cham en Égypte et avec l’apparition des premiers germes de civilisation sur les bords du Nil. La tradition babylonienne plaçait le temps de l’empire de Nemrod immédiatement après le déluge. Après avoir retracé les annales fabuleuses des dynasties antédiluviennes, auxquelles il donne quatre cent trente - deux mille ans d’existence, Bérose raconte immédiatement l’histoire de la première dynastie qui suivit le cataclysme. Il la donne comme étant d’origine chamitique ; le premier roi porte le nom d’Evechous, mot dans lequel on peut retrouver le composé assyrien abal-kousch le fils de Kousch. Ce monarque qui n’est autre que le Nemrod biblique, après un règne de deux mille quatre cents ans, a pour successeur Chosmasbelus, nom dont la forme originelle était certainement Samas-Bel, ce qui peut signifier en assyrien le dieu Soleil est mon maître.

A ce monarque succèdent quatre-vingt-quatre autres rois, et l’ensemble des règnes de la dynastie de Nemrod forme, d’après Bérose, un total de trente-trois mille quatre-vingt-onze ans. Évidemment, il ne faut pas même essayer de ramener à la vraisemblance ces fabuleuses traditions des annales chaldéennes. Nous ne savons rien, d’ailleurs, par les sources littéraires, sacrées ou profanes, de l’histoire des princes successeurs d’Evechous « le fort chasseur, le rebelle. » II nous suffit de recueillir ces traditions défigurées pour constater que le souvenir de Nemrod et de la domination kouschite en Mésopotamie est resté vivace dans les écrits originaux dont Bérose n’a fait que s’inspirer. Tout en gardant la mémoire de leurs origines lointaines, les Chaldéens l’altérèrent, et la fable se confondit de plus en plus avec l’histoire, au fur et à mesure qu’on s’éloignait davantage des événements. 11 se forma bien vite un cycle de légendes où les mythes religieux se mêlaient aux souvenirs des âges primitifs, ainsi qu’à l’écho des premiers développements de la civilisation nationale et des conflits de races, dont le bassin de l’Euphrate et du Tigre avait été le théâtre, légendes rédigées sous la forme de compositions poétiques, ayant dans leur conception et dans leur marche quelque chose de très analogue aux épopées de l’Inde. C’étaient, de même, des histoires de héros divins et de dieux transformés en rois primitifs, dont on racontait les actions, l’existence terrestre, les exploits guerriers, les aventures fabuleuses, les fondations de villes et d’empires. Les temps héroïques de la Chaldée et de l’Assyrie devinrent, dans les souvenirs de ces peuples, ce que fut l’âge héroïque de la Grèce dans les poésies d’Homère, et l’âge héroïque de la féodalité dans nos Chansons de Gestes. C’est ainsi que le rôle historique de Nemrod et des rois ses successeurs s’embellit de récits fabuleux dans lesquels le héros, moitié humain, moitié divin, accomplit des exploits prodigieux, des conquêtes et des chasses dignes de l’Hercule grec avec lequel la tradition mythique le confondra peut-être un jour.

La légende de Nemrod était formée dès le temps de la rédaction du Xe chapitre de la Genèse, puisqu’à celte époque circulait déjà le dicton populaire : comme Nemrod, le fort chasseur devant Jéhovah. Elle formait un épisode de la grande épopée chaldéenne dont George Smith a retrouvé les fragments parmi les tablettes cunéiformes qui composaient la bibliothèque du roi Assurbanipal. Ce chant national des Chaldéo-Assyriens paraît avoir débuté par le récit de la création du monde ; il célèbre les aventures d’un personnage dans lequel il est facile de reconnaître Nemrod, bien que la lecture de l’idéogramme de son nom ne soit pas encore assurée. On l’appelle provisoirement Isdubar, c’est-à-dire qu’on articule son nom d’après la prononciation phonétique des signes qui composent son idéogramme : peut-être que des découvertes ultérieures nous révéleront que ce groupe de signes doit se prononcer d’une manière qui se rapproche du nom d’Evechous fourni par Bérose.

On n’a retrouvé jusqu’à présent qu’un très petit nombre de fragments détachés qu’on puisse attribuer avec certitude aux cinq premières tablettes qui commençaient l’histoire épique. L’un d’entre eux raconte la conquête du taureau ailé à tête humaine qu’Isdubar, le fort chasseur, parvint à capturer vivant avec l’aide de son serviteur Ea-bani qui l’accompagne fidèlement dans toutes ses aventures. Un autre parle d’un monstre marin appelé Boul (le dévorant) qui sortait périodiquement des flots pour ravager le pays, et dévorait les jeunes filles exposées à sa fureur. Isdubar parvient à en délivrer le pays :

Isdubar parla à son veneur en ces termes :

Va, mon veneur, avec la femme Hakirtu

et la femme Upasamru,

et quand le monstre passera

sortant de ses confins,

que chaque femme dépose son vêtement ;

ainsi leur beauté sera en vue,

et lui, le monstre, se précipitera sur elles.

Alors, toi, immole-le se livrant ainsi.

— Le veneur Saïd (chasseur) partit ;

avec lui partirent Hakirtu

Et Upasamru.

Ils prirent la route et se dirigèrent

là bas le long du chemin.

Le troisième jour, dans un pays désert

ils arrivèrent, le veneur et la femme Hakirtu

et la femme Upasamru.

Ils s’assirent là un jour ;

et le second jour,

en face des confins du monstre....

Le monstre passa ...

il se précipita sur elle....

Il le détruisit, lui, le monstre...

suivant l’ordre de son père...

... le veneur Saïd...

... il prit la route et vint

dans la ville d’Uruk.

La tablette qui suivait immédiatement, représente Isdubar comme devenu le chef d’une armée d’envahisseurs, et faisant la guerre à Humbaba, roi élamite d’Uruk, le Combabus des Grecs, dont le nom rappelle le dieu Humba du panthéon susien ; il défait ce prince, s’empare de la couronne, et établit ses soldats dans le pays. La violence de la conquête est décrite en termes 1res saisissants par le poète, qui montre les dieux et les esprits, habitants des sanctuaires d’Uruk, prenant la forme d’animaux pour échapper aux atteintes du vainqueur. Il y a là certainement, mêlé aux conceptions mythologiques, comme dans presque toutes les épopées primitives, un lointain souvenir de l’histoire, un écho des guerres de races, qui eurent la Chaldée et la Babylonie pour théâtre aux âges primitifs. Ce sont ces mêmes’ luttes dont nous trouvons un autre écho dans le mythe dé la lutte des Trois Frères divins que Bérose racontait après la confusion des langues, aussi bien que la notion de violence qui s’attache au nom du Nemrod biblique. Le texte de la sixième tablette s’ouvre ainsi :

.... il tua Humbaba (Combabus).

Ses trésors, il les chargea sur ses épaules ;

il le détruisit (?) et revêtit ses insignes royaux.

Il lui coupa la tête, et ceignit le diadème et sa couronne.

Isdubar s’orna de sa couronne et ceignit le diadème.

Vers l’amour d’Isdubar, Istar, la souveraine, éleva son œil :

Obéis-moi, ô Isdubar, et sois mon époux :

je serai ta compagne et tu me le seras de même.

Tu seras mon mari et je serai ta femme,

Je te conduirai sur un char d’albâtre et d’or,

dont les essieux sont d’or, et dont les timons resplendissent ;

tu y attelleras, comme des jumeaux, de grands coursiers,

pour aller dans notre maison odorante de bois de cèdre,

Quand tu entreras dans notre maison,

j’aurai préparé (mes esclaves) ; ils te baiseront les pieds.

Au-dessous de toi, ramperont les rois, anciens et puissants,

ils t’apporteront comme tribut, les produits des monts et des vallées.

(Dans les étables) tes brebis mettront bas des jumeaux.

De lui-même le mulet demandera sa charge ;

ton cheval enlèvera ton char sans s’arrêter ;

ton taureau dans le joug n’admettra point de rival. »

Isdubar résiste aux sollicitations d’Istar qu’il accable de reproches ; la déesse va se plaindre à Anu et à Anunit, son père et sa mère, du refus dédaigneux du héros auquel elle va déclarer la guerre. Isdubar s’apprête à se défendre contre le taureau céleste qu’elle envoie contre lui.

Il rassembla trois cents héros

pour remplacer Ea-Bani, s’il était tué.

Il fit deux rangées pour la mêlée

et une rangée contre le taureau céleste.

Contre cette troisième rangée, celui-ci poussa ses cornes.

Mais Ea-Bani vainquit sa force ;

Ea-Bani perça le corps du taureau

et le saisit par devant ;

dans la voûte de sa nuque, il enfonça son arme.

Ea-Bani ouvrit la bouche et parla,

et dit ceci au héros Isdubar :

Mon compagnon d’armes, nous avons réussi,

car nous avons détruit l’ennemi.

Mon compagnon, considères-en les suites

et crains la puissance d’Istar.

Dissèque les membres du taureau...

Istar monta sur le mur d’Uruk,

déchira son vêtement et proféra cette malédiction :

Malheur à Isdubar qui m’a outragée et qui a tué le taureau céleste.

La lutte recommence et Isdubar réussit à soulever contre Istar les habitants de la ville d’Uruk (Erech). Ce qui suit cet épisode est perdu. Il est probable, comme le pense M. Oppert qui a le plus récemment traduit le morceau qui précède[3], qu’Istar déçue dans sa lutte contre Isdubar, prend la résolution de chercher dans l’Enfer, où est retenu son fils et mari Tammuz, l’amour qu’elle ne peut plus rencontrer sur la terre. Ce voyage aux Enfers nous est entièrement conservé et il en sera parlé dans une autre partie de ce livre. Quand le texte concernant Isdubar reprend avec une certaine continuité, le héros règne depuis longtemps déjà ; il est tombé malade et craint la mort, le dernier ennemi de l’homme. Dans cette inquiétude, il résout d’aller chercher Xisuthrus, à qui les dieux, en le sauvant du déluge, avaient accordé le privilège de l’immortalité sans passer par la mort, afin de savoir de lui comment il est devenu immortel, et par quels moyens lui-même pourrait parvenir à la même faveur. Après avoir erré longtemps, Isdubar rencontre un personnage qui paraît porter le nom de Ur-Bel, c’est-à-dire lumière du dieu Bel ; ils naviguent ensemble sur l’Euphrate pendant un mois et quinze jours, au terme desquels"ils arrivent dans un pays situé près de l’embouchure du fleuve, au milieu des marais où réside Xisuthrus. Ne pouvant traverser le fleuve qui sépare les mortels de l’immortel et qu’une puissance supérieure rend infranchissable, Isdubar appelle Xisuthrus et lui adresse la redoutable question sur la vie et la mort. Il ne reste plus que la fin de la réponse de Xisuthrus qui proclame l’universalité de la mort pour les hommes : La déesse Mamit, déesse de la destinée, leur a fixé leur sort fatal ; elle a déterminé la mort et la vie, mais le jour de la mort est inconnu. Ces mots, qui terminent le discours de Xisuthrus, conduisent à la fin de la dixième tablette.

La onzième commence par une nouvelle question d’Isdubar qui demande à Xisuthrus comment il est devenu immortel ; Xisuthrus, dans sa réponse, raconte l’histoire du déluge et donne sa piété comme la cause qui l’a préservé du cataclysme. C’est ce récit du déluge dont il a été question dans le premier volume de cet ouvrage. A la suite de cet épisode, il reste, de cette épopée, un grand nombre de lignes malheureusement si mutilées qu’il est impossible d’en tirer un sens suivi. On voit seulement qu’il y est question de longs voyages par terre, dont on précise l’étendue ; on y parle aussi d’une lutte avec un lion.

Ce grand morceau poétique, racontant l’histoire légendaire de Nemrod, méritait d’être analysé longuement ; la suite racontait probablement la construction de la tour des langues, attribuée de nos jours encore, dans les traditions orientales, à Nemrod. Ce n’est point là une hypothèse sans fondement, puisque Bérose, qui a composé son histoire d’après les traditions chaldéennes, lui fait aussi honneur de cette construction dans un fragment de son livre que nous a conservé la chronique arménienne de Moïse de Khorène. Puis, se rapprochant davantage de l’histoire, l’épopée chaldéenne célébrait sans doute les exploits guerriers de Xisuthrus, comme Bérose raconte ceux d’Evechous, en divinisant son héros qui ne tarda pas à avoir une place importante dans le panthéon assyrien, à côté des dieux de la force et des combats, Adar et Nergal.

Ce n’est pas ici le lieu de pénétrer plus avant dans le domaine de la mythologie assyrienne, ni de rechercher ce qu’est devenue la légende de Nemrod chez les peuples orientaux après la chute des empires d’Assyrie et de Chaldée. Il serait facile de démontrer que le Melqart phénicien adoré à Tyr, et l’Hercule grec lui-même ont emprunté une partie de leurs attributs au héros de l’épopée chaldéenne : comme ce dernier, ils luttent contre le taureau, le lion, le dragon. Qui sait même si les douze tablettes cunéiformes racontant les douze grands travaux de l’Hercule chaldéen étaient retrouvées en entier, on ne découvrirait pas dans ce récit les éléments essentiels des douze travaux d’Hercule et de ces fables d’origine orientale dans lesquelles le génie grec a mis son empreinte et sa couleur ?

Chez les Orientaux, le souvenir de Nemrod est resté vivace jusqu’à nos jours. Dans le Schah-Nameh de Firdousi, il tient une grande place sous le nom Zohak, le premier révolté qui parut dans le monde et qui, après avoir renversé Djemschid, le roi de l’âge d’or, régna mille ans à sa place. On trouve encore Nemrod dans les légendes du Talmud ; des fables arabes prétendent qu’il essaya d’escalader le ciel en se faisant enlever dans les airs par un aigle, et qu’il jeta Abraham dans une fournaise ; aujourd’hui même, en Mésopotamie, le nombre des ruines antiques auxquelles les Arabes ont attaché le nom de Nemrod, atteste la persistance d’une légende mythologique qui remonte à plus de quarante siècles et touche à l’origine du monde, en même temps qu’il est une preuve traditionnelle du grand rôle historique de la race de Kousch personnifiée ainsi dans l’un de ses premiers ancêtres.

 

§ 2. — PREMIÈRE CONFÉDÉRATION CHALDÉENNE

Si l’on admet la réalité historique du personnage de Nemrod ou d’un conquérant pareil, ayant soumis à son autorité la Mésopotamie entière, on est forcé toutefois de reconnaître que cet immense empire ne survécut pas à son fondateur. Il subit la loi de dissolution imposée par la Providence à tous les empires créés par la force brutale au mépris des aspirations des peuples. N’est-il pas étrange de constater à toutes les époques de l’histoire, que l’œuvre des grands conquérants, comme le colosse aux pieds d’argile, s’en soit allée en poussière, aussitôt que le bras qui l’avait façonnée s’est retiré, et malgré les précautions infinies que de tout-puissants monarques aient pu prendre d’avance pour lui assurer la stabilité et la durée ? Les inscriptions retrouvées de nos jours nous font connaître quelques-uns des quatre-vingt-six rois chaldéens que Bérose donne comme successeurs d’Evechous ; mais es sont simplement de petits dynastes qui gouvernaient des cantons indépendants les uns des autres, dans les pays de Sumer et d’Accad. Chaque ville importante paraît avoir joui d’une autonomie qui fut plus ou moins réelle et éphémère, suivant que le roitelet de la cité voisine était plus ou moins fort. Ce morcellement à l’infini engendrait des querelles locales, des guerres intestines et sans cesse renouvelées, qui caractérisent cette époque que l’on pourrait appeler la féodalité chaldéenne. Les monuments nous révèlent chaque jour de nouveaux noms royaux qu’il faut se borner à enregistrer sans même, parfois, essayer de leur assigner une place chronologique, tant que les renseignements ne seront pas assez nombreux pour qu’on puisse asseoir cette période héroïque de l’histoire, sur des bases rigoureusement scientifiques.

Jusqu’ici, les rois qui paraissent remonter à l’époque la plus reculée sont ceux de la ville d’Agadé ou Accad, et l’époque où ils ont vécu est placée avec certitude vers l’an 3800 avant notre ère. Le premier d’entre eux, dont le nom original Sarru-kinu est déformé en celui de Sargon Ier ou Sargon l’Ancien, participe encore au caractère légendaire de Nemrod. Un des princes les plus populaires chez les Assyriens d’un âge postérieur, son souvenir est resté en grande vénération jusqu’à la chute de Babylone. Roi protecteur des lettres, il fil composer un recueil de textes relatifs à la magie, à l’astrologie, aux présages et aux sciences sacrées. Cet ouvrage, formé de soixante-dix tablettes et rédigé en langue suméro-accadienne, fut transcrit et traduit en assyrien, trente siècles plus tard par Assurbanipal, un des derniers rois de Ninive, et cette copie nous est en grande partie parvenue : on y trouve un exposé des présages tirés des phénomènes célestes, des incantations magiques et des formules de pratiques divinatoires, au milieu desquelles il n’est fait que de trop rares allusions aux événements historiques.

Nous possédons en outre de ce prince une inscription du plus haut intérêt dont il est indispensable de donner intégralement la traduction :

Sargon, roi puissant, roi d’Agadé, moi. Ma mère me conçut sans la participation de mon père, pendant que le frère de mon père opprimait le pays. Elle m’a conçu dans la ville d’Azupirani, qui est située sur la rive de l’Euphrate. Ma mère devint enceinte et elle me mit au monde dans un lieu caché ; elle me déposa dans une corbeille d’osier enduite de bitume, et elle m’abandonna sur le fleuve qui me transporta vers Akki, le chef des eaux. Akki, le chef des eaux me prit en affection et m’éleva. Akki, le chef des eaux me garda comme son ouvrier et Istar me fit prospérer dans la culture... La suite du texte est malheureusement fort mutilée, et l’on n’y peut déchiffrer que des phrases incohérentes .... cinq ans. Je me suis emparé du royaume et j’ai gouverné l’humanité... Je... sur des chars aux roues de bronze, des pays difficiles... J’ai subjugué des régions montagneuses... J’ai régné sur les rois de la plaine... J’ai assiégé une troisième fois et j’ai soumis Tilmun...

Sargon paraît, d’après ce texte, avoir été un usurpateur qui s’empara du trône d’Agadé par un coup de force ; il étendit sa domination sur toute la basse Chaldée puisqu’il assiège et prend Tilmun, située dans une île aujourd’hui réunie à la terre ferme, mais qui, alors, se trouvait assez éloignée du continent. En dehors de ces faits historiques, n’est-il pas singulier de retrouver ici une légende analogue à celles qui poétisent la naissance de tous les fondateurs d’empires dans l’antiquité, et à peu près identique à celle de Moïse sauvé des eaux par la fille du roi d’Égypte ? Est-ce coïncidence fortuite, ou faut-il supposer que l’un des deux récits n’est que l’écho de l’autre ? C’est ce qu’il n’est pas possible encore de décider, et il faut savoir attendre patiemment que l’avenir, en nous fournissant des documents nouveaux, nous apporte les éclaircissements que réclame notre curiosité éveillée.

Les présages sidéraux que les collèges religieux ont rédigés en faveur du roi Sargon nous permettent d’entrevoir que ce prince, encore à demi légendaire, eut un règne glorieux et entreprit avec succès des expéditions militaires fort lointaines :

Présage pour Sargon, qui marchera contre Élam, détruira l’armée des Élamites, les battra et dispersera leurs troupes.

Présage pour Sargon, qui marchera contre la Syrie, détruira les Syriens et gouvernera les quatre races.

Présage pour Sargon, qui soumettra tout le pays de Babylone.

Présage pour Sargon... qui n’a ni égaux ni rivaux. Ses armées ont traversé les terres situées sur le bord de la mer du soleil couchant ; et dans la troisième année, au soleil couchant... son bras a conquis ; il a élevé sa statue au pays du soleil couchant ; il a traversé la mer avec le butin pris sur le pays.

Ce dernier présage ferait, ce semble, pénétrer Sargon jusque sur la Méditerranée. Un autre document de même nature raconte que ce prince fit la guerre à Kastu-Bila de la ville de Kazalla, qu’il prit et qu’il réduisit en cendres. Une autre fois, nous voyons Sargon obligé de combattre l’armée chaldéenne elle-même qui s’était révoltée contre lui et l’avait enfermé dans sa capitale d’Agadé : le roi réussit à faire lever le siège et il poursuit les rebelles dont il pille le camp. La dernière expédition que mentionnent les présages est dirigée contre un certain Subarti et son peuple, que Sargon emmène en captivité à Agadé, probablement pour les faire travailler aux grandes constructions dont les cités chaldéennes commençaient à s’embellir et dont les rois se montrent si orgueilleux.

Le fils et successeur de Sargon est Naram-Sin. Au cours de son exploration scientifique de la Babylonie, M. Oppert avait eu la bonne fortune de trouver un vase d’albâtre portant le nom et les titres de ce roi, en caractères encore en partie hiéroglyphiques : Naram-Sin, roi des quatre régions, conquérant d’Apirak et de Magan. Ce monument sombra dans le Tigre où il est resté jusqu’ici, avec toutes les richesses que M. Oppert rapportait de son fructueux voyage. L’inscription, copiée avant l’accident, nous laisse entrevoir que Naram-Sin dut, comme son père, guerroyer vigoureusement pour soumettre à son autorité la plus grande partie de la Chaldée. C’est ce que confirme la tablette des présages qui, commencée avec le règne de Sargon, continue sans interruption avec le nom du fils :

Présage pour Naram-Sin, qui marchera contre Apirak... Il fera la conquête d’Apirak sur le roi Ris-Raman.

Présage pour Naram-Sin, qui marchera contre Magan ; il s’emparera de Magan, et... roi de Magan tombera entre ses mains...

Sargon et Naram-Sin, rois du pays d’Accad et conquérants du pays de Sumer, furent aussi des rois bâtisseurs et amis des arts. Ils firent construire dans Agadé, leur capitale, un temple somptueux, célèbre dans les annales chaldéennes sous le nom de E-Ulbar, et qui fut restauré par Nabonid, le dernier roi de Babylone. Voici en effet ce que nous apprend une inscription de Nabonid : Les cylindres de fondation du temple E-Ulbar, à Agadé, n’avaient pas été vus depuis le temps de Sargon, roi de Babylone, et de Naram-Sin, son fils, rois antiques, jusqu’aux jours de Nabonid, roi de Babylone. Une autre tablette, actuellement aussi au Musée Britannique et trouvée à Abou-Habbou, dans les ruines de Sip-para, parle également des fouilles archéologiques de Nabonid dans les termes suivants : L’inscription de Naram-Sin, fils de Sargon, que depuis trois mille deux cents ans, aucun roi parmi mes prédécesseurs n’avait vue, le dieu Samas, le grand seigneur du E-Parra, le séjour de son cœur joyeux, me l’a révélée et fait retrouver. Ainsi, Nabonid qui régna de 555 à 538 avant notre ère, comptait depuis Naram-Sin jusqu’à lui, une période de trois mille deux cents ans. Si cette indication est exacte, comme rien ne s’y oppose, Naram-Sin régnait vers 3750 et Sargon, son père, vers 3800 avant J.-C. : c’est la plus ancienne date certaine de l’histoire.

Après Sargon et Naram-Sin, rois d’Agadé, les plus anciens souverains dont nous ayons des inscriptions, régnaient au pays de Sumer, dans la ville d’Eridu qui se trouvait alors sur le bord de l’Océan, et dont les ruines n’ont encore été que superficiellement explorées par le colonel Taylor. C’était une des villes les plus saintes de la Chaldée, ses sanctuaires étaient célèbres et vénérés, ses écoles florissantes ; elle est souvent mentionnée dans les textes magiques et religieux parvenus jusqu’à nous. Ses princes ne prennent pas le titre de roi, mais seulement celui de pontife-souverain, patesi en langue suméro-accadienne, correspondant au titre de ischakku en assyrien : c’était une dignité suprême à la fois religieuse et civile, analogue à celle dont le Melchisédec de la Bible était investi. Aucune donnée chronologique ne nous permet de fixer le temps où vivaient ces dynastes qui avaient élevé à Nin-Rithu ou Ea, leur dieu national, un temple colossal, dont les ruines forment encore une pyramide de soixante-dix pieds de haut, au sommet de laquelle on accède par un escalier large de quinze pieds. La grande quantité de fragments d’agate, d’ivoire, d’albâtre, de marbre et d’or qu’on a recueillis dans les décombres de cette construction, atteste la richesse du sanctuaire, où les pèlerins de la Chaldée durent affluer pendant des siècles et qu’ils ornèrent de leurs ex-votos. On y a trouvé, en même temps, de trop rares briques estampées d’inscriptions dont l’archaïsme trahit la haute antiquité. Sur un cône en terre cuite, on lit : Mesa-Nana-Kalame, patesi d’Eridu, pontife de Mati... nun, fils de Be... huk. Le texte ne nous dit point si le père de ce pontife-souverain d’Eridu, et dont le nom est mutilé, remplissait les mêmes fonctions que son fils : il est probable, pourtant, que la dignité suprême était héréditaire à Eridu comme dans les autres villes de la Chaldée.

Les inscriptions nous font encore connaître un autre patesi d’Eridu ; il se nomme Idadu et nous avons de lui une inscription votive au dieu. Nin-Rithu. Puis la nuit étend de nouveau son voile épais sur les annales de cette cité qui eut son siècle de splendeur et dont trois mille ans plus tard, Sargon, un des plus puissants monarques ninivites, se glorifiera de faire la conquête.

Il y a quelques années à peine la même obscurité planai t sur les dynastes qui ont régné à Sirtella ou Zirgulla[4], ville qui était située en plein pays de Sumer et qui paraît avoir laissé son nom au village moderne de Zerghoul. C’est à peu de distance de là que se trouvent les monticules de Tell Loh devenus célèbres depuis les découvertes de M. de Sarzec, et que les uns veulent identifier avec Sirtella elle-même, tandis que d’autres croient qu’il s’agit plutôt d’une ville du nom de Girsu[5]. Des travaux encore bien incomplets au moment où nous écrivons ces lignes, auxquels les inscriptions de la collection de Sarzec ont donné lieu, il paraît résulter que la ville de Sirtella eut d’abord une dynastie de princes qui portent le titre de roi, et l’on a dressé une liste généalogique de trois noms :

Hal-Du, père de roi, sinon roi lui-même ;

Ur-Nina, roi de Sirtella, fils de Hal-Du ;

Kur-Gal, roi de Sirtella, fils de Ur-Nina.

Il semble même d’après le style des monuments, qu’à cette première dynastie, corresponde une période archaïque de l’art chaldéen qui indiquerait qu’un laps de temps assez considérable, sinon une révolution profonde, sépare l’époque de ces rois de celle où Sirtella fut gouvernée par des patésis. Le roi Ur-Nina fit élever à la gloire de ses dieux favoris, pour conquérir leur protection et leurs bonnes grâces, de nombreux sanctuaires énumérés dans une inscription malheureusement mutilée :

Il a fait le temple de Ninû...

Il a fait le temple d’Islar ;

Il a fait le temple du Burin à écrire ;

Il en a fait un second tout pareil

et il les a reliés l’un à l’autre par une construction ;

il a fait le temple de la déesse Marsip

avec des pierres de la montagne...

Il l’a orné de soixante-dix images de serpents sculptés

en pierres qui viennent de Magan ; il y a placé des vases ;

il les a fermés avec des portes de bronze.

Il a construit le mur de Sirtella.

Les patésis de Sirtella furent constructeurs de temples comme les rois l’avaient été. L’un d’eux, qui porte le nom de En-Anna, se glorifie dans l’inscription d’un cône en terre cuite, d’avoir élevé à la déesse Nanâ un sanctuaire qui se trouvait à l’est de la ville. Le pontife-souverain dont l’histoire est la mieux connue depuis les découvertes de M. de Sarzec, est celui dont on lit provisoirement le nom Gudéa. En se fondant sur diverses considérations philologiques, on a aussi appelé ce prince Karauma, Haboud et Nabou ; aucune de ces lectures ne saurait être assurée tant qu’un texte assyrien ne donnera pas la transcription phonétique de l’idéogramme qu’il est préférable, d’après une glose des syllabaires, d’articuler Gudéa.

Un des plus importants monticules fouillés par M. de Sarzec recouvrait les ruines d’un grand édifice qui paraît avoir été un temple plutôt qu’un palais, ou peut-être l’un et l’autre à la fois. Cette construction, élevée comme toutes les maisons des Chaldéens, sur un massif ou terre-plein en briques séchées au soleil, domine encore actuellement tout le désert environnant d’une hauteur de quinze mètres ; elle affecte la formé d’un parallélogramme allongé, de cinquante-trois mètres sur trente et un, dont les angles sont orientés nord, sud, est et ouest. Chacune des plus longues faces présente, vers son milieu, une légère saillie qui donne au monument l’apparence d’un immense baril. Les murs extérieurs du temple sont construits en briques cimentées avec du bitume et portant toutes la même empreinte du cartouche de Gudéa en caractères cunéiformes très archaïques.

Une grande cour intérieure de dix-sept mètres sur vingt et un renfermait, entassés et sans ordre, les principaux monuments qu’on admire aujourd’hui au musée du Louvre : neuf statues en diorite noire, plus grandes que nature, des fragments de vases inscrits, des statuettes en albâtre, en marbre, en ivoire et en bronze.

Les collines artificielles du voisinage ont également fourni un riche butin ; le même cartouche royal de Gudéa se retrouvait partout, et l’on constata au milieu de ces ruines les traces d’un violent incendie qui avait calciné les briques et les vases, achevé la mutilation des statues et des inscriptions qu’une main sacrilège s’était préalablement efforcée de faire voler en éclats. Il y avait enfin deux tombeaux chaldéens dans l’un desquels se trouvait un cadavre encore parfaitement conservé, sentinelle inconsciente et muette qu’il eut fallu pouvoir questionner sur l’épouvantable catastrophe dont elle avait peut-être été, à la fois, la cause et la victime. Interrogeons au moins ce peuple de statues noires qui se dressent devant nous. La plus colossale représenté un personnage décapité, assis sur un trône. Une tunique talaire sans manches est rejetée sur l’épaule ; de belles franges, délicatement sculptées descendent sur le devant ; les mains sont croisées sur la poitrine dans l’attitude orientale du recueillement et de la prière. Une inscription de cinq colonnes est gravée sur la draperie, au-dessous des genoux :

Au Dieu Nin-Girsu, le héros puissant de Mulkit, Gudéa, patési de Sirtella, dont le nom est célèbre, qui conduit la barque de Mulkit, le pasteur qui se souvient de la constance du cœur de Nin-Girsu, le puissant ministre de Nina, l’homme qui bénit les paroles de Bagus, le rejeton issu de Mazip, le régent fidèle soumis à la sainte volonté de Ninkis, à qui le dieu Ounsagana a pleine confiance, et qui en régente le séjour favori. — Il a fait graver cette parole ; il a fait ce temple de Mulkit, dieu de la lumière éclatante. Cette demeure à laquelle s’attache avec constance le cœur du dieu, les hommes antérieurs l’avaient construite. Le temple du Burin à écrire, le temple de ses sept attributions, Gudéa l’a fait. Pour que la déesse Bagus dirige le cœur des hommes et des femmes, il a accompli son désir. Un navire favorisé par elle, sortit de la grande mer et s’en alla. Il atteignit la mer de Kansurra. Le navigateur dont le courage n’a pas faibli a tenu parole. Quant au temple de son roi, Gudéa a élevé le faite de la maison de son séjour. Bagus, la messagère, la fille du ciel, est la souveraine de Gudéa : il a construit le temple qui est le siège de son sanctuaire. Par la volonté de Nina, par la volonté de Nin-Girsu, des navires apportèrent à Gudéa, le favori de Nin-Girsu, des pays de Magan, de Meluha, de Gubi, de Tilmun et d’autres contrées, des marchandises de toutes sortes à Sirtella. Venant des montagnes de Magan, la pierre qui y est cachée dans les mines, fut sculptée pour ses statues. La volonté royale de Nin-Girsu, qui ressemble à une montagne qui ne peut être déracinée, a décrété en faveur de Gudéa qui a construit le temple de Mulkit, une existence heureuse, et a proclamé la gloire de son nom, parce qu’il a construit le temple de Mulkit.

La simple lecture de pareilles traductions permet de se rendre compte des difficultés d’interprétation que présentent ces textes suméro-accadiens qui sont loin d’avoir dit leur dernier mot. Toutefois si les détails des traductions, même les plus autorisées comme celles de M. Oppert, sont sujets à révision, le sens général des textes est certain et se dégage nettement. A côté des données mythologiques que renferme l’inscription, et qu’il ne nous est pas encore possible d’éclaircir, nous y trouvons des éléments historiques et géographiques fort importants. Nous y apprenons, en effet, que Gudéa fit venir par mer, à Sirtella, les énormes blocs de granit dans lesquels ont été taillées toutes les statues. Faut-il voir dans les pays de Magan et de Meluha des contrées de l’Égypte, que nous trouverons plus tard désignées sous les mêmes noms dans la relation des conquêtes d’Assurbanipal sur les bords du Nil ? Ou bien ces deux régions ne seraient-elles que des districts du pays de Sumer ? Cette dernière hypothèse est peu soutenable puisqu’en Chaldée on ne trouve nulle carrière de pierre ; la diorite noire au contraire, fort commune dans la presqu’île du Sinaï et sur la côte d’Égypte, n’a cessé d’être employée par les sculpteurs égyptiens eux-mêmes. Il paraît donc que c’est des côtes de la mer Rouge, que Gudéa appelle la mer de Kansurra, que ce prince faisait venir les matériaux qui ont servi à l’embellissement des temples de sa capitale. L’île de Tilmun qu’il rencontra sur son passage s’écrit dans la langue suméro-accadienne par un idéogramme qui signifie le pays des dieux ; en égyptien cette île est appelé Ta-noutri, mot dont le sens est également le pays des dieux : cette coïncidence serait bien étrange si elle ne reposait sur l’existence d’antiques relations commerciales entre la Chaldée et l’Égypte. Enfin, le pays de Gubi, visité par Gudéa, pourrait bien être cette mystérieuse contrée de l’Arabie désignée sous le nom de Gub dans la prophétie d’Ézéchiel (XXX, 5).

Capitale d’un empire qui comprenait toute la basse Chaldée, Sirtella entretenait une flotte dont les navires étaient assez solidement construits pour transporter d’énormes blocs de pierre, faire avec ces lourds chargements le tour de la presqu’île arabique et rentrer dans l’Euphrate par le golfe Persique. De pareils voyages de circumnavigation, à cette époque si reculée, peuvent nous surprendre, mais ils n’ont rien d’invraisemblable. Un long parcours maritime était, comme il le serait encore de nos jours, bien plus praticable qu’un transport par terre, même de médiocre distance, dans des contrées accidentées et avec des moyens de traction qui ne pouvaient être que fort primitifs. Les faits matériels paraissent donc nous forcer de conclure que la navigation et le commerce chaldéens, du temps de Gudéa, avaient pris une extension considérable, en rapport, d’ailleurs, avec le développement artistique dont témoignent les monuments parvenus jusqu’à nous. Que d’autres surprises nous réservent les ruines encore inexplorées de cette grandiose civilisation chaldéenne qui, sœur de celle de l’Égypte, était en pleine floraison il y a quelque trente ou quarante siècles !

Une seconde statue, également décapitée, représente un personnage assis et tenant sur ses genoux une tablette sur laquelle est dessiné au trait le plan d’un temple, exactement comme le ferait un architecte de nos jours ; on y reconnaît des bastions de forme rectangulaire, et des portes au nombre de six. Devant ce dessin, se trouve sculptée en relief la règle graduée qui a servi d’échelle à la confection du plan : c’est le plus ancien étalon métrique connu et nous en reparlerons ailleurs ; enfin à droite, on voit, également en relief, le stylet ou burin à écrire à l’aide duquel l’architecte a exécuté son dessin.

Voici, dit l’inscription, érigée dans le temple du dieu Nin-Girsu, son roi, la statue de Gudéa, patési de Sirtella, qui a bâti le temple de Mulkit. Il donnera journellement, aussi longtemps qu’il sera gouverneur, un bath (vingt litres) de liqueur fermentée, un épha (vingt litres, mesure des solides) de pain, un demi-éphade pain consacré, pour écarter la malédiction divine. Il tiendra sa promesse dans le temple de Nin-Girsu et accomplira la volonté du dieu. Puisse-t-il accomplir son vœu, et que sa parole devienne vérité !

Sur une autre statue consacrée à la déesse de la montagne, Gudéa se glorifie d’avoir construit le temple E-Anna dans la ville de Girsu, et il insiste de nouveau sur l’origine des pierres qui ont servi à élever l’édifice : De la montagne de Magan, il a fait apporter des blocs de diorite qu’il a fait tailler pour sa statue. Chacune des statues porte un nom particulier dans l’inscription qui la recouvre, et ces textes se terminent parfois par des formules imprécatoires contre le sacrilège qui enlèverait ces images saintes pour les transporter hors du temple ou les briser. Malédictions superflues, qui n’out peut-être servi qu’à exciter davantage la rage des spoliateurs !

L’œuvre de destruction fut si acharnée qu’il a été impossible de rapprocher de ces torses acéphales les têtes isolées qu’on a rencontrées à côté d’eux. Quel dommage qu’on ne puisse replacer sur leurs troncs, larges et trapus, ces têtes si caractéristiques de la race à laquelle appartenaient ceux qui les ont sculptées ! L’une a les cheveux et la barbe complètement rasés comme certaines statues égyptiennes ; le visage avec ses grands yeux en amande, son nez épaté, ses lèvres épaisses prend l’aspect de dureté qu’on a toujours reconnu à la race kouschite ; les tempes sont aplaties comme chez les nègres et la boîte crânienne, volumineuse, est rejetée en arrière. L’autre, au contraire, au visage rond et presque bouffi, a une physionomie souriante ; sa coiffure originale se compose d’une calotte cylindrique, ornée sur tout son pourtour d’un large et épais rebord formé par les enroulements symétriques d’un tissu laineux. Il est fort curieux de constater au point de vue du costume, des liens étroits de parenté entre les statues de Gudéa et les personnages d’une peinture égyptienne des tombeaux de Beni-Hassan, de la XIIe dynastie, qui représente une tribu asiatique en voyage, reçue par le gouverneur d’un nôme de l’Égypte.

 

En attendant que de nouvelles découvertes nous apprennent ce que devint Sirtella après le règne de Gudéa, transportons-nous sur les ruines d’une autre ville chaldéenne mentionnée deux fois dans la Genèse, Ur, la patrie d’Abraham. L’identification de cette cité avec les collines de Moughéir la bitumée, est certaine ; elle s’étend sur la rive droite de l’Euphrate, dans le pays de Sumer, non loin du confluent de l’Euphrate et du Schatt-el-Haï. Durant sept mois de l’année la plaine est submergée, et les monticules de ruines forment comme des îlots au milieu de l’Océan qui a remplacé le désert. Au sommet de l’un de ces tertres se dresse encore dans un assez bon état de conservation un ancien temple chaldéen, construit en énormes briques cimentées avec du bitume : l’édifice rectangulaire a deux étages qui représentent une hauteur de plus de quarante pieds au-dessus du sol actuel.

Dans les siècles qui suivirent le démembrement de l’empire de Nemrod, Ur devint la capitale d’un royaume qui comprenait, à une certaine époque au moins, tout le pays de Sumer et la partie méridionale de celui d’Accad ; de là vient que ses rois s’intitulent roi d’Ur, roi de Sumer et d’Accad, formule qu’ils ont léguée aux souverains de Babylone. Le colonel Taylor a retrouvé à Moughéir un cylindre de Nabonid, le dernier roi de Babylone, sur lequel ce prince raconte, qu’il a fait restaurer en ce lieu un temple construit jadis par deux anciens rois chaldéens Lik-Bagus et Dungi. J’ai restauré le E-sar(?)-sik, la pyramide du temple de la grande déesse Istar, dans la ville d’Ur, dont le roi Lik-Bagus avait entrepris la construction sans pouvoir l’achever, mais que son fils Dungi avait complètement terminée. Sur les cylindres de fondation de Lik-Bagus et de Dungi, son fils, je lus ce qui suit : à savoir que Lik-Bagus commença cette pyramide et ne l’acheva pas, tandis que Dungi parvint à la terminer. Mais dans la suite des temps, la pyramide était tombée en vétusté- ; alors, je la restaurai dans son primitif état, avec du bitume et des briques, et j’en bouchai les fissures, sans toucher aux cylindres que Lik-Bagus et Dungi son fils y avaient déposés jadis.

Lik-Bagus et Dungi qu’on place 2400 ans avant notre ère, sont les deux plus anciens rois d’Ur, ceux-là même dont les inscriptions retrouvées sur place sont venues confirmer le récit du cylindre de Nabonid. Le premier de ces princes, dont le nom a été lu Urkhammu, a été identifié, mais sans preuve bien plausible, avec un monarque chaldéen cité, par une singulière réminiscence, dans les Métamorphoses d’Ovide :

Rexit Achœmenias urbes pater Orchamus ; isque

Septimus a prisci numeratur origine Beli (IV, 212).

Les titres que prend Lik-Bagus dans ses protocoles officiels sont les suivants : Lik-Bagus, le mâle puissant, roi d’Ur, roi des pays de Sumer et d’Accad. De là, il parait résulter qu’à l’époque de ce prince, Ur était la capitale de la Chaldée entière, sauf peut-être Babylone ; on a trouvé des briques estampées au nom de Lik-Bagus, non seulement à Moughéir, mais à Warka, à Tell-Loh, à Senkereh, à Niffer, ce qui nous permet d’apprécier approximativement jusqu’où s’étendait son autorité. Sur un cylindre cachet on lit le nom d’un personnage qui s’intitule patesi d’une ville dont le nom est effacé, et qui se proclame en même temps le serviteur de Lik-Bagus : faudrait-il conclure de cette circonstance que le patési n’était qu’un gouverneur vassal, investi par son suzerain d’attributions civiles et religieuses ?

Lik-Bagus fit construire à Ur même, un temple au dieu Ur ou Samas le luminaire puissant du ciel, fils aîné du seigneur de l’abîme, et à Sin, le luminaire de la nuit. A Sirtella où M. de Sarzec a retrouvé sa statue, il embellit comme Gudéa, les temples de Nin-Girsu et des autres divinités dont il voulait se procurer les faveurs ; à Uruk il construisit un somptueux sanctuaire à la grande déesse Nanâ, sa souveraine, sa dame ; à Larsa, c’est au dieu Samas, son roi ; à Nipour, c’est à la déesse Belit sa souveraine, et à Mul-galal, le dieu de l’abîme.

Son fils Dungi fut aussi un constructeur de temples, comme la plupart des princes qui ont régné en Chaldée. Il prend, ainsi que son père, les titres de mâle puissant, roi d’Ur, roi des pays de Sumer et d’Accad, mais il ajoute en outre : roi des quatre régions, titre que nous avons déjà relevé dans les protocoles des rois du pays d’Accad, et qui fait allusion aux quatre régions terrestres correspondant aux quatre régions célestes, et rappellent en même temps la tétrapole mentionnée dans la Genèse comme le siège primitif de la puissance de Nemrod : Babel, Erech, Accad et Kalneh. Dungi bâtit à Ur le E-harsak ou temple de la montagne ; à la déesse du pays de l’Occident il consacra le temple nommé E-Raguksa ; à Nanâ, il dédia le E-Anna qu’il fit réparer et embellir. Une inscription votive un peu moins formulaire que les autres contient ces mots : Au dieu de la Vaillance (Nergal), souverain protecteur de Sirtella, j’offre un sacrifice pour la préservation des jours de Dungi, le mâle puissant, le roi du pays d’Ur, le dévastateur de la terre des rebelles, fils de Lik-Bagus. Le nom de ce prince figure encore sur un cylindre cachet d’un personnage nommé Marduk-uddua, roi de Sirtella, qui offre un sacrifice en l’honneur du roi d’Ur, son suzerain, et aussi sur un poids en pierre, affectant la forme d’un canard et contenant ces mots : Dix mines de Dungi. Cette inscription paraît autorisera croire que Dungi créa un système pondéral qui, dans la suite, porta son nom aussi longtemps qu’il fut conservé en usage.

 

§ 3. — L’INVASION ÉLAMITE

Vers l’an 2300 avant notre ère, les royaumes chaldéens formés du démembrement de l’empire de Nemrod, furent renversés par une invasion étrangère qui, descendant le cours du Choaspès, couvrit rapidement tout le bassin inférieur du Tigre et de l’Euphrate. Les conquérants étaient les Élamites dont la puissance avait grandi dans l’ombre, grâce à la cohésion de leur unité nationale, tandis que leurs voisins de l’ouest, affaiblis parleurs dissensions intestines, avaient fini par se trouver hors d’état de défendre leurs frontières et leur indépendance. Bérose, comprenant sous la dénomination de Mèdes tous les peuples établis à l’est du Tigre, groupe sous le nom de dynastie mède les rois étrangers que la conquête implanta dans la Chaldée ; il compte onze rois mèdes, pour une période de deux cent vingt-quatre ans.

Cette domination élamite resta gravée dans les souvenirs nationaux des Chaldéens comme une injure à venger, jusqu’au jour où, sous le roi Assurbanipal, ils prirent une éclatante revanche en portant le fer et le feu à Suse même, la capitale de leurs ennemis séculaires ; alors seulement ils rapportèrent triomphalement en Assyrie les statues de leurs dieux et toutes les richesses qui leur avaient été ravies seize siècles auparavant. Dans le récit de cette glorieuse campagne contre l’Élymaïde, Assurbanipal raconte comment la statue de la grande déesse d’Uruk était jadis tombée entre les mains des monarques susiens : Le roi d’Élam, Kudur-Nahunla, qui n’adorait pas les grands dieux, et qui, dans sa méchanceté, s’était confié dans ses propres forces, mit la main sur les temples du pays d’Accad et il emporta la statue de la déesse Nanâ : ses jours ont été comblés et son pouvoir fut immense. Les grands dieux permirent ces choses, et pendant deux nères, sept sosses et quinze années (c’est-à-dire mille six cent trente-cinq ans) cette image resta au pouvoir des Élamites. C’est pourquoi, moi, Assurbanipal, le prince qui adore les grands dieux, j’ai fait la conquête du pays d’Élam.

Et dans un autre passage de ses annales le monarque conquérant ajoute :

La statue de la déesse Nanâ était dans le malheur depuis mille six cent trente-cinq ans : elle avait été emportée en captivité en Élam, pays qui ne lui était pas consacré. La déesse, avec les dieux ses pères, proclama, dès celte époque, mon nom pour la souveraineté des nations, et elle me confia le soin de ramener sa statue. Elle dit : Assurbanipal me fera sortir de l’Élam, pays ennemi, et me rétablira dans le temple E-Anna. Cet ordre divin avait été prononcé depuis des jours reculés, mais ce furent mes contemporains seulement qui l’expliquèrent. Alors, je saisis les mains de la statue de la grande déesse, et je lui fis prendre, pour réjouir son cœur, un chemin direct jusqu’au temple E-Anna. Le premier jour du mois de kisilev (novembre-décembre), je la fis entrer dans la ville d’Uruk, et je la réinstallai dans les tabernacles éternels du E-Anna, le temple de sa prédilection.

Le nom du roi qui, d’après l’inscription d’Assurbanipal avait emporté à Suse la statue de la déesse Nanâ, est Kudur-Nahunta, mot de même formation que le Kudur-Lagamer, le Chodorlahomor biblique. C’est en 660 av. Jésus-Christ qu’Assurbanipal prit Suse : la date de la conquête de la Chaldée par les Élamites est donc celle de 2295 avant notre ère. Cette invasion prit place de bonne heure dans la légende, et nous avons vu que le héros de l’épopée chaldéenne, Isdubar, fait la guerre à un roi qui porte le nom susien de Humbaba, que le droit de conquête avait rendu maître d’Uruk.

C’est la ville de Larsa qui, d’après les monuments, paraît avoir été la capitale du royaume élamite de la Chaldée tributaire de Suse. Au milieu des ruines de cette cité, identifiées par Loftus avec les monticules de Senkereh, s’élève encore une grande construction carrée, parfaitement orientée comme tous les temples chaldéens, et mesurant trois cents pieds de long sur deux cent vingt de large. Bâti par les premiers rois, qui l’embellirent à l’envi, ce temple fut réparé bien plus tard par Nabuchodonosor et par Nubonid ; c’est le fameux sanctuaire de Samas. Larsa fut la ville du culte du Soleil, comme Ur était la ville du culte de la Lune.

Delà dynastie élamite qui régna dans celte capitale, nous connaissons d’abord une série continue de trois princes. Le premier, Simti-Sitarhak, ne nous est révélé que par la mention qui est faite de son nom dans les inscriptions de son fils Kudur-Mapuk : A la déesse de la montagne, qui inspire le respect, qui exalte celui qui lui fait des offrandes, fille du seigneur du Zodiaque (Sin), à leur souveraine, Kudur-Mapuk, souverain du pays de Yamutbala, fils de Simti-Sitarhak, et son fils Eri-Aku, pasteur glorieux de Nipur, gouverneur du pays d’Ur, roi du pays de Larsa, roi de Sumer et d’Accad. Le temple appelé les Cent Lumières, qui est le lieu de son exaltation, nous l’avons construit pour la préservation de notre vie ; nous en avons surélevé le sommet ; nous l’avons, en son honneur, agrandi comme une montagne. Que la déesse, souveraine du ciel et de la terre, tandis que les années du roi s’avancent vers la vieillesse, lui accorde, avec la bénédiction des grands dieux, la conservation de la force pour de longues années, la stabilité du trône, et lui donne la paix pour les villes de son royaume.

Ce texte nous montre un souverain devenu vieux, qui avait associé à sa couronne son fils Eri-Aku, nom dans lequel il est facile de reconnaître le Ariok, roi de Larsa, dont parle la Genèse dans le récit de l’invasion de Chodorlahomor. Une autre inscription confirme cette association au trône : Au dieu Sin, son roi Kudur-Mapuk, souverain du pays de l’Occident, fils de Simti-Sitarhak, adorateur du dieu Sin, son protecteur, qui marche devant lui ; il a construit le temple du E-Nunmah pour la conservation de ses jours et pour la préservation des jours de son fils Eri-Aku, roi de Larsa. L’empire de Kudur-Mapuk s’étendait peut-être à la fois sur l’Élymaïde, sur la Chaldée et sur d’autres régions voisines comme le pays de Yamutbal, tandis que son fils Eri-Aku fut seulement souverain du district de Larsa, au moins jusqu’à la mort de son père.

Eri-Aku est encore mentionné dans des inscriptions qui lui sont propres et qu’il fit graver probablement lorsqu’il fut devenu seul roi de la Chaldée. Elles ont été trouvées à Moughéir, et le prince y prend à la fois les titres de souverain d’Ur, roi de Larsa et roi des Sumers et des Accads. A Ur, il fît construire un temple à la déesse de la montagne, il restaura les remparts de la ville et travailla comme les rois de race chaldéenne à l’achèvement de la grande pyramide. Dans un autre texte, Eri-Aku se vante d’avoir remis en honneur les anciennes fêtes de la ville d’Eridu que la conquête avait sans doute interrompues, d’avoir réparé le grand temple E-Anna, d’avoir enfin restauré les sanctuaires de Sin et de Samas. Cette inscription paraît avoir été rédigée du vivant de Kudur-Mapuk, alors que ce prince avait abdiqué, car elle nous apprend qu’Eri-Aku s’efforce de suivre religieusement les traces de son père et qu’il a construit ce temple et quatre autres pour la conservation de ses jours et la préservation de ceux de Kudur-Mapuk, son père, qui l’a engendré.

Avec Eri-Aku s’arrêtent les informations que nous pouvons puiser dans les documents cunéiformes sous la domination élamite en Chaldée. Mais le quatorzième chapitre de la Genèse contient un récit qui se rattache directement à celte domination qui paraît avoir pris fin avec Chodorlahomor ou Kudur-Lagamer, pour l’appeler de son nom susien. Souverain, comme tous ses prédécesseurs, d’une partie de la Mésopotamie, ce prince avait projeté une expédition lointaine à l’ouest du désert de Syrie, qui devait le rendre maître de toute l’Asie occidentale : il avait entrepris de fonder l’empire immense que les monarques assyriens ne réussiront à réaliser que quinze siècles plus tard. Ce rêve prématuré devait être la cause de sa perte et entraîner la chute du royaume que lui avaient transmis ses pères. Il s’avança à travers la Syrie jusqu’à Sodome et à Gomorrhe, entraînant à sa suite les rois ses vassaux : Amraphel, roi de Sennaar, c’est-à-dire, en assyrien, Imur-pal, roi de Sumer ; Ariok (Eri-Aku), roi de Larsa ; et Tirgal roi des Goïm, c’est-à-dire roi des nomades du désert.

Il arriva, dit le texte biblique, au temps d’Amraphel, roi de Sennaar, d’Ariok, roi de Larsa, de Chodorlahomor, roi des Élamites et de Tidal, roi des Goïm,

Qu’ils firent la guerre contre Bera, roi de Sodome, contre Birsa, roi de Gomorrhe, contre Sineab, roi d’Adama, contre Seméber, roi de Séboïm, et contre le roi de Bêla appelé Sohar ;

Ils se rassemblèrent tous dans la vallée de Siddim, maintenant la mer salée.

Ils avaient pendant douze ans subi le joug de Chodorlahomor, mais la treizième année ils se révoltèrent.

La quatorzième année, Chodorlahomor vint avec les rois, ses vassaux ; et ils battirent les Réphaïm en Astaroth de Karnaïm, les Zouzim en Ham, les Emim dans la plaine de Kiriataïm,

Et les Khorim dans leur montagne de Séhir, vers la plaine de Paran qui domine le désert.

Puis, ils s’en retournèrent et vinrent à En de Mischapt, c’est-à-dire Qadesch, et ils battirent tout le pays des Amaléqim et des Amorim, habitants du Khasason-Tamar.

Alors, le roi de Sodome, le roi de Gomorrhe, le roi d’Adma, le roi de Séboïm et le roi de Bêla, appelé Sohar, sortirent et rangèrent en bataille leurs troupes dans la vallée de Siddim,

Contre Chodorlahomor, roi d’Élam, contre Tidal, roi des Goïm, contre Amraphel, roi de Sennaar, et contre Ariok, roi de Larsa ; ils étaient quatre rois contre cinq.

Il y avait dans la vallée de Siddim de nombreux puits de bitume ; les rois de Sodome et de Gomorrhe s’enfuirent et y tombèrent, et ceux de leurs gens qui échappèrent se réfugièrent dans la montagne.

Les envahisseurs prirent alors toutes les richesses de Sodome et de Gomorrhe et tous leurs vivres, puis ils se retirèrent.

Ils prirent aussi Lot, le neveu d’Abram, qui demeurait à Sodome, et tout son bien, et ils partirent.

Un fuyard vint avertir Abram, Hébreu qui séjournait dans le terrain de parcours de Mamré, d’Amori, frère d’Escol et de Aner, qui avaient fait alliance avec Abram.

Quand Abram eut appris que son neveu avait été fait prisonnier, il arma trois cent dix-huit de ses esclaves, nés dans sa maison, et il poursuivit les rois jusqu’à Dan.

Ayant partagé ses troupes, il se jeta sur eux pendant la nuit, lui et ses hommes ; il les battit et il les poursuivit jusqu’à Rhobar, à gauche de Dammeseq (Damas).

Il reprit tout le butin, et ramena Lot, son neveu, avec ses biens, les femmes et le peuple.

Là s’arrête le texte biblique qui se contente de relater le danger qu’avait couru un instant la tribu d’Abraham et le triomphe du grand patriarche. Repoussé jusqu’en Assyrie, Chodorlahomor conserva-t-il l’empire de la Chaldée ? On peut croire que l’échec que lui infligea Abraham auprès de Damas, en donnant le signal d’un soulèvement général, fut le premier symptôme de la catastrophe finale qui rendit à la Chaldée son indépendance. Mais avec des lambeaux de textes, mis bout à bout sans qu’on puisse leur trouver des points de suture biens certains, il est difficile de bâtir autre chose que de fragiles hypothèses. Toutefois si nous ne connaissons encore presque rien de l’histoire de la domination élamite en Chaldée, nous nous rendons pourtant déjà compte du caractère et de la forme qu’elle revêtit. Ainsi que le fera plus tard Cyrus entrant à Babylone, les sanctuaires des anciens dieux furent respectés et embellis comme parle passé ; les dynasties locales furent probablement maintenues en offrant des garanties de fidélité dans la servitude ; les villes qui refusèrent de se soumettre reçurent des gouverneurs susiens, mais ceux-ci rédigèrent leurs inscriptions dans la langue de la Chaldée, et ils paraissent s’être constamment efforcés de se concilier la faveur des dieux chaldéens comme de véritables souverains nationaux. Il sembla au bout de peu de temps, que rien n’était changé, sauf les maîtres du pays ; mais les Chaldéens n’oublièrent jamais que ces maîtres représentaient le joug étranger, et ils le secouèrent dès que les circonstances devinrent favorables.

 

§ 4. — LA SECONDE CONFÉDÉRATION CHALDÉENNE

A la suite des rois Élamites, Bérose enregistre deux dynasties avant d’arriver à celle qu’il appelle dynastie arabe. La première, dont il n’indique pas la nationalité, comprend onze rois formant ensemble une période de deux cent quarante-huit ans, qu’on place de 2224 à 1976 avant Jésus-Christ. La seconde, qu’il donne comme chaldéenne, a quarante-neuf rois ayant occupé le trône pendant quatre cent cinquante-huit ans, de 1976 à 1518. Mais il est probable qu’un certain nombre de ces princes ont régné simultanément dans différentes villes de la Chaldée, car les documents cunéiformes nous font connaître, comme par le passé, plusieurs dynasties locales dont l’histoire ne peut encore être reconstituée que par lambeaux. Ce que l’on en sait, pourtant, suffît à nous donner la certitude que la constitution politique de la Chaldée n’avait pas été modifiée, malgré les guerres et les révolutions que ce pays dut avoir à supporter : c’est toujours le même morcellement en principautés indépendantes ou vassales les unes des autres. Tout au plus est-il possible de remarquer l’apparition au premier plan de cités qui deviennent capitales importantes, tandis qu’auparavant elles n’étaient pas même mentionnées comme villes secondaires. Ainsi en est-il, par exemple, de Nipur et de Nisin qui ont brillé, à ce moment, d’un certain éclat. D’autre part les anciens royaumes de Larsa, d’Ur, de Babylone continuent à subsister, tout en perdant de temps en temps leur autonomie. Un certain nombre de souverains exercent leur autorité sur plusieurs de ces villes à la fois, soit à titre de rois, soit comme patésis ou gouverneurs, de sorte qu’il est souvent fort difficile de savoir quelle est la vraie capitale et quel est le lieu de résidence royale.

A Moughéir et à Senkereh on a trouvé des briques de construction estampées au nom d’un roi qui s’appelle Sin-idinnam, fils d’un prince dont le nom mutilé commence par les deux syllabes Ga-sin... Sin-idinnam prend le titre de roi d’Ur, roi de Larsa, roi des Sumers et des Accads, de sorte qu’on peut croire qu’il dominait sur la plus grande partie de la Chaldée. Il se glorifie d’avoir fait réparer et embellir les temples d’Ur et de Larsa et d’avoir fait creuser le canal Kibigana, dans le but d’arroser et de fertiliser le pays : c’est le commencement du réseau d’irrigation que compléteront plus tard Hammurabi et Nabuchodonosor. A Larsa, il ne manqua pas d’ajouter encore aux ornements dont ses prédécesseurs chaldéens ou élamites avaient enrichi le temple de Samas ; on rétablit les fêtes solennelles célébrées jadis en l’honneur du dieu qu’il appelle le souverain de la vie, le chef du ciel, le prince des génies. Le règne de Sin-idinnam paraît avoir été une période de restauration et de relèvement national ; l’agriculture prit un développement qu’elle n’avait pas connu jusque-là ; on vit renaître avec la sécurité, la confiance publique troublée par les dernières guerres, et nous possédons un certain nombre de contrats d’intérêt privé qui datent du règne de ce prince.

Quelques-uns de ses successeurs joignent à leurs titres ordinaires celui de rois de Nisin, et c’est principalement dans les ruines d’Ur et d’Eridu qu’on a recueilli. Les briques de construction de ces princes dont on connaît à peine les noms, mais qui régnaient sur tout le pays de Sumer et une partie de celui d’Accad. Ce sont : Amar-Sin, roi constructeur comme tous les princes chaldéens ; il ajoute au protocole en usage avant lui le titre de roi des quatre régions, roi suprême ; — Gamil-Adar dont les noms pompeux sont les suivants : glorieux souverain de Nipur, gouverneur d’Ur, pasteur d’Eridu, seigneur d’Uruk, roi de Nisin, roi des Sumers et des Accads, le favori, les délices des yeux de la déesse Nanâ ; — Libit-Anunit, qui porte un vocable composé d’éléments féminins, et qui se vante d’avoir élevé le temple E-Milkit à la déesse Nanâ ; — Isbi-Zikar, connu seulement par un fragment qui le nomme roi de Nisin ; — enfin Isme-Dagan.

Nous ne savons point exactement dans quel ordre se sont succédé ces princes, ni même l’étendue approximative des lacunes qui peuvent les séparer les uns des autres. Quant à Isme-Dagan, nous connaissons son fils qui s’appelle Gungunum. Un cône en terre cuite énumère les pieuses constructions de ce souverain : Au dieu Samas, le pasteur vigilant, l’Illuminateur de la terre, le fils de la grande déesse, pour la conservation de ses jours, Gungunum, le mâle puissant, le roi de tout le pays d’Ur, le seigneur d’Uruk, le pasteur d’Ur, fils d’Isme-Dagan, roi de Sumer et d’Accad, a construit les temples E-Hiliani et E-Gina, sa demeure de prédilection ; il les a embellis pour que Samas préserve ses jours. » D’autres textes nous informent que ce roi fit également élever des temples en l’honneur d’Anu et de Sin.

Le prince dont on peut conjecturalement placer le règne après Gungunum porte un nom qu’on a proposé d’articuler Gamil-Sin ; on a son cylindre cachet sur lequel il s’intitule mâle puissant, roi d’Ur, roi des quatre régions. Sur un galet de basalte dans lequel on a pratiqué une cavité ronde qui servait de matrice au pivot de la porte d’un temple, on lit une dédicace au nom de Gamil-Sin, roi d’Ur et roi de Nipur.

Une inscription de Moughéir donne le nom d’un roi qui fait probablement partie de la même dynastie : c’est Nur-Raman, qui s’intitule pasteur d’Ur et roi de Larsa. Trois des temples d’Ur, le E-Rubmah, le E-Minuni et le E-Galzib, dédiés à Sin et à Ningal, furent particulièrement l’objet du culte de ce prince. Un contrat d’intérêt privé porte une date ainsi énoncée : Mois de Tebil, de l’année dans laquelle le roi Nur-Raman a décoré de lames d’or un trône splendide en l’honneur de Samas.

Rim-Sin est le dernier souverain que les documents cunéiformes mentionnent avec le titre de roi de Larsa. Il se dit sur une inscription votive de Moughéir : pasteur du pays de Nipur, seigneur d’Ur, roi de Larsa, roi des Sumers et des Accads, adorateur des dieux Anu, Bel et Raman, qui ont confié à ses mains le sceptre d’Uruk. Il dominait donc sur la plus grande partie de la Chaldée et son règne paraît avoir été long et prospère, comme un grand nombre de contrats privés portent à le croire. Sur quelques-uns d’entre eux on retrouve le souvenir d’événements mémorables accomplis sous ce prince : il en est, par exemple, qui sont datés de l’année où les soldats des dieux Anu, Bel et Raman ont pris la ville royale de Nisin. Peut-être cette ville, dont on ignore l’emplacement, fut-elle conquise sur les Élamites qui s’y seraient retranchés comme dans leur dernier boulevard en Chaldée. Toujours est-il que la prise de Nisin, qui était un acheminement dans la voie de la centralisation de la Chaldée sous un sceptre unique, puisqu’elle supprimait une des dynasties locales du pays, fut considérée par les Chaldéens comme un événement national qui servit longtemps de point de départ pour la supputation des années. Ce sont encore des dates de contrats qui nous apprennent que Rim-Sin prit les villes de Kisuri et de Dur-Il, situées sur la frontière du pays d’Elam ; qu’il plaça deux remarquables statues de bronze dans le temple E-Parra, sans doute en reconnaissance de ses victoires ; enfin qu’il fit creuser de nombreux canaux et régulariser le cours du Tigre. Cette prospérité de la basse Chaldée fut peut-être cause de sa perte, car elle excita la jalousie et les convoitises des souverains qui s’étaient maintenus indépendants dans le nord du pays d’Accad ; leur puissance avait grandi dans l’ombre, et ils n’avaient qu’à se laisser aller au gré des ondes du Tigre et de l’Euphrate pour se trouver transportés, sans nul effort, dans un pays plus fertile que le leur, et habité par un peuple frère qui parlait la même langue : Babylone aspirait déjà à absorber la Chaldée toute entière, et Rim-Sin est le dernier roi de l’indépendance du sud.

 

A l’époque de Rim-Sin, il y avait déjà fort longtemps que la dynastie royale, qui avait le siège de sa puissance à Babylone, gouvernait paisiblement tout le nord du pays d’Accad. Une tablette cunéiforme nous a conservé les noms de ces princes dans l’ordre chronologique ; elle compte onze rois qu’il faut probablement regarder comme les onze princes de la troisième dynastie de Bérose. Ce sont :

Sumu-abi

qui règne

15 ans (vers l’an 1800 av. J.-C.)

Sumula-ilu

35

Zabu

14

Abil-Sin

18

Sin-muballit

30

Hammurabi

55

Samsu-iluna

35

Ebisun

25

Ammi-ditâna

25

Ammi-di-dugga

21

Samsu-ditana

31

formant ensemble une période de trois cent quatre ans (de 1800 à 1500). Une inscription de Nabonid raconte que le troisième roi de cette dynastie, Zabu, avait réparé les deux temples de Sippara, le temple du Jour dédié à Samas et le E-Ulbar consacré à la déesse Anunit. Son fils Abil-Sin est mentionné dans un fragment mutilé d’une tablette historique[6], mais on ne sait rien de son règne.

Le véritable fondateur de la grandeur de Babylone fut Hammurabi qui régna environ de 1700 à 1645 avant notre ère, et dont nous possédons de nombreuses inscriptions, rédigées les unes en assyrien, les autres en suméro-accadien. Par suite de quelles circonstances parvint-il à dominer sur toute la Chaldée ; c’est ce qu’il est bien difficile de dire : de certains passages de ses inscriptions on peut conclure toutefois qu’il fit à main armée la conquête de Sumer et qu’il renversa par la force les petits États qui essayaient de se maintenir dans ce pays. Les dieux Raman et Bel, dit-il, m’ont donné les peuples de Sumer et d’Accad à gouverner ; ils ont rempli ma main des tributs prélevés sur eux. J’ai fait creuser le canal Nahar-Hammurabi, la bénédiction des habitants de la Babylonie. Ce canal irrigue les terres des Sumers et des Accads ; j’ai dirigé les eaux de ses branches secondaires dans des plaines désertes, je les ai faites se déverser dans des canaux desséchés, de manière à fournir des eaux intarissables aux peuples de Sumer et d’Accad. J’ai réparti dans de nombreux villages les habitants des pays de Sumer et d’Accad ; j’ai transformé les plaines désertes en terres fécondes ; je leur ai donné la fertilité et l’abondance ; j’en ai fait un séjour de bonheur. A l’entrée du grand canal, il fit élever une forteresse qu’il appela Dur-Sinmuballit en mémoire de son père ; les bastions de ce château-fort destin à fermer la roule de la Chaldée aux invasions étrangères, étaient, paraît il, imposants comme des montagnes.

La construction de cette place de guerre a, sans doute, quelque rapport avec les luttes que Hammurabi eut à soutenir contre le pays d’Elam et contre Rim-Sin, roi de Larsa, dont nous avons parlé plus haut. Les dates que nous trouvons inscrites à la suite de contrats du règne de Hammurabi sont les seuls témoignages qui nous soient parvenus au sujet de ces guerres qui furent longues et acharnées ; il paraît même que, désespérant de sauvegarder l’indépendance de son pays, Rim-Sin fit alliance avec son ennemi le roi d’Elam ; le malheur rapprocha les deux rivaux pour lutter contre l’ennemi commun. Un contrat porte en effet cette souscription : Fait au mois de Sebet (janvier-février), le vingt-deuxième jour, en l’année où Hammurabi, le roi, marchant triomphalement pour le service d’Anu et de Ram an, a renversé le souverain du pays d’Elam et le roi Rim-Sin. » D’autres dates nous informent de la même manière que le roi de Babylone s’empara des villes, inconnues d’ailleurs, de Maïru, de Mulalnak, de Ritu et d’Um-ritu ; il se fit même proclamer roi dans cette dernière place.

Les autres textes du règne de Hammurabi sont tous relatifs à la construction de temples dans différentes villes de la Chaldée, et au creusement de nombreux canaux d’irrigation, sans qu’il y soit fait la moindre allusion à des événements politiques ou militaires. Une tablette conservée au Musée Britannique porte celte dédicace à la déesse Nanâ : A Nanâ, déesse de Kulunu (Kalanné), déesse dont la gloire remplit le ciel et la terre, à sa dame, Hammurabi, prophète d’Anu et de Bel-Dagan, serviteur obéissant de Samas, pasteur qui réjouit le cœur de Marduk, favori de Nanâ, roi puissant, roi de Babylone, roi des peuples de Sumer et d’Accad, roi des quatre régions, qui a refait les sanctuaires des grands dieux. Après que Nanâ lui eut donné l’empire sur les peuples de Sumer et d’Accad, et qu’elle eut confié à ses mains les rênes du pou voir, il bâtit à Nanâ, sa protectrice, dans Kulunu, ville consacrée à sa divinité, le temple E-Zikalama, sa demeure favorite.

Hammurabi construisit en outre un temple à Kilmad, ville située non loin de l’endroit où est aujourd’hui Bagdad ; il éleva des sanctuaires à Marduk et à Zarpanit ; il restaura le E-Mit-urris et le E-Silim-Kalama ; il éleva jusqu’au ciel le sommet de la grande tour de Zamama. Mais ses constructions les plus célèbres et le plus fréquemment citées dans les textes cunéiformes postérieurs sont les deux fameux temples de Babylone appelés le E-Sagil et le E-Zida. La fondation du premier est mentionnée dans une inscription très mutilée dont il n’est pas possible de donner une traduction suivie ; celle du second se trouve consignée sur une tablette du musée du Louvre : Au dieu Marduk, le grand seigneur qui distribue l’abondance, aux dieux, seigneurs du E-Sagil et du E-Zida, à son maître, Hammurabi qui exalte le dieu Anu et le dieu Bel, qui adore le dieu Samas, le pasteur aimé de Marduk, le roi puissant, le roi des peuples de Sumer et d’Accad, le roi des quatre régions... A Marduk, le dieu qui l’a créé, il a élevé dans Borsippa, la ville où on l’adore, le E-Zida, son sanctuaire vénéré.

Quand Babylone sera devenue une ville immense absorbant dans son sein toute la vie de la Chaldée, les temples du E-Sagil et du E-Zida sans cesse embellis et restaurés par les rois, bénéficieront de la renommée et de l’éclat de la grande cité, et ils deviendront les sanctuaires les plus vénérés de la Chaldée, au fur et à mesure que les autres temples du pays perdront de leur vogue et de leur importance. Au temps de Hammurabi, les vieilles cités chaldéennes conservaient encore en partie l’éclat dont elles avaient brillé à l’époque de leur autonomie ; le roi de Babylone lui-même, après en avoir fait la conquête, s’empressait d’effacer les traces de la guerre, en les embellissant comme l’avaient fait les anciens rois. C’est ainsi qu’à Larsa, il rebâtit le temple de Samas, et les cylindres de fondation qu’il avait déposés dans les substructions de cet édifice ont été retrouvés par Nabonid comme tant d’autres inscriptions des anciens souverains du pays.

Enfin, les grands travaux d’irrigation et de drainage entrepris à cette époque témoignent de l’activité féconde de Hammurabi ; les Chaldéens bénirent la mémoire de cet intelligent monarque, et ils surent apprécier non moins les conquêtes qu’il faisait sur la nature que celles qu’il accomplissait les armes à la main. Les contrats sont souvent datés de l’année de l’inauguration d’un canal, aussi bien que de l’époque d’une grande victoire. Ces canaux étaient d’autant plus bienfaisants pour le pays qu’ils le préservaient des inondations tout en le fertilisant ; un contrat est daté de l’année « pendant laquelle la ville de Mullias fut détruite par une grande inondation. » C’est peut-être à la suite de ce désastre que Hammurabi fit exécuter sur le Tigre de gigantesques travaux dont il est parlé dans d’autres documents : un immense talus appelé le Teara-Samas fut élevé tout le long du fleuve de manière à en empêcher les débordements et à protéger les villages et leurs moissons.

Le successeur de Hammurabi porte le nom de Samsu-Huna. Des contrats sont datés de l’année de son avènement, d’autres de l’année où il fit creuser un grand canal d’irrigation appelé le Nagab-Nuhsi ; il fit aussi, d’après les mêmes documents, construire un rempart et un large fossé autour d’une ville appelée Sargina, probablement en l’honneur du roi Sargon l’Ancien. Mais il paraît surtout avoir mis un soin spécial à enrichir les sanctuaires de Marduk et de Samas. Il leur dédia d’énormes lamassi ou taureaux ailés à face humaine qu’il fit ériger dans leurs temples respectifs à Larsa et à Borsippa pour veiller à la garde de leurs sanctuaires sacrosaints ; les statues de ces deux divinités toutes-puissantes furent revêtues de lames d’or et enrichies de pierreries ; de telle sorte qu’après une pareille munificence de la part du roi, il eut été bien difficile aux dieux de ne pas payer de retour le généreux prince, en lui accordant une longue vie et la stabilité du trône, pour lui et ses successeurs. Il paraît pourtant que la reconnaissance fut le moindre souci des dieux chaldéens, car après Samsu-Huna, nous ne connaissons que les noms de ses quatre successeurs immédiats, puis l’histoire de la Chaldée retombe pour longtemps dans l’incertitude et la nuit ; quand une nouvelle aurore jette ses premières lueurs, c’est pour nous faire contempler Babylone tombée dans la servitude et supportant le joug étranger.

 

§ 5. — LA DOMINATION COSSÉENNE

La chaîne de montagnes au pied de laquelle le Zab inférieur, le Gyndès et le Choaspès viennent prendre leur source est munie, sur son flanc occidental, de nombreux contreforts parallèles qui vont en s’abaissant, comme les gradins d’un vaste amphithéâtre, jusqu’à la plaine unie où serpentent le Tigre et l’Euphrate. On dirait que ces barrages naturels sont destinés parla nature à intercepter le cours rapide des deux fleuves et de leurs nombreux affluents qui s’échappent avec effort des gorges rocailleuses, comme à travers les fissures d’une écluse en ruines. Aussi ces torrents, tantôt presque taris, tantôt démesurément gonflés par la fonte des neiges et des glaciers du Zagros, seraient-ils impropres à l’arrosement des plateaux qui les environnent si la main de l’homme ne venait corriger la nature, et les empêcher d’entraîner dans leur course vagabonde la couche de limon végétal qui recouvre la roche vive. Partout où la disposition du terrain l’a permis, on a arrêté par des murs fort épais ces eaux que l’on amasse ainsi dans de vastes bassins pour la distribuer peu à peu dans la belle saison aux champs mis en culture ; par d’ingénieux artifices on enlève et on soutient leur niveau afin de leur faire atteindre parfois jusqu’au sommet altéré des collines : dans aucun pays du monde le système de l’endiguement et de l’arrosement naturel n’a été plus perfectionné et plus développé que dans cette contrée d’une remarquable fertilité. Il en fut ainsi de tout temps, et c’est à des travaux de ce genre que fait allusion Hérodote quand il raconte le prétendu châtiment que Cyrus infligea au Gyndès. Comme Cyrus tentait le passage du Gyndès, qu’on ne put traverser qu’en bac, l’un des chevaux blancs sacrés, emporté par son ardeur, descendit dans la rivière et se mit à la nage, mais l’onde frémissante le saisit et l’entraîna : il périt. Cyrus, courroucé contre le fleuve qui n’avait pas craint de l’outrager, le menaça de le rendre si faible, qu’à l’avenir les femmes le franchiraient facilement, sans se mouiller les genoux. En conséquence, renonçant à marcher sur Babylone, il fit de son armée deux parts, et l’ayant divisée, il traça sur chacune des rives du Gyndès cent quatre-vingts canaux, dans toutes les directions, puis il rangea ses troupes et leur ordonna de creuser. Grâce à la multitude des bras, ce travail put s’achever, mais il y employa là belle saison tout entière.

Le voyageur qui s’aventure dans ce pays difficile remarque encore aujourd’hui les traces d’incisions profondes taillées dans le sol rocailleux par les habitants du pays, de chaque côté des rivières pour en détourner le cours. C’est en partageant leur temps entre la culture et la chasse que les Kurdes de nos jours vivent à peu près indépendants dans leurs montagnes, où le gouvernement dont ils reconnaissent l’autorité nominale n’ose pas toujours envoyer ses soldats prélever l’impôt. On est pourtant à peu près parvenu à contenir dans les limites de leur territoire ces belliqueux montagnards qui portaient jadis leurs incursions, soit dans la Mésopotamie, soit jusque sur les rives de la mer Caspienne. L’antiquité classique les connaît sous le nom de Κίσσιοι ou de Κοσσαΐοι, dénomination qui s’est transmise au Kouzistan actuel ; les Assyriens les appellent Guti et Kasschi, et ils étaient comme les Chaldéens de race kouschite.

On a signalé dans leur pays d’importantes ruines de villes antiques, qui n’ont pas encore été fouillées et dont plusieurs, comme Tell-Shahan ou le monticule des rois, fourniraient probablement une riche moisson archéologique. En attendant que le pays des Cosséens soit exploré, nous ne connaissons leur histoire à l’époque assyro-chaldéenne que par de trop rares inscriptions cunéiformes qui relatent leurs déprédations en Mésopotamie, et à l’époque grecque par quelques passages des auteurs classiques qui, comme Hérodote, nous apprennent qu’incorporés dans l’armée des Perses, ils en formaient les plus solides bataillons. On ne sait donc presque rien du rôle de ce peuple, frère des Chaldéens, qui vient tout récemment de faire son apparition sur la scène de l’histoire de l’antique Orient. De très bonne heure pourtant, les souverains de la Chaldée durent chercher à prémunir leur pays contre les incursions de ces écumeurs de plaines qui se retiraient dans leur inaccessible repaire pour se partager, sans souci d’être inquiétés, les produits de leurs razzias quotidiennes. Déchirée par des guerres intestines et affaiblie par un déplorable morcellement, la Chaldée finit par succomber sous les coups de ces nouveaux envahisseurs, et l’on peut dire qu’elle n’était parvenue à secouer le joug des Élamites que pour retomber sous celui des Cosséens. C’est d’ailleurs un fait remarquable que les Chaldéens, à part l’époque brillante de Nabuchodonosor, ne jouirent jamais longtemps de leur liberté nationale et n’eurent que le choix de la servitude. A peine les verrons-nous échappés aux Cosséens que d’autres conquérants avides, accourant de l’Égypte, puis de Ninive, s’empresseront de mettre la main sur une contrée qui leur offrait d’inépuisables richesses mal protégées par l’art et par la nature.

On n’est pas encore définitivement fixé sur le caractère de la langue que parlaient les Cosséens, malgré quelques études spéciales auxquelles ce problème a récemment donné lieu. Tandis que M. Friedrich Delitzsch pense que cet idiome n’a aucun rapport ni avec le suméro-accadien, ni avec l’assyrien, ni enfin avec le susien et le médique, d’autres, comme M. Oppert, croient au contraire, que le prétendu cosséen n’est autre que la langue du pays d’Elam, ou bien supposent avec M. Halévy, que ce que l’on a pris pour une langue n’est en réalité qu’une nouvelle cryptographie de l’assyrien. Quelques mois seulement, peut-être, après l’impression de ces pages, des découvertes inattendues viendront résoudre définitivement la’ question et mettre, si possible, les savants d’accord. Le Musée Britannique possède une tablette cunéiforme qui contient quarante-huit mots cosséens avec leur traduction assyrienne, rangés sur deux colonnes parallèles. Il paraît en résulter des différences caractéristiques avec toutes les autres langues qui ont fait usage de l’écriture cunéiforme. On y remarque, par exemple, que le mot roi se dit ianzu. Mais ce sont là des bases bien fragiles pour servir de fondement à tout un édifice linguistique, et il faut savoir attendre que les observations puissent s’étendre à des matériaux plus nombreux. Il est pourtant une remarque que l’on peut faire aujourd’hui en toute sécurité : c’est que la plupart des noms propres d’hommes ou de pays cosséens sont terminés par la syllabe as. Nous constaterons ainsi que presque tous les rois chaldéens de la dynastie cosséenne ont des noms en as, et dans le récit des campagnes des rois de Ninive, du côté des monts Zagros, on rencontre les pays de Muratlas, de Parsuas, d’Azarias et d’autres encore avec la même finale. Le district de Babylone fut appelé par les Cosséens pays de Kar-Dunias, dénomination qui parait signifier l’enclos du dieu Dunias, et ce dieu était sans doute une des principales divinités du panthéon des Kouschites établis au nord de l’Élymaïde.

Les Cosséens ne parvinrent pas tout de suite à conquérir toute la Chaldée ; pendant longtemps ils dominèrent seulement sur la partie septentrionale du pays d’Accad qui formait, avant leur arrivée, le royaume de Babylone, et le titre officiel des premiers rois est celui de roi du pays des Cosséens et du pays de Kar-Dunias. Parfois, seulement ils ajoutent roi du pays d’Accad, mais la basse plaine de Sumer conserva assez longtemps son indépendance et ses rois nationaux. On en connaît quelques-uns, dont les noms sont inscrits sur une tablette malheureusement fort mutilée ; ce sont :

Nambar-Sigu, fils de Erba-Sin,

qui règne

18 ans ;

Ea-mukin-ziri, fils de Kulmar,

3 mois ;

Kassur-nadin-ahi, fils de Sippa,

6 ans.

Ces princes remplissent donc une période de vingt-quatre ans ; on ne sait dans quelle ville de la basse Chaldée ils avaient le siège de leur puissance, ni s’ils se rattachent directement à trois autres princes dont voici les noms :

E-Ulbar-saraki-izkur, fils de Bazi,

qui règne

15 ans ;

Nabu-kudur-uçur, fils de Bazi,

2 ans ;

Amil-Sukamuna, fils de Bazi,

3 ans et trois mois ;

ce qui forme une nouvelle période de vingt ans. Les successeurs de ces rois du pays de Sumer durent accepter la domination cosséenne après une série de luttes sur la durée de laquelle nous n’avons aucun élément d’information : c’était dans tous les cas longtemps après que Babylone eut succombé elle-même.

Les montagnards restèrent maîtres de la Chaldée pendant neuf générations, si l’on s’en rapporte aux listes de Bérose qui, après les quarante-neuf rois chaldéens, dont il a été question plus haut, enregistre une dynastie de neuf princes qu’il qualifie d’arabes, et qui auraient régné deux cents quarante-cinq ans, c’est-à-dire à peu près de 1518 à 1273 avant notre ère. Les documents cunéiformes confirment ou plutôt éclairent le récit de l’historien grec, en fournissant à la même date toute une série de noms royaux qui, parleur formation philologique, n’ont rien d’assyrien ni de susien, ni même de suméro-accadien, et ils nous indiquent de plus de quel côté nous devons diriger nos regards pour trouver les origines de cette dynastie étrangère, puisque le nom des Kasschi ou Cosséens figure en tête du protocole royal. Toutefois aucun témoignage n’est venu encore nous apprendre par suite de quels événements les Cosséens sont devenus maîtres de la Babylonie ; les guerres peut-être terribles qui ont dû éclater à cette occasion n’ont laissé aucune trace dans l’histoire, et quand les textes parlent, c’est pour nous montrer les rois cosséens en possession, sans conteste, du trône de Babylone. Comme les princes élamites, ils emploient dans leurs inscriptions la langue des vaincus, ils honorent les dieux nationaux de la Chaldée dont ils relèvent les temples ; et dans ce demi-jour où nous apparaissent leurs annales, nous sommes tout stupéfaits de rencontrer au milieu de ces listes de noms royaux à physionomie nettement cosséenne, quelques noms dont la formation sémitique et assyrienne ne saurait être mise hors de doute. Que penser de ce pêle-mêle invraisemblable ? Est-il le résultat de luttes et de réactions réciproques entre Cosséens et Sémites, ou devons-nous admettre, comme certaines listes bilingues semblent autoriser à le croire, que chaque roi avait deux noms, l’un à l’usage de la race victorieuse et dominante ; l’autre, traduction du premier, à l’usage et dans la langue des Sémites de la Chaldée ?

Le premier roi cosséen dont nous ayons une inscription est Agu-kak-rime. Le texte, long et fort difficile à interpréter en plusieurs passages, est malheureusement consacré en entier à la construction ou à la réédification de temples, et l’histoire proprement dite n’y tient qu’une faible place ; il est rédigé en assyrien, c’est-à-dire parles scribes de la chancellerie de Babylone restés en fonctions malgré les révolutions qui avaient pu éclater au-dessus de leur tête : nous verrons plus tard que Cyrus, lui aussi, fit rédiger des inscriptions en assyrien. Le roi Agu-kak-rime invoque les dieux du panthéon chaldéen Anu, Ea, Marduk, Sin, Sa-mas, les déesses Belit et Istar la guerrière, et il s’intitule : le roi du pays de Kasschi (Cossée) et d’Accad, roi de tout le pays de Babylone, prince du grand pays des Asnunaks, roi de la plaine et de la montagne, roi du pays deGuti, roi qui gouverne les quatre régions, chef du temple E-Sa-gil, le prince que les dieux ont choisi pour régner et que Marduk protège tout particulièrement, enfin, roi de puissance et de force, roi de pardon et de paix. Non seulement Agu-kak-rime qui réunissait sous son sceptre le pays d’Accad, la Cossée et le pays des Guti entre le Gyndès et le Zab inférieur, se met sous la protection des dieux de Babylone, mais il se bat pour eux et entreprend des expéditions lointaines pour aller à la conquête de leurs statues que des envahisseurs étrangers avaient arrachées de leurs sanctuaires et emmenées en captivité. Nul ne sait encore à quelles guerres il est fait allusion quand Agu-kak-rime raconte qu’il vengea les Accads en envoyant, contre les pays de Sunti et de Hana, son lieutenant Sar-Samas pour reprendre les images de Marduk et de Zarpanit qui, jadis, avaient été dérobées à Babylone. Agu-kak-rime les rétablit dans leurs sanctuaires qu’il embellit somptueusement ; le prince se complaît dans l’énumération et la description des riches parures et des pierres précieuses dont il orna ces statues : c’étaient des étoffes brodées d’or et d’argent, des rubis, des topazes et des bijoux aux noms multiples et encore intraduisibles, avec lesquels il leur fît des tiares, des colliers et des bracelets. Les portes des sanctuaires furent des chefs-d’œuvre de ciselure de bronze et de décoration artistique ; de chaque côté des dragons colossaux en gardaient l’entrée. Aussi, en récompense de ses pieuses libéralités, le roi espère que les dieux veilleront sur ses jours, prolongeront son règne et lui assureront une vieillesse heureuse et tranquille.

Agu-kak-rime, dont le nom est formé comme les noms suméro-accadiens, était fils de Tassi-gurumas, fils lui-même d’un autre personnage dont le nom mutilé commence par Abi... Celui-ci descendait de Agu-rabi, fils de Ummih-çirrit, princes dont l’histoire est encore absolument ignorée.

On ne sait pas non plus comment Agu-kak-rime se rattache à un autre prince dont l’existence ne nous est révélée que par une inscription de Nabonid : il s’agit de Sagaractias. Ce roi, dont le nom est bien cosséen et qui vivait environ quinze cents ans avant Nabonid, fit pratiquer des fouilles à Sippara, dans le dessein de retrouver les tablettes que la tradition disait avoir été enfouies par Xisuthrus avant le déluge ; elles contenaient, croyait-on, les prescriptions de la loi divine, et Xisuthrus, sur l’ordre du dieu suprême, les avait confiées à la terre pour les sauvegarder, avant que le cataclysme éclatât. Les recherches archéologiques de Sagaractias furent infructueuses et il se contenta de relater ses fouilles sur des cylindres de terre cuite qu’il déposa dans les fondations du temple E-Ulbar, qui avaient été mises à nu.

Un autre roi cosséen de Babylone, dont nous parlerons plus loin, Kuri-galzu, mû par le même motif de piété, reprit les travaux d’excavation et ne trouva rien non plus. Nabonid, à son tour, qui avait fait exécuter des recherches du même genre dans d’autres vieilles cités chaldéennes, se mit à l’œuvre et déblaya complètement le E-Ulbar. Il ne put réussir à mettre la main sur les fameuses tablettes de Xisuthrus, mais il découvrit les cylindres qui constataient les efforts que Sagaractias et Kurigalzu avaient faits quinze siècles avant lui ; il déchiffra leurs inscriptions et les transcrivit sur d’autres cylindres parvenus jusqu’à nous. Sagaractias s’exprimait comme suit : Je suis Sagaractias, pasteur véritable, roi de Babylone. Je dis ceci : le dieu Samas et la déesse Anunit m’ont appelé à gouverner les pays et les peuples ; ils ont rempli ma main de tributs prélevés sur toute l’humanité. Je dis ceci : le temple du Jour, le temple de Samas, mon, seigneur, à Sippara, et le temple E-Ulbar, d’Anunit, ma souveraine, à Sippara, étaient en ruines jusqu’aux fondations, depuis l’époque du règne de Zabu, il y a longtemps. J’ai déblayé les murs, j’ai mis à nu les fondations, j’ai enlevé les amas de terre, j’ai fixé les parements... j’ai élevé sur les anciennes assises un nouveau temple à la gloire de Samas et d’Anunit, pour mon propre salut. Qu’ils m’accordent leur affection perpétuelle ; qu’ils prolongent mes jours ; qu’ils me restituent à ma première vie, et qu’ils multiplient, dans cette maison, les années de bonheur ; qu’ils préservent récriture de ce document et qu’ils rehaussent la gloire de mon nom. Et après avoir ainsi transcrit ce document, le roi Nabonid ajoute : C’est ainsi que j’ai retrouvé la date et le nom de Sagaractias, roi de Babylone, mon prédécesseur, qui a construit le temple E-Ulbar, à Sippara, en l’honneur de la déesse Anunit, et qui y a placé son cylindre de fondation.

Après Sagaractias, nous sommes contraints de signaler un laps de temps indéterminé à la suite duquel nous constatons les premiers rapports de l’Assyrie avec la Chaldée. Une précieuse tablette dite Table des synchronismes, que nous aurons plus d’une fois l’occasion de citer, contient la suite des souverains de Babylone mise en parallèle avec la série des rois qui avaient le siège de leur puissance à, Ellassar, la ville d’Assur. Le commencement de cette liste contient neuf princes cosséens qu’on pourrait peut-être regarder comme étant les neuf rois arabes de Bérose. Voici d’ailleurs cette première partie de la tablette qu’on doit faire commencer vers l’an 1450 :

ROIS DE BABYLONE.

 

ROIS D’ELLASSAR.

Kara-indas.

Assur-bel-nisi-su.

Purna-purias.

Buzur-Assur.

Kara-hardas.

Assur-uballit.

Nazi-bugas.

Bel-Nirar.

Kuri-galzu.

 

Meli-sigu.

Pudi-ili.

Marduk-pal-iddin.

Raman-Nirar I.

. . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . .

Nazi-dedas

Salmanasar I.

Ces rois peuvent avoir rempli une période de près d’un siècle et demi, jusqu’en 1310 avant notre ère. On voit par la liste babylonienne que tous, sauf un seul, portent des noms étrangers à la nomenclature sémitique assyrienne ; il est singulier de constater une exception pour Marduk-pal-iddin qui, dans un contrat d’intérêt privé, est pourtant formellement désigné comme fils de Meli-sigu[7]. Après Marduk-pal-iddin, et avant Nazidedas, doit prendre place un prince dont le nom est inconnu par suite d’une mutilation de la tablette. On a retrouvé des textes originaux du premier d’entre ces rois, Kara-indas, qui reconstruisit un temple en l’honneur de la déesse Nanâ, ainsi que nous l’apprend une inscription votive où il s’exprime ainsi : A la déesse Nanâ, souveraine du temple E-Anna, sa reine, Kara-indas, roi puissant, roi de Babylone, roi des Sumers et des Accads, roi des Cosséens, roi de Kar-Dunias, qui a construit le temple E-Anna. Cette inscription si laconique est néanmoins fort importante parce qu’elle nous prouve que les rois Cosséens de Babylone étaient parvenus à se rendre maîtres du pays de Sumer : à partir de ce moment, la Chaldée toute entière obéit à leurs lois. Désormais sans inquiétude du côté de la mer, Kara-indas tourna ses regards vers le nord-ouest et chercha à étendre sa domination en amont du Tigre. Il rencontra sur sa route les rois d’Ellassar, déjà solidement établis et disposés à lutter de pied ferme contre les turbulents oppresseurs de Babylone. La guerre qui était sur le point d’éclater n’eut pas lieu, et un arrangement à l’amiable entre Kara-indas et Assur-bel-nisi-su délimita les frontières respectives des deux États : ce n’était que partie remise.

Purnapurias renouvela avec Buzur-Assur le traité d’alliance conclu par son père ; il reconstruisit à Larsa, le temple de Samas, appelé E-Parra. Nabonid qui retrouva les pierres de fondation de ce prince, raconte que le temple resta ensuite abandonné pendant sept cents ans, jusqu’au jour où un roi du nom de Kinziru en entreprit la restauration ; ce Kinziru dont nous parlerons ailleurs, est mentionné dans le canon de Ptolémée qui le fait monter sur le trône de Babylone vers l’an 731 avant l’ère chrétienne. On arriverait donc, si les chiffres donnés de part et d’autre sont exacts, à placer le règne de Purnapurias vers l’an 1430 avant Jésus-Christ.

Une révolution éclata après le règne de Purnapurias, et son successeur Karahardas fut un usurpateur qui périt dans une insurrection : Au temps d’Assur-uballit, roi d’Assyrie, dit la table des synchronismes, Karahardas, roi du pays de Kar-Dunias, fils de Muallidat-Serua, fille d’Assur-uballit, les Cosséens se révoltèrent et tuèrent Karahardas. Alors, Nazibugas, homme de basse extraction fut élevé au trône. Pour venger Karahardas, les Assyriens marchèrent sur le pays de Kar-Dunias ; Nazibugas, roi de Kar-Dunias fut tué, et Kurigalzu, fils de Purnapurias fut placé sur le trône. Nous avons là un écho des luttes de races qui ensanglantèrent longtemps la Chaldée à ces époques lointaines, et pour la première Ibis nous voyons les Assyriens assez puissants pour intervenir directement dans les troubles de la Babylonie. Le roi d’Assyrie veut mettre sur le trône de Babylone son propre petit-fils : les Cosséens le tuent pour ne pas subir la domination d’un étranger qui pourtant, chose singulière, est affublé d’un nom cosséen ; ils le remplacent par un des leurs, Nazibugas, qui est impuissant à fuir le châtiment que lui réserve le roi d’Assyrie ; ce dernier comprend toutefois qu’il s’engage dans une guerre sans fin s’il s’obstine à imposer aux Chaldéens un roi de sa famille, et il se résout à rétablir l’ancienne dynastie cosséenne dans la personne de Kurigalzu.

Après une telle secousse, la paix était désirable ; elle dura longtemps et Kurigalzu en employa les loisirs à des constructions sans nombre ; son nom se retrouve partout sur des briques estampées. L’une de ses inscriptions nous fait même connaître l’étendue de son royaume qui paraît avoir été beaucoup plus restreint que celui de ses prédécesseurs : Depuis le jour de mon avènement, dit-il, j’ai régné sur le pays qui s’étend depuis Dur-Kurigalzu jusqu’à Sippara, la ville du Soleil, et depuis Pasil, dans le pays de Duna, jusqu’à Nipur. A Dur-Kurigalzu était une forteresse dont les ruines se voient encore à quelques lieues de Bagdad. On y a recueilli des briques avec cette inscription : Au dieu Bel, souverain de la terre, son roi Kurigalzu, pontife de Bel, a construit le E-Ugal, temple de sa prédilection. D’autres textes nous apprennent que ce prince fit restaurer à Ur le temple de Sin, bâti jadis par Lik-Bagus ; une statue qu’il fit ériger au dieu Marduk porte son nom ; enfin nous avons rappelé plus haut qu’il fit vainement rechercher les cylindres de Fondation du temple E-Ulbar à Sippara.

Après Kurigalzu (vers 1360), les annales babyloniennes gisent de nouveau dans l’oubli du tombeau, mais il est aisé de conjecturer que les rois d’Assyrie, dont la puissance grandit de jour en jour, n’ont cessé de s’immiscer de plus en plus dans les affaires de la Chaldée. C’est du nord de la Mésopotamie que nous viendra désormais la lumière ; elle nous permettra bientôt de constater que les pays de Sumer et d’Accad ont cessé de vivre et ne sont plus qu’une tradition et un vieux souvenir : la Chaldée devient tributaire de Ninive pour plusieurs siècles.

 

 

 



[1] Ce passage a été interprété différemment par nombre d’auteurs qui ont traduit : Et de là sortit Assur qui bâtit Ninive et les rues de la ville et Kalah et aussi Resen entre Ninive et Kalah, qui est la grande ville. Cf. Lenormant, Hist. anc. de l’Orient, t. I, p. 282. — Nous avons suivi la traduction donnée récemment par M. Fritz Hommel dans son livre : Die vorsemitischen Kulturen, p. 74.

[2] Michée, V, 6. La tradition sémitique attribuait à Nemrod la conquête et l’empire immense que la tradition perse et grecque mettait au compte de Ninus et de Sémiramis.

[3] Fragments mythologiques, p. 3 et suiv.

[4] On orthographie aussi ce nom Sirpurla, mais une loi phonétique nous parait s’opposer à cette lecture, ainsi que la présence du nom moderne de Zerghoul.

[5] A. Amiadd, Zeitschrift fur Keilschriftforschung, avril 1884, p. 154 et suiv.

[6] III R., 38, col. II, l. 64.

[7] IV R., 41.