Texte numérisé par Marc Szwajcer
§ 1. — FIN DE LA VINGTIÈME DYNASTIE. VINGT-ET-UNIÈME MAISON ROYALE (DU XIIIe AU COMMENCEMENT DU Xe SIÈCLE.). Après le prince guerrier à qui l’on doit le grand temple de Médinet-Abou, treize autres rois du nom de Râ-mes-sou continuèrent la XXe dynastie pendant plus d’un siècle et demi. Mais ils ne forment pas tous une série successive ; les listes de Manéthon n’en admettaient que huit dans la suite des rois légitimes. Au milieu des obscurités qui enveloppent cette période historique, sur laquelle nous n’avons qu’un très petit nombre de documents monumentaux, on discerne quelques troubles, quelques compétitions et surtout, à plusieurs reprises, des partages à l’amiable de l’Égypte entre plusieurs princes. C’est par exemple ce qui arriva entre deux des fils puînés de Râ-mes-sou III, entre Râ-mes-sou VI et son frère Mi-Amoun Méri-Toum, quelque temps après la mort du premier héritier de leur père commun, Râ-mes-sou IV, lequel paraît avoir gouverné seul pendant cinq ou six ans au plus et être mort sans enfants. Aucun de ces nombreux rois n’a laissé un nom illustre. Les timides successeurs du héros de Médinet-Abou ne surent pas conserver intact le glorieux dépôt de ses traditions. C’était en vain que Râ-mes-sou III avait, par l’éclat de ses victoires, arrêté un instant l’Égypte sur le bord de l’abîme où elle allait tomber ; cette fois les temps étaient venus. Rien que la monarchie pharaonique eût encore des gouverneurs en Syrie, la dépendance de ce pays devint de plus en plus fictive. Par son contact prolongé avec les Asiatiques, l’Égypte avait perdu chaque jour davantage cette unité qui jusqu’alors avait fait sa force. Pendant cette période de défaillance générale, une autre cause d’affaiblissement se produisait encore. Les grands prêtres d’Ammon à Thèbes, constitués en race héréditaire, se mirent à jouer le même rôle que plus tard les maires du palais sous nos derniers rois mérovingiens. Ils s’emparèrent successivement de toutes les hautes fonctions civiles et militaires, minèrent peu à peu la puissance royale et aspirèrent à renverser les rois légitimes. L’Égypte en vient ainsi à payer l’ambition des conquérants de la XVIIIe et de la XIXe dynastie. Humiliée autant qu’elle a été superbe, elle va voir bientôt son sol foulé encore une fois par les étrangers, et après avoir dominé en même temps sur les Kouschites, les Libyens et les Asiatiques, elle recevra d’eux des rois. Comme l’a dit très justement A. Mariette, c’est pour n’avoir pas su rester sur le terrain qui est véritablement le sien, c’est-à-dire sur les bords du Nil, aussi loin qu’ils se prolongent vers le sud, c’est pour avoir essayé de s’imposer là où mille questions de race et de climat compromettent son autorité, que son empire trop vaste va se démembrer. Telle en effet sera la fin de la plus brillante période de l’histoire d’Égypte. Impuissant à faire face à tant de dangers, l’empire de Mena, après Râ-mes-sou III, marche douloureusement vers sa décadence. Au nord comme au sud, ses conquêtes lui échappent une à une, et au moment où, quelques années après la mort de Râ-mes-sou XII, les grands-prêtres placent enfin sur leur tête la couronne des Pharaons, nous voyons l’Égypte réduite à ses plus petites frontières et entourée d’ennemis désormais plus puissants qu’elle. La soumission de la Syrie, au moins nominale, et le paiement d’un tribut par les populations de cette province, se prolongèrent pourtant assez tard dans le cours de la XXe dynastie. Non seulement sous Râ-mes-sou VI nous voyons le Routen rendre hommage au Pharaon, mais près d’un siècle et demi plus tard, sous Râ-mes-sou XI, vers 1150, nous savons avec certitude que le Naharina reconnaissait encore la suzeraineté égyptienne et fournissait un tribut. C’est ce qui ressort d’une stèle provenant de Thèbes et conservée à la Bibliothèque Nationale de Paris, dont la longue inscription a été l’objet des études successives de M. Birch et d’Emmanuel de Rougé. Le récit de cette stèle est assez curieux pour mériter d’être ici analysé. Râ-mes-sou XI était allé faire une tournée en Naharina pour y recevoir les tributs, quand il rencontra la fille du chef d’une localité nommée Bakhtan, qui lui plut et qu’il épousa. Quelques années plus tard, Râ-mes-sou étant à Thèbes, on vint lui dire qu’un envoyé de son beau-père se présentait, sollicitant du roi que celui-ci envoyât un médecin de son choix auprès de la sœur de la reine, atteinte d’un mal inconnu. Un médecin égyptien partit en effet avec le messager. La jeune fille souffrait d’une maladie nerveuse, et, selon la croyance du temps, on pensait qu’un esprit possesseur s’était introduit en elle. En vain le médecin eut-il recours à toutes les ressources de l’art ; l’esprit, dit la stèle, refusa d’obéir, et le médecin dut revenir h Thèbes sans avoir guéri la belle-sœur du roi. Ceci se passait en l’an 15 de Râ-mes-sou. Onze ans plus tard, en l’an 26, un nouvel envoyé se présenta. Celle fois le beau-père du roi d’Égypte ne demandait plus un médecin ; selon lui, c’était l’intervention directe d’un des dieux de Thèbes qui pouvait seule amener la guérison de la princesse, nommée Bent-reschit. Comme la première fois, Râ-mes-sou consentit à la demande du père de la reine, et l’arche sacrée du dieu Khonsou, un des principaux dieux de Thèbes, partit pour opérer le miracle demandé. Le voyage fut long : il dura un an et six mois. Enfin le dieu thébain arriva clans le Naharina et l’esprit vaincu fut chassé du corps de la jeune fille, qui recouvra immédiatement la santé. Mais à ce dénouement ne s’arrête pas le récit gravé sur la stèle. Un dieu dont la seule présence amenait des guérisons si miraculeuses était précieux à bien des titres, et, au risque de se brouiller avec son puissant allié, le père de la jeune princesse résolut de le garder dans son palais. Effectivement, pendant trois ans et neuf mois l’arche de Khonsou fut retenue en Mésopotamie. Mais, au bout de ce temps, le chef qui avait ordonné cette mesure violente eut un songe. Il lui sembla voir le dieu captif qui s’envolait vers l’Égypte sous la forme d’un épervier d’or, et, en même temps, il fut attaqué d’un mal subit. Le beau-père de Râ-mes-sou prit ce songe pour un avertissement céleste. Il donna immédiatement l’ordre de renvoyer le dieu, qui, en l’an 33 du règne, était de retour dans son temple de Thèbes. Ce qui ajoute encore à l’intérêt de cette curieuse histoire, racontée par un monument contemporain, c’est que l’événement coïncida presque exactement comme date avec les aventures de l’Arche d’alliance des Hébreux chez les Pelischtim, telles qu’elles sont racontées dans le livre de Schemouel. Or, les deux récits ont des points de contact tout à fait saisissants, qui n’auront pas échappé au lecteur. Râ-mes-sou XI, on le voit par le début de la narration dans la stèle de la Bibliothèque Nationale, au milieu du XIIe siècle avant l’ère chrétienne, se considérait donc encore comme le maître légitime du Naharina, y faisait quelquefois acte de souveraineté et y percevait des tributs. Mais en dehors de cette marque de vasselage, l’autorité des rois d’Égypte sur les provinces asiatiques était dès lors bien fictive. Au delà de l’Euphrate, ils n’avaient pas été en mesure d’empêcher la formation de l’empire assyrien, dont la puissance, inaugurée dans le commencement du XIVe siècle, suivait une marche graduelle et toujours ascendante. Plus près de leurs frontières, ils avaient laissé les Pélesta ou Pelischtim s’emparer des villes de ‘Azah, Asclôd, Aschqelôn, Gat et ‘Aqqarôn (‘Eqrôn), et se rendre ainsi maîtres de la route militaire, jadis si soigneusement gardée, qui faisait communiquer l’Égypte avec la Syrie. Ils n’étaient pas intervenus dans les querelles des Pelischtim avec les Benê-Yisraël et avec les Phéniciens, même quand ils avaient pris et détruit Çidôn, pas plus qu’ils n’étaient intervenus lorsqu’un roi du Aram-Naharaïm ou de la Syrie Damascène, Kouschân-Riseha’thaïm, avait conquis momentanément toute la Palestine. Fort peu de temps après la date de la stèle de la Bibliothèque Nationale, le grand prêtre d’Ammon, Her-Hor, dépossédait Râ-mes-sou XIII de- la couronne et prenait ouvertement le titre de roi, en faisant de son ancienne qualification sacerdotale son prénom de souverain. C’est alors que se montre la dernière trace de la puissance des Pharaons en Syrie ; Her-Hor reçut encore, peu après son avènement, les tributs de la Syrie, comme de l’Ethiopie. Vers ce moment (dans la seconde moitié du XIIe siècle), la puissance de l’empire assyrien prenait un essor subit ; les rois d’Asschour entraient dans la voie des grandes conquêtes, et bientôt il ne fut plus question, entre le Tigre et l’Euphrate, et même au delà de ce dernier fleuve, d’autre domination que de celle-là. Her-Hor, qui, après avoir eu le titre de généralissime des armées, s’était fait roi sans renoncer à son suprême sacerdoce, avait quelque peine à faire reconnaître son usurpation. La famille des rois de la XXe dynastie, exilée dans la Grande Oasis, conservait des partisans nombreux, qui à plusieurs reprises parvinrent à écarter momentanément du trône les descendants de Her-Hor. Celui-ci dut ainsi chercher des appuis à l’extérieur et renonça définitivement à la politique de domination extérieure inaugurée par la XVIIIe dynastie, afin de se concilier l’alliance et le concours des Asiatiques. Mais il ne réussit point encore par là à fonder une dynastie. Son fils, Pi-notem Ier, ne régna pas et dut se borner à rester grand prêtre d’Ammon, tandis que deux ou trois Râ-mes-sou, restaurés, se succédaient obscurément sur le trône. Pi-ânkhi, fils de Pi-notem, plus heureux que son père, réussit à recouvrer la couronne et à se faire proclamer roi à Thèbes. La race des Râ-mes-sou était définitivement détrônée, et pour se donner une légitimité, la famille des prêtres usurpateurs s’allia par mariage à la descendance des compétiteurs de Séti Ier, dans la personne de la princesse Isi-m-Kheb. Elle conserve, d’ailleurs, la politique d’amitié avec les Asiatiques, les Assyriens en particulier, dont l’exemple avait été donné par son fondateur. Une inscription cunéiforme du Musée Britannique raconte l’ambassade que le roi d’Égypte, très probablement Pi-notem II, envoya au roi d’Assyrie Toukoulti-abal-escharra Ier, devenu maître des cités phéniciennes. Parmi les présents que porta cette ambassade, on mentionne un crocodile, animal qui devait paraître fort extraordinaire aux riverains de l’Euphrate et du Tigre. Cependant une dynastie rivale s’élevait dans la Basse-Égypte, à Tsân ou Tanis, où les listes de Manéthon en placent le berceau et où l’on a trouvé le petit nombre de monuments qui en subsistent. Il paraît aujourd’hui démontré que cette famille royale, dont le fondateur s’appelait Si-Monthou, ceignit la couronne à Tanis au plus fort des compétitions entre les derniers Râmessides et la lignée sacerdotale de Thèbes. Ses premiers rois, dont nous ne connaissons les noms originaux qu’en partie, furent en lutte ouverte avec les descendants de Her-Hor. Et c’est précisément pendant ce déchaînement des guerres civiles sur les bords du Nil que David régna sur Yisraël et parvint à lui créer momentanément une grande puissance territoriale, dont l’existence était alors possible par suite de l’affaiblissement de l’Égypte, et aussi de l’échec considérable que les ‘Hittim ou Khéta venaient de faire subir aux Assyriens, arrêtant pour un temps le progrès toujours croissant de l’empire de ces derniers. Au temps de Pi-notem II, la situation des princes de Tanis avait assez grandi déjà, le roi de Thèbes se sentait assez menacé dans sa capitale pour que le fils de Piankhi ait cru nécessaire, en prévision de la possibilité d’un sac de la cité d’Ammon par les Tanites et par les bandes asiatiques qu’ils avaient à leur service, de faire enlever de leurs tombeaux les momies des rois thébains depuis la xvii6 dynastie et de les déposer dans une cachette où ils- fussent à l’abri de toute profanation. C’est là que M. Maspero vient de retrouver tout dernièrement, enfermés dans le même caveau, avec beaucoup d’objets de l’ancien mobilier funéraire de leurs tombes, les corps, toujours enfermés dans les cercueils à leurs noms, de Ta-aâ-qen, de Ah-mès et de sa femme, la reine Nofri-t-ari, d’Amon-hotpou Ier, des Tahout-mès I, II et III, de Râ-mes-sou Ier, de Séti Ier, de Râ-mes-sou III et de Râ-mes-sou XII, de Her-Hor et de Pi-notem Ier. Pi-notem II s’était ensuite fait déposer lui-même dans le caveau où il avait fait transporter ces rois, ses prédécesseurs, avec un certain nombre de princes de leurs familles. Les rois Tanites parvinrent enfin à triompher de leurs adversaires thébains et à régner sur toute l’Égypte. Ce furent eux que, plus, tard, les historiens tels que Manéthon admirent comme continuant la série des souverains légitimes. L’un d’eux, P-siou-n-khâ II, contemporain de Schelomoh (Salomon), lui donna sa fille en mariage, preuve évidente de ce que cette dynastie avait renoncé à toute revendication de l’ancienne puissance de l’Égypte en Asie. Elle ne régna pas, du reste, en tout beaucoup plus d’un siècle, et eut pour héritière une autre famille, également venue de la Basse-Égypte, de la ville de Pa-Bast ou Bubastis. Au moment où la maison tanite triompha définitivement en Égypte, les descendants de Her-Hor, qui continuaient à unir les titres du sacerdoce suprême d’Ammon à ceux de la royauté, se retirèrent dans la province de Kousch ou d’Ethiopie, qu’ils s’étaient occupés à fortifier avec un soin tout particulier, et là ils se formèrent un État indépendant et rival de l’Égypte, bien qu’ayant la même langue et la même civilisation. La ville de Nap ou Napit, la Napata des géographes classiques (aujourd’hui Gebel-Barkal), où Amon-hotpou III avait fondé jadis un sanctuaire et un oracle d’Ammon, relevant de celui de Thèbes, fut la cité qu’ils choisirent pour leur capitale. Ils en firent le centre de leur monarchie, marquée d’une très forte empreinte théocratique, le foyer de la vie nationale de cette Ethiopie que les Grecs connurent à l’époque où sa capitale avait été transportée encore plus au sud, à Méroé, ou Marâou, comme disaient les indigènes. C’est eux qui y firent fleurir une civilisation dont la parenté avec celle de l’Égypte frappait tous les anciens, mais qui leur paraissait en même temps encore plus religieuse et sacerdotale. Sous l’autorité des descendants de Her-Hor, qui continuaient à y être prêtres en même temps que rois, le sanctuaire de l’Ammon de Napata, avec son oracle, s’éleva en antagonisme avec celui de Thèbes, où les rois de Tanis, puis de Bubastis, devaient remplacer l’ancienne lignée pontificale par des grands-prêtres de leur choix et de leur famille. Et à dater de ce moment la prétention constante des rois d’Ethiopie fut d’avoir transféré à Napata les droits du sacerdoce légitime du grand dieu thébain. Il est, du reste, à remarquer que pendant plusieurs siècles après sa fondation, la nouvelle monarchie éthiopienne, tant que sa capitale resta fixée à Nap ou Napata, fut une véritable Égypte du sud, bien que nous saisissions sur le fait, au changement de la nature des noms royaux, le moment où, vers 740 av. J.-C., la famille des descendants de Her-Hor s’éteignit et où la couronne, devenant élective, passa à des hommes de sang kouschite indigène, et non plus de sang égyptien. Mais quand, à la suite de révolutions dont les circonstances nous échappent, le centre de gravité de la vie nationale et politique du pays de Kousch passa de Napata à Méroé, l’élément indigène prit définitivement le dessus. C’est alors que se forma l’Ethiopie que les Grecs ont visitée et décrite, celle qui nous a légué des monuments contemporains des Lagides d’Égypte et des Empereurs romains. Chez celle-ci l’on écrit encore en hiéroglyphes, mais ce n’est plus de l’égyptien que l’on écrit ainsi, c’est la langue nationale de Kousch. Elle adore toujours les dieux de l’Égypte, et Ammon au premier rang ; mais elle leur associe des dieux étranges, inconnus à l’antique terre de Kémi-t, des dieux propres à l’Ethiopie. L’art procède toujours de la tradition égyptienne, mais fortement corrompue. Il s’y mêle un élément barbare, qui se traduit principalement par une surcharge bizarre d’ornements symboliques, dont un goût sévère n’empêche plus l’accumulation exagérée. En même temps, comme il arrive souvent en cas analogue, des habitudes archaïques, depuis bien longtemps abandonnées au berceau de la civilisation, reparaissent dansla colonie comme par une sorte d’effet d’atavisme. Ainsi les rois de Méroé se font enterrer sous des pyramides, comme les rois de l’Ancien Empire égyptien, et avant eux les rois de Napata avaient fait de même. L’antique mode de sépulture des Khoufou et des Kha-f-Râ, tombé en désuétude en Égypte depuis la XIIe dynastie, reparaît ainsi dans l’Éthiopie à plus de vingt siècles d’intervalle. § 2. — VINGT-DEUXIÈME, VINGT-TROISIÈME ET VINGT-QUATRIÈME DYNASTIES. (Xe, IXe ET VIIIe SIÈCLES.) Nous arrivons à l’époque où des dynasties d’origine étrangère, et non plus nationale, vont dominer sur l’Égypte pendant plusieurs siècles. C’est le résultat de la prépondérance que les pays du Delta, remplis d’éléments d’autres races que celle des purs Égyptiens, ont définitivement prise sur la Haute-Égypte, véritable foyer de la vie nationale, depuis la réaction qu’a suscitée l’audacieuse usurpation des grands prêtres d’Ammon à Thèbes. De tout temps, nous l’avons vu dans le cours de celte histoire, les monarques égyptiens avaient considéré comme d’une bonne politique de combler par la colonisation de nombreux prisonniers les vides que la guerre faisait dans la population, et surtout de recourir à l’émigration étrangère pour peupler les territoires que l’on conquérait graduellement sur les marais dans la Basse-Égypte. Les Pharaons de la XIIe dynastie, dit M. Maspero, s’étaient vantés déjà de transporter au midi les nations du nord et au nord les nations du midi ; ils avaient implanté dans la vallée du Nil des peuples entiers. L’invasion des Pasteurs, en livrant le pays pour des siècles à des gens venus du dehors, augmenta considérablement le nombre des étrangers. Après la victoire d’Ah-mès, la famille royale et la classe guerrière émigrèrent en Asie, mais le gros de la population resta sur le sol : Ha-ouar, Tanis, les villes et les nomes situés au nord-est du Delta, particulièrement aux environs du lac Menzaleh, restèrent pour ainsi dire aux mains des Sémites. Sujets égyptiens, ces Sémites ne perdirent pas leurs traditions nationales : ils gardèrent une sorte d’autonomie, refusèrent de payer certains impôts, et se vantèrent de ne pas être de la race des Pharaons. Leurs voisins de vieille souche égyptienne leur donnèrent les sobriquets d’étrangers, Pa-schemow, les barbares (Baschmourites), Pi-âmou, les Asiatiques (Biahmites).... A l’occident du Delta, autres races, autres influences. Saïs et les villes voisines, placées en rapport constant avec les tribus libyennes, leur avaient pris une partie de leur population. Les Matsiou, et surtout, depuis le règne de Râ-mes-sou III, les Maschouasch, y prédominaient ; mais, tandis que les Sémites devenaient à la longue agriculteurs, lettrés, prêtres, marchands, aussi bien que soldats, les Libyens conservaient toujours leur tempérament guerrier et leur organisation militaire. Depuis environ deux mille ans, les Matsiou étaient campés et non établis sur le sol ; c’étaient des mercenaires par droit héréditaire plutôt que des habitants paisibles. Ils formaient des corps de police placés dans chaque nome à la disposition du gouverneur et des autorités, garnissaient les postes de la frontière, accompagnaient le Pharaon dans ses expéditions lointaines ; les idées d’armes et de lutte étaient si étroitement liées à leur personne, qu’aux époques de la décadence de la langue leur nom, altéré en matoï, devint pour les Coptes le terme générique de soldat. Les Maschouasch gardèrent toujours leur costume et leur armement spécial ; on les reconnaît sur les monuments à la pièce d’étoffe qu’ils portent en guise de coiffure. Sans cesse recrutés parmi l’élite des populations libyennes que les hasards de la guerre ou l’appât d’une haute solde attiraient du dehors, ils ne tardèrent pas à former la force principale et le fond des armées égyptiennes. Les Pharaons s’entourèrent de ces étrangers comme d’une garde plus sûre que les troupes indigènes, et leur donnèrent pour commandants des princes du sang royal. Les chefs des Maschouasch finirent par se rendre à peu près indépendants de leur suzerain : les uns s’appuyèrent sur leurs soldats pour s’élever au trône, les autres aimèrent mieux faire et défaire les rois à leur gré. Dès la fin de la XXIe dynastie, l’Égypte se trouvait en proie aux étrangers : elle n’eut plus d’autres maîtres que ceux qu’il leur plut lui infliger. » La première dynastie étrangère, qui compte comme la XXIIe dans les listes de Manéthon, fut sémitique et s’éleva dans l’orient du Delta. Vers le milieu de la XXe dynastie, un Syrien, ou plutôt encore, d’après la physionomie très caractérisée des noms qui restèrent en usage dans sa famille, un aventurier d’origine assyro-babylonienne, nommé Boubouaï, vint s’établir à Pa-Bast (Bubastis) ou dans les environs. Ses descendants y prospérèrent, et le cinquième d’entre eux, nommé Scheschonq, épousa une princesse de sang royal, Meht-en-ousekh. Son fils Nimroth joignit aux dignités religieuses, dont il était revêtu, le titre militaire de commandant des Maschouasch. Son petit-fils Scheschonq eut une fortune plus brillante encore. On le rencontre tout d’abord traité de Majesté et qualifié de Prince des princes, ce qui semble montrer qu’il tenait le premier rang parmi les chefs des Maschouasch[1]. Plus tard, il marie son fils Osorkon à la fille du dernier roi Tanite, Hor P-siou-n-kbâ Mi-Amoun, le Psousennês II de Manéthon. A la mort de ce prince, il s’empare de la couronne et fonde une nouvelle dynastie. C’était donc une famille sémitique que le hasard des événements portait jusqu’au trône d’Égypte : malgré sa longue résidence sur le sol de sa patrie adoptive, elle n’avait perdu ni le souvenir de son origine, ni la mémoire de ses dieux nationaux. Officiellement Scheschonq rendait hommage à Ammon-Râ, à Isis, à Bast surtout ; en particulier il conservait le culte des divinités syriennes et faisait acheter en Palestine des esclaves mâles et femelles pour honorer son père Nimroth à la mode de ses ancêtres. Il sut, d’ailleurs, ramener les petits chefs à l’obéissance et réunir l’Égypte entière sous un même sceptre. Si du côté de l’Ethiopie il ne parvint pas à soumettre les princes de Napata, en Syrie sa politique fut plus heureuse[2]. Sans rompre encore ouvertement avec Schelomoh (Salomon), le roi de Yisraël, il donna dans sa cour asile aux mécontents qui fuyaient ce voisin, dont il méditait l’abaissement. C’est ainsi qu’il accueillit Hadad l’Édomite et Yarabe’am (Jéroboam) l’Ephraïmite. Puis, quand, à la suite de la mort de Schelomoh, Yarabe’am fut rentré en Palestine et se fut mis à la tête des dix tribus schismatiques, Scheschonq, prononçant davantage sa politique et d’accord avec lui, envahit le royaume de Yehoudah. La cinquième année du règne de Re’habe’am dans ce pays (927), il lança sur Yehoudah 1.200 chars de guerre, 60.000 cavaliers (ce sont les chiffres de la Bible) et une foule innombrable de soldats égyptiens, libyens, éthiopiens et troglodytes ; il s’empara de Yerouschalaïm (Jérusalem) et enleva les trésors du Temple ainsi que ceux du monarque. Ces conquêtes sont retracées sur un grand bas-relief du temple de Karnak, daté du règne de Scheschonq lui-même, où l’on voit figurer, avec leurs noms, 133 cités du royaume de Yehoudah et villes lévitiques, situées sur le territoire de Yisraël mais n’ayant pas voulu s’associer à la révolte de Yarabe’am, qui avaient été prises par l’armée égyptienne. La plupart de ces noms sont connus par les Livres Saints. Entre autres localités célèbres, on y remarque Rabitha (Rabbith), Ta’ankaou (Ta’anach), Schenmaou (Schounem), Rehabaou (Re’hob, Bêth-Re’hob), Hapouremaou (‘Hapharaïm), Adoulma (Adoullam), Mahanema (Ma’ha-naïm), Gebe’ana (Gibe’on), Bitha-Houarouna (Bêth-’Horon), Qademoth (Qedmoth), Ayoulouna (Ayalon), Makathou (Megiddo), Abilaou (Abel), etc. La capitale du royaume ne porte pas sur ce monument son appellation ordinaire de Yerouschalaïm, mais elle se reconnaît avec certitude dans le nom Yehoudaha-malek, Yehoudah la royale. L’artiste égyptien a rendu avec une merveilleuse exactitude ethnographique le type juif dans les bustes de prisonniers qui surmontent les encadrements crénelés dans lesquels est inscrit le nom de chaque ville. La durée exacte du règne de Scheschonq Ier n’est pas connue d’une manière certaine ; mais on sait du moins qu’il atteignit sa vingt et unième année. Ses successeurs n’imitèrent pas sa politique d’action extérieure. Ils concentrèrent leurs efforts sur les travaux de la paix et ne sortirent pas des frontières de l’Égypte. Ce fut pour cette contrée une période d’un siècle environ de silence et d’obscurité. Elle eut pu du moins y trouver la richesse et la prospérité. Mais la faiblesse du gouvernement de la dynastie bubastite, et surtout son système de constitution d’apanages pour les princes de la maison régnante, conduisit assez vite le pays à un état de véritable décomposition. Pour éviter des usurpations analogues à celles des grands-prêtres d’Ammon, dit M. Maspero, Scheschonq et ses descendants s’étaient fait une loi de confier les charges importantes à des princes de la maison royale. Un fils du Pharaon régnant, et d’ordinaire le fils aîné, était grand-prêtre d’Ammon et gouverneur de Thèbes, un autre commandait à Sesoun (Hermopolis), un autre à Hâ-khnen-sou, d’autres encore dans toutes les grandes villes du Delta et de la Haute-Égypte, Chacun d’eux avait avec lui plusieurs bataillons de ces soldats libyens, Matsiou et Maschouasch, qui faisaient alors la force de l’armée égyptienne et sur la fidélité desquels il pouvait compter. Bientôt ces commandements devinrent héréditaires, et l’ancienne féodalité des chefs de nomes se rétablit au profit des membres de la famille royale. Le Pharaon continua de résider à Memphis ou à Bubastis, de toucher l’impôt, de diriger autant que possible l’administration centrale et de présider aux grandes cérémonies du culte, telles que l’intronisation ou l’ensevelissement d’un Hapi ; mais, en fait, l’Égypte se trouva partagée en un certain nombre de principautés, dont les unes comprenaient à peine quelques villes, tandis que d’autres s’étendaient sur plusieurs nomes continus. Bientôt les chefs de ces principautés s’enhardirent jusqu’à rejeter la suzeraineté du Pharaon : appuyés sur des bandes de mercenaires libyens, ils usurpèrent non seulement les fonctions de la royauté, mais le titre de roi, tandis que la dynastie légitime, reléguée dans un coin du Delta, conservait à peine un reste d’autorité. Cette décomposition de l’Égypte dut commencer peu après la mort de. Scheschonq Ier, mais on n’en rencontre aucun indice certain avant le règne de Takelôth II. Le fils aîné de ce prince, Osorkon, grand-prêtre d’Ammon, gouverneur de Thèbes et des pays du midi, ne préserva l’intégrité du royaume qu’au prix de guerres perpétuelles. Les révoltes augmentèrent de gravité sous les successeurs de Takelôth II, Scheschonq III, Pi-maï et Scheschonq IV. Quand ce dernier mourut, après trente-sept ans au moins de règne, l’autorité des Bubastites était tellement affaiblie que la suzeraineté leur échappa et passa aux mains d’une autre famille, originaire de Tanis[3]. La dynastie Tanite (XXIIIe) jeta un instant d’éclat dans ce siècle de révolutions rapides ; son fondateur, Pet-se-Bast (Petoubastês, M.) se substitua à l’héritier de Scheschonq IV, pénétra jusqu’à Thèbes et parvint à établir sur ses contemporains une suzeraineté précaire qu’Osorkon III et P-se-Mout maintinrent tant bien que mal pendant près d’un demi-siècle. Sous leur domination, l’Égypte en arriva à ce point de division qu’elle se trouva partagée entre près de vingt princes, dont quatre au moins s’attribuaient le cartouche et les insignes de la royauté. Au milieu de ces roitelets turbulents et pillards, une famille parut que son énergie politique et le mérite des hommes qui la composaient portèrent sans peine au-dessus de ses rivales. Certes, il ne manquait ni d’habiles ni d’ambitieux à Tanis, à Ha-khnen-sou, à Bubaste. Mais aucune des villes ni aucun des souverains de cette époque ne jouèrent un rôle aussi prépondérant que celui de Saïs et des princes qui la gouvernaient. Actifs, remuants, batailleurs, mêlés à tous les événements qui s’accomplissent autour d’eux, dès l’instant que nous les voyons apparaître sur la scène, les Saïtes ont un but unique vers lequel tendent tous leurs efforts : ils veulent déposséder les petits princes et fonder sur les débris des dynasties locales qui ruinent le pays une dynastie nouvelle, dont l’autorité s’étende sur l’Égypte entière. L’histoire du temps est au fond l’histoire des tentatives qu’ils font pour arriver à leurs fins et des échecs qui retardent à chaque instant les progrès de leur ambition. Les petits princes coalisés contre eux, mais incapables de résister, appellent l’étranger à leur secours et trahissent l’intérêt de la patrie commune au profit de leurs intérêts particuliers. De là les invasions éthiopiennes ; la dynastie Kouschite (XXVe) arrête un moment les empiétements de la famille Saïte (XXIVe), sans pouvoir ni l’abattre, ni même la décourager. L’insuccès de Ta-f-nekht ne sert pas de leçon à Bok-en-ran-f ; le désastre de Bok-en-ran-f ne fait pas hésiter ses successeurs. L’intervention assyrienne n’est pour eux qu’un moyen d’user la puissance éthiopienne. Les Éthiopiens vaincus, les Assyriens occupés en Asie, Psaméthik reprend l’avantage et finit par donner de la réalité au rêve constant de sa race. En quelques années, il réunit sous sa main le pays tout entier et établit solidement cette XXVIe dynastie sous laquelle l’Égypte devait vivre encore quelques jours de gloire et de prospérité. Le premier auteur de la maison des princes de Saïs fut Ta-f-nekht, vers le milieu du VIIIe siècle av. J.-C. Il était, semble-t-il, de sang libyen et en tous cas de naissance obscure, originaire de la ville de Noutri, la Manouti des Coptes, près de Ganoup ou Canope, dans le septième nome du Delta. Devenu chef d’un corps de Maschouasch, il commença graduellement à s’arrondir aux dépens de ses voisins. Pendant quelques années, il fit successivement le siège des forteresses où étaient embastillés les chefs militaires indépendants et les roitelets de la portion occidentale de la Basse-Égypte. Une fois maître de tout le territoire à l’ouest de la branche centrale du Nil, Ta-f-nekht, respectant la domination de la dynastie de Tanis sur l’Orient du Delta, commença à remonter le fleuve pour s’emparer de l’Égypte Moyenne et même essayer de conquérir la Haute-Égypte, dont les rois éthiopiens de Napata s’étaient rendus maîtres depuis quelque temps et où la population les avait salués comme ses princes légitimes, à titre de descendants de la maison sacrée des grands-prêtres d’Ammon. La grande place forte de Méri-Toum, aujourd’hui Méïdoum, le pays du lac Mœris (le Fayoum), la cité de Hâ-khnen-sou ou Héracléopolis, avec son roi Pe-f-aâ-Bast, celle de Sesoun ou Hermopolis, avec son roi Osorkon, le reconnurent pour souverain supérieur. Il se rendit aussi maître de la ville de Pa-neb-tep-ahe ou Aphroditopolis ; et, poursuivant le cours de ses succès, il était en train de conquérir le nome de Ouab, dont la capitale était Pa-matsets, l’Oxyrhynchus de la géographie classique, quand ceux des chefs du bas et du haut pays, qui n’avaient pas encore courbé la tête devant leur autorité, invoquèrent l’appui du roi d’Ethiopie. C’était Pi-ânkhi Méri-Amoun, qui régnait alors depuis vingt ans à Napata et possédait de plus la Thébaïde, occupée paisiblement par ses troupes sous les généraux Pouarma et Lamereskin. A l’appel des petits princes menacés par Ta-f-nekht, il se hâta de répondre ; car il trouvait là une occasion précieuse et inespérée d’intervenir dans les affaires de l’Égypte inférieure et de s’emparer de toute la vallée du Nil, jusqu’à la mer. La guerre que Pi-ânkhi entreprit alors est racontée en grands détails dans l’inscription d’une stèle découverte par A. Mariette au Gebel-Barkal, dans les ruines mêmes de Napata, et conservée au musée de Boulaq. C’est notre illustre Emmanuel de Rougé qui a traduit le premier cette inscription. Aussitôt en recevant les nouvelles d’Égypte, le monarque d’Ethiopie avait envoyé aux commandants de son corps d’armée de Thébaïde l’ordre d’entrer immédiatement en campagne, avant même qu’il ne les eût rejoints avec de nouvelles troupes. Les soldats de Kousch remportèrent d’abord quelques succès et refoulèrent devant eux les ennemis. Alors Ta-f-nekht concentra son armée à Hâ-khnen-sou et y groupa autour de lui les contingents de tous les autres princes qui se montrèrent résolus comme lui à barrer le chemin aux Éthiopiens : Nimroth, roi de Sesoun, Schoupouth, roi de Ten-remou, localité qui n’est pas encore déterminée avec certitude, Pe-f-aâ-Bast, roi de Hâ-khnen-sou, avec son fils et prince héritier Pet-Isi, Osorkon, roi de Pa-Bast, Tsat-Amoun-auf-ânkh, grand chef des Maschouasch résidant à Pa-Ba-neb-Dad ou Mendès, plus une douzaine d’autres chefs de la même milice, occupant des cantons orien-taux du Delta et du nome Arabique. L’armée éthiopienne gagna sur ces confédérés une nouvelle bataille et les refoula jusqu’à la ville de Kheb. Mais le succès ne fut pas assez complet pour qu’on ne vît pas bientôt le roi Nimroth reprendre l’offensive et chasser les soldats de Pi-ânkhi de son nome d’Hermopolis. Cependant le monarque éthiopien, mécontent de la lenteur des opérations, annonce sa prochaine arrivée. A cette nouvelle, ses généraux redoublent d’efforts. Ils emportent d’assaut plusieurs villes comme Pa-mâtsets (Oxyrhynchus) et Ha-Bennou (Hipponon). Mais ces exploits ne désarment pas la colère du roi, dont le premier soin, en arrivant sur le théâtre de la guerre après avoir célébré la fête d’Ammon h Thèbes, est de réprimander ses officiers pour n’avoir pas encore anéanti les rebelles. En effet, les guerriers de la Basse-Égypte tiennent bon dans Sesoun. La ville est assiégée et se défend bravement, mais finit par succomber. Pi-ânkhi y entre en vainqueur irrité. La reine Nes-tent-nes, épouse de Nimroth, parvient enfin à fléchir le conquérant et obtient la grâce de son mari, qui se reconnaît vassal de Pi-ânkhi et auquel le monarque éthiopien impose un lourd tribut, destiné au trésor d’Ammon à Thèbes. Pi-ânkhi, avant de quitter la ville de Sesoun, fait ses dévotions dans le temple de Tahout, le grand dieu de la cité, et reçoit la soumission du roi de Hâ-khnen-sou. Continuant sa marche triomphante vers le nord, le souverain de Napata se rend maître, par capitulation ou par force, de Méri-Toum, de Tétaoui et des autres forteresses qui couvraient Memphis du côté du sud, et arrive enfin devant cette ville elle-même, qu’il somme de lui ouvrir ses portes. Mais Ta-f-nekht s’est jeté dans la capitale de la Basse-Égypte avec 8,000 soldats, et il relève par sa présence le courage de ses partisans, d’abord déconcertés. Pi-ânkhi profite de l’état des eaux, qui viennent baigner à ce moment le pied des remparts et permettent aux navires du fleuve de s’approcher jusqu’à la base des tours, pour faire attaquer Memphis du côté du Nil à la fois par son armée et sa flotte. L’assaut est donné, et malgré une énergique résistance, les soldats éthiopiens pénètrent dans la ville comme une inondation. Le lendemain, quand le premier trouble est apaisé, Pi-ânkhi fait son entrée à Memphis, non en conquérant dévastateur, mais en souverain légitime qui vient prendre possession de ses droits. Il honore par des sacrifices les dieux de Memphis et d’Héliopolis, rend aux prêtres leurs prérogatives et établit des fondations pieuses. Après la prise de Memphis, la plupart des chefs du Delta s’empressent de venir faire leur soumission ; ils se prosternent aux pieds de Pi-ânkhi et se déclarent ses vassaux et ses tributaires. Pour accélérer encore ce mouvement de soumission, Pi-ânkhi descend jusqu’à Ha-to-her-ab, où il est reçu par le prince Pet-Isi. Ta-f-nekht seul résiste encore et s’obstine à tenir la campagne. Un corps de troupes est envoyé contre lui, le bat et le force à chercher un refuge dans le désert libyque. Après ce dernier désastre, il se décide à céder et envoie faire au roi éthiopien des propositions d’accommodement. Pi-ânkhi, désireux d’en finir avec cette guerre et ne voulant pas pousser à bout un adversaire dont il a pu apprécier toute la valeur, lui accorde la paix la plus honorable. A condition de lui rendre hommage, de se soumettre à un tribut et de prêter serment de fidélité, Ta-f-nekht conserve la possession de l’État qu’il a su se tailler à la pointe de son épée dans le Delta occidental, État composé des nomes Saïte, Athribite, Libyque, Memphite et de quelques autres cantons qui les avoisinent. Sans prendre le titre de roi, qui ne lui est jamais donné dans tout le cours du récit, Ta-f-nekht, le Tnéphachthos de Diodore de Sicile et le Technactis de Plutarque, est désormais le prince le plus puissant de la Basse-Égypte ; et l’investiture qu’il a reçue du roi d’Ethiopie donne à son autorité une légitimité qu’elle n’avait pas jusque-là. Pi-ânkhi dut conserver jusqu’à la fin de sa vie la souveraineté de l’Égypte entière, où non seulement les chefs militaires comme Ta-f-nekht, mais les deux dynasties royales de Tanis et Bubastis, et d’Héracléopolis, lesquelles paraissent avoir été des branches de l’ancienne lignée bubastite, aussi bien que la dynastie royale d’Hermopolis, avaient accepté la situation de ses vassaux. Mais à sa mort une révolution se produisit dans la constitution de la monarchie éthiopienne. Jusqu’à lui le pouvoir royal s’était transmis à Napata par la voie d’une hérédité directe à la manière égyptienne, dans la famille issue des grands-prêtres thébains. Pi-ânkhi étant mort, sans doute sans laisser d’enfants mâles, il fallut adopter une nouvelle forme de succession. C’est alors que la monarchie kouschite adopta l’institution toute particulière qu’elle conserva ensuite pendant plusieurs siècles, jusqu’au temps où les Lagides régnaient en Égypte, institution qui ne s’est reproduite depuis que dans la Pologne jusqu’en 1573, royauté à la fois héréditaire et élective, dans laquelle les droits qu’un prétendant tenait de sa naissance n’avaient pleine valeur qu’après l’élection, faite en Ethiopie par les prêtres, comme plus tard en Pologne par les nobles. Deux stèles découvertes au Gebel-Barkal racontent l’élection et l’intronisation de rois très peu postérieurs aux événements qui nous occupent en ce moment. Ce sont les prêtres qui y prononcent sur les titres des prétendants par la voie sacrée de leur oracle d’Ammon ; et ce sont là précisément les formes solennelles que Diodore de Sicile affirme avoir présidé à l’avènement des rois d’Ethiopie jusqu’au coup d’État antisacerdotal de Arq-Amoun ou Ergamène. En même temps s’établit un autre usage, signalé par les écrivains classiques comme propre aux Éthiopiens ; il consistait en ce que les droits héréditaires à valider par l’élection étaient transmis par les femmes, et non par les hommes. Le premier roi ainsi élu, après la mort de Pi-ânkhi, fut Kaschta, que son nom révèle comme de race proprement kouschite. Il avait épousé une princesse de l’ancienne maison royale, appelée Schep-en-ape-t, et c’est de ce mariage qu’il prétendait tirer ses droits à la couronne. Un semblable changement dans la constitution fondamentale de la royauté ne pouvait, du reste, se produire sans troubles. Il est probable que les circonstances amenèrent alors les Éthiopiens à retirer leurs troupes de la Thébaïde et que les rois de Tanis se hâlèrent d’en profiter. Il y a de très fortes raisons de croire que ce fut alors, vers 738, que P-se-Mout, le Psammous de Manéthon, fit reconnaître son autorité à Thèbes. Quelques années plus tard, en 730, Bok-en-ran-f de Saïs, qui venait de succéder à Ta-f-nekht, reprit les projets de son père, et, ne trouvant plus d’Éthiopiens devant lui, parvint aies réaliser momentanément. Son nom à lui seul compte pour une dynastie, la XXIVe, dans les listes de Manéthon. Le succès fut grand, dit M. Maspero, et l’homme ne manquait ni de valeur, ni d’énergie : longtemps après sa mort, le peuple racontait sur son compte toutes sortes de légendes merveilleuses. Il était, dit-on, faible de corps et manquait d’extérieur, mais rachetait ces défauts par la finesse de son esprit ; il avait laissé la renommée d’un prince simple dans son genre de vie, d’un législateur prudent et d’un juge intègre. Les rares monuments que nous avons de son règne sont muets sur ses actions, mais ce que nous savons de la vie de Ta-f-nekht éclaire d’une vive lumière la vie de son fils. Ce fut une lutte incessante contre les petits princes, une série de guerres perpétuelles, d’abord pour conquérir le Delta et l’Égypte moyenne, même un moment la Thébaïde, ensuite pour conserver sa conquête et y maintenir à grand peine une domination précaire. Les contemporains n’avaient pas foi dans la durée de la dynastie, et les dieux eux-mêmes annoncèrent sa chute par divers présages menaçants. Et de fait la catastrophe ne se fit pas longtemps attendre. Kaschta était mort, laissant pour héritiers un fils, Schabaka, et une fille, Amon-iri-ti-s. Schabaka était, comme l’événement le prouva bientôt, un prince actif et énergique, à qui la rébellion des Saïtes et l’établissement d’une dynastie nouvelle ne pouvaient convenir. Il partit à la conquête de l’Égypte, et fut, sans doute, aidé dans son entreprise, comme Pi-ânkhi l’avait été auparavant, par les petits princes des nomes. Bok-en-ran-f, battu, fut pris dans Saïs après sept ans de règne et brûlé vif comme rebelle. Celte fois la dynastie saïte s’était attirée un échec qui semblait devoir mettre ses prétentions à néant. Dépouillés, de leurs titres et de leurs domaines, les parents de Bok-en-ran-f s’enfuirent dans les marais du Delta et réussirent à y maintenir leur indépendance. L’histoire de leur vie errante finit par y devenir populaire et donna naissance à la légende de l’aveugle Auysis, qui, réfugié dans une petite île du lac de Natho (Ni-Adhou), y attendit cinquante ans le départ des Éthiopiens. § 3. — LES ÉTHIOPIENS ET LES ASSYRIENS EN ÉGYPTE. (724-660 AV. J.-C.) Nous voici maintenant bien loin des grandes batailles des Ousor-tesen et des Tahout-mès, de ces tributs imposés par les pharaons vainqueurs à la vile race de Kousch, de ces victoires qui avaient réduit, toute la vallée du Nil, jusqu’au fond de l’Abyssinie, en province égyptienne. C’est Kousch maintenant qui traite l’Égypte en pays vaincu et vient régner dans les palais de Thèbes et de Memphis, tout pleins de la gloire des Tahout-mès, des Amon-hotpou et des Râ-mes-sou. Une fois maître de l’Égypte, Sckabaka, le Sabacon des Grecs, le Schabeh des Assyriens, le Soua ou Séva de la Bible[4], ne se borna pas à étendre sur ce pays une suzeraineté analogue à celle qu’y avait exercée son prédécesseur Pi-ânkhi. Il se fit roi d’Égypte en même temps que d’Ethiopie, prit le protocole des Pharaons et fut considéré comme le chef d’une dynastie nouvelle, toute entière composée de rois éthiopiens. Pourtant, au moins dans le Delta, il laissa subsister, de plus ou moins bon gré, quelques-uns des petits princes locaux. A Tanis, en particulier, son autorité n’eut jamais que le caractère de celle d’un suzerain, et un roi vassal continua à y subsister sous son règne, reprenant suivant les circonstances un degré plus ou moins grand d’indépendance. Les documents assyriens réservent à ce prince de Tanis le titre de pirhou ou pharaon (l’égyptien per-aâ), donnant à Schabaka celui de schiltan ou dominateur suprême de l’Égypte. Schabaka essaya du moins de réorganiser le pays auquel il s’imposait, et de faire oublier par la sagesse de son administration l’odieux de son origine étrangère. Les princes locaux furent surveillés de près et contraints à obéir comme de simples gouverneurs. Leur soumission et la réunion du pays entre les mains d’un seul homme rendirent faciles certains travaux d’ensemble que les guerres des siècles antérieurs n’avaient pas permis d’exécuter. Les chaussées furent réparées, les canaux nettoyés et agrandis, le sol des villes exhaussé et mis à l’abri de l’inondation. Bubastis surtout gagna à ces travaux, mais les autres villes ne furent pas négligées. Par ordre du roi, plusieurs des temples de Memphis, qui étaient tombés en ruine, furent restaurés et les inscriptions effacées par le temps furent gravées à nouveau. Thèbes, placée directement sous l’autorité de la reine Amon-iri-ti-s[5], profita largement de la bienveillance de ses nouveaux maîtres. Pour trouver les bras nécessaires, Schabaka remplaça la peine de mort par celle des travaux publics, et cette politique bien entendue lui valut par toute l’Égypte un renom de clémence. Le pays, rendu enfin à la tranquillité, commença de réparer ses ruines avec cette puissance de vitalité merveilleuse dont il avait déjà donné tant de preuves[6]. A ce moment, la Syrie et la Palestine, auxquelles la rude main de Toukoulti-abal-escharra II (le Teglath-pileser de la Bible) avait imposé plus étroitement que jamais le joug de la puissance assyrienne, s’agitaient pour y échapper. La mort de leur vainqueur, auquel avait succédé son fils Schalmanou-aschir II, avec tous les embarras d’un nouveau règne, leur parut une occasion favorable de révolte. Deux princes se mirent à la tête de ce mouvement, Yaoubid, appelé aussi Houbid, roi de ‘Hamath sur l’Oronte, et Hoschê’a, roi de Yisraël. Mais pour tenir tête aux forces si redoutables de la monarchie assyrienne, il leur fallait l’appui d’une grande puissance. Ils se tournèrent donc vers Schabaka, qui venait de relever l’Égypte d’une manière si inattendue, et ils lui envoyèrent une ambassade pour implorer son secours. Divers motifs poussaient l’Éthiopien à bien accueillir ces ouvertures. Il savait que ses prédécesseurs égyptiens avaient possédé la Palestine et porté leurs armes jusqu’au Tigre : ce qui avait été jadis possible et glorieux lui paraissait être encore possible à l’heure présente. Et quand même le désir d’ajouter un nom de plus à la longue liste des Pharaons conquérants ne l’aurait pas bien disposé en faveur des Juifs et des Araméens, la prudence lui conseillait de ne pas les décourager. Le progrès des Assyriens vers l’isthme de Suez, lent d’abord, avait pris depuis vingt ans une rapidité menaçante et devenait pour l’Égypte une source de craintes perpétuelles. Il fallait ou vaincre les nouveaux maîtres de l’Asie et les rejeter au delà de l’Euphrate, ou du moins maintenir devant eux une barrière de petits royaumes, contre laquelle vînt s’amortir l’effort de leurs attaques. Schabaka Amon affecta de considérer les présents de Hoschê’a comme un tribut et ses demandes de secours comme un hommage : les murailles de Karnak, qui avaient jadis enregistré tant de fois les noms des peuples vaincus, enregistrèrent complaisamment ce que la vanité de l’Ethiopien appelait les tributs de l’Assyrie[7]. Pendant ce temps, dans le royaume de Yehoudah, le prophète Yescha’yahou (Isaïe) s’efforçait de détourner roi et peuple de suivre l’exemple de Yisraël et de se mettre en lutte avec l’Assyrie, en se confiant à l’alliance éthiopico-égyptienne. Il en dépeignait la faiblesse en termes frappants. Voilà
que Yahveh est monté sur un nuage léger, il
vient en Égypte ; les
idoles de l’Égypte sont agitées devant lui, et le cœur des Égyptiens s’amollit en eux. J’exciterai
l’Égyptien contre l’Égyptien ; l’homme
combattra contre son frère, l’ami
contre son ami, ville
contre ville, royaume contre royaume. L’esprit
de l’Égypte s’évanouira de son sein, j’anéantirai
son conseil ; elle
s’adressera aux idoles, aux devins, aux interprètes de songes et aux magiciens. Je
livrerai l’Égypte aux mains d’un maître sévère ; un roi victorieux dominera sur eux[8], dit le seigneur Yahveh Çebaoth. Les
eaux cesseront dans l’inondation, le
pays deviendra sec et désolé. Les rivières s’appauvriront, les
canaux de l’Égypte seront bas et desséchés, les joncs et les roseaux dépériront. Des
landes désertes seront près du fleuve, au
bord du fleuve ; la
végétation près du fleuve se desséchera, tombera en poussière et ne sera plus. Les
pêcheurs gémiront ; tous
ceux qui jettent l’hameçon dans le fleuve seront en deuil, ceux qui étendent le filet sur les eaux seront consternés. Ils
seront confondus, ceux qui travaillent et peignent le lin, ceux qui tissent l’étoffe blanche[9]. Les princes de Çoan[10] sont des insensés ; les sages conseillers du pharaon[11], leur conseil est une folie. Comment
osez-vous dire au pharaon : « Je suis fils des sages, fils des anciens rois ». Où
sont-ils maintenant tes sages ? Qu’ils
te l’annoncent, qu’on apprenne ce que Yahveh Çebaoth a résolu sur l’Égypte. Ils
sont comme des fous, les princes de Çoan ; ils sont dans l’illusion, les princes de Nap[12] ; les Égyptiens induisent en erreur les pierres angulaires de leurs tribus[13]. Yahveh
a répandu parmi eux un esprit de vertige pour
qu’il fasse chanceler les Égyptiens dans toutes leurs actions, comme l’homme ivre chancelle sur son vomissement. Les négociations de ‘Hamath et de Yisraël avec le roi éthiopien, maître de l’Égypte, n’avaient pu être si secrètement conduites qu’elles échappassent à l’attention des Assyriens. Schalmanou-aschir, informé de ce qui se passait, manda Hoschê’a près de lui, et le roi de Yisraël, pris à l’improviste, dut obéir aux ordres de son suzerain. Arrivé à la cour de Ninive, il fut jeté dans une prison où il mourut obscurément, oublié de tous. L’armée assyrienne entra sur le territoire de Yisraël et mit le siège devant Schomron (Samarie). L’aristocratie éphraïmite, bien que privée de son roi, résista bravement. Mais Schabaka ne jugea pas opportun d’intervenir au profit d’alliés dont la cause était irrémédiablement perdue. Il laissa donc, sans entrer en ligne, et ce fut de sa part une faute considérable, les Assyriens poursuivre librement le double siège de Schomron et de Çôr ou Tyr, qui venait aussi de se révolter contre eux siège pendant le cours duquel Schalmanou-aschir mourut et fut remplacé sur le trône par Scharrou-kinou (le Sargon de la Bible), un des princes les plus guerriers de l’Assyrie. Schomron succomba en 722 ; ‘Hamath en 720. En 718, Scharrou-kinou, ayant achevé de réduire Yisraël, la Syrie septentrionale et la Phénicie, voulut compléter le cours de ses succès en faisant rentrer dans l’obéissance le pays des Pelischtim ou Philistins, qui avaient payé tribut quelques années avant à Toukoulti-abal-escharra. Schabaka, sentant le danger approcher de ses États, ne pouvait plus rester dans l’inaction. Unissant ses forces à celles de ‘Hanoun, roi de ’Azah, il vint présenter la bataille au monarque assyrien sous les murs de Ro-peh, la Raphia des géographes grecs et romains. L’issue de la rencontre fut désastreuse pour le roi éthiopien et pour son allié. ‘Hanoun fut capturé vivant et Schabaka, égaré dans sa fuite, ne dut son salut qu’à un pâtre qui le guida au travers du désert. On a trouvé dans la salle des archives du palais de Ninive, et le Musée Britannique possède un sceau de terre glaise où sont empreints ci la fois deux cachets. Le premier, de travail égyptien, est le grand cachet royal de Schabaka, représentant le roi, accompagné de son nom et coiffé de la couronne de la Basse-Égypte, qui frappe un groupe d’ennemis agenouillés. Le second est de travail asiatique, imité de l’assyrien, représentant un personnage debout, en adoration devant une divinité mâle et coiffée de la tiare ; c’est le cachet d’un prince asiatique. Ce sceau, où les deux parties contractantes avaient imprimé leur cachet, devait pendre au bas de quelque traité sur papyrus entre le roi éthiopien et quelqu’un des princes de la Syrie, peut-être au bas de l’acte même de l’alliance entre Schabaka et ‘Hanoun, saisi à la suite de la bataille de Ro-peh et transporté comme un trophée en Assyrie. Une défaite aussi complète anéantit les rêves d’expansion extérieure de Schabaka et fit même tomber son pouvoir sur une partie au moins de l’Égypte. Les petits princes du Delta se déclarèrent de nouveau indépendants et refoulèrent les Éthiopiens sur la Haute-Égypte. Un moment même, semble-t-il, le pharaon de Tanis, nommé Séti (le Zêt des listes de Manéthon) fit reconnaître son autorité à Thèbes. S’il en fut ainsi, Schabaka ne tarda pas à reprendre la Thébaïde ; car on y a une inscription de lui, datant de 712 av. J.-C, dans la vallée de ‘Hammamât. Mais il ne put pas recouvrer la Basse-Égypte. C’est sans doute pour se mettre à l’abri du retour offensif de l’Éthiopien qu’en 714 le pharaon de Tanis envoya au roi d’Assyrie une ambassade chargée de lui payer tribut et de reconnaître sa suzeraineté. En même temps que Tanis et l’orient du Delta échappaient ainsi à Schabaka, un des parents de Bok-en-ràn-f, que les listes de Manéthon appellent Stéphinatês, rétablit la principauté de Saïs et y prit le titre de roi. J’ai établi ailleurs que c’est cette principauté de Saïs, comprenant toute la partie ouest du Delta, que les Assyriens, reprenant un terme géographique en usage déjà du temps de l’ancien empire de Chaldée, ont appelé dans leurs documents Melou’h’ha ou Milou’h’ha. C’est tout à fait à tort que la plupart des assyriologues, égarés par une assonance trompeuse, y ont vu Méroé. En effet le pays de Melou’h’ha était situé au bord de la mer, au nord par rapport à la Thébaïde et à l’ouest par rapport au pays de Mouçour, nom que les Assyriens étendaient souvent à toute l’Égypte, mais spécialisaient aussi en le restreignant à la partie orientale du Delta, au royaume de Tanis. Melou’h’ha est peut-être une corruption assyro-chaldéenne du nom égyptien dont les Grecs ont fait Maréa ; à moins que ce ne soit, ce que l’on peut aussi admettre, une appellation significative dans le vieil idiome antésémitique de la Chaldée, conservée ensuite par tradition et par esprit d’archaïsme. Quoi qu’il en soit, le roi de Melou’h’ha, que je considère comme le Stephinatês de Manéthon, se trouva à son tour en rapport avec les Assyriens, en l’année 710. Un personnage du nom de Yaman, qui avait usurpé la royauté à Aschdod et s’était mis en rébellion contre les Assyriens, vaincu par ceux-ci, chercha refuge dans sa principauté, où il croyait se trouver en sûreté. Scharrou-kinou fit sommer le roi de Melou’h’ha d’avoir à livrer le fugitif, menaçant de diriger son armée contre lui s’il n’obtempérait pas à cet ordre. Le roitelet de Saïs prit peur et remit Yaman chargé de chaînes aux envoyés du monarque assyrien, auquel il envoya en même temps un tribut. Quatre ans plus tard, en 706, Schabaka mourait et son royaume se trouvait divisé à sa mort. Son fils Schabatoka héritait de la Thébaïde, tandis qu’un autre prince, qui parait avoir été son neveu, était élu à Napata et prenait possession de l’Ethiopie et de la Nubie, dont la capitale était alors la ville de Kipkip. Les droits de la lignée féminine primant en Ethiopie ceux de la lignée masculine, ce dernier prince nommé Tàharqa, fils de la reine Aqalou, se prétendit le véritable successeur légitime de Schabaka et considéra toujours Schabatoka comme ne possédant l’Égypte que par suite d’une usurpation. Il paraît certain qu’à la mort de son oncle, dont il épousa la veuve, Amon-ta-Kaha-t, pour renforcer ses droits au trône, il fut d’abord reconnu comme souverain dans toute la vallée du Nil, et qu’à l’âge de vingt ans environ il descendit en Égypte pour en ceindre la couronne. Mais au bout de quelques mois son cousin Schabatoka le supplanta dans cette contrée, en vertu des lois nationales de succession à la couronne d’Égypte. Cependant Scharrou-kinou, le grand roi d’Assyrie, avait été assassiné en 705, et tandis que son fils Sin-a’hê-irba (le San’hérib de la Bible) prenait possession du pouvoir, la nouvelle de la mort du conquérant devant lequel tremblait toute l’Asie avait fait éclater des insurrections à la fois à Babylone et en Syrie. Tous les petits rois delà Phénicie et de la Palestine, excités sous main par les princes d’Égypte, qui leur promettaient un concours actif, se déclarèrent indépendants et rompirent leurs liens de vasselage envers la monarchie ninivite. Ceux qui voulurent y rester fidèles furent détrônés par leurs sujets. Tel fut le cas de Padi, roi de ‘Aqqarôn ou ‘Eqrôn (les Assyriens disaient Amgarroun) dans le pays des Pelischtim. Les habitants de sa ville, révoltés, le chargèrent de chaînes et le livrèrent à ‘Hizqiyahou (Ezéchias), roi de Yehoudah, auquel ils déclarèrent se donner. En effet, ce dernier prince, qui régnait depuis 727 et qui avait écouté jusque-là docilement les conseils de sage politique du prophète Yescha’yahou (Isaïe), prêchant au nom de Yahveh l’inanité de l’alliance égyptienne et détournant de toute aventure compromettante, de toute rupture ouverte avec les Assyriens, cédait cette fois à l’entraînement général des esprits, croyait à l’ébranlement définitif du colosse ninivite et ne craignait pas de s’engager dans le mouvement de telle façon que la guerre ne devait plus être possible à éviter le jour où Sin-a’hê-irba voudrait rétablir son autorité en Palestine. C’est en vain que Yescha’yahou multipliait ses avertissements prophétiques ; ou ne l’écoutait plus. Il prononçait dans le désert l’éloquent oracle qui forme le chapitre XXX de ses prophéties, et où nous lisons ces versets que l’événement devait bien vite justifier : Malheur,
dit Yahveh, aux enfants rebelles qui
prennent des résolutions sans moi, et
qui contractent des alliances sans ma volonté pour
accumuler péché sur péché ! Qui
descendent en Égypte sans me consulter, pour se réfugier sous la protection du pharaon[14] et chercher un abri sous l’ombre de l’Égypte. La
protection du pharaon sera pour vous une honte. et l’abri sous l’ombre de l’Égypte une ignominie. Déjà
ses princes sont à Çoan et ses messagers[15] ont atteint ‘Hanès[16]. Mais
tous seront confus au sujet d’un peuple qui ne leur sera point utile, ni
pour les secourir, ni pour les aider, mais qui fera leur honte et leur opprobre. Les
bêtes de somme sont chargées pour le midi ; à
travers une contrée de détresse et d’angoisse, d’où
viennent la lionne et le lion, la
vipère et le serpent volant, ils
portent à dos d’âne leurs richesses et
sur la bosse des chameaux leurs trésors à un peuple qui ne leur sera point utile. Car
le secours de l’Égypte n’est que vanité et néant. C’est pourquoi j’appelle cela du bruit qui n’aboutit à rien. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . C’est
un peuple rebelle, ce
sont des enfants menteurs, des enfants qui ne veulent pas écouter la loi de Yahveh, Qui
disent aux voyants : « Ne voyez pas ! » et
aux prophètes : « Ne nous prophétisez pas des vérités dites-nous des choses flatteuses, prophétisez
des chimères ! Détournez-vous
du chemin, écartez-vous
du sentier, éloignez
de devant nous le Saint de Yisraël ! » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ainsi
parle le seigneur Yahveh, le Saint de Yisraël : C’est
dans la tranquillité et le repos qui sera votre salut, c’est
dans le calme et dans la confiance que sera votre force. Mais
vous ne l’avez pas voulu ! Vous
avez dit : « Non ! nous prendrons la course à cheval. » C’est
pourquoi vous fuirez à la course. «
Nous monterons des coursiers légers. » C’est
pourquoi ceux qui vous poursuivront seront légers. Mille
fuiront à la menace d’un seul, et à
la menace de cinq vous fuirez tous ; jusqu’à
ce que vous restiez isolés comme
un signal au sommet de la montagne, comme un étendard sur la colline. Sin-a’hê-irba laissa pourtant quelques années de répit aux révoltés de la Phénicie et de la Palestine, ainsi qu’à leurs alliés égyptiens. Il ne voulait pas s’engager dans l’ouest avant d’avoir réduit Babylone, où Maroudouk-abal-iddina s’était mis en rapports avec Yehoudah et l’Égypte, et sans avoir assuré, par de vigoureuses leçons données aux montagnards qui les menaçaient de leurs incursions, ses frontières du nord et de l’est. C’est seulement en 701 qu’il descendit sur la Syrie avec une immense armée. Les petits princes de cette contrée n’avaient pas su mettre le temps à profit et se mettre en mesure de résister victorieusement au terrible ennemi qu’ils avaient provoqué. Les Assyriens les prirent à l’improviste. Eloulê, roi de Çidôn, le premier atteint, n’osa même pas tenter la résistance. Il s’enfuit dans une des colonies insulaires qui dépendaient de sa cité, et Sin-a’hê-irba, entré dans Çidôn sans coup férir, y installa un nouveau roi, du nom de Itho-Ba’al. Les princes d’Arvad, de Gebal, de Aschdod, de ‘Ammon, de Moab et de Edom, qui avaient adhéré à la ligue, l’abandonnèrent sur la nouvelle de la chute de Çidon et se hâtèrent de faire leur soumission à l’Assyrien avant qu’il ne fût parvenu jusque chez eux. Seuls, Çidqa, roi de Aschqelôn, et ‘Hizqiyahou de Yehoudah tinrent tête à l’orage et invoquèrent le secours que leur avaient promis les Égyptiens. Ceux-ci n’étaient pas prêts non plus. L’armée qu’ils rassemblèrent en toute hâte ne put entrer en ligne qu’après que Aschqelôn avait épuisé sa résistance et avait dû capituler. Les troupes des rois d’Égypte et du roi de Melou’h’ha, comme disent les relations assyriennes officielles de cette campagne, marchaient au secours de ‘Hizqiyahou. Sin-a’hê-irba se porta au-devant d’elles, de manière à prévenir leur jonction avec les forces de Yehoudah, et leur barra le passage devant la ville lévitique de Elteqêh[17]. La fortune de la bataille y fut défavorable aux Égyptiens ; battus et mis en pleine déroute, ils regagnèrent à grand-peine leur pays, en laissant aux mains des Assyriens la majeure partie de leurs chars de guerre et les enfants d’un de leurs rois. Ne craignant pas de leur part avant quelque temps un retour offensif, Sin-a’hê-irba, après avoir pris ‘Aqqarôn, dont il châtia rudement les habitants et où il replaça Padi sur le trône, marcha sur Yerouschalaïm en mettant sur son passage à feu et à sang tout le territoire de Yehoudah. ‘Hizqiyahou avait mis la ville en état de défense, au prix d’énergiques et coûteux efforts. Il y fut étroitement bloqué par les Assyriens. Bientôt il jugea plus sage de ne pas prolonger une résistance sans issue. Mettant bas les armes, il se soumit au tribut que le roi d’Assyrie voulut lui imposer, et pour fournir la somme énorme qu’on exigea de lui il vida les trésors du Temple, arrachant même les lames d’or qui en revêtaient les portes. Yerouschalaïm soumise, une seule place tenait encore dans le royaume de Yehoudah et se défendait avec une énergie sauvage ; c’était Lachis, située dans le sud, non loin de la frontière d’Égypte. Sin-a’hê-irba s’y porta de sa personne pour en activer le siège. Il apprit alors que les Égyptiens, remis de leur défaite d’Elteqêh, rassemblaient une nouvelle armée, que Séti, roi de Tanis, était l’âme de la résistance et que Taharqa de Napata, appelé au secours de l’Égypte et heureux d’une occasion d’intervenir dans les affaires de ce pays à titre de protecteur et de suzerain, amenait du haut Nil à marches forcées, contre les Assyriens, toutes les forces de l’Ethiopie. A cette nouvelle ; il crut que ‘Hizqiyahou n’avait traité que pour se jouer de lui et donner le temps d’arriver au roi de Kousch. Furieux, il envoya aussitôt à Yerouschalaïm trois des principaux officiers de son armée et de son palais, le tartan ou généralissime, le rab-saris ou chef des eunuques et le rab-schak ou chef d’état major, chargés de demander au roi de Yehoudah compte de sa conduite et de le sommer de se rendre à merci, lui et son peuple. La scène qui se passa alors à Yerouschalaïm est racontée en détails par la Bible, dans un morceau qui se lit au IIe livre des Rois et qui a été reproduit parmi les prophéties de Yescha’yahou. Nous y reviendrons à l’occasion de l’histoire d’Assyrie et de celle des Israélites : Qu’il nous suffise de dire qu’après un premier moment d’épouvanté, ‘Hizqiyahou, poussé à bout, repoussa fièrement l’insolente sommation des Assyriens ; que Yescha’yahou, qui avait si énergiquement combattu les projets de guerre tant que la prudence était honorable, déploya tous ses efforts pour relever les courages du roi et du peuple de Yehoudah, pour les décider à ne plus faiblir et à résister à outrance, en leur promettant, au nom de Yahveh, un secours miraculeux qui les délivrerait. Les envoyés de Sin-a’hê-irba revinrent donc auprès de leur maître sans avoir rien obtenu. Il avait quitté Lachis, après en avoir enfin reçu la capitulation, et il assiégeait la ville plus méridionale de Libnah, dirigeant de là sur l’Égypte ses bataillons, dont les avant-postes étaient déjà devant Ro-man, la Péluse de la géographie classique. Il semblait que le succès était désormais sur, que le Delta tout entier pourrait être envahi et occupé avant l’arrivée des Éthiopiens. Mais ce fut précisément alors que les promesses prophétiques de Yescha’yahou reçurent leur accomplissement contre toute prévision humaine. Les triomphes du conquérant assyrien se tournèrent en une des plus grandes catastrophes dont l’histoire ait conservé le souvenir. La peste éclata avec une violence inouïe dans l’armée des Assyriens, enleva la moitié de son effectif et la désorganisa de telle façon que Sin-a’hê-irba dut rentrer presque seul à Ninive. Les Juifs et les Égyptiens, étonnés par la grandeur du désastre et son apparence surnaturelle, attribuèrent chacun à son dieu le miracle qui les délivrait. D’après la Bible, ‘Hizqiyahou, après avoir entendu les menaces qui lui étaient faites au nom du roi d’Assyrie, se serait mis en prières et Dieu lui aurait fait dire par Yescha’yahou : Ainsi parle Yahveh au sujet du roi d’Assyrie : Il
n’entrera point dans cette ville, il
n’y lancera point de flèches, Il
ne présentera pas de pavois contre elle, et il
ne dressera pas de terrasses. Il
s’en retournera par le chemin par lequel il est venu, et
il n’entrera point dans cette ville, dit Yahveh. Je
protégerai cette ville pour la sauver. A
cause de moi et à cause de David, mon serviteur. Cette nuit même, l’ange de Yahveh sortit, et frappa 185.000 hommes dans le camp des Assyriens. Et quand on se leva le matin, voici, c’étaient tous des corps morts. Et San’hérib (Sin-a’hê-irba), roi d’Assyrie, leva son camp, partit et s’en retourna ; et il se tint à Ninive[18]. Deux siècles et demi plus tard, les interprètes égyptiens racontaient à Hérodote que, lorsque Sin-a’hê-irba menaça l’Égypte, la caste des guerriers refusa de se battre pour le roi Séthon (Séti), prêtre de Phtah, qui l’avait dépouillée d’une partie de ses privilèges. Le prêtre, enveloppé dans ces difficultés, entra dans le temple, et, devant la statue de son dieu, se lamenta au sujet des dangers qu’il allait courir. Pendant qu’il gémissait, le sommeil le saisit, et il lui sembla voir en songe un dieu, se tenant à ses côtés, qui le rassurait et lui promettait qu’il n’éprouverait aucun échec en résistant à l’armée des Asiatiques : car lui-même devait envoyer des auxiliaires. Plein de confiance dans cette vision, Séthon réunit ceux des Égyptiens qui voulurent le suivre en armes à Péluse, qui est de ce côté la porte de l’Égypte. Nul des guerriers ne l’accompagna, mais des petits marchands, des foulons, des vivandiers. Ils arrivèrent à leur poste, et, durant la nuit, une nuée de rats des champs se répandit sur leurs adversaires, dévorant leurs carquois, les cordes de leurs arcs, les poignées de leurs boucliers, de telle sorte que, le lendemain, les envahisseurs se croyant dépouillés de leurs armes, s’enfuirent, et qu’un grand nombre fut tué. On voit dans le temple de Phtah (à Memphis) la statue en pierre de ce roi, ayant un rat sur la main, avec cette inscription : Que celui qui me regarde soit pieux. La Bible semble dire formellement qu’après son désastre de 701, Sin-a’hê-irba ne revint plus jamais en Palestine. Divers fragments de textes cunéiformes sont pourtant de nature à faire penser qu’il y reparut dans les dernières années de son règne, postérieurement à 690 et qu’il vainquit alors les Arabes et les Édomites. C’est une question que nous discuterons dans le livre de cette histoire qui sera consacré aux annales de l’Assyrie. En tous cas, le monarque ninivite, à la suite de l’anéantissement de son armée parla peste à la frontière d’Égypte, laissa passer au moins dix ou douze ans sans tenter de rétablir son autorité sur la Syrie méridionale. Ce n’est pas, pourtant, que la perte d’une armée fût un coup assez rude pour amener, comme l’a prétendu Josèphe, la ruine de l’empire assyrien. En réalité, Sin-a’hê-irba répara promptement les suites de son échec et se montra bientôt de nouveau sur les champs de bataille, plus redoutable que jamais. Mais les guerres longues et sanglantes qu’il eut à soutenir du côté de l’orient et du nord ne lui permettaient pas de distraire une partie de ses forces pour l’envoyer en Syrie. L’Égypte put ainsi respirer quelque temps à l’abri des dangers extérieurs ; mais elle ne recouvra pas la paix intestine et l’unité. Tandis que les deux principales dynasties du nord, celles de Saïs et de Tanis, se disputaient la suprématie dans le Delta, la dynastie éthiopienne continuait à occuper Thèbes, mais sans gloire et sans force. Rien de plus effacé que le rôle de Schabatoka joua dans les événements de la guerre de Sin-a’hê-irba ; son nom n’y est même point prononcé ; il semble qu’il n’existe pas. Cependant, à quelques années de là, favorisé par des circonstances qui nous échappent, il réussit à faire momentanément reconnaître son pouvoir dans la presque totalité du pays, à se rendre du moins maître de Memphis, où l’on a découvert des monuments portant son nom. Mais ce ne fut pas pour longtemps. En 692, Taharqa, qui régnait depuis quatorze ans déjà à Napata, entreprit de joindre sur sa tête la couronne d’Égypte à celle d’Ethiopie. Appuyé sans doute par une portion des petits princes indigènes qui étaient las de la domination de Schabatoka et qui espéraient trouver profit à un changement de maître, il envahit le pays par Éléphantine et Syène. Le fils de Schabaka, ayant essayé de résister, fut vaincu, pris et mis à mort comme usurpateur. Le roi d’Éthiopie soumit en peu de temps toute l’Égypte à son sceptre, se rendit maître du Delta comme de la Thébaïde, réduisit tous les chefs locaux au rôle de gouverneurs dociles et réalisa l’unité de la contrée sous son pouvoir, telle qu’elle avait existé déjà du temps de Schabaka. Taharqa, pour consacrer sa victoire, appela près de lui du pays de Kousch sa mère Aqalou, fille de Routh-Amoun, à laquelle il devait ses droits à la couronne et à laquelle il décerna les titres de « grande régente, dame des deux pays, maîtresse de toutes les nations. » Le nom de l’Égypte figura à Napata, et jusque sur les murailles des temples de Thèbes, parmi les noms des peuples vaincus, à côté de ceux du To-tescher ou de la Syrie et de Kipkip ou de la Nubie. En effet, une fois maître assuré de la vallée du Nil toute entière, le monarque égyptien fut amené à tourner son attention vers la Palestine et à chercher à y substituer sa suprématie à celle de la monarchie assyrienne, dont l’abstention temporaire lui laissait le champ libre dans cette région. Si le roi Sin-a’hê-irba fit réellement une seconde expédition de Palestine et d’Arabie entre 690 et 681, elle ne l’amena pas à recouvrer d’une manière définitive la possession de ce pays, et ce fut une grande razzia plutôt qu’une conquête. Le roi d’Assyrie dut s’y heurter aux forces de Taharqa et celui-ci eut le droit de se considérer, quels qu’aient été les incidents de la lutte, comme en étant sorti vainqueur. Aussi, dans le bas-relief de Karnak où il place la Syrie au nombre des pays soumis par ses armes, s’est-il fait représenter frappant de sa masse d’armes un groupe de prisonniers assyriens, parfaitement reconnaissables à leur type et à leur costume. Dans un autre bas-relief, daté de son règne, on voit la déesse Ouas, personnification du nome de Thèbes, qui perce de ses flèches le symbole des pays étrangers, tandis qu’à côté de cette figure la représentation du fameux tamarix que la légende mythologique racontait avoir poussé miraculeusement à Gebal ou Byblos pour envelopper le cercueil d’Osiris, apporté par les flots de la mer, détermine la Phénicie comme le théâtre des conquêtes ainsi désignées emblématiquement. Une inscription de Médinet-Abou parle en termes généraux des conquêtes de Taharqa dans l’Asie et la Libye. Sur le piédestal d’une statue de lui-même, conservée au musée de Boulaq, ce roi se dit vainqueur des Schasou, c’est-à-dire des Bédouins, des Khéta ou de la Syrie du Nord d’Arattou (Arvad), de Qadi en Cilicie, d’Assour et du Naharina. Pendant plus de dix ans l’influence éthiopico-égyptienne régna à Yerouschalaïm, à la cour du roi Menasseh, et se traduisit comme à l’ordinaire en domination du parti aristocratique et militaire de Yehoudah, en persécution contre le parti des prophètes et de l’orthodoxie, qui prônait l’alliance de l’Assyrie contre celle de l’Égypte. A l’intérieur, les petites dynasties locales se maintenaient, mais réduites à un état d’étroit vasselage. Les sources grecques nous ont conservé la succession des princes de Saïs pendant cette période. Elles nous montrent Stéphinatês mourant en 681 et ayant pour successeur son fils Néchepsôs, dont la tradition classique fait un grand astronome et un grand magicien, s’il semble avoir été un médiocre prince, qui n’eut jamais l’idée de secouer le joug auquel il était soumis. En 674 il mourut à son tour et fut remplacé par son fils Néko Ier, que nous verrons, au contraire, jouer au rôle capital dans les événements où l’Assyrie et l’Ethiopie vont désormais se disputer la possession de l’Égypte, et qui fut le restaurateur de la grandeur de sa maison, le précurseur des succès de son fils Psaméthik, comme Ta-f-nekht l’avait été de ceux de Bok-en-ran-f. Taharqa, désigné par les Grecs sous le nom de Téarcon, avait laissé dans la tradition classique la renommée d’un grand conquérant. Mégasthène l’égalait à Sésostris et racontait qu’il avait porté ses armes dans le nord de l’Afrique jusqu’aux Colonnes d’Hercule, atteignant ainsi de ce côté aux limites de l’Europe. Il est impossible, dans l’état actuel, de discerner positivement ce qu’il y a ici de réalité et ce qu’il y a de légende. Mais en tous cas, à dater de 679 ou 678, il dut renoncer à la Syrie. Sin-a’hê-irba avait été assassiné en 681 par ses deux fils aînés ; mais son troisième fils, Asschour-a’h-iddin (le Asar-’haddon de la Bible), n’avait pas permis aux parricides de jouir du fruit de leur crime. Se mettant à la tête de l’armée, indignée du meurtre, il avait vaincu ses deux frères dans une grande bataille, à ‘Hanigalbi, localité située au milieu des montagnes de la frontière d’Arménie, les avait rejetés dans ce dernier pays et avait ceint après sa victoire la tiare royale d’Assyrie. Après avoir, l’année suivante, ramené à l’obéissance Babylone et la Chaldée, il se porta sur la Syrie pour la reconquérir. Le succès le plus complet couronna ses efforts. La prise de Çidôn amena la soumission des cités phéniciennes ; la capture de Menasseh, roi de Yehoudah, auquel le monarque assyrien fit grâce après l’avoir fait amener devant lui chargé de chaînes, celle de toute la Palestine. A dater de ce moment les rois de Çôr ou Tyr, de Gebal, d’Arvad, de Schamschimouroun, de Yehoudah, de ‘Ammon, de Moab, de Edom, de ‘Azah, de ‘Aqqaron, de Aschqelôn et de Aschdod furent inscrits parmi les tributaires de l’Assyrie, avec les douze rois de l’île de Cypre. Une garnison assyrienne fut même installée dans la ville de Arzou ou Iartsa, la Rhinocorura des Grecs, sur le Torrent d’Égypte, commandant la traversée du désert pour aller de Palestine en Égypte. Taharqa réussit cependant à mettre alors l’Égypte elle-même à l’abri de l’invasion. Sept années se passèrent encore. Maître inconstesté de l’Égypte depuis vingt ans, il pouvait considérer son pouvoir comme y étant définitivemeut établi et devait compter sur une fin de règne paisible. Mais l’âge ne lui avait pas donné le goût du repos. Voyant Asschour-a’h-iddin absorbé par de grandes guerres du côté de la Médie, il espéra pouvoir lui enlever de nouveau la Palestine et la Phénicie. Il noua donc des intrigues avec les princes de ces contrées, et, en 672, il parvint à décider Ba’al, roi de Çôr, à se mettre en insurrection ouverte contre l’Assyrien. Les fouilles de A. Mariette à Tanis ont fait découvrir une pierre portant la date de l’an 22 de Taharqa ; ce prince était donc encore maître de toute l’Égypte jusqu’à la frontière du nord-est, au commencement de 671 av. J.-C. Mais déjà son allié tyrien l’avait abandonné, à l’approche du roi d’Assyrie, et avait vu sa défection payée par la concession du territoire du Lebanon ou Liban, au nord, jusqu’à Gebal, ainsi que des villes de Dor et de ‘Accho (plus tard Ptolémaïs), au sud. Asschour-a’h-iddin, à la tête de toutes les forces de l’Assyrie, marchait directement sur l’Égypte. Parti de Apheq auprès de Yezre’el, il suivit la côte jusqu’à Ro-peh. C’est là qu’il arrêta définitivement le plan de son invasion. Ayant sans doute appris que Taharqa avait rassemblé ses troupes du côté de Ro-man ou Péluse et mis de ce côté la frontière d’Égypte dans un état formidable de défense, le roi d’Assyrie prit la résolution hardie de faire traverser à son armée le désert que les Hébreux appelaient désert de Schour, de manière à atteindre le fond du golfe Héroopolite et à déboucher sur les environs de Memphis, après avoir tourné lés forteresses de/la Basse-Égypte. Les Arabes du désert, avec lesquels un traité fui conclu, se chargèrent de fournir les chameaux et les outres nécessaires pour approvisionner d’eau l’armée. Ce n’était pas une petite affaire, et le passage d’une pareille quantité de troupes au travers d’une étendue aussi considérable de sables stériles prit quarante jours entiers, pendant lesquels les Assyriens souffrirent beaucoup de la fatigue et de la soif. Une tablette cunéiforme, malheureusement très mutilée, du Musée Britannique, donne l’analyse détaillée de celte audacieuse traversée du désert, parlant des animaux étranges, tels que serpents amphisbènes, qui sur différents points y frappèrent les regards des soldats du monarque ninivite. Le quarantième jour on atteignait la frontière du pays de Mâgan ou des montagnes de la péninsule du Sinaï, où l’on retrouvait des villes, des habitations sédentaires et des champs cultivés, et l’on s’y reposait clans l’abondance. De là, une nouvelle marche beaucoup moins pénible, de vingt jours, amenait enfin l’armée assyrienne à la ville d’Is’hout, sur la frontière d’Égypte. A peu de distance de Memphis, Taharqa, revenu en hâte de l’extrémité du Delta, présentait la bataille à Asschour-a’h-iddin. Il fut vaincu et son armée dispersée, de telle façon qu’il perdit du premier coup tout espoir de se maintenir en Égypte, et qu’il n’eut plus qu’à chercher un refuge au delà des cataractes. Vainement Memphis essaya de résister aux Assyriens. Elle fut emportée d’assaut et livrée au pillage : les statues des dieux et des déesses, l’or et l’argent des trésors des temples, tous les plus somptueux objets du matériel du culte, furent enlevés et transportés en Assyrie, où on les consacra comme trophées dans les sanctuaires. La femme et les concubines de Taharqa, ses enfants, les officiers de sa cour, qu’il n’avait pas eu le temps d’emmener dans sa retraite en Ethiopie, tombèrent vivants au pouvoir du vainqueur. Le sac de Memphis terrifia l’Égypte, et tout le pays, autrement dit, pour parler le langage des Assyriens, les trois contrées de Mouçour, le Delta oriental, de Melou’h’ha, le Delta occidental, et de Patourous (P-to-res) ; la Haute-Égypte, s’empressa de faire sa soumission. L’Égypte, de la mer à la première cataracte, fut organisée en province de la monarchie ninivite ; pour prévenir un retour offensif des Assyriens, on établit des garnisons assyriennes sur tous les points stratégiques. Puis, après avoir ainsi assuré sa nouvelle conquête, Asschour-a’h-iddin reprit la route de l’Assyrie. L’abaissement de l’Égypte, que tous ses prédécesseurs avaient préparé inconsciemment, se trouvait accompli, dit M. Maspero. Il avait rendu à Thèbes l’affront que Tahout-mès III et Amoun-hotpou II avaient infligé neuf siècles auparavant à Ninive. En rentrant dans ses Etats, il fit sculpter sur les rochers du Nahr-el-Kelb (près de Beyrout), et à côté des stèles triomphales de Râ-mes-sou II, une longue inscription où il racontait ses victoires et où il s’intitulait roi de Mouçour, de Palourous et de Kousch, d’Égypte, de Thébaïde et d’Éthiopie. Ailleurs il joint à son titre de roi d’Asschour, ceux de roi de ‘Hatti (la Syrie), de Mouçour et de Kousch. Le système des rois d’Assyrie, pour l’administration des pays conquis, consistait à les administrer par le moyen des roitelets ou des chefs indigènes, munis d’une nouvelle investiture du suzerain envers lequel ils étaient responsables de la conduite de leur peuple, astreints à l’obligation du tribut et du service militaire, enfin soumis à des gouverneurs assyriens dont les pouvoirs étaient analogues à ce que furent plus tard ceux des satrapes perses, de même qu’ils s’étendaient également à de vastes territoires, embrassant de nombreux petits royaumes. Plus que partout ailleurs, Asschour-a’h-iddin devait être amené à appliquer ce système en Égypte, car dans son invasion il avait rencontré la complicité des petits chefs locaux, fatigués de la rigueur avec laquelle Taharqa les tenait en bride, en particulier celle de Nékô, le prince de Saïs, qui avait adopté une politique de bascule entre les deux puissances de l’Assyrie et de l’Égypte, afin de les user l’une par l’autre et d’arriver ainsi à l’indépendance. Asschour-a’h-iddin établit donc en Égypte un gouverneur général ayant sous ses ordres des commandants militaires assyriens, chargés de surveiller le pays et de diriger les troupes d’occupation. Puis, au-dessous de ces fonctionnaires assyriens, pour administrer les affaires indigènes, il donna l’investiture à vingt chefs locaux, décorés du titre de roi. Parmi eux, le premier rang fut donné à Nékô de Saïs, qui reçut, en outre de sa principauté ordinaire, la ville de Memphis, à cette époque la véritable capitale de l’Égypte. Les documents assyriens nous ont conservé la liste de ces vingt roitelets égyptiens, vassaux du monarque ninivite. Nous reproduisons ici ce catalogue, capital pour l’histoire, en laissant aux noms d’hommes et de lieux leur forme assyrienne, mais en ajoutant entre parenthèses les formes égyptiennes correspondantes, toutes les fois qu’il est possible de les restituer. 1. Nikoû (Nékô), roi de Mempi (Man-nofri, Memphis) et de Saï (Saï, Saïs) ; 2. Scharrou-loudari[19], roi de Si’nou (Sîn des Hébreux, Ro-man, Peluse) ; 3. Pisan’hour (P-se-n-Hor), roi de Nat’hou (Ni-Adhou, le Natho oriental) ; 4. Paqrour (Paqrour), roi de Pisoupt (P-soupt, le nome Arabique) ; 5. Boukkounanni’pi (Bok-en-nifi), roi de ‘Hat’hirib (Ha-to-her-ab, Athribis) ; 6. Na’hke (?), roi de ‘Hininsi (Ha-hknen-sou, Héracléopolis) ; 7. Poutoubisti (Pet-si-Bast), roi de Ça’nou (Tsan, Tanis) ; 8. Ounamoun (Oun-Amoun), roi de.Nat’hu (Ni-Adhou, le Natho occidental, comprenant les marais de Bouto) ; 9. ‘Harsiyaesou (Har-se-Ise), roi de Tamnouti (Theb-noutri, Sébennytus) ; 10. Bouaima (Pi-maï ?), roi de Bindidi (Pa-Ba-neb-Dad, Mendès) ; 11. Sousinqou (Scheschonq), roi de Bousir (Pa-Ousir, Busiris) ; 12. Tabna’hti (Ta-f-nekht), roi de Pounoub (Pa-noub, ville du nome Prosopite) ; 13. Boukkounanni’pi (Bok-en-nifi), roi de A’imi (peut-être On, Héliopolis) ; 14. Ipti’harsesou (Pet-Har-se-Ise), roi de Piçatti’hourounpikou[20]. 15. Na’hti’hourouansini (Nakht-Hor-en-schennou), roi de Pisabdinouti (P-sap-noulrioui, Xe nome de la Haute-Égypte, dont la capitale était Teb-ti ou Aphroditopolis[21]) ; 16. Boukourninip (Bok-en-ran-f), roi de Pa’hnouti[22] ; 17. Çi’ha (Tsiho), roi de Siyaout (Saout, Lycopolis) ; 18. Lamentou (?), roi de Khimounou (Khmounou, un des noms d’Hermopolis) ; 19. Ispimatou (P-se-Mout ?), roi de Taini (Téni, Thinis) ; 20. Mantimean’he (Month-em-ha), roi de Nî’ (Nî-Amoun, et Nî par excellence, Thèbes). Ce dernier personnage est le seul de la liste dont nous possédions des inscriptions hiéroglyphiques. Elles se lisent à Karnak. Nous y voyons que Month-em-ha était le fils d’un grand prêtre d’Ammon, nommé Nes-Phtah, et qu’il portait lui-même le titre sacerdotal de second prophète d’Ammon. Il jouit pendant longtemps de la faveur de Taharqa, auprès duquel il remplit les plus hautes fonctions et qui finit par lui décerner le titre de chef des gouverneurs de nomes du To-res ou de la Haute-Égypte. L’invasion assyrienne le trouva donc dans la position d’une sorte de vice-roi de cette contrée ; elle l’y conserva, et il s’y maintint encore plus tard, car dans une de ses inscriptions il se vante d’avoir repoussé les ennemis de la Thébaïde et d’avoir réparé les murailles d’enceinte et les temples de Thèbes, évidemment après le sac par les Assyriens dont nous allons voir l’histoire. Jamais, du reste, sur les monuments qu’il a fait exécuter, Month-em-ha ne se pare du titre royal. Une dernière observation, dont nous aurons à tirer parti plus loin, doit être faite sur la liste des princes vassaux institués ou reconnus en Égypte par le roi d’Assyrie. C’est que douze de ces roitelets appartiennent au Delta, et huit seulement au pays au-dessus de Memphis. Plusieurs des villes de la Basse-Égypte furent officiellement dépouillées de leurs appellations indigènes, auxquelles on substitua des noms assyriens. Ainsi Saïs devint pour la chancellerie ninivite Kar-bel-matati, la forteresse du Seigneur des pays Memphis, Kar-Asschoura’hiddin, la forteresse d’Asschour-a’h-iddin ; Athribis, Limir-schakanakkou-Asschour, que le vicaire suprême du dieu Asschour y veille, enfin Tanis Kar-Asschour, la forteresse du dieu Asschour. Les Assyriens agissaient fréquemment de cette manière dans les pays vaincus, et c’est ainsi que dans les récits officiels de leurs campagnes on est de temps à autre surpris de rencontrer des noms de villes assyriens dans des pays où l’on parlait des idiomes absolument différents. Ce sont des appellations imposées au cours de campagnes antérieures. Les Assyriens ne demeurèrent pas beaucoup plus de deux ans paisibles possesseurs de l’Égypte. Taharqa, retiré en Ethiopie, guettait la première occasion propice pour un retour offensif et rassemblait activement des troupes pour une nouvelle guerre. En 669, Asschour-a’h-iddin tomba gravement malade et ses mains affaiblies cessèrent de tenir avec assez de fermeté les rênes de l’empire. Il en résulta partout un relâchement de la machine administrative qui laissa le champ libre aux agitations et aux révoltes. Taharqa mit aussitôt les circonstances à profit pour reconquérir l’Égypte. Thèbes l’accueillit avec enthousiasme comme un défenseur de la cause d’Ammon, et les prêtres, très hostiles aux Assyriens, lui ouvrirent les portes de Memphis, malgré les efforts de Néko et de la garnison assyrienne pour défendre la ville. Poursuivant le cours de ses succès, le roi d’Ethiopie attaqua les dynastes du Delta et les Assyriens, sur lesquels ils s’appuyaient, les chassa de la plupart des villes et les rejeta, avec leurs partisans, dans les cantons entrecoupés de canaux du voisinage de Saïs, où ils se maintinrent péniblement. En présence des dangers que courait l’empire, Asschour-a’h-iddin, se sentant incapable de continuer à diriger le gouvernement, prit la résolution d’abdiquer en faveur de son fils Asschour-bani-abal, en se réservant seulement la souveraineté de Babylone, où il mourut au bout de peu de mois. Le premier soin du nouveau roi d’Assyrie fut de réunir une armée et de marcher sur l’Égypte. Il nous a laissé le récit détaillé de ses expéditions dans ce pays sur les prismes de terre cuite que possède le Musée Britannique. Au printemps de 667, Asschour-bani-abal prit sa marche parle littoral de la Phénicie et de la Palestine, recevant sur sa route l’hommage des différents rois de ces contrées, et de ceux de l’île de Cypre. Il pénétra dans le Delta par le côté de Péluse et parvint, sans avoir rencontré de résistance sérieuse, jusqu’à Karbana ou Karbanit, sur la branche centrale du Nil. Tabarqa se trouvait alors à Memphis, où il venait d’introniser solennellement un nouvel Hapi ; il dirigea son armée vers le nord et une grande bataille fut livrée en avant de Karbana. Les Éthiopiens furent défaits avec des pertes énormes. Quand Taharqa reçut la nouvelle delà défaite de ses troupes, il renonça à toute idée de résistance dans Memphis et s’enfuit au plus vite à Thèbes, où il espérait trouver un appui plus solide dans la population. Les rois, qui s’étaient retirés du côté de Saïs, vinrent trouver Asschour-bani-abal et lui rendre hommage. Il fit avec eux une entrée triomphale à Memphis, puis se dirigea sans perdre de temps sur la Haute-Égypte. Il remonta en personne jusqu’à Thèbes, où Taharqa n’osa pas l’attendre. Le monarque éthiopien s’étant retiré au delà des cataractes, toute l’Égypte fut de nouveau en la possession des Assyriens. Asschour-bani-abal, ayant rétabli dans le pays l’organisation créée par son père Asschour-a’h-iddin, réinstallé les vingt rois vassaux dans leurs villes et laissé de nouvelles garnisons dans les forteresses, retourna en Assyrie. Mais à peine était-il parti que les dynastes égyptiens, qui ne trouvaient aucun avantage réel à avoir échangé la domination éthiopienne pour la domination assyrienne, et à qui le roi de Napata, quoique vaincu, paraissait plus redoutable encore par son voisinage que le monarque ninivite, ourdirent une conspiration pour rappeler Taharqa, sous la condition qu’il les maintînt cette fois dans leur pouvoir. Les chefs en étaient Nékô de Saïs, Scharrou-Iou-dari de Tanis et Paqrour de Pa-soupti. Le complot ayant été découvert par les commandants militaires assyriens, ils furent arrêtés, chargés de chaînes et envoyés à Ninive. Les troupes assyriennes saccagèrent pour l’exemple les villes de Saïs, de Mendès et de Tanis, qui s’étaient révoltées. Mais elles ne réussirent pas à arrêter la marche de Taharqa, lequel reprit successivement Thèbes et Memphis, puis tourna ses armes contre le Delta et en expulsa en grande partie les étrangers et leurs partisans. Cependant les trois chefs emmenés prisonniers à Ninive, avaient protesté de leur repentir devant le roi d’Assyrie. Asschour-bani-abal jugea politique d’user de clémence envers eux, pour s’en faire des auxiliaires contre l’Éthiopien. Il leur fit donc grâce à tous trois et leur rendit leurs couronnes. Conduit en pompe devant le monarque, Nékô fut revêtu d’un habit d’honneur et des insignes de la royauté ; on lui fit ceindre un glaive à poignée d’or et on lui donna un char de parade avec des chevaux et des mulets. Par cette cérémonie, son suzerain l’investit d’un pouvoir supérieur sur tous les autres princes d’Égypte, réalisant ainsi presque complètement le rêve de son ambition, et son fils Psaméthik, affublé du nom assyrien de Nabou-schezibanui (ô Nabou, sauve-moi !), reçut la souveraineté de la ville de Ha-to-her-ab ou Athribis. Nékô et ses compagnons furent renvoyés alors en Égypte avec une armée assyrienne, qui reprit sans combat possession du Delta et de Memphis. Elle ne semble plus avoir trouvé Taharqa dans le pays. Le vieux roi, sur l’avertissement d’un songe, s’était retiré en Ethiopie et venait d’y mourir (666) ; il avait régné vingt-six ans en Égypte et plus de quarante-cinq à Napata. Un beau-fils de Taharqa, enfant d’un premier lit de sa femme la reine Amon-ti-kaha-t, laquelle semble avoir été la veuve de Schabaka, fut élu à sa place et lui succéda sur le double trône de Thèbes et de Napata. Les documents assyriens lui donnent le nom de Ourdamanê, dont la forme originale paraît avoir été Routh-Amon. Rempli de l’ardeur de la jeunesse, il entreprit d’expulser les Assyriens. Et en effet il réussit d’abord à gagner sur eux une grande bataille, à prendre Memphis, à en faire la garnison prisonnière et même à se rendre maître du Delta. Nékô, pris dans Memphis, fut mis à mort’, son fils Psaméthik parvint à se réfugier en Syrie. Mais Asschour-bani-abal, ayant été informé du désastre de son armée d’Égypte, entreprit une nouvelle expédition vers ce pays, à la possession duquel les monarques assyriens attachaient désormais le plus haut prix, car elle leur paraissait la garantie la plus solide de leur domination en Syrie. Il était cette fois résolu d’en finir avec les velléités d’indépendance de l’Égypte et les prétentions de conquête de l’Ethiopie ; aussi les forces qu’il amenait avec lui dépassaient-elles celles qu’il avait déployées dans les précédentes guerres. De même que lors de l’expédition d’Asschour-a’h-iddin, le roi des Arabes fournit à l’armée assyrienne, comme vassal, des chameaux qui portèrent son approvisionnement d’eau à travers le désert. Routh-Amon, battu à l’entrée du Delta, évacua Memphis et se retira sur Thèbes, où il essaya d’organiser la défense. Les dynastes du Delta se hâtèrent de se soumettre de nouveau à l’Assyrien. Celui-ci voulut alors aller chercher le roi d’Ethiopie dans la Thébaïde et l’en chasser. Après quarante jours de marche, il parvint devant Thèbes, ou NI’, comme disaient les Assyriens. Routh-Amon quitta encore la ville, bien qu’il eût élevé en hâte des fortifications pour la couvrir, et il ne se crut en sûreté qu’à Kipkip en Nubie. La cité d’Ammon fut livrée au pillage par les Assyriens, et sa dévastation fut telle qu’elle ne s’en releva jamais. La population, hommes et femmes, fut emmenée en esclavage. L’or, l’argent, les métaux, les pierres précieuses, les riches étoffes des trésors des palais et des temples, furent transportés comme butin en Assyrie. On enleva en trophées et l’on conduisit jusqu’à Ninive deux obélisques, arrachés à la porte d’un temple. L’Égypte fut encore une fois reconstituée à l’assyrienne et les vingt rois locaux entre lesquels on l’avait partagée reçurent une troisième investiture du vainqueur. Psaméthik hérita à Saïs de la principauté de son père, mais sans recevoir Memphis ni reprendre le rang supérieur que Nékô avait occupé. Ce fut Paqrour, le prince de Pa-soupti, qui devint le chef de la ligue des petits rois vassaux de l’Assyrie. Ses états propres embrassaient le VIIIe et le XXe nome de la Basse-Égypte, avec les villes de Pa-Atoum (Patumos), An ou Ha-Râmessou (Héroopolis) et Qosem (Phacusa), et c’est là qu’il bâtit, pour y faire sa résidence, au lieu appelé antérieurement Thokou, une cité nouvelle, qui du temps des Grecs portait encore le nom de Phagroriopolis, traduction de l’égyptien Pa-Paqrour ou Ha-Paqrour. Routh-Amon ne reparut plus hors de l’Ethiopie où il s’était réfugié ; il ne survécut, d’ailleurs, que peu de mois à sa défaite. Pour quelques années, l’Égypte fut la docile vassale de l’Assyrie, la Basse-Égypte du moins, car nous verrons que la Thébaïde revint bien vite, et pour un certain temps encore, aux mains des Ethiopiens. § 4. — LA DODÉCARCHIE ET LES ROIS SAÏTES. (665-523). Après avoir raconté la fin de la dynastie éthiopienne, Diodore de Sicile dit : « II y eut ensuite en Égypte une- anarchie qui dura deux ans, pendant lesquels le peuple se livrait aux désordres et aux guerres intestines. Enfin douze des principaux chefs tramèrent une conspiration. Ils se réunirent à Memphis, et s’étant engagés par des serments réciproques, ils se proclamèrent rois... Mais au bout de quinze ans le pouvoir échut à un seul. » Le principal événement de la période d’anarchie mal réprimée par les garnisons assyriennes du Delta, qui suivit l’expulsion de Routh-Amon et de ses Éthiopiens, nous est raconté dans l’inscription d’une stèle découverte à Napala par A. Mariette. Elle est connue dans la science sous le nom de Stèle du songe, à cause du songe royal par lequel débute son récit historique. Le trône d’Ethiopie étant venu à vaquer, sans doute par la mort de Routh-Amon[23], un des personnages qui pouvaient y prétendre, Naouat Méri-Amon eut une vision qui lui promit que son front serait orné du double uræus royal d’Éthiopie et d’Égypte. Aussitôt il se rendit à Napata et y fut proclamé par l’oracle d’Ammon et par les prêtres. Immédiatement après avoir été intronisé comme roi de Kousch, Naouat Méri-Amon rassembla des troupes et se mit en marche pour aller conquérir l’Égypte, qui à ce moment se trouvait sans roi et dont son rêve lui avait annoncé qu’il serait aussi souverain. L’inscription de sa stèle nous le montre entrant en Égypte par Abou (Éléphantine), où il fait des offrandes aux dieux de la Cataracte. Puis il arrive à Thèbes, où il fait son entrée, sans avoir rencontré de résistance effective sur la route, mais trouvant la population peu disposée en sa faveur. Cependant le zèle qu’il déploie pour le culte d’Ammon lui ramène bientôt les esprits. Les sentiments hostiles qui remplissaient leurs cœurs, dit formellement le texte, firent place à des sentiments de joie. Après être resté quelque temps à Thèbes, Naouat Méri-Amon se dirigea en naviguant vers les pays du nord. Un peu en avant de Memphis, des ennemis que l’inscription ne désigne que par les mots les fils de l’inimitié, sortent à sa rencontre et viennent lui présenter le combat. Il paraît que ces ennemis étaient considérés comme des impies, ce qui serait de nature à faire supposer que les garnisons assyriennes de la Basse-Égypte en faisaient partie, car deux lignes plus haut, quand le roi part de Thèbes, le texte de la stèle lui fait dire par la population : Va, pour relever les temples qui tombent en ruines, pour rétablir les éperviers divins et leurs emblèmes, pour faire des offrandes divines aux dieux et aux déesses et des offrandes funéraires aux mânes, pour remettre le prêtre en sa place, pour accomplir toutes les cérémonies en l’honneur du cycle divin. Quoiqu’il en soit, une bataille est livrée contre eux, et ils sont vaincus. Le roi en fait un si grand carnage qu’on ne connaît pas le nombre de ceux qui périssent. Il s’empare alors de Memphis, y fait ses dévotions aux dieux et ordonne d’ajouter de nouvelles constructions au grand temple de Phtah dans son enceinte du sud. Maître de Memphis, Naouat Méri-Amon s’embarque de nouveau, avec ses troupes pour combattre les chefs des pays du nord. Ceux-ci paraissent, d’après le texte de la stèle, être différents des fils de l’inimitié d’abord combattus par le roi. Ce ne sont plus des impies et des étrangers, mais des Égyptiens ; car l’inscription n’en parle désormais que dans des termes honorables et ne leur applique aucune épithète aussi méprisante. Sa Majesté vint jusqu’au pied de leurs enceintes fortifiées, pour combattre avec eux jusque dans leurs retraites. Le roi resta nombre de jours en leur présence, mais il n’en sortit pas un pour livrer bataille à Sa Majesté. Le roi éthiopien se décide alors à rentrer à Memphis, et tandis qu’il y prépare une nouvelle expédition contre le Delta, on lui annonce que les chefs du pays du nord demandent à être admis devant lui pour faire leur soumission. Ils avaient compris que Naouat Méri-Amon ne cherchait à faire qu’une, de ces grandes razzias qui, pour les empires orientaux, sont bien souvent toute la guerre, et qu’avec un tribut une fois payé ils obtiendraient facilement sa retraite, d’autant plus qu’ils allaient lui offrir l’occasion de sortir avec honneur d’une situation qui tendait à devenir sans issue. La stèle raconte longuement l’entrevue, où Paqrour, chef du nome de Pa-Soupti, porte la parole au nom de ses collègues, comme le premier parmi eux. Les chefs égyptiens offrent un tribut au monarque de Kousch, qui reconnaît officiellement leur pouvoir et déclare leur accorder la paix. Après un repas solennel à Memphis, dans le palais royal, ils retournent chacun vers sa ville et Naouat Méri-Amon se rembarque aussi pour rentrer à Napata, où il fait élever la stèle commémorative de ces événements. Il donne alors à ses deux sœurs, Kerbeta et Kerarbi, qui sont représentées avec lui sur le monument, les titres de régente de Nubie et régente d’Égypte, comme Schabaka avait donné à sa sœur, Amon-iri-ti-s le titre de régente de Thébaïde. C’est toujours la même importance accordée par les princes éthiopiens aux femmes de leur famille. Naouat Méri-Amon, à la suite de son expédition, conserva quelque temps la ville de Thèbes, où l’on a trouvé un monument de la troisième année de son règne. Mais dans la Basse-Égypte, son autorité -nominale rie dura que le temps de son séjour à Memphis. En réalité le pays dépendait toujours de l’empire assyrien, qui y maintenait des gouverneurs et des garnisons. Aussi lorsque, vers 655, Asschour-bani-abal eut dompté la révolte de la ville de Karbat, située dans les montagnes à l’est du Tigre, sur la frontière entre l’Assyrie et le pays de ‘Elam, et en déporta la population entière, c’est dans la Basse-Égypte qu’il l’établit. L’observation que nous avons faite plus haut sur la liste des tributaires égyptiens de l’Assyrie, dont douze appartiennent à la Basse-Égypte, suffit à faire bien comprendre ce que fut en réalité la Dodéoarchie, dont les écrivains grecs placent l’établissement vers cette époque. L’Égypte, disent-ils, fut partagée entre douze rois égaux et confédérés, chacun souverain dans sa ville et administrant ensemble les affaires communes. Il faut entendre ici le terme d’Égypte, en le restreignant au pays inférieur et à une portion de l’Égypte moyenne, car on nous dit formellement que le Fayoum d’aujourd’hui appartenait par indivis aux Dodécarques. Ceux-ci sont sûrement les douze chefs dont nous venons de constater l’existence dans cette région et qui reconnaissaient la suzeraineté de l’Assyrie, tandis que la Haute-Égypte était directement aux mains des Éthiopiens. La bonne intelligence entre les douze rois dura, prétend-on, quinze ans. Au rapport d’Hérodote, un oracle avait prédit que l’Égypte entière finirait par appartenir à celui d’entre eux qui ferait des libations à Phtah avec un vase d’airain. Un jour que les Dodécarques offraient un sacrifice, commun, le grand prêtre leur présenta des coupes d’or dont ils avaient coutume de se servir. Mais s’étant trompé sur le nombre, il n’en apporta que onze pour les douze rois. Alors Psaméthik de Saïs, dont l’ambition dévorante et rusée avait peut-être préparé d’avance cette petite scène pour faire de lui même l’homme désigné par l’oracle, voyant qu’il n’avait point de coupe comme les autres, prit son casque, qui était d’airain, et s’en servit pour les libations. Un prompt exil dans les marais du Delta fut la conséquence de cette action, dont les autres rois s’étaient aperçus. Quant à Psaméthik, résolu de se venger de l’outrage qui lui était fait, il envoya à son tour consulter l’oracle. Cette fois il lui fut répondu qu’il serait vengé par des hommes de bronze sortis de la mer. Peu de temps après, des pirates ioniens ou cariens, qui avaient fait naufrage sur la côte, descendirent à terre revêtus de leurs armures. Un Égyptien courut en porter la nouvelle à Psaméthik dans les marais/ et comme jusqu’alors cet Égyptien n’avait pas vu d’hommes armés de la sorte, il lui dit que des hommes de bronze sortis de la mer pillaient les campagnes. Le prince de Saïs, comprenant par ce discours que l’oracle était accompli, fît alliance avec les Grecs et les Cariens, et les engagea par dé grandes promesses à prendre son parti. C’est avec leur aide qu’il détrôna ses anciens collègues, devenus ses rivaux. Il faut écarter tout le merveilleux de ce récit ; mais le fond en est certainement historique et exact. Psaméthik de Saïs, placé à un rang secondaire parmi les douze chefs qui se partageaient la Basse-Égypte, avait repris les projets de domination, traditionnels dans sa famille. Vaincu une première fois par la coalition des autres princes, et réfugié dans l’asile inaccessible des marais du P-to-n-Ouats ou pays de Bouto, autrement dit le Nî-Adhou occidental, il enrôla sous ses drapeaux des bandes de mercenaires ioniens et cariens qui étaient venus chercher aventure aux bouches du Nil. Ce secours inespéré lui permit de reprendre la campagne. Une grande bataille livrée sous Momemphis (ville du IIIe nome de la Basse-Égypte, dont on ignore le nom égyptien original ; décida du sort de l’Égypte. Un oracle avait recommandé, raconte Polyen, à l’un des rivaux de Psaméthik, nommé Temnethês (évidemment Ta-f-nekht de Pa-noub), de se méfier des coqs. Et en effet les Grecs et les Cariens, dont les casques étaient surmontés de larges aigrettes rappelant la crête de cet animal, mirent en pleine déroute les Égyptiens et les Maschouasch des Dodécarques, auxquels semblable ornement était inconnu. Psaméthik vainqueur fit descendre du trône ceux qui avaient été ses collègues ; il ne toléra plus en Égypte d’autre pouvoir que le sien. Poursuivant le cours de ses succès, il expulsa les Ethiopiens de la Thébaïde et rendit au pays de Kémi-t, avec l’unité, la totalité de son ancien territoire, de la Méditerranée à la première cataracte. Pour se concilier les nombreux partisans que les princes éthiopiens comptaient toujours dans la Haute-Égypte, Psaméthik épousa la princesse Schap-en-Ape-t, fille d’Amon-iri-ti-s et de Pi-ânkhi II, qui vivait à Thèbes, environnée d’un grand respect et considérée comme possédant les droits les plus incontestables à la couronne. Elle n’était plus jeune et devait avoir au moins le même âge que le nouveau roi. Mais en l’épousant l’heureux aventurier, qui était parvenu à se rendre maître de toute l’Égypte, assurait à son pouvoir la légitimité qui lui manquait encore. Réunissant désormais sur sa tête les droits de la XXIVe et de la XXVe dynasties, ceux des Saïtes et ceux des Éthiopiens, il devenait le seul roi légal, et aucune compétition ne pouvait plus invoquer de titres sérieux contre les siens. Après plus d’un siècle d’efforts et de vicissitudes, l’objet de l’ambition des Ta-f-nekht et des Bok-en-ran-f était réalisé par leur descendant. Il est encore difficile de préciser l’année où l’Égypte toute entière se trouva réellement rassemblée sous le sceptre de Psaméthik, devenu roi unique et entièrement indépendant. 11 fait partir sur ses monuments le compte officiel de ses années de la mort de Taharqa, en 666. Mais les Grecs assignent quinze ans de durée à la Dodécarchie, ce qui placerait l’avènement de Psaméthik à la monarchie en 651, ou en 649, si l’on tient compte des deux années d’anarchie qu’ils enregistrent également après la chute de la domination éthiopienne. Et ceci s’accorde fort bien avec les données des annales officielles de l’Assyrie, inscrites sur les prismes de terre cuite du roi Asschour-bani-abal. Nous y voyons, en effet, que le roi de Melou’h’ha, c’est-à-dire du pays de Saïs, toujours vassal de la couronne ninivite, s’associa comme les Arabes au complot tramé contre le monarque d’Assyrie par son frère Samoul-schoum-oukin, roi vassal de Babylone, lequel se mit en révolte ouverte en 648. Nous y lisons aussi que ce fut dans celte année même qu’Asschour-bani-abal apprit que Pisamilki (Psaméthik), aidé par des secours de Gougou, roi de Louddi, c’est-à-dire, comme disaient les Grecs, de Gygôs, roi de Lydie (il s’agit bien évidemment ici des levées de mercenaires de l’Asie Mineure), s’était proclamé seul roi d’Égypte et avait répudié le vasselage assyrien. Trop occupé de la rébellion de son frère, soutenue par les ‘Elamites et les Arabes, pour intervenir de nouveau dans les affaires de pays aussi lointains, Asschour-bani-abal remit aux dieux le soin de châtier l’Égypte et la Lydie, et n’entreprit plus de nouvelles expéditions contre la vallée du Nil. Psaméthik, en se rendant maître de l’Égypte, inaugura la XXVIe dynastie, Saïte. Ce fut, dit M. Maspero, la dernière des grandes dynasties nationales. Elle trouva l’Égypte dans un état déplorable de misère et d’abandon. Toutes les grandes villes avaient plus ou moins souffert : Memphis avait été assiégée et pillée à plusieurs reprises, Thèbes saccagée et brûlée par les Assyriens : de Syène à Tanis il n’y avait pas une bourgade qui n’eût été maltraitée par l’une ou l’autre des invasions. Les canaux et les routes, réparés sous Schabaka, avaient été négligés depuis sa défaite ; les campagnes avaient été dévastées et la population décimée périodiquement. Des ruines de la vieille Égypte, Psaméthik fit sortir une Égypte nouvelle. Il rétablit les canaux et les routes, rendit la tranquillité aux campagnes, favorisa le développement de la population. Ses soins se portèrent sur les travaux nécessaires à l’achèvement et à la restauration des édifices sacrés. A Memphis, il construisit les propylées du temple de Phtah à l’orient et au midi, et bâtit la grande cour où l’on nourrissait le bœuf Apis. A Thèbes, il fit relever les parties du temple de Karnak détruites pendant l’invasion assyrienne. La vallée du Nil devint comme un vaste atelier, où l’on travailla avec une activité sans égale. Les arts, .encouragés par le roi lui-même et par les hauts fonctionnaires, ne tardèrent pas à refleurir. La peinture et la gravure des hiéroglyphes prirent une finesse admirable ; les belles statues et les bas-reliefs se multiplièrent de toutes parts. L’art saïte est caractérisé par une élégance un peu sèche, par une grande entente du détail, par une habileté merveilleuse dans l’art d’assouplir les matières les plus rebelles au ciseau. Les proportions du corps s’amincissent et s’allongent ; les membres sont rendus avec plus de souplesse et de vérité. Ce n’est plus le style large et quelque peu réaliste des époques memphites ; ce n’est pas le style grandiose et souvent rude des monuments de Râ-mes-sou II : c’est un art doux et pur, plein de finesse et de chasteté. Ce ne fut pas seulement dans les arts que l’avènement de la XXVIe dynastie marqua une véritable renaissance : la politique extérieure redevint ce qu’elle avait été au temps des grands rois, large et intelligente. L’Égypte n’était plus, comme autrefois, entourée de petits États ; au sud et au nord-est, elle touchait à deux grands empires conquérants, l’Ethiopie et l’Assyrie ; même à l’ouest, la fondation de Cyrène par les Grecs (entre 648 et 625 avant J.-C), venait de donner quelque consistance aux populations flottantes de la Libye. Il s’agissait avant tout de mettre en état de défense les points vulnérables du pays, les débouchés de la route de Syrie à l’est, les environs du lac Maréotis à l’ouest, et au sud ceux de la première cataracte. Contre les Assyriens il fortifia Daphnæ (Thaben), près de l’ancienne forteresse de Tsar. De fortes garnisons, établies près d’Abou (Éléphantine) et de Pa-marî-t (Maréa), mirent la Thébaïde et les régions occidentales du Delta à l’abri des Éthiopiens et des Libyens. La défense du pays ainsi assurée. Psaméthik passa à l’offensive extérieure. On ignore s’il fit en Nubie quelque tentative pour étendre les frontières de l’Égypte aux dépens de l’empire de Kousch. En Palestine, les expéditions ne furent pas poussées bien loin. Psaméthik borna sagement ses entreprises à la conquête du pays des Pelischtim. Hérodote raconte qu’il consuma vingt-neuf ans au siège de Aschdod, dont il finit par s’emparer. Comme on l’a justement remarqué, c’est là une de ces exagérations dont sont prodigues les historiens grecs. Peut-être les interprètes d’Hérodote lui dirent-ils que la prise de Aschdod tombait en l’an 29 de Psaméthik, soit en 627. Si cette hypothèse pouvait être tenue pour vraisemblable, la guerre de Syrie aurait eu lieu dans le temps où les Assyriens, serrés de près par les Mèdes, ne pouvaient déjà plus protéger ceux de leurs sujets qui se trouvaient à l’extrême occident de l’Empire[24]. Quelques années après, vers 624, les Scythes, qui parcouraient alors l’Asie antérieure dans leurs chevauchées endiablées, en y portant la dévastation et en répandant la terreur sur leur passage, vinrent piller Aschqelôn et menacèrent l’Égypte. Psaméthik acheta leur retraite à prix d’or et sauvegarda ainsi, par des sacrifices financiers et par une humiliation d’amour-propre, son peuple, qu’à ce moment les circonstances ne lui permettaient pas de défendre efficacement par la force des armes. C’était, en effet, le moment où une désertion inattendue venait de priver brusquement le pays de la majeure partie de ses défenseurs exercés. A l’imitation des grands pharaons d’autrefois, Psaméthik avait essayé d’attirer les étrangers en Égypte. A côté des populations sémitiques du Delta, fortement accrues par des émigrations juives et syriennes à la suite des grandes conquêtes des rois d’Assyrie, il voulut établir des colonies de race différente qui servissent à les tenir en bride. Il concéda des terres, le long de la branche pélusiaque du Nil, aux Cariens et aux Ioniens, dont les services lui avaient été si utiles. Des colons milésiens, encouragés par cet exemple, vinrent aborder avec trente navires à l’entrée de la bouche Bolbiline, et y fondèrent un comptoir fortifié, qu’ils nommèrent le Mur des Milésiens. D’autres bandes d’émigrants vinrent successivement renforcer ces premiers établissements. Le roi leur confia des enfants du pays pour apprendre parfaitement la langue grecque et leur servir d’interprètes. L’histoire ne dit pas si les Grecs confièrent à leurs hôtes des enfants pour apprendre la langue égyptienne ; mais le fait en lui-même est peu probable. Les Grecs ont toujours montré peu de goût pour, l’étude des langues étrangères. Le nombre des interprètes s’accrut rapidement, à mesure que les relations de commerce et d’amitié devinrent plus fréquentes ; ils finirent par former dans les villes du Delta une véritable classe, dont la fonction unique était de servir d’intermédiaire entre lès deux peuples. En mettant ses sujets en contact avec une nation active, industrieuse, entreprenante, pleine de sève et de jeunesse, Psaméthik espérait sans doute se faire bien venir d’eux. Il se trompait : l’Égypte avait trop souffert depuis deux siècles des étrangers de toute nature pour être disposée à les bien accueillir sur son territoire, même quand ils se présentaient comme alliés... Les Grecs, frappés d’étonnement à la vue de cette civilisation si grande encore et si imposante dans sa décadence, s’énamourèrent de l’Égypte : ils voulurent rattacher à ses dieux les origines de leurs dieux, à ses races royales la généalogie de leurs familles héroïques. Mille légendes se formèrent dans les marines du Delta sur le roi Danaos et sur son exil en Grèce après une révolte contre son frère Armais, sur les migrations de Cécrops et sur l’identité d’Athênê avec la Nit de Saïs, sur la lutte d’Héraclès contre le tyran Busiris, sur le séjour d’Hélène et de Ménélas à la cour du roi Protée. L’Égypte devint une école où les grands hommes de la Grèce, Solon, Pythagore, Eudoxe, Platon, allèrent étudier les principes de la sagesse et des sciences. En retour de tant de respect, elle ne rendit aux Grecs que méfiance et mépris. Le Grec fut pour l’Égyptien de vieille race un être impur à côté duquel on ne pouvait vivre sans se souiller. Les gens des hautes classes le traitaient comme un enfant sans passé et sans expérience, dont les ancêtres n’étaient que des barbares quelques siècles auparavant. Sourde au début, l’hostilité des indigènes contre les étrangers en vint bientôt à se manifester, ouvertement. Psaméthik avait comblé de faveurs les Ioniens et les Cariens qui avaient aidé à le faire roi ; il en avait fait sa garde du corps et leur avait confié le poste d’honneur à l’aile droite de l’armée ; au titre de garde du corps était attachée une haute paye considérable. Quand les Maschouasch et les troupes indigènes se virent enlever par les nouveaux venus les avantages qui leur avaient été réservés jusqu’alors, ils commencèrent a murmurer. Une circonstance fâcheuse mit le comble à leur mécontentement. Les garnisons établies à Thaben, à Pa-marî-t et dans l’île d’Abou, ne furent pas relevées une seule fois dans l’espace de trois ans. Les soldats résolurent d’en finir, et comme une tentative de révolte leur parut présenter peu de chances de succès, ils prirent le parti de s’exiler. Deux cent quarante mille d’entre eux s’assemblèrent avec armes et bagages et se mirent en route pour l’Ethiopie. Psaméthik, averti trop tard de leur projet, se lança à leur poursuite avec une poignée de monde, les atteignit et les supplia de ne pas abandonner les dieux de leur pays, leurs femmes et leurs enfants. L’un d’eux lui répondit avec un geste brutal que partout où ils iraient ils seraient sûrs de se procurer des enfants et des femmes. Le roi de Napata accueillit avec joie ce renfort imprévu : il les prit à son service et leur accorda la permission de conquérir pour son compte un territoire occupé par ses ennemis. Ils s’établirent dans la presqu’île que forment, à partir de leur réunion, le Bahr-el-Azraq et le Bahr-el-Abyad, et y formèrent un peuple considérable. En souvenir de l’insulte qui leur avait été faite, ils s’appelèrent eux-mêmes les Asmakh, les gens à la gauche du roi. Les voyageurs grecs leur donnèrent tour à tour les noms d’Automoles et de Sembrites, qu’ils conservèrent jusque vers les premiers siècles de notre ère[25]. Psaméthik, à la suite de cet événement, resserra d’une manière encore plus intime ses liens avec les étrangers, qui seuls pouvaient lui fournir les moyens de combler le vide d’une pareille émigration. Et pour s’assurer du moins l’alliance de la caste sacerdotale, il prodigua ses largesses aux temples des dieux. Il semble aussi qu’à son époque, et probablement sous ses auspices, on ait procédé à une révision d’une partie au moins des écritures sacrées, spécialement du fameux Livre des Morts. Il est incontestable, du reste, que la désertion en masse de la majorité des indigènes exercés au métier militaire et enrégimentés dans les cadres permanents de l’armée, porta un coup cruel aux ambitions de Psaméthik et l’obligea de renoncer à ses projets de grandeur extérieure. Il vit, sans pouvoir en profiter, l’écroulement subit de l’édifice de la puissance assyrienne après la mort d’Asschour-bani-abal ; et il dut laisser, sans être en mesure d’y apporter d’obstacle, le Babylonien Nabou-abal-ouçour (Nabopolassar), prendre paisiblement possession de la Syrie, qui échappait au monarque ninivite. Après avoir consacré la majeure partie de son règne à rendre au pays la paix et l’indépendance, il occupa ses dernières années à lui reconstituer une armée nationale et à lui faire une flotte. Il mourut en 611 et fut enterré à Saïs. Il eut pour successeur son fils, nommé Nékô comme son grand-père, lequel ne monta sur le trône que dans un âge avancé. Nékô II fut, du reste, un roi d’une haute valeur. Il acheva d’organiser l’armée nouvelle, dont la création était due à son père, et surtout il s’occupa de doter l’Égypte d’une marine militaire qui lui permît de dominer à la fois sur la Mer Rouge et sur la partie orientale de la Méditerranée. Des ingénieurs grecs lui construisirent des chantiers dans ses ports et remplacèrent par une flotte de trières le vieux matériel, devenu tout à fait insuffisant. Pour monter sa nouvelle marine, Nékô attira en Égypte des matelots et des pilotes phéniciens, car les Égyptiens de vieille race se montraient tout à fait impropres à un autre métier de navigation que celui de la batellerie du fleuve, à laquelle ils étaient habitués. Le pharaon, du reste, se montrait aussi préoccupé du développement de la marine marchande que de celui de la marine de guerre. Un de ses grands soucis était d’étendre le commerce extérieur de l’Égypte, et, tout en y attirant les vaisseaux étrangers, de la mettre elle-même en état de faire sur ses propres vaisseaux une partie de ses importations et de ses exportations. C’est dans ce double intérêt, politique et commercial, qu’il entreprit de rouvrir l’ancien canal du Nil à la Mer Rouge, dont on attribuait la création à Râ-mes-sou II et que l’incurie des princes fainéants de la XXe dynastie avait laissé obstruer depuis des siècles par les sables du désert. Le travail était devenu aussi difficile qu’une création nouvelle, et Hérodote prétend que 120.000 hommes y périrent, des épidémies ayant éclaté parmi les ouvriers agglomérés. Le chiffre est énormément exagéré, ce n’est pas douteux. Mais il n’en est pas moins vrai que les difficultés de l’entreprise la firent abandonner avant qu’elle ne fût achevée. On prétendait, du temps d’Hérodote, que Nékô en avait été détourné par un oracle qui lui aurait dit qu’il travaillait pour les barbares. Si le canal était abandonné, les expéditions maritimes ne le furent pas. Désireux d’atteindre par d’autres voies aux contrées occidentales avec lesquelles les cités phéniciennes et Carthage (Qarth-’Hadaschth), leur colonie, entretenaient un commerce des plus fructueux, mais en ne souffrant pas de rivaux dans les eaux de l’Afrique septentrionale et de l’Espagne, Nékô chargea quelques-uns des capitaines phéniciens à son service d’entreprendre la circumnavigation de l’Afrique. La tentative, d’une hardiesse inouïe pour l’époque et qui ne fut jamais renouvelée dans l’antiquité, réussit pleinement. Partis de la Mer Rouge, les navigateurs à la solde du roi d’Égypte rentrèrent dans la Méditerranée parle détroit des Colonnes d’Hercule, après avoir fait le tour complet du continent africain à travers des mers ignorées de tous et que nul ne devait plus fendre de sa proue avant Vasco de Gama. Leur voyage avait duré trois ans ; car chaque année, à la fin de la belle saison, ils s’arrêtaient pour hiverner, et sur la plage où ils avaient débarqué ils semaient du blé, dont ils attendaient la maturité pour renouveler leurs provisions avant de reprendre la mer. Cette expédition fut accompagnée de circonstances qui parurent merveilleuses aux Phéniciens, dans leur ignorance de la cosmographie, et qui sont la meilleure garantie de la réalité de leur circumnavigation, car ils n’auraient pas pu les inventer s’ils n’avaient pas effectivement accompli un voyage si prodigieux pour le temps où il fut fait. Mais elle resta sans résultat, et les connaissances qu’elle aurait dû fournir furent bien vite oubliées. Les circonstances que l’Asie traversait de son temps étaient de nature à éveiller chez Nékô l’ambition des conquêtes. Il crut le moment venu de rétablir l’ancien empire de l’Égypte sur la Syrie. La monarchie assyrienne, dépouillée de toutes ses possessions extérieures, expirait entre les mains débiles de Bel-Schoum-ischkoun et d’Asschour-a’h-id-din II, qui se succédèrent rapidement sur le trône en laissant chaque jour se prononcer davantage la décadence commencée avec l’avènement d’Asschour-edil-ilâni. Les Mèdes, sous la conduite de leur roi Houvakhsatara (Cyaxare), grandissaient rapidement aux dépens de l’Assyrie et se préparaient à achever de la détruire. Alliés pour le moment aux Chaldéens de Babylone contre cet ennemi commun, l’on pouvait prévoir facilement qu’ils deviendraient pour eux des rivaux qui leur disputeraient la domination. Quanta la nouvelle monarchie chaldéenne, qui s’était substituée aux Assyriens dans la possession des provinces à l’ouest de l’Euphrate, la vieillesse de son fondateur, Nabou-abal-ouçour (Nabopolassar) devait faire espérer qu’il ne montrerait pas une grande vigueur dans la défense de pays éloignés du siège de sa résidence. Au printemps de 608, Nékô partit de Memphis à la tête d’une belle et nombreuse armée, et franchit la frontière du pays des Pelischtim, conquis par son père. Les troupes égyptiennes se dirigeaient sur l’Euphrate par l’ancienne route stratégique que les légions des Pharaons delaxvm0 et de la XIXe dynastie avaient suivie tant de fois bien des siècles auparavant. Nékô avait fait dire à Yoschiyahou (Josias), roi de Yehoudah, qu’il n’avait aucune intention hostile à son égard et qu’il lui demandait seulement de traverser l’extrémité de son territoire pour se porter plus au nord. Mais Yoschiyahou se crut lié en conscience par ses obligations de vassal des Chaldéens, et il vint barrer le passage au roi d’Égypte sous les murs de Megiddo, sur l’antique champ de bataille où s’était toujours décidé le sort des invasions égyptiennes dans la Syrie méridionale. Comme au temps de Tahout-mès III, la fortune des armes sourit aux fils de Miçraïm. L’armée juive fut battue et dispersée, et son roi périt dans le combat. Nékô, vainqueur, poussa droit devant lui, sans s’inquiéter de ce que devenait après cette catastrophe le royaume de Yehoudah. Il prit Qadesch sur l’Oronte, qu’Hérodote appelle Cadytis[26], et ne s’arrêta qu’à l’Euphrate, auprès de Qarqemisch, faisant reconnaître son autorité sur toute sa route. Au retour, il s’arrêta à Riblah, près de ‘Hamath, pour y tenir une cour plénière et y recevoir l’hommage des petits princes syriens et phéniciens. C’est là qu’il manda Yehoa’haz (Joachaz), fils de Yoschiyahou, qui depuis trois mois s’était fait proclamer sans son agrément roi de Yehoudah. Il le déposa, le fit jeter en prison et institua roi à sa place son frère Elyaqim, auquel il fit prendre le nom de Yehoyaqim, comme en faisant un homme nouveau par son investiture. Rentré en Égypte, Nékô, pour flatter les mercenaires grecs dont les services avaient eu une part considérable à son succès, envoya consacrer dans le temple d’Apollon Didyméen à Branchides, auprès de Milet, la cuirasse qu’il avait portée pendant tout le cours de la campagne. Mais Nabou-abal-ouçour de Babylone ne pouvait accepter bénévolement la perte de la Syrie, ainsi conquise par les Égyptiens. Il prit deux ans pour préparer un retour offensif d’une force irrésistible, et en 605 son fils Nabou-koudourri-ouçour (Nabuchodonosor), envoyé par lui, franchit l’Euphrate à la tête de toutes les forces disponibles de la monarchie. Averti de sa prochaine attaque, Nékô s’était porté au devant de lui. Une bataille décisive se livra sur les bords du fleuve, auprès de Qarqemisch. La défaite des Égyptiens et de leurs auxiliaires hellènes fut si complète que du coup ils perdirent toute la Syrie. Nékô dut rentrer en Égypte avec les débris de son armée. Nabou-koudourri-ouçour le poursuivit jusqu’à la frontière, en recevant partout sur son passage la soumission des rois indigènes, parmi lesquels Yehoyaqim de Yehoudah. L’Égypte était désarmée, sans défense ; elle allait être envahie une fois de plus par les Asiatiques, quand la nouvelle de la mort de Nabou-abal-ouçour rappela brusquement son fils à Babylone. Celui-ci se hâta donc de conclure avec Nékô un traité qui laissait l’Égypte intacte, et il partit au plus \ite pour aller ceindre la couronne de son père. Nékô, du reste, n’avait pas renoncé à ses ambitions malgré la défaite qu’il venait d’essuyer. Il passa quelques années à refaire son armée en silence, guettant l’occasion propice de reprendre la lutte. Par de sourdes intrigues il exploitait les haines que la domination chaldéenne .et son joug pesant suscitaient chez les populations de la Palestine, de la Pérée et de la Phénicie. C’est à la cour de Yehoudah que ces intrigues avaient leur principal foyer, car dans l’aristocratie militaire du royaume existait de longue date un parti égyptien nombreux et puissant que combattait toujours le parti des prophètes, dont le chef était alors Yirmeyahou (Jérémie). Quatre ans après la bataille de Qarqemisch, Nékô parvenait à décider Yehoyaqim à se mettre en révolte contre les Chaldéens. Mais Nabou-koudourri-ouçour sut arriver de sa personne en Palestine assez vite pour comprimer le mouvement avant l’intervention des Égyptiens. Il fit grâce pour cette fois à Yehoyaqim. Trois ans après, en 597, le roi de Yehoudah reprenait les armes, toujours à l’instigation de Nékô. Nabou-koudourri-ouçour commença par envoyer contre lui un de ses généraux, qui joignit aux troupes chaldéennes les contingents des royaumes de Moab et de ‘Ammon, chez qui la haine des Juifs primait l’hostilité contre les maîtres étrangers. Le siège fut mis devant Yerouschalaïm, sans que le roi d’Égypte se fût encore trouvé en mesure de secourir effectivement ceux qu’il avait poussés à la rébellion. Yehoyaqim mourut dans la ville assiégée et eut pour successeur son fils Yehoyachin, appelé aussi Yechanyahou (Jéchonias), âgé seulement de dix-huit ans. Mais il ne régna que trois mois, la durée du siège. Nabou-koudourri-ouçour étant venu en personne presser les attaques de Yerouschalaïm, la ville dut capituler. Le roi fut emmené captif à Babylone avec une partie de la population, et le Chaldéen plaça sur le trône le dernier fils de Yoschiyahou, Mattanyahou, en lui faisant prendre le nom de Çidqiyahou (Sédécias). Nékô, ne se sentant pas en état de lutter encore avec avantage contre la puissance guerrière de l’empire de Chaldée, laissa se dérouler tous les actes de cette tragédie, où ses instigations et ses intrigues avaient précipité le royaume de Yehoudah, sans tenter aucun effort pour le protéger. Son influence morale en Syrie en reçut un grand coup. Il devenait évident pour tous que l’alliance de l’Égypte était, comme l’avaient dit les prophètes, un roseau brisé qui blessait la main de qui s’y appuyait. Deux ans après il mourait, en 595. Son fils, Psaméthik II, est généralement désigné par les historiens grecs sous le nom de Psammis, pour le distinguer du premier Psaméthik, auquel ils réservent la forme Psammitichos ou Psammétichos. Il régna peu d’années et n’eut ni le temps, ni la volonté de s’occuper des affaires de Syrie. Toute son attention se tourna vers l’Ethiopie. Il élevait des prétentions à la couronne de Kousch, qu’il voulait réunir à celle d’Égypte, et pour s’y créer les droits d’hérédité féminine qui prévalaient, comme nous l’avons dit, dans la constitution du royaume de Napata, il avait épousé sa propre tante, la princesse Nit-aqri-t, fille de la reine Schap-en-ape-t et petite-fille d’Amon-iri-ti-s. L’Ethiopie était alors agitée par des troubles religieux dont le souvenir a été conservé par une stèle découverte au Gebel-Barkal et connue dans la science sous le nom de « Stèle de l’excommunication. » Une secte, à laquelle avait adhéré une partie du sacerdoce, s’était formée, qui réprouvait le rite, jusqu’alors pratiqué, de la cuisson des viandes du sacrifice et qui voulait qu’on les dévorât pantelantes et saignantes. C’était évidemment une réaction, dirigée contre les mœurs d’origine égyptienne, au nom des vieux usages et des vieux instincts du peuple de Kousch, caractérisé par ce goût de la viande crue qu’on retrouve encore aujourd’hui chez les Abyssins. La secte des nouveaux hérétiques était désignée par la formule même dont elle avait fait son drapeau Toum-pesi perdout-khai, qu’on ne cuise plus ! que la force mette en pièces ! Elle agitait le pays, y causait des désordres et voulait proscrire ses adversaires. La royauté prit le parti du sacerdoce orthodoxe, qui demeurait fidèle au rituel égyptien. Un décret fut rendu, excommuniant au nom d’Ammon et des autres dieux les novateurs, leur interdisant les fonctions de prêtres, les excluant des temples et de la société, portant enfin la peine de mort contre eux et leurs enfants. C’est ce décret que A. Mariette a retrouvé, dans les ruines du temple d’Ammon à Napata, sur la pierre aujourd’hui conservée au musée de Boulaq. Psaméthik II, profitant de l’affaiblissement de l’Ethiopie par ces discordes intestines, chercha querelle au roi de Napata. Sa campagne fut heureuse. Il poussa victorieusement jusqu’à la seconde cataracte et annexa à l’Égypte la partie du pays de Qens ou de la Nubie que les Grecs appelèrent Dôdecaschoinos, à cause de son étendue de douze schcenes ou trente lieues environ du nord au sud. L’île sainte de P-i-Lak ou Philæ, qui dès lors était un des sanctuaires les plus vénérés du culte d’Isis, fut désormais comprise dans le territoire égyptien, et c’est dans les derniers règnes de la XXVIe dynastie qu’elle commença à se couvrir des monuments, que la piété des âges postérieurs y multiplia, surtout à l’époque des Ptolémées et des Empereurs romains. Cette expédition de Psaméthik II contre les Éthiopiens a laissé dès monuments intéressants dans les inscriptions qu’un certain nombre des mercenaires Grecs, Cariens et Phéniciens, ont gravées, chacun dans sa langue et dans son écriture, en souvenir de leur passage, sur la jambe d’un des colosses qui décorent la façade du temple souterrain d’Ibsamboul. Les inscriptions grecques fournissent quelques-uns des plus anciens exemples connus du type paléographique alors propre aux Ioniens. La principale se traduit ainsi : Quand le roi Psamatichos vint à Eléphantine, ceci fut écrit par les compagnons de Psammatichos, fils de Théoclês. Ils ont navigué et sont venus jusqu’au-dessus de Cercis, là où le fleuve se ralentit, avec l’étranger d’autre langue Dêchepotasimtô[27] et l’Égyptien Amasis. J’ai été écrite par Archôn, fils d’Amoibichos, et Palecos, fils d’Oudamos. Dans une autre on lit : Têlephos de Ialysos (dans l’île de Rhodes) m’a écrite quand le roi vint ici en expédition pour la première fois. Après Psaméthik II, son fils Ouah-ab-Râ, l’Apriês des Grecs et le ‘Hophr’â de la Bible, monta sur le trône (589). Il régna dix-neuf ans. C’était un prince entreprenant, amoureux de la guerre et impatient du repos. Il avait un goût tout particulier pour les étrangers, et son oreille était facilement ouverte aux suggestions des capitaines d’aventure hellènes qui se donnaient rendez-vous à sa cour et dont les bandes aguerries formaient le nerf de ses armées. La campagne heureuse de son père en Nubie avait montré que depuis le désastre de Qarqemisch l’Égypte s’était refait de bonnes troupes. Cédant à son ambition personnelle et aux incitations de ses mercenaires, avides de batailles et de butin, il reprit la politique de Nékô II, et voulut de nouveau tenter la conquête de la Syrie. Les conjonctures paraissaient éminemment favorables à un tel projet. On était las en Palestine et en Phénicie de la domination chaldéenne, et à mesure qu’on avait vu la puissance militaire de l’Égypte se relever sous Psaméthik II, l’idée d’y chercher un point d’appui pour échapper à Babylone avait repris du crédit sur les esprits. Le royaume de Yehoudah était de nouveau, comme dans les dernières années de Nékô, le foyer de ces projets de soulèvement, et le parti égyptien y était redevenu assez fort pour entraîner le roi Çidqiyahou lui-même, bien que créature de Nabou-koudourri-ouçour. Une sorte de congrès avait réuni à Yerousehalaïm des envoyés de Çôr (Tyr), de Çidôn (Sidon), de Moab et de ‘Ammon pour délibérer sur les moyens de briser le joug des Chaldéens. Mais la réunion n’avait point abouti, pour le moment du moins : les confédérés, d’une part, avaient senti leur impuissance tant que l’Égypte n’entrerait pas en ligne, et Psaméthik s’y était refusé ; d’autre part, le parti des prophètes, dirigé par Yirmeyahou, avait vigoureusement travaillé l’opinion populaire de Yehoudah contre la guerre. L’avènement de Ouah-ab-Râ sur les bords du Nil et les dispositions qu’il montra réveillèrent les espérances des ennemis de la domination babylonienne. Il accueillit favorablement les propositions des petits princes de la Palestine et de la Phénicie, et leur promit un concours actif, à condition d’être accepté pour leur suzerain. Aussi, peu de mois après qu’il eut ceint la couronne d’Égypte, en 589, les différents royaumes qui avaient pris part au congrès de Yerouschalaïm et y avaient signé un traité d’alliance, jetèrent le masque dont ils couvraient leurs négociations et se soulevèrent, d’un commun accord contre le roi de Babylone, avec le concours des Arabes et l’assistance des Égyptiens. Nabou-koudourri-ouçour, avec la rapidité de mouvements et de décision qui le caractérisaient, accourut au delà de l’Euphrate au premier bruit de la révolte. Il trouva la situation plus grave encore qu’il ne s’y attendait. Un moment il hésita sur l’ennemi qu’il attaquerait d’abord. Le roi de Babylone s’arrête au carrefour, à l’entrée des deux chemins, pour consulter les présages, disait alors le prophète Ye’hezqel (Ezéchiel) ; il agite les flèches du sort, il interroge les théraphim (les idoles), il examine le foie des victimes. Mais son hésitation ne fut pas de longue durée. Yehoudah, dit très justement M. Maspero, était le nœud de la coalition ; son territoire reliait les confédérés de la côte à ceux du désert, les forces de l’Égypte à celles de la Syrie méridionale. Tandis qu’une armée ravageait la Phénicie et commençait le blocus de Çôr (Tyr), le roi de Babylone se jeta sur la Judée avec le gros de ses troupes. Çidqiyahou n’osa l’attendre en rase campagne et se renferma dans Yerouschalaïm. Cette fois, Nabou-koudourri-ouçour était résolu d’en finir avec les Juifs ; il ravagea leur pays à loisir, livra les habitants des campagnes à la merci des Pelischtim et des Édomites, et ne parut devant la capitale qu’après avoir tout mis à feu et à sang. Il commençait déjà à la serrer de près, quand il apprit que Ouah-ab-Râ venait de déboucher dans le sud delà Palestine avec une armée considérable. Il leva aussitôt le siège et courut à la rencontre de ce nouvel ennemi. On ne sait pas exactement ce qui se passa en cette occurrence : selon les uns, le roi d’Égypte se retira sans combattre ; selon d’autres, il accepta la bataille et fut vaincu. Nabou-koudourri-ouçour reparut sous les murs de Yerouschalaïm plus menaçant que jamais. Après un an et demi de siège la cité sainte succomba (587). Nabou-zira-iddin, chef des exécuteurs du roi de Babylone, la brûla, ruina ses murailles et le temple de Yahveh, et transporta comme captifs en Babylonie les principaux de ses habitants. Çidqiyahou, amené dans les fers à Riblah devant Nabou-koudourri-ouçour, eut les yeux crevés et toute sa famille fut égorgée. Yehoudah cessa d’exister comme royaume. Le gouvernement du pays, sous l’autorité directe des Chaldéens, avait été confié par le vainqueur à un indigène, Gedalyahou, ami de Yirmeyahou, qui fixa sa résidence à Miçpah. Mais il fut assassiné au bout de quelques mois (586), et dans le trouble qui suivit sa mort une grande partie du peuple de Yehoudah, craignant la vengeance des Chaldéens, chercha refuge en Égypte, entraînant de force avec soi le prophète Yirmeyahou. Ouah-ab-M accueillit avec empressement les fugitifs et leur donna des terres autour de Thaben (Daphnæ) et de Sam-houd ou Magadil (Magdolum). C’est là que s’établit la majorité d’entre eux ; mais d’autres allèrent former des colonies juives d’une certaine importance dans l’intérieur du pays, à Memphis et même jusqu’à Thèbes. Pendant ce temps, Nabou-koudourri-ouçour poursuivait l’œuvre à laquelle il devait consacrer avec une férocité acharnée tout le reste de son règne, le châtiment et l’anéantissement des confédérés de 589. Après Yehoudah, ce fut le tour de Moab et de ‘Ammon, puis de l’Arabie. Nabou-koudourri-ouçour, dans cette dernière contrée, poussa, dit-on, jusqu’aux confins du Yémen et en revint traînant à sa suite des tribus entières, réduites en esclavage. Ce n’est pas ici, du reste, le lieu d’entrer dans le détail de ces guerres, qui ont valu au conquérant chaldéen un renom si terrible. Nous en traiterons à loisir dans le livre de cette histoire qui sera consacré aux annales de l’empire babylonien. Bornons-nous à dire que Nabou-koudourri-ouçour, vainqueur de l’Arabie, revint sur la Phénicie. Toutes les cités situées sur le continent lui ouvrirent leurs portes sans résistance. Mais il n’avait pas de flotte, et Çôr (Tyr), à l’abri dans son île et continuant à commander la mer, défia longtemps ses entreprises. Sous la conduite énergique de son roi, Itho-Ba’al III, la cité insulaire tint tête pendant treize ans aux forces du monarque chaldéen, en repoussant victorieusement toutes les attaques. Mais enfin Nabou-koudourri-ouçour, étant venu presser le siège en personne pour en finir, emporta Çôr de vive force (574), emmena en captivité son roi et les principales familles de son aristocratie, et y installa un nouveau, prince, soumis à d’étroites obligations de vasselage. Il était maintenant libre de tourner ses efforts contre l’Égypte et son roi Ouah-ab-Râ, auquel il avait laissé quinze ans de paix pour préparer sa défense. Depuis la ruine de Yerouschalaïm les prophètes juifs n’avaient cessé d’annoncer que l’Égypte serait à son tour ravagée par le fléau de l’invasion chaldéenne. Yirmeyahou disait au nom de Yahveh à ses compatriotes réfugiés sur les bords du Nil : Tout le reste de Yehoudah, tous ceux qui sont venus au pays de Miçraïm pour y demeurer, sauront si c’est ma parole ou la leur qui s’accomplira. Et voici, dit Yahveh, un signe auquel vous connaîtrez que je vous châtierai dans ce lieu, afin que vous sachiez que mes paroles s’accompliront sur vous pour votre malheur. Ainsi parle Yahveh : Voici, je livrerai le pharaon ’Hophr’a (Ouah-ab-Râ), roi d’Égypte, entre les mains de ses ennemis, entre les mains de ceux qui en veulent à sa vie, comme j’ai livré Çidqiyahou, roi de Yehoudah, entre les mains de Nebouchadreçar (Nabou-koudourri-ouçour), roi de Babylone, son ennemi, qui en voulait à sa vie[28]. Et dans un autre oracle : Fais
ton bagage pour la captivité, habitante,
fille de Miçraïm, car Moph[29] deviendra un désert, elle
sera ravagée, elle n’aura plus d’habitants. Miçraïm
est une très belle génisse. La
piqûre vient du septentrion ; elle arrive ! Ses
mercenaires sont au milieu d’elle comme des veaux engraissés ; et
eux aussi ils tournent le dos, ils fuient tous sans résister. Car
le jour de leur malheur fond sur eux, le
temps de leur châtiment. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Elle
est confuse, la fille de Miçraïm, livrée
entre les mains du peuple du nord. Yahveh
Çebaôth, le dieu de Yisraël, dit : Voici, je vais châtier Ammon de Nô[30], le
pharaon, Miçraïm, ses dieux et ses rois, le
pharaon et ceux qui se confient en lui. Je
les livrerai entre les mains de ceux qui en veulent à leur vie entre
les mains de Nebouchadreçar, roi de Babylone, et
entre les mains de ses serviteurs. Mais après cela elle sera habitée comme aux jours d’autrefois, dit Yahveh[31]. A la nouvelle de la soumission de Çôr, Ye’hezqel annonçait à son tour le prochain désastre de l’Égypte. Fils
de l’homme, Nebouchadreçar, roi de Babylone, a
fait faire à son armée un service pénible contre Çôr ; toute
tête en est chauve et toute épaule écorchée. Et
il n’a retiré de Çôr aucun salaire, ni lui, ni son armée, pour
le service qu’il a fait contre elle. C’est
pourquoi ainsi parle le seigneur Yahveh : Voici,
je donne à Nebouchadreçar, roi de Babylone, la
terre de Miçraïm ; il
en emportera les richesses, il
en prendra les dépouilles, il
en pillera le butin. Pour
le prix du service qu’il a fait contre Çôr, je lui
donne la terre de Miçraïm ; Car
ils ont travaillé pour moi, dit le seigneur Yahveh[32]. Et ailleurs : Le
jour approche, le jour de Yahveh approche, jour
ténébreux ; ce sera le temps des nations. Le
glaive fondra sur Miçraïm, et
l’épouvante sera dans Kousch, quand
les transpercés tomberont en Miçraïm, quand
on enlèvera ses richesses et
que ses fondements seront renversés. Kousch[33] Pout[34] et Loud[35], toute l’Arabie, Koub[36], et les fils des pays auxiliaires[37] tomberont
avec eux parle glaive. Ainsi
parle Yahveh : Ils
tomberont, les soutiens de Miçraïm, et
l’orgueil de sa force périra. De Migdol[38] à Sevenah[39], ils tomberont par le glaive, dit
le seigneur Yahveh. Ils
seront dévastés entre les pays dévastés, et
ses villes seront entre les villes désertes. Et
ils sauront que je suis Yahveh quand
je mettrai le feu dans Miçraïm et
que tous ses soutiens seront brisés. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ainsi
parle le seigneur Yahveh : J’anéantirai
la multitude de Miçraïm par
la main de Nebouchadreçar, roi de Babylona. Lui
et son peuple avec lui, les
plus violents d’entre les peuples, seront
envoyés pour détruire le pays ; ils
tireront l’épée contre Miçraïm et rempliront
le pays de morts. Je
mettrai les canaux à sec, je
livrerai le pays entre les mains des méchants ; je
ravagerai le pays et ce qu’il renferme, par la main des étrangers. Moi,
Yahveh, j’ai parlé. Ainsi
parle le seigneur Yahveh : J’anéantirai
les idoles, j’ôterai de Moph[40] les vains simulacres ; et
il n’y aura plus de prince dans le pays de Miçraïm, et
je répandrai la terreur dans le pays de Miçraïm. Je dévasterai Pathros[41], je mettrai le feu à Ço’an[42], et j’exercerai mes jugements sur Nô[43]. Je répandrai ma fureur sur Sin[44] la forteresse de Miçraïm[45], et j’exterminerai
la multitude de Nô. Je
mettrai le feu dans Miçraïm ; Sin
sera saisie d’angoisse, Nô
sera ouverte par la brèche et
Moph conquise en plein jour par les ennemis. Les jeunes hommes de Aven[46] et de Pi-Beseth[47] tomberont sous le glaive, et
ces villes iront en captivité. A The’hapne’hês[48] le jour s’obscurcira, quand
j’y briserai le joug de Miçraïm, et
que l’orgueil de sa force y prendra fin. Un
nuage la couvrira, et
ses filles iront en captivité. J’exercerai
mes jugements sur Miçraïm, et ils sauront que je suis Yahveh[49]. La guerre s’engagea en 574 et 373 entre les deux rois de Chaldée et d’Égypte. Au début l’événement parut démentir les prédictions sinistres des prophètes de Yisraël. Ouah-ab-Râ obtint des succès considérables. Les Chaldéens avaient pris sur terre une supériorité si marquée, qu’il n’osa pas engager une campagne continentale en Palestine. De ce côté, il se tint sur la défensive, en se bornant à renforcer, de manière à déjouer toute tentative, les garnisons des forteresses qui défendaient les débouchés de l’isthme. Mais il avait une flotte magnifique, construite et équipée à la grecque, commandée et montée par des Ioniens et des Cariens, et en état de tenir tête avec avantage à toute autre marine de l’époque. C’est donc par mer qu’il engagea la lutte. La flotte de Ouah-ab-Râ se dirigea vers la Phénicie, sans doute avec l’espoir qu’il suffirait de son apparition pour en soulever les cités. Mais elles étaient désormais contraintes de suivre la bannière de Nabou-kou-dourri-ouçour, devenu leur maître ; la supériorité écrasante de ses armes, la crainte de subir le sort de Çôr, devaient les maintenir dans l’obéissance et assurer au monarque chaldéen le fidèle service de leurs navires. Aussi la flotte des villes phéniciennes, jointe à celle des petits royaumes de l’île de Cypre, qui avaient reconnu sans velléité de résistance la suprématie de Nabou-koudourri-ouçour en même temps que la côte kenânéenne, vint-elle au-devant de la flotte de Ouah-ab-Râ pour lui disputer le passage. Une grande bataille navale fut livrée dans les eaux de Cypre, et la victoire y resta aux vaisseaux grecs et cariens du roi d’Égypte. Poursuivant alors ses succès, l’escadre du pharaon vint attaquer Çidôn, qui avait l’hégémonie sur les villes phéniciennes et dont le roi était de droit grand-amiral de la flotte qu’elles fournissaient au monarque asiatique. Çidôn fut emportée de vive force, pillée et l’on en enleva un butin très considérable pour le ramener en Égypte. Les autres cités du littoral se hâtèrent de se soumettre au pharaon pour éviter le même sort. Pendant trois ou quatre ans, son autorité y fut reconnue, et l’on a découvert à Gebal (Byblos) et à Arvad (Aradus) des débris d’édifices d’art égyptien portant son nom comme celui de leur constructeur. C’est alors qu’enivré parle succès il s’intitula le plus heureux des rois qui avaient vécu, et s’imagina, dans son orgueil, que les dieux eux-mêmes seraient incapables de lui nuire. Le réveil de ces illusions ne se fit pas attendre et fut terrible. Au bruit des succès du roi d’Égypte en Phénicie, les tribus libyennes du littoral de la Marmarique, harcelées constamment par les colons grecs qui avaient fondé un établissement florissant en Cyrénaïque, s’adressèrent à lui comme à leur protecteur naturel. Ouah-ab-Râ ne pouvait songer à opposer ses mercenaires hellènes à leurs compatriotes ; dans une telle occasion il n’eut pas été sûr de leur fidélité. C’est donc une armée purement égyptienne qu’il envoya contre Cyrène^ Elle se fit battre auprès du bourg d’Irasa, et dans sa déroute elle souffrit tellement qu’un très petit nombre de fuyards parvint à regagner le territoire de l’Égypte, du côté de Maréa. Le roi s’était attiré une vive hostilité chez les prêtres et chez les milices indigènes parla faveur, qu’il témoignait aux étrangers. On prétendit qu’il n’avait envoyé ses troupes en Libye que pour les livrer à une mort sûre et se débarrasser ainsi de gens qui lui étaient suspects. Une révolte militaire éclata à la suite de la rentrée des débris de l’armée de Cyrénaïque. Ouah-ab-Râ chargea un de ses généraux, originaire des environs de Saïs et nommé Ah-mès, d’apaiser le soulèvement. Celui-ci se rendit au camp des rebelles ; mais tandis qu’il les haranguait, un Égyptien, passant derrière lui, lui mit sur la tête un casque muni de l’uræus royal, en disant : Qu’il soit notre roi ! Ah-mès, qui était peut-être complice de la préparation de cet incident, ne résista pas au vœu des soldats indigènes. Acceptant leur commandement, il marcha contre Ouah-ab-Râ, lequel se mit à la tète des 30.000 mercenaires qui lui restaient. Les deux armées en vinrent aux mains près de Momemphis, suivant Hérodote, près de Maréa, suivant Diodore de Sicile. Les mercenaires grecs combattirent avec courage, mais, inférieurs en nombre, ils furent défaits. Ouah-ab-Râ, fait prisonnier, fut conduit à Saïs et enfermé dans le magnifique palais qu’il avait habité comme roi. Il y était traité généreusement ; mais la populace égyptienne, que ce malheureux prince avait vivement blessée dans son amour-propre national, exigea que Ah-mès le lui abandonnât. Les habitants de Saïs et les guerriers ne l’eurent pas plus tôt entre leurs mains qu’ils l’étranglèrent (569). Tel est le récit des historiens grecs, qui rapportent les faits tels que les racontaient les Égyptiens, dont la vanité nationale supprimait systématiquement toute mention de la part que les Assyriens et les Chaldéens avaient eue aux événements de leur pays. D’un autre côté, Josèphe, d’après les sources juives, raconte que ce fut Nabou-koudourri-ouçour qui, envahissant l’Égypte à la tête de son armée, détrôna Ouah-ab-Râ et donna la couronne à Ah-mès. Les documents babyloniens en écriture cunéiforme, récemment découverts, attestent la véracité de cette version. Nabou-koudourri-ouçour lui-même s’y vante d’être descendu en Égypte, d’en avoir renversé le roi, son ennemi, el de l’avoir remplacé par un autre. Les deux récits, du reste, peuvent se concilier facilement. C’est bien une révolte des troupes indigènes qui dépouilla Ouah-ab-Râ et fit passer le sceptre aux mains de Ah-mès. Mais cette révolte fut soutenue, et peut-être provoquée, par une armée chaldéenne, qui avait franchi la frontière de l’Égypte. Ce n’était pas, du reste, une invasion de conquête, mais bien évidemment une intervention dans dés troubles civils, se produisant d’accord avec un des deux partis. L’Égypte n’eut pas à en souffrir sérieusement, et sa puissance n’en subit pas d’atteinte. Car dès l’année qui suivit son avènement, Ah-mès, mettant à profit la suprématie que la flotte égyptienne avait acquise sur mer à la fin du règne de Ouah-ab-Râ, et qu’elle garda pendant tout son propre règne, fit la conquête de l’île de Cypre, que les Égyptiens appelaient, nous l’avons déjà dit, Asebi ou Sebinaï, tandis que les Assyriens la nommaient île de Yânan, c’est-à-dire des Grecs. C’est encore aux documents cunéiformes que nous devons la connaissance de la date de cet événement, relaté par Hérodote. Ils nous apprennent que Nabou-koudourri-ouçour regarda la conquête de Cypre comme un acte d’hostilité et de rébellion de la part de Ah-mès, et qu’en la 37e année de son règne, c’est-à-dire en 567, le monarque chaldéen en personne envahit l’Égypte. Cette fois la guerre fut beaucoup plus sérieuse que deux ans auparavant. Le Delta fut envahi et saccagé en très grande partie. Mais Ah-mès, défait, ayant imploré la paix, Nabou-koudourri-ouçour consentit à la lui accorder ; il le laissa sur son trône, en lui imposant seulement le paiement d’un tribut. Du reste, le fardeau de ce vasselage ne pesa pas bien longtemps sur le nouveau roi d’Égypte. Nabou-koudourri-ouçour mourut en 562 et les révolutions qui se succédèrent rapidement à Babylone permirent à Ah-mès de reprendre sa pleine indépendance. Pour légitimer son pouvoir il avait, comme tous les usurpateurs en Égypte, épousé une princesse de sang royal, qui lui avait apporté les droits à la couronne qu’elle tenait de la vieille loi de Baï-noutriou. C’était la princesse Ânkh-nas-Râ-nofri-hêt, fille de Psaméthik II et de la reine Nit-aqri-t. Elle résida pendant presque tout le règne de son mari à Thèbes, où elle avait une position exceptionnelle, une sorte d’autorité de régente analogue à celle que sa bisaïeule Amon-iri-ti-s y avait eue sous Schabaka et sa grand’mère Schap-en-Ape-t sous Psaméthik Ier. Une autre des femmes de Ah-mès (car on lui en connaît quatre, toutes ayant le rang d’épouses légitimes et le titre de reines), la reine Tent-Khéta, appartenait aussi au sang de la dynastie saïte et sortait d’une de ses branches cadettes. Aussi Ah-mès, bien qu’il ne fût qu’un officier de fortune parvenu au trône par une usurpation, se vit-il inscrit dans la suite de cette dynastie. Au commencement de son règne, les Égyptiens, d’après ce que nous dit Hérodote, n’avaient pas pour lui une grande considération, à cause de l’obscurité de sa naissance ; mais il sut se relever par sa prudence et son habileté. Il se compara, dans une circonstance solennelle, à un vase d’or employé d’abord à de vulgaires usages, et qui, changé en statue de dieu, devient l’objet de la vénération de tous. Homme d’esprit, il sut concilier avec ses plaisirs les affaires de l’État. C’était lui qui disait à ses amis : Ne savez-vous pas qu’on ne bande un arc que quand on en a besoin, et qu’après qu’on s’en est servi on le détend ? Si on le tenait toujours bandé, il se romprait, et l’on ne pourrait plus s’en servir quand en viendrait l’occasion. Il en est de même de l’homme : s’il était toujours appliqué à des choses sérieuses, sans rien donner aux plaisirs, il deviendrait insensiblement, et sans s’en apercevoir, fou ou stupide. Du reste, suivant le témoignage d’Hérodote, l’Égypte ne fut jamais plus prospère ni plus florissante que sous le règne d’Amasis (Ah-mès), soit par la fécondité que le fleuve lui procura, soit par l’abondance des biens que la terre fournit à ses habitants. Il y avait alors en ce pays vingt mille villes bien peuplées. Tout est compris, sans doute, villages et hameaux, dans ce chiffre donné par les prêtres, qui aimaient, sous la domination des Perses, à exagérer la splendeur de l’Égypte avant son asservissement. Une telle prospérité devait nécessairement se traduire, surtout en Égypte, par de nombreuses constructions. Ah-mès occupa de nombreux ouvriers dans les carrières du beau calcaire de Troufou (Tourah), près de Memphis, et delà vallée de Rohaunou (‘Hammamât), ainsi que dans les carrières de granit de Souannou (Syène). Il lui fallait des matériaux pour les édifices qu’il élevait en l’honneur des dieux. Les temples de Thèbes furent restaurés par lui, et cette capitale de la Haute-Égypte retrouva sous son règne quelque éclat. C’est ce qu’attestent les belles tombes privées qui y furent alors exécutées. Mais c’est surtout à Memphis et dans le Delta, où depuis plusieurs siècles s’était concentrée toute la vie et toute l’activité de l’Égypte, que les fondations de Ah-mès furent nombreuses. A Saïs, dans sa ville natale, il bâtit en avant du temple de Nit des propylées, qui surpassaient, dit Hérodote, tous les autres ouvrages de ce genre tant par leur élévation et leur grandeur que par la grosseur et la qualité des matériaux. Ils étaient ornés de colonnes énormes et précédés d’une longue avenue de sphinx. Les voyageurs y admiraient deux obélisques, un colosse énorme, que l’on n’avait pas achevé de mettre en place et qui était resté couché à terre, enfin un naos d’un seul bloc de syénite, le plus grand que l’on eût jamais taillé. Il avait extérieurement 11 mètres de long, plus de 7 mètres de large et 4 mètres de haut ; évidé à l’intérieur, il pesait près de 500.000 kilogrammes. On n’avait pas pu parvenir à l’amener jusqu’au fond du sanctuaire, et il était resté à l’entrée du temple. Hérodote, comme toujours, raconte une historiette piquante pour expliquer cette circonstance. A Memphis, Ah-mès avait entièrement construit un temple d’Isis que l’on décrit comme très vaste et magnifique. Enfin l’on voyait au grand temple de Phtah un colosse de 75 pieds de haut, que ce prince avait fait sculpter et amener de la Haute-Égypte, mais qui n’avait pas été dressé. Tous ces somptueux ouvrages ont disparu sans laisser de vestiges. Mais ce que l’on possède de fragments du règne de Ah-mès montre que c’est de son temps que l’art saïte atteignit l’apogée de sa perfection. Il faut citer en ce genre, dans les collections publiques de l’Europe, le sarcophage de la reine Ankh-nas-Râ-nofri-hêt, rapporté de Thèbes au Musée Britannique, et le naos monolithe de granit rosé de notre Musée du Louvre, bien respectable déjà par sa masse, mais bien petit si on en compare les dimensions à ce qu’étaient celles du naos de Saïs. Il provient d’Alexandrie, où il avait été sans doute transporté du temps des Lagides ou des Romains. Ah-mès avait été porté au trône par une réaction des passions nationales indigènes contre l’influence des Grecs. Les mercenaires et les marchands hellènes avaient soutenu Ouah-ab-Râ dans sa lutte suprême contre son compétiteur. On aurait donc pu craindre qu’une fois parvenu au trône il ne les persécutât et ne leur fermât l’Égypte. Bien au contraire. Proclamé par une révolution militaire, Ah-mès craignit d’être ensuite renversé par une autre. Il ne voulut pas demeurer à la merci de la milice égyptienne, qui ne montrait que peu de considération pour le souverain quelle avait improvisé, et qui affichait la prétention de lui faire la loi. Or, les mercenaires étrangers étaient le contrepoids naturel de l’armée indigène ; c’était par eux seuls qu’on pouvait la tenir en bride et se garantir contre son impérieuse turbulence. Dès le début de son règne, d’ailleurs, dans la conquête de Cypre, qu’il avait fini par garder et dont la possession lui imposait des ménagements particuliers envers l’élément grec, ainsi que dans la guerre avec Nabou-koudourri-ouçour, Ah-mès avait pu apprécier la valeur des services des mercenaires et la faiblesse de l’élément militaire égyptien livré à lui-même. Enfin il était trop intelligent pour ne pas comprendre que le commerce avec les Grecs, actif comme il l’était devenu, constituait désormais la principale source de richesses pour l’Égypte. Sa politique fut donc, contre toute attente, celle d’un prince éminemment philhellène. Ses prédécesseurs avaient bien accueilli les Grecs, dit M. Maspero ; lui les aima passionnément, et se fit aussi grec qu’il était possible à un Égyptien de le devenir. Moitié politique, moitié caprice, il épousa une femme de Cyrène, Ladicê, fille, selon les uns du roi Arcésilas ou de Battos, selon les autres d’un riche particulier nommé Critobulos[50]. Il entretint des relations amicales avec les principaux sanctuaires de la Hellade et leur fit des présents à plusieurs reprises. En 548 le temple de Delphes fut brûlé, et les Amphictyons s’engagèrent aie rebâtir moyennant 300 talents, dont un quart fourni parles Delphiens. Pour se procurer le reste de la somme, il fallut quêter chez toutes les nations amies : Ah-mès leur donna pour sa part mille talents d’alun d’Égypte, le plus estimé de tous, dont les quêteurs surent tirer bon profit. Il envoya à Cyrène une statue de sa femme Ladicê et une statue de Nit, dorée complètement ; à l’Athênê de Lindos, dans l’île de Rhodes, deux statues de pierres et une cuirasse de lin d’une merveilleuse finesse[51], à Hêra Samienne deux statues en bois qui existaient encore au temps d’Hérodote. Aussi les Grecs affluèrent en Égypte et s’y établirent en si grand nombre que, pour éviter toute querelle avec les indigènes, il fallut régler à nouveau leur position. Les colonies fondées le long de la branche Pélusiaque[52] par les Ioniens et les Cariens de Psaméthik Ier avaient prospéré et possédaient déjà une population qu’on peut évaluer à près de 200.000 âmes. Ah-mès la transféra à Memphis ou dans les environs pour se garder contre ses sujets égyptiens. Il concéda aux nouveaux venus, près de la branche Canopique[53], une ville qui prit le nom de Naucratis et qu’il leur abandonna complètement. Ce fut une vraie république, gouvernée par des magistrats indépendants, prostates et timuques ; on y trouvait un Prytanée, des Dionysiaques, des fêtes d’Apollon Cômaios, des distributions de vin et d’huile, le culte et les mœurs de la Grèce[54]. Ce fut désormais le seul port ouvert aux étrangers. Lorsqu’un navire marchand poursuivi par les pirates, assailli par la tempête ou contraint par quelque accident de mer, abordait sur un autre point de la côte, son capitaine devait se présenter devant le magistrat le plus proche, afin d’y jurer qu’il n’avait pas violé la loi de son plein gré, mais forcé par des motifs impérieux. Si l’excuse paraissait valable, on lui permettait de faire voile vers la bouche Canopique ; quand les vents ou l’état de la mer s’opposaient à ce qu’il partît, il pouvait embarquer sa cargaison sur des bateaux du pays et la transporter à Naucratis par les canaux du Delta. Cette disposition de la loi fit la fortune de Naucratis : elle devint en quelques années un des entrepôts les plus considérables du monde ancien. Les Grecs de tous pays la remplirent et ne tardèrent pas à se répandre sur les campagnes environnantes, qu’ils semèrent de villas et de bourgs nouveaux. Les marchands qui ne tenaient pas à vivre sous le régime des lois grecques furent autorisés à s’établir dans telle ville d’Égypte qu’il leur plairait choisir et à s’y bâtir des factoreries. Ah-mès leur accorda même le libre exercice de leur culte et leur donna le droit d’élever des temples aux dieux de leur patrie. Les Éginètes construisirent un temple à Zeus, les Samiens à Hêra, les Milésiens à Apollon. Neuf villes d’Asie Mineure s’entendirent pour édifier à frais communs un temple qu’elles nommèrent l’Hellênion. La Haute-Égypte et le désert lui-même ne furent pas à l’abri de cette invasion pacifique. Les marchands grecs sentirent de bonne heure la nécessité d’avoir des agents sur la route des caravanes qui viennent de l’intérieur de l’Afrique ; des Milésiens s’établirent dans l’antique cité d’Abydos, et les Samiens de la tribu Aischrionie avaient poussé jusque dans la Grande Oasis. La présence de ces étrangers au milieu d’eux ne dut pas peu scandaliser les indigènes de la Thébaïde, et ne contribua pas à diminuer les sentiments de haine qu’ils avaient voués au roi usurpateur. Les Grecs, de leur côté, rapportaient de ces régions lointaines des récits merveilleux qui soulevaient la curiosité de leurs compatriotes et des richesses qui excitaient leur cupidité. Philosophes, marchands, soldats, s’embarquaient pour le pays des merveilles, à la recherche de la science, de la fortune ou des aventures. Ah-mès accueillait les émigrants à bras ouverts : ceux qui restaient s’attachaient à sa personne, ceux qui partaient emportaient le souvenir des bons traitements qu’ils avaient reçus, et préparaient en Grèce les alliances dont l’Égypte devait avoir besoin dans quelques années. L’Égypte paraissait donc, au temps de Ah-mès, aussi florissante qu’à aucune autre époque de son histoire. Mais cette prospérité apparente dissimulait mal l’affaiblissement de l’esprit public et des institutions nationales. Les rois Saïtes avaient cru vivifier l’Égypte et rendre un peu de jeune sang à la vieille monarchie fondée par Mena, en permettant au grand courant d’idées libérales dont la Grèce se faisait déjà l’instigatrice de se répandre dans son sein. Sans le savoir, ils avaient par là introduit sur les bords du Nil un nouvel élément de décadence. Exclusivement constituée pour la durée, pour conserver ses traditions en bravant les siècles, la civilisation égyptienne ne pouvait se maintenir qu’en demeurant immobile. Du jour où elle se trouva en contact avec l’esprit de progrès, personnifié dans la race et dans la civilisation grecque, elle devait forcément périr. Elle ne pouvait se lancer dans une voie nouvelle, qui était la négation de son génie, ni continuer son existence immuable. Aussi, dès que l’influence grecque commença à la pénétrer, tomba-t-elle en pleine dissolution et s’affaissa-t-elle dans un état de décrépitude déjà semblable à la mort. La caste militaire ayant émigré en majeure partie, la nation était restée désarmée. Des étrangers odieux au peuple avaient été chargés de veiller à sa défense, et même employés dans des guerres et des conquêtes au dehors qui avaient finalement échoué. L’indignation publique s’était changée en révolte. Un aventurier hardi s’était emparé du trône et avait trouvé le pays si bien lancé dans les voies nouvelles que lui-même favorisa plus encore les étrangers, ce qui contribua à enrichir l’Égypte, mais ce qui excita aussi la cupidité des conquérants. Quand ceux-ci arrivèrent, l’Égypte n’eut à leur opposer qu’un peuple qui avait perdu l’habitude des armes. C’est d’un nouvel empire, surgi tout à coup sur les ruines de ceux dont la puissance avait paru solidement établie sur l’Asie, c’est d’un peuple dont le nom même était inconnu lors de l’avènement de Ah-mès, que devait sortir, aussitôt après sa mort, la ruine de l’existence nationale de l’Égypte. Pendant la durée de son règne, qui fut de quarante-quatre ans (569-525), une grande révolution s’était opérée dans l’état territorial de l’Asie. Tandis que l’empire chaldéen végétait péniblement, ruiné par les conspirations de palais et les sanglants changements de règnes dont Babylone était le théâtre, les pays iraniens avaient vu s’élever un nouveau maître. Kourous (Cyrus), fils de Kambouziya, roi du petit peuple des Perses, ou, comme on disait à Babylone, du canton d’Anschan, reculé en arrière du pays de ‘Elam, auquel il avait été autrefois rattaché, avait armé sa nation et groupé autour de lui les nombreux mécontents que son suzerain, le roi des Mèdes, avait soulevés par les procédés tyranniques de son gouvernement. Avec la complicité active d’une partie de la nation des Mèdes et de ses grands, il avait attaqué ce roi, que les Grecs appellent Astyage et les documents babyloniens Ischtouvegou, car on ne connaît pas jusqu’ici la forme iranienne originale de son nom. Il l’avait vaincu, et par un renversement des rôles procuré parla fortune des armes, de son suzerain il l’avait forcé à devenir son vassal (558). L’empire de Médie, dont Kourous s’était ainsi rendu maître, touchait par sa frontière de l’Halys au royaume de Lydie. Le roi qui à ce moment même venait de monter sur le trône de Sardes, Croisos, était le beau-frère du monarque mède que le Perse venait d’humilier en le forçant à obéir désormais à ses ordres et à marcher sous sa bannière. Il se sentit directement menacé par la nouvelle puissance qui se formait dans l’Iran, et comprit que, si l’on n’en arrêtait pas à temps le développement, l’Asie entière allait trouver un maître. Depuis les règnes de Gygès et de Psaméthik Ier, les deux couronnes de Lydie et d’Égypte entretenaient les relations les plus étroites et les plus amicales. C’était de l’aveu du monarque de Sardes que les mercenaires des cités ioniennes, pour la plupart ses vassales et ses tributaires, allaient se mettre au service de l’Égyptien. Croisos proposa à Ah-mès une alliance offensive et défensive contre les progrès du nouveau roi perse. Bientôt d’autres Etats adhérèrent à la coalition : les Lacédémoniens, qui avaient alors l’hégémonie de la Grèce européenne et qui aimaient à se poser partout en protecteurs nés de l’élément hellénique, puis Nabou-na’dou, le roi de Babylone, qui vint cette année même (552) dans ses provinces du nord de la Syrie pour se rapprocher des lieux où se poursuivaient les négociations. Une grande guerre contre Kourous fut décidée, et tous les confédérés s’y préparèrent activement. La ligue était assez forte pour venir aisément à bout du Perse et mettre fin à la carrière de ses conquêtes sans la présomptueuse imprudence de Croisos, qui attaqua avant l’heure et se fit battre quand ses alliés n’étaient pas encore prêts à le secourir. Kourous prit Sardes, détrôna Croisos, supprima le royaume de Lydie et soumit du coup toute l’Asie-Mineure (549). La Lydie détruite, la confédération se défit d’elle-même. Les Lacédémoniens restèrent chez eux ; Ah-mès, que son éloignement mettait pour l’heure hors d’atteinte, se garda de bouger ; Nabou-na’dou demeura sur la défensive et se prépara à repousser les attaques qu’il pouvait désormais prévoir dans un délai rapproché. Tout l’Orient se sentait à la discrétion du vainqueur de Croisos et n’avait plus qu’une pensée, éviter de lui donner des motifs de querelle. Tandis que ses généraux achevaient la conquête de l’Asie-Mineure, Kourous se retournait contre Astyage, dont l’altitude pendant la guerre de Lydie lui avait paru à bon droit suspecte. L’armée médique livrait elle-même son roi au vainqueur, qu’elle acclamait, et le monarque perse s’installait sur le trône de Hang-matana (Ecbatane). En 546 et 545, il faisait avec succès la guerre à Nabou-na’dou ; puis il l’abandonnait pour poursuivre de plus lointaines conquêtes, et c’est seulement en 538 qu’il reparaissait devant Babylone pour prendre la ville et détruire à son tour l’empire chaldéen. Cette nouvelle victoire mit Kourous en possession de la Syrie, de la Phénicie et de la Palestine, qui depuis Nabou-koudourri-ouçour continuaient à dépendre de Babylone et reconnurent sans résistance leur nouveau maître. Les frontières de l’empire persique touchaient maintenant à celles de l’Égypte. Kourous, disposant désormais de la flotte phénicienne, l’envoya sur les côtes de Cypre et fit reconnaître son autorité dans cette île à la place de celle des Égyptiens. Ah-mès laissa faire sans dire mot. Il était vieux et ne voulait que la paix. Il avait, d’ailleurs, le sentiment qu’un conflit devait fatalement tourner au désavantage de l’Égypte et qu’elle n’avait plus la force suffisante pour résister avec avantage à la puissance qui, disposant de l’Asie entière, de la Méditerranée jusqu’à l’Hindou-Kousch, pouvait à volonté en précipiter toutes les forces sur la vallée du Nil. Xénophon prétend même qu’il alla jusqu’à racheter par un tribut fourni à Kourous l’indépendance et la tranquillité de l’Égypte, et la chose, en soi-même, n’a rien d’impossible. Quoiqu’il en soit, à cette politique prudemment timide Ah-mès dut encore quelques années de paix. Mais quand Kourous fut mort (529), il lui fallut bien se préparer à la guerre. Le nouveau roi des Perses et des Mèdes, Kambouziya (Cambyse), préparait ouvertement la conquête de l’Égypte et ne cherchait qu’un prétexte pour ouvrir les hostilités. Les Perses, suivant Hérodote, racontaient que Kambouziya avait fait demander en mariage la fille de Ah-mès dans l’espoir qu’il la lui refuserait et qu’ainsi une querelle pourrait surgir. Le roi d’Égypte, au lieu de sa propre fille, lui avait envoyé celle de Ouah ab-Râ, nommée Nit-iri-ti-s, et la nouvelle reine de Perse, admise dans le lit de sou époux, lui aurait raconté sa véritable naissance, en lui demandant de venger son père. En Égypte on contait les choses autrement. Nit-iri-ti-s avait été envoyée à Kourous et lui avait donné Kambouziya : la conquête n’avait été qu’une revendication de la famille légitime contre l’usurpateur Ah-mès, et Kambouziya montait sur le trône moins en vainqueur qu’en petit-fils de Ouah-ab-Râ. C’est par une fiction aussi puérile que les Égyptiens de la décadence se consolaient de leur faiblesse et de leur honte. Toujours orgueilleux de leur gloire passée, mais incapables de vaincre et de commander, ils n’en prétendaient pas moins n’être vaincus et commandés que par eux-mêmes. Ce n’était plus la Perse qui imposait son roi à l’Égypte : c’était l’Égypte qui imposait le sien à la Perse, et par la Perse au reste du monde[55]. Une circonstance acheva de décider Kambouziya à brusquer ses préparatifs contre l’Égypte, en lui en facilitant considérablement l’invasion. Un des principaux capitaines des mercenaires grecs au service de Ah-mès était un certain Phanês, natif d’Halicarnasse, qui avait été tyran de sa ville natale et en avait ensuite été chassé. Ayant eu à se plaindre du roi d’Égypte, il déserta et s’en vint à la cour de Hangmathana. C’était un homme énergique et sans scrupules, qui connaissait admirablement le pays où il avait servi. Il mit Kambouziya au courant de sa situation exacte, lui en expliqua les défenses, les ressources et les côtés faibles, lui indiqua en un mot les moyens d’exécuter ses projets avec certitude du succès. C’est par ses conseils que Kambouziya, comme jadis Asschour-a’h-iddin et Asschour-bani-abal, conclut un traité d’alliance avec les Arabes, dont le concours était absolument nécessaire pour traverser le désert qui séparait la Palestine de l’Égypte. Il n’y a pas, dit Hérodote, de peuple plus religieux observateur de ses serments que les Arabes. Lorsqu’ils veulent engager leur foi, il faut qu’il y ait un tiers, un médiateur. Celui-ci, debout entre les deux contractants, tient une pierre aiguë et tranchante avec laquelle il fait à tous deux une incision à la paume de la main, près des grands doigts. Il prend ensuite un petit morceau de l’habit de chacun, le trempe dans leur sang et en frotte sept pierres qui sont au milieu d’eux, en invoquant Orotal et Alilat, les seuls dieux qu’ils reconnaissent. Cette cérémonie achevée, celui qui a engagé sa foi donne ses amis pour garants. Lorsque le roi des Arabes eut ainsi conclu un traité avec les ambassadeurs de Cambyse, il fit remplir d’eau des outres de cuir et en fit Soldats perses de charger tous les chameaux qu’il avait dans ses Etats. Cela fait, on les mena dans les lieux arides où il alla attendre l’armée de Cambyse. Cette armée était très nombreuse ; sa principale force consistait dans les légions des Perses proprement dits et dans quelques corps de Grecs des villes d’Ionie et d’Eolie, destinés spécialement à être opposés aux mercenaires grecs de l’armée égyptienne. Une grande flotte, équipée dans les ports de la Phénicie et montée par des marins de cette contrée, suivait le long de la côte les mouvements des troupes de terre et se dirigeait vers le littoral du Delta. Les préparatifs avaient duré plusieurs années, et on se trouvait alors au commencement de 525. Ah-mès venait de mourir, et son fils Psaméthik III, le Psamménite d’Hérodote, lui avait succédé. L’Égypte était en proie à la crainte, en présence de l’orage formidable qui s’avançait contre elle ; des présages funestes avaient répandu dans tous les esprits l’attente d’un désastre. Le nouveau roi marcha au-devant de l’ennemi jusqu’à Péluse. Les Grecs et les Cariens à sa solde voulurent venger la trahison de Phanês sur ses enfants, qu’il avait laissés dans le pays en partant pour la Perse. Ils les menèrent au camp, et ayant placé, à la vue de leur père, un cratère entre les deux armées, ils les égorgèrent. Mêlant ensuite à leur sang du vin et de l’eau dans le cratère, tous les auxiliaires vinrent en boire et s’engagèrent par des serments terribles à ne pas lâcher pied. Le combat s’engagea bientôt après. Suivant une tradition plus fameuse que certaine, Kambouziya fit mettre au premier rang de son armée des chats, des éperviers et d’autres animaux tenus pour sacrés par les Égyptiens ; ceux-ci n’osèrent lancer leurs traits contre l’ennemi de peur de les atteindre et lâchèrent pied au premier choc. Mais les mercenaires grecs et cariens n’avaient pas de semblables scrupules ; ils résistèrent vigoureusement, et la bataille fut longue et sanglante. A la fin, ils furent écrasés par la supériorité du nombre des Perses, et Psaméthik avec les débris de son armée, s’enfuirent en désordre jusqu’à Memphis, sans essayer de se rallier pour disputer encore à l’ennemi le passage des canaux. J’ai vu, dit Hérodote, sur le champ de bataille, une chose fort surprenante. Les ossements de ceux qui périrent dans cette journée forment deux monceaux séparés : ceux des Égyptiens d’un côté, ceux des Perses de l’autre. Les têtes des Perses sont si tendres qu’on peut les percer en les frappant avec un simple caillou ; celles des Égyptiens, au contraire, sont si dures qu’à peine peut-on les briser à coups de pierres. Les Égyptiens, en effet, commencent dès leur jeune âge à se raser la tête, de sorte que leur crâne durcit au soleil[56] : les Perses, au contraire, ont le crâne faible, parce que dès leur jeunesse ils ont toujours la tête couverte. Kambouziya, vainqueur, envoya aux Égyptiens retirés à Memphis un héraut, Perse de nation, pour les engager à traiter avec lui. Ce héraut remonta le fleuve sur un vaisseau de Mitylène. Dès que les Égyptiens le virent entrer dans Memphis, ils sortirent en foule de la citadelle, brisèrent le navire, mirent en pièces ceux qui le montaient et en transportèrent les membres dans la citadelle, en guise de trophées. Les Perses, furieux de cette violation du droit des gens, firent aussitôt le siège de la place, qui fut emportée au bout de quelques jours. La Haute-Égypte se soumit sans résistance. Les Libyens dépendant de l’Égypte n’attendirent pas qu’on les attaquât pour offrir un tribut. Il avait suffi d’une bataille perdue pour détruire l’empire des Pharaons. Le dixième jour après la prise de la citadelle de Memphis, raconte Hérodote, le roi Psaméthik fut conduit, par ordre de Kambouziya, devant la ville avec quelques. Égyptiens. Le monarque vainqueur y siégeait en grande pompe sur son trône de parade. On les traita avec la dernière ignominie. Kambouziya fit habiller la fille du prince en esclave, et l’envoya, une cruche à la main, chercher de l’eau ; elle était accompagnée de plusieurs autres jeunes filles de qualité, vêtues de la même façon qu’elle. Ces jeunes filles, passant auprès de leurs pères, fondirent en larmes et jetèrent des cris lamentables. Le roi captif, quoiqu’il les vît et les reconnût, se contenta de baisser les yeux. Kambouziya fit ensuite passer devant Psaméthik son fils accompagné de 2.000 Égyptiens du même âge que lui, la corde au cou et un anneau passé dans la bouche. On les menait à la mort pour venger les Mytiléniens tués à Memphis ; car les juges royaux avaient ordonné que pour chaque homme massacré en cette occasion, l’on ferait mourir dix Égyptiens des premières familles. Psaméthik les vit et reconnut son fils qu’on menait à la mort ; mais tandis que les autres Égyptiens placés autour de lui pleuraient et se lamentaient, il garda la même contenance qu’à la vue de sa fille. Il aperçut ensuite un vieillard qui mangeait ordinairement à sa table, dépouillé de tout, couvert de haillons et mendiant un morceau de pain à des soldats de l’armée victorieuse. A ce spectacle il ne put s’empêcher de verser des larmes, et se frappa la tête, en appelant cet ami par son nom. Etonné de sa conduite, Kambouziya lui en fit demander les motifs. Fils de Kourous, répondit Psaméthik, les malheurs de ma maison sont trop grands pour qu’on puisse les pleurer ; mais le triste sort d’un ami qui, au commencement de sa vieillesse, est tombé dans l’indigence après avoir possédé de grands biens, m’a paru mériter des larmes. Kambouziya, continue Hérodote, trouva cette réponse sensée. Elle fit verser des larmes, non seulement à Croisos, qui avait suivi ce prince en Égypte, mais encore à tous les Perses présents. Kambouziya fut lui-même touché de compassion et commanda sur-le-champ de délivrer le fils de Psaméthik et de lui amener le roi. Ceux qui allèrent chercher le jeune prince le trouvèrent déjà mort ; on l’avait exécuté le premier. Mais du moins Kambouziya traita désormais son vaincu en roi. Il allait même lui rendre la couronne d’Égypte, à titre de vassal, quand il apprit qu’il conspirait contre lui. Psaméthik fut mis à mort, et l’antique pays de Kêmi-t, perdant son existence nationale, quarante fois séculaire, ne fut plus qu’un gouvernement du royaume de Perse, administré par un simple satrape et par un satrape étranger. FIN |
[1] Ce sont ces titres fastueux qui ont produit le singulier mirage auquel s’est laissé séduire M. Brugsch, transformant ces ancêtres de la XXIIe dynastie en rois d’Assyrie inconnus à l’histoire réelle des bords de l’Euphrate et du Tigre.
[2] Maspero.
[3] Il y a, du reste, de grandes probabilités à ce que cette dynastie ait été une branche collatérale de la maison bubastite.
[4] La syllabe ka, par laquelle se terminent les noms des rois de la dynastie éthiopienne, était un article suffixe dans la langue de Kousch. On pouvait donc indifféremment l’ajouter ou le retrancher au nom. Les monuments égyptiens et la liste de Manéthon donnent pour le nom du conquérant fondateur de la dynastie la forme Schabaka, avec l’article ; la Bible et les Assyriens ont basé leurs transcriptions sur la forme Schaba ou Schava, sans l’article ; dans l’un et l’autre cas le nom est le même en ce qui est de ses éléments essentiels.
[5] Mariée à un prince du nom de Pi-ânkhi, lequel paraît avoir appartenu à l’ancienne famille des grands-prêtres d’Ammon. Ce Pi-ânkhi porte sur les monuments le titre royal, mais sa femme, Amon-iri-ti-s, y a le pas sur lui.
[6] Maspero.
[7] Maspero.
[8] Schabaka.
[9] Cette vive peinture de la désolation de l’Égypte par suite du mauvais état des canaux d’irrigation, coïncide d’une manière tout à fait frappante avec ce qu’on nous dit ailleurs des travaux que le conquérant éthiopien dut consacrer aies rétablir.
[10] Tsan ou Tanis.
[11] Le pirhou des documents assyriens, le roi de Tanis.
[12] Le monarque éthiopien et ses conseillers.
[13] Les petits chefs locaux de l’Égypte.
[14] Celui de Tanis, qui était alors Séti, tandis que Schabatoka régnait à Thèbes et Taharqa à Napata.
[15] Ceux de Yehoudah.
[16] Hâ-khnen-sou, Héracléopolis, siège d’un des petits rois d’Égypte.
[17] Appelée Altaqou dans le document assyrien.
[18] Rois, XIX, 32-36.
[19] Le nom est assyrien, Que le roi dure ! il semble donc que ce soit un étranger qui ait été installé à Péluse pour garder l’entrée de l’Égypte, que les Assyriens avaient intérêt de ne pas laisser aux mains des indigènes.
[20] Ceci ne répond à aucun nom géographique connu de l’Égypte. Il semble, au contraire, qu’on y retrouve la transcription exacte de l’égyptien pi-tsati-Hor-en-pek, surnommé Hor-en-pek. Le scribe assyrien aurait donc omis la mention de la ville de ce prince pour n’enregistrer à la place que son surnom. Cependant on peut admettre aussi qu’une ville ait reçu l’appellation de Pa-tset-Hor-en-pek, la Demeure éternelle (la sépulture) de Hor-en-pek. Mais ce nom ne s’est pas encore rencontré, et la question reste douteuse, aussi bien que celle de l’assimilation de la ville où régnait Pet-Har-se-Ise. Sa place dans la liste paraît seulement indiquer qu’elle devait appartenir à l’Égypte moyenne.
[21] Une autre copie donne pourtant la variante Pi-schabte’, qui se rattacherait à un type égyptien Pa-Schabatoka, nom qui aurait été donné à une localité sous le règne de l’éthiopien Schabaloka.
[22] Encore un nom incertain. Il semble receler une forme égyptienne P-khoun-noutri ; mais celte forme ne s’est pas encore rencontrée dans les textes hiéroglyphiques. Serait-ce une variante du nom de Schena-khoun, capitale du XXIe nome à l’époque pharaonique ? Ou bien la ville de Pakh, le Spéos-Artémidos des Grecs, chef-lieu du district autonome de Dou-sat, rattaché au XVIe nome, celui de Meh, aurait-elle été désignée aussi sous le nom de Pakh-noutri ?
[23] Je suis ici le système adopté par la majorité des égyptologues, entre autres par A. Mariette, E. de Rougé et M. Maspero. Mais je dois ajouter qu’une autre opinion, proposée aussi par plusieurs savants et très séduisante, tendrait à faire de Naouat Méri-Amon l’Ourdamanê des documents assyriens, avec l’histoire duquel sa propre histoire coïncide d’une façon très remarquable. Quant à M. Brugsch, il place Naouat Méri-Amon entre Pi-ânkhi Méri-Amon et Schabaka. Cette dernière opinion est absolument inadmissible, car le principal adversaire du roi de la Stèle du songe dans le Delta, Paqrour, est un des princes auxquels les deux monarques ninivites, Asschour-a’h-iddin et Asschour-bani-pal, donnèrent l’investiture dans la Basse-Égypte.
[24] Maspero.
[25] Maspero.
[26] Il donne aussi ce nom à ’Azah (Gaza), qu’il avait entendu appeler en Égypte Qazatou. Mais quand il parle des campagnes de Nékô, c’est une ville située au nord de Megiddo qu’il désigne ainsi, c’est-à-dire Qadesch, dont la position gardait toujours son importance stratégique.
[27] Ce personnage, qualifié d’άλλόγλωσσος par rapport aux Grecs et aux Égyptiens, paraît avoir été un Libyen.
[28] Jérémie, XLIV, 28-30.
[29] Memphis.
[30] Thèbes.
[31] Jérémie, XLVI, 19-20.
[32] Ezéchiel, XXIX, 17-20.
[33] Les Éthiopiens.
[34] Les Libyens.
[35] Les hommes de race proprement égyptienne, comme dans le chapitre X de la Genèse.
[36] Kipkip, la Nubie.
[37] Les mercenaires Grecs et Cariens.
[38] Sam-houd ou Magadil, sur la frontière du désert de Syrie.
[39] Souannou, Syène.
[40] Memphis.
[41] P-to-rès, la Thébaïde.
[42] Tsan, Tanis.
[43] Thèbes.
[44] Péluse.
[45] Allusion à la place de Aneb, la forteresse, Gerrha des Grecs, située en avant de Péluse.
[46] On, Héliopolis.
[47] Pa-Bast, Bubastis.
[48] Thaben, Daphnæ.
[49] Ezéchiel, XXX, 2-19.
[50] Hérodote raconte une anecdote passablement leste à propos de ce mariage.
[51] Les débris en subsistaient encore à l’époque de Pline ; mais les curieux en arrachaient les morceaux pour vérifier si les fils étaient composés réellement, comme le prétendait Hérodote, de 365 brins, tous visibles à l’œil nu.
[52] Dans les nomes de Am-pehou et de Khen-abet, XIXe et XIVe de la Basse-Égypte.
[53] Dans le nome Sâpi-mehit ou de Saïs, mais sur la rive gauche du bras du fleuve.
[54] Mêlés cependant d’éléments étrangers, surtout dans le culte, car l’Aphrodite grecque s’était confondue à Naucratis avec la déesse égyptienne de la fécondité terrestre, Ranen, adorée sous la forme d’un serpent uræus.
[55] Maspero.
[56] Les femmes elles-mêmes, en Égypte, se rasaient fréquemment la tête, et sur leur crâne rasé les Égyptiennes, en tenue de cérémonie, portaient des perruques de faux cheveux.