Texte numérisé par Marc Szwajcer
§ 1. — ORIGINES ET FORMATION DU PEUPLE ÉGYPTIEN. Les Égyptiens semblent avoir perdu de très bonne heure le souvenir de leur origine. Ils se considéraient comme autochtones de la vallée du Nil, produits par le dieu Râ sur le sol même qu’ils habitaient. C’est ce sol sacré qu’ils tenaient pour leur avoir donné naissance. C’est là que, plusieurs myriades d’années avant les débuts de l’histoire positive, les dieux étaient venus habiter sur la terre, y donner le modèle du bon et sage gouvernement, conduisant en pasteurs bienfaisants, au milieu des douceurs d’une vie édénique, le troupeau des hommes de la race choisie, leur enseignant la vertu, la piété, la justice, et les formant aux arts de la civilisation. Les historiens du monde classique jugèrent avec raison inadmissibles ces prétentions à l’autochtonie. Mais quand ils voulurent déterminer le berceau primitif d’où les Égyptiens étaient sortis, ils ne surent procéder que par voie d’hypothèses, faute d’une tradition autorisée qui les guidât. Presque unanimement ils admirent que ce peuple appartenait à une race africaine qui, d’abord établie en Éthiopie sur le Nil moyen, serait graduellement descendue vers lamer en suivant le cours du fleuve. Les Éthiopiens, dit Diodore de Sicile, affirment que l’Égypte est une de leurs colonies.. Le sol lui-même est amené de leur pays par les dépôts du Nil.. Il y a des ressemblances frappantes entre les usages et les lois des deux pays : on donne aux rois le titre de dieux ; les funérailles sont l’objet de beaucoup de soins ; les écritures en usage dans l’Éthiopie sont celles mêmes de l’Égypte, et la connaissance des caractères sacrés, réservée aux prêtres seuls en Égypte, était familière à tous en Éthiopie. Il y avait, dans les deux pays, des collèges de prêtres organisés delà même manière, et ceux qui étaient consacrés au service des dieux pratiquaient les mêmes règles de sainteté et de pureté, étaient rasés et habillés de même ; les rois avaient aussi le même costume et un serpent uræus ornait leur diadème. Les Éthiopiens ajoutent beaucoup d’autres considérations pour prouver leur antériorité relativement à l’Égypte, et démontrer que cette contrée est une de leurs colonies. Les analogies ainsi relevées sont incontestables ; il serait facile d’en étendre et d’en préciser le tableau bien davantage. Les anciens ont eu raison d’en être frappés et d’y insister ; mais les déductions qu’ils avaient cru pouvoir en tirer son absolument démenties par le témoignage formel des inscriptions hiéroglyphiques, demeurées lettre close pour les Grecs et les Latins. La vérité historique est l’inversé des hypothèses auxquelles l’affinité de mœurs, de religion, de civilisation entre l’Éthiopie et l’Égypte avait fourni un thème. On sait aujourd’hui à n’en pas douter, dit M. Maspero, que l’Éthiopie, loin d’avoir colonisé l’Égypte au début de L’histoire, a été colonisée par elle sous la XIIe dynastie, et a fait pendant des siècles partie intégrante du territoire égyptien. Au lieu de descendre le cours du Nil, la civilisation l’a remonté. Cependant la tradition recueillie dans la Bible, et dont nous avons déjà parlé plus haut, attribuait une toute autre origine à la population égyptienne ; elle la faisait venir de l’Asie, et dans le tableau ethnographique du chapitre X de la Genèse, Miçraïm, qui personnifie cette population, est donné comme fils de ‘Ham, frère de Kousch et de Kena’an, les ancêtres des Éthiopiens d’Asie, comme de ceux d’Afrique, et des Phéniciens. Les recherches de la science moderne ont ici confirmé d’une manière définitive les dires du texte sacré. Anthropologiquement, les anciens habitants de l’Égypte, dont les fellahs sont les descendants directs incontestables, se rattachent au type blanc de l’humanité et à la sous-race éthiopico-berbère, qui correspond à la descendance de ‘Ham dans l’ethnographie biblique. L’Égyptien était en général grand, maigre, élancé. Il avait les épaulas larges et pleines, les pectoraux saillants, le bras nerveux et terminé par une main fine et longue, la hanche peu développée, la jambe sèche ; les détails anatomiques du genou et les muscles du mollet sont assez fortement accusés dans les statues d’ancienne date, comme c’est le cas pour la plupart des peuples marcheurs, les pieds longs, minces, aplatis à l’extrémité par l’habitude d’aller sans chaussures. La tête, souvent trop forte pour le corps, présente d’ordinaire un caractère de douceur et même de tristesse instinctive. Le front est carré, peut-être un peu bas, le nez court et rond ; les yeux sont grands et bien ouverts, les joues arrondies, les lèvres épaisses mais non renversées comme chez le nègre ; la bouche, un peu longue, garde un sourire résigné et presque douloureux. Ces traits communs à la plupart des statues de l’ancien et du moyen Empire, se retrouvent plus tard à toutes les époques. Les monuments de la XVIIIe dynastie, les sculptures des temps saïtes et grecs, si inférieures en beauté artistique aux monuments des vieilles dynasties, conservent sans altération sensible le type primitif. Aujourd’hui même, bien que les classes supérieures se soient défigurées par des alliances répétées avec l’étranger, les simples paysans ont gardé presque partout la ressemblance de leurs ancêtres, et tel fellah contemple avec étonnement les statues de Kha-f-Râ ou les colosses de Ousor-tesen, qui reproduit trait pour trait à plus de 4000 ans de distance la physionomie de ces vieux Pharaons[1]. Au point de vue linguistique, nous avons déjà défini quelle est la position de l’égyptien antique et des idiomes du même groupe, parlés par d’autres peuples ‘hamites de l’Afrique. Nous avons montré qu’ils ont une parenté d’origine avec les langues sémitiques ou syro-arabes et que les deux familles d’idiomes descendent certainement d’une langue mère commune, dont la patrie était en Asie, à l’est du bassin de l’Euphrate et du Tigre. Non seulement un grand nombre des racines de l’égyptien, dit encore M. Maspero dont l’autorité est si grande en pareille matière, appartiennent au type hébréo-araméen ; mais sa constitution grammaticale se prête à de nombreux rapprochements avec l’hébreu et le syriaque. L’un des temps de la conjugaison, le plus simple et le plus ancien de tous, est composé avec des pronoms suffixes identiques dans les deux familles de langues. Les pronoms, suffixes et absolus, sont exprimés par les mêmes racines et jouent le même rôle en égyptien et dans les langues sémitiques. Sans nous étendre sur ces rapprochements, nous pouvons dès à présent affirmer que la plupart des procédés grammaticaux mis en œuvre par les langues sémitiques se retrouvent en égyptien à l’état rudimentaire. Aussi bien l’égyptien et les langues sémitiques, après avoir appartenu au même groupe, se sont séparés de très bonne heure, à une époque où leur système grammatical était encore en voie de formation. Désunies et soumises à des influences diverses, les deux familles traitèrent d’une façon différente les éléments qu’elles possédaient en commun. Tandis que l’égyptien, cultivé plus tôt, s’arrêtait dans son développement, les langues sémitiques continuaient le leur pendant de longs siècles encore avant d’arriver à la forme que nous lui connaissons, aujourd’hui ; en sorte que, suivant les expressions d’Emmanuel de Rougé, s’il y a un rapport de souche évident entre la langue de l’Égypte et celles de l’Asie sémitique, ce rapport est cependant assez éloigné pour laisser au peuple qui nous occupe une physionomie distincte. Les Égyptiens sont donc un peuple asiatique, de la race blanche ou de l’humanité noa’hide, qui dans les temps préhistoriques vint s’établir sur les bords du Nil inférieur en passant parla route de l’isthme de Suez. Ils trouvèrent sur le sol de la vallée des tribus clairsemées d’une population noire africaine, encore à l’état complètement sauvage, celle qui a laissé sur plusieurs points de l’Égypte les vestiges de son existence, avec les mœurs de l’âge de la pierre, aux temps quaternaires et au début de la période géologique actuelle. Les arrivants de l’Asie refoulèrent devant eux ces premiers occupants ; mais le sang de ceux-ci se mêla dans une certaine proportion à celui des nouveaux venus. Le métissage, qui avait peut-être toujours constitué l’individualité propre des ‘Hamites, se prononça ici davantage. Il semble, du reste, que la population qui vint ainsi se fixer en Égypte et donna naissance à la nation égyptienne, se composait originairement de tribus distinctes, quoique de même origine, qui eurent d’abord des existences séparées. Le chapitre X de la Genèse, dont le témoignage n’est pas démenti par les monuments indigènes, en nomme quatre, représentées chacune par un fils de Miçraïm. Il est probable que plusieurs d’entre elles constituèrent des couches successives de l’immigration asiatique. On est même en droit de soupçonner que les Anou ou Onou des documents hiéroglyphiques, les ‘Anamim du texte biblique, que nous ne connaissons historiquement que rompus en tronçons épars dans diverses parties de l’Égypte et en majorité refoulés dans la Nubie, formèrent l’avant-garde de cette invasion et eurent ensuite à supporter le poids des tribus qui vinrent derrière eux. Peut-être dans les légendes postérieures de l’épopée mythologique sur les guerres typhoniennes subsiste-t-il quelques souvenirs altérés des vieux conflits de races qui durent se produire alors et marquer la période de l’établissement des tribus ‘hamitiques en Égypte, luttes de ces tribus entre elles, avec les indigènes antérieurs et aussi avec les nouveaux flots d’immigrants asiatiques qui durent chercher aies supplanter et à leur enlever une part du territoire qu’elles venaient d’acquérir. Ces ancêtres du peuple égyptien arrivèrent-ils sur les rives du Nil avec une civilisation déjà complète, développée pendant leur séjour en Asie et étroitement apparentée à celle des premiers Kouschites de la Babylonie, ou bien, ayant opéré leur migration dans un état encore peu avancé, se développèrent-ils par leurs propres efforts, indépendamment de toutes les autres nations ? On peut invoquer des arguments spécieux en faveur des deux opinions. Aussi sont-ce là des questions auxquelles la science ne pourra probablement jamais fournir de réponse positive, et sur lesquelles on sera toujours réduit aux conjectures. Ce qui est, du moins, certain, c’est que ces tribus n’amenèrent avec elles qu’un très petit nombre d’espèces domestiques, le bœuf, dont une partie des noms sont communs aux langues aryennes, sémitiques et ‘hamitiques, et dont l’élevage doit remonter à une époque antérieure à la séparation de ces trois grands rameaux delà race blanche, le chien, le mouton et la chèvre. Ce sont là les seules espèces domestiques d’origine asiatique que l’Égypte possède dès sa période la plus primitive ; les autres, comme le porc et le cheval, n’y furent introduites que plus tard, et à diverses époques. Mais une fois établis dans la vallée du Nil les Égyptiens préhistoriques réussirent à domestiquer quelques-uns des animaux qui pullulaient à l’état sauvage dans la contrée : diverses variétés d’antilopes, telles que la gazelle, l’algazelle et le défassa, qu’ils élevèrent en troupeaux ; et surtout l’âne, espèce africaine, qui paraît avoir été dressée pour la première fois au service de l’homme en Égypte et qui de là se répandit dans les pays asiatiques par l’intermédiaire de la Syrie. L’âne a toujours gardé dans ce pays une beauté de formes et une vigueur qu’il n’a plus sous nos climats. En même temps qu’ils s’acquéraient ainsi des serviteurs nouveaux parmi la faune indigène, les Égyptiens primitifs avaient à lutter contre les carnassiers redoutables qui n’étaient pas moins multipliés dans la contrée, en grande partie déserte, le chat sauvage, le loup, le chacal, les hyènes, le léopard et le lion, qu’ils combattirent sans relâche et finirent par rejeter dans le désert. Profitant de l’instinct naturel d’une de ces espèces, le chien hyénoïde, ils parvinrent à le dresser pour la chasse, où ils l’employèrent concurremment avec le chien proprement dit. Deux monstres amphibies, le crocodile et l’hippopotame, vivaient dans le Nil et rendaient l’accès du fleuve dangereux pour les hommes et pour les bestiaux. Les hippopotames étaient encore fort nombreux sous les premiers rois ; mais poursuivis avec acharnement, ils diminuèrent bientôt et finirent par être exclusivement cantonnés dans les marais de la Basse-Égypte, où l’on en rencontrait encore au XIIIe siècle de notre ère ; l’usage des armes à feu a achevé depuis lors de les détruire. Quant au crocodile, il s’est maintenu en grand nombre jusqu’à nos jours ; mais actuellement les bateaux à vapeur l’ont fait émigrer au-dessus des cataractes et d’ici à quelques années la population de l’Égypte ne le connaîtra plus que par tradition. La vallée du Nil, à l’arrivée des colons ‘hamitiques, devait, ainsi que nous l’avons déjà dit tout à l’heure, présenter un aspect bien différent de celui de la richesse et de la prospérité que le travail de l’homme a su lui donner. Le fleuve, abandonné à lui-même, changeait perpétuellement délit. Il n’atteignit jamais dans ses débordements certaines parties de la vallée, qui restaient improductives ; ailleurs, au contraire, il séjournait avec tant de persistance qu’il changeait le sol en bourbiers pestilentiels. Le Delta, à moitié noyé par les eaux du fleuve, à moitié perdu sous les Ilots de la Méditerranée, était un immense marais semé de quelques îles sablonneuses et couvert de papyrus, de lotus et d’énormes roseaux, à travers lesquels les bras du Nil se frayaient paresseusement un cours sans cesse déplacé. Sur les deux rives, le désert envahissait toute la partie du sol qui n’était pas chaque année recouverte par l’inondation : on passait sans transition de la végétation désordonnée des marais tropicaux à l’aridité la plus absolue. Peu à peu les nouveaux venus apprirent à régler le cours du fleuve, à l’endiguer, à porter par des canaux d’irrigation la fertilité jusque dans les coins les plus reculés de la vallée. L’Égypte sortit des eaux et devint dans la main de l’homme une des contrées les mieux appropriées au développement paisible d’une grande civilisation[2]. Il est impossible d’évaluer le nombre de siècles que dut absorber cette période de formation de la culture, des mœurs, de la religion, de la nation et du sol lui-même ; mais il est évident qu’elle réclama un laps de temps considérable. Avec la tendance instinctive qui portait tous les peuples anciens à chercher la perfection dans le passé, les Égyptiens des temps historiques en étaient venus à considérer les premiers siècles du séjour de leur race aux bords du Nil comme une sorte d’âge d’or, et leurs ancêtres encore à demi barbares comme des types de piété et de vertu, qu’ils appelaient les Schesou-Hor, c’est-à-dire les serviteurs d’Horus, le dieu national par excellence et le pasteur spécial du peuple égyptien. A demi divinisés, comme le sont toujours les premiers ancêtres, les Schesou-Hor, admis à la béatitude de l’autre vie, étaient devenus, disait-on, les nautoniers qui conduisaient la barque du Soleil dans sa navigation céleste et les cultivateurs des champs bienheureux de l’autre vie. De là la façon bizarre dont les fragments de Manéthon désignent leur époque comme le règne des Mânes. C’est à ces générations sans histoire que revient l’honneur d’avoir constitué l’Égypte, telle que nous la connaissons dès le début de la période historique. D’abord divisées en un grand nombre de tribus, elles commencèrent par établir sur plusieurs points à la fois de petits États indépendants dont chacun avait ses lois et son culte. Avec le temps ces Etats se fondirent les uns dans les autres : il ne resta plus en présence que deux grandes principautés, la Basse-Égypte (To-mera) ou pays du nord (To-me’h), dans le Delta, la Haute-Égypte ou pays du sud (To-res) depuis la pointe du Delta jusqu’à la première cataracte[3]. Leur réunion sous un même sceptre forma le patrimoine des Pharaons ou pays de Kemi-t, mais ne fît pas disparaître la division primitive : les petits Etats devinrent provinces et furent l’origine des circonscriptions administratives que les Grecs ont appelées nomes[4]. On attribuait aux Schesou-Hor la fondation des principales villes de l’Égypte et l’établissement de plusieurs des sanctuaires les plus importants. On prétendait que certains écrits religieux remontaient jusqu’à eux. Les inscriptions du temple de Dendérah, l’ancienne Tantarer, parlent d’un plan du temple primitif, tracé sur peau de gazelle au temps des Schesou-Hor, qui aurait été retrouvé bien des siècles plus tard. Et ce qui donne une valeur sérieuse à toutes les mentions de documents du même âge que l’on rencontre dans les textes égyptiens des temps pleinement historiques, c’est que ces documents sont toujours indiqués comme tracés sur des peaux et non sur le papyrus ; il y a là une particularité qui s’éloigne des usages des temps postérieurs. C’est, du reste, bien évidemment pendant cette période préhistorique, dite des Serviteurs d’Horus que la nation égyptienne entra en possession de son écriture hiéroglyphique, qui se forma sur les bords du Nil et emprunta à la nature de cette contrée la plupart des figures constituant ses éléments graphiques. Il subsiste encore en Égypte au moins un monument remontant aux âges où la civilisation des bords du Nil essayait ses premières forces et commençait à vire. C’est le temple situé à côté du grand Sphinx et déblayé il y a une trentaine d’années par A. Mariette aux frais du duc de Luynes. Construit en blocs énormes de granit de Syène et d’albâtre oriental, soutenu par des piliers carrés monolithes, ce temple est prodigieux, même à côté des Pyramides. Il n’offre ni une moulure, ni un ornement, ni un hiéroglyphe ; c’est la transition entre les monuments mégalithiques et l’architecture proprement dite. Dans une inscription du temps du roi Khoufou (IVe dynastie) il en est parlé comme d’un édifice dont l’origine se perdait dans la nuit des temps, qui avait été trouvé fortuitement, sous le règne de ce prince, enfoui parle sable du désert, sous lequel il était oublié depuis de longues générations. De semblables indications d’antiquité sont de nature à épouvanter l’imagination. L’Égypte, et à plus forte raison le reste du monde, ne possède pas un seul monument construit de la main des hommes, et vraiment digne de ce nom, qui puisse y être comparé comme ancienneté. Mais le Sphinx lui-même n’est peut-être pas beaucoup moins ancien. D’après l’inscription à laquelle je viens de faire allusion, il serait antérieur de plusieurs siècles aux grandes Pyramides, dont il semble le gardien mystérieux, et du temps de Khoufou il aurait eu déjà besoin de réparations. On sait que c’est un rocher naturel, que l’on a taillé plus ou moins grossièrement en forme de lion, et auquel on a ajouté une tête humaine, construite par assises de pierres énormes. Le Sphinx de Gizeh était l’image du dieu Har-m-akhouti, le soleil couché, le soleil infernal qui luit dans la demeure des morts. Le plateau entier au-dessus duquel il s’élève devint, sous la protection de ce gigantesque simulacre, comme un vaste sanctuaire consacré aux divinités funéraires. Les habitants du voisinage prirent l’habitude d’y déposer leurs morts à l’abri de l’inondation ; les riches s’y construisirent de somptueux tombeaux, les rois y édifièrent leurs orgueilleuses pyramides, et divers temples, aujourd’hui détruits, bâtis ça et là au milieu de ce champ de sépultures, vinrent encore, sous les rois de l’Ancien Empire, ajouter à la sainteté du lieu. Ce n’est pas, du reste, vers l’emplacement où Memphis devait bientôt après être bâtie, c’est plus haut sur le cours du fleuve, dans la partie moyenne de l’Égypte supérieure, que parait avoir été, vers la fin de la période des Schesou-Hor, le principal foyer de la civilisation égyptienne, le centre de la vie religieuse et politique du pays. Là se trouvent Téni (Thinis), berceau du fondateur de la royauté, Aboud (Abydos), centre principal du culte d’Osiris, dont on y montrait le tombeau, le seul culte commun à toute l’Égypte, Ape-t ou, avec changement de position de l’article féminin T-Ape (Thèbes), qui se targuait d’avoir été le lieu de naissance du même dieu, Tantater (Tentyris, Dendérah), le séjour favori de la déesse Hathor, Deb (Apollophonis Magnan Edfou), où Har-m-akhouti, avec son fils Har-houd, passaient pour avoir rassemblé l’armée avec laquelle ils combattirent Set ou Typhon, tous les lieux auxquels la tradition postérieure reliait spécialement le souvenir des Serviteurs d’Horus. C’est le pays des grands sanctuaires antéhistoriques, sièges de la domination sacerdotale, qui jouèrent un rôle prépondérant dans les origines de la civilisation. Car tous les témoignages anciens sont d’accord pour affirmer que dans la période primitive de l’Égypte, le sacerdoce, déjà puissamment constitué, dépositaire des principales connaissances et initiateur du reste du peuple à la vie civilisée, s’était graduellement assuré une domination absolue sur la nation, qui n’avait pas encore réalisé son unité. Mais un jour vint où cette puissance théocratique, impatiemment supportée de la classe guerrière, fut brisée par elle ; où un homme hardi, sorti des rangs de cette classe et se mettant à la tête, réunit tout le pays sous un même sceptre, créa un pouvoir héréditaire, purement politique et marqué d’une forte empreinte militaire, et fonda la monarchie sur les ruines du pouvoir des prêtres. § 2. — FONDATION DE LA MONARCHIE. - LES TROIS PREMIÈRES DYNASTIES. L’auteur de la révolution qui créa en Égypte une royauté unitaire et qui ouvre dans ce pays la période de l’histoire positive, était originaire delà ville de Téni, dont la moderne Girgeh semble occuper l’emplacement. Il s’appelait Mena, d’où les Grecs ont fait Menés. Ce fut, dit Hérodote, le premier roi d’Égypte et il fit bâtir, au rapport des prêtres, la ville de Memphis. Le Nil, jusqu’au règne de ce prince, coulait le long de la montagne sablonneuse qui est du côté de la Libye ; mais ayant comblé le coude que formait le fleuve du côté du midi et construit une digue environ à cent stades au-dessus de Memphis, Menés mita sec l’ancien lit et fit prendre au fleuve son cours par un nouveau canal, afin qu’il coulât à égale distance des montagnes. Il fit ensuite construire la ville dans l’endroit même d’où il avait détourné le fleuve et qu’il avait converti en terre ferme. Tous les auteurs classiques qui ont parlé de l’Égypte mentionnent le nom de Menés, et les monuments égyptiens en confirment le témoignage en représentant ce prince comme le fondateur de l’empire. La digue colossale qu’il construisit pour assécher l’emplacement de Memphis, subsiste encore aujourd’hui sous le nom de digue de Qoschéisch, et continue à régler tout le régime des eaux de cette région. Quant à la ville bâtie par Mena, elle fut appelée Mau-nofri, la bonne place ou le bon port, d’où les Grecs ont fait Memphis. Elle fut consacrée au dieu Phtah, dont Mena lui-même fonda le grand temple, et reçut le nom religieux de Hâ-ka-Phtah, la demeure de Phtah, source de l’appellation classique d’Égypte. En créant celle nouvelle capitale pour sa monarchie, Mena voulait bien évidemment en soustraire le siège à l’influence hostile des anciens centres de la puissance sacerdotale, qu’il avait détrônée. Ce qu’il fit là eut sur les destinées de l’Égypte une influence décisive. En fixant son séjour au sommet du Delta et en attirant à Memphis les forces vives du pays, Mena, dit avec raison M. Maspero, en déplaça pour ainsi dire le centre de gravité et le porta du sud au nord ; Tandis que les anciennes villes sacerdotales étaient délaissées et s’enfonçaient de plus en plus dans une obscurité profonde, Memphis et les villes voisines devenaient le foyer de la civilisation égyptienne. C’est à Memphis que la littérature se développe et fleurit ; à Memphis, dans le palais des rois, que les sciences exactes sont cultivées avec le plus de soin ; à Memphis enfin que les arts plastiques produisent leurs chefs d’œuvre. Dans la donnée politique de l’histoire officielle, Mena est un type complet de monarque, constructeur, législateur et conquérant. Mais les légendes sacerdotales prêtaient une fin malheureuse à l’homme qui avait brisé le pouvoir des prêtres. Elles racontaient qu’après une soixantaine d’années de règne il avait péri sous la dent d’un hippopotame. On disait aussi qu’il avait perdu son fils unique à la fleur de l’âge ; et le peuple avait composé à ce sujet un chant de deuil dont l’air et les paroles s’étaient transmis de siècle en siècle, et dont les Grecs nous parlent en l’appelant manérôs. Les prêtres représentaient aussi Mena comme un corrupteur de la simplicité des mœurs primitives, introducteur des habitudes de luxe et de mollesse, entre autres de celle de manger couché sur un lit. C’est comme tel que le prince saïte Ta-f-nekht, père du roi Bo-k-en-ran-f (XXIVe dynastie), plus de trente siècles après lui, voulant réveiller l’esprit de frugalité, dont il avait apprécié la nécessité dans, sa guerre contre les Arabes, maudit solennellement Mena et fil graver ses imprécations sur une stèle dressée à Thèbes, dans le temple d’Ammon. La famille de Mena forme la première dynastie, qui, d’après Manéthon, régna pendant 253 ans. Aucun monument contemporain de ces princes n’est parvenu jusqu’à nous, et ce qu’on en raconte est purement légendaire. Le successeur immédiat de Mena, Téta (l’Athothis de Manéthon), est signalé comme ayant commencé la construction du palais de Memphis et composé des livres de chirurgie. Une grue à deux tètes, apparue au commencement de son règne, avait été pour l’Égypte le présage d’une longue prospérité. Sous Ouénéphês, dont on ne connaît pas le nom égyptien original, une grande famine dépeupla le pays ; ce prince est donné comme le constructeur de la pyramide de Ka-kem auprès de l’emplacement du bourg actuel de Saqqarah. Le nom du cinquième roi de la dynastie, Hesep-ti (Ousaphaidos. M.)[5] est cité à plusieurs reprises dans les annales littéraires et religieuses de l’Égypte ; plusieurs des chapitres mystiques du Livre des morts passaient pour avoir été trouvés sous son règne, et on raconte la même chose d’un des traités de médecine dont le texte nous est parvenu dans le Papyrus médical de Berlin. Enfin les fragments de Manéthon enregistrent sous le règne du septième roi, Sémempsês (on ne connaît pas la forme originale de ce nom), une peste terrible. Il résulte de la comparaison des listes de Manéthon, de la Nouvelle Table d’Abydos et de la Table de Saqqarah, que l’unité du gouvernement de l’Égypte, fondée par Mena, ne s’affermit pas du premier coup et sans secousses, mais qu’au contraire une grande partie du temps de la première dynastie se passa en compétitions entre des princes dont les uns régnaient sans doute à Man-nofri elles autres à Téni. La deuxième dynastie, à laquelle Manéthon donne neuf rois, dura 302 ans. Elle était, elle aussi, originaire de Téni et probablement apparentée à la première, car elle n’en est pas distinguée dans le Papyrus de Turin. Le règne de son chef, Boutsâou (Boêthos. M.) fut marqué par une catastrophe : un gouffre s’ouvrit dans la Basse-Égypte, près de la ville de Pa-Bast (Bubastis) et engloutit beaucoup de gens. Son successeur, Ka-kéou (Caïéchôs. M.), fut celui qui établit le culte des animaux sacrés adorés comme des incarnations divines dans certaines villes de l’Égypte, le taureau Hapi ou Apis, manifestation vivante de Phtah, à Memphis, l’autre taureau, honoré à On ou Hêliopolis et que les Grecs appellent Mnévis, enfin le bouc ou le bélier de la ville de Pa-Ba-neb-Dad ou Mendès, considéré comme renfermant en lui l’Esprit seigneur de Dad. Le nom du roi lui-même, Ka-kéou, veut dire le taureau des taureaux, et se rapporte à la forme de culte dont il s’était fait le propagateur. Il est probable que c’est du règne de ce prince que date la grande pyramide à degrés de Saqqarah ; car tout semble l’indiquer comme ayant été destinée à la sépulture des Apis de l’époque primitive. C’est la bannière royale du taureau divin qui est répétés à plusieurs reprises sur la porte basse et étroite, au linteau de calcaire blanc chargé d’hiéroglyphes, aux jambages décorés, d’après un système d’ornementation sans autres exemples, par une alternance de pierres calcaires de petit appareil et de cubes de terre émaillée verte, qui donnait entrée dans les souterrains de cette pyramide. Elle a été enlevée par M. Lepsius et se trouve maintenant à Berlin. Le troisième roi de la dynastie, Baï-noutriou (Binothris. M.) passait pour l’auteur de la loi qui déclarait les femmes aptes à succéder au trône d’Égypte. Dès cette époque, dit M. Maspero, le roi n’était pas en Égypte, comme partout ailleurs, un homme chargé de gouverner d’autres hommes. Successeur et descendant des divinités qui avaient régné sur la vallée du Nil, il est la manifestation vivante et l’incarnation de Dieu : fils du Soleil, ainsi qu’il a soin de le proclamer bien haut partout où il écrit son nom, le sang des dieux coule dans ses veines et lui assure le souverain pouvoir. Sans doute, tant que la postérité mâle ne fit point défaut aux rois, les filles, reléguées dans le gynécée, n’eurent aucun droit à la couronne. Quand la lignée mâle manqua, plutôt que de laisser tomber la royauté aux mains d’une famille humaine, on se souvint que les filles, elles aussi, pouvaient perpétuer la race solaire, et on leur accorda le droit de succession. Dès lors, toutes les fois qu’une dynastie vint à s’éteindre, le fondateur de la dynastie nouvelle, dont le plus grand souci était de se rattacher à la famille divine, épousa les princesses du sang royal ou les donna pour femmes à ses enfants. Cette union renouait la chaîne un moment interrompue des dynasties solaires, et par là même légitimait l’usurpation. Le cinquième roi de la dynastie, Send (Séthénês. M.) est donné comme ayant fait compléter le traité de médecine découvert sous Hesep-ti. On racontait un prodige légendaire arrivé sous le septième, Nofer-ka-Râ (Népherchérês. M.) ; pendant onze jours, les eaux du Nil avaient roulé du miel. Enfin on prétendait que le huitième, Nofer-ka-Sokar (Sésô-chris. M.) avait été un géant. Nous possédons quelques monuments de sculpture que l’on peut attribuer aux derniers règnes de cette dynastie : d’abord le tombeau d’un haut fonctionnaire appelé Tahout-hotpou, qui a été découvert dans la nécropole de Saqqarah, où se déposaient les morts de la grande cité de Memphis ; puis trois statues debout, en pierre calcaire, représentant un autre fonctionnaire du nom de Sépa, sa femme et un de ses fils, dont s’enorgueillit le musée du Louvre. En les étudiant, on y remarque une rudesse et une indécision de style qui montrent qu’à la fin delà n° dynastie, l’art égyptien cherchait sa voie et n’était encore qu’imparfaitement formé. Les hiéroglyphes et les figures, dit A. Mariette, sont en relief plus vigoureux qu’ils ne le seront par la suite. Les figures sont trapues, ébauchées à grands coups plutôt que finies. Les hiéroglyphes sont comme en désordre ; les formes inconnues et inusitées y sont communes ; ils sont lourds, espacés, gauchement ajustés. On n’a pas su les proportionner les uns avec les autres, ni avec les figures qui les accompagnent. Les personnages ont la paupière inférieure bordée d’une bande verte. En ce qui regarde la langue et l’écriture, on n’en saurait trop rien dire, vu le petit nombre d’exemples dont nous disposons. Cependant certaines formules, qui bientôt seront banales, semblent être inconnues. La phraséologie est brève. Il y a un moins fréquent usage du phonétisme. Les charges attribuées au défunt sont souvent propres à cette époque et intraduisibles. Tout, dans l’écriture aussi bien que dans la sculpture, présente quelque chose qui dépayse l’œil. Les morceaux les plus caractéristiques et, sans contredit, les plus remarquables de la sculpture de la fin de la IIe dynastie ou du commencement de la IIIe, avec son accent encore primitif et son énergie déjà unie à une savante finesse, sont les panneaux de bois découverts dans le tombeau d’un personnage du nom de Hosi et conservés au Musée de Boulaq. Nous en insérons ici le dessin. Le type de la tête du défunt est remarquable en ce qu’il est plutôt sémitique qu’égyptien, tel du moins que nous apparaît d’ordinaire la race de Miçraïm. Les traits sont durs, le profil fortement aquilin, les maxillaires très accusés, les pieds bien cambrés. Seraient-ce là les caractères du type spécialement propre à quelqu’une des tribus dont la fusion donna naissance au peuple égyptien ? Ou bien Hosi appartenait-il à une famille d’origine étrangère, venue de la Palestine ou de l’Arabie Pétrée s’établir et se naturaliser en Égypte ? On ne saurait le dire, faute de points de comparaison suffisants. En tous cas, il faut noter l’agencement exceptionnel des ustensiles du métier de scribe, que le personnage ici représenté tient dans sa main. On ne le revoit pas plus tard. Avec le dernier roi de la IIe dynastie s’éteignit probablement la famille de Mena. Elle avait régné cinq siècles et demi, et accompli durant cet intervalle une œuvre qui n’était ni sans gloire ni sans difficulté. Mena avait réuni sous son autorité toutes les tribus qui habitaient la vallée du Nil ; mais leur fusion en un seul peuple ne pouvait être l’œuvre d’un seul règne. Les princes des nomes, réduits à la condition de gouverneurs héréditaires, durent s’habituer difficilement à leur vasselage et saisirent sans doute tous les prétextes de révolte que leur offrirent la cruauté ou la faiblesse de certains rois. Il est très probable que plusieurs d’entre eux réussirent à regagner leur indépendance et même à établir des dynasties collatérales qui disputèrent le pouvoir suprême à la famille régnante et parfois la réduisirent à une impuissance momentanée. Les descendants de Mena finirent par triompher de ces résistances et par s’imposer au pays entier. Les princes des nomes pliés à l’obéissance devinrent les grands dignitaires de la cour pharaonique et les premiers officiers du roi ; les tribus se mêlèrent et se fondirent d’Abou jusqu’à Adhou, d’Éléphantine au Delta. Mena avait fondé un royaume d’Égypte ; ses successeurs des deux premières dynasties formèrent une nation égyptienne[6]. Après l’extinction de la lignée thinite, une dynastie originaire de Memphis, delà capitale même, saisit le pouvoir ; c’est la troisième, à laquelle on attribue 214 ans de durée. Le premier de ses rois, Nebka (Néchérôphês. M.) réprima la révolte des tribus libyennes de l’occident du Delta, en profitant de l’effroi qu’une éclipse de lune répandit clans leurs rangs. Le second, Tsesar-teta (Tosor-thros. M.), passait pour s’être spécialement occupé de la médecine, de l’écriture et de l’art de la taille des pierres. L’avant-dernier, Snéfrou (Séphouris. M.) porta ses armes avec succès au delà des limites de l’Égypte. Il réprima les brigandages des nomades du désert asiatique, qui harcelaient la frontière orientale de la. Basse-Égypte. Pour les empêcher de recommencer leurs déprédations, il garnit toute cette frontière d’une série de forteresses, dont une au moins, celle de Schê-Snéfrou, subsistait encore sous la XIIe dynastie. Poussant plus loin ses entreprises, il pénétra jusqu’au fond de la péninsule du Sinaï et soumit à la monarchie égyptienne le peuple d’Anou qui l’habitait, conquête commémorée par un bas-relief triomphal qui subsiste encore dans cette contrée, sur les rochers de Ouady-Magarah. Snéfrou y organisa l’exploitation des mines de cuivre et de turquoises qui faisaient la richesse de cette partie de l’Arabie Pétrée, et qui continuèrent à appartenir à l’Égypte pendant toute la durée de l’Ancien Empire. Des indices d’une haute valeur donnent lieu de penser que Snéfrou fut le roi qui la sépulture sous la pyramide imposante, et toujours inviolée, de Meïdoum (l’antique Méri-Toum), auprès de l’entrée du Fayoum. Le tombeau d’un des grands officiers de ce roi, nommé Amten, a été découvert Saqqarah et transporté au musée de Berlin. L’art y est plus avancé que dans les œuvres de la IIe dynastie, mais cependant il n’a pas encore atteint sa perfection. Les représentations de cette tombe nous font pénétrer dans la vie intime de l’époque où elle fut construite. Elles nous montrent la civilisation égyptienne aussi complètement organisée qu’elle l’était au moment de la conquête des Perses ou de celle des Macédoniens, avec une physionomie complètement individuelle et les marques d’une longue existence antérieure. Les habitants de la vallée du Nil n’ont plus seulement les quelques espèces d’animaux domestiques qu’ils durent amener avec eux dans leur migration ; ils ont réduit en servitude certaines espèces de mammifères indigènes que nous ne connaissons plus qu’à l’état sauvage. Le bœuf, le chien et les palmipèdes sont en leur possession depuis assez longtemps pour que les soins des éleveurs aient déjà pu produire d’assez nombreuses .variétés de chacune de ces espèces. La seule bête de somme est l’âne ; ni le cheval, ni le chameau ne sont encore connus dans l’Égypte. La langue égyptienne est complètement formée avec ses caractères propres et séparée des idiomes congénères. L’écriture hiéroglyphique est ce qu’elle restera plus tard ; elle a déjà développé toutes ses ressources. § 3. — QUATRIÈME ET CINQUIÈME DYNASTIE. AGE DES GRANDES PYRAMIDES. Avec la quatrième dynastie, memphite comme la troisième et qui régna 284 ans, l’histoire s’éclaircit et les monuments se multiplient. C’est l’âge de la construction des trois grandes pyramides de Gizeh — dont deux sont les plus grandes qui existent — élevées par les trois rois Khoufou (le Chéops d’Hérodote et le Souphis de Manéthon), Kha-f-Râ (Chéphrên d’Hérodote, Souphis II de Manéthon) et Men-ké-Râ (Mycérinos d’Hérodote et Menchérês de Manéthon). Khoufou, auquel on attribuait un demi-siècle de règne, fut un monarque guerrier : les bas-reliefs du Sinaï célèbrent ses victoires sur les Anou qui harcelaient les colonies d’ouvriers égyptiens établies pour le travail des mines et des fonderies de cuivre. Mais c’est à sa pyramide qu’il doit d’avoir vu son nom traverser les siècles, assuré de l’immortalité tant qu’il y aura des hommes. Hérodote donne sur la construction de ce gigantesque monument des détails qui, bien, que mêlés à quelques anecdotes puériles, doivent remontera une tradition exacte et authentique. Cent mille hommes qui se relayaient tous les trois mois furent, dit-il, employés pendant trente ans à construire la véritable montagne artificielle dont l’orgueil du roi avait conçu le plan pour abriter sa dépouille, et qui est demeurée la plus prodigieuse des œuvres humaines, au moins,par sa masse. Toute la population du pays se trouvait successivement requise pour cette corvée. Les travaux étaient d’autant plus difficiles que, les i Égyptien s n’ayant à leur disposition que des câbles et des rouleaux, et ne connaissant pas les machines, on devait traînera force de bras les pierres sur des levées en plan incliné, pour les conduire à la hauteur où on voulait. Celle qui servit à mener des carrières de Tourah (l’antique Troufou), sur l’autre rive du Nil, sur le plateau des pyramides, les blocs gigantesques du revêtement extérieur, subsiste encore de nos jours ; elle avait été conservée comme formant h elle seule un monument cligne de l’admiration des générations futures. Les fosses où l’on brassait le mortier sont aussi béantes et étonnent par- eurs proportions ; Les efforts ne durent pas être moins grands pour élever la pyramide de Kha-f-Râ, que le court règne de Râ-doud-ef (Ratoisês. M.)[7] sépara de celui de Khoufou, et même celle de son successeur Men-ké-Râ, bien que la dimension en soit sensiblement inférieure. La science pratique de construction que révèlent ces monuments est immense, et n’a jamais été surpassée. Avec tous les progrès dés connaissances, ce serait même de nos jours, un problème bien difficile à résoudre que d’arriver, comme les architectes égyptiens de la IVe dynastie, à construire, dans une masse telle que celle des pyramides, des chambres et des couloirs intérieurs qui, malgré les millions de kilogrammes qui pèsent sur eux, conservent, au bout de soixante siècles, toute leur régularité première et n’ont fléchi sur aucun point. Les premiers règnes de la IVe dynastie marquent le point culminant de l’histoire primitive de l’Égypte. La splendeur et la richesse intérieure du pays paraissent avoir été immenses sous ces princes, et sont suffisamment attestées par leurs prodigieuses constructions. Les limites de la monarchie allaient jusqu’à la première cataracte ; la capitale était toujours à Man-nofri ou Memphis, et le centre de la vie de l’empire demeurait dans ses environs. Mais les gigantesques travaux des pyramides n’avaient pu s’exécuter qu’au prix d’une monstrueuse oppression ; les corvées avaient accablé le pays d’un insupportable fardeau. Manéthon, Hérodote et Diodore de Sicile se sont faits l’écho de traditions qui prouvent que les princes qui avaient imposé de si rudes obligations à leurs peuples avaient laissé dans la mémoire populaire, à travers les âges, un souvenir odieux. Suivant ces traditions, Khoufou n’aurait pas seulement opprimé les Égyptiens dans les conditions matérielles de leur existence, mais encore fermé les temples et empêché les sacrifices ; se repentant ensuite, il aurait été l’auteur d’un livre religieux tenu en grande estime. Kha-f-Râ aurait suivi l’exemple de la tyrannie et de l’impiété de son prédécesseur, à tel point que tous les deux auraient été>exclus par un jugement populaire des sépultures qu’ils s’étaient préparées si splendides. Men-ké-Râ aurait aussi fait de même au commencement de son règne ; mais bientôt il aurait changé de voie, aurait rouvert les temples et rendu au culte une extrême splendeur. Tout ceci sans doute n’est que de la légende populaire, remplie de traits fabuleux ; par exemple la fermeture des temples sous Khoufou et Kha-f-Râ est formellement démentie par des documents authentiques. Une inscription du musée de Boulaq énumère des temples élevés par Khoufou, des fondations pieuses faites par lui et de splendides offrandes qu’il avait dédiées aux dieux. D’autres textes représentent Khoufou faisant exécuter des travaux au temple de Hathor à Tantarer (Dendérah) et Kha-f-Râ s’occupant des réparations du sanctuaire du grand Sphinx. Il semble que ce soit lui qui ait fait exécuter entre les pattes de ce monstre gigantesque, image d’un dieu, le petit temple à ciel ouvert que refit ensuite Tahout-mès IV, de la XVIIIe dynastie, et qui, de nos jours, a été déblayé une première fois par Caviglia et une seconde par A. Mariette. Les détails que nous possédons sur la cour et la famille de Kha-f-Râ le montrent entouré de personnages sacerdotaux ; sa femme, la reine Meri-sânkh, est prêtresse de Tahout ; son proche parent, le prince Khem-An, exerce le sacerdoce suprême du même dieu à Sesoun, l’Hermopolis des Grecs, dans l’Égypte moyenne. Mais la légende n’en a pas moins un fondement historique réel. Tout semble indiquer que la fin de la IVe dynastie, immédiatement après les princes constructeurs des grandes pyramides, fut un temps de révolutions et de troubles causés par l’oppression précédente. La comparaison de la liste de Manéthon et des monuments de la nécropole de Saqqarah révèle pendant ce temps des compétions violentes. Les splendides statues de Kha-f-Râ en diorite, en granit rose, en albâtre, en basalte, qui décoraient le temple voisin du grand Sphinx, ont été retrouvées en morceaux dans un puits où elles avaient été précipitées dans un mouvement révolutionnaire évidemment très peu postérieur à son règne. Ces statues, du reste, dont les unes le représentent dans la force de l’âge, les autres dans un état de vieillesse avancée, confirment la tradition qui lui attribuait cinquante-six ans de règne. En outre, le souvenir de la piété de Men-ké-Râ, contrastant avec les dispositions moins religieuses de ses prédécesseurs, a dû avoir un point de départ positif. Les documents hiéroglyphiques, bien des siècles avant qu’Hérodote ne recueillît les dires populaires, parlent de la mission que ce roi aurait confiée à son fils, le prince Hor-doudou-f, en le chargeant de parcourir tous les sanctuaires de l’Égypte pour réparer ceux qui menaçaient ruine et y faire des fondations nouvelles. On prétend que c’est au cours de cette mission que fut découvert à Sesoun, dans le temple de Tahout, écrit en bleu sur une dalle d’albâtre, le texte mystique dont on a formé le chapitre LXIV du Livre des morts. Ce texte miraculeusement découvert, et qui dans les temps postérieurs passait chez les scribes égyptiens comme la chose la plus profonde et la plus difficile à interpréter, aurait été publié alors par ordre du roi Men-ké-Râ et aurait pris, dès cette date si prodigieusement élevée, sa place dans la littérature sacrée. Les légendes de ces trouvailles merveilleuses de livres d’une origine surnaturelle et divine étaient fort multipliées chez les Égyptiens, qui les plaçaient généralement sous les premières dynasties. Nous avons déjà signalé celles que l’on disait avoir eu lieu du temps de Hesep-ti. Un traité de médecine, que M. Birch a signalé, est donné comme la copie d’un manuscrit trouvé la nuit, sous le règne de Khoufou, dans le sanctuaire le plus reculé du temple de Deb-Mout. La terre était plongée dans les ténèbres, dit-on, mais la lune brillait de tous côtés sur ce livre. Il fut porté comme une grande merveille à la majesté du roi Khoufou, le véridique (c’est-à-dire le défunt). Dans la pyramide de Men-ké-Râ l’on n’a pas retrouvé seulement son sarcophage de basalte, mais une partie du couvercle du cercueil de bois qui renfermait sa momie. Ces planches fragiles, qui ont traversé tant de siècles et qui portent une prière pour la béatitude éternelle du monarque défunt, sont conservées au Musée Britannique. Un des derniers rois de la IVe dynastie, connu par les tombeaux de Memphis, Ases-ka-f, ne paraît pas avoir trouvé place dans les listes de Manéthon ; mais Hérodote et Diodore de Sicile le vantent sous le nom d’Asychis ou Sasychis. Hérodote lui attribue la construction du portique méridional du temple de Phtah à Memphis et parle de sa pyramide funéraire, bâtie en briques. Diodore le compte parmi les cinq principaux législateurs de l’Égypte. Il raconte qu’il avait rendu une loi sur le prêt, permettant à tout particulier de mettre en gage la momie de son père et donnant au prêteur le droit de disposer du tombeau de l’emprunteur. Au cas où celui-ci mourait insolvable, il ne pouvait obtenir la sépulture pour lui ou pour les siens, ni dans la tombe paternelle ni dans aucune autre tombe. La Ve dynastie fut encore memphite, comme les deux précédentes. Elle se composa de neuf rois, dont on a retrouvé tous les noms sur les monuments et qui occupèrent le trône pendant 248 ans. Leurs règnes paraissent avoir été florissants et paisibles, mais nous n’avons à y signaler aucun prince dont le pouvoir ait été marqué par quelque événement bien saillant. Un bas-relief du musée du Louvre nous fait connaître l’effigie de l’un d’entre eux, nommé Men-kéou-Hor. Le dernier de tous fut Ounas (Onnos. M.), dont la pyramide funéraire a été tout dernièrement ouverte par M. Maspero. Le nom de ce prince se lit aussi, tracé au pinceau par les ouvriers lors de la construction, sur les pierres du vaste monument que l’on connaît dans la nécropole de Saqqarah sous le nom de Mastabat-el-Faraoun. Ce n’est pas une pyramide, mais une tombe du type ordinairement adopté à cette époque pour les particuliers et qui n’en diffère que par ses énormes dimensions. Le type en question est celui que les Arabes d’Égypte désignent par l’appellation de mastabah ; c’est un parallélogramme de pierres aux flancs légèrement inclinés, couronné par une plate-forme et ne s’élevant qu’à la hauteur d’un rez-de-chaussée, dans lequel est ménagée la chapelle, somptueusement décorée, qui servait aux cérémonies du culte funèbre et aux réunions de famille en l’honneur des ancêtres. On a cru d’abord que le Mastabat-el-Faraoun était le tombeau du roi Ounas lui-même ; la découverte de sa pyramide sur un autre point, à côté de celles des souverains de la VIe dynastie, ne permet plus de maintenir cette opinion. Le gigantesque mastabah, d’abord attribué au roi, a dû abriter seulement la dépouille de quelque prince de sa famille ou de quelque très haut fonctionnaire de sa cour. Les monuments privés de la IVe dynastie et de la Ve sont, d’ailleurs, très multipliés. Autour de Memphis, particulièrement à Gizeh et à Saqqarah, la pioche des fouilleurs a rendu à la lumière des hypogées d’un grand nombre de personnages qui tenaient les premiers rangs à la cour de l’une comme de l’autre famille royale. Grâce aux inscriptions de ces tombeaux, la science contemporaine est en état de reconstituer l’almanach royal de l’Égypte sous Khoufou, Kha-f-Râ ou Men-ké-Râ, ainsi que sous les rois de la dynastie qui les suivit. A ces époques si vieilles, la société égyptienne se montre constituée sur un pied tout aristocratique. Il semble que Mena, en établissant la royauté, ait été le chef d’une révolution pareille à celles qui, à plusieurs reprises dans l’Inde antique, soumirent les Brahmanes à la suprématie des Kchatryas ou guerriers. Dans les monuments des dynasties primitives de l’Égypte, nous voyons tout le pouvoir concentré dans les mains d’une caste militaire peu nombreuse, d’une aristocratie qui par certains côtés a l’air composée de conquérants, et à laquelle le peuple est docilement soumis. Les familles de cette aristocratie, en possession du gouvernement héréditaire des nomes dont leurs ancêtres ont dû être princes indépendants, sont toutes apparentées plus ou moins étroitement à la race royale, grâce aux nombreux enfants qui naissaient dans le harem des souverains. Véritables grands feudataires, les membres de ces familles se transmettent de père en fils toutes les fonctions élevées de l’ordre militaire et de l’ordre politique, de même que le gouvernement des provinces. Ils se sont même, comme toutes les vieilles aristocraties du paganisme, emparés du sacerdoce, dont ils font un monopole entre leurs mains. Ce sont constamment des scènes de la vie domestique et agricole qui sont représentées sur les parois de la chambre intérieure des tombeaux memphites de la IVe et de la Ve dynastie. Plus loin, quand nous étudierons les phases successives du développement des croyances égyptiennes sur l’existence d’outre-tombe, nous examinerons si dans ces tableaux on n’a pas voulu retracer des scènes de l’autre vie, conçues d’après le type de la vie terrestre. Mais si une semblable idée a pu s’y attacher, ce n’en sont pas moins des scènes réelles qu’on y a fidèlement reproduites. Nous pénétrons donc, à l’aide de ces représentations, dans tous les secrets de l’existence de féodalité patriarcale que menaient les grands de l’Égypte il y a soixante siècles. Nous visitons les fermes vastes et florissantes, éparses dans leurs domaines ; nous connaissons leurs bergeries où les têtes de bétail se comptent par milliers, leurs parcs où des antilopes, des grues, des oies de toute espèce sont gardées en domesticité. Nous les voyons eux-mêmes, dans leurs élégantes demeures, entourés du respect et de l’obéissance de leurs vassaux, on pourrait presque dire de leurs serfs. Nous connaissons les fleurs qu’ils cultivent dans leurs parterres, les troupes de chant et de ballet qu’ils entretiennent dans leurs maisons pour leur divertissement. Les plus minutieux de leur sport nous sont révélés par leurs tombeaux. Ils se montrent à nous passionnés amateurs de chasse et de pêche, deux exercices dont ils trouvaient autant d’occasions qu’ils pouvaient désirer sur les nombreux canaux dont le pays était sillonné dans tous les sens. C’est encore pour le compte des hauts personnages de l’aristocratie que de grandes barques aux voiles carrées, fréquemment figurées dans les hypogées, flottaient sur le Nil, instruments d’un commerce dont tout révèle l’extrême activité. L’art, dans ces monuments de la quatrième et de la cinquième dynastie, atteint le plus remarquable degré de perfection. Il est tout entier dans la voie du réalisme ; il s’efforce avant tout de rendre la vérité de la nature, sans chercher aucunement à l’idéaliser. Le type des hommes y a quelque chose de plus trapu et de plus rude que dans les œuvres des écoles postérieures ; les proportions relatives des diverses parties du corps y sont moins exactement observées, les saillies musculaires des jambes et des bras rendues avec trop d’exagération. Mais il y a également dans les sculptures des tombes memphites primitives une élégance de composition, une naïveté et une vérité de mouvement, une vie dans toutes les figures, que les lois hiératiques et immuables du canon des proportions firent disparaître plus tard, tandis que sur d’autres points l’art se perfectionnait. Dans ce premier développement, complètement libre, de l’art égyptien, quelque imparfait qu’il fût, il y avait les germes de plus encore que l’Égypte n’a donné dans ses plus brillantes époques. Il y avait la vie, que les entraves sacerdotales étouffèrent ensuite. Si les artistes pharaoniques en avaient gardé le secret, alors qu’ils acquirent ces incomparables qualités d’harmonie des proportions et de majesté qu’ils possédèrent à un plus haut degré que personne autre dans le monde, ils auraient été aussi loin que les Grecs ; deux mille ans avant eux, ils auraient atteint la perfection absolue de l’art. Mais une partie de leurs qualités natives furent éteintes dès le berceau, et ils demeurèrent incomplets, laissant à d’autres la gloire d’atteindre ce point qui ne sera jamais dépassé. La merveille de la sculpture des dynasties primitives, dans son accent le plus réaliste, est une statue de bois du musée de Boulaq, qui figura à Paris à l’Exposition Universelle de 1867. Elle ne retrace point, comme la majorité des autres figures de la même époque, le type ethnographique que nous avons décrit un peu plus haut et qui est celui du fellah de la haute et surtout de la moyenne Égypte, maigre, nerveux, comme desséché par le soleil dévorant sous lequel il vit. Nous y retrouvons, au contraire, l’habitant des villages du Delta, tel qu’il est encore aujourd’hui, avec son type fin et rond, sa physionomie intelligente, sa complexion un peu lymphatique, qui tourne facilement à l’obésité dans la vie tranquille d’un gros propriétaire ou d’un employé du gouvernement. L’imitation de la nature y est telle que les ouvriers de Mariette et les habitants du village de Saqqarah, lorsqu’elle fut rendue à la lumière, baptisèrent immédiatement cette figure du nom de Scheikh-el-beled, à cause de sa ressemblance inouïe avec le scheikh-el-beled ou maire actuel de Saqqarah ; ils avaient peine ù croire que ce n’en fût pas le portrait. Cette statue de bois n’a pas d’inscription ; mais nous savons, par les légendes du tombeau dans lequel elle a été découverte, qu’elle représente un individu du nom de Râ-em-ka. Ce personnage fut un homme de quelque importance sous plusieurs règnes de la Ve dynastie ; il remplit des emplois nombreux et élevés, et fut, entre autres, gouverneur de plusieurs provinces. Le sculpteur l’a figuré debout, se promenant gravement, le bâton à la main, dans quelqu’un de ses domaines ou dans une ville de son gouvernement, avec l’importance d’un haut administrateur et cette majesté tranquille qui est le propre des Orientaux. Il a de cinquante à soixante ans ; ses cheveux sont courts, et sa schenti, comme il convient à un homme qui a passé l’âge des prétentions à l’élégance, est assez longue pour former une sorte de jupon, ramené sur le devant en plis bouffants. Tout dans cette œuvre si remarquable est individuel et copié fidèlement sur la nature vivante. De dos comme de profil ou de face, c’est un portrait saisissant de réalité ; l’artiste ne s’est pas borné à reproduire les traits du visage de son modèle, mais aussi sa démarche et ses habitudes de corps. Le modelé du torse est une merveille ; c’est celui d’un homme qui engraisse en vieillissant et dont les chairs commencent à s’affaisser avec l’âge. Mais c’est surtout la tête qu’on né saurait se lasser d’admirer ; c’est un prodige de vie. La bouche, animée par un léger sourire, semble au moment de parler ; les yeux ont ce même regard, si vrai qu’il inquiète, que l’on observe aussi dans le scribe accroupi du musée du Louvre, autre statue de la même époque et presque de la même valeur[8]. Une enveloppe de bronze, qui représente les paupières, enchâsse l’œil proprement dit, formé d’un morceau de quartz blanc opaque avec quelques légères veines rosés, au centre duquel un morceau rond de cristal de roche, à la surface un peu bombée, représente la prunelle. Au centre et sous le cristal est fixé un clou brillant, qui détermine le point visuel et produit ce regard si étonnant, qui semble celui de la vie. La statue colossale assise de Kha-f-Râ, en diorite, que possède également le musée de Boulaq, est d’un siècle environ plus ancienne que cette figure de bois. C’est une sculpture d’une rare puissance, remarquable par la largeur de son exécution. C’est bien ainsi que l’imagination se représente les orgueilleux constructeurs des pyramides. Le roi est assis sur son trône avec la gravité majestueuse d’un homme qui se croit dieu ; l’épervier divin étend ses ailes derrière sa tête, pour le protéger et comme pour l’animer de son souffle. Comparée à la figure de bois dont nous la rapprochons, cette statue présente, certaines marques d’archaïsme. L’art n’y est pas encore parvenu au même degré de perfection ; mais si l’on tient compte de la différence qui devait exister entre une image royale et l’effigie d’un simple particulier représenté dans les habitudes ordinaires de sa vie, surtout chez un peuple qui considérait le souverain comme une manifestation de la divinité sur la terre, il est facile de reconnaître que l’art qui a produit la statue de Kha-f-Râ était déjà dans la même voie que celui qui a donné naissance un peu plus tard à la statue du fonctionnaire Râ-em-ka. La nature de la matière travaillée a forcé à simplifier l’exécution, à procéder par plus grands plans, à sacrifier un certain nombre de détails. Mais c’est toujours la même tendance à reproduire la réalité de la nature sans chercher à l’idéaliser. La roche dans laquelle cette statue a été taillée est plus dure que le porphyre. En la regardant, l’esprit est effrayé de la patience inouïe qu’il fallait pour méfier à fin le travail d’un pareil colosse dans un bloc de diorite ; une vie de sculpteur devait s’y user tout entière. Du reste, un tombeau inachevé du temps de la iv dynastie, que M. Lepsius a fait transporter au musée de Berlin, nous initie aux secrets les plus intimes de la manière de procéder des artistes égyptiens de ces âges si antiques. Chez aucun autre peuple le système de la division du travail n’a été appliqué dé la même manière aux productions des arts. Sur la paroi que l’on voulait décorer, afin d’obtenir des proportions aussi justes que possible, on commençait par tracer légèrement au crayon des lignes régulières se coupant à angle droit et formant des carrés d’égale dimension. Dans ces carrés, l’artiste qui dirigeait le travail marquait les points où devaient passer les traits principaux des figures. Un de ses aides ou de ses élèves dessinait alors la composition au crayon rouge, et, après ce travail, une main plus sûre et plus habile rectifiait le trait et l’arrêtait définitivement au pinceau. C’est seulement alors que commençait l’œuvre des sculpteurs, qui entaillaient la pierre en suivant les contours du dessin tracé sur la muraille, et modelaient en relief dans le creux les figures indiquées d’abord au simple trait. Dans l’ornementation des portes des hypogées de la IVe et de la Ve dynastie et des sarcophages que l’on y rencontre quelquefois, on remarque un style d’architecture tout particulier et différent de celui qu’offriront les monuments d’époques moins reculées, style qui paraît caractéristique de l’âge des pyramides. Dans ce système d’architecture, toute la décoration consiste dans l’agencement de bandes horizontales et verticales étroites, à surface convexe. C’est l’imitation de bâtiments construits en bois légers, comme ceux du sycomore et du palmier, les deux arbres principaux de l’Égypte, dont on n’aurait pas même équarri les troncs pour les employer. De même, le plus souvent, dans ces tombeaux, la chambre sépulcrale est couverte par des poutres de pierre, arrondies de manière à reproduire l’aspect de troncs de palmiers. Ainsi les Égyptiens n’avaient pas commencé, comme on l’a cru si longtemps, par mener la vie de troglodytes ou d’habitants de cavernes. Leurs plus anciens édifices ont été des constructions de bois, élevées dans le milieu de la vallée du Nil ; et dans les premiers hypogées qu’ils ont creusés au flanc de la chaîne Libyque, ils ont copié le style et la disposition de ces constructions légères, dont le type est toujours demeuré celui de leurs habitations. Mais nous n’avons pas seulement des monuments de ces âges auxquels on croirait volontiers que l’humanité tout entière aurait dû être encore dans un état de complète barbarie. Nous avons aussi des livres tracés sur de fragiles feuillets de papyrus, à qui le climat miraculeusement conservateur de l’Égypte a permis de traverser plusieurs milliers d’années et de parvenir intacts jusqu’à nous. La littérature était déjà développée à Memphis au temps des constructeurs des pyramides, et un des tombeaux dé Gizeh est celui d’un bibliothécaire royal de la VIe dynastie. Il est assez difficile de croire à l’authenticité des traités de médecine qui, dans des copies d’une date bien postérieure, nous sont présentés comme découverts sous Hesep-ti ou Khoufou ; car les livres pseudépigraphes ont pullulé en Égypte, et on cherchait généralement à y donner aux écrits scientifiques l’autorité d’une extrême ancienneté. Mais le Papyrus Prisse, conservé à la Bibliothèque Nationale de Paris, nous offre une copie peut-être contemporaine, et qui tout au moins ne peut pas être plus récente que le commencement de la XIIe dynastie., d’un livre composé sous l’avant-dernier roi de la Ve dynastie, Assa Tat-ké-Râ (Tanchérês. M), par un vieillard de sang royal nommé Phtah-hotpou. Il a cherché à y utiliser les loisirs de son grand âge, dont il décrit les misères en termes énergiques : Quand la vieillesse se produit, l’impuissance arrive et la faiblesse enfantine vient à nouveau. Le vieillard reste couché, souffrant, chaque jour ; les deux yeux se rapetissent, les deux oreilles se resserrent, la force s’use : plus de joie du cœur. La bouche se tait ; elle ne parle plus. Le cœur s’obscurcit ; il ne se rappelle plus hier. Les os souffrent à leur tour. Le bon tourne en mauvais ; le goût s’en va tout à fait. La vieillesse rend un homme misérable en toutes choses ; le nez se bouche, il ne respire plus. C’est fatigue égale de se tenir debout ou de s’asseoir. Dans ces conditions, ce qu’un vieillard a de mieux à faire, c’est de puiser dans le trésor de sa longue expérience pour l’instruction des générations futures. Instruit dans les paroles du passé, il fera l’étonnement des enfants des grands ; ce qu’on entendra près de lui pénétrera, car ce sera justesse de cœur. On ne se rassasiera jamais de ce qu’il dira. Le livre est une sorte de code de la civilité puérile et honnête, un traité de morale toute positive et pratique, apprenant la manière de se guider dans le monde, qui ne s’élève pas jusqu’à une sphère plus haute que les livres de Koung-tseu (Confucius) à la Chine. On parle beaucoup aujourd’hui de morale indépendante. Nous engageons les adeptes de ce beau système à méditer le vieux livre égyptien. Ce sont juste les préceptes qu’il leur faut. Ils n’y trouveront aucune trace de cette doctrine chrétienne du renoncement et du sacrifice qui leur paraît si déplorable, mais seulement des règles pour respecter l’ordre établi de police sociale et pour faire rapidement son chemin dans le monde, sans gêner aucune de ses passions, ou, comme disent les partisans du système, aucun des instincts de la nature. La base première de la morale et du bon ordre, pour le prince Phtah-hotpou, est l’obéissance filiale, étendue aux rapports avec le gouvernement, qu’il considère comme investi d’une véritable autorité paternelle. Le fils qui reçoit la parole de son père, y est-il dit, deviendra vieux à cause de cela.... L’obéissance d’un fils envers son père, c’est la joie.... Il est cher à son père et sa renommée est dans la bouche des vivants qui marchent sur la terre. Le rebelle voit la science dans l’ignorance, les vertus dans les vices ; il commet chaque jour avec audace toute sorte de fraudes, et en cela il vit comme s’il était mort. Ce que les sages savent être la mort, c’est sa vie de chaque jour ; il avance dans ses voies, chargé d’une foule de malédictions. La récompense de celui qui observe ces préceptes est placée ici-bas : c’est une longue vie et la faveur du prince. Le fils docile sera heureux par suite de son obéissance ; il vieillira, il parviendra à la faveur. L’auteur se cite lui-même en exemple : Je suis devenu ainsi un ancien de la terre ; j’ai parcouru cent dix ans de vie avec la faveur du roi et l’approbation des anciens, en remplissant mon devoir envers le roi dans le lieu de sa faveur. Voici maintenant ses conseils pour le mariage : Si tu es sage, munis bien ta maison ; aime ta femme sans querelles, nourris-la, pare-la, c’est le luxe de ses membres. Parfume-la, réjouis-la le temps que tu vis : c’est un bien qui doit être digne de son possesseur. Ne sois pas brutal. Un autre traité, contenu dans le même manuscrit et dont il ne reste, plus que quelques pages, était encore plus ancien, puisqu’il avait été composé par un auteur du nom de Kaqimma, au temps de l’avènement du roi Snéfrou, de la IIIe dynastie. C’était un recueil d’apophtegmes du genre de celui qui, dans la Bible, est attribué au roi Schelomoh (Salomon). En voici quelques maximes : Le bonheur fait trouver toute place bonne ; un petit échec suffît pour avilir un très grand homme. — La bonne parole luit plus que l’émeraude que la main des esclaves trouve parmi les cailloux. — Le savant est rassasié de ce qu’il sait ; bon est le lieu de son cœur ; agréables sont ses lèvres. § 4. — DE LA SIXIÈME DYNASTIE A LA ONZIÈME. ÉCLIPSE TEMPORAIRE DE LA CIVILISATION ÉGYPTIENNE. A la mort du dernier roi de la Ve dynastie, une famille nouvelle parvint au trône. Manéthon la dit originaire d’Éléphantine, en égyptien Abou ; mais il paraît avoir ici commis une confusion, et tout indique que la véritable patrie d’origine de la VIe dynastie était Aboud, l’Abydos des Grecs, où ses princes eurent leur résidence favorite, sans pourtant abandonner tout à fait Man-nofri, la capitale des rois antérieurs depuis Mena. Le premier roi de cette nouvelle maison, Ati (Othoês. M.), fut, dit Manéthon, assassiné par ses gardes au bout de trente ans de règne. Une partie de son pouvoir dut être en effet remplie par des troubles, car les monuments nous montrent contre lui deux compétiteurs, maîtres de Memphis, tandis qu’il l’était de la haute Égypte, lesquels pourraient bien être descendus de la race précédente, Téta et Ouser-ké-Râ. Mais son fils et son successeur, Meri-Râ Papi (Phips. M), fut un des rois les plus glorieux et les plus puissants. Il posséda sous son sceptre toute la contrée, car on a trouvé de ses monuments dans foutes les parties de l’Égypte, depuis Syène jusqu’à Tanis. Comme Khoufou, Papi Ier fut un roi guerrier. A cette époque, les cataractes du Nil (surtout la seconde, celle de Ouady-Halfa) n’offraient pas comme maintenant, par suite d’une élévation plus grande du niveau de cette partie supérieure du fleuve, un insurmontable obstacle à la navigation, et vers le sud, la frontière de l’Égypte était ouverte aux incursions des Oua-oua, des Am-am, des Tomam, des Kaaou et d’autres peuplades remuantes de nègres. Papi réduisit ces ennemis à l’obéissance et en incorpora les guerriers par milliers dans l’armée qu’il envoya combattre les Herou-scbâ, peuple assez nombreux qui habitait le désert entre la basse Nubie et la mer Rouge. Leur pays correspondait donc à celui des Bischaris actuels, qui paraissent leurs descendants. Cinq expéditions successives promenèrent la dévastation sur le territoire des Herou-schâ, écrasèrent ce peuple, en réduisirent une grande partie en esclavage et le mirent pour longtemps hors d’état de donner des inquiétudes à l’Égypte. Les armes du pharaon se tournèrent ensuite contre les barbares qui venaient de s’établir dans le pays de Takhebâ, au nord des Herou-schâ et toujours entre la vallée du Nil et la mer Rouge. Ils furent anéantis, et c’est sans doute à la suite de cette guerre que Papi fit ouvrir la route par laquelle on va, au travers du désert, de Qéneh dans la Haute-Égypte au port de Qoçéyr, y établit des stations et y fit créer des puits pour abreuver les caravanes. Les récits de ces guerres, inscrits sur des monuments contemporains, ont une importance capitale pour l’histoire des migrations des peuples. Car les nègres y sont représentés comme venant toucher immédiatement la frontière méridionale de l’Égypte, et on n’y trouve aucune trace des Éthiopiens Kouschites, que tous les témoignages postérieurs nous montrent occupant précisément cette partie de la vallée du Nil, après avoir rejeté les nègres plus au sud. Lorsque la VIe dynastie dominait en Égypte, la race ‘hamitique de Kousch n’était donc pas encore venue s’établir en Afrique, où elle dut pénétrer en franchissant la mer Rouge. Mais les Herou-Schâ et les barbares nouvellement arrivés dans le pays de Takhebâ constituaient probablement l’avant-garde de ce mouvement de peuples d’origne asiatique. Au nord, Méri-Râ Papi reprit sur les Amou ou nomades sémitiques les établissements miniers du Sinaï, que ses prédécesseurs avaient perdus, et s’en assura la possession par de brillantes victoires. A l’intérieur, le pays fut prospère et bien administré. On fît beaucoup pour l’agriculture et pour les travaux publics. Une ville nouvelle fut fondée dans le district qu’on appelle aujourd’hui le Fayoum. Le temple de Hathor à Tanterer (Dendérah), construit une première fois dans la période des Schesou-Hor, fut magnifiquement rebâti sur les plans primitifs, que l’on parvint à retrouver. Papi Ier accomplit toutes ces grandes choses pendant un règne d’une vingtaine d’années, en partie grâce cà la collaboration de son habile ministre Ouna, d’abord page du roi Téta, personnage dont la tombe a été retrouvée par Mariette à Abydos et dont l’inscription funéraire nous fournit les renseignements les plus détaillés sur son époque. Il demeura à la tête de l’administration sous Month-em-sa-f Ier (Méthésouphis. M.), fils de Papi, et reçut alors le titre nouveau, spécialement créé pour lui-, de prince gouverneur des pays du sud depuis Eléphantine jusqu’à la naissance du Delta. Son épitaphe, du reste, ne mentionne sous ce nouveau règne que les grands travaux de la construction de la pyramide que le roi, suivant l’usage, se faisait élever de son vivant, et le transport fort difficile de l’énorme bloc de granit, tiré des carrières de Syène, qui devait y former le sarcophage. La découverte et l’ouverture de cette pyramide, située à côté de celle de son père Méri-Râ Papi sur un plateau du désert à l’ouest de Saqqarah, a été le dernier fruit des recherches d’Auguste Mariette, bien peu de jours avant sa mort. Les chambres funéraires de l’un et de l’autre monument, aux parois couvertes de longues inscriptions du plus grand intérêt pour la connaissance des doctrines de l’Ancien Empire sur l’autre vie, sont d’une conservation parfaite, bien qu’ayant été, dans l’antiquité, violées et dépouillées des trésors mobiliers qui devaient y avoir été déposés. Au bout de peu d’années de règne, Month-em-sa-f Ier mourut et eut pour successeur son frère cadet, Papi II, surnommé Nofer-ka-Râ (Phiops. M). Celui-ci présenta le phénomène, unique dans l’histoire, d’un règne séculaire, sur les événements duquel nous ne savons, d’ailleurs, presque rien, si ce n’est que dans la onzième année les troupes égyptiennes eurent à repousser les barbares asiatiques, qui menaçaient de nouveau les exploitations des mines de cuivre du Sinaï. Le nombre et la beauté des tombeaux où on lit le cartouche de Papi II semblent attester que, pendant une partie au moins de son règne si long, l’Égypte resta paisible et prospère. Mais immédiatement après, et peut-être même déjà dans les dernières des cent années de ce prince, les troubles et les discordes civiles éclatèrent avec une violence et une gravité que l’Égypte ne leur avait pas encore vues. Month-em-sa-f II (Menthésouphis. M.), successeur de Nofer-ka-Râ Papi, fut assassiné au bout d’un an seulement de règne. Sa sœure Nit-aqrit, la Nicrotis des grecs, dont le nom signifie Nil victorieux, saisit les rênes du gouvernement. Manéthon l’appelle la belle aux joues roses, et il est d’accord avec Hérodote pour vanter, d’après les traditions sacerdotales, sa sagesse ainsi que sa beauté. Elle lutta énergiquement contre l’esprit de révolution qui tendait à diviser le pays et qui gagnait jusqu’à la capitale. En même temps, pendant un règne de douze ans troublé par les plus violentes agitations, Nir-aqrit répara ou plutôt acheva les travaux de la troisième pyramide de Gizeh, et l’on croit qu’elle la destina à sa propre sépulture, sans néanmoins s’approprier la salle funèbre de Men-kê-Râ. Elle semble avoir été obligée par les circonstances de ménager pendant une partie de son règne les meurtriers de son frère, mais elle méditait toujours d’en tirer vengeance ; un jour elle les attira dans une galerie souterraine, et pendant les joies d’un repas, les eaux du Nil, introduites secrètement, les y noyèrent tous. Mais bientôt elle-même fut obligée de se donner la mort, pour échapper aux représailles de leurs partisans. Nit-aqrit fut la dernière de sa dynastie. L’histoire, si cruellement mutilée qu’elle soit pour l’époque suivante, induit à croire du moins que l’Égypte entre alors dans une longue série de déchirements, de démembrements et d’affaissement politique. La vu6 dynastie compta, suivant un récit, cinq rois en moins de trois mois ; et suivant une autre tradition, plus expressive encore, soixante-dix rois en soixante-dix jours. Les fragments de Manéthon parlent ensuite d’une VIIIe dynastie, toujours memphite, qui aurait eu vingt-sept rois en 146 ans. Les lambeaux du Papyrus de Turin enregistrent après Nit-aqrit une série de princes dont les règnes n’ont que de un à quatre ans. Suivant Manéthon, cette longue période d’agitations et de luttes incessantes eut pour résultat l’avènement d’une dynastie d’origine héracléopolitaine. Hà-khnen-souten[9] (la Demeure de l’enfant royal), l’Héracléopolis des Grecs, dit M. Maspero, était l’une des villes les plus anciennes et les plus riches de l’Égypte. Située au cœur même de l’Heptanomide, à trente lieues environ au sud de Memphis, elle s’élevait dans une île assez considérable formée par le Nil à l’orient, par le grand canal qui longe le pied de la montage Libyque, à l’occident. Fondée, aux temps antéhistoriques, autour de l’un dés sanctuaires les plus vénérés du pays, elle n’avait pas encore de rôle historique, lorsqu’un de ses princes dont le nom nous est arrivé sous la forme grecque Achthoês, la tira de son obscurité et parvint à lui donner la prééminence qui avait si longtemps appartenu à Memphis. Il fut, selon Manéthon, le plus cruel de tous ceux qui avaient régné jusqu’alors et commit beaucoup de crimes. Il finit par être frappé de démence et mis en pièces par un crocodile. Après sa mort, Héracléopolis, devenue pour un temps ville dominante, produisit successivement deux dynasties, la IXe et la Xe. Les fragments du Papyrus de Turin, la deuxième rangée supérieure de la Table d’Abydos, le canon d’Ératosthène, nous ont conservé sans doute quelques-uns des noms de cette époque. L’absence complète de monuments originaux ne nous permet point de classer et de répartir entre les dynasties les rois dont les cartouches plus ou moins mutilés sont ainsi parvenus jusqu’à nous. Réussirent-ils à étendre leur autorité sur toutes les régions comprises entre la première cataracte et les côtes de la Méditerranée, ou ne possédèrent-ils qu’une partie du pays ? C’est là une question à laquelle il est impossible de répondre dans l’état actuel de la science. On voit seulement que les derniers d’entre eux, après avoir lutté vainement contre la révolte des provinces du midi, finirent par succomber sous l’effort des princes thébains qui forment la XIe dynastie de Manéthon. L’art de l’Ancien Empire avait atteint son apogée sous la VIe dynastie. C’est dans les tombes exécutées alors que l’on trouve ces belles statues élancées, au visage rond, à la bouche souriante, au nez fin, aux épaules larges, aux jambes musculeuses, dont le musée du Louvre possède, nous l’avons déjà dit, un des plus remarquables échantillons dans la figure d’un scribe accroupi que l’on a placée au centre d’une des salles du premier étage. Mais à dater des troubles civils dans lesquels périt Nit-aqrit, une éclipse subite et jusqu’à présent inexplicable se produit dans la civilisation égyptienne. De la fin de la VIe dynastie au commencement de la XIe Manéthon compte quatre cent trente-six ans, pendant lesquels les monuments sont absolument muets. L’Égypte semble alors avoir disparu du rang des nations, et quand ce long sommeil se termine, la civilisation paraît recommencer à nouveau sa carrière, presque sans tradition du passé. L’empire des pharaons, durant cet intervalle de nuit absolue, subit-il quelque invasion inconnue à l’histoire, et les listes de Manéthon ne tiennent-elles compte alors que des familles légitimes et indigènes, reléguées dans leur capitale ? Sans doute, quand il s’agit de l’Égypte, l’idée d’une invasion doit être plus qu’autre part facilement admise. Par sa position géographique et parles inépuisables ressources de son sol, cette contrée a toujours attiré les convoitises de ses voisins. Il est à noter d’ailleurs qu’en comparant les squelettes tirés des tombeaux antérieurs à la VIe dynastie et des momies postérieures à la XIe, on observe dans la forme des crânes des différences assez sensibles pour donner à croire que la population a dû être dans l’intervalle profondément modifiée par l’introduction d’un élément nouveau. Mais quand les preuves monumentales font absolument défaut, il serait téméraire d’affirmer que l’éclipse soudaine qui se manifeste dans la civilisation de l’Égypte, immédiatement après la VIe dynastie, n’eut pas uniquement pour cause une de ces crises de défaillance presque inexplicables, par lesquelles la vie des nations comme celle des hommes est quelquefois traversée. La décadence absolue qui se produit alors est seule positive, et la première civilisation de l’Égypte finit avec la VIe dynastie pour renaître plus tard. Ainsi se termine la période de dix-neuf siècles à laquelle le nom d’Ancien Empire a été donné par les savants modernes. Le spectacle qu’offre alors l’Égypte, dit A. Mariette dans son excellente histoire de ce pays, est bien digne de fixer l’attention. Quand le reste de la terre est encore plongé dans les ténèbres de la barbarie, quand les nations les plus illustres qui joueront plus tard un rôle si considérable dans les affaires du monde sont encore à l’état sauvage, les rives du Nil nous apparaissent comme nourrissant un peuple sage et policé, et une monarchie puissante, appuyée sur une formidable organisation de fonctionnaires et d’employés, règle déjà les destinées de la nation. Dès que nous l’apercevons à l’origine des temps, la civilisation égyptienne se montre ainsi à nous toute formée, et les siècles à venir, si nombreux qu’ils soient, ne lui apprendront presque plus rien. Au contraire, dans une certaine mesure, l’Égypte perdra ; car à aucune époque elle ne bâtira des monuments comme les pyramides. Les prêtres égyptiens avaient donc bien le droit de dire à Solon, quand il visitait leurs sanctuaires : Vous autres Grecs, vous n’êtes que des enfants. |
[1] Maspero.
[2] Maspero.
[3] Chacune de ces deux divisions du pays était symbolisée par une coiffure royale différente, la couronne blanche pour la Haute-Égypte, et la couronne rouge pour la Basse-Égypte, coiffures dont la réunion formait le skhent, qui était l’insigne de la possession du nord et du sud parle monarque.
[4] Maspero.
[5] C’est ainsi que nous indiquons les formes données pour les noms royaux dans les listes de Manéthon.
[6] Maspero.
[7] Ce nom est légèrement déplacé dans les listes grecques de Manéthon, telles qu’elles sont parvenues jusqu’à nous.
[8] Les deux statues de Râ-botpou et de sa femme, découvertes à Meïdoum, sont encore à placer au même rang parmi les chefs-d’œuvre de l’art des dynasties primitives.
[9] Ou Ha-khnen-sou.