Les origines, les races et les langues

 

LIVRE PREMIER — LES ORIGINES

CHAPITRE III — VESTIGES MATÉRIELS DE L’HUMANITÉ PRIMITIVE

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

§ 1. — L’HOMME DES TEMPS GÉOLOGIQUES.

Nous avons écouté jusqu’à présent la grande voix de l’humanité racontant, dans la tradition sacrée et dans la tradition profane, les souvenirs qu’elle avait gardés de ses premiers âges. Il nous faut maintenant aborder un tout autre ordre d’informations, pour essayer de compléter les renseignements que l’on peut grouper dans l’état actuel sûr l’existence primitive de l’homme. Ce sont désormais les pierres qui vont parler. Nous demanderons aux couches constitutives de notre sol les secrets qu’elles cachent dans leur sein ; nous examinerons soigneusement les vestiges matériels qu’a laissés le passage des populations, antérieures à toute histoire. Et nous pourrons ainsi placer, à côté des faits généraux transmis par la tradition, de nombreux détails sur la vie des premiers hommes, ainsi que sur les phases successives de leurs progrès matériels.

Il s’agit là d’une science toute nouvelle, qui n’a pas encore plus d’un quart de siècle d’existence et qu’on a appelée l’archéologie préhistorique. Comme toutes les sciences qui. en sont encore à leurs débuts, elle est très orgueilleuse ; elle prétend, du moins dans la bouche d’une partie de ses adeptes, bouleverser la tradition, en réduire à néant l’autorité et expliquer à elle seule tout le problème de nos origines. Ce sont là des prétentions bien hardies et qui ne se réaliseront jamais. Sans viser si haut, la science nouvelle, dans les vraies limites de ce qui lui est possible, a déjà un rôle assez considérable et assez brillant à remplir pour pouvoir s’en contenter. Combler avec certitude les énormes lacunes de la tradition, en éclaircir les données obscures au moyen de faits positifs, scientifiquement constatés, c’est là ce qu’elle doit faire un jour et ce qu’elle a déjà fait en partie. L’archéologie préhistorique, au reste, n’est encore qu’imparfaitement constituée ; elle présente de grandes canules, des problèmes jusqu’à présent dépourvus de solution. L’esprit de système s’y est trop souvent donné carrière, et bien des savants se sont hâtés d’y échafauder des théories avant d’avoir mené assez loin les observations. Enfin tous les faits de cette science ne sont pas établis d’une manière parfaitement certaine.

Mais malgré ces imperfections, inévitables dans une étude commencée depuis si peu d’années, la science des vestiges archéologiques de l’humanité primitive a pris rang parmi les sciences positives. Elle a rassemblé déjà un très grand nombre de faits absolument certains, dont la synthèse commence à se dessiner. Ses recherches ont fait réapparaître les scènes de la vie rude et sauvage des premiers hommes, et de ses succès jusqu’à présent on peut augurer ceux qui suivront. Il est désormais impossible de faire un livre dans le genre de celui que nous avons entrepris, et de le mettre à la hauteur de l’état des connaissances, sans y donner une place aux résultats de cette étude. Comme de raison, les faits indubitablement constatés doivent seuls être insérés dans un résumé tel que le nôtre. Aussi avons-nous fait avec le plus grand soin le départ des choses certaines et des choses encore douteuses.

Malheureusement les recherches de l’archéologie préhistorique n’ont pas pu être poussées encore dans toutes les parties du globe. Elles ont eu jusqu’à présent pour théâtre principal l’Europe occidentale, et en particulier la France et l’Angleterre. Ceci nous met loin des lieux où l’espèce humaine dut faire sou apparition, où vécut le couple de nos premiers pères. C’est en cela que la science présente une de ses plus regrettables lacunes, qui sera sans doute un jour comblée. Mais, comme on va le voir, les faits mêmes constatés en Europe, bien que ne pouvant pas être regardés comme absolument primordiaux, ont un intérêt de premier ordre qui ne permettait pas de les passer ici sous silence.

Ils ont pris surtout une importance exceptionnelle depuis que la paléontologie humaine s’est constituée comme une branche à part de l’archéologie préhistorique. Celle-ci, lorsque les savants des pays Scandinaves en ont jeté les premières bases, n’étendait pas ses investigations au delà de l’époque actuelle de la formation de l’écorce du globe, au delà du temps où les continents prirent à peu de chose près le relief que nous leur voyons aujourd’hui. La paléontologie humaine, au contraire, fait remonter bien autrement haut dans les annales du passé de l’homme ; elle nous reporte à une antiquité qu’on ne saurait, au moins quant à présent, évaluer en années ni en siècles d’une manière quelque peu précise. Elle fait suivre les plus antiques représentants de notre espèce, au travers des dernières révolutions de l’écorce terrestre, par delà plusieurs changements profonds des continents et des climats, et dans des conditions de vie très différentes de celles de l’époque actuelle.

C’est dans les étages supérieurs du groupe de terrains désigné sous le nom de miocène, c’est-à-dire dans les couches de sédiments déposés vers le milieu de la grande période géologique appelée époque tertiaire, que l’on a cru retrouver dans nos pays les plus antiques vestiges de l’existence de l’homme.

La flore et la faune des couches en question démontrent que la température de la surface du globe était alors beaucoup plus élevée qu’elle n’est aujourd’hui. Les contrées de l’Europe centrale jouissaient d’un climat pareil à celui des tropiques ; les portions les plus septentrionales de l’Asie et de l’Amérique, et le Groenland lui-même, n’étaient pas encore envahis par les glaces. Jusque sous le cercle polaire, toutes les terres émergées — et de ce côté elles paraissent alors avoir été plus nombreuses qu’aujourd’hui — étaient couvertes d’épaisses forêts, dont la riante végétation était alors, à peu de chose près, ce qu’est maintenant celle des climats tempérés. De grands, singes anthropomorphes voisins des gibbons, le rhinocéros à quatre doigts que les paléontologistes ont appelé acerotherium, le dicrocère, l’amphicyon gigantesque, plusieurs espèces d’ours et de grands félins plus formidables que le lion et le tigre de nos jours : tels étaient les animaux qui peuplaient alors la France, et auxquels vinrent bientôt se joindre les colosses de la famille des proboscidiens, mastodontes et dinothériums, auprès desquels les éléphants actuels ne sont que des diminutifs.

Il est certain que, sur quelques points du centre de la France, on a exhumé des strates des terrains miocènes supérieurs des silex éclatés à l’aide du feu, où il est bien difficile de ne pas reconnaître les traces d’un travail intentionnel et intelligent, destiné à les transformer en armes et en instruments. De très hautes autorités n’hésitent pas à y voir les œuvres des premières générations humaines. D’autres, au contraire, effrayés de l’antiquité que ces faits révéleraient pour notre espèce, ou bien, dans une autre direction d’idées, influencés par les doctrines transformistes, attribuent ces vestiges à un précurseur de l’homme, encore inconnu, qui aurait été déjà doué d’intelligence et capable d’industrie. D’autres enfin, mais le nombre en va toujours diminuant devant l’évidence de plus en plus grande des faits observés, y opposent une dénégation formelle et prétendent ne voir ici que de simples produits de circonstances fortuites.

Tant que l’on n’aura pas rencontré, dans les couches où s’observent ces silex, qui paraissent travaillés et ont déjà donné lieu à tant de discussions, des ossements de l’homme ou de son précurseur supposé, la question devra demeurer indécise. Il n’y aura pas moyen de la trancher d’une manière définitive. On doit cependant remarquer que, dans l’état actuel de la science, une grande objection contre l’opinion qui suppose dès’ cette époque l’existence de l’homme, perpétué ensuite sans interruption depuis lors, se tire du hiatus énorme formé dans le temps par la durée des époques où se déposèrent les terrains pliocènes inférieurs et moyens, terrains où jusqu’ici l’on n’a pu constater aucun vestige analogue.

Le passage, de l’époque miocène à celle où se formèrent les strates pliocènes inférieures, représentées dans nos pays par les mollasses, fut marqué par un changement de climat notable, un abaissement de température qui plaça l’Europe centrale environ dans les mêmes conditions qu’aujourd’hui. Si, dit M. Schimper dans son Traité de paléontologie végétale, la période miocène offre un mélange de plantes tropicales et subtropicales, au milieu desquelles les plantes des zones tempérées ne jouent qu’un rôle secondaire, il n’en est plus ainsi dans la période pliocène, où celles-ci finissent par dominer exclusivement. Cette flore européenne tempérée correspond assez exactement à celle des contrées dont la moyenne thermométrique est de 13 degrés environ. A la modification de la flore de nos pays correspond une modification parallèle de la faune, en rapport avec le changement du climat.

Celui-ci, du reste, alla rapidement en s’accentuant de plus en plus. La baisse de la température, par suite de causes qui restent encore absolument inconnues, en vint au point de produire les phénomènes, aujourd’hui parfaitement constatés, de la première époque glaciaire. Le climat moyen de l’Europe, descendu bien au-dessous de ce qu’il est aujourd’hui, donna naissance à d’immenses accumulations de glace qui couvrirent toute la Scandinavie, toute l’Ecosse et tout le plateau central de la France d’une calotte uniforme, pareille à celle qui enveloppé aujourd’hui le Groenland, et remplirent les vallées de toutes les chaînes de montagnes jusqu’à leurs débouchés dans les plaines inférieures. C’est alors que le grand glacier du Rhône descendit jusqu’au point que marque la ligne des anciennes moraines s’étendant de Bourg-en-Bresse, à Lyon. Un refroidissement aussi considérable de la température, qui paraît s’être produit proportionnellement sur toute la surface du globe, eut pour résultat de tuer la riche végétation qui embellissait nos régions, et d’anéantir en grande partie la faune européenne. Les mastodontes, et avec eux nombre, d’espèces de carnassiers, de ruminants, etc., s’éteignirent ou émigrèrent vers le sud. De même, s’il avait existé antérieurement des hommes dans nos contrées, ils durent forcément être détruits ou contraints à l’émigration ; car le climat de l’Europe ne permettait plus alors la vie de l’homme, non plus que de là plupart des animaux de la faune vertébrée. C’est dans des contrées plus méridionales qu’on devra rechercher un jour, quand elles seront mieux ouvertes aux explorations, si la race humaine se conserva pendant ce temps sous des climats moins rigoureux où elle aurait émigré, ou bien si les êtres intelligents, qui taillèrent les silex découverts dans le calcaire de Beauce et dans les sables de l’Orléanais, furent entièrement anéantis. Alors seulement on pourra se former une opinion sérieusement motivée sur la question de savoir s’ils étaient les ancêtres des hommes actuels, des préadamites, c’est-à-dire, des humains d’une race disparue, ou bien encore des précurseurs de l’homme, des êtres se rapprochant de notre espèce mais en étant nettement distincts, sortes d’ébauches par lesquelles le Créateur aurait préludé à la formation définitive de l’homme.

Quoiqu’il en soit, après la période glaciaire, lorsque se formèrent les terrains pliocènes supérieurs, la température de l’Europe redevint tempérée et probablement très voisine de ce qu’elle est aujourd’hui, car dès lors la flore fut à peu de chose près ce qu’elle n’a pas cessé d’être depuis. Sur nos pays débarrassés des glaces, qui les avaient couverts, on vit revenir une faune très différente de celle qui l’avait précédée. A celle-ci appartenaient les derniers mastodontes ; celle-là voit apparaître les premiers éléphants, l’elephas meridionalis. Aux rhinocéros et aux tapirs, aux ours et aux cerfs du pliocène inférieur, se substituent des cerfs, des ours, des tapirs, des rhinocéros d’espèces jusqu’alors inconnues. Les genres hippopotame (hippopotamus major) et cheval (equus robustus) jouent un rôle important dans cette population animale nouvelle ; les félins, au contraire, y deviennent relativement rares. C’est le temps des alluvions de Saint-Prest auprès de Chartres, et du val d’Arno supérieur, si riches en débris d’éléphants.

L’homme avait apparu ou reparu dans nos contrées en même temps que les animaux que nous venons de nommer ; et depuis lors les monuments de sa présence se succèdent sans interruption jusqu’à nos jours. On a trouvé les traces non équivoques de son passage à Saint-Prest, où elles ont été constatées pour la première fois par M. Desnoyers ; dans le val d’Arno, où elles ont été reconnues par M. Ramorino ; et aussi dans les œsar de la Scandinavie, dépôts de la même époque, étudiés par M. Nilsson. Ce sont des pointes de flèche et des grattoirs en silex, taillés par éclatement d’une manière encore fort grossière ; ce sont surtout des incisions produites manifestement par les lames de pierre servant de couteaux sur les ossements des grands pachydermes, en en détachant les chairs pour les manger. Car les sauvages de l’époque pliocène supérieure chassaient hardiment ces colosses animaux et en faisaient leur nourriture.

Les terres émergées dans notre partie du globe étaient beaucoup plus vastes qu’aujourd’hui. Un soulèvement d’environ 180 mètres du fond de la mer unissait les Iles Britanniques à la France, comme appendice du continent européen, qui embrassait aussi toute l’étendue actuelle de la mer du Nord, de telle façon que la Tamise était alors un affluent du Rhin. Au midi, la Sicile tenait à l’Afrique septentrionale, comme aussi l’Espagne. Cet état des continents explique les migrations animales qui commencèrent presque aussitôt à se produire et qui occupèrent toute l’époque de la transition entre l’âge tertiaire et l’âge quaternaire. En effet, tandis que la faune caractérisée par l’elephas meridionalis, l’hippopotamus major et le rhinoceros leptorhinus apparaissait dans l’Europe centrale, deux autres faunes analogues, mais distinctes, caractérisées par des espèces différentes des mêmes genres, s’étaient montrées en même temps, l’une au nord et l’autre au sud, l’une dans les régions hyperboréennes et l’autre en Afrique. La première était remarquable surtout par le mammouth ou éléphant à longs poils (elephas primigerius), par un rhinocéros à épaisse toison (rhinoceros tichorinus), animaux aujourd’hui disparus, par le renne, l’élan, le glouton, le bœuf musqué, qui habitent encore maintenant les environs du pôle ; la seconde était la faune qui subsiste en Afrique avec son éléphant, son rhinocéros et son hippopotame.

Or, tandis que la faune propre à nos contrées s’éteignait assez rapidement, sauf quelques espèces, comme l’ours des cavernes, sous l’influence de causes que nous ne pouvons encore pénétrer, un double courant de migration, dont la constatation est due aux travaux de M. Lartet, amenait dans l’Europe centrale les animaux de la faune hyperboréenne et ceux de la flore africaine, les uns descendant du nord, les autres remontant du sud par les communications terrestres qui existaient alors, venant se réunir sur notre sol et pénétrant jusque dans ce qui a été plus tard les Iles Britanniques. Ce sont les diverses phases de ce mélange, et de cette substitution d’une faune à une autre, qui sont, marquées en Angleterre par les couches du crag des comtés de Norfolk et de Suffolk, ainsi que par le forest-bed de Cromer, auprès de Paris par les alluvions fluviales de Montreuil et de Villejuif, en Sicile par les remplissages des grottes de Syracuse et de San-Teodoro. Du même temps sont aussi les dépôts qui remplissent la grotte de Wookey, en Angleterre, où l’on a recueilli des objets de travail humain indiquant une industrie un peu plus avancée que celle à laquelle appartiennent les instruments en silex de Saint-Prest et des œsar de la Suède.

Mais, en même temps que la double migration des animaux hyperboréens et africains vers l’Europe centrale achevait ses premières étapes, une grande révolution s’accomplissait dans le relief des continents et marquait l’aurore d’une nouvelle époque géologique. Un immense affaissement, sensible plus fortement qu’ailleurs dans les régions septentrionales, plongeait sous les eaux la plus grande partie du nord de l’Europe, où les glaces flottantes venaient disperser, dans les plaines de la Russie, de la Pologne et de la Prusse, des blocs de rochers arrachés au voisinage du pôle. Les Iles Britanniques étaient réduites à un archipel de petits îlots formés seulement par les sommets les plus élevés. A la même date, l’Atlantide tertiaire disparaissait également, la Sicile se séparait de l’Afrique, la mer venait couvrir l’espace qu’occupe aujourd’hui le Sahara. De tels changements dans là distribution des terres et des eaux amenaient forcément avec eux un changement profond dans le climat.

 

L’accomplissement des phénomènes d’immersion dont nous venons de parler, et le moment où ils atteignirent leur maximum d’intensité ouvrent une nouvelle époque géologique, celle que l’on appelle quaternaire. Ses débuts sont marqués par une extension des glaciers, moins grande que celle du milieu des temps pliocènes, mais énorme encore, et qui a laissé des vestiges impossibles à méconnaître dans toutes les régions de montagnes. Les vallées des Carpathes, des Balkans, des Pyrénées, des Apennins, sont alors de nouveau encombrées de glaces. Les glaciers du versant sud des Alpes s’avancent jusqu’à’ l’entrée des plaines du Piémont et de la Lombardie ; celui du Rhône va rejoindre une seconde fois le Jura, remplissant le bassin du lac Léman. C’est la seconde période glaciaire.

On n’est point surpris de retrouver, dans les dépôts que cette époque a laissés sur notre sol, des débris de toutes les espèces, éteintes ou conservées, qui caractérisent la faune des régions circumpolaires et ne peuvent vivre que dans un climat très froid. Le mammouth et le rhinocéros à narines cloisonnées, dont le berceau fut en Sibérie à l’âge pliocène, et que leur épaisse fourrure révèle comme des animaux organisés pour vivre sous la température la plus rigoureuse, descendaient alors jusqu’aux Pyrénées et aux Alpes. Les marmottes, les bouquetins, les chamois, maintenant relégués sur la cime des plus hautes montagnes, habitaient, jusque dans les environs de la Méditerranée, des plaines où il leur serait impossible de vivre aujourd’hui. Le bœuf musqué, que l’on ne trouve plus que par delà le 60e parallèle, dans l’Amérique septentrionale, errait dans les campagnes du Périgord. Le renne, plus arctique encore, abondait dans toute la France, où le glouton l’attaquait, comme aujourd’hui dans le pays des Lapons. Le grand ours des cavernes, espèce qui s’est graduellement éteinte, et qui avait disparu longtemps avant l’ouverture des temps purement historiques, se rattache aussi à cette faune septentrionale.

Mais il ne faudrait pas en conclure, comme on l’a fait trop vite, que le climat de nos pays fût alors identique à ce qu’est maintenant celui de la Sibérie. Par suite du double courant de migrations animales venant du nord et du sud, que nous avons indiqué tout à l’heure, la faune des dépôts quaternaires de la France présente le mélange le plus extraordinaire des espèces des zones chaudes et des zones froides. À côté des animaux des contrées circumpolaires, on y rencontre la plupart de ceux du continent africain. Les débris de l’éléphant d’Afrique se rencontrent, en allant vers le nord, depuis l’Espagne jusqu’aux bords du Rhin ; le rhinocéros bicorne, aujourd’hui restreint dans les environs du Cap, a laissé ses ossements dans les alluvions quaternaires de la Grande-Bretagne. L’hippopotame amphibie des grands fleuves de l’Afrique habitait nos rivières et y était très abondant ; on en rencontre fréquemment les vestiges dans les dépôts de l’ancienne Seine. Une énorme espèce de lion ou de tigre, — les naturalistes hésitent encore sur ses affinités, — le felis spelæus, vivait dans toutes les provinces de France et des pays voisins avec la hyène, la panthère et le léopard. Force est donc d’admettre qu’à l’époque quaternaire, si les glaciers des montagnes avaient un prodigieux développement, si le froid était vif sur tous les plateaux un peu élevés, la température des vallées plus basses offrait un contraste marqué et était assez chaude pour convenir à des espèces animales dont l’habitat actuel est en Afrique.

M. le docteur. Hamy, dans son beau Précis de paléontologie humaine, a très bien expliqué, par des raisons simples et vraisemblables, ces conditions toutes particulières de climat et de faune.

Dans le nord, le Royaume-Uni morcelé en un certain nombre d’îles moyennes et petites, la Scandinavie très réduite en étendue, la Finlande séparée du reste de l’Europe par un bras de mer reliant, à travers les lacs russes, la Baltique à la Mer Blanche, l’Océan Glacial s’avançant jusqu’au pied de l’Oural du centre, les plaines de la Sibérie en grande partie inondées, comme celles de la Russie, de la Pologne et de la Prusse ; dans l’est, la Caspienne, réunie à la Mer Noire et à la Mer d’Azof, couvrant les steppes d’Astrakhan, entre l’Oural et le Volga, et s’étendant du Caucase jusqu’au delà de Kherson, les grands lacs d’Aral, de Ko-Ko-Noor, etc., bien plus vastes, une mer intérieure remplaçant l’immense désert de Gobi ; au sud, enfin, le Sahara submergé, doublant presque la surface de notre Méditerranée : telles seraient les principales modifications qu’il faudrait introduire dans la carte de l’ancien continent pour y représenter la géographie quaternaire. Partout des îles ou de grandes presqu’îles, entre lesquelles pénètrent les eaux de la mer, et par là même presque partout le climat insulaire substitué au climat continental.

Dans les conditions où se trouvent aujourd’hui nos contrées, les températures moyennes des divers mois de l’année varient de plus en plus, quand de l’équateur on va vers les pôles. Circonscrites entre 2 et 3 degrés centigrades de 0 à 10 degrés de latitude nord, ces variations augmentent de 10 à 20 degrés, augmentent encore de 20 à 30 degrés, et s’accentuent de plus en plus dans les zones tempérées. A Paris, l’amplitude de l’oscillation est de 15 à 16 degrés centigrades ; à Berlin, elle en atteint 20 degrés et demi ; à Moscou, 35 ou 36 degrés. A Boothia-Felix, enfin, par 72 degrés de latitude nord, elle est de plus de 45 degrés.

Dans les îles, ces variations sont bien plus limitées. Dans l’archipel de la Nouvelle-Zélande, par exemple, qui s’étend aux antipodes à des latitudes égales à celles de l’Europe, les divergences sont beaucoup moins fortes de l’hiver à l’été, puisque, au lieu d’aller à 16, 20 ou 25 degrés, elles ne dépassent pas 7 degrés.

Avec un climat continental, les chaleurs des étés détruisent l’action du froid pendant les hivers ; le vent chaud du Sahara (fœhn des naturalistes suisses) établit une sorte de compensation à l’égard des vents froids qui ont soufflé du nord et de l’est, et les glaciers, dont quelques années froides se succédant abaisseraient, comme en 1816, la limite inférieure d’une manière notable, se maintiennent, ou peu s’en faut, à la même élévation. Les influences de latitude s’atténuant dans un climat insulaire, et l’altitude conservant toute sa force, on pourra voir de belles vallées, couvertes d’une splendide végétation méridionale, dominées de quelques centaines de mètres seulement par d’immenses glaciers.

Il en est ainsi à la Nouvelle-Zélande, que nous avons choisie comme exemple plus haut. Tous les voyageurs, depuis Cook, ont parlé avec enthousiasme des vigoureuses forêts de la terre des bois verts, où l’élégant areca sapida représente le groupe des palmiers et marie ses riants bouquets au feuillage des podocarpées, des dacrydies et des fougères arborescentes. Tous ont admiré la riche végétation de ces plaines verdoyantes où croissent en abondance les dracæna, les cordylines, les phormium tenax, etc. Et à quelque distance seulement de ces richesses végétales, ils ont vu se dresser les masses blanches des Alpes du sud. Si, à la suite des Haast, des Hector, des Hochstetter, ils ont gravi les pentes de cette belle chaîne de montagnes, ils ont trouvé à des niveaux bien moins élevés que dans notre continent la limite inférieure des neiges perpétuelles.

Ce n’est plus, en effet, à 2.700 mètres, comme dans les Alpes d’Europe, que commence la fusion de la glace ; c’est à 1.460 environ au glacier d’Hochstetter, à 1.450 pour celui d’Ashburton. Cette limite est située plus bas encore aux glaciers de Hourglass (1.155 mètres) et de la Grande-Glyde (1.140 mètres). Elle descend à 1.070 mètres pour celui de Murchison, à 838 mètres pour celui de Tasman, enfin à 115 mètres seulement d’altitude pour le glacier de François-Joseph. C’est à 1.000 mètres en moyenne au-dessus du niveau de l’Océan que s’arrêtent les glaces perpétuelles de la Nouvelle-Zélande. On remarquera que c’est précisément à cette même hauteur que se rencontrent les traces les plus inférieures des anciens glaciers alpestres.

Les résultats produits sont exactement comparables, et la cause qui maintient à ce niveau relativement bas les neiges perpétuelles de la Nouvelle-Zélande s’est certainement exercée sur une grande partie de l’Europe quaternaire. N’est-il pas logique de conclure de ce rapprochement que l’ancien monde, réduit à former des groupes géographiques comparables à l’archipel zélandais, par des affaissements considérables dont sa surface présente de nombreuses traces, dut à ces conditions spéciales les manifestations glaciaires que nous avons rapidement décrites ?

Dans ces conditions de milieu, l’altitude agissant presque seule sur la température, qui, en raison de l’état insulaire, varie peu d’une saison à l’autre à des niveaux également élevés, il serait facile de placer un grand nombre d’espèces d’animaux variées dans les conditions les plus favorables à leur développement. On pourrait, par exemple, ainsi que l’a fait M. Saratz, au Roseggthal, dans la Haute-Engaddine, transporter des rennes dans le voisinage des neiges perpétuelles, où ils prospéreraient, tandis que dans les régions basses les rhinocéros, les hippopotames trouveraient la douce température qui leur est nécessaire.

En s’élevant graduellement de la plaine au sommet des monts, le zoologiste jouirait ainsi d’un spectacle toujours nouveau, comparable à celui qui attend le botaniste sur certaines montagnes. De même que ce dernier peut, dans son ascension au mont Ventoux, par exemple, cueillir successivement sur les pentes du mont des plantes qui correspondent à celles des diverses latitudes de l’Europe, chaudes, tempérées, glaciales ; de même le zoologiste rencontrerait l’un après l’autre les divers groupes d’animaux qui peuvent se présenter à ses yeux de l’Algérie aux Alpes laponnes. En d’autres termes, l’élévation en altitude remplacerait l’élévation en latitude.

Tel était l’état de notre Europe à l’époque quaternaire. Et l’on peut apporter une nouvelle preuve, en faveur de l’opinion de M. le docteur Hamy, sur l’influence qu’exerçaient alors les conditions du climat insulaire, en invoquant le témoignage des vestiges révélant le développement prodigieux qu’avaient dans cet âge les phénomènes aqueux à la surface de notre partie du globe. Dans des îles et des presqu’îles entourées de tous côtés et pénétrées par l’Océan, l’atmosphère était saturée d’humidité, et partout les dépôts quaternaires en ont conservé l’empreinte. Presque toutes les hautes vallées, au-dessous de la limite des glaces, étaient occupées par des lacs, qui se sont successivement desséchés ! en rompant leurs barrages naturels. Alimentés par ces lacs, par les immenses glaciers qui les dominaient, par des pluies dont rien ne peut plus, dans les phénomènes actuels, nous donner une idée suffisante, les fleuves étaient énormes et occupaient toute la largeur des vallées de dénudation où coulent aujourd’hui leurs successeurs ; car ces vallées ne sont pour la plupart que leurs lits, profondément creusés par le passage de pareilles masses d’eau. Pour reconstituer la Somme, le Rhin, le Rhône de cet âge, c’est à 100 mètres pour le premier de ces fleuves, à plus de 60 pour le second, à 50 au moins pour le troisième, qu’il faut relever le niveau présenté par eux actuellement.

 

Les traces de l’existence de l’homme sont très multipliées dans les dépôts quaternaires, dès le début de cette période géologique. Les ossements des animaux que nous énumérions tout à l’heure se trouvent associés aux silex taillés et à quelques autres objets en pierre dénotant un travail très imparfait et un état social fort rudimentaire, mais pourtant un progrès bien sensible depuis l’âge du pliocène supérieur, dans les sables et les graviers fluviatiles du comté de Suffolk et du Bedfordshire, dans les dépôts de transport des vallées de la Somme et de l’Oise, dans les sablières du Champ-de-Mars et de Levallois-Clichy, à Paris, et en général dans toutes les alluvions quaternaires de l’Europe occidentale, France, Angleterre, Belgique, Allemagne, Italie, Espagne. De cet âge également paraissent être celles des cavernes ossifères des Pyrénées, qui sont situées à une hauteur de 150 à 250 mètres au-dessus des vallées d’aujourd’hui, et certaines des grottes du Périgord, celle de Moustier, par exemple, dont les travaillés sont pareils à ceux que l’on recueille à Saint-Acheul et à Abbeville.

Les pièces les plus multipliées et les plus caractéristiques de cet âge de la vie de l’humanité sont des haches lancéolées, taillées à grands éclats. On reconnaît aisément que ces silex, couverts d’une patine blanchâtre de cacholong qui révèle leur extrême antiquité, étaient destinés à la fois à trancher, à fendre et à percer. Quand les pointes sont aiguës, elles ont été obtenues par des cassures à plus petits éclats. On rencontre aussi dans les mêmes dépôts des pointes de lances et de flèches grossières, et des lames détachées avec assez d’habileté pour former des couteaux, qui sont aussi multipliées à Levallois-Clichy que les haches à Saint-Acheul et à Abbeville. Quelques pierres figurent de véritables grattoirs, qui servaient sans doute à racler intérieurement les peaux dont se couvraient les sauvages quaternaires pour se défendre contre le froid. C’est la forme qui paraît aussi la plus habituelle et la mieux caractérisée dans les silex taillés du calcaire de Beauce, dont l’attribution à l’industrie de l’homme est encore incertaine.

On peut, du reste, se faire une idée assez exacte de ce qu’était la vie des sauvages quaternaires. La culture de la terre et l’élève des animaux domestiques leur étaient inconnues ; ils erraient dans les forêts et s’abritaient dans les casernes naturelles des montagnes. Ceux qui habitaient les bords de la mer se nourrissaient de poissons harponnés au milieu, des rochers et de coquillages ; les peuplades de l’inférieur vivaient de la chair des animaux qu’elles frappaient avec leurs armes de pierre. Les accumulations d’ossements d’animaux observées dans les grottes en sont la preuve, et certains de ces os portent encore la trace de l’instrument qui en a détaché les chairs. Mais les hommes de cette époque ne se bornaient pas à dévorer les parties charnues de la dépouille des ruminants, des solipèdes, des pachydermes, des carnassiers même, ils étaient très friands de la moelle, ainsi que l’indique le mode presque constant de fracture des os longs. C’est un goût que l’on a observé chez la plupart des barbares, certaines tribus, comme celle qui a laissé des traces à Choisy-le-Roi, près de Paris, paraissent s’être adonnées à l’anthropophagie ; mais les indices de celte horrible habitude ne se montrent qu’exceptionnellement.

Les hommes dont un retrouve la trace dans les dépôts quaternaires, et encore plus ceux du temps du pliocène supérieur, étaient donc des sauvages aussi peu avancés que le sont aujourd’hui ceux des îles Andaman ou de la Nouvelle-Calédonie. Leur vie était profondément misérable ; mais c’étaient déjà bien des hommes ; même dans leur état d’abjection, l’étincelle divine existait chez eux. Déjà l’homme était en possession du feu, cette invention primordiale et prodigieuse qui établit un abîme entre lui et les animaux les plus élevés. Ne l’oublions pas, d’ailleurs, les inventions les plus rudimentaires sont celles qui ont réclamé le plus grand effort d’intelligence, car elles ont été les premières et rien ne les avait précédées. Au début de l’humanité il a fallu plus de génie encore pour arriver à tailler, dans le silex, les haches grossières que nous restituent les sables des alluvions fluviales, qu’il n’en faut aujourd’hui pour combiner les plus savantes el les plus ingénieuses machines.

Si l’on contemple d’ailleurs en même temps, dans les salles de nos musées, ces seules armes de l’humanité primitive, et les squelettes des animaux formidables au milieu desquels il lui fallait vivre, on comprend qu’il a fallu à l’homme, si faible et si mal armé, déployer toutes les ressources de l’intelligence qu’il avait reçue du Créateur pour ne pas être rapidement anéanti dans de telles conditions. L’imagination peut maintenant se représenter, avec exactitude, les luttes terribles des premiers hommes contre les monstres encore subsistants des créations aujourd’hui disparues. A chaque instant il leur fallait disputer des cavernes à ces carnassiers plus grands et plus redoutables que ceux de notre âge, ours, hyènes et tigres. Souvent, surpris par ces fauves redoutables, ils en devenaient la proie.

Unus enim tuni quisque magis deprensus eorum

Pabula viva feris praebebat dentibus haustus ;

Et nemora ac montes gemitu silvasque replebat,

Viva videns vivo sepeliri viscera busto.

Ils parvenaient cependant, à force de ruse et d’adresse, à vaincre ces grands carnassiers devant lesquels ils étaient si faibles et si impuissants, et ceux-ci, peu à peu, reculaient devant l’homme. Lés sauvages européens de l’époque quaternaire savaient aussi, comme aujourd’hui ceux de l’Afrique, creuser des fosses qui leur servaient de pièges pour capturer les éléphants et les rhinocéros, et la viande de ces géants du règne animal entrait pour une part importante dans leur alimentation.

Nous ne parlons ici que des faits constatés dans l’Europe occidentale, car c’est dans ces contrées seulement que l’étude des vestiges de- l’humanité de l’âge quaternaire a pu être poursuivie d’une manière un peu complète ; c’est là que les observations ont été les plus nombreuses et les plus probantes. Mais dans d’autres parties du monde, les découvertes, bien que peu multipliées encore, sont suffisantes pour prouver que l’homme y vivait aussi à la même époque, et dans les mêmes conditions que chez nous. J’ai signalé la trouvaille de haches pareilles h celles des alluvions de la Somme, en compagnie d’ossements de grands mammifères éteints, dans les graviers quaternaires, aux environs de Mégalopolis en Arcadie, et depuis j’en ai recueilli, avec M. Hamy, dans la plaine de Thèbes, à la partie supérieure des alluvions du Nil de cet âge. M. Louis Lartet a fouillé dans le Liban, tout auprès de Beyrouth, des grottes ossifères où des silex taillés sont mêlés à des débris d’os de ruminants. Des haches du type de Saint-Acheul et d’Abbeville ont été aussi exhumées, par M. Brace-Fooke, des dépôts quaternaires autour de Madras. On en a enfin rencontré en Amérique. Un naturaliste français, M. Marcou, a découvert dans les États du Mississipi, du Missouri et du Kentucky, des ossements humains, des pointes de flèches et des haches en pierre, engagés dans des couches inférieures à celles qui renferment les restes des mastodontes[1], des mégathériums, des mégalonyx, des hipparions et des autres animaux qui ont disparu de la faune actuelle. Ainsi l’espèce humaine s’était déjà répandue sur la plus grande partie de la surface du globe à l’époque quaternaire.

 

Nous avons dit qu’on n’avait pas encore découvert d’ossements humains dans les couches tertiaires miocènes, où se sont rencontrés les vestiges d’un travail que l’on hésite encore à attribuera l’homme, ou à un être qui reste à connaître et qui aurait été son précurseur. On possède, au contraire, maintenant, un nombre assez considérable de débris de squelettes d’hommes des temps quaternaires. L’étude en a été faite d’une manière toute spéciale et complète par M. de Quatrefages et M. le docteur Hamy dans leur grand ouvrage commun des Crania ethnica, et résumée par le premier dans quelques chapitres de son livre sur l’Espèce humaine.

Toutefois les ossements humains de l’âge quaternaire appartiennent encore presque exclusivement à l’Europe. Cette absence de fossiles humains recueillis hors de nos contrées est des plus regrettables, remarque M. de Quatrefages. Rien n’autorise à regarder l’Europe comme le point de départ de l’espèce, ni le lieu de formation des races primitives. C’est en Asie qu’il faudrait surtout les chercher. C’est là, sur les versants de l’Himalaya, au pied du grand massif central, que Falconer espérait trouver l’homme tertiaire. Des recherches assidues et persévérantes pourraient seules vérifier les prévisions de l’éminent paléontologiste.

Quelques faits généraux, dont on comprendra facilement l’intérêt, continue le savant professeur du Muséum d’Histoire naturelle, se dégagent déjà des détails recueillis sans sortir des terres européennes. Constatons d’abord que, dès les temps quaternaires, l’homme ne présente pas l’uniformité de caractères que supposerait une origine récente. L’espèce est déjà composée de plusieurs races distinctes ; ces races apparaissent successivement ou simultanément ; elles vivent à côté les unes des autres ; et peut-être, comme l’a pensé M. Dupont, la guerre de races remonte-t-elle jusque là. La présence de ces groupes humains nettement caractérisés à l’époque quaternaire, est à elle seule une forte présomption en faveur de l’existence antérieure de l’homme. L’influence d’actions très diverses et longtemps continuées peut seule expliquer les différences qui séparent l’homme de la Vezère, en France, de celui de la Lesse, en Belgique.

Malgré quelques appréciations émises à un moment où la science était moins avancée et où les termes de comparaison manquaient, on peut affirmer qu’aucune tête fossile ne se rattache au type nègre africain ou mélanésien. Le vrai nègre n’existait pas en Europe à l’époque quaternaire. Nous ne concluons pourtant pas que ce type n’a pris naissance que plus tard et date de la période géologique actuelle. De nouvelles recherches, faites surtout en Asie et dans les contrées où vivent les peuples noirs, sont encore nécessaires pour qu’on puisse conclure avec certitude sur ce point. Toutefois on voit que jusqu’ici les résultats de l’observation sont peu favorables à l’opinion des anthropologistes qui ont regardé les races nègres comme ayant précédé toutes les autres.

Dolichocéphale ou brachycéphale, dit encore M. de Qaatrefages, grand ou petit, orthognathe ou prognathe, l’homme quaternaire est toujours homme dans l’acception entière du mot. Toutes les fois que ses restes ont permis d’en juger, on a retrouvé chez lui le pied, la main qui caractérisent notre espèce ; la colonne vertébrale a montré la double courbure à laquelle Lawrence attachait une si haute importance, et dont Serres faisait l’attribut du règne humain, tel qu’il l’entendait. Plus on étudie et plus on s’assure que chaque os du squelette, depuis le plus volumineux jusqu’au plus petit, porte avec lui, dans sa forme et ses proportions, un certificat d’origine impossible à méconnaître.... Nous pouvons donc avec certitude appliquer à l’homme fossile que nous connaissons les paroles de Huxley. Pas plus aux temps quaternaires que dans la période actuelle, aucun être intermédiaire ne comble la brèche qui sépare l’homme du singe anthropoïde. Nier l’existence de cet abîme serait aussi blâmable qu’absurde.

Les races humaines de l’époque quaternaire — c’est là un des résultats les plus certains, et historiquement le plus important des recherches dont elles ont été l’objet— n’ont pas été exterminées parles catastrophes géologiques ou parles populations qui sont venues s’établir, à la suite d’invasions plus ou moins violentes, dans les contrées qu’elles ont habitées les premières. Recouvertes et comme submergées par plusieurs couches ethniques successives, elles s’y sont fondues, et leur type reparaît sporadiquement jusqu’à nos jours, par un curieux effet d’atavisme, au milieu des nations qui occupent le sol où elles vivaient, Ainsi les races d’hommes qui chassaient le mammouth et l’hippopotame, dans les forêts de nos pays, avant la période géologique actuelle, comptent encore, pour une faible part il est vrai, dans les éléments constitutifs de la population de l’Europe occidentale. Elles y ont encore des descendants directs, chez lesquels se perpétue leur type.

Pour ce qui est de nos contrées, les seules dont on puisse encore parler avec certitude, les faits déjà rassemblés établissent d’une manière incontestable l’antériorité de la présence d’une race haute de taille et fortement dolichocéphale, ou à crâne allongé, sur celle de la race petite et brachycéphale, ou à tête ronde, ressemblant de très près aux Lapons, qu’une théorie, qui a compté beaucoup de partisans, considérait d’abord comme ayant fourni les premiers habitants de l’Europe occidentale. Cette race brachycéphale ne commence à se montrer sur le sol français qu’à la fin de l’époque dont nous parlons en ce moment, et elle semble alors arriver par une migration venue du nord. Mais elle trouve établie antérieurement sur ce même sol, la race dolichocéphale, qui dans certains caractères de sa tête présente des traits singulièrement rudes et bestiaux : le frontal bas, étroit et fuyant, s’appuyant sur des arcades sourcilières développées ; le pariétal étendu, déprimé dans son quart postérieur ; l’occiput saillant en arrière ; un prognathisme tellement développé, qu’il rend le menton fuyant. Tous ces traits, fortement accusés dans le crâne découvert à Canstadt en Wurtemberg, arrivent au plus haut degré de l’exagération dans celui qui a été exhumé, en 1857, de la caverne de Neanderthal, auprès de Dusseldorf.

A en juger par la distribution géographique des restes rencontrés jusqu’à ce jour, dit M. de Quatrefages, la race ainsi reconstituée, pendant l’époque quaternaire, occupait surtout les bassins du Rhin et de la Seine ; elle s’étendait peut-être jusqu’à Stängenäs, dans le Bohuslän ; certainement jusqu’à l’Olmo, dans l’Italie centrale ; jusqu’à Brux, en Bohême ; jusqu’aux Pyrénées, en France ; probablement jusqu’à Gibraltar.

Cette race n’est pas confinée dans les temps géologiques. L’attention éveillée par les caractères étranges du crâne de Neanderthal, a fait entreprendre une foule de recherches qui ont rapidement tiré ce remarquable spécimen de l’isolement où il semblait d’abord devoir rester.... De cet ensemble de travaux, il résulte que le type de Canstadt, parfois remarquablement pur, parfois aussi plus ou moins altéré par les croisements, se retrouve dans les dolmens, dans les cimetières des temps gallo-romains, dans ceux du moyen âge et dans les tombes modernes, depuis la Scandinavie jusqu’en Espagne, en Portugal et en Italie, depuis l’Ecosse et l’Irlande jusque dans la vallée du Danube, en Crimée, à Minsk, et jusqu’à Orenbourg en Russie. Cet habitat comprend, on le voit, l’ensemble des temps écoulés depuis l’époque quaternaire jusqu’à nos jours, et l’Europe tout entière. M. Hamy a justement fait remarquer qu’il existe dans l’Inde, au milieu des populations refoulées par l’invasion aryenne, des représentants du type de Neanderthal. Toutefois, pour les retrouver avec certitude, il faut aller jusqu’en Australie. Nos propres études ont confirmé sur ce point le résultat de celles de Huxley. Parmi les races de cette grande île, il en est une répandue surtout dans la province de Victoria, aux environs de Port-Western, qui reproduit d’une manière remarquable les caractères de la race de Canstadt.

Nous empruntons encore au même savant quelques observations d’une haute importance. Les épithètes de bestial, de simien, souvent appliquées au crâne de Neanderthal et à ceux qui lui ressemblent, les conjectures émises au sujet des individus auxquels ils ont appartenu, pourraient faire penser qu’une certaine infériorité intellectuelle et morale se lie nécessairement à cette forme crânienne. Il est aisé de montrer que cette conclusion serait des plus mal fondées.

Au Congrès Anthropologique de Paris, M. Karl Vogt a cité l’exemple d’un de ses amis, dont le crâne rappelle entièrement celui du Neanderthal, et qui n’en est pas moins un médecin aliéniste des plus distingués. En parcourant le Musée de Copenhague, je fus frappé des traits tout pareils que présentait un des crânes de la collection ; il se trouva que c’était celui de Kay Lykke, gentilhomme danois qui a joué un certain rôle politique pendant le XVIIe siècle. M. Godron a publié le dessin de la tête de Saint Mansuy, évêque de Toul au IVe siècle, et cette tête exagère même quelques-uns des traits les plus saillants du crâne de Neanderthal. Le front est encore plus fuyant, la voûte crânienne plus surbaissée. Enfin la tête de Bruce, le héros écossais, reproduisait aussi le type de Canstadt. En présence de ces faits, il faut bien reconnaître que même l’individu dont on a trouvé les restes dans la caverne de Neanderthal a pu posséder toutes les qualités morales et intellectuelles compatibles avec son état social inférieur.

 

§ 2. — L’HOMME DES CAVERNES DE L’ÂGE DU RENNE.

Un second âge du développement de l’humanité s’annonce par un progrès dans le travail des instruments de pierre ; mais des caractères zoologiques tranchés ne le distinguent pas du premier. Les débris datant de cette époque se trouvent surtout dans les cavernes, dans celles du pied des Pyrénées, du Périgord et de la Belgique, dont les fouilles ont fourni par milliers à l’étude de la science les vestiges d’une humanité sauvage encore, mais un peu plus avancée que celle qui vivait lors de la formation des dépôts des vallées de la Somme et de l’Oise. Pendant cet âge les grands carnassiers paraissent avoir presque disparu, ce qui explique l’énorme multiplication des herbivores. Les mammouths et les rhinocéros existent encore, mais tendent graduellement à s’éteindre ; le renne abonde dans le midi de la France, où il forme de grands troupeaux errant dans les pâturages des forêts.

L’homme de cette seconde époque emploie à la fois pour son usage les os, les cornes des animaux, et la pierre, qu’il façonne avec plus d’adresse. Tous les objets exhumés des grottes du Périgord et de l’Angoumois annoncent chez notre espèce de notables progrès dans la fabrication des engins et des ustensiles. Les flèches sont barbelées ; certains silex sont ébréchés de manière à former de petites scies ; on rencontre des ornements de pure parure exécutés avec des dents, des cailloux et surtout des coquillages marins. On a extrait de plusieurs grottes des phalanges de ruminants creusées et percées d’un trou, visiblement destinées à servir de sifflet, car ces pièces en rendent encore aujourd’hui le son. Mais l’homme qui menait alors dans les cavernes du Périgord, de l’Angoumois et du Languedoc la vie de troglodyte, ne maniait pas seulement la taille avec habileté ; il réussissait avec ses outils de pierre à fouiller et à ciseler l’ivoire et le bois de renne, ainsi que l’établissent de nombreux spécimens. Enfin, chose plus remarquable, il avait déjà l’instinct du dessin, et il figurait sur le schiste, l’ivoire, l’os ou la corne, avec la pointe d’un silex, l’image des animaux dont il était entouré.

Les espèces qu’on a le plus souvent tenté de reproduire dans ces essais d’un art qu’on pourrait presque dire antédiluvien sont le bouquetin, l’urus ou bœuf sauvage, le cheval, alors à l’état de liberté,dans nos contrées, et le renne, soit isolé, soit en troupe. Une plaque de schiste nous offre une excellente représentation de l’ours des cavernes ; sur un os, nous avons celle du felis spelæus. Mais, de tous ces dessins à la pointe, le plus surprenant, sans contredit, est celui qui a été découvert dans la grotte de la Madeleine (commune de Turzac, arrondissement de Sarlat) : c’est une lame d’ivoire fossile où a été figurée, par une main fort inexpérimentée et qui s’y est reprise à plusieurs fois, l’image nettement caractérisée du mammouth, avec la longue crinière qui le distinguait de tous les éléphants actuellement vivants. Les troglodytes de cet âge se sont même quelquefois essayés à reproduire des scènes de chasse : un homme combattant un aurochs, un autre harponnant un cétacé, souvenir d’un passage de la tribu sur les bords du golfe de Gascogne, dans le cours de ses migrations nomades. Mais ils ont échoué, d’une façon misérable dans ces tentatives pour dessiner la figure humaine.

La plupart des représentations ainsi tracées par les hommes contemporains de l’énorme multiplication du renne dans nos contrées sont fort grossières ; mais il en est d’autres qui sont de l’art véritable. A ce point de vue, les sculptures qui ornent les manches de poignard en os exhumés des grottes de Laugerie-Basse, de Bruniquel et de Montastruc sont encore plus remarquables que les meilleurs dessins, si l’on excepte toutefois, parmi ces derniers, la représentation d’un renne broutant, qui a été découverte dans la caverne de Thaïngen auprès de Schaffhouse, en Suisse. Jamais on n’eût cru pouvoir attendre, dans ces œuvres de purs sauvages, une telle hardiesse et une telle sûreté de dessin, une si fière tournure, une imitation si vraie de la nature vivante, une telle propriété dans la reproduction des attitudes propres à chaque espèce animale. Ainsi, l’art a précédé les premiers développements de la civilisation matérielle. Dès cet âge primitif, alors qu’il n’était point encore sorti de la vie sauvage, déjà l’homme se montrait artiste et avait le sentiment du beau. Cette faculté sublime que Dieu avait déposée en lui en « le faisant à son image » s’était éveillée l’une des premières, avant qu’il eût senti encore le besoin d’améliorer les dures conditions de sa vie.

Au reste, les troglodytes du Périgord, dans l’âge du renne, connaissaient la numération. Ils avaient inventé une méthode de notation de certaines idées, au moyen de tablettes d’os marquées d’entailles, convenues, qui permettaient des communications à distance, méthode tout à fait pareille à celle que les auteurs grecs nous montrent employée très, tard parles Scythes au moyen de bâtonnets entaillés, et que les écrivains chinois disent être restée en usage chez les Tartares jusqu’au VIe siècle de notre ère. Enfin, l’homme de l’époque quaternaire, surtout dans la seconde partie, dans l’âge du renne, avait certainement des croyances religieuses, puisqu’il avait des rites funéraires dont l’origine se lie d’une façon nécessaire à des idées sur l’autre vie. A Aurignac, à Cro-Magnon et à Menton, l’on a trouvé des lieux de sépulture régulière de cette époque, où de nombreux individus avaient été soigneusement déposés ; et à la porte de ces grottes sépulcrales étaient les restes, impossibles à méconnaître, de sacrifices et de banquets en l’honneur des morts. Dès les premiers jours de son apparition, l’homme a porté la tête haute et regardé le ciel :

Os homini sublime dedit, coelumque tueri.

La race humaine, dont nous venons d’essayer de caractériser l’industrie, et qui vint s’établir dans nos pays à l’âge du renne, est très bien connue par les sépultures découvertes, dans la France méridionale, particulièrement par celle de Cro-Magnon dans la vallée de la Vézère, en Périgord. C’est encore une race de haute taille et très fortement dolichocéphale, comme celle dont nous avons parlé dans le chapitre précédent, mais d’un type très différent et bien supérieur. Au lieu d’un front bas et fuyant placé au-dessus de ces crêtes sourcilières qui ont fait penser au singe, dit M. de Quatrefages, au lieu d’une voûte surbaissée comme dans le crâne de Neanderthal et ses congénères, on trouve ici un front large, s’élevant au-dessus de sinus frontaux assez peu accusés et une voûte présentant les plus belles proportions.... Le crâne est encore remarquable par sa capacité. Elle est très supérieure à celle de la moyenne chez les Parisiens modernes ; elle l’est également à celle des autres races européennes modernes. Ainsi chez ce sauvage des derniers temps quaternaires, qui a encore lutté contre le mammouth avec ses armes de pierre, nous trouvons réunis tous les caractères craniologiques généralement regardés comme les signes d’un développement intellectuel. En somme, continue un peu plus loin l’éminent académicien, chez les hommes de Cro-Magnon, un front bien ouvert, un grand nez étroit et recourbé, devait compenser ce que la figure pouvait emprunter d’étrange à des yeux probablement petits, à des masséters très forts, à des contours un peu en losange. A ces traits, dont le type n’a rien de désagréable et permet une véritable beauté, cette magnifique race joignait une haute stature, des muscles puissants, une constitution athlétique. Elle semble avoir été faite à tous égards pour lutter contre les difficultés et les périls de la vie sauvage....

La race de Cro-Magnon était donc belle et intelligente. Dans l’ensemble de son développement, elle me semble présenter de grandes analogies avec la race Algonquine, telle que la font connaître les premiers voyageurs et surtout les missionnaires ayant vécu longtemps parmi ces Peaux-Rouges. Elle en avait sans doute les qualités et les défauts. Des scènes violentes se passaient sur les bords de la Vézère ; nous en avons pour preuve le coup de hache qui a enfoncé le crâne à la femme de Cro-Magnon. En revanche, les sépultures de Solutré, en nous livrant plusieurs têtes de femmes et d’hommes édentés, semblent attester que la vieillesse recevait des soins particuliers dans ces tribus, et était par conséquent honorée. Cette race a cru à une autre vie ; et le contenu des tombes semble prouver que sur les bords de la Vézère et de la Saône on comptait sur les prairies bienheureuses, comme sur les rives du Mississipi.

Comme l’Algonquin, l’homme du Périgord ne s’est pas élevé au-dessus du degré le plus inférieur de l’état social ; il est resté chasseur, tout au moins jusque vers la fin des âges qui le virent apparaître dans nos montagnes. C’est donc à tort que l’on a prononcé à son sujet le mot de civilisation. Pourtant il était doué d’une intelligence élastique, perfectible. Nous le voyons progresser et se transformer tout seul, fait dont on ne trouve aucune trace chez son similaire américain. Par là, il lui est vraiment supérieur. Enfin ses instincts artistiques, les œuvres remarquables qu’il a laissées, lui assignent une place à part parmi les .races sauvages de tous les temps.

Dans l’âge immédiatement postérieur, celui de la pierre polie, nous voyons la race de ces troglodytes du Périgord se maintenir à l’état de tribus isolées, vivant au milieu des populations nouvelles qui sont venues se répandre sur le même sol, ayant adopté les moeurs importées par ces nouveaux venus, mais demeurant à côté d’eux sur certains points dans un état de grande pureté ethnique, tandis que sur d’autres points elle tend à se fondre graduellement avec eux. Nous suivons après, au travers de la série complète des temps historiques et jusqu’à nos jours, la persistance et la réapparition fréquente du type de cette race à l’état d’individus isolés dans toutes les parties de l’Europe occidentale. Elle est un des éléments constitutifs originaires delà population de ces contrées, et elle y tient plus de place que la race antérieure, celle de Canstadt et de Neanderthal.

J’ai moi-même en France, à plusieurs reprises, dit M. de Quatrefages, constaté chez des femmes, des traits qui ne pouvaient s’accorder qu’avec l’ossature crânienne et faciale de la race dont nous parlons. Chez l’une d’elles, la dysharmonie de la face et du crâne était au moins aussi marquée que chez le grand vieillard de Cro-Magnon : l’œil enfoncé sous la voûte orbitaire avait le regard dur ; le nez était plutôt droit que courbé, les lèvres un peu fortes, les masséters très développés, le teint très brun, les cheveux très noirs et plantés bas sur le front. Une taille épaisse à la ceinture ; des seins peu développés, des pieds et des mains relativement petits, complétaient cet ensemble. Les études de M. Hamy ont étendu et agrandi le champ des recherches. H a retrouvé le même type dans la collection de crânes basques de Zaraus, recueillie par MM. Broca et Velasco ; il l’a suivi jusqu’en Afrique, dans les tombes mégalithiques explorées par le général Faidherbe, et chez les tribus Kabyles des Beni-Masser et du Djurjura. Mais c’est principalement aux Canaries, dans la collection du Barranco-Hundo de Ténériffe, qu’il a rencontré des tètes dont la parenté ethnique avec les hommes de Cro-Magnon est vraiment indiscutable. D’autre part, différents termes de comparaison lui font regarder comme probable que les Dalécarliens se rattachent à la même souche....

Pendant l’époque quaternaire, la race de Cro-Magnon avait en Europe son principal centre de population dans le sud-ouest de la France. Ses colonies s’étendaient jusqu’en Italie, dans le nord de notre pays, dans la vallée de la Meuse, où elles se juxtaposaient aune autre race. Mais peut-être elle-même n’était-elle qu’un rameau de population africaine, émigré chez nous avec les hyènes, le lion, l’hippopotame, etc. En ce cas il serait tout simple qu’elle se retrouvât de nos jours dans le nord-ouest de l’Afrique et dans les îles où elle était plus à l’abri du croisement. Une partie de ses tribus, lancée à la poursuite du renne, aura conservé, dans les Alpes Scandinaves, la haute taille, les cheveux noirs et le teint brun qui distinguent les Dalécarliens des populations voisines ; les autres, mêlées à toutes les races qui ont successivement envahi notre sol, ne manifesteraient plus leur ancienne existence que par des phénomènes d’atavisme, imprimant à quelques individus le cachet des antiques chasseurs du Périgord.

 

C’est, au contraire, sûrement du nord que venait la race toute différente qui, à la même époque, menait une vie toute semblable dans les cavernes de la Belgique. Nous la connaissons par les belles fouilles de Schmerling et de M. Dupont. Cette race, dont on constate plusieurs variétés établies en des lieux différents, était petite de taille, brachycéphale, et présente tous les caractères d’une étroite parenté avec les Lapons.

Les troglodytes belges de cette race, qui a fourni également la population primitive de la Scandinavie, étaient à beaucoup de points de vue en retard sur ceux du Périgord et du Maçonnais, issus d’un autre sang.

Les monuments de leur industrie, dit encore M. de Quatrefages, sont bien inférieurs à ce que nous avons vu chez ces derniers, et ils ne montrent aucun indice des aptitudes artistiques si remarquables chez l’homme de la Vézère. Ils le dépassent pourtant sur un point essentiel : ils avaient inventé ou reçu d’ailleurs l’art de fabriquer une poterie grossière. M. Dupont en a trouvé des débris dans toutes les stations qu’il a explorées, et a retiré du Trou du frontal (sur la Lesse) des fragments en nombre suffisant pour reconstituer le vase dont ils avaient fait partie....

Contrairement ta ce que nous avons vu chez les hommes de Cro-Magnon, ceux-ci paraissent avoir été éminemment pacifiques. M. Dupont n’a rencontré ni dans leurs grottes ni dans leurs sépultures aucune arme de combat, et il leur applique ce que Ross rapporte des Esquimaux de la Baie de Baffin, qui ne pouvaient comprendre ce qu’on entendait par la guerre....

Les troglodytes de Belgique se peignaient la figure et peut-être le corps comme ceux du Périgord. Les objets de parure étaient à peu près les mêmes que chez ces derniers. Toutefois on ne voit figurer parmi eux aucun objet emprunté à la faune marine. Ce fait a quelque chose de singulier, car l’homme de la Lesse allait parfois chercher ses « bijoux, » aussi bien que la matière première de ses outils et de ses armes de chasse, à des distances bien plus grandes que celle qui le séparait de la mer. En effet, les principaux ornements des hommes de la Lesse étaient des coquilles fossiles. Quelques-unes étaient empruntées aux terrains dévoniens du voisinage ; mais la plupart venaient de fort loin, et en particulier de la Champagne et de Grignon près de Versailles[2]. Les silex, dont nos troglodytes faisaient une si grande consommation, étaient tirés, non du Hainaut ou de la province de Liège, mais presque tous de la Champagne. Il en est même qui ne peuvent avoir été ramassés qu’en Touraine, sur les bords de la Loire. En jugeant d’après les provenances de ces divers objets, on pourrait dire que le monde connu des troglodytes de la Lesse s’élevait à peine de 30 ta 40 kilomètres au nord de leur résidence, tandis qu’il s’étendait à 400 ou 500 kilomètres vers le sud.

Il y a dans ce fait quelque chose de fort étrange, mais dont M. Dupont nous paraît avoir donné une explication au moins fort plausible. Selon lui deux populations, deux races peut-être, auraient été juxtaposées dans les contrées dont il s’agit, pendant l’époque quaternaire : Entre elles aurait existé une de ces haines pour ainsi dire instinctives, pareille à celle qui règne entre les Peaux-Rouges et les Esquimaux. Cernés au nord et à l’ouest par leurs ennemis, qui occupaient le Hainaut, les indigènes de la Lesse ne pouvaient s’étendre qu’au sud ; et c’est par les Ardennes qu’ils communiquaient avec les bassins de la Seine et de la Loire.

C’est seulement dans la dernière partie des temps quaternaires, vers le milieu de l’âge du renne, que la race petite, brachycéphale et tout à fait analogue aux Lapons, dont un établissement important a pu être ainsi étudié dans la vallée de la Lesse, parvint sur notre sol français, plus tard que la race dolichocéphale, et d’origine probablement africaine, à laquelle appartenaient les troglodytes du Périgord. Elle paraît alors avoir poussé des essaims dans les bassins de la Somme et de la Seine, et même plus loin vers le sud, jusque dans la vallée de l’Aude. A Solutré, dans le Maçonnais, nous la voyons se mêler à la population des chasseurs de chevaux sauvages, née déjà d’une fusion entre les deux races dolichocéphales dont la présence était plus ancienne. D’un autre côté, l’on constate son existence à la même époque dans la Hongrie, comme dans les pays Scandinaves. Pendant la période suivante, dite néolithique, cette même race, pressée par les immigrants qui arrivent, apportant de nouvelles moeurs avec un sang nouveau, s’est en partie précipitée vers le midi et y a porté quelques-unes de ses tribus au delà des Pyrénées, dans l’Espagne et le Portugal, jusqu’à Gibraltar.

Les recherches de MM. de Quatrefages et Hamy conduisent à voir en elle la souche de nombreuses populations de type laponoïde, échelonnées dans le temps et répandues à peu près dans l’Europe entière. En particulier ce type est représenté presque à l’état de pureté encore aujourd’hui dans les Alpes du Dauphiné. Ainsi, dit l’éminent anthropologiste auquel nous faisons dans ce chapitre de si nombreux emprunts, la race des troglodytes de la Belgique, la dernière venue de l’époque quaternaire, s’est rencontrée pendant les temps glaciaires avec les races dolichocéphales qui l’avaient précédée. Sur certains points elle s’est associée à elles ; sur d’autres elle a conservé son autonomie ; elle a eu le même sort. Elle aussi a assisté à la transformation du sol et du climat, qui a porté le trouble dans les sociétés naissantes de la race de Cro-Magnon ; elle aussi a vu les conditions d’existence se transformer progressivement, et les conséquences de ces changements ont été les mêmes pour elle.

Un certain nombre de tribus ont marché vers le nord, à la suite dû renne et des autres espèces animales qu’elles étaient habituées à regarder comme nécessaire à leur existence ; elles ont émigré en latitude. D’autres, pour le même motif, ont émigré en altitude, accompagnant le bouquetin et le chamois dans nos chaînes de montagnes, dégagées par la fonte des glaciers. D’autres enfin sont restées en place. Les deux premiers groupes ont pu rester plus longtemps à l’abri des mélanges ethniques. Les tribus composant le troisième se sont promptement trouvées en présence des immigrants brachycéphales et dolichocéphales de la pierre polie, et ont été facilement subjuguées, absorbées par eux.

 

En effet, c’est pendant l’âge du renne que se produisirent les derniers phénomènes géologiques qui marquent, dans nos contrées, la fin de l’époque quaternaire. Un mouvement graduel de soulèvement fit émerger du sein des mers les pays qui s’étaient antérieurement affaissés, et le résultat de ce soulèvement fut d’amener les continents à prendre, à bien peu de chose près, le relief que nous leur voyons aujourd’hui. D’aussi grandes modifications dans la disposition du sol, dans le rapport des terres et des eaux, amenèrent forcément des changements non moins profonds dans la température et dans les conditions atmosphériques. Le climat continental actuel se substitua au climat insulaire. Les glaciers de toutes les chaînes de montagnes reculèrent rapidement, et leur fonte, ainsi que la rupture des lacs placés au-dessus, qui en fut presque partout la conséquence, produisit les faits d’inondation brusque et sur une énorme échelle, auxquels est dû le dépôt argileux rougeâtre mêlé de cailloux anguleux, d’une origine évidemment torrentielle, qui couvre une grande partie de l’Europe, et que les géologues parisiens ont appelé le diluvium rouge. La formation de ce dépôt fut suivie d’une longue période pendant laquelle les grands cours d’eau des contrées occidentales suivirent un régime de débordements annuels et réguliers, analogues à ceux du Nil, de l’Euphrate, de l’Indus et du Gange, débordements étendus dans d’immenses proportions, et qui ont laissé, comme un vaste manteau par-dessus le diluvium rouge, les couches de limon fin, de même nature que celui des alluvions nilotiques modernes, connu sous le nom de lœss supérieur ou terre à briques. Les espèces africaines avaient alors, depuis un temps considérable déjà, disparu de notre sol ; le rhinocéros à épaisse fourrure était également éteint ; quelques rares individus de l’espèce du mammouth subsistaient seuls, et l’on rencontre çà et là leurs restes dans le lœss. Quant au renne, il était encore nombreux dans nos pays.

Après cette, période, de nouveaux phénomènes d’inondation subite, déchirèrent les dépôts, d’abord continus, du lœss, et n’en laissèrent plus subsister que des lambeaux en terrasse sur les flancs des vallées et sur les plateaux où nous les observons aujourd’hui. Ce fut la dernière crise de l’âge quaternaire, celle qui marque la transition à l’époque géologique actuelle. A dater de ce moment, les conditions géographiques et climatériques de l’Europe furent celles qui subsistent encore actuellement, et depuis lors son sol n’a pas été sensiblement modifié.

La faune, influencée par les changements des climats, devint aussi ce qu’elle est de nos jours. Il ne resta plus dès lors dans nos pays, en fait d’espèces maintenant éteintes, que le grand cerf d’Irlande (cervus megaceros) avec ses cornes immenses, dont on trouve encore les ossements dans les tourbières ; l’urus ou bœuf sauvage et l’aurochs, qui, résistant encore plus tard, furent détruits par les chasseurs de la Gaule seulement dans le cours de l’époque historique, et subsistèrent en Suisse jusqu’au IXe et au Xe siècle de notre ère. On sait même qu’il s’en conserve des individus vivants en Ecosse et en Lithuanie. Le mammouth venait d’achever de disparaître. A part le lièvre, qui, avec ses poils sous la plante des pieds, est resté comme une dernière épave de la période glaciaire, tous les animaux organisés pour vivre au milieu des frimas émigrèrent, dès le début de la période actuelle, les uns en altitude, les autres en latitude. Le bouquetin, le chamois, la marmotte et le tétras se réfugièrent sur les plus hautes montagnes, fuyant devant l’élévation de la température. Le renne, qui ne pouvait vivre que dans les plaines, se retira progressivement vers le nord. Au temps où se formèrent les plus anciennes tourbières, il avait déjà quitté la France, mais il vivait encore dans le Mecklembourg, en Danemarck et dans le sud de la Scandinavie, d’où plus tard il émigra de nouveau pour se retirer définitivement dans les régions polaires.

Il paraît bien prouvé aujourd’hui qu’à cette aurore de la période géologique qui se continue encore, et à laquelle correspondent, dans l’archéologie préhistorique, les premières manifestations des temps néolithiques ou de l’âge de la pierre polie, la majeure partie des tribus de brachycéphales de la race laponoïde suivirent dans sa migration l’animal utile auquel elles empruntaient les principales ressources de leur subsistance. Elles se retirèrent, elles aussi, vers le nord, en laissant seulement derrière elles de faibles essaims attardés, et elles ne se sont non plus arrêtées dans leur retraite que lorsqu’elles ont eu atteint les contrées arctiques. Il est probable qu’elles allaient ainsi chercher les climats qu’elles préféraient et qu’elles ne trouvaient plus dans notre pays ; mais en même temps elles étaient refoulées par de nouvelles populations qui s’emparaient de l’Europe occidentale. En effet, le passage de la période archéolithique à la période néolithique[3], de l’âge quaternaire à l’âge géologique actuel, correspond à un changement dans les habitants de nos pays comme, à un changement dans le climat.

Des hordes armées de la hache de pierre polie, dit M. Hamy, qui résume ainsi dans son Précis de paléontologie humaine les observations les plus récentes, surgissant au milieu des débris des peuplades de l’âge du renne, les soumettent aisément. Cette période d’envahissement brutal et de décadence matérielle représente, pour l’Occident préhistorique, une phase comparable à celles qui ont suivi l’invasion des Hycsos en Égypte et celles des Germains au Ve siècle de notre ère. Comme les Barbares, les nouveaux venus, qui sont peut-être en partie ethniquement apparentés aux premiers dolichocéphales que nous avons étudiés, se modifieront peu à peu au contact des populations moins sauvages qu’ils ont mises sous le joug et avec lesquelles ils se mêleront de plus en plus. Et sous l’influence de celles-ci, la pierre finement taillée, dont les dernières stations de l’âge du renne fournissaient de si remarquables échantillons, s’unira à la pierre polie, que les envahisseurs ont apportée avec eux, tandis que le travail de l’os se relèvera de sa chute, sans atteindre néanmoins le degré de perfection qu’il possédait auparavant.

La grotte funéraire des anciens jours et le monument en pierres brutes de la race nouvelle seront simultanément employés. Ce dernier, qui est la manifestation la plus remarquable de la période néolithique, se perfectionne peu à peu. Aux monuments formés d’énormes pierres irrégulières, supportant comme de gigantesques piliers une grande table horizontale, en succéderont d’autres composés de pierres équarries, alignées avec un certain art. Ces architectes préhistoriques, dont les travaux ont pu résister à tant de causes de destruction, entrent ainsi à leur tour dans la voie du progrès, un instant abandonnée. Plus tard, ils couvriront de figures sculptées certaines allées couvertes, et ils élèveront à StoneHenge le majestueux édifice qui offre tant de points de ressemblance avec cet autre monument préhistorique découvert par M. Mariette à Gizeh et connu par les égyptologues sous le nom de « temple du Sphinx, » préludant ainsi à cette renaissance préhistorique dont l’âge du bronze et le premier âge du fer représentent l’apogée.

Ainsi, le développement de l’humanité, momentanément ralenti dans sa marche, après cette évolution partiellement rétrograde, prendra une nouvelle activité. Du degré de civilisation que nous nous sommes efforcé de faire connaître, l’homme s’élèvera lentement à une civilisation supérieure.

Mais ici nous sortons des temps paléontologiques pour entrer dans des temps qui, relativement modernes, tout en étant préhistoriques pour notre Occident, touchent au début des siècles historiques pour d’autres régions, comme l’Égypte et la Chaldée. Nous n’avons plus affaire à l’homme fossile, mais à l’homme de la période géologique actuelle.

L’existence primitive d’une population de sauvages menant la vie de chasseurs troglodytes, a laissé des souvenirs d’une singulière précision dans les récits traditionnels des peuples civilisés du monde classique, dans leurs légendes sur les premiers âges[4]. C’est à tel point que l’on peut presque dire que les hommes des cavernes de la période quaternaire ne sont pas à proprement parler préhistoriques, puisqu’ils ont une place incontestable dans la tradition. Et ici nous trouvons une preuve de la succession ininterrompue des générations humaines sur le sol européen, depuis le temps où vivaient le mammouth et les grands carnassiers depuis si longtemps éteints.

Alors, dit Eschyle[5], pas de maisons de brique ouvertes au soleil, pas de constructions en charpente. Se plongeant dans la terre tels, que de minces fourmis, les hommes se cachaient dans des antres sans lumière. La charrue à cette date ne labourait pas le sol européen. Prométhée, aïeul d’Hellen et personnification mythique des débuts de la civilisation de la race aryenne dans ces contrées, accoupla le premier, suivant le poète, des bêtes de somme sous le joug pour décharger les mortels des travaux les plus durs. Pour le grand tragique grec, l’état sauvage qui précéda Prométhée remonte à l’époque la plus reculée. Mais quelques siècles plus tôt, le chantre de l’Odyssée représente certaines tribus de celte race primitive vivant encore de la vie de troglodytes sauvages, au temps de ses héros Achéens, dont la civilisation est déjà relativement avancée. Tels sont chez lui les Cyclopes de Sicile, que la tradition plaçait dans cette contrée avant l’établissement de la population ibérienne des Sicanes, lequel remonte au moins à 2.000 ans avant l’ère chrétienne, les Cyclopes que les Grecs disaient fils du Ciel et de la Terre et représentaient comme absolument étrangers aux généalogies de leur propre race. Les Cyclopes, tels que les décrit le IXe chant de l’Odyssée, habitent des cavernes au sommet des hautes montagnes ; non seulement ils ne labourent pas, mais ils ne cultivent pas même la terre à la main. Ils ont pourtant quelques troupeaux, mais ignorent toute navigation, comme l’art de l’équitation et celui des transports au moyen de chariots. Les dieux des Hellènes leurs sont inconnus ; il les dédaignent et les défient.

Si nous en croyons la tradition grecque recueillie par Pausanias, Pelasgos, le représentant de la première race un peu civilisée, aurait trouvé dans le Péloponnèse, à l’aurore des temps historiques, une population qui ne bâtissait pas et qui ne portait pas de vêtements ; il lui apprit à construire des cabanes et à s’habiller de peaux de cochons. Cette population vivait de feuilles, d’herbes et de racines, sans distinguer les saines des dangereuses : les Pélasges lui firent joindre le gland doux à cette nourriture rudimentaire. Diodore de Sicile parle d’une époque reculée où en Crète on ne savait pas encore bâtir de maisons : les hommes cherchaient un abri sous les arbres des montagnes et dans les cavernes des vallées ; tel était l’état des choses jusqu’à l’arrivée des Curetés, peuple de race pélasgique, qui enseignèrent aux aborigènes les premiers rudiments de la civilisation, l’élève des troupeaux, la récolte du miel, l’emploi du métal pour faire des glaives et des casques, enfin la substitution d’une organisation sociale à la vie solitaire du sauvage chasseur.

Le souvenir de la population des cavernes restait aussi vivant en Italie. C’est en parlant d’elle qu’Évandre, dans l’Énéide de Virgile, commence son poétique résumé de l’histoire du Latium. Autrefois ces bois étaient habités par des autochtones, les Faunes et les Nymphes, race d’hommes née des troncs durs du chêne. Vivant sans lois traditionnelles ni civilisation, ils ne savaient ni réunir des bœufs sous le joug, ni amasser des richesses, ni épargner le bien acquis ; des pousses d’arbres et les sauvages produits de la chasse étaient leur nourriture.

Mais la description traditionnelle la plus remarquable, la plus exacte et la plus vivante des mœurs dès sauvages primitifs des cavernes, est celle que nous lisons chez Lucrèce. Le robuste conducteur de la charrue courbée n’avait pas encore paru ; personne ne savait dompter les champs par le fer, ni planter les jeunes arbres, ni au sommet des vieux couper les branches avec la serpe.... Les hommes trouvaient la nourriture de leur corps sous les chênes porteurs de gland, sous les arbousiers dont, pendant l’hiver, les fruits mûrs se teignent en rouge.... Ils ne savaient pas se servir des peaux ni se vêtir de la dépouille des animaux sauvages. Ils habitaient les forêts et les cavités des montagnes ; ils abritaient sous les broussailles leurs membres crasseux, quand ils voulaient éviter les vents et la pluie.... Leurs mains et leurs pieds étaient d’une admirable vigueur : ils poursuivaient dans les bois, les animaux sauvages, leur lançaient des pierres, les frappaient de massues, en abattaient un grand nombre, ne fuyaient que devant quelques-uns.... C’était en vain que la mer soulevait ses flots irrités : elle proférait des menaces impuissantes ; quand au contraire la rusée étalait paisiblement ses eaux riantes, elle ne pouvait séduire personne : l’art perfide de la navigation n’était pas encore inventé.

Ici le poète, vivifiant la tradition par son génie, a réalisé une véritable résurrection du passé. Pour dépeindre les troglodytes des temps quaternaires, tels que nous les connaissons aujourd’hui par leurs vestiges, la science contemporaine n’a presque rien à changer à son tableau. Elle en adoucirait plutôt certaines couleurs.

 

§ 3. — RESTES MATÉRIELS DE L’ÉPOQUE NÉOLITHIQUE.

Pour celui qui suit les reliques de son industrie, que l’homme antérieur à l’histoire écrite a laissé dans notre Europe, un nouvel âge, comme nous l’avons dit tout à l’heure, se marque par l’apparition de la pierre polie. Car il est à remarquer que dans l’époque précédente, quelque habileté que révèle déjà le travail de la pierre et de l’os, on n’a encore aperçu aucun spécimen d’arme ou d’outil quelconque en pierre portant des traces de polissage. Ce ne sont plus les alluvions quaternaires et les cavernes de l’âge du renne qui fournissent les pierres polies, les haches en silex, en serpentine, en néphrite, en obsidienne de cet âge ; on les trouve dans les tourbières, dans des amoncellements sans doute fort anciens, mais qui s’élèvent sur le sol actuel, dans des sépultures d’une très haute antiquité, mais postérieures au début de notre période géologique, dans certains camps retranchés qui furent plus tard occupés par les Romains. On a recueilli par milliers presque partout en France, en Belgique, en Suisse, en Angleterre, en Italie, en Grèce, en Espagne, en Allemagne et en Scandinavie.

Il ne faudrait pas croire, du reste, qu’un changement brusque et subit sépare l’âge du renne de l’âge de la pierre polie. On passe de l’un à l’autre par des gradations successives, qui prouvent que si l’apparition du nouveau procédé semble se rattacher à la prédominance désormais acquise par de nouveaux éléments de population, le changement s’est opéré par une action lente et prolongée. La géologie a également reconnu — fait exactement parallèle — que la transition de la période. quaternaire à la période présente n’avait pas été brusque et violente, mais graduelle. Elle fui le résultat d’une série de phénomènes successifs et locaux, qui achevèrent de donner aux continents la forme qu’ils ont maintenant et changèrent peu à peu le climat, ce qui amena forcément la disparition ou la retraite vers d’autres latitudes de certaines espèces animales. A tel point que beaucoup de géologues admettent aujourd’hui que nous sommes dans la continuation de l’époque quaternaire et qu’il ne faut pas établir de démarcation nettement définie entre celle-ci et les temps actuels.

Les haches de l’époque de la pierre polie diffèrent de celles de l’époque archéolithique en ce que celles-ci fendaient ou perçaient par leur petite extrémité, tandis que celles de l’âge nouveau ont le tranchant h l’extrémité la plus large. Certaines haches de cette époque étaient emmanchées dans la corne de cerf ou le bois, tandis que d’autres semblent avoir été tenues directement à la main et avoir servi de couteau ou de scie pour l’os, la corne et le bois. A cela près, la nature des armes et des ustensiles est la même aux deux âges, avec la seule différence de l’habileté, et de la perfection du travail : ce sont des haches, des couteaux, des pointes de flèches barbelées, des grattoirs, des alènes, des pierres de fronde, des disques, des poteries grossières, des grains de colliers en coquillages ou en terre qui déjà se montrent à l’époque précédente. Bien qu’on donne souvent le nom d’âge de la pierre polie à la troisième phase de la période préhistorique, il ne faudrait pas s’imaginer que ce soit toujours le poli de la matière qui la caractérise ; le fini, la perfection de l’exécution, peuvent aussi faire juger que des armes et des ustensiles non polis s’y rapportent. Aussi vaut-il mieux se servir de l’expression d’époque néolithique, qui dénote seulement le caractère relativement plus récent du dernier âge de l’emploi exclusif des instruments de pierre.

On a observé sur divers points de l’Europe les vestiges incontestables d’ateliers où les instruments de pierre de cette époque étaient préparés, et dont l’emplacement est décelé par les nombreuses pièces inachevées qui s’y trouvent réunies, à côté d’armes de la même matière amenées à leur dernier degré de perfection. Un de ces ateliers existait à Pressigny (Indre-et-Loire), d’autres à Chauvigny (Loir-et-Cher), à Civray, à Charroux (Vienne). Je ne parle ici que de quelques-uns de ceux qui ont été reconnus en France ; il y en a dans tous les autres pays, et moi-même j’en ai découvert à la porte d’Athènes et dans la montagne qui domine Thèbes d’Égypte (ce dernier conjointement avec M. Hamy). Les silex paraissent ordinairement avoir été taillés dans la carrière même et portés ailleurs pour être polis. On a retrouvé en plusieurs endroits les pierres qui servaient au polissage, et auxquelles les paysans de nos campagnes donnent le nom de pierres cochées, d’après les sillons ou coches dont elles sont marquées.

Il y avait donc, dès cet âge, des centres industriels, des lieux spéciaux de fabrication ; par suite, il y avait aussi, commerce. Les peuplades qui fabriquaient sur une grande échelle les armes et les ustensiles de pierre ne devaient pas vivre dans un état d’isolement complet, où elles n’auraient su que faire des produits de leur travail. Elles les portaient chez les peuplades qui n’avaient pas chez elles des matériaux aussi propices à cette fabrication, et les échangeaient contre d’autres produits du sol de ces dernières. C’est ainsi que le besoin établissait peu à peu les diverses relations de la vie sociale. On a trouvé en Bretagne des haches en fibrolite, matière qui ne se rencontre en France que dans l’Auvergne et les environs de Lyon. De l’allée couverte d’Argenteuil on a exhumé un couteau en silex sorti manifestement des carrières de Pressigny. A l’île d’Elbe, où l’on a recueilli un grand nombre d’instruments en pierre taillée, dont l’usage est certainement antérieur aux premières exploitations des mines de fer, ouvertes par les Étrusques, la plupart de ces armes primitives sont faites d’un silex qui ne se rencontre pas dans le sol, et a été, par conséquent, apporté par mer. Dans l’Archipel grec, j’ai rencontré à Ios des couteaux et des nucléi[6] en obsidienne de Milo.

Un commerce rudimentaire de ce genre, franchissant souvent de grandes distances, faisait passer les objets de tribus en tribus, par une série d’échanges successifs, jusque bien loin de leur lieu d’origine, dans des conditions même où le point d’arrivée est souvent ignoré du point de départ, se produit chez tous les sauvages. De hautes autorités, comme M. Dupont, M. de Quatrefages et M. Hamy, admettent qu’il en existait déjà un semblable dans l’âge du renne. Se fondant sur des raisons très sérieuses, ces savants, qui ont profondément étudié les vestiges de l’humanité préhistorique, pensent qu’il faut attribuer à des échanges et à un véritable commerce, plutôt qu’à un état nomade qui aurait conduit les tribus à des migrations incessantes, l’importation de coquilles marines du golfe de Gascogne et de la Méditerranée chez les troglodytes du Périgord, des silex et des coquillages fossiles de la Champagne, des environs de Paris et même de la Touraine chez ceux des bords de la Lesse.

Les débris d’animaux que l’on trouve avec les objets de travail humain appartenant à l’âge néolithique, se joignent aux indications fournies par les gisements pour démontrer que celui-ci n’appartient plus à l’époque quaternaire, mais à notre époque géologique, et se trouve ainsi placé sur le seuil des temps historiques. Les grands carnassiers et les grands pachydermes, comme l’éléphant et le rhinocéros, n’existaient plus alors. L’urus (bos primigenius), qui vivait encore au commencement des siècles historiques, est le seul animal de cet âge qui appartienne plus à la faune contemporaine. Les ossements qui se rencontrent avec les ustensiles de pierre polie sont ceux du cheval, du cerf, du mouton, de la chèvre, du chamois, du sanglier, du loup, du chien, du renard, du blaireau, du lèvre. Le renne ne se montre plus dans nos contrées. En revanche, on commence à trouver les animaux domestique, qui manquent absolument dans les cavernes des derniers temps quaternaires, du moins ceux qui depuis lors deviennent les compagnons inséparables des nations civilisées. Car il n’est pas impossible que, vers la fin de l’époque précédente, les hommes des cavernes soient parvenus à amener le renne et le cheval à un état de demi-domestication, en faisant des animaux rassemblés en troupeaux pour fournir à l’alimentation leur lait et leur viande, mais sans savoir leur demander encore aucun autre service. Évidemment le climat de nos pays était devenu, dès le commencement des temps néolithiques, ce qu’il est aujourd’hui.

Tout le monde a vu, en France ou en Angleterre, au moins quelqu’un de ces étranges monuments en pierres énormes non taillées, connus sous le nom de dolmens et d’allées couvertes, que l’on a regardés longtemps comme des autels et des sanctuaires druidiques. L’exploration soigneuse de ces monuments, auxquels on applique aujourd’hui la dénomination fort juste de mégalithiques, y a fait reconnaître des tombeaux, que recouvrait presque toujours à l’origine un tertre sous lequel la construction en pierres brutes était dissimulée. La plupart de ces tombes étaient violées depuis des siècles : mais dans le petit nombre de celles que les fouilles de nos jours ont retrouvées intactes, on a pu se convaincre de l’absence presque constante de tout objet de métal. On n’y découvre, avec les os et les cendres des morts, que des instruments et des armes en silex, en quartz, en jade, en serpentine et des poteries. Tel a été le cas des dolmens de Keryaval en Carnac, du tumulus du Mané-Lud à Locmariaker et du Moustoir-Carnac, dont les haches en pierre dure, d’une exécution si précieuse et aux formes si géométriquement régulières, ont été envoyées par le Musée de Vannes aux Expositions universelles de Paris en 1867 et 1878. Les poteries des dolmens sont de la pâte la plus grossière, et aucune n’a été façonnée à l’aide du tour. Quelquefois, comme à Gavr’innis et au Mané-Lud, oh a sculpté péniblement sur la face des dalles de granit, qui forme la paroi intérieure de la chambre sépulcrale, des dessins bizarres, qui la plupart du temps semblent reproduire des tatouages, cette marque d’individualité qui, chez les peuples sauvages, est comme une signature imprimée sur la face, et qui, dans le tombeau, tenait lieu, en l’absence d’écriture, du nom du personnage déposé au pied de la dalle où on l’avait gravée.

On a trouvé des ustensiles de bronze sous quelques-uns des dolmens que l’on a fouillés dans les dernières années. L’apparition de ce métal est d’une haute importance, car elle prouve que l’usage d’élever des dolmens et des allées couvertes, qui avait pris naissance dans l’âge de la pierre polie, subsistait encore en Gaule quand l’emploi des métaux commença a y être connu. On rencontre même des sépultures de cette catégorie où le bronze domine et où les armes de pierre ne se montrent plus qu’exceptionnellement ; mais il est à noter qu’alors la disposition de la cavité destinée à recevoir le mort ou les morts n’est plus telle qu’on l’observe dans les tombeaux de la pure époque de la pierre : l’architecture funéraire a pris de nouveaux développements, par suite de l’emploi des outils en métal ; l’intérieur des tombeaux se divise en galeries et en chambres souterraines.

Tous les indices concordent à prouver que les dolmens et les allées couvertes de notre pays, aussi bien ceux où l’on ne découvre que des objets de pierre que ceux où le bronze fait sa première apparition, sont les sépultures d’une race différente de celle des Celtes, qui occupait antérieurement le sol de la Gaule occidentale et centrale, et s’étendait du nord au sud, depuis la Scandinavie jusque dans l’Algérie et le Maroc, race que dans notre pays les Celtes anéantirent, chassèrent ou plutôt subjuguèrent en s’amalgamant avec elles. On a fait déjà bien des conjectures pour déterminer le rameau de l’humanité auquel pouvait appartenir cette race ; mais toutes, jusqu’à présent, ont été prématurées et sans fondement assez solide. On n’est même pas parvenu à établir, d’une manière certaine, si son mouvement d’expansion s’est produit du nord au sud ou bien du sud au nord. Ce que prouve du moins la diversité de types des crânes trouvés sous les dolmens, c’est que la race qui établit l’usage de cette architecture primitive dans la région dont nous avons sommairement indiqué l’aire, prolongée le long de l’Océan Atlantique, mais ne s’étendant pas vers l’Orient, dans l’intérieur des terres, au delà du Rhône et de la Saône, était peut-être assez peu nombreuse, mais avait su faire prévaloir son influence, sa civilisation, supérieure à celle des premiers occupants du sol, quoique encore bien imparfaite, et peut-être sa domination sur des peuplades déjà fort diverses, où se mêlaient des sangs tout à fait différents.

Il n’y a pas impossibilité à ce que ce soit à la diffusion de cette race, qu’aient trait les traditions du monde classique, qui prétendaient puiser leur source en Égypte, sur le peuple légendaire des Atlantes et ses essaims de colons conquérants, répandus dans une partie de l’Europe à une date prodigieusement antique[7]. Sans doute ces traditions ont revêtu une forme singulièrement fabuleuse, où la plupart des traits ne sauraient être admis par la critique et où particulièrement l’état de civilisation des Atlantes est exagéré de la façon la plus évidente. Mais il est difficile de croire qu’elles n’aient pas eu non plus un certain fondement réel ; et de bons esprits ont pensé reconnaître dans les légendes relatives à la colonisation et aux conquêtes des Atlantes un écho du souvenir de l’établissement, dans l’Europe occidentale, de nombreux essaims d’une population brune et dolichocéphale, venue du nord de l’Afrique, spécialement de sa partie occidentale[8]. La venue de cette population dans la Gaule, dont elle occupa une grande partie, et où ses descendants sont restés un des principaux éléments constitutifs de la population actuelle du sol français, a été pour la première fois mise en lumière, par les travaux de Roget de Belloguet ; les recherches récentes de l’anthropologie et de l’archéologie préhistorique ont achevé de l’établir, en rapportant d’une manière certaine cette immigration à la période néolithique. Les représentants les mieux connus et les plus certains de ce groupe ethnique sont les Ibères ; Roget de Belloguet a cru démontrer qu’en Gaule et en Italie il fallait appliquer à ses tribus le nom de Ligures, ce que conteste M. d’Arbois de Jubainville, lequel voit, au contraire, dans les Ligures la première avant-garde de la race aryenne en Occident. EL cette question de nom ne saurait être encore tranchée d’une manière définitive.

Mais les immigrants nouveaux qui inondèrent nos contrées au début de l’âge de la pierre polie n’appartenaient pas à une même race et venaient pas tous de la même direction. Concurremment avec les dolichocéphales d’origine libyque, on y constate un courant opposé qui amène du nord et de l’est des populations brachycéphales et mésaticéphales. Les Druides rapportèrent au grec Timagène que les plus anciens habitants de la Gaule se composaient de trois éléments, des autochtones qui avaient été originairement dans un état de sauvagerie absolue, des tribus sorties d’îles de l’Océan Atlantique et d’autres qui étaient venues d’au delà du Rhin[9]. Il est à remarquer que dans les traditions des Grecs sur l’Atlantide légendaire, engloutie dans les flots après avoir fourni des colons aux contrées occidentales du continent européen, il existait sur sa situation exactement la même incertitude que dans les appréciations de la science actuelle sur le point de départ du peuple qui a propagé dans ces mêmes contrées l’usage des dolmens. Pour Solon et Platon[10], l’Atlantide était située en face du détroit des Colonnes d’Hercule et touchait à l’Afrique ; pour Théopompe elle appartenait aux régions hyperboréennes. Quoi qu’il en soit, les monuments mégalithiques ne se rencontrent pas seulement dans la région européenne des dolmens, région si nettement délimitée, qui va de la Scandinavie au Maroc et à l’Algérie, en embrassant dans son parcours l’Angleterre et la moitié de la France. On en a observé dans certaines îles de la Méditerranée, comme les Baléares et la Corse, où le peuple constructeur des dolmens a pu facilement envoyer des essaims, mais aussi dans la Syrie et la Palestine, dans une portion de l’Asie-Mineure, dans le cœur de l’Arabie, et jusque dans le Turkestan, l’Afghanistan et l’Inde. Il n’est donc pas possible, en présence de ces derniers faits, soigneusement colligés par M. Ferguson dans un livre spécial, de considérer les monuments mégalithiques comme l’œuvre d’une seule race. Ce sont les monuments d’un âge de développement qu’ont dû traverser une grande partie des différents rameaux de l’espèce humaine, avant d’atteindre une nouvelle étape de progrès. Mais les uns y sont demeurés pendant de longs siècles, tandis que pour d’autres, cet âge a été très court. Le célèbre Temple du Sphinx, à Gizeh en Égypte, marque, comme nous l’avons déjà dit tout à l’heure, la transition du monument mégalithique à l’architecture proprement dite.

Au reste, dans la période néolithique, comme dans les périodes antérieures, les mêmes besoins et l’emploi des mêmes ressources ont produit les plus curieuses ressemblances dans les armes et les ustensiles de pays fort éloignés, qui n’avaient évidemment aucune communication entre eux, et que devaient habiter des races différentes. Pour nous borner à l’Europe, sans aller chercher nos exemples à Java, eu Chine ou au Japon, où nous trouverions cependant des points de comparaison dignes d’attention, les haches et les couteaux en silex, en obsidienne, en quartz compact, extraits des tumulus de l’Attique, de la Béotie, de l’Achaïe, de l’Eubée, des Cyclades, sont identiques aux amies pareilles qu’on recueille sur noire sol ; celles que l’on a colligées au Caucase ou dans les provinces slaves de la Russie, l’entrent aussi exactement dans les mêmes types. La Scandinavie, nous l’avons dit, a ses dolmens, ses tumuli, qui offrent avec ceux de la France une saisissante analogie. Les corps qu’ils renfermaient avaient été également déposés dans la tombe sans être brûlés ; le bronze s’y montre encore plus rarement que sous nos dolmens. Les objets en pierre et en os provenant de ces tombeaux affectent les formes les plus variées et sont d’une exécution particulièrement délicate. Mais une notable portion des collections danoises provient non des dolmens, mais des tourbières, où on trouve ces objets dans les couches les plus inférieures avec des troncs de pins en partie décomposés, fait d’une haute importance pour établir l’antiquité à laquelle remontent les instruments de l’époque néolithique, car cette essence forestière a disparu, du Danemark depuis des siècles ; elle a été remplacée par le chêne, puis par le hêtre. Deux circonstances expliquent, du reste, le degré de perfection toute particulière que le travail de la pierre atteignit en Scandinavie ; d’abord la période de l’emploi exclusif des instruments de pierre s’y prolongea plus tard que dans aucun autre pays l’Europe, et par conséquent cette forme de l’industrie humaine eut le temps, plus que partout ailleurs, d’y perfectionner ses procédés ; puis le silex y est d’une qualité supérieure et s’y prête à la taille mieux que dans notre pays.

 

Ce sont encore les contrées Scandinaves qui ont livré à l’étude de la science d’autres bien curieux dépôts de la même phase de l’histoire de l’homme. Les côtes du Danemark et de la Scandinavie offrent, de distance en distance, des amas considérables de coquilles d’huîtres et d’autres mollusques comestibles. Ces dépôts n’ont pas été apportés par les flots : se sont des accumulations manifestes de débris de repas, d’où le nom de kjœkkenmœddinger, ou rebuts de cuisine, sous lequel ils sont connus dans le pays. Ils s’étendent souvent sur des longueurs de plusieurs centaines de mètres, avec une épaisseur qui atteint parfois jusqu’à près de dix pieds. On n’a jamais rencontré dans ces amas aucun objet de métal, mais au contraire de nombreux silex taillés, des morceaux d’os et de cornes travaillés, des poteries grossières et faites à la main. L’imperfection du travail dans les objets qui en proviennent rappelle la période des cavernes, le second âge de l’époque archéolithique. Mais le style des armes et des ustensiles ne saurait être le seul critérium pour juger de la date d’un dépôt de ce genre. Il faut avant tout prendre en sérieuse considération la faune qui s’y révèle. Or, on n’a rencontré dans les kjœkkenmœddinger aucun débris d’espèces caractéristiques d’un autre âge géologique ; sauf le lynx et l’urus, qui n’ont disparu que depuis l’époque historique, il ne s’y est trouvé aucun ossement d’animaux qui aient cessé d’habiter ces climats ; on y a même trouvé des indices de l’existence du porc et du chien à l’état d’animaux domestiques. Les kjœkkenmœddinger se placent donc, dans l’ordre chronologique, à côté des plus anciens dolmens. Si l’industrie s’y montre encore aussi rudimentaire, c’est seulement parce que les tribus qui ont abandonné sur les bords de la mer du Nord les débris de leurs grossiers festins étaient demeurées en arrière de leurs voisins, placés dans de meilleures conditions et déjà notablement plus avancés dans la voie de la civilisation.

Des dépôts analogues aux kjœkkenmœddinger de la Scandinavie ont été signalés dans les derniers temps en d’autres contrées. On en connaît dans le Cornouailles, sur la côte nord de l’Ecosse, aux Orcades, et bien loin de là, sur les rivages de la Provence, où leur existence a été constatée par le duc de Luynes. Les terramare des bords du Pô, amas contenant des cendres, du charbon, du silex et des os travaillés, des ossements d’animaux dont la chair paraît avoir été mangée, des tessons de poteries et d’autres restes de la vie des premiers âges offrent également une grande analogie avec les dépôts du Danemark et de la Scanie, et appartiennent bien évidemment à la même période du développement de l’humanité ; quelques-unes des terramare ont même continué à se former après l’introduction des métaux. Ces dépôts de détritus marquent l’emplacement de villages établis au milieu des marais et analogues à ceux dont il nous reste maintenant à parler. Un des plus éminents archéologues de l’Allemagne, M. Helbig, rattachant ici les débris préhistoriques au plus ancien passé des races classiques, a entrepris de démontrer, dans un ouvrage récent[11], que les terramare sont dues aux populations de race aryenne auxquelles s’applique spécialement la dénomination d’Italiotes. Elles seraient ainsi les monuments de leur plus ancienne habitation dans la Péninsule, alors qu’elles ne s’étaient pas encore étendues au delà de sa partie septentrionale et que leur civilisation n’avait pas encore pris son essor de progrès. M. Helbig a su donner au moins une grande probabilité à cette thèse, dont la conséquence serait que les Italiotes auraient pénétré dans le bassin du Pô dans un état de barbarie tel qu’ils ne connaissaient pas encore l’usage des métaux, et l’auraient appris seulement par des enseignements étrangers pendant la période de leur séjour auprès de ce grand fleuve. C’est là une question sur laquelle nous aurons à revenir avec quelque développement dans celui des livres de la présente histoire où nous traiterons des origines des peuples aryens.

Mais les restes les plus intéressants de l’âge néolithique, ceux qui révèlent l’état de société le plus avancé et marquent la dernière phase de progrès des populations de l’Europe occidentale, avant qu’elles ne connussent l’usage des métaux, sont les palafittes ou villages lacustres.

En 1853, la baisse extraordinaire des eaux du lac de Zurich permit d’observer des vestiges d’habitations sur pilotis, qui paraissaient remonter aune très haute antiquité. M. F. Keller ayant appelé l’attention sur celte découverte, on se mil à explorer d’autres lacs pour rechercher s’ils ne contenaient pas de semblables restes. Les investigations, auxquelles demeure attaché le nom de M. Trayon, furent couronnées d’un plein succès. Non seulement un grand nombre de lacs de la Suisse recelaient des palatines, mais on en découvrit également dans les lacs de la Savoie, du Dauphiné et de l’Italie septentrionale, puis dans ceux de la Bavière et du Mecklenbourg. Les habitations des villages lacustres étaient voisines du rivage, construites sur une vaste plate-forme, que composaient plusieurs couches croisées de troncs d’arbres et de perches reliées par un entrelacement de branches et cimentées par de l’argile, et que supportaient des pieux, plantés au milieu des eaux, Hérodote, décrit très exactement des habitations de ce genre qui subsistaient encore de son temps sur les lacs de la Macédoine. Mais si l’on veut se faire une idée complète de ce qu’étaient les stations lacustres de la Suisse, il faut prendre dans le voyage de Dumont d’Urville la planche qui représente le gros village de Doréi, sur la cote de la Nouvelle-Guinée, encore tout entier bâti dans ce système.

L’usage d’établir ainsi les demeures sur pilotis au milieu de l’eau se continua dans l’Helvétie et ses contrées voisines pendant bien des siècles, car les objets qui ont été retirés des palafittes appartiennent à des âges très différents. Tandis que dans les moins anciennes on a recueilli des ustensiles en bronze et même en l’or, métal dont l’usage détermine encore une période nouvelle dans la marche des inventions humaines, dans d’autres, et c’était le plus grand nombre, on n’a découvert que des armes et des outils de pierre polie ou d’os. La forme et la nature du travail de ceux-ci se rapprochent beaucoup des objets fournis par les dolmens et les tourbières de la France, de la Grande-Bretagne, de la Belgique et de la Scandinavie ; seulement la variété des instruments y est plus grande. Les animaux dont la drague a ramené les ossements du milieu des palafittes sont ceux-là mêmes qui vivent encore aujourd’hui dans les montagnes de la Suisse : l’ours brun, le blaireau, la fouine, la loutre, le loup, le chien, le renard, le chat sauvage, le castor, le sanglier, le porc, la chèvre, le mouton. Seuls, l’élan, l’urus et l’aurochs manquent à la faune actuelle du pays ; mais on sait, par des témoignages formels, qu’ils y habitaient encore au commencement de l’ère chrétienne.

Ainsi les villages lacustres caractérisent nettement dans notre Europe occidentale la fin de l’âge néolithique, et les populations qui les avaient établis continuèrent même à les habiter dans les premiers temps où elles se servirent des métaux, que leur avaient fait connaître des nations plus avancées. L’ensemble des objets que les savants de la Suisse ont retirés de leurs emplacements dénote, du reste, en bien des choses, même dans les plus anciens, une véritable civilisation. La poterie est encore façonnée à la main, mais affecte une grande variété de formes et un certain goût d’ornementation. Les plus grands de ces vases servaient à conserver les céréales pour l’hiver. On y a recueilli du froment, de l’orge, .de l’avoine, des pois, des lentilles. Les habitants des villages lacustres s’adonnaient donc à l’agriculture, art absolument inconnu encore des hommes dont les cavernes du Périgord nous ont conservé les vestiges. Ils élevaient des bestiaux ; ils connaissaient l’usage de la meule. Enfin, dans les palafittes de la plus haute date, on a rencontré des lambeaux d’étoffes qui prouvent que dès lors, au lieu de se contenter pour tout vêtement de peaux de bêtes, on savait tresser et tisser les fibres du lin. Dans certaines cavernes de l’Andalousie, qui paraissent avoir été habitées vers la même époque, on a trouvé des vêtements presque complets en sparterie tressée, avec des armes et d’autres ustensiles de pierre polie.

 

§4. — RELATION DE TEMPS ENTRE LES DIVERSES ÉPOQUES DES DÉVELOPPEMENTS INITIAUX DE L’INDUSTRIE HUMAINE.

La succession chronologique des diverses périodes de l’âge d’emploi exclusif de la pierre éclatée, taillée ou polie, s’établit maintenant d’une manière positive et précise. Nous y retrouvons les premières étapes de la race humaine dans la voie de la civilisation, après lesquelles l’emploi du métal marque une évolution nouvelle et d’une importance capitale. Non toutefois qu’il faille s’exagérer l’état d’avancement auquel correspond le début du travail des métaux. Les anciens nous représentent les Massagètes, qui étaient pourtant plongés dans une très grande barbarie, comme étant en possession d’instruments de métal ; et chez les tribus de race ougrienne, le travail des mines a certainement pris naissance dans un état social peu avancé. On trouve dans l’Oural et dans l’Altaï des traces d’anciennes exploitations qui pénètrent quelquefois la terre à plus de 30 mètres de profondeur. Certaines populations nègres savent aussi travailler les métaux, et même fabriquer l’acier, sans que pour cela elles aient atteint la civilisation véritable. Elles fabriquent des houes, supérieures à celles que l’Angleterre veut leur envoyer de Sheffield, à l’aide d’une forge rudimentaire dont une enclume de grès, un marteau de silex et un soufflet composé d’un vase de terre fermé par une peau mobile, font tous les frais. Cependant il est incontestable que le travail des métaux a été l’un des plus puissants agents de progrès, et c’est en effet précisément chez les populations les plus anciennement civilisées que nous voyons l’origine de cette invention remonter le plus haut.

Au reste, excepté dans la Bible, qui nomme un personnage humain comme le premier qui pratiqua cet art, — encore le personnage en question a-t-il bien plus le caractère d’une personnification ethnique que d’un individu, — l’histoire de l’invention des métaux est entourée de fables chez tous les peuples de l’antiquité. L’invention paraissait si merveilleuse et si bienfaisante, que l’imagination populaire y voyait un présent des dieux. Aussi, presque toujours, le prétendu inventeur que l’on cite n’est que la personnification mythologique du feu, qui est l’agent naturel de ce travail : tel est le Tvachtri des Védas, l’Hêphaistos des Grecs, le Vulcain des Latins.

Le premier métal employé pour faire des armes et des ustensiles fut le cuivre, dont le minerai est le plus facile à réduire à l’état métallique, et on apprit bientôt à le rendre plus résistant par un alliage d’étain, qui constitue le bronze. L’emploi du fer, dont le travail est plus difficile, marqua un nouveau progrès dans l’invention. C’est du moins ainsi que les choses se passèrent le plus généralement ; car elles varièrent suivant les races et les localités, et la succession que nous venons d’indiquer compte d’importantes exceptions.

Les nègres de l’Afrique centrale et méridionale n’ont jamais connu le bronze, et même pour la plupart ne travaillent pas le cuivre. En revanche, ils fabriquent le fer sur une assez grande échelle, et par des procédés à eux, qui ne leur ont pas été communiqués du dehors. Ils sont donc arrivés spontanément à la découverte du fer, et ils ont passé de l’usage exclusif de la pierre à la fabrication de ce métal, progrès différent dans sa marche de celui des populations de l’Asie et de l’Europe, et auquel a dû contribuer la nature particulière des minerais les plus répandus en Afrique, lesquels sont moins difficiles à traiter et à affiner que ceux d’autres pays. Les Esquimaux, qui ne savent pas fondre les métaux et en sont encore à l’âge de la pierre, fabriquent cependant quelques outils de fer en détachant des fragments de blocs de fer météorique, et en les martelant avec des pierres sans les faire passer par la fusion, comme les Peaux-Rouges de l’Amérique du Nord faisaient des haches et des bracelets avec le cuivre natif des bords du lac Supérieur et de la baie d’Hudson, par un procédé de simple martelage entre deux pierres et sans emploi du feu, c’est-à-dire sans véritable métallurgie.

Au reste, le fer météorique, qui n’a besoin d’aucun affinage, et qu’il suffit de fondre pour qu’il soit propre à former tous les instruments, a dû être partout travaillé le premier et donner le type du métal que l’on a cherché ensuite à tirer déminerais moins purs. Le langage de plusieurs des peuples les plus considérables de l’antiquité par leur civilisation, a conservé des traces de ces débuts de la métallurgie du fer, tiré de blocs dont on avait observé l’origine météorique. En égyptien, le fer se nommait ba en pe, matière du ciel, mot qui est resté dans le copte benipe, fer ; et des textes positifs prouvent que l’antique Égypte se représentait le firmament comme une voûte de fer, dont des fragments se détachaient quelquefois pour tomber sur la terre. Le nom grec du fer, σίδηρος, nom tout à fait particulier, et qui n’a d’analogue dans aucune autre langue aryenne pour désigner le même métal, est évidemment apparenté d’une manière étroite, comme l’a reconnu M. Pott, au latin sidus, sideris, astre ; il désigne donc le métal que l’on a d’abord connu avec une origine sidérale.

 

Tous les rameaux de l’humanité, sans exception, ont traversé les diverses étapes de l’âge de la pierre, et partout on en découvre les traces. C’est par là que nous sommes justifiés d’avoir introduit dans la première partie d’une histoire de l’Orient antique tout un ensemble de faits qui n’ont été jusqu’ici constatés d’une manière complète et suivie que dans l’Europe occidentale. Car à ces faits seulement nous pouvions demander, dans l’état actuel de la science, les éléments d’un tableau des différents stages de développement de l’humanité primitive, stages qui ont été nécessairement les mêmes, en partant de la sauvagerie absolue des origines, chez les races les plus précoces de L’Asie, chez celles qui se sont éveillées les premières à la civilisation et dans cette voie ont donné l’exemple à toutes les autres.

Mais de ce que chaque peuple et que chaque pays offrent aux regards de l’observateur la même succession de trois âges répondant à trois moments du développement social, on se tromperait grandement si l’on allait supposer que les différents peuples y sont parvenus dans le même temps. Il n’existe pas entre les trois phases successives, pour les diverses parties du globe, un synchronisme nécessaire ; l’âge de la pierre n’est pas une époque déterminée dans le temps, c’est un état du progrès humain, et la date en varie énormément de contrée à contrée. On a découvert des populations entières qui n’étaient pas encore sorties, à la fin du siècle dernier et même de nos jours, de l’âge de la pierre. Tel était le cas de la plupart des Polynésiens lorsque Cook explora l’Océan Pacifique. Les Esquimaux reçoivent quelques objets de métal des baleiniers qui vont à la pêche au milieu des glaces voisines du pôle ; mais ils n’en fabriquent pas, et leurs racloirs en ivoire fossile, leurs petites haches et leurs couteaux à forme de croissants en pierre sont pareils à ceux dont on se servait dans l’Europe préhistorique. Un voyageur français rencontrait encore en 1854, sur les bords du Rio-Colorado de la Californie, une tribu indienne qui ne se servait que d’armes et d’ustensiles en pierre et en bois. Les races qui habitaient le nord de l’Europe n’ont reçu la civilisation que bien après celles delà Grèce et de l’Italie ; les palafittes des lacs de la Suisse, de la Savoie et du Dauphiné continuaient certainement à subsister, du moins une partie, quand déjà Massalie et d’autres villes grecques étaient fondées sur le littoral de la Provence ; toutes les vraisemblances paraissent indiquer que, lorsque les dolmens de l’âge de pierre commençaient à s’élever chez nous, les populations de l’Asie étaient déjà depuis des siècles en possession du bronze et du fer, et de tous les secrets d’une civilisation matérielle extrêmement avancée. En effet, l’emploi des métaux remonte, en Égypte, en Chaldée, chez les populations aryennes primitives des bords de l’Oxus et chez les nations touraniennes, qui remplissaient l’Asie antérieure avant les grandes migrations des Aryas, à l’antiquité la plus reculée.

Ainsi que nous l’avons vu plus haut, la tradition biblique désigne un des fils de Lemech, Thoubal-qaïn, comme ayant le premier forgé le cuivre et le fer, donnée qui ferait remonter, pour certaines races, l’invention du travail des métaux à près de mille ans avant le déluge. Ce nom de Thoubal-qaïn est, du reste, extrêmement curieux, car il signifie Thoubal le forgeron, et, par conséquent, on ne peut manquer d’établir un rapprochement entre lui et le nom du peuple de Thoubal, dont la métallurgie prodigieusement antique est tant de fois citée par la Bible, et qui gardait encore celte réputation du temps des Grecs, quand, déchu de la puissance prépondérante sur le nord-est de l’Asie-Mineure que lui attribuent les monuments assyriens du XIIe siècle, il n’était plus que la petite nation des Tibaréniens. Une fois découvert, l’usage des procédés de la métallurgie ne se répandit d’abord que lentement, et resta longtemps concentré, comme un monopole exclusif, entre les mains de quelques populations dont le progrès, par suite de causes de natures diverses, avait devancé celui des autres. Les Chalybes, qui paraissent un rameau du peuple de Thoubal, étaient déjà renommés pour les armes et les instruments de fer et de bronze, qu’ils fabriquaient dans leurs montagnes, quand certaines tribus nomades de l’Asie centrale en restaient encore aux engins de pierre.

Bien plus, on a découvert partout des preuves positives de ce fait que l’invention du travail des métaux ne fit pas disparaître tout d’abord les armes et les instruments de pierre. Les objets de métal revenaient à un grand prix, et avant que l’usage ne s’en fût complètement généralisé, la majorité continua d’abord pendant un certain temps à préférer, par économie, les vieux ustensiles auxquels elle était habituée. Chez la plupart des tribus à demi-sauvages qui travaillent le métal, comme celles des nègres, cette industrie est, dans l’intérieur même de la tribu, une sorte d’arcane que certaines familles se transmettent traditionnellement de père en fils, sans le communiquer aux individus qui les entourent et leur demandent leurs produits. Tout donne lieu de penser qu’il dut en être de même pendant une longue suite de générations dans l’humanité primitive. Et par conséquent il put et dut arriver que certains essaims d’émigration qui se lançaient en avant dans les forêts du monde encore désert, bien que partant de centres où quelques familles travaillaient déjà les métaux, ne savaient encore fabriquer eux-mêmes que des instruments de pierre et n’emportèrent pas avec eux d’autre tradition d’industrie dans leurs établissements lointains. En tout cas, celui qui étudie les méthodes anciennes de travail des métaux, reconnaît à des indices matériels incontestables qu’elles rayonnèrent suivant les contrées de trois centres d’invention distincts ; l’un, le plus ancien de tous, celui dont parle la Bible, situé en Asie, le second en Afrique, dans la race noire, où l’emploi du bronze ne paraît avoir jamais été connu et où la nature spéciale des minerais de la contrée permit d’arriver du premier coup à la production du fer, le troisième enfin en Amérique, dans la race rouge.

Il y a même eu dans certains cas, et par suite de circonstances exceptionnelles, retour à l’âge de pierre de la part de populations qui au moment de leur émigration connaissaient le travail des métaux, mais n’avaient pas encore entièrement abandonné les usages de l’état de civilisation antérieur. C’est ce qui paraît être arrivé pour la race polynésienne. Elle est, les belles recherches de M. de Quatrefages l’ont démontré, originaire de la Malaisie, et autant que l’on peut arriver à déterminer approximativement la date de son émigration première, le départ n’en eut lieu qu’à une époque peu ancienne, où nous savons par des monuments positifs que l’usage et la fabrication des métaux étaient déjà répandus généralement dans les îles malaises, mais sans avoir tout à fait déraciné l’emploi des ustensiles de pierre. Mais les îles où les ancêtres des Polynésiens s’établirent d’abord, dans le voisinage de Tahiti, et où ils se multiplièrent pendant plusieurs siècles avant de rayonner dans le reste des archipels océaniens, ne renfermaient dans leur sol aucun filon minier. Le secret de la métallurgie, à supposer que quelqu’un des individus de la migration le possédait, se perdit donc au bout de peu de générations, faute d’usage, et il ne se conserva pas d’autre tradition d’industrie que celle de la taille de la pierre, que l’on avait l’occasion d’exercer tous les jours. Aussi les essaims postérieurs de la race polynésienne en demeurèrent-ils à l’âge de la pierre, même lorsqu’ils allèrent s’établir dans des lieux riches en mines, comme la Nouvelle-Zélande.

La Chine présente un autre phénomène non moins curieux. Au temps où les Cent familles, à peines sorties de leur berceau dans les monts Kouen-Lun, établirent les premiers rudiments de leur écriture, elles étaient encore à l’âge de la pierre. L’étude des deux cents hiéroglyphes primitifs qui servent de base au système graphique des Chinois montre qu’ils ne possédaient alors aucun métal, quoiqu’ils eussent déjà neuf à dix espèces d’armes, et encore aujourd’hui le nom de la hache s’écrit en chinois avec le caractère de la pierre, souvenir conservé de la matière avec laquelle se fabriquaient les haches quand on commença à écrire. Mais les populations tibétaines que l’on groupe sous le nom commun de Miao-Tseu, populations qui habitaient antérieurement le pays et que les Cent familles refoulaient devant elles, étaient armées de coutelas et de haches en fer, qu’elles forgeaient elles-mêmes d’après les traditions de leurs vainqueurs. Il y a donc eu là défaite et expulsion d’un peuple en possession de l’usage des métaux, par un autre peuple qui n’employait encore que la pierre. A ce triomphe d’une barbarie plus grande que celle des Miao-Tseu succéda bientôt le développement propre de la civilisation chinoise, qui paraît s’être fait sur lui-même, à part du reste du monde, et la métallurgie y suivit ses phases normales. Dès le temps de Yu, vingt siècles avant notre ère, les Chinois connaissaient déjà tous les métaux, mais ils ne travaillaient par eux-mêmes ni le fer ni l’étain ; ils fondaient seulement le cuivre pur, l’or et l’argent. Les quelques objets de fer qu’ils possédaient étaient tirés par eux, à titre de tribut, des peuplades de la race des Miao-Tseu, qui habitaient les montagnes de leur frontière du côté du Thibet, et qui y continuaient les traditions de la vieille métallurgie antérieure à l’invasion des Cent familles. Quant à l’étain, dont la Chine orientale renferme cependant de riches gisements, on n’avait pas encore commencé à l’exploiter et à l’unir au cuivre pour faire du bronze.

Au contraire, sous la dynastie des Tchéôu, qui régna de 1123 à 247 avant J.-C, la Chine était en plein âge du bronze. On n’y fabriquait pas encore de fer, et l’on y faisait en bronze toutes les armes et tous les ustensiles. Les Chinois, pendant cette période, tiraient l’étain de leurs mines et l’alliaient au cuivre suivant six proportions diverses, pour les pointes de flèches, pour les épées, pour les lances, pour les haches, pour les cloches et les vases. Ces proportions, remarque M. de Rougemont, sont fort curieuses, parce qu’il n’en est aucune qui soit celle du bronze de l’Asie antérieure et de l’Occident. La métallurgie des Chinois est donc entièrement indépendante de celle de notre monde ancien, et comme l’histoire de la civilisation pivote, en quelque sorte, sur celle de la métallurgie, la nation chinoise a grandi par elle-même dans une région complètement isolée du reste de l’Asie.

Cependant, au moins à la fin de l’époque des Tchéou, l’on commençait à travailler le fer dans un seul des petits royaumes entre lesquels l’empire chinois était alors divisé, le royaume méridional de Thsou ; cette fabrication y était peut-être un héritage de traditions des plus anciens occupants du sol, car le pays de Thsou paraît avoir été l’un de ceux où la race chinoise était la moins pure, la plus mélangée à la population antérieure, conquise plutôt que refoulée. En tous cas, ce fut seulement dans les siècles avoisinant immédiatement le début de l’ère chrétienne, que la fabrication du fer se répandit dans toute la : Chine et y prit les proportions qu’elle a gardées, avec les mêmes procédés, depuis cette époque jusqu’à nos jours.

 

Les remarques que nous venons de faire sur l’impossibilité de considérer l’âge delà pierre comme une époque historique déterminée dans le temps et la même pour tous les pays, s’appliquent aux faits qui appartiennent à la période géologique actuelle, particulièrement à l’âge néolithique ou de la pierre polie, qui a été certainement très court, qui n’a peut-être même pas existé pour les populations chez lesquelles le travail des métaux commença d’abord, qui, au contraire, pour d’autres populations a duré des milliers d’années. Mais il n’en est pas de même de l’âge archéolithique, correspondant à la période quaternaire. Là, les changements du climat du globe et du relief des continents marquent dans le temps des époques positives et synchroniques qui ont leurs limites déterminées, bien qu’on ne puisse pas les évaluer en années ou en siècles.

La période glaciaire a été simultanée dans notre Europe occidentale, en Asie et en Amérique. Les conditions de climat et de surabondance des eaux qui lui ont succédé, et au milieu desquelles ont vécu les hommes dont on retrouve les traces dans les couches alluviales, ont été des conditions communes à tout l’hémisphère boréal, et elles avaient cessé d’être, elles étaient remplacées par les conditions actuelles aux temps les plus anciens où nous puissions remonter dans les civilisations de l’Égypte ou de la Chaldée. Les vestiges géologiques ne permettent pas de supposer — et le simple raisonnement y suffirait — que nos pays se soient encore trouvés dans l’état particulier de l’âge des grands pachydermes ou du renne, quand l’Asie était parvenue à l’état qui dure encore aujourd’hui. La période quaternaire est une dans ses conditions pour toute la surface du globe, et on ne saurait la scinder. Mais, nous le répétons, le changement du climat et de la faune, qui caractérise le passage d’une époque géologique à l’autre, est antérieur à tout monument des plus vieilles civilisations orientales, antérieur à toute histoire précise. Par conséquent les débris d’industrie humaine qu’on rencontre dans les couches du terrain quaternaire et dans les cavernes de là même époque, que ce soit en France, en Égypte ou dans l’Himalaya, appartiennent certainement à l’humanité primitive, aux siècles les plus anciens de l’existence de notre espèce sur la terre. Ils nous fournissent des renseignements directs sur la vie des premiers hommes, tandis que les vestiges de l’époque néolithique ne donnent sur les âges réellement primordiaux" que des indications par analogie, du même genre que celles que l’on peut tirer de l’étude des populations qui encore aujourd’hui mènent la vie du sauvages.

 

Le métal ne s’étant, comme on vient de le voir, substitué que graduellement, et non par une révolution brusque, aux instruments de pierre, il y eut un certain temps, plus ou moins prolongé suivant les contrées, où les deux matières furent concurremment employées. Nous avons déjà remarqué qu’une partie des dolmens de la France datent de cette époque de transition. Il en est de même de certaines palafittes de la Suisse, où le bronze est associé à la pierre, et de quelques terramares de l’Emilie, celles de Campeggine et de Castelnovo, par exemple, où les silex et les os taillés se montrent avec des armés et des ustensiles de bronze. Diverses sépultures de l’Italie septentrionale ont offert pareille association. Il s’est même rencontré en Allemagne ; à Minsleberi, un tumulus où étaient réunies des armes de pierre et des armes de fer, ce qui montre que l’usage de la pierre taillée subsista chez quelques populations par delà l’âge du bronze. On a également trouvé dans le Jura des forges dont les scories accumulées renferment dans leurs monceaux quelques instruments de pierre. Pendant longtemps, comme je l’ai déjà dit plus haut, le grand prix du métal a fait que les plus pauvres se contentaient d’armer leurs flèches et leurs lances de pointes de silex. Sur le champ de bataille de Marathon, l’on ramasse à la fois des bouts de flèches en bronze et en silex noir taillé par éclat ; et, en effet, Hérodote signale, dans l’armée des Perses qui envahit la Grèce, la présence de contingents de certaines tribus africaines qui combattaient avec des flèches à la pointe de pierre. Le même fait a été observé dans plusieurs localités de la France, notamment au Camp de César, près de Périgueux.

Au reste, les exemples de la continuation de l’usage habituel d’instruments de pierre dans les temps d’une métallurgie complète, abondent dans les pays les plus différents. Le fait est constant dans les civilisations développées tout à fait isolément du Mexique et du Pérou. Il s’est conservé après la conquête espagnole. Torquemada vit encore les barbiers mexicains se servant de rasoirs d’obsidienne. Même aujourd’hui, les dames de certaines parties de l’Amérique du Sud ont dans leur corbeille à ouvrage, à côté des ciseaux d’acier anglais, une lame tranchante d’obsidienne qui sert à raser la laine dans certaines broderies. Si nous laissons l’Amérique pour l’ancien monde, nous trouvons en Chaldée les instruments de pierre les plus variés dans les mêmes tombeaux et les mêmes ruines, remontant aux plus anciennes époques historiques, que les outils de bronze et même que les objets de fer ; les collections formées dans les fouilles du colonel Taylor et conservées au Musée Britannique, sont là pour le prouver. En Égypte, l’emploi fréquent de certains outils de pierre, souvent extrêmement grossiers, à côté des métaux, pendant les siècles les plus florissants de la civilisation, et jusqu’à une date très rapprochée de nous, est aujourd’hui parfaitement établi. C’est avec des outils de pierre que les Égyptiens exploitaient les mines de cuivre de la péninsule du Sinaï, comme l’ont établi les remarques de M. J. Keast Lord ; c’est avec les mêmes outils qu’ils travaillaient dans les carrières de granit de Syène,’comme j’ai pu le constater de mes propres yeux ; et M. Mariette a reconnu des amoncellements de débris analogues, rejetés quand ils devenaient impropres au service, auprès de toutes les grandes excavations de l’Égypte, qu’ils avaient servi à creuser. Quant aux flèches à tête en silex,- elles se rencontrent fréquemment dans les tombeaux de l’Égypte, et les pointes en abondent dans les anciens cantonnements des troupes égyptiennes au Sinaï. La Syrie a offert aussi de nombreux exemples d’armes et d’outils de pierre, même d’une exécution rudimentaire, appartenant évidemment aux âges pleinement historiques où les métaux étaient d’usage général ; mais il est à remarquer qu’ils rentrent tous dans les types du couteau et de la pointe de la flèche.

Ici nous croyons nécessaire d’insister sur un point que l’on néglige souvent, à tort suivant nous : c’est la distinction à établir entre certains instruments de pierre pour les conclusions à tirer de leur découverte. Toute arme ou tout outil en pierre, ainsi que le prouvent les faits que je viens de rappeler, n’est pas nécessairement de l’âge de la pierre.

On ne peut attribuer avec une confiance absolue, à cette période du développement humain, que les stations qui présentent tout un ensemble d’outillage et de faits décelant d’une manière positive l’usage exclusif de la pierre. C’est seulement des observations faites dans ces conditions que l’on peut, en bonne critique, déduire des résultats positifs et de nature à s’imposer dans la science. Les trouvailles isolées et les dépôts qui ne renferment que certaines espèces d’armes ou d’instruments, réclament, au contraire, une grande réserve dans les appréciations, et c’est ici qu’il faut distinguer entré les objets. Je ne parle pas des outils de mineurs, dont le type est extrêmement particulier et toujours reconnaissable ; il est trop évident que si l’on exploite une mine — n’y employât-on que des outils de pierre par économie ou pour pouvoir mieux attaquer une roche très dure, sur laquelle le bronze et le fer non aciéré s’émoussent — c’est que l’on connaît et travaille les métaux. Mais je n’hésite pas à dire que les découvertes exclusives de couteaux, de pointes de flèches et de lances, en quelques amas considérables qu’on les observe, n’ont aucune valeur décisive, rien qui permette d’en déterminer la date ; ces objets peuvent être de toutes les époques, aussi bien d’un temps fort récent que du véritable âge de la pierre, et par conséquent ils ne prouvent rien. Et quand je me sers du mot de couteaux, c’est pour me conformer à la désignation généralement usitée, car je doute très fort que la plupart de ces lames de silex grossièrement détachées du nucleus aient réellement servi de couteaux, et beaucoup de celles que l’on rencontre doivent provenir des machines avec lesquelles on dépiquait le grain[12]. L’arme vraiment significative et que l’on n’a pas employée depuis la fin de l’âge de pierre, ou tout au moins depuis la période de transition delà pierre aux métaux, est la hache polie. Elle marque une période, du moins en Occident, car en Chaldée on l’a trouvée plusieurs fois dans les tombeaux de l’Ancien Empire et dans les décombres des édifices d’Abou-Schahrem. De même en Asie-Mineure, les habitants de la ville très antique dont les ruines ont été fouillées par M. Schliemann à Hissarlik, en Troade, tout en connaissant déjà l’usage des métaux, en possédant des vases, des armes et des outils de bronze, employaient encore fréquemment des instruments de pierre polie, entre autres des hachettes, dont un grand nombre ont été rendues au jour par la pioche des excavateurs. Ces exceptions ne portent pas atteinte au fait que je viens d’énoncer, dans sa généralité. Aussi est-ce à la hache de pierre que se sont attachées plus tard le plus grand nombre de superstitions, parce que son origine par le travail de l’homme était complètement oubliée.

La haute antiquité à laquelle remontaient les instruments de pierre leur fit prêter parla suite, chez un grand nombre de peuples, un caractère religieux. D’où l’usage s’en conserva dans le culte. Chez les Égyptiens, c’était avec un instrument de pierre que le paraschiste ouvrait le flanc de la momie avant de la soumettre aux opérations de l’embaumement. Chez les Juifs, la circoncision se pratiquait avec un couteau de silex. En Asie-Mineure, une pierre tranchante ou un tesson de poterie était l’outil avec lequel les Galles ou prêtres de Cybèle pratiquaient leur éviration. Dans la Chaldée, l’intention religieuse et rituelle qui faisait déposer des couteaux et des pointes de pierre dans les tombeaux de l’Ancien Empire, est attestée par les modèles de ces instruments de pierre en terre cuite, moulés sur les originaux, qui les remplacent quelquefois. Chez les Romains on se servait, dans le culte de Jupiter Latialis, d’une hache de pierre (scena pontificalis), et il en était de même dans les rites des Féciaux. En Chine, où les métaux sont connus depuis tant de siècles, les armes en pierre, et surtout les couteaux de silex, se sont religieusement conservés. Encore de nos jours, chez les pallikares de l’Albanie, comme j’ai eu l’occasion de l’observer moi-même, c’est avec un caillou tranchant, et non avec un couteau de métal, que doit être dépouillé de ses chairs l’os de l’omoplate de mouton, dans les fibres duquel ils croient lire les secrets de l’avenir.

A côté de cette conservation rituelle de l’usage de certains instruments de pierre dans les cérémonies religieuses, il faut signaler en terminant les idées superstitieuses qui s’appliquèrent aux pointes de flèches en pierre et aux haches polies qu’on découvrait dans le sol, une fois que la tradition de leur origine fut perdue. Chez la plupart des peuples du monde antique, dans les siècles voisins de l’ère chrétienne, on les recueillait précieusement, et on leur attribuait mille propriétés merveilleuses et magiques, croyant qu’elles tombaient du ciel avec la foudre. Au témoignage de Pline, on distinguait les cerauniae, qui, d’après sa description même, sont des pointes de flèches, et les betuli, qui sont des haches. On possède des colliers d’or étrusques auxquels sont appendues, en guise d’amulettes, des pointes de flèches en silex. Au même caractère talismanique attaché à cette classe d’objets doivent être attribuées les inscriptions gnostiques et cabalistiques du IIIe ou IVe siècle de notre ère, gravées sur quelques haches de pierre polie découvertes en Grèce ; elles y ont été ajoutées quand ces haches ont servi d’amulettes portées pour se préserver des mauvaises influences ou ont été employées à des usages religieux. Ainsi, sur l’une des haches en question, l’on a grave l’image consacrée du dieu Mithra frappant le taureau, d’où l’on doit conclure qu’elle était conservée dans quelque Mithræum pour y jouer le rôle de la pierre sainte, de laquelle on tirait chaque année, au solstice d’hiver, l’étincelle du feu nouveau, personnification du dieu lui-même. Les croyances superstitieuses sur les prétendues pierres de foudre sont demeurées en vigueur, même parmi les savants, jusqu’au XVIe siècle, et ce n’est qu’au XVIIIe siècle qu’elles ont été complètement déracinées dans l’Europe éclairée. Dans beaucoup de pays, comme en Italie, en Alsace et en Grèce, elles subsistent encore chez les habitants des campagnes.

 

§ 5. — LES INVENTEURS DE LA MÉTALLURGIE.

Essayons maintenant de pénétrer dans le mystère des siècles antérieurs à toute histoire, et de chercher chez laquelle des races humaines a dû prendre naissance l’art de la métallurgie. Recherchons du moins le plus antique et le plus fécond dès trois foyers que nous avons indiqués plus haut, celui dont l’influence a rayonné sur toute l’Asie antérieure et de là sur l’Europe, celui que la Bible personnifie dans la figure de Thoubalqaïn.

Pour cette étude, les vestiges matériels qu’étudie l’archéologue ne peuvent plus nous guider. Du moins, nous ne pouvons leur demander que la constatation d’un fait, mais d’un fait capital par son importance, et qui détermine à la fois l’existence nécessaire d’un point de départ commun pour le travail des métaux dans toute la région qu’il embrasse, l’unité de la source où les races hamitiques ou kouschites et sémitiques — si tant est qu’on ne doive pas les voir se réunir en un seul tronc quand on remonte dans une certaine antiquité — et la race aryenne, ont également puisé les principes de cet art indispensable à la civilisation, et les limites jusqu’où se sont étendus les courants partis de cette source, qui permet enfin d’établir où commence l’action des autres centres, absolument indépendants, de métallurgie primitive. Ce fait est celui de l’unité de composition du bronze, où l’étain entre, par rapport au cuivre, dans la proportion de 10 à 15 p. 100, unité trop absolue pour n’être pas le résultat d’une même invention, propagée de proche en proche sur un domaine dont M. de Rougemont a très bien établi les limites géographiques. Vers l’orient, dit-il, elles passent à l’est du Tigre, ou plutôt des montagnes de la Médie et de la Perse propre. Du fond du Golfe Persique, elles se dirigent vers la presqu’île du Sinaï, et traversent l’Afrique de Syène par les oasis de la Libye et de la Mauritanie. L’Océan Atlantique borne à l’occident notre empire du bronze et l’Europe. Au nord, la frontière, partant des Orcades, passe par l’extrémité sud de la Norvège et le centre de la Suède. Plus loin commencent les hésitations et les incertitudes ; nous laissons à notre gauche les peuples finnois, sauf ceux de la Livonie, connus par leurs ouvrages en cuivre, étain ou zinc, mais nous ne savons si nous devons faire entrer dans notre empire les races lithuanienne et slave, ou remonter l’Oder et gagner par les monts de la Hongrie et de la Transylvanie les rives du Pont-Euxin, d’où nous reviendrions par le Caucase à notre point de départ, si les Tchoudes ne nous arrêtaient pas en chemin. Ils nous obligent, par leur métallurgie et par l’alliage de leurs bronzes, à faire passer nos frontières par le cœur de la Sibérie, où nous nous trouvons en présence de l’industrie chinoise. Le tableau est cependant encore incomplet, car il faut ajouter à ce vaste empire l’Inde, dont l’histoire métallurgique reste encore à faire, mais où nous trouvons le double travail du fer et du bronze aux proportions d’alliage typiques, florissant dès une époque extrêmement ancienne et antérieure même à l’établissement des Aryas ; car les hymnes védiques montrent les populations que conquéraient et refoulaient les tribus aryennes, comme en pleine possession de ces deux métaux, aussi bien que les Aryas eux-mêmes.

En attachant ainsi une importance de premier ordre au fait de l’unité de composition du bronze, et en le considérant comme le fait caractéristique du rayonnement du foyer de métallurgie auquel se rapporte la tradition de la Genèse, je n’ai en aucune façon l’intention d’insister outre mesure sur la distinction chronologique de l’âge du bronze et de l’âge du fer. On l’a d’abord beaucoup trop exagérée, d’après les faits particuliers du nord Scandinave, et elle tend plutôt à s’effacer. Dans le plus grand nombre des pays, les deux métaux furent connus en même temps, et ce furent les circonstances locales, facilitant davantage le travail du bronze, qui le firent d’abord prédominer chez certains peuples, tandis que la fabrication du fer se développait de préférence chez d’autres dès une extrême antiquité. Au foyer même, dans la race où nous serons conduits à placer les premiers forgerons du monde antique, les deux inventions du bronze et du fer durent se succéder très rapidement, naître presque en même temps chez des tribus voisines ; et quand la tradition biblique les fait contemporaines, elle fournit un indice dont il faut tenir grand compte, que nous verrons d’ailleurs se rattacher à toute une série d’indices parallèles. Le travail des deux métaux découle delà même source ; c’est seulement dans leur marche vers des régions lointaines que les courants en sont devenus divergents et ont présenté, par suite de circonstances qu’il nous est le plus souvent presque impossible d’apprécier, des phases de succession bien tranchées. Mais les faits relatifs à la métallurgie du fer ne nous offrent rien d’aussi positif, d’aussi palpable et d’aussi significatif, pour déterminer l’unité du premier foyer commun, que celui du même alliage pour former le bronze.

 

C’est aux traditions en grande partie mythiques que les peuples de l’ancien monde ont conservées sur l’existence de leurs premiers ancêtres, que nous devons nous adresser pour essayer de remonter à ce centre primitif d’invention dont nous venons de mesurer l’action sur la carte. La recherche est périlleuse et pleine de difficultés ; mais la voie a déjà été tracée par le regrettable baron d’Eckstein, dont l’esprit pénétrant et sagace a su projeter des vues hardies et ingénieuses dans les ténèbres qui environnent les origines de l’Asie avant le développement des nations aryennes et sémitiques, et reconnaître plus d’un vestige de ces civilisations prodigieusement antiques dont le problème attirait son imagination d’un attrait invincible. On peut, disait-il, appliquer aux antiquités les plus reculées de l’espèce humaine le même genre de travaux que l’on applique aux antiquités du globe. Cuvier a pu exhumer les débris d’un monde animal, Brongniart a pu ressusciter une flore gigantesque, Élie de Beaumont a pu découvrir les assises de la terre, tous ont pu signaler la succession des êtres organiques, leur conformité avec la succession des masses élémentaires, la série des catastrophes des premiers, leur conformité avec la série des révolutions des autres. Il est possible de révéler aussi la filiation des grandes races des peuples primitifs, d’exhumer leurs reliques, non pas dans l’état fossile de leurs ossements, mais en creusant jusqu’aux fondements d’un antique sol social, mais en découvrant les strates de leurs établissements religieux, les couches de leurs institutions civiles et politiques qui y correspondent. D’autres races d’hommes, de souche comparativement nouvelle, ont hérité de leurs travaux, ont profité de leur expérience, métamorphosant leur héritage, y versant la sève d’une vie nouvelle.

II y a vingt-cinq ans, dès 1854, avant que les travaux et les découvertes de l’archéologie préhistorique l’eussent posé d’une manière impérieuse et eussent donné l’éveil à tous les esprits sur son importance, le baron d’Eckstein, à l’aide principalement des traditions aryennes, avait scruté le problème des origines de la métallurgie, et indiqué avec une sûreté divinatrice les lieux et la race où il fallait en chercher la solution. Voici ce qu’il écrivait alors[13] :

Il y a des peuples qui adorent les dieux de l’abîme dans leur rapport avec la fécondité du sol, avec les produits de l’agriculture, comme les races pélasgiques, etc. ; il y en a d’autres qui les adorent sous un point de vue différent, puisqu’ils rendent exclusivement hommage aux splendeurs d’un monde métallurgique, rattachent cette adoration à des cultes magiques, à des superstitions talismaniques ; peuples et cultes sans parenté avec les Kouschites, avec les Phéniciens, avec les Égyptiens, avec les Kénânéens, avec les grandes branches des familles hamitiques. Faut-il les placer parmi les ancêtres mythiques des races aryennes, des familles de peuples indo-européens ? Pas plus qu’on ne peut les incorporer aux croyances des tribus sémitiques. Le culte de ces dieux de la métallurgie, le cortège de génies, d’êtres fantastiques, souvent, grotesques, où se dessinent les physionomies parfois très caractérisées de certaines races de peuples, tout cela se trouve fréquemment mêlé aux traditions d’un vieux monde, d’un monde dont les races aryenne et sémitique ont gardé le souvenir, mais partout de manière à faire voir que ces dieux redoutés, haïs ou méprisés, ne sont pas de la même souche que les peuples qui ne leur vouent aucune adoration, qui les tiennent même en très mince estime. Il faut donc regarder autour de soi pour découvrir des tribus qui aient sincèrement adoré les dieux de la métallurgie, qui les aient considérés comme les grands dieux dont elles prétendaient tirer leur origine.

Sur cette route de nos investigations, nous abordons forcément une série importante de peuples ; nous nous trouvons en face, des traditions et des croyances particulières aux tribus turques, mongoles, tongouses, exploratrices de la chaîne de l’Altaï dans la nuit des âges ; nous heurtons du même coup les tribus finnoises depuis les vallées de l’Oural jusqu’aux régions extrêmes du nord de la Scandinavie, races anciennement refoulées par les peuples d’origine aryenne, hordes peut-être originellement parentes d’autres peuples, dépeuples postérieurement compris dans l’agglomération des tribus thibétaines, de tous les indigènes des vallées du Lahdac et du Baltistan, dont les traces se laissent poursuivre à travers les gorges du Paropanisus, vers les montagnes de l’Hazarajat. Il est probable que les indigènes des vallées, du Bëlour, que les tribus des coins reculés du Wakhanet du Tokharestan appartenaient, en principe, à la même famille d’hommes qui ont eu l’initiative des découvertes de tous les arts, métallurgiques. Forcées de travailler pour le compte des Çoûdras ou des Kouschites du voisinage des régions aryennes, elles changèrent de tyrans en passant du joug kouschite sous le joug des races aryennes. De fortes analogies plaident en faveur de l’hypothèse que plusieurs des races établies dans le Caucase, que, notamment, les descendants de Meschech et de Thoubal, que les Chalybes, les Tibaréniens, les Mossynœques de l’antiquité sont des tronçons dispersés de la même souche de peuples.

L’unité ethnique des peuples auxquels il est ici fait allusion est maintenant acquise à la science. Les admirables travaux philologiques des Rask, des Castrèn, des Max Müller et de leurs disciples, ont établi que toutes les populations diverses qui de la Finlande aux bords de l’Amour habitent le nord de l’Europe et de l’Asie, Finnois et Tchoudes, Turcs et Tartares, Mongols, Tongouses, appartiennent à une même souche et constituent une seule grande famille, dont l’unité originaire est attestée par la parenté des idiomes que parlent ces nations. Leur langage, ainsi que l’ont montré MM. Max Müller et de Bunsen, s’est immobilisé dans un état extrêmement primitif et représente une phase du développement de la parole humaine antérieure à la formation des langues à flexions, telles que les langues sémitiques et aryennes. On est donc forcé d’admettre que cette famille de nations, dont le type anthropologique révèle un mélange du sang de deux des types fondamentaux de l’espèce humaine, le blanc et le jaune, où la proportion des deux sangs varie suivant les tribus et fait prédominer tantôt l’un et tantôt l’autre, que cette familière nations s’est séparée avant les autres du tronc commun d’où sont sortis tous les peuples qui ont un nom dans l’histoire, et, se répandant au loin la première, s’est constituée en tribus ayant une existence ethnique et distincte, dès une antiquité tellement reculée qu’on ne saurait l’apprécier en nombres. C’est là ce que l’on désigne par le nom commun de race altaïque ou ougro-japonnaise.

Mais les Altaïques n’ont pas été toujours confinés dans les régions septentrionales où nous les trouvons aujourd’hui. Si quelques-uns des rameaux de la race ont dû se répandre tout de suite au nord, et s’établir dès l’époque de leur dispersion dans l’Altaï, sur les bords du lac d’Aral et dans les vallées de l’Oural, où viennent aboutir toutes leurs traditions les plus antiques, d’autres avaient pris la route de plus heureuses régions, et n’ont été repoussés dans le nord que par le développement postérieur des races aryenne et sémitique. Les Finnois se souviennent encore, dans leurs légendes épiques, des pays méridionaux et favorisés du ciel où habitaient leurs ancêtres avant de reculer graduellement devant les nations aryennes jusqu’au fond delà Mer Baltique.

Un passage célèbre de l’historien Justin (II, 3 ; cf. I, 1) dit qu’antérieurement à la puissance de toute autre nation, l’Asie des anciens, l’Asie antérieure, fut en entier possédée pendant quinze siècles parles Scythes, dont il fait le plus vieux peuple du monde, plus ancien même que les Égyptiens. Cette donnée, que Trogue-Pompée avait puisée dans les traditions asiatiques, est aujourd’hui confirmée par les découvertes de la science, et passe à l’état de vérité fondée sur des preuves solides. Le résultat le plus considérable et le plus inattendu des études assyriologiques a été la révélation du développement de populations que les anciens eussent qualifié de scythiques, et auxquelles on donne le nom un peu vague de touraniennes, populations apparentées de plus bu moins près à la race altaïque, dans toute l’Asie antérieure avant les Aryas et les Sémites, et de la part prépondérante qu’elles eurent à la naissance des premières civilisations de cette partie du monde. Les lueurs que ces études répandent sur un passé où tout était ignoré, jusqu’au déchiffrement des écritures cunéiformes, nous permettent, dès à présent d’entrevoir, par delà les migrations de Schem et de Yapheth, une vieille Asie déjà civilisée quand Aryens et Sémites menaient encore la vie de pasteurs, et une Asie exclusivement touranienne et kouschite. Nous reviendrons au chapitre suivant sur ce fait capital, et nous tenterons d’esquisser le tableau de la distribution des peuples de cette Asie primordiale. La parenté des langues n’est pas, du reste, le seul lien des populations dont nous parlons avec les Altaïques ; elles ont en commun une civilisation étrange et incomplète, à la physionomie spéciale et encore mal équilibrée, civilisation qui présente les caractères de la plus extrême antiquité, et dont les traditions ont servi, aux peuples venus plus tard, de première initiation et de point de départ pour les progrès ultérieurs de leur culture. Elle se fait avant tout remarquer par le culte des esprits élémentaires, qui prend quelquefois la forme d’un grossier sabéisme, plus souvent celle de rites magiques et de l’adoration des puissances du monde souterrain, dispensatrices des richesses métalliques, par une tendance éminemment matérialiste, un défaut complet d’élévation morale, mais en même temps par un développement prématuré et vraiment surprenant de certaines connaissances, et par la disproportion qui y existe entre l’état d’avancement de certains côtés de la culture matérielle et l’état rudimentaire où demeurent certains autres.

 

Avec la magie, et en liaison étroite avec elle, le trait dominant des populations altaïques d’aujourd’hui et des populations touraniennes dont nous ne retrouvons plus la trace que dans les traditions et les monuments de l’Asie antique, est, comme l’a si bien indiqué le baron d’Eckstein, le développement de la métallurgie et l’existence d’un cycle de conceptions mythologiques qui se rattachent à cet art. Dans l’histoire et dans la tradition, dans la leur comme dans celle des autres peuples, ils sont par excellence les ouvriers des métaux, les adorateurs des dieux de la mine et de la forge. C’est sous leurs traits que l’imagination, des peuples qui les ont supplantés et refoulés se représentent ces dieux antiques qui président aux richesses cachées, devenus pour, les nations nouvelles des génies malfaisants, gardiens jaloux de leurs trésors, comme les gnomes, les kobolds, ces peuples d’êtres souterrains à la petite taille que connaissent toutes les mythologies populaires. Les Turcs et les Mongols placent leur berceau et leur paradis dans une vallée inconnue de l’Altaï, fermée de tous côtés par d’infranchissables montagnes riches en fer ; leurs ancêtres étaient sortis de cette prison par un défilé pratiqué au moyen d’un feu intense, qui avait mis en fusion les rochers ferrugineux. Le souvenir de cette découverte du fer était célébré chez les Mongols par une fête annuelle, et c’est de leur premier forgeron que se faisait descendre Gengis-Khan. Depuis l’époque la plus ancienne où les annales chinoises parlent des tribus turques, elles signalent leur habileté pour le travail du fer.

Les Finnois, les Livoniens, les Esthoniens, et toutes les peuplades ouraliennes qui se rattachent au même groupe, ont pour industries primitives celles du forgeron et du tisserand. Les mythes métallurgiques tiennent une place très considérable dans leurs souvenirs religieux. Chez les Finnois, l’un des premiers mythes est celui de la naissance du fer ; ils n’en ont pas pour le cuivre. Leur légende poétique ne mentionne à leurs origines que le fer et l’or. Leur Vulcain, Ilmarinen, fabrique d’or sa propre femme. C’est à eux que les Lithuaniens et les Slaves ont emprunté le nom du fer, et saris doute, aussi sa connaissance. Mais cette concentration des légendes métallurgiques sur le fer n’est certainement pas chez eux un fait primitif ; c’est le résultat des conditions propres à leur séjour, au pays où ils ont fini par être repoussés, pays qui leur offrait le fer en abondance et ne leur fournissait plus l’occasion de maintenir les traditions antiques du travail du cuivre et du bronze, que conservaient fidèlement leurs frères de la Livonie.

En effet, c’est au groupe ougro-finnois qu’il faut l’attacher cette population des Tchoudes, qui a laissé dans toute la région entre la chaîne de l’Oural et le bassin du Yénisséï les traces de son existence et de sa multiplication considérable, dans une multitude de tumulus, ainsi que de mines abandonnées depuis des siècles et de fourneaux en ruines. Cette population avait déjà disparu quand l’aurore de l’histoire se lève pour les contrées où l’on découvre ses vestiges, et elle avait, été remplacée par les Hakas, les Turcs et les Mongols, dont les plus anciens monuments funéraires se superposent aux siens, en s’en distinguant facilement. Ses nivaux de mines remontent à une haute antiquité, à en juger par l’état de putréfaction des bois qu’on y trouve. Le fer se rencontre dans les tumulus et dans les anciennes galeries de mines des Tchoudes, mais il y est rare ; les métaux prédominants sont le cuivre pur et le bronze à l’alliage caractéristique de 10 p. 100 d’étain. On y découvre aussi de nombreux objets en or, car les Tchoudes exploitaient également ce métal. C’est sans doute leur nom qu’Hérodote a transformé en Thyssagètes ; et le père de l’histoire connaît les populations de mineurs et de métallurgistes de l’Oural, ces Arimaspes à qui la renommée populaire faisait disputer l’or aux griffons, et qui transmettaient leurs métaux précieux aux Argippéens, tribu d’un caractère sacré qui paraît avoir été en possession du privilège de fournir les chamans de tous leurs voisins de même race. Les marchands grecs, venus des colonies milésiennes du Pont-Euxin, fréquentaient le pays des Argippéens, d’où ils tiraient l’or des Arimaspes ; ils s’avançaient même encore plus loin vers l’est, dans la Sibérie méridionale, entre le Tobol et l’Irtysch, jusque chez les Issédons, peuple de marchands dont les caravanes allaient chercher l’or extrait des gisements de l’Altaï. Les exploitations minières et métallurgiques de la région qui va de l’Oural à l’Altaï, et où se rencontrent les antiquités tchoudes, étaient donc en pleine activité quand écrivait Hérodote, et les richesses qu’en amenait une ligne de commerce de caravanes aboutissant à la mer Noire faisaient alors la fortune de la cité grecque d’Olbia, comme un peu plus tard celle de Panticapée. Mais ces colonies helléniques avaient succédé elles-mêmes au rôle et à la prospérité de la Colchide, plus ancien terme de la route du même commerce pour atteindre la mer, de la Colchide où Hérodote place une antique colonie égyptienne ou plutôt éthiopienne, terre classique de la toison d’or, but de la navigation des Argonautes, que les Phéniciens avaient précédé dans la fréquentation des mêmes parages. Le cycle des légendes de la toison d’or et des richesses de la Colchide fait remonter bien haut l’existence de ce commerce et des exploitations minières qui l’alimentaient.

Au sud de l’Altaï, dans le Thian-chan, toutes les traditions conservées par les Chinois et par les écrivains musulmans nous montrent les peuplades turco-tartares, qui l’habitent de temps immémorial, adonnées depuis la plus grande antiquité à la fabrication du fer, et en ayant poussé très loin les procédés. Elles touchent aux tribus tibétaines, dont font partie les Miao-tseu de la Chine et les Sères des écrivains grecs et latins. Les Miao-tseu, nous l’avons dit tout à l’heure, travaillaient le fer antérieurement à l’arrivée de la migration chinoise, c’est-à-dire au moins vingt-cinq siècles avant Jésus-Christ. Les Sères étaient célèbres à Rome par leur fer, qui passait pour supérieur à tout autre, et qui arrivait sur les bords de l’Océan Indien à travers les immenses plateaux du Tibet.

Transportons-nous maintenant à l’extrémité méridionale de la diffusion des populations que nous appelons touraniennes, chez les Schoumers et les Akkads de la Chaldée primitive. Dans cette contrée qu’habitent deux populations d’origines différentes, dont la plus anciennement établie et civilisée est la touranienne, la non-sémitique, nous reconnaissons le siège d’une antique et florissante industrie des métaux, dont les produits, l’exemple et l’influence ont rayonné sur l’Assyrie, la Syrie et l’Arabie. Les tombeaux les plus vieux de la Chaldée, qui ne remontent pas moins haut que les sépultures égyptiennes de l’Ancien Empire, nous présentent des objets en or, en bronze et même en fer. A côté se rencontrent encore, et concurremment employés, des instruments et des armes en silex taillé et poli, têtes de flèches, haches et marteaux. Le métal le plus répandu est le bronze ; c’est en bronze que sont tous les ustensiles et tous les instruments métalliques, et il restera toujours prédominant dans le bassin de l’Euphrate et du Tigre. Quant au fer, il est plus rare, et semble avoir encore le caractère d’un métal précieux par la difficulté de sa production ; au lieu d’en faire des outils, on en forme des bracelets et d’autres parures grossières. Malgré cela, comme on le voit, la métallurgie est complète et ne se borne pas au bronze. Il n’en était pas de même au temps bien plus reculé, jusqu’auquel ne nous font pas remonter les monuments actuellement connus, où les Schoumers et les Akkads inventèrent les hiéroglyphes rudimentaires et primitifs d’où est sortie l’écriture cunéiforme. Parmi ces hiéroglyphes, il y a deux signes simples spéciaux pour désigner, d’une part les métaux nobles, comme l’or et l’argent, d’autre part le cuivre ; mais le bronze et le fer, comme l’étain, ont leurs noms exprimés par des combinaisons complexes de caractères, de formation postérieure et secondaire. Mais si l’écriture cunéiforme paraît n’avoir reçu ses derniers développements et sa constitution définitive que dans la Chaldée même, après l’établissement des Schoumers et des Akkads dans les plaines où se réunissent l’Euphrate et le Tigre, une importante et féconde remarque de M. Oppert est de nature à faire penser qu’ils en avaient apporté les premiers éléments d’un autre séjour, d’une étape antérieure de leur migration. En effet, lorsqu’on étudie les signes constitutifs de cette écriture en essayant de remonter aux images d’objets matériels qu’ils représentaient d’abord, la nature des objets ainsi devenus des éléments graphiques semble conduire, comme lieu d’origine de l’écriture, aune autre région que la Chaldée, à une région plus septentrionale, dont la faune et la flore étaient notablement différentes, où, par exemple, ni le lion, ni aucun des grands carnassiers de race féline n’étaient connus, et où le palmier n’existait pas. Pour retrouver le berceau des premiers essais du système d’écriture des Schoumers et Akkads de la Chaldée, et de leur métallurgie, qui était déjà complète au temps de ces premiers essais, il faut donc remonter en partie la route de leur migration, la route que la Genèse fait suivre aux constructeurs de la tour de Babel, venus de l’Orient dans le pays de Schine’ar, la route qui aboutit à cette montagne du nord-est qui joue un si grand rôle dans les traditions chaldéennes et dans,les textes cunéiformes, au double titre de point d’origine de la race humaine et de lieu de l’assemblée des dieux, et dont nous avons déjà longuement parlé dans le chapitre précédent.

Nous sommes ainsi conduits à rapporter aux Schoumers et aux Akkads, c’est-à-dire à la primitive population touranienne, l’origine de la métallurgie de la Chaldée, et à en lier l’implantation dans cette partie du monde à celle de l’écriture cunéiforme. Il ne nous est possible, d’ailleurs, d’indiquer ici ces faits que d’une manière tout à fait sommaire, nous réservant d’y revenir avec tous les développements qu’ils réclament, dans le livre de cette histoire qui sera consacré aux annales de la Chaldée et de l’Assyrie. Nous avons encore à jeter un rapide coup d’œil sur un dernier rameau des vieilles populations touraniennes de l’Asie, celui de tous qui a laissé la plus grande renommée métallurgique, celui de Meschech et de Thoubal, auquel appartiennent les Tibaréniens et les Chalybes. Mais ici nous laisserons de nouveau la parole au baron d’Eckstein, qui a traité de la manière la plus heureuse cette partie du sujet.

Thoubal, nom de tribu, nom probable de corporation, est l’équivalent des Telchines de la Grèce primitive. Nous rencontrons, au dixième chapitre de la Genèse, ce nom, qui s’applique à une race caucasienne, à celle des Tibaréniens, voisins des Chalybes, aborigènes des montagnes qui bordent le Pont-Euxin, forgeant le fer, travaillant l’airain, fameux du temps des Argonautes. Chez Ézéchiel (Ye’hezqêl), Thoubal est au nombre des tribus vassales du commerce de Tyr, cité à laquelle ils livraient l’airain de leurs montagnes. Les pierres précieuses qui portent le nom de tibaréniennes, chez Pline, témoignent encore de la gloire de Thoubal. Exploitant la chaîne des monts intermédiaires entre l’Arménie et le Caucase, ces Chalybes, ces Tibarènes, ces Mossynœques relèvent de l’antique souche de Meschech et de Thoubal, mentionnée dans plus d’un texte de l’Ancien Testament, chantée par les Grecs dès l’âge mythique du temps des Argonautes ; telles sont les tribus contre lesquelles Xénophon s’est heurté lors de son expédition assyrienne : « Ces mêmes peuplades sont les voisines immédiates d’Aia-Colchis, la terre classique de la toison d’or. Près de là s’élève la province arménienne de Syspiritis citée par Strabon, contrée riche en mines d’or et en mines d’airain, province d’Isber ou d’Iber, comme elle est appelée dans les annales de l’Arménie. Hérodote en parle deux fois en deux passages importants ; et chaque fois il y place les Saspires, sur la grande route du commerce de la Médie à la Colchide. Vers la Médie se dirige une autre route ; grande artère du commerce des Indes, elle aboutit à Suse, la cité éthiopienne ou memnonienne, où arrivent les marchandises débarquées dans les ports de la Perside. Des rives de la mer Erythrée jusqu’aux rives du Pont-Euxin, il existe ainsi une communication commerciale, dont les Saspires sont les intermédiaires.

Salués par un souvenir au passage des Argonautes, les Saspires ou les Sapires donnent leur nom au saphir des anciens, pierre dont parle Théophraste, mais qui n’est pas notre saphir. C’est le lapis-lazuli, le vaidoùrya des Indiens, ainsi appelé parce qu’il vient de « très loin » vidoûra, d’où le nom de Vidoûra donné au Belour, à la montagne dont on le tire, là où sont les sources de l’Oxus, là où est la région du paradis terrestre. Fameuses dans toute l’antiquité, célèbres en Chine, dans l’Inde, dans la Perse, dans le reste de l’Asie, les pierres de lapis-lazuli passent pour les lumières mystérieuses par excellence, illuminant le monde souterrain. Si les Saspires donnent leur nom à cette pierre dans une contrée où elle ne se trouve pas, c’est qu’ils étaient les grands agents de son commerce et qu’ils constituaient l’anneau intermédiaire de la chaîne qui rattachait aux villes du Pont-Euxin les indigènes des régions supérieures de l’Indus et de l’Oxus. Là se trouve le ‘Havilah des premiers chapitres de la Genèse, les pays de Wakhan, de Badakchan, du  Tokharestan, illustrés par les travaux d’une prodigieusement antique métallurgie. Wood, lors de son voyage aux sources de l’Oxus, nous a montré ces exploitations dans un état de séculaire décadence, quoique les travaux des mines de lapis-lazuli n’y chômassent pas encore. Là est le berceau de la métallurgie et de son culte.

 

En effet, dans le rapide voyage que nous venons de faire au travers des populations des deux races apparentées, altaïque et touranienne, les unes qui se maintiennent encore dans les contrées septentrionales, les autres qui peuplaient dans des siècles relativement récents, et déjà pleinement historiques, une grande partie de l’Asie occidentale et en .étaient les premiers occupants, dans ce rapide voyage, si nous avons trouvé partout les différents rameaux de ces deux races que l’on venait sans doute se confondre à leurs origines, exerçant de temps immémorial le travail simultané du fer et du bronze, liant leur propre naissance à celles de la métallurgie et accordant aux dieux de cet art, : dans leurs mythes et dans leurs adorations, une placé qu’aucune autre race n’accorde aux mêmes personnifications, nous avons pu discerner une série de rayons, qui, de toutes les extrémités du domaine où nous avons trouvé ces peuples, convergent vers un centre commun. Et ce centre, ce point d’intersection où convergent tous les rayons venus du nord, du sud, de l’est et de l’ouest, n’est autre que la région montueuse du Wakhan, du Badakchan, du Tokharestan, de la Petite-Boukharie et du Tibet occidental, qui entoure le plateau de Pamir, c’est-à-dire le point où 4a science, par la comparaison des traditions de l’Inde et de la Perse avec celle des Livres Saints, détermine avec une précision rigoureuse je berceau où les grandes races de l’humanité, Toûra, comme l’appelle la tradition iranienne, aussi bien que Kousch, Schem et Yapheth, ont pris naissance et commencé à grandir côte à côte, d’où elles ont successivement envoyé leurs essaims à tous les points de l’horizon. D’autres raisons, d’une valeur non moins décisive, nous obligent encore à y chercher le foyer premier de l’invention du travail des métaux chez les plus vieux ancêtres des nations altaïques et touraniennes.

Ici les faits relatifs au bronze prennent de nouveau une importance capitale, comme lorsqu’il s’est agi de déterminer l’étendue sur laquelle s’est propagée l’influence de ce foyer. En effet, si l’unité de la composition de l’alliage du bronze est le trait palpable et caractéristique qui permet de rattacher avec certitude à une invention commune, à celle que la tradition biblique attribue à Thoubal-qaïn, toute la métallurgie du vaste empire dont nous avons esquissé les limites, ce sont aussi les éléments dont l’alliage constitue ce métal qui peuvent servir à déterminer le lieu de son invention. Le fer se trouve presque partout en abondance à la surface du globe, et par conséquent on aurait pu presque partout commencer à le travailler et découvrir les moyens de le fondre et de le forger. Le cuivre est un peu plus rare, mais encore répandu dans un grand nombre de régions ; le travail du cuivre pur, qui, dans quelques pays, a précédé l’introduction du bronze, et a été abandonné devant la supériorité du métal artificiel, a pu naître spontanément dans ces pays, comme le travail du fer dans l’Afrique centrale, avant la communication des procédés dont nous recherchons le berceau ; mais ce n’est qu’après celle-ci qu’a commencé le règne de la vraie et parfaite métallurgie. Au contraire, l’étain ne se rencontre dans les couches du sol que sur un petit nombre de points nettement déterminés, et dont rémunération est facile. Or, il tombe sous le sens que le bronze a été découvert et fabriqué, pour la première fois, dans une contrée où les gisements d’étain et de cuivre existaient à proximité les uns des autres, dans une contrée où le sol fournissait les deux minerais, et où, par conséquent, après avoir observé les défauts du cuivre pur, on pouvait avoir naturellement l’idée d’essayer le résultat que fournirait l’alliage des métaux obtenus parla fusion de ces minerais. Ce n’est que plus tard, quand les qualités du bronze étaient déjà bien connues et les meilleures proportions de son alliage fixées, qu’on s’est mis à en fabriquer là où l’on ne trouvait que le cuivre et où il fallait faire venir l’étain de grandes distances.

Ceci posé, quels sont les pays où se trouve l’étain ? Nous devons d’abord écarter les riches gisements de la Chine et de l’Indo-Chine, qui se trouvent en dehors de la sphère d’action de la métallurgie de Thoubal-qaïn, en dehors du monde antique. Il en est de même de l’étain de Banca, qui n’était même pas connu dans l’Inde au Ier siècle de notre ère, puisque alors, d’après le témoignage formel du Périple grec de la mer Erythrée, l’Inde, comme l’Arabie méridionale, tirait tout son étain de la Grande-Bretagne par l’intermédiaire d’Alexandrie. Qui d’ailleurs pourrait songer à chercher à Bancâ et à Malacca le berceau delà métallurgie de l’Asie occidentale et centrale et de l’Europe ? Les mines, des monts Mêwar, dans l’Inde centrale, sont aussi dans une situation trop excentrique et trop orientale ; d’ailleurs le témoignage du Périple les exclut également, puisqu’il montre qu’elles n’étaient pas exploitées dans l’antiquité. Quant à celles du pays de Midian, au nord-est de la mer Rouge, récemment retrouvées par le capitaine Burton, leur production n’a jamais eu qu’une importance secondaire. Eh réalité, l’antiquité ne connaissait que trois grands gîtes de l’étain, florissants à des époques différentes : la Grande-Bretagne, l’Ibérie du Caucase et le Paropanisus. Écartons encore la première de ces contrées, qui ne peut pas prétendre à un caractère véritablement primitif pour l’exploitation de ses mines, et qui ne les a ouvertes que lorsque les navigateurs phéniciens ont fréquenté ses côtes. Restent les gisements de l’Ibérie caucasienne et du Paropanisus.

Les uns et les autres ont été activement fouillés dès un temps bien plus reculé que celui des voyages des Phéniciens aux Iles Cassitérides. Dans la Géorgie actuelle, on découvre des traces d’exploitations d’un caractère extrêmement primitif dans les filons de minerai d’étain, et le silence absolu que gardent au sujet de l’extraction de ce métal, chez les Ibères, les écrivains grecs et latins de l’époque impériale et l’historien arménien Moïse de Khorène, semble indiquer que les travaux, dont les vestiges attestent un assez grand développement d’activité minière, étaient abandonnés déjà vers le temps de l’ère chrétienne. C’est de là, sans doute, que les gens de Thoubal, à l’époque de Ye’hezqêl, et les Chalybes de la tradition grecque, tiraient l’étain nécessaire à la fabrication de leurs bronzes fameux. C’est de là aussi que devait provenir celui que consommaient les travaux de civilisation de l’Iran, de la Susiane et du bassin de l’Euphrate et du Tigre, puisque nous avons constaté tout à l’heure l’importance du commerce, en grande partie métallique, que les Saspires d’Hérodote, chez qui se trouvaient ces mines, entretenaient d’un côté avec la mer Noire, de l’autre avec Suse et Babylone, par deux voies qui, une fois ouvertes et fréquentées, n’ont jamais été oubliées au travers de toutes les révolutions de l’Asie. Quant à l’étain du Paro-panisus, on en a trouvé les gisements, accompagnés aussi de restes d’antiques travaux abandonnés depuis des siècles, dans le pays de Bamian, au cœur même de la chaîne de l’Hindou-Kousch, auprès des sources de l’Helmend ou Etymander, un des quatre fleuves paradisiaques des Iraniens. Ce ne peut être que de laque provenait l’étain que les habitants de la Bactriane employaient déjà dans les âges antiques auxquels remontent certaines parties des livres de Zoroastre ; car il est fait mention de ce métal, et même de l’art de l’étameur, dans un de ces chapitres les plus primitifs du Vendidâd-Sadé. Nous hésiterions entre les mines de l’Ibérie et du Paropanisus pour attribuer aux unes ou aux autres l’honneur d’avoir été les premières exploitées, et d’avoir vu naître dans leur voisinage l’art de travailler les métaux, comme la science a longtemps hésité entre le Caucase et le Belourtagh ; pour reconnaître dans l’un ou dans l’autre la montagne qui abrita de son ombre les familles des premiers ancêtres des grandes races humaines, si notre choix n’était pas fixé par les raisons mêmes qui ont déterminé les maîtres de l’érudition moderne à saluer, dans le Belourtagh et le plateau de Pamir, le berceau véritable d’où nous descendons tous.

En effet, si c’est à une autre race que celles de ‘Ham, de Schem et de Yapheth qu’il faut attribuer les premières découvertes du travail des métaux, si ces découvertes ont été l’œuvre d’un rameau de l’espèce humaine qui avait quitté plus tôt le berceau commun, elles ont dû avoir pour théâtre un pays encore très voisin des lieux où les pères des trois autres familles demeuraient réunis. Ni ‘Ham, ni Schem, ni Yapheth n’ont inventé la métallurgie ; ils n’y prétendent même pas ; mais ils ont reçu la communication de ses secrets avant de s’être encore dispersés dans le monde. Car, dès que les tribus de ces trois races entrent dans la période de leurs migrations, elles sont en possession du bronze et du fer, elles savent les extraire du minerai et les travailler, et partout où elles vont elles portent cette industrie avec elles. Le groupe de peuplades ‘hamitiques qui, dans une antiquité impossible à évaluer, franchit l’isthme de Suez pour venir s’établir dans la vallée du Nil, et fut le noyau de la nation égyptienne, était certainement maître des procédés d’une métallurgie complète, car il ne l’aurait certainement pas inventée dans ce pays qui ne produit pas de métaux, et où le besoin de s’assurer du moins l’exploitation des mines de cuivre du Sinaï l’obligea dès les premières dynasties à entrer dans la voie des conquêtes étrangères. S’il y a eu réellement un âge delà pierre en Égypte, — ce que je persiste à penser malgré l’autorité des savants qui le contestent, — il a été antérieur à l’établissement des fils de Miçraïm ; il appartient à la population mélanienne qui paraît les y avoir précédés et dont le sang se mêla au leur, fournissant l’élément africain dont la présence est incontestable dans la nation égyptienne telle que les monuments nous la font connaître. La plus ancienne tradition des Sémites, celle que la Bible nous a conservée, place la découverte des métaux presque aux origines de l’espèce humaine, mille ans avant le déluge et la formation des trois familles des Noa’hides. Et rien, ni dans les souvenirs, ni dans les usages, ni dans les langues de la race sémitique, ne nous fait remontera un temps où elle n’aurait pas employé les métaux. Chez les Aryas, la philologie appliquée à cet ordre de recherches que Pictet a si ingénieusement appelé la paléontologie linguistique, nous fait voir la métallurgie déjà constituée avant la dispersion de la race ou du moins de ses principaux rameaux, avant la séparation des nations orientales et occidentales, chez les tribus encore cantonnées sur les bords de l’Oxus.

II n’est guère moins frappant de trouver chez les trois familles de ‘Ilam, de Schem et de Yapheth la même notion symbolique, qui conduit à représenter le dieu démiurge, l’ouvrier des mondes, en sa qualité de dieu forgeron, sous les traits d’un nain grotesque et difforme. Qu’il s’agisse du Pta’h de Memphis quand il est envisagé sous le point de vue spécial de démiurge, des Patèques de la Phénicie ou de son Adonis Pygmaion (le dieu qui manie le marteau), de l’Hêphaistos homérique qui cache sa difformité dans l’île de Lemnos et dont la démarche et la tournure excitent le rire des immortels, ou bien encore du Mimir des Scandinaves, nous voyons toujours reparaître le même type consacré, qui est aussi celui des kobolds, des gnomes et d’autres êtres analogues dans les mythologies populaires, et qui semble une caricature des races qui les premières ont travaillé les métaux. Il y a là une conception commune aux peuples de ‘Ham, de Schem et de Yapheth, et qui doit être rangée parmi les souvenirs que ces peuples ont gardés d’avant leur séparation.

C’est maintenant, après cette suite de remarques qui nous ont ramené au pied du plateau de Pamir, que nous pouvons apprécier à sa juste valeur la tradition biblique sur l’invention des métaux, et en comprendre la signification. Thoubal-qaïn n’est pas un individu au sens où nous l’entendrions aujourd’hui ; les traditions des premiers âges n’ont pas ce caractère précis, et c’est rapetisser la Bible, donner à ses récits un caractère puéril et en diminuer l’autorité, que d’envisager de cette façon les patriarches qu’elle place au début de la famille humaine. Ce n’est pas non plus un être mythique, une vieille divinité mal déguisée, une sorte de Vulcain, comme on aimerait à se le figurer dans certaine école. Thoubal-qaïn est une personnification ethnique ; mais elle détermine avec une merveilleuse exactitude l’âge, la race et le lieu de l’invention placée sous son nom. Ce nom de Thoubal-qaïn établit un rapport saisissant entre lui et le rameau métallurgique par excellence parmi la race métallurgiste des Touraniens ; en même temps, il est impossible de méconnaître la parenté qui le lie à celui des Telchines des plus anciennes traditions mythologiques de la Grèce. C’est encore dans le voisinage du ‘Eden, c’est tout auprès des lieux où habite la famille de Scheth, celle qui deviendra la souche de ‘Ham, de Schem et de Yapheth, que Thoubal-qaïn, descendant de Qaïn, se livre aux premiers travaux de son industrie, dans les lieux mêmes où le premier meurtrier est venu habiter après son crime.

Or, il n’est pas dans tout le début de la Genèse un passage d’une précision géographique plus remarquable que celui qui raconte la fuite, de Qaïn sous la malédiction divine. Il se retire à l’orient de ’Êden, c’est-à-dire des hauteurs de Pamir, dans la terre de Nod ou de l’exil, de la nécessité, en dehors du sol jusque là cultivé et habité, adamah. La situation du ‘Eden une fois déterminée, telle que l’impose la concordance des traditions indiennes et iraniennes avec celle de la Bible, on ne saurait douter qu’il ne s’agisse ici de la^lisière du désert central de l’Asie, du désert de Gobi. Et l’on demeure stupéfait de la façon dont un souvenir aussi primitif a conservé avec exactitude le caractère distinctif, et la position réciproque de localités aussi éloignées de celles où vivaient les Israélites, de localités avec lesquelles depuis tant de siècles ils n’avaient plus aucune communication. C’est là que Qaïn bâtit la première ville, la ville de ‘Hanoch. C’est là aussi que se trouve cette ville de Khotan (en sanscrit Koustana) dont les traditions, enregistrées dans des chroniques indigènes qui ont été connues des historiens chinois, remontaient beaucoup plus haut que celles d’aucune autre cité de l’Asie intérieure. Elle liait elle-même sa fondation aux mythes d’un antique dieu chthonien, à la sombre physionomie, maître des feux souterrains et des trésors métalliques, que les Musulmans n’ont pas manqué d’identifier à Qaïn. Nous en avons, d’ailleurs parlé plus haut, en l’envisageant déjà sous ce point de vue.

Ainsi, d’un côté Thoubal-qaïn se rattache étroitement à l’un des rameaux de la race touranienne, de l’autre le lieu de la retraite de Qaïn, tel qu’il est indiqué par la Genèse, nous conduit dans la région même où cette race s’établit d’abord et commença à se développer, dans la région où tant d’autres indices ont concordé pour nous faire cherchera la fois son berceau et celui de sa métallurgie, la première en date dans le monde. Ne devons-nous pas en conclure que ce sont les Touraniens qu’avait en vue l’auteur du récit qui forme le chapitre IV de la Genèse, quand il faisait le tableau de la descendance de Qaïn ? Il n’est pas, en effet, un des traits de ce morceau qui ne s’applique d’une manière curieuse aux tribus de cette race et à leur passé primitif, tel que nous commençons à l’entrevoir. Séparés avant tous les autres du tronc commun de la descendance d’Adam, constructeurs des premières villes, inventeurs de la métallurgie et des premiers rudiments des principaux arts de la civilisation, adonnés à des rites que Yahveh réprouve, considérés avec autant de haine que de superstitieuse terreur par les populations encore à l’état pastoral qu’ils ont devancées dans la voie du progrès matériel et des inventions, mais qui restent moralement plus pures et plus élevées, tels sont les Qaïnites ; tels aussi nous apparaissent à leur origine les Touraniens.

Je n’ose pas pousser plus loin ce parallèle et en tirer une conclusion formelle et affirmative, car je viens me heurter ici à des questions d’une nature particulièrement délicate, et il serait téméraire de contredire d’une manière absolue toute l’interprétation traditionnelle de quelques-unes des parties les plus importantes de la Genèse, sans apporter des preuves décisives. Je sais que cette interprétation peut être modifiée sans inconvénient pour la foi dans tout ce qui n’est pas du domaine de celle-ci, et, par exemple, personne aujourd’hui ne voudrait plus entendre les jours de la création comme le faisaient les anciens interprètes. J’ai l’intime conviction que les exégètes les plus orthodoxes et les docteurs autorisés de l’Église en viendront également un jour à considérer, d’un tout autre point de vue qu’ils ne le font encore actuellement, la question du déluge et de son universalité, qui n’est point un dogme, que le texte biblique n’impose pas d’une manière absolue, et sur laquelle plusieurs Pères ont admis la discussion.

Il est certain que les récits de la Bible débutent par des faits généraux à toute l’espèce humaine, pour se réduire ensuite aux annales d’une race particulièrement choisie par les desseins de la Providence. Ne peut-on pas faire commencer ce caractère restreint du récit plus tôt qu’on ne le fait généralement, et le reconnaître dans ce qui a trait au déluge ? C’est ce qu’ont déjà soutenu des savants du plus sérieux mérite, qui sont des fils respectueux et soumis de l’Eglise. Je reconnais, il est vrai, que les preuves, ou, pour parler plus exactement, les inductions sur lesquelles elle s’appuie, tout en étant considérables et en tendant chaque jour à le devenir davantage, n’ont pas jusqu’à présent le caractère de la certitude qui s’impose à tous. Mais j’ai la confiance que cette manière d’entendre le texte biblique sera un jour démontrée par une masse de faits suffisante à la faire universellement accepter. Jusque-là je ne la donne que pour une hypothèse individuelle, prêt à l’abandonner si l’on me prouve que je me suis trompé. Surtout, ce que je ne voudrais à aucun prix, serait de scandaliser ceux dont je partage les croyances, et de donner le change sur mes convictions en laissant croire que je me range avec les adversaires de l’autorité des Livres Saints. Cette autorité, je la respecte, et je tiens au contraire à la défendre ; mais je n’admets pas qu’elle puisse souffrir des doutes élevés, avec la réserve nécessaire en pareil cas, sur l’interprétation d’un fait historique.

La question de l’universalité du déluge n’est pas encore suffisamment mûre, et d’ailleurs elle est trop grave pour pouvoir être traitée incidemment et à la légère. Je me bornerai donc à faire remarquer qu’il est extrêmement difficile de concilier avec la notion de l’universalité absolue les expressions de la généalogie de la famille de Qaïn contenue dans le chapitre IV de la Genèse. C’est un morceau tout à fait à part et dont la rédaction même porte l’empreinte d’une extrême antiquité. On ne saurait y méconnaître un des plus vieux documents mis en œuvre et insérés dans sa composition parle rédacteur du premier livre du Pentateuque, un document anté-mosaïque. Il n’a aucun lien avec l’histoire du déluge et il semble ne tenir aucun compte de cette tradition. L’idée d’une destruction générale de l’humanité, à l’exception de la famille de Noa’h, est étrangère à sa rédaction, puisque, lorsqu’il est dit de Yabal, fils de Lemech et frère de Thoubàl-qaïn, qu’il fut le père des pasteurs et de ceux qui vivent sous les tentes, la construction de la phrase est telle qu’elle implique le présent, ceux qui vivent au moment où l’auteur écrit. Et il n’est pas jusqu’à la dualité de Thoubal-qaïn le forgeron et de Yabal le pasteur, qui ne paraissent se rapporter à la division qui se produisit de très bonne heure entre les tribus touraniennes, les unes adoptant avant toutes les autres races la vie sédentaire et industrielle, les autres restant fidèles aux habitudes de la vie nomade, que leurs descendants ont gardées jusqu’à nos jours dans l’Asie septentrionale.

 

Après cette recherche du foyer d’invention de la métallurgie et de la race qui la cultiva la première, il serait intéressant d’étudier comment les autres familles de l’humanité, particulièrement celles de Schem et de Yapheth, y furent initiées. Mais là encore il s’agit d’un sujet dont le développement et l’étude complète demanderait des volumes, sur lequel les documents et les recherches déjà faites sont trop insuffisants pour permettre autre chose qu’un demi-jour incertain et souvent trompeur. Je veux parler de l’histoire, enveloppée de fables, de ces corporations à la fois industrielles et sacrées, qui apparaissent dans les plus lointains souvenirs des populations aryennes et sémitiques comme les instituteurs, de nature à demi divine, qui leur ont communiqué les arts de la civilisation. Ne pouvant qu’indiquer ici cet ordre d’études à poursuivre, sans avoir la prétention de l’approfondir en quelques pages — qui n’ont pas même le caractère d’une dissertation purement scientifique — je laisserai une dernière fois la parole au baron d’Eckstein, qui a esquissé sous une forme rapide et ingénieuse les principaux traits de la physionomie et du rôle des antiques corporations civilisatrices, envisagées au point de vue spécial des traditions de la race aryenne.

D’une part sont les races au culte magique qui ont adoré les dieux de la métallurgie ; d’autre part se trouvent certaines corporations au cachet mythique qui ont dirigé leurs travaux, qui ont fonctionné comme leurs pontifes, confréries sacerdotales traditionnellement illustres. Les Védas, le Zend-Avesta, la mythologie des Thraces, celle des Pélasges, celle des Celtes, celle des Germains, regorgent du souvenir de ces affiliations de dieux ouvriers, au caractère douteux, pareil au génie des δαίμονες de l’antiquité classique. Inventeurs, instructeurs, magiciens, bienfaiteurs et malfaiteurs tout ensemble, quand l’image de ces corporations s’efface, elles demeurent gravées comme puissances néfastes dans la mémoire des hommes.

Telles sont les confréries de dieux subalternes, de Telchines, d’Idéens, de Dactyles, etc., qui ressortent évidemment de peuples d’une culture avancée, quelquefois étrangers à la race des mineurs qu’elles disciplinent ; elles ont dû puissamment influer sur les commencements de la civilisation des races aryennes. Étrangères aux Aryens et intermédiaires entre eux et les peuples de mineurs, elles ont initié les premiers à la vie agricole ; elles leur ont fait franchir le passage de la vie nomade ou pastorale ; elles ont ainsi influé sur les croyances originelles des tribus aryennes. Il en est résulté que des conceptions tout à fait en dehors de l’esprit des races aryennes, que des conceptions qui ne furent pas le produit spontané de leur génie se trouvent néanmoins amalgamées avec le fond de leurs croyances. Par là le Tvaschtar des Aryens, le dieu « ouvrier » des mondes, se vit identifié à un dieu phallique, à un dieu « générateur » du monde, à un Savitar, qui lui était en principe radicalement étranger. Quoique dirigeant les travaux de l’industrie, humaine, les confréries religieuses dont nous parlons n’adoraient pas un dieu personnel et libre, ne saluaient pas le dieu des pères de la race aryenne, ne reconnaissaient pas un ouvrier des mondes ; leur divinité suprême était tout à fait impersonnelle, s’identifiant à la nature plastique et primordiale, nature en laquelle elle s’engendrait, en y opérant ses métamorphoses comme âme du monde.

Il y eut une fin à cette primitive influence des confréries civilisatrices ; il y eut une éclipse de ces races d’hommes plus avancés en culture que les pasteurs de la race aryenne et de la race sémitique : la haine succéda aux souvenirs de la reconnaissance. Ce sont surtout les Aryas de la Bactriane, ce sont tout autant les Aryas de souche brahmanique, les envahisseurs de l’Inde, qui se reconnaissent à leur aversion pour les corporations néfastes, pour les soutiens des dieux serpents, pour les pontifes des rois qui ont le dragon enflammé pour emblème, cet Azdehak de l’Afghanistan et de la Médie anté-iranienne, ce type de la royauté des dragons, des mythiques Aztahaks, comme disent les Arméniens, des Astyages, comme disent les Grecs. Partout où se présentent les dieux aryens, leurs héros, leurs pontifes, leurs guerriers, leurs pasteurs, leurs laboureurs, ils portent un défi aux dieux serpents et aux hommes serpents ; ils combattent ces voleurs, ces marchands, ces fils de l’Hermès Chthonios, du dieu des routes, ils les poursuivent dans les trois mondes, ils les expulsent des cieux et de l’atmosphère ; pour les exterminer, ils descendent jusqu’aux abîmes. La race noble des Aryens vient au secours de ses dieux, les nourrissant à l’autel pendant qu’ils luttent pour son bonheur. Les dieux aryens ouvrent à leur peuple la route des pays de la conquête, dérivent le cours des fleuves, les font librement traverser aux Aryas depuis leur issue des montagnes, fleuves qui sont les sapta saindhavah, les sept rivières de l’Indus, arrosant le territoire du même nom, le même que le Hapta heanda de la géographie du Zend-Avesta. Tous les hymnes des Vêdas sont remplis par ce thème, qui se reproduit également dans les traditions du Zend-Avesta.

Veut-on approfondir le double aspect sous lequel se présentent ces corporations de Telchines, de Dactyles, etc., chez les races aryennes de l’Asie et chez celles de l’Occident sans exception ? On doit consulter le beau travail de M. Kuhn, qui traite ce sujet à fond, et la savante monographie sur les Ribhous, de M. Nève, qui présente l’autre face du même sujet.

 

§ 6. — L’ARCHÉOLOGIE PRÉHISTORIQUE ET LA BIBLE.

Existe-t-il accord ou contradiction entre les données de la tradition biblique, corroborée par les souvenirs universels de l’humanité, et les faits positifs qui se sont inscrits dans les couches supérieures de l’écorce du globe, ou qui résultent des observations sur les vestiges de l’âge de la pierre polie ?

Remarquons-le d’abord, car on n’y songe généralement pas assez, le récit biblique et les découvertes de la science moderne sur l’homme paléontologique n’ont et ne peuvent avoir que très peu de points de contact. L’histoire des âges primitifs de l’homme y est considérée par deux côtés tout à fait différents. La Bible a principalement en vue les faits de l’ordre moral, d’où peut sortir un enseignement religieux ; la paléontologie humaine et l’archéologie préhistorique, par suite de la nature même des seuls documents qu’elles puissent interroger, embrassent exclusivement les faits de l’ordre matériel. Les deux domaines de la foi et de la science, comme partout ailleurs, se côtoient sans se confondre. Il faut donc répéter les sages et judicieuses paroles de M. l’abbé Lambert dans son intéressante thèse sur le Déluge mosaïque :

La science ne doit pas demander à l’auteur inspiré raison de tout ce qu’elle découvre ou de ce qu’elle croit découvrir dans l’univers matériel qu’elle étudie. Tout ce qu’on peut raisonnablement demander de lui, c’est que les faits avérés par la science ne soient pas en contradiction avec son récit. Aussi il n’est pas nécessaire de démontrer rigoureusement leur accord avec le texte sacré ; il suffit de prouver que l’opposition et l’incompatibilité entre les faits et la parole divine n’existent pas, qu’il n’y a rien dans le récit de contraire à la vérité scientifique et à la raison, et que les découvertes de la science peuvent se placer sans danger dans les vides de la tradition mosaïque.

Eh bien, je le dis avec une profonde conviction, que chaque pas nouveau dans ces études n’a fait que corroborer, si l’on prend les faits établis scientifiquement par la paléontologie humaine en eux-mêmes, dans leur simplicité, en dehors des conclusions téméraires que certains savants en ont tirées d’après des systèmes préconçus, mais qui n’en découlent pas nécessairement ; si l’on examine en même temps le récit de la Bible avec la largeur d’exégèse historique que la plus sévère orthodoxie admet sans hésiter et que repoussent seuls ceux qui veulent à tout prix détruire l’autorité des Livres Saints ; la contradiction n’existe aucunement. Mais comme on a essayé de l’établir avec une persistance marquée dans la plupart des livres consacrés à l’exposé des découvertes de la nouvelle science de l’archéologie préhistorique, il est du devoir de l’historien de s’y arrêter et de consacrer un examen approfondi aux trois questions sur lesquelles pourraient exister des difficultés de quelque gravité, à celles où certaine école a prétendu trouver la Bible démentie par les découvertes sur l’homme fossile. Ces trois questions : l’antiquité de l’homme, la condition sauvage et misérable des premiers humains dont on découvre les vestiges, enfin l’absence de traces géologiques du déluge.

L’ancienneté de l’homme. Sans doute, les faits actuellement acquis et certains prouvent une antiquité de l’homme sur la terre beaucoup plus grande que celle que pendant longtemps on avait cru pouvoir conclure d’une interprétation inexacte et trop étroite du récit biblique. Mais si l’interprétation historique, toujours susceptible de modification et sur laquelle l’Église ne prononce pas doctrinalement, ne doit pas être maintenue telle qu’on l’admettait généralement, le récit lui-même en voit-il son autorité le moins du monde ébranlée ? Se trouve-t-il contredit en quelque point ? Aucunement, car la Bible ne donne point de date formelle pour la création de l’homme.

Un des plus grands érudits de notre siècle dans les études orientales, qui était en même temps un grand chrétien. Silvestre de Sacy, avait l’habitude dédire : Il n’y a pas de chronologie biblique. Le savant et vénérable ecclésiastique qui était dernièrement encore l’oracle de l’exégèse sacrée dans notre pays, l’abbé Le Hir, disait aussi : La chronologie biblique flotte indécise : c’est aux sciences humaines qu’il appartient de retrouver la date de la création de notre espèce. Les calculs que l’on avait essayé de faire d’après la Bible reposent en effet uniquement sur la généalogie des Patriarches depuis Adam jusqu’à Abraham et sur les indications relatives à la durée de la vie de chacun d’eux. Mais d’abord le premier élément d’une chronologie réelle et scientifique fait absolument défaut ; on n’a aucun élément pour déterminer la mesure du temps au moyen de laquelle est comptée la vie des Patriarches, et rien au monde n’est plus vague que le mot d’année, quand on n’en a pas l’explication précise.

D’ailleurs, entre les différentes versions de la Bible, entre le texte hébreu et celui des Septante, dont l’autorité est égale, il y à dans les générations entre Adam et Noa’h et aussi entre Noa’h et Abraham, et dans les chiffres d’années de vie, de telles différences que les interprètes ont pu arriver à des calculs qui s’éloignent les uns des autres de deux mille ans, suivant la version qu’ils ont préféré prendre pour guide. Dans le texte tel qu’il est parvenu jusqu’à nous les chiffres n’out donc, aucun caractère certain ; ils ont subi des altérations qui les ont rendus discordants et dont on ne peut pas apprécier l’étendue, altérations qui, du reste, ne doivent en rien troubler la conscience du chrétien, car on ne saurait confondre la copie plus ou moins exacte d’un chiffre avec l’inspiration divine qui a dicté la Sainte Écriture pour éclairer l’homme sur son origine, sa voie, ses devoirs et sa fin. Et même en dehors du manque de certitude sur la leçon première, des chiffres donnés par la Bible pour l’existence de chacun des Patriarches antédiluviens et postdiluviens, la généalogie de ces Patriarches ne peut guère être considérée par une bonne critique comme présentant un autre caractère que les généalogies habituellement conservées dans les souvenirs des peuples sémitiques, les généalogies arabes par exemple, qui s’attachent à établir la filiation directe au moyen de ses personnages les plus saillants, en omettant bien des degrés intermédiaires.

C’est pour ces raisons décisives qu’il n’y a pas en réalité de chronologie biblique, partant point de contradiction entre cette chronologie et les découvertes de la science. Quelque haute que soit la date à laquelle les recherches sur l’homme fossile devront un jour faire remonter l’existence de l’espèce humaine, — aussi bien que les monuments égyptiens, impossibles à resserrer dès à présent dans le chiffre de quatre mille ans, autrefois généralement accepté — le récit des Livres Saints n’en sera ni ébranlé ni contredit, puisqu’il n’assigne pas d’époque positive à la création de l’homme. La seule chose que la Bible dise d’une manière formelle, c’est que l’homme est comparativement récent sur la terre et ceci, les découvertes de la science, au lieu de le démentir, le confirment de la manière la plus éclatantes. Quelle que soit la durée du temps qui s’est écoulé depuis la formation des couches pliocènes jusqu’à nos jours, cette durée est bien courte à côté des immenses périodes qui la précèdent dans la formation de l’écorce terrestre. L’échelle des dépôts géologiques ne compte en effet, depuis lors, que trois groupes de terrains, tandis qu’elle nous montre antérieurement trente grands groupes de terrains fossilifères, dont chacun a demandé des milliers de siècles pour se former, et cela sans compter les roches primitives ignées, qui se sont constituées auparavant et ont servi de base aux terrains de sédiment.

Mais, si nous reconnaissons que la foi n’apporte aucune entrave à la plus grande liberté des spéculations scientifiques sur l’antiquité de l’homme, ajoutons que la science, tout en grandissant de beaucoup cette antiquité, n’est pas encore en mesure, dans l’état actuel, de l’évaluer par des chiffres. Nous ne possédons aucun chronomètre pour déterminer, même approximativement, la durée des siècles et des milliers d’années qui se sont écoulés depuis les premiers hommes dont on retrouve les vestiges dans les couches tertiaires. Nous sommes, en effet, en présence de phénomènes d’affaissement et de soulèvement dont rien ne peut nous laisser même soupçonner le plus ou moins de lenteur ; car on connaît des phénomènes du même genre qui se sont accomplis tout à fait brusquement, et d’autres qui se produisent d’une manière si graduelle et si insensible, que le changement n’est pas d’un mètre en plusieurs siècles. Quant aux dépôts de sédiment, leur formation a pu être également précipitée ou ralentie par les causes les plus diverses, sans que nous puissions les apprécier. Rien, même dans l’état actuel du monde, n’est plus variable de sa nature, par une multitude d’influences extérieures, que la rapidité plus ou moins grande des alluvions fluviales, telles que sont les dépôts de l’époque quaternaire. Et, de plus, les faits de cette époque ou des temps antérieurs ne sauraient être mesurés à la même échelle que ceux de la période actuelle, car leurs causes avaient alors des proportions qu’elles n’ont plus. Aussi, les calculs chiffrés d’après un progrès d’alluvion supposé toujours égal et régulier, ou d’après d’autres données aussi incertaines, que des savants à l’imagination trop vive ont tenté de faire pour établir le temps écoulé entre l’enfouissement des plus anciens vestiges de l’homme fossile et notre époque ne sont-ils en réalité que des hypothèses sans base, des fantaisies capricieuses. La date de l’apparition de l’espèce humaine, d’après la géologie, est encore dans l’inconnu, et y demeurera probablement toujours.

 

État misérable de l’humanité primitive. Ici encore la contradiction entre le récit mosaïque et les découvertes de l’archéologie préhistorique nous est impossible à trouver. Les écrivains qui ont prétendu l’établir étaient peu au courant des croyances chrétiennes et n’ont oublié qu’une chose, le dogme de là déchéance. Ils ont cru que l’état misérable de la vie des sauvages de l’époque quaternaire démentait la vie heureuse et sans nuages du ‘Eden, l’état de perfection absolue, dans lequel le premier homme était sorti des mains du Créateur. C’était ne pas tenir compté de l’abîme que creuse, entre la vie édénique de nos premiers pères et ces générations humaines, quelque antiques qu’elles soient, la première désobéissance, la faute originelle, qui changea la condition de l’homme, en le condamnant au travail pénible et à la douleur.

Rien déplus instructif, au contraire, pour le chrétien qui le regarde à la lueur de la tradition sacrée que le spectacle fourni parles découvertes de la géologie et de la paléontologie dans les terrains tertiaires et quaternaires. La condamnation prononcée par la colère divine est empreinte d’une manière saisissante dans la vie si dure et si difficile que menaient alors les premières tribus humaines éparses sur la surface de la terre, au milieu des dernières convulsions de la nature et à côté des formidables animaux contre lesquels il leur fallait à chaque instant défendre leur existence. Il semble que le poids de cette condamnation pesât alors sur notre, face plus lourdement qu’il n’a fait depuis. Et lorsque la science nous montre, bientôt après les premiers hommes qui vinrent dans nos contrées, des phénomènes sans exemple depuis, tels que ceux de la première période glaciaire, on est naturellement amené à se souvenir que la tradition antique de la Perse, pleinement conforme aux données bibliques au sujet de la déchéance de l’humanité par la faute de son premier auteur, range au premier rang, parmi les châtiments qui suivirent cette faute, en même temps que la mort et les maladies, l’apparition d’un froid intense et permanent que l’homme pouvait à peine supporter, et qui rendait une grande partie de la terre inhabitable[14]. Une tradition semblable existe aussi dans un des chants de l’Edda des Scandinaves, la Voluspa.

N’exagérons pas, du reste, les couleurs du tableau, comme on est trop souvent porté à le faire. Si les données paléontologiques révèlent de dures et misérables conditions d’existence, elles ne montrent pas l’espèce humaine dans un état d’abjection. Bien au contraire, l’homme des temps géologiques, et surtout celui de l’âge quaternaire, parce que c’est celui que nous connaissons le mieux, se montre en possession des facultés qui sont le privilège des fils d’Adam. Il a de hautes aspirations, des instincts de beau qui contrastent avec sa vie sauvage. Il croit à l’existence future. C’est déjà l’être pensant et créateur ; et l’abîme infranchissable que l’essence immatérielle de son âme établit entre lui et les animaux qui s’en rapprochent le plus par leur organisation, est déjà aussi large qu’il sera jamais. Vainement on a cherché dans les couches de la terre l’homme pithécoïde, cette chimère caressée par certains esprits qu’un orgueil bizarre et étrangement placé égare au point de leur faire préférer admettre d’avoir eu. un gorille ou un maki pour ancêtre, plutôt que d’accepter le dogme de la faute originelle On ne l’a jamais trouvé et on ne le trouvera jamais.

Aussi bien, n’oublions pas que l’on n’a encore retrouvé les traces que de tribus clairsemées, qui s’étaient lancées au milieu des déserts, vivant du produit de leur chasse et de leur pêche, à une énorme distance du berceau premier autour duquel devait se concentrer encore le noyau principal des descendants du couple originaire. Aussi, de ce que ces premiers coureurs aventureux des solitudes du vaste monde — wide, wide world, comme disent nos voisins d’outre-Manche — ne pratiquaient pas l’agriculture et n’avaient pas avec eux d’animaux domestiques, on ne peut pas en conclure d’une manière absolue qu’un certain degré rudimentaire de vie agricole et pastorale n’existait pas déjà dans le groupe plus compacte et naturellement plus avancé qui n’avait pas quitté ses primitives demeures. Donc, pas de démenti formel du récit de la Bible, qui montre Qaïn et Habel, l’un agriculteur et l’autre pasteur, dans le voisinage du ’Eden, dès la seconde génération de l’humanité. Prétendre que ce démenti résulte des faits constatés dans l’Europe occidentale et en Amérique, serait commettre la même erreur que l’individu qui voudrait confondre la vie des coureurs des bois du Canada avec celle des agriculteurs qui entourent Québec et Montréal.

Hors ce point, la vie des hommes dont les terrains quaternaires ont conservé les vestiges n’est-elle pas, même dans ses détails, celle que le récit de la Bible attribue aux premières générations humaines après la sortie du paradis terrestre ? Ils n’avaient pour couvrir leur nudité contre les intempéries des saisons que les peaux des animaux qu’ils parvenaient à tuer ; c’est ce que la Genèse dit formellement d’Adam et de ‘Havah. Ils n’avaient pour armes et pour instruments que des pierres grossièrement taillées ; la Bible place celui qui, le premier, forgea les métaux, six générations après Adam, et l’on sait combien de siècles représentent dans le récit biblique ces générations antédiluviennes. Les faits colligés par l’archéologie préhistorique prouvent que le progrès de la civilisation matérielle est l’œuvre propre de l’homme et le résultat d’inventions successives ; notre tradition sacrée ne fait pas des arts de la civilisation, comme les cosmogonies du paganisme, un enseignement du ciel révélé à l’humanité par une voie surnaturelle ; elle les présente comme des inventions purement humaines dont elle nomme les auteurs, et elle montre à nos regards le progrès graduel de notre espèce comme l’œuvre des mains libres de l’homme, qui accomplissent, le plus souvent sans en avoir eux-mêmes conscience, le plan de la Providence divine.

Mais quand la Bible décrit en termes si formels la vie des premières générations humaines comme celle de purs sauvages, d’où vient donc la répugnance qu’ont aujourd’hui tant de catholiques à admettre cette notion ? D’où vient le préjugé si généralement répandu qu’elle est contraire à la religion et à l’Écriture ? C’est qu’il a plu, dans les premières années de ce siècle, à un homme d’un immense talent, dont les doctrines exercent une influence profonde, et à mon avis déplorable, sur une grande partie des générations catholiques depuis cinquante ans, à Joseph de Maistre, de déclarer la chose impossible et l’idée impie. Pour la trop nombreuse école qu’il a enfantée, s’écarter des théories de cet hiérophante, c’est nier la religion elle-même. Je n’appartiens point à cette école, et je m’en fais gloire ; aussi, pour moi, les dires de l’auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg ne sont rien moins que parole d’Évangile. Appuyé sur les faits constatés par la science, je tiens ses rêveries sur la civilisation des premières générations humaines, au lendemain du jour où l’homme fut chassé du ‘Eden, pour radicalement fausses au point de vue historique, et, recourant à la Bible, je les trouve en contradiction formelle avec son témoignage.

Non, la loi du progrès continu, qui ressort si lumineuse des recherches de la paléontologie humaine et de l’archéologie préhistorique, n’a rien de contraire aux croyances chrétiennes. Il me semble même, comme je l’ai déjà dit plus haut, qu’il n’est pas de doctrine historique qui s’harmonise mieux avec ces croyances, et que la contester est méconnaître la beauté du plan providentiel d’après lequel se sont déroulées les annales de l’humanité.

Dieu, qui créa l’homme libre et responsable, a voulu qu’il fit lui-même ses destinées, réglées à l’avance par cette prescience divine qui sait se concilier avec notre libre arbitre. Dans l’état de déchéance où l’avait placé la faute de ses premiers auteurs, c’est par ces propres efforts qu’il a dû se relever graduellement jusqu’à arriver à être digne, aux temps prédestinés, de recevoir son Rédempteur. Ce progrès de l’humanité préparant le terrain pour la prédication de la bonne nouvelle, tout le monde est obligé de le reconnaître quand la brillante culture de la Grèce et de Rome succède aux civilisations immobiles et inférieures de l’Asie. Mais dès lors comment se refuser à l’admettre aussi pour les temps qui ont précédé la naissance de ces civilisations ? Et dès que l’échelle ascendante est constatée, il faut bien convenir que le point de départ, le terme inférieur en a été la condition du sauvage, conséquence de la faute originelle et de la condamnation.

Combien Ozanam est plus dans le vrai que Joseph de Maistre lorsqu’il revendique la doctrine du progrès continu comme une doctrine essentiellement chrétienne et la proclame hautement ! La pensée du progrès, dit-il, n’est pas une pensée païenne. Au contraire, l’antiquité païenne se croyait sous une loi de décadence irréparable. Le livre sacré des Indiens déclare qu’au premier âge « la justice se maintient ferme sur ses quatre pieds ; la vérité règne, et les mortels ne doivent à l’iniquité aucun des biens dont ils jouissent. Mais dans les âgés suivants la justice perd successivement un pied, et les biens légitimes diminuent en même temps d’un quart. » Hésiode berçait les Grecs au récit des quatre âges, dont le dernier avait vu fuir la pudeur et la justice, « ne laissant aux mortels que les chagrins dévorants et les maux « irrémédiables. » Les Romains, les plus sensés des hommes, mettaient l’idéal de toute sagesse dans les ancêtres ; et les sénateurs du siècle de Tibère, assis aux pieds des images de leurs aïeuls, se résignaient à leur déchéance, en répétant avec Horace :

Aetas parentum, pcjor avis, tulit

Nos nequiores, mox daturos

Progenieni vitiosioram.

C’est avec l’Évangile qu’on voit commencer la doctrine du progrès. L’Evangile n’enseigne pas seulement la perfectibilité humaine ; il en fait une loi : « Soyez parfaits, estote perfecti ; » et cette parole condamne l’homme à un progrès sans fin, puisqu’elle en met le terme dans l’infini.

 

Le déluge. C’est ici le seul point où la difficulté soit grave, nous devons l’avouer. Il n’y a pas contradiction radicale et à tout jamais insoluble entre le récit de la Bible et les faits résultant des recherchés de la géologie ; mais il y a un problème dont la clef n’est pas encore trouvée et sur lequel on ne peut proposer que des hypothèses, celui de la place qu’on doit assigner au déluge mosaïque parmi les phénomènes dont notre globe fut témoin pendant la période quaternaire., II est aujourd’hui prouvé, d’une manière qui rend la discussion même impossible, qu’aucun des trois ordres de dépôts principaux constituant le terrain quaternaire n’est dû, comme une observation superficielle l’avait fait penser d’abord, à un cataclysme universel, tel qu’aurait été le déluge si l’on prenait au pied de la lettre les expressions de la Bible. Ces différents dépôts sont le résultat de phénomènes diluviens partiels et locaux, que les mêmes conditions de climat ont fait se reproduire successivement dans toutes les parties de la terre, mais qui n’en ont pas affecté toute la surface, et dont l’action ne s’est nulle part fait sentira plus de trois cents mètres au-dessus du niveau actuel de la mer. Il est vrai qu’avec l’interprétation généralement acceptée aujourd’hui et formellement reconnue comme admissible par l’Église, qui entend l’universalité du déluge par rapport aux hommes et aux régions qu’ils habitaient, non par rapport à la surface totale du globe, une constatation pareille de la science ne soulèverait pas d’insurmontables difficultés pour l’exégèse, puisqu’un des déluges partiels qui furent si multipliés pendant la période quaternaire, suffirait à remplir les conditions du cataclysme qui châtia les iniquités de l’espèce humaine.

Mais voici où s’élève le difficile problème.

D’un côté nous avons le récit de la Bible, appuyé sur une tradition universelle dans les plus nobles races de l’humanité, qui proclame le grand fait du déluge. De l’autre, les découvertes de la géologie montrent l’homme déjà répandu sur presque toute la surface de la terre, dès l’âge des grands, carnassiers et des grands pachydermes d’espèces éteintes, depuis lequel on ne trouve pas de traces d’un cataclysme universel, comme il l’eût fallu pour détruire partout ces hommes. Aucune interruption violente ne se marque, d’ailleurs, depuis cette époque dans le cours du progrès de l’humanité, dont on voit l’industrie se perfectionner graduellement, par une marche continue, de même que les espèces animales d’alors, qui ne vivent plus aujourd’hui, disparaissent graduellement, sans brusque secousse. Et l’anthropologie vient encore confirmer ce point de vue, en montrant, comme nous l’avons déjà, dit, dans la population actuelle de l’Europe des descendants des races quaternaires, qu’aucun cataclysme ne sépare donc de nous.

Il n’y a pas moyen de nier ni l’un ni l’autre des termes du problème. Force est donc d’en chercher la conciliation. Mais ici, nous le répétons, la solution définitive n’est pas encore trouvée ; on ne peut que proposer des hypothèses. Trois, paraissent possibles. Nous allons les exposer fidèlement sans prononcer entre elles, et en nous gardant bien de leur donner un caractère de certitude qu’elles ne sauraient avoir.

La première consisterait à reculer la date probable du déluge et à le regarder comme antérieur à l’époque quaternaire. L’absence de chronologie précise dans la Bible pour les temps de la création du monde à Abraham la rendrait possible. Cette hypothèse s’appuierait sur les vestiges d’existence de l’homme que plusieurs savants pensent avoir constatés dans la couche supérieure et même dans les couches moyennes des terrains tertiaires, mais qui, déjà probables, demandent cependant encore une plus ample confirmation. Si l’homme s’est déjà montré dans nos contrées vers le milieu de la période géologique tertiaire, une interruption brusque, absolue et prolongée, sépare cette première humanité de celle de la période quaternaire, au moins dans nos pays. On pourrait alors assimiler au déluge mosaïque l’immense invasion des eaux sur une grande partie de l’Europe et de l’Asie, qui mit fin à la période tertiaire en produisant ce que les géologues ont appelé le phénomène erratique du nord, alors que les glaces flottantes de la mer apportèrent sur toutes les parties de l’Angleterre, sur les plaines de l’Allemagne et de la Russie, des blocs énormes de rochers arrachés aux régions du pôle.

La seconde hypothèse est celle qu’a soutenue M. l’abbé Lambert[15]. Elle consisterait à regarder l’universalité du déluge, par rapport à l’humanité répandue sur la surface delà terre, comme composée d’actes successifs, et à y englober tous les phénomènes diluviens partiels de la période quaternaire.

Enfin la dernière, limitant l’universalité du déluge en ce qui concerne l’humanité comme en ce qui concerne l’étendue de la surface terrestre, regarderait ce grand fait, qui a laissé de si vivants souvenirs dans la mémoire des hommes, comme ayant frappé seulement le noyau principal de l’humanité, demeuré près de son berceau premier, sans atteindre les peuplades qui s’étaient déjà répandues bien loin dans les espaces presque déserts, comme ayant frappé les races que la Bible groupe dans la descendance de Scheth, sans atteindre celles qu’elle rattache à la famille de Qaïn. Elle expliquerait ainsi l’absence absolue de toute tradition du déluge chez la race noire, ce fait que la tradition en commun n’est même sûrement un vieux souvenir ethnique que chez les différents rameaux de la race blanche, et que chez la race jaune et la rouge on peut voir en elle le fruit d’une importation relativement récente. Dans le livre suivant, en étudiant le tableau généalogique que donne la Genèse des peuples descendus des trois fils de Noa’h, nous constaterons qu’il ne comprend absolument que des nations de cette race blanche ou caucasique, qui constitue la véritable humanité supérieure. Aucun peuple d’un autre type n’y a sa place, et en particulier les nègres, qui pourtant ne pouvaient être inconnus aux écrivains sacrés, sont exclus de cet arbre généalogique de la famille noachide. Sans doute le rédacteur inspiré du livre de la Genèse ne pouvait parler aux hommes de leur temps que des nations dont ils avaient connaissance, et cette raison expliquerait parfaitement le silence du livre sacré sur les Chinois et la race jaune en général ou sur la race rouge américaine. Mais il est impossible d’admettre que ce soit par ignorance ou par omission que l’écrivain n’a pas fait figurer les noirs dans son tableau de la descendance de Noa’h. C’est volontairement, systématiquement, avec une intention formelle qu’il a agi ainsi ; et il n’est possible de deviner de sa part une autre raison d’un tel silence que celle qu’il les regardait comme étrangers à la souche du patriarche sauvé du déluge. Au moins en ce qui concerne les nègres, le rédacteur de la Genèse admettait donc l’existence, soit de Préadamites, soit de Qaïnites préservés jusqu’à son temps, c’est-à-dire de fractions de l’humanité sur lesquelles n’avait pas porté le cataclysme.

lime paraît bien difficile de se soustraire à ce fait, d’échapper aux conséquences de ce raisonnement. Aussi, sans prétendre encore l’imposer au lecteur, la présenter comme une vérité scientifique dès à présent démontrée, j’ai déjà fait voir plus haut, à plusieurs reprises, ma tendance personnelle pour la théorie qui limiterait les effets du déluge à une partie déterminée de l’humanité, tout en reconnaissant l’incontestable caractère historique de ce fait. Il est certain, nous l’avons déjà dit, que les récits de la Bible débutent par des faits généraux à toute l’espèce humaine, pour se réduire ensuite aux annales d’une race plus particulièrement choisie par les desseins de la Providence. L’opinion à laquelle nous inclinons, tendrait à faire commencer ce caractère restreint du récit plus tôt qu’on ne le fait généralement. Quelque hardie qu’elle puisse paraître encore, par suite de son désaccord avec les interprétations jusqu’ici les plus généralement reçues, des autorités théologiques considérables, sans aller jusqu’à l’adopter, ont reconnu qu’elle n’avait rien de contraire à l’orthodoxie et qu’on pouvait la soutenir sans s’écarter des renseignements de l’Eglise dans ce qu’ils ont d’essentiel et de nécessaire[16].

Cette hypothèse sourit aux anthropologistes respectueux du livre sacré, car elle laisse plus de latitude pour expliquer les changements profonds qui se sont produits dans certaines races, en reculant la séparation de ces races d’avec le tronc principal de la descendance d’Adam, et en la plaçant dans une période où les influences de climat et de milieu étaient forcément bien plus puissantes dans leur action qu’aujourd’hui, puisque les phénomènes terrestres et atmosphériques avaient une plus grande intensité. Elle n’est pas en contradiction formelle avec le sens que les habitudes du langage poétique de la Bible permettent d’attribuer aux expressions du récit du Déluge ; car on a rassemblé bien des passages où les Livres Saints emploient les mots tous les hommes, toute la terre, sans qu’il soit possible de les prendre au pied de la lettre. Un examen attentif des premiers chapitres de la Genèse, dans lequel on pèse tous les mots avec soin, permet même de relever des indicés, à mes yeux tout à fait formels, d’après lesquels on peut soutenir avec vraisemblance que l’auteur inspiré n’a pas voulu peindre le cataclysme comme absolument universel, mais qu’il admettait, au contraire, que certaines fractions de l’humanité auraient été préservées.

J’ai déjà, dans ce qui précède, relevé quelques-uns de ces traits, et je n’y reviendrai pas. Mais il importe aussi de signaler à ce sujet un point de vue général, sur lequel M. Schœbel[17] a eu le mérite d’appeler le premier l’attention. L’auteur de la Genèse, en parlant des hommes qui furent engloutis par le Déluge, les- désigne toujours par l’expression haadam, l’humanité adamique. Ceci semble indiquer qu’il parle d’une seule et même famille, non encore divisée en peuples différents, yoîm. Et cependant, d’après son système même, cette division existait déjà dans la race humaine. Avant de parler du Déluge, il montre la descendance de Qaïn vivant et se propageant séparément de la race de Scheth, tant par l’espace que par la religion et les mœurs. Elle n’était donc plus dans l’unité adamique, de même qu’elle était, sortie du sol primitivement habité et adamique, adamah[18] ; elle était donc vraiment un peuple différent du peuple de Scheth. Comment, s’il considérait ce peuple distinct comme ayant été compris dans le châtiment du Déluge, l’auteur ne l’aurait-il pas dit ? Comment, du moins, ne l’aurait-il pas fait entendre de quelque manière ? Au contraire, il nous montre, comme le crime qui attira le déluge sur les hommes, la corruption irrémédiable dans laquelle étaient tombés ceux qui connaissaient Yahveh, qui invoquaient son nom[19], plus coupables que les autres puisqu’ils n’ignoraient pas la vérité qu’ils méprisaient, qu’ils enfreignaient, puisqu’en se laissant entraîner aux passions de la chair ils se soustrayaient volontairement à l’action de l’esprit de Dieu[20]. Les Qaïnites, eux, d’après le livre saint, ne connaissaient pas Yahveh, puisque Qaïn était sorti de la présence de Yahveh[21], en même temps que du territoire de la adamah.

Au reste, la question de savoir si, d’après la Bible même, quelques personnages n’auraient pas échappé au Déluge, bien que ne se trouvant pas dans l’arche avec Noa’h, a été déjà discutée anciennement parmi les Juifs et parmi les Chrétiens, et l’Église ne l’a jamais tranchée dogmatiquement d’une manière formelle. D’après le texte des Septante, Methouschela’h aurait encore vécu quatorze ans après le Déluge, tandis que le texte hébreu le fait mourir l’année même de cet événement. La donnée du texte grec a été suivie par beaucoup de docteurs israélites. Un certain nombre d’écrivains chrétiens des premiers siècles l’ont adoptée, entre autres les chronographes, tels qu’Eusèbe. Saint Jérôme, dans ses Questions hébraïques sur la Genèse, nous apprend que de son temps cette difficulté célèbre était l’objet de nombreuses controverses.

 

 

 



[1] Les mastodontes se sont maintenus en Amérique beaucoup plus tard qu’en Europe.

[2] Une tribu de celle race était établie sur les bords de la Seine, vers le site de Paris, et a laissé de nombreux vestiges de son séjour dans les sables de Grenelle.

[3] On réunit assez souvent en un même groupe les deux âges successifs des grands carnassiers et du renne, sous le nom commun d’époque archéolithique, expression tirée du grec, qui caractérise l’époque ainsi nommée comme la plus ancienne parmi celles où l’homme, ne connaissant pas encore l’art de fondre les métaux, employait exclusivement la pierre taillée par éclats, à faire ses armés et ses métaux. L’époque suivante, où on les faisait en pierre polie, est désignée, par opposition, sous le nom d’époque néolithique.

[4] Voyez le chapitre Ier du livre de M. d’Arbois de Jubainville, Les premiers habitants de l’Europe ; nous n’avons fait ici que le résumer.

[5] Prométhée, v. 450 et suiv.

[6] On appelle ainsi le noyau central de la pierre, resté après l’enlèvement d’un certain nombre de lames destinées à faire des couteaux.

[7] Tous les témoignages relatifs aux Atlantes sont très bien coordonnés dans le chapitre II du livre de M. D’Arbois de Jubainville, sur Les premiers habitants de l’Europe.

[8] Il faut consulter ici, mais avec une certaine réserve, le chapitre III du même ouvrage.

[9] Ammien Marcellin, XV, 9.

[10] Voyez les récits du Timée et du Critias de Platon.

[11] Die Italiker in der Pôebene, Beitrœge zur altitalischen Kultur und Kunstgeschichte, Leipzig, 1879.         

[12] Suivant M. Wilkinson, remarque M. Roulin, l’espèce de traîneau qu’emploient encore maintenant les fellahs égyptiens pour battre le grain, et qui, d’après deux passages de la Bible, était connu des Hébreux au temps d’Isaïe, aurait anciennement été armé en dessous de pointes de silex, pointes aujourd’hui remplacées par des lames de métal faisant saillie à la face inférieure et portées par des axes qui tournent à mesure que marche la machine. Ce qui est certain, c’est qu’en Italie, peu de temps avant le commencement de l’ère chrétienne, et probablement longtemps après, on avait en certaines provinces un appareil tout semblable appelé tribulum. Id fit e tabula lapidibus aut ferro asperata, c’est ainsi que le décrit Varron. Le savant agronome nous apprend de plus que dans l’Espagne citérieure on était mieux outillé, les lames tranchantes étant, dans cet appareil comme dans le traîneau égyptien ; portées par des cylindres mobiles ; le nom par lequel il le désigne, plostellum poenicum, semble indiquer que les Espagnols l’avaient reçu directement des Carthaginois, si supérieurs en agriculture à leurs vainqueurs, comme ceux-ci le confessèrent suffisamment quand ils firent traduire a leur usage le traité de Magnon. (Rapport à l’Académie des Sciences sur une collection d’instruments en pierre découverts dans l’île de Java, dans le tome LXVII des Comptes-rendus.)

Depuis que M. Roulin écrivait ceci, en 1868, M. le général Loysel a trouvé une machine pareille au tribulum de Varron, généralement en usage à Madère. M. Emile Burnouf a signalé son emploi actuel dans plusieurs parties de la Grèce sous le nom d’άλωνίστρα. Enfin, le Musée Britannique, dans la collection Christy, en possède deux, l’une venant d’Alep et l’autre de Ténériffe. Dans tous ces exemples, la l’ace inférieure du traîneau est armée de lames de pierre, ici en lave et là en silex.

[13] Athénæum français du 19 août 1804.

[14] Vendidâ-Sadé, chap. Ier.

[15] Le Déluge mosaïque, l’histoire et la géologie. Paris, 1868.

[16] Voyez ce qu’en a dit le R. P. Bellynck, dans les Études religieuses de la Compagnie de Jésus, avril 1868.

[17] De l’universalité du Déluge, Paris, 1808.

[18] Genèse, IV, 14.

[19] Genèse, IV, 26.

[20] Genèse, VI, 3.

[21] Genèse, IV, 10.