LIVRE
PREMIER — LES ORIGINES
Texte numérisé par Marc Szwajcer
§ 1. — L’ESPÈCE HUMAINE JUSQU’AU DÉLUGE. Il n’existe sur l’histoire des premiers hommes et les
origines de notre espèce, de récit précis et suivi que celui de l’Écriture
Sainte[1]. Ce récit sacré,
lors même qu’il n’emprunterait pas une autorité auguste au caractère
d’inspiration du livre dans lequel il se trouve, devrait encore, en saine
critique, être l’introduction de toute histoire générale ; car, considéré à
un point de vue purement humain, il contient la plus antique tradition sur
les premiers jours de la race des hommes, la seule qui n’ait pas été
défigurée par l’introduction de mythes fantastiques, dans lesquels une
imagination déréglée s’est donné libre carrière. Les principaux traits de
cette tradition, qui fut originairement commune aux races supérieures de
l’humanité et qu’un soin particulier de la Providence fit se conserver plus
intacte qu’ailleurs chez le peuple choisi, se reconnaissent, mais altérés,
dans les souvenirs des contrées les plus éloignées les unes des autres, et
dont les habitants n’ont pas eu de communications historiquement
appréciables. Et l’unique fil conducteur qui permette de se guider au milieu
du dédale de ces fragments de traditions privés d’enchaînement, est le récit
de la Bible. C’est donc lui que l’histoire doit enregistrer tout d’abord, en
lui reconnaissant un caractère à part ; et de plus il a pour le chrétien une
valeur dogmatique, qui permet de l’interpréter conformément aux
éclaircissements qu’il reçoit des progrès de la science, mais qui en fait le
pivot invariable autour duquel doivent se grouper les résultats des
investigations humaines. L’interprétation historique de ce récit offre, du reste,
encore de graves difficultés. On a beaucoup discuté, même parmi les
théologiens les plus autorisés et les plus orthodoxes, sur le degré de
latitude qu’il ouvre à l’exégèse. En bien des points on ne saura sans doute
jamais d’une manière absolument précise déterminer dans quelle mesure il faut
y admettre l’emploi de la figure et du langage allégorique, qui tient toujours
une si grande place dans la Bible. Remarquons-le, du reste, le récit biblique
laisse à côté de lui le champ le plus large ouvert à la liberté des
spéculations scientifiques ; par les lacunes qu’il présente. IL faut se
garder, par respect même pour, l’autorité des Livres Saints, d’y chercher ce
qu’ils ne contiennent pas et ce qui n’a jamais été dans la pensée de ceux qui
lés écrivaient sous l’inspiration divine. L’auteur de la Genèse n’a point
prétendu faire une histoire complète de l’humanité primitive, surtout au
point de vue de la naissance et des progrès de la civilisation matérielle. 11
s’est borné à retracer quelques-uns des traits essentiels et principaux de
cette histoire ; présentés de manière à être à la portée du peuple auquel il
s’adressait. Il s’est attaché à mettre en lumière l’enchaînement des
patriarches élus de Dieu qui conservèrent au travers des siècles le dépôt de
la révélation primitive, et surtout à faire éclater, en opposition avec les
monstrueuses cosmogonies des nations dont les Hébreux étaient entourés, les
grandes vérités que l’idolâtrie avait obscurcies, la création du monde, tiré
du néant par un acte de la volonté et de la toute-puissance divine, l’unité
de l’espèce humaine sortie d’un seul couple, là déchéance de notre race et
l’origine du mal sur la terre, la promesse d’un rédempteur, enfin
l’intervention constante de la Providence dans les affaires de ce monde. Le récit de la création elle-même, ses rapports avec les
découvertes des sciences naturelles, sont choses qui ne sauraient entrer dans
le cadre de notre ouvrage. C’est seulement au moment où Dieu, après avoir
créé le monde et tous les êtres qui l’habitent, mit le sceau à son œuvre en
faisant l’homme, que nous devons prendre le récit du premier livre de la
Bible, la Genèse, ainsi nommée en Europe d’un mot grec qui signifie génération, parce que le livre débute
par raconter la formation de l’univers[2]. Dieu dit : « Faisons l’homme à notre image et à notre
ressemblance ; qu’il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du
ciel, sur les animaux, sur toute la terre et sur tout reptile qui se meut à
la surface de la terre. » — Dieu créa l’homme à son image ; il le créa à l’image de
Dieu et il le fit mâle et femelle[3]. — Yahveh[4] Dieu forma l’homme du limon de la terre et lui souffla
dans les narines le soufflé de la vie, et l’homme fut fait âme vivante[5]. Après le récit de la formation du premier couple humain,
vient celui de la déchéance. Le père de tous les hommes, Adam (dont le nom
dans les langues sémitiques signifie f homme par excellence), créé par Dieu
dans un état d’innocence absolue et de bonheur, désobéit au Seigneur par
orgueil dans les délicieux jardins de ‘Eden, où il avait été d’abord placé,
et cette désobéissance le condamna, lui et sa race, à la peine, à la douleur
et à la mort. Dieu l’avait créé pour le travail, dit formellement le livre
inspiré, mais ce fut en expiation de sa chuté que ce travail devint pénible
et difficile ; tu mangeras ton pain à la sueur de
ton front, lui dit le Seigneur, et cette condamnation pèse encore
sur tous les hommes. Voici comment la Genèse[6] raconte la
séduction et la faute dont le poids s’est étendu à toute la descendance de
nos premiers pères. Le serpent était le plus rusé
de tous les animaux de la terre que Yahveh Dieu avait faits. II dit à la
femme : « Pourquoi Dieu vous a-t-il ordonné de ne pas manger de tous les
arbres du Paradis ? » — La femme lui répondit : « Nous pouvons manger du
fruit des arbres qui sont dans le Paradis, — mais quant au fruit de l’arbre qui
est au milieu du Paradis (l’arbre de la science du bien et du mal), Dieu nous
a ordonné que nous n’en mangions pas, de peur que nous en mourions. » —
Et le serpent dit à la femme : « Point du tout, vous ne mourrez pas de mort,
— mais Dieu sait qu’au jour où vous en aurez mangé, vos yeux s’ouvriront et
vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal. » — La femme donc
vit que cet arbre était bon pour se nourrir et qu’il était beau aux yeux et
délectable au regard ; et elle prit du fruit, et elle en mangea, et elle en
donna à son mari, qui en mangea. — Et les yeux de tous deux s’ouvrirent ; et
ayant vu qu’ils étaient nus, ils tressèrent des feuilles de figuier et s’en
firent des ceintures. Prodigieuse et accablante
vérité, dit Chateaubriand : L’homme mourant
pour s’être empoisonné avec le fruit de vie ! L’homme perdu pour avoir goûté à l’arbre de la science,
pour avoir su trop connaître le bien et le mal ! Qu’on suppose toute autre
défense de Dieu relative à un penchant quelconque de l’âme, que deviennent la
sagesse et la profondeur de l’ordre du Très-Haut ? Ce n’est plus qu’un
caprice indigne de la Divinité, et aucune moralité ne résulte de la
désobéissance d’Adam. Toute l’histoire du monde, au contraire, découle de la
loi imposée à notre père... Le secret
de l’existence morale et politique des peuples, les mystères les plus
profonds du cœur humain sont renfermés dans la tradition de cet arbre
admirable et funeste. La Bible n’assigne pas une date précise à la naissance du
genre humain, elle ne donne aucun chiffre positif à ce sujet. Elle n’a pas en
réalité de chronologie pour les époques initiales de l’existence de l’homme,
ni pour celle qui s’étend de la Création au Déluge, ni pour celle qui va du
Déluge à la Vocation d’Abraham. Les dates que les commentateurs ont prétendu
en tirer sont purement arbitraires et n’ont aucune autorité dogmatique. Elles
rentrent dans le domaine de l’hypothèse historique et l’on pourrait énumérer
plus de cent manières d’après lesquelles on a essayé de les calculer. Ce que
les Livres Saints affirment seulement, et ce que la science démontre d’accord
avec eux, c’est que l’apparition de l’homme sur la terre (quelque haute qu’en
puisse être la date) est récente par rapport à l’immense durée des périodes
géologiques de la création, et que l’antiquité de plusieurs myriades d’années
que certains peuples, comme les Égyptiens, les Chaldéens, les Indiens et. les
Chinois, se sont complaisamment attribuée dans leurs traditions
mythologiques, est entièrement fabuleuse. . Aussi superflue et aussi dénuée de fondement solide que
les calculs sur la date de la création de l’homme, serait la tentative de
celui qui chercherait à déterminer d’après, la Bible le lieu précis où fut le
berceau de notre espèce, ainsi que la situation du jardin de ‘Eden. La
tradition sacrée ne fournit aucune indication précise à cet égard. Les commentateurs
les plus savants et les plus orthodoxes des Livres Saints ont laissé la
question indécise. Tout nous commande d’imiter leur réserve, et de nous en
tenir à l’opinion commune, qui place en Asie l’origine de la première famille
humaine et le berceau de toute civilisation. Adam et ‘Havah (d’où nous avons fait
Ève), le premier couple humain
sorti des mains de Dieu, eurent deux fils, Qaïn et Habel[7]. Ils menaient
l’un la vie agricole et l’autre la vie pastorale, dont la Bible placé ainsi
l’origine au début même de l’humanité. Qaïn tua son frère Habel, par jalousie
pour les bénédictions dont le Seigneur récompensait sa piété[8] ; puis il
s’expatria, dans le désespoir de ses remords, et il se retira avec les siens
à l’orient de ‘Eden, dans la terre de Nod ou de l’exil, où il fonda la
première ville, qu’il appela ‘Hanoch, du nom de son premier-né[9]. Dieu avait créé
l’homme avec les dons de l’esprit et du corps qui devaient le mettre en état
de remplir le but de son existence, et par conséquent de former des sociétés
régulières et civilisées. C’est à la famille de Qaïn que le livre de la
Genèse attribue la première invention des arts industriels. De ‘Hanoch, fils
de Qaïn, y est-il dit, naquit à la quatrième génération, Lemech, qui eut à
son tour plusieurs enfants : Yabal, le père de
ceux qui demeurent sous les tentes et des pasteurs ; Youbal,
l’inventeur de la musique ; Thoubal-qaïn, l’auteur de l’art de fondre et de
travailler les métaux ; enfin une fille, Nâ’amah[10]. Pour celle-ci,
le texte biblique ne fait qu’enregistrer son nom ; mais la tradition rabbinique,
voulant achever le groupement de toutes les inventions en les rapportant aux
enfants de Lemech, raconte que Nâ’amah fut la mère des chanteurs, ou bien que
la première elle fila la laine des troupeaux et en tissa des étoffes. La Bible rapporte à Lemech l’origine des sanguinaires
habitudes de vengeance qui jouèrent un si grand rôle dans la vie des peuples
antiques. Lemech dit à ses femmes ‘Adah et Çillah
: « Ecoutez ma voix, femmes de Lemech, soyez attentives à mes paroles ; j’ai
tué un homme parce qu’il m’avait blessé, un jeune homme parce qu’il m’avait
fait une plaie. — Qaïn sera vengé soixante-dix fois, et Lemech septante fois
sept fois[11]. » Adam eut un troisième fils, nommé Scheth (Seth dans notre Vulgate),
et Dieu lui accorda encore un grand nombre d’enfants. Scheth vécut neuf cent
douze ans, et eut une nombreuse famille[12], qui, tandis que
les autres hommes s’abandonnaient à l’idolâtrie et à tous les vices, conserva
précieusement les traditions religieuses de la révélation primitive jusqu’au
temps du Déluge, après lequel elle passa dans la race de Schem. Les
descendants de Scheth furent Enosch, au temps de qui l’on commença à invoquer par le nom de Yahveh,
Qaïnan, Maha-lalel, Yared, ‘Hanoch, qui marcha
pendant trois cent soixante-cinq ans dans les voies de Dieu et fut
ravi au ciel, Methouschela’h[13], qui de tous
vécut la plus longue vie, neuf cent soixante-neuf ans, Lemech, enfin Noa’h[14] qui fut père de
Schem, ‘Hamet Yapheth, ou, comme nous avons pris l’habitude de dire, d’après
la Vulgate latine, Sem, Cham et Japhet[15]. Chacun d’eux
fut la tige d’une postérité nombreuse. § 2. —
LE DÉLUGE. Quand les hommes eurent commencé
à se multiplier sur la terre et eurent engendré des filles, — les enfants de Dieu (benê Elohim), voyant que les filles
des hommes étaient belles, prirent pour épouses celles qu’ils choisirent au
milieu des autres. — Et Yahveh dit : «
Mon esprit ne demeurera pas toujours avec l’homme, car il n’est que chair :
et ses jours ne seront plus que de cent vingt ans. » — Et en ce temps il y avait sur la terre des Géants
(Nephilim), comme aussi quand les enfants
de Dieu se furent unis aux filles des hommes et leur donnèrent pour enfants
les Héros (Giborim), qui sont
fameux dans l’antiquité. — Yahveh
voyant que la méchanceté des hommes était grande sur la terre, et que toutes
les pensées de leur cœur étaient tournées vers le mal en tout temps, — se
repentit d’avoir fait l’homme sur la terre ; et il fut touché de douleur au
fond de son cœur. — Et Yahveh dit : «
J’exterminerai de dessus la terre l’homme que j’ai créé »[16]. Seul, le juste Noa’h, descendant de Scheth, trouva grâce
devant Dieu. L’Éternel lui fit bâtir une arche dans laquelle il s’enferma
avec les siens et sept couples de tous les animaux, purs et impurs, puis le
déluge commença. Dans la six-centième année de
la vie de Nba’h, au second mois, le dix-septième jour du mois, toutes les
sources du grand abîme jaillirent et les cataractes du ciel furent ouvertes ;
— et la pluie tomba sur la terre quarante jours
et quarante nuits. — Ce même jour,
Noa’h entra dans l’arche ; et Schem, ‘Ham et Yapheth, ses fils, sa femme et
les trois femmes de ses fils avec lui, — eux et tout animal suivant son espèce, tout bétail et tout
ce qui se meut sur la terre, toutes sortes de volatiles, tout oiseau ailé,
chacun selon son espèce, — entrèrent
auprès de Noa’h dans l’arche, un couple de toute chair ayant souffle de vie.
— Les arrivants étaient, mâle et femelle de
chaque créature, comme Dieu l’avait ordonné ; et ensuite Yahveh ferma
(l’arche) sur Noa’h. Le déluge était depuis
quarante jours sur la terre, quand les eaux s’accrurent et soulevèrent
l’arche, de sorte qu’elle fut enlevée de dessus la terre. — Les eaux se renforçaient et s’augmentaient beaucoup sur la
terre, et l’arche était portée sur les eaux. — Les eaux se renforcèrent énormément sur la terre, et
toutes les montagnes sous les cieux furent couvertes. — Les eaux s’élevèrent de quinze coudées au-dessus des
montages qu’elles couvraient ; — et
toute chair qui se meut sur la terre, oiseaux, bétail, animaux et reptiles
rampant sur la terre, périt, ainsi que toute la race des hommes. —
Tout ce qui avait dans ses narines le souffle de
la vie, tout ce qui se trouvait sur le sol, mourut. — Ainsi fut détruite toute créature qui se trouvait sur la
terre. ; depuis l’homme jusqu’aux animaux, aux reptiles et aux oiseaux du
ciel, tout fut anéanti sur la terre. Il né resta que Noa’h et ce qui était
avec lui dans l’arche. — Et les eaux
occupèrent la terre pendant cent cinquante jours[17]. II y a quelques remarques d’une importance capitale à
faire sur ce récit. La distinction des animaux purs et impurs prouve que les
espèces enfermées dans l’arche ne comprenaient que les animaux utiles à
l’homme et susceptibles de jouer le rôle de ses serviteurs domestiques, car
c’est seulement à ceux-là que s’appliquent chez les Hébreux la division dans
ces deux classes. Le mode suivant lequel s’opéra le déluge, qu’il faut
absolument distinguer du fait lui-même, est présenté suivant les notions
grossières de la physique des contemporains du rédacteur de la Genèse, et
c’est ici le cas d’appliquer les sages paroles d’un des théologiens
catholiques les plus éminents de l’Allemagne, le docteur Reusch[18] : Dieu a donné aux écrivains bibliques une lumière surnaturelle
; mais cette lumière surnaturelle n’avait pour but, comme la révélation en
général, que la manifestation des vérités religieuses, et non la
communication d’une science profane ; et nous pouvons, sans violer les droits
que les écrivains sacrés ont à notre vénération, sans affaiblir le dogme de
l’inspiration, accorder franchement que dans les sciences profanes, et, conséquemment
aussi dans les sciences physiques, ils ne se sont point, élevés au-dessus de
leurs contemporains, que même ils ont partagé les erreurs de leur époque et
de leur nation.... Par la révélation
Moïse ne fut point élevé, pour ce qui regarde la science, au-dessus du niveau
intellectuel de son temps ; de plus, rien ne nous prouve qu’il ait pu s’y
élever par l’étude et par ses réflexions personnelles. Enfin les termes dont s’est servi le rédacteur du texte
sacré doivent être scrupuleusement notés, car ils peuvent avoir une large
influence sur la manière dont on interprétera ce texte. Il y a deux mots en
hébreu pour désigner la terre : ereç,
dont le sens est susceptible à la fois de l’acception la plus large et de
l’acception la plus restreinte de l’idée, et que la Bible emploie toujours
lorsqu’il s’agit de l’ensemble du globe terrestre ; adamah, qui n’a jamais qu’une acception
restreinte et signifie la terre cultivée, habitée, une région, un pays. C’est
le second qui est employé lorsqu’il est dit que les eaux du déluge couvrirent
toute la surface de la terre. Aussi depuis longtemps déjà les interprètes
autorisés ont-ils admis que rien dans le récit biblique n’obligeait à
entendre l’universalité du cataclysme comme s’étendant à autre chose qu’à la
région terrestre, alors habitée par les hommes. Encore examinerons-nous plus
loin s’il n’y à pas possibilité de la restreindre davantage. Dieu se souvint de Noa’h, de
tous les animaux et de tout le bétail qui étaient avec lui dans l’arche ; il
fit passer un vent sur la terre, et les eaux diminuèrent. — Les sources de l’abîme et les cataractes du ciel se
refermèrent, et la pluie ne tomba plus du ciel. — Les eaux se retirèrent de dessus la terre, allant et
venant, et les eaux commencèrent à diminuer après cent cinquante jours.
— Et l’arche reposa sur les montagnes d’Ararat,
le septième mois, au dix-septième jour. — Les eaux allaient en baissant jusqu’au dixième mois ; le
premier jour du dixième mois, les sommets des montagnes furent visibles.
— Au bout de quarante jours, Noa’h ouvrit la
fenêtre qu’il avait faite à l’arche, — et
il envoya dehors le corbeau, qui sortit, allant et rentrant jusqu’à ce que le
sol fût entièrement desséché. — Noa’h
envoya ensuite la colombe, afin de voir si les eaux avaient baissé sur la
terre ; — mais elle ne trouva pas où
poser son pied et elle revint à l’arche, car il y avait encore de l’eau sur toute
la terre. Noa’h étendit la main, la prit et la rentra dans l’arche.
— Il attendit encore sept autres jours, et il
lâcha de nouveau la colombe. — Elle
revint auprès de lui vers le soir, et voilà qu’une feuille arrachée d’un
olivier était dans son bec ; alors Noa’h comprit que les eaux s’étaient
retirées de la terre. — Il attendit
encore sept autres jours, et il lâcha une dernière fois la colombe, qui alors
ne revint plus auprès de lui. Dans la six cent [unième année
de Noa’h, le premier jour du premier mois,
les eaux avaient disparu de
dessus la terre ; Noa’h enleva la toiture de l’arche et vit que la surface de
la terre était scellée. — Et Dieu
parla à Noa’h et dit : — « Sors de
l’arche, toi, ta femme, tes fils et les femmes de tes fils avec toi.
— Toute espèce d’animal qui est avec toi,
oiseaux, quadrupèdes et reptiles rampant sur la terre, fais-la aussi sortir ;
qu’ils se perpétuent, croissent et multiplient sur la terre. » — Et Noa’h sortit avec ses fils, sa femme et les femmes de
ses fils ; — et tout animal, tout
bétail, tout oiseau et tout ce qui rampe sur la terre sortit de l’arche,
selon son espèce. — Noa’h construisit
un autel à Yahveh ; il prit de toute espèce d’animaux purs et de toute espèce
d’oiseaux purs, et il les offrit en holocauste sur l’autel. — Yahveh en sentit l’odeur agréable et dit en son cœur : «
Je ne maudirai pas encore une fois la terre à cause de l’homme, car
l’instinct du cœur de l’homme est mauvais dès sa jeunesse ; je ne frapperai
plus de nouveau tout ce qui vit, comme j’ai fait ; — tout le temps que durera la terre, les semailles, la moisson,
le froid, le chaud, l’été, l’hiver, le jour et la nuit, ne s’arrêteront pas »[19]. Dieu fit alors apparaître son arc dans le ciel, en signe
de l’alliance qu’il contractait avec la race humaine[20]. Noa’h commença à devenir un agriculteur et il planta la vigne. — Il en but le vin, s’enivra et découvrit sa nudité sous sa tente. — ‘Ham, ayant vu la honte de son père, se hâta de le raconter à ses frères qui étaient dehors. — Schem et Yapheth prirent une couverture qu’ils posèrent sur leurs épaules, et allant à reculons ils couvrirent la honte de leur père, le visage détourné pour ne pas voir la honte de leur père. A son réveil, Noa’h, apprenant le manque de respect de ‘Ham, le maudit dans la personne de son fils Kena’an[21]. Noa’h vécut encore trois cent cinquante ans après le déluge ; il en avait neuf cent cinquante, quand il mourut[22]. § 3. —
DISPERSION DES PEUPLES. La famille de Noa’h se multiplia rapidement ; mais, à
partir de celte époque, la vie des hommes fut abrégée de beaucoup et ne
dépassa plus, en général, la moyenne actuelle. Schem pourtant (et probablement
aussi ses frères) vécut encore durant plusieurs siècles[23], et, d’après le
témoignage de l’Ecriture Sainte (au XIe chapitre de la Genèse), la famille où
naquit Abraham put, jusqu’au temps de ce patriarche, grâce sans doute aux
sobres habitudes de la vie patriarcale, dépasser de beaucoup la vie ordinaire
des humains d’alors[24]. Toute la terre n’avait qu’une
seule langue et les mêmes paroles. — Partis
de l’Orient, ils (les hommes) trouvèrent
une plaine dans le pays de Schine’ar, et ils y habitèrent. — Ils se dirent entre eux : « Venez, faisons des briques et
cuisons-les au feu. » Et ils prirent des briques comme pierres et l’argile
leur servit de mortier. — Ils dirent :
« Venez, bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet monte jusqu’au ciel
; rendons notre nom célèbre, car peut-être serons-nous dispersés sur toute la
terre. » — Yahveh descendit pour voir
la tour et la ville que bâtissaient les enfants d’Adam, — et Yahveh dit : « Voici, c’est un seul peuple et un même
langage à tous ; c’est leur première entreprise, et ils n’abandonneront pas
leurs pensées jusqu’à ce qu’ils les aient réalisées. — Eh bien ! descendons, et confondons-y leur langage, de
façon que l’un ne comprenne plus la parole de l’autre. » — Et Yahveh les dispersa de cet endroit sur la surface de
toute la terre ; alors ils cessèrent de bâtir la ville. — C’est pourquoi on la nomma Babel (c’est-à-dire confusion), car Yahveh y confondit le langage de toute la terre, et
de là Yahveh les dispersa sur toute la surface de la terre[25]. Un passage de l’Écriture, qui a fort exercé là sagacité
des commentateurs, dit que le quatrième descendant de Schem fut nommé Pheleg (division, partage) parce qu’en son temps la terre fut divisée[26]. Nombre
d’interprètes ont cherché à en déduire cette conséquence que, dans la
tradition conservée par le livre de la Genèse, la confusion des langues et la
dispersion générale des peuples avaient eu lieu quatre générations après les
fils de Noa’h et cinq avant Abraham. En réalité le texte ne l’implique
aucunement ; l’explication la plus naturelle et la plus probable de la phrase
que nous avons citée, la rapporte à la division en deux branches du rameau
spécial de la descendance de Schem d’où sortirent les Hébreux, division que
la généalogie biblique enregistre en effet en ce moment. La Bible ne précise
aucune époque pour le grand fait dont elle place le théâtre à Babel. Déplus,
rien dans son texte n’interdit de penser que quelques familles s’étaient déjà
séparées antérieurement de la masse des descendants de Noa’h, et s’en étaient
allées au loin former des colonies en dehors du centre commun, où le plus
grand nombre des familles destinées à repeupler la terre demeuraient encore
réunies. |
[1] Nous prenons ici le récit biblique tel qu’il nous est parvenu, sous sa forme définitive et complète, sans entrer dans les obscures et délicates questions de la date de cette rédaction définitive et des éléments antérieurs qui ont pu servir à sa formation. C’est au livre de notre histoire qui traitera des Hébreux, que nous nous réservons d’aborder ce problème, qu’il sérail impossible de laisser entièrement de côté dans l’état actuel de la science. Le système auquel" s’arrête aujourd’hui l’école critique rationaliste (le dernier état de ses travaux peut être considéré comme résumé sous la forme la plus complète et la plus scientifique dans E. Schrader, Studien zur Kritik und Erklärung der Biblischen Urgeschichte, Zurich, 1863, et A. Kayser, Das vorexilische Duch der Urgeschichte Israels und seine Erweiterungen, Strasbourg, 1874) admet dans le style actuel delà Genèse la fusion de deux livrés antérieurs, qualifiés d’élohiste et de jéhoviste, d’après la différence du nom qui sert à désigner Dieu dans l’un et dans l’autre, et, par dessus ces deux documents reproduits textuellement, le travail d’un dernier rédacteur qui les a combinés. Bornons-nous à remarquer que ce système lui-même, aussi bien que celui qui a été inauguré par Richard Simon, et qui voit dans la Genèse une collection de fragments traditionnels coordonnés par Moïse ou par tout autre, n’a rien en soi de contradictoire avec le dogme orthodoxe de l’inspiration divine du livre. L’Église a toujours admis que son auteur avait pu mettre en œuvre, tout en étant guidé par une lumière surnaturelle, des documents antérieurs à lui. Mais dans l’exposé que nous avons à faire des données de la Bible sur les premiers âges, et dans les recherches comparatives auxquelles, elles nous donneront lieu, cette distinction des anciennes rédactions importe peu. Qu’elle ait été rédigée en une fois ou à l’aide de la combinaison de récits parallèles qui se complétaient les uns les autres, la tradition biblique est une dans son ensemble et dans son esprit, et la comparaison que l’on peut en faire aujourd’hui avec l’enchaînement que révèlent les lambeaux de la tradition génésiaque de la Chaldée, prouve surabondamment que la construction du dernier rédacteur n’a rien d’artificiel et de forcé. Il est conforme au véritable esprit de la science, aussi bien qu’à l’orthodoxie religieuse, de l’envisager dans sa suite.
[2] En hébreu il est appelé Bereschith, d’après les premiers mots qui en ouvrent le récit, au commencement.
[3] Genèse, I, 26 et 27.
[4] La prononciation vulgaire Jehovah au lieu de Yahveh, est le résultat de l’application au nom ineffable de Dieu des voyelles du mot Adonaï, le Seigneur, que les Juifs prononcent au lieu de ce nom quand ils lisent la Bible. Nous discuterons plus tard, quand nous traiterons des Hébreux, la question de savoir si la vraie prononciation antique était Yahoh ou Yahveh ; en attendant nous suivons celte dernière forme, généralement admise dans la science.
[5] Genèse, II, 7.
[6] Genèse, III, 1-7.
[7] Ces noms sont significatifs et tirés des langues sémitiques, comme tous ceux que le récit biblique attribue aux premiers ancêtres de notre race ; ce sont en réalité de véritables épithètes qualificatives, qui expriment le rôle et la situation de chaque personnage dans la famille originaire. Adam, nous l’avons déjà dit, veut dire homme, ‘Havah vie, parce qu’elle a été la mère de tous les vivants, dit le texte sacré ; Qaïn signifie la créature, le rejeton ; Habel est le mot qui, dans les plus anciens idiomes sémitiques, exprimait l’idée de fils, et s’est conservé en assyrien ; enfin Scheth, comme la Bible le dit formellement, est le substitué, celui que Dieu accorde à ses parents pour compenser la perte de leur fils bien-aimé.
[8] Genèse, IV, 1-16.
[9] Genèse, IV, 17 et 18.
[10] Genèse, IV, 19-22.
[11] Genèse, IV, 23 et 24.
[12] Sur cette généalogie des descendants de Scheth, voy. le chapitre V de la Genèse.
[13] Le Mathusalem de la Vulgate.
[14] Noé.
[15]
II est impossible de ne pas consacrer quelques observations aux généalogies que
la Bible fournit pour la période antédiluvienne. Le nom de Enosch, donné comme
le fils de Scheth, est en hébreu le synonyme exact de celui d’Adam, il signifie
également l’homme
par excellence. Or, si l’on prend cet Enosch comme point de départ, on trouve
pendant six générations les mêmes noms qui se succèdent avec de très légères
variantes de forme et une interversion dans la place de deux d’entre eux, d’une
part dans la descendance d’Adam par Qaïn, de l’autre, clans celle de Scheth par
Enosch. Le parallélisme est singulièrement frappant et tel que l’on serait
volontiers porté à croire qu’on a là deux versions d’une même liste originaire.
On trouve, en effet :
La généalogie des Qaïnites se termine par trois chefs de races, fils de Lemech, celle des Enoschides par trois chefs de races, petits-fils de Lemech. Il y a seulement de ce dernier côté insertion d’une génération de plus, celle de Noa’h, entre Lemech et la division de la famille en trois branches.
[16] Genèse, VI, 1-7.
[17] Genèse, VII, 11-24.
[18] La Bible et la Nature, trad. française, p. 27.
[19] Genèse, VIII, 1-22.
[20] Genèse, IX, 1-17.
[21] Genèse, IX, 20-27.
[22] Genèse, IX, 28 et 20.
[23] Six cents ans.
[24]
Voici, en effet, la durée de vie que l’on prête aux patriarches intermédiaires
entre Schein et Abraham :
[25] Genèse, XI, 1-9.
[26] Genèse, X, 25.