LA GRANDE-GRÈCE

PAYSAGES ET HISTOIRE

LA CALABRE — TOME TROISIÈME.

 

LETTRES DE M. FRANÇOIS LENORMANT À M. LE BARON DE WITTE.

 

 

I

Reggio, 12 octobre 1882.

Bien cher Monsieur,

Voilà vingt-deux jours que je roule sans interruption dans la Basilicate et la Calabre. C'est un bien beau et bien intéressant voyage, mais singulièrement rude, quelque empressement que tout le Monde dans ces pays mette à me le faciliter et à me fournir la plus cordiale hospitalité.

J'ai visité jusqu'ici Lucera (Luceria), Ascoli (Ausculum Appulium), Ordona (Herdonia), Melfi, Rapolla, Venosa (Venusium), Banzi (Bantia), Acerenza (Acheruntia), Potenza (Potentia), Métaponte, Tarente, Rossano, Catanzaro et les ruines voisines des Castro Hannibalis, Tiriolo, Nicastro et le site probable de Terina, Pizzo, Monteleone (Hippônion, Vibo Valentia), Mileto, Nicotera (Nicotera), le site de Medma, Palmi et Reggio. Dans plus de la moitié de ces localités, je n'avais été précédé par aucun archéologue. Aussi la récolte que j'y ai faite avec mon ami M. Barnabeï, qui veut bien m'accompagner, a-t-elle dépassé tout ce que j'osais espérer.

Épigraphiquement  elle monte à près de 200 inscriptions latines inédites et une trentaine de grecques.

Au point de vue de la topographie, je n'ai pu arriver à déterminer d'une manière tout à fait positive le site précis de Térina, mais je n'en rapporte pas moins des éléments que je crois importants pour la, solution de ce problème. En revanche, j'ai découvert les ruines, jusqu'ici inconnues, de Medma, avec la fontaine dont parle Strabon et un théâtre. J'ai constaté l'importance des ruines encore actuellement subsistantes d'Hippônion — dans la dernière édition de la Géographie de Forbiger on dit encore ohne Ruine ! ! — et de son énorme enceinte hellénique.

Pour l'antiquité figurée, j'ai recueilli de nouveaux et importants documents sur l'existence d'une poterie apulienne à décors géométriques, qui offre avec celle de Cypre une ressemblance extrêmement étroite.

J'ai constaté à Hippônion l'existence d'une fabrication locale, très abondante et nettement caractérisée, de terres-cuites grecques. Et j'en rapporte un certain nombre d'échantillons pour le Louvre.

Au point de vue de l'archéologie préhistorique, j'ai reconnu que plusieurs des lieux colonisés plus tard par les Grecs, comme Métaponte et Hippônion, étaient déjà des stations importantes de l'âge de la pierre polie. Presque partout aussi j'ai retrouvé des débris bien caractérisés de la poterie noire italique primitive, dont la fabrication s'est étendue sur tout le midi de la Péninsule.

Enfin j'ai constaté qu'à Venosa, dans des alluvions quaternaires, on rencontrait assez abondamment des haches de pierre du type de Saint-Acheul, avec des ossements d'éléphants.

Je ne vous parle pas de ce que j'ai vu sur ma route d'églises considérables et dignes d'attention du temps des Normands et des Hohenstaufen. Sous ce rapport j'ai aussi recueilli une moisson considérable d'observations qui pourront servir à d'autres voyageurs. Entre autres, j'ai relevé plusieurs inscriptions d'architectes du XIe et du XIIe siècle.

Si vous jugez que ce résumé sommaire des résultats que j'ai obtenus déjà puisse intéresser nos confrères, vous pouvez le communiquer à l'Académie.

J'ai encore une douzaine de jours de route à faire en Calabre et de nouveau en Basilicate. J'espère qu'ils seront aussi fructueux.

Veuillez agréer, bien cher Monsieur dé Witte, le nouvel hommage de mon respect le plus profond, le plus reconnaissant et le plus affectueux.

 

F. LENORMANT.

 

II

Naples, 25 octobre 1882.

 

Bien cher Monsieur,

Me voici enfin rentré dans les pays civilisés et me reposant quelques jours avant de reprendre la route de France. Ma fatigue était, en effet, grande ; je suis arrivé, ici absolument fourbu. Le voyage que j'ai fait est un des plus beaux de ma vie, mais aussi l'un des plus rudes. La fin, du reste, comme succès, en a répondu au commencement.

J'ai visité de nouveau Gerace et les ruines de Locres, où j'ai recueilli' quelques objets intéressants, puis Crotone et le temple de Héra Lacinia, où j'ai constaté, ce qui m'avait échappé à mon précédent voyage, l'existence d'une voie Sacrée, taillée dans le roc, qui s'étend à plus d'un kilomètre.

A Cosenza, où l'on prétendait qu'il n'y avait plus d'antiquités, j'ai retrouvé plusieurs beaux débris des remparts de la Consentia des Bruttiens, construits à la mode hellénique.

Après cela, j'ai quitté la Calabre pour rentrer dans la Basilicate. Il était dans mes plans de visiter le site et les ruines, de Grumentum. Mais l'état des routes, dévastées par les pluies, ne m'a pas permis d'y aller. A la place, j'ai entrepris une exploration à fond du Val di Teggiano et du parcours de la Via Aquilia, faite en compagnie de MM. Michele La Cava et Barnabeï. Cette exploration nous a pris trois jours, partie en voiture, partie à cheval, partie à pied. Elle a été fructueuse. Nous avons constaté que le fameux Ponte di Sula, toujours signalé comme romain, est ogival et appartient au temps des derniers Norfriands et des Hohenstaufen. Nous avons pris des copies enfin exactes de plusieurs inscriptions très importantes du temps de la République, qui avaient été toujours mal données. Enfin, et c'est la chose la plus considérable, nous avons découvert les ruines, vastes et jusqu'ici absolument inconnues, de Consilinum, avec de grands restes d'une enceinte italique d'appareil polygonal, antérieure peut-être aux Lucaniens, et une arx du temps de la République, qui, d'après sa construction, ne peut pas descendre plus bas que l'époque de Marius et de Sylla.

Nous avons enfin couronné le voyage par la visite aux ruines de Vélia. C'est encore, dans l'état actuel, une véritable expédition. Mais la chose en vaut la fatigue.

Ces ruines, que personne jusqu'ici n'a visitées et où, vous le savez, je rêvais depuis quinze ans d'aller, sont dans une situation idéale comme beauté pittoresque. Ce sont, en outre, les plus importantes et les mieux conservées de toute l'Italie méridionale avec celles de Gnathia et après celles de Pæstum. Il n'y a pas de temple debout, mais on suit sans interruption toute l'enceinte des remparts helléniques. Chose unique dans les cités grecques, et non plus italiques, de la Péninsule, l'acropole est en partie de construction polygonale, datant par conséquent de la fondation même de la ville par les Phocéens. Partout les maçonneries helléniques affleurent le sol ; on peut suivre le tracé des rues et des places.

On peut dans l'état actuel dresser un plan complet de Vélia, et nous l'aurons dans deux mois, car M. La Cava s'est chargé d'y retourner avec un ingénieur pour faire ce travail. Des fouilles à Vélia seraient on ne peut plus faciles et donneraient de magnifiques résultats.

Un des traits caractéristiques de ces ruines est l'emploi qui y est fait sur la plus grande échelle de briques de fabrication grecque et d'une forme toute particulière, à laquelle je n'ai vu nulle part d'analogue. J'en rapporte une entière pour le Louvre. Ces briques ont des estampilles grecques, dont nous avons relevé dix-sept variétés. J'ai copié, en outre, dans les ruines, trois inscriptions grecques et deux latines, toutes inédites.

Quant à la collection d'objets que j'ai pu former dans mon voyage, je crois qu'elle vous intéressera. Je rapporte aussi quelques terres-cuites nouvelles de Tarente, qui montreront encore la variété et la richesse de l'art tarentin, puis d'autres qui serviront de bons spécimens pour déterminer les caractères des fabriques locales des environs de Bari, d'Hippônion, de Locres et de Vélia.

Somme toute, mon voyage a donné plus que je n'osais espérer, et je crois qu'il contribuera assez fortement à augmenter les connaissances acquises sur les antiquités de l'Italie méridionale.

Veuillez agréer, bien cher Monsieur de Witte, le nouvel hommage de mon respect le plus profond, le plus reconnaissant et le plus affectueux.

 

F. LENORMANT.