I C'est de Papaglionti, où j'ai raconté plus haut notre visite, que nous nous sommes rendus à Mileto : La distance n'est pas longue, et bien peu après avoir quitté les ruines du prétendu temple de Cybèle, nous apercevions devant nous, au delà d'un ravin, les maisons de Mileto, basses et comme écrasées, s'étendant sur un petit plateau, et un affreux dôme en zinc, celui de la cathédrale, qui les domine et présente de loin le gracieux aspect d'une gigantesque cloche à melons. Il était midi et à cette heure, bien que nous fussions déjà dans le mois d'octobre, la lumière avait une intensité tellement africaine qu'à distance la ville nous paraissait absolument noire ; car les rayons du soleil, tombant d'aplomb, n'y dessinaient aucune ombre. Cet effet d'une lumière tellement violente qu'elle en devient sombre est bien connu de tous ceux qui ont voyagé en Orient. Fromentin l'a noté au désert avec sa précision de peintre, et il a frappé M. Maxime Du Camp dans les lieux mêmes où nous sommes. Nous traversons le ravin, rejoignons la grande route, passons le long du hameau de Naò entre les deux villages plus considérables d'Ionadi et de San-Constantino, puis quelques tours de roue de plus nous amènent dans le Mileto actuel. Nous y retrouvâmes notre ami M. Curcio, venu pour y tenir une réunion électorale, et, je dois confesser ce détail prosaïque, notre premier soin, avant de nous mettre à rien visiter, fut de déjeuner dans une sorte de locanda point trop sale, sur la place principale. Si je parle de ce déjeuner, c'est parce qu'on nous y servit quelques bouteilles d'un cidre mousseux, dont la fraîcheur aigrelette paraient exquise sous ce climat de feu et reposait agréablement des vins trop chauds de la Calabre. Du cidre à Mileto ! il y avait de quoi surprendre. Je savais, en effet, que cette boisson est absolument étrangère à l'Italie, que la plupart des Italiens en ignorent même l'existence et que ceux qui la connaissent ont pour elle une sainte horreur. Beva
il sidro d'Inghilterra Chi
vuol gir presto sotterra, a dit Redi dans son dithyrambe intitulé Bacco in Toscana, et il s'est cru obligé d'expliquer dans une longue note à ses lecteurs ce qu'était ce breuvage barbare. Ma curiosité piquée, j'allai bien vite aux informations ; car j'aime à m'informer un peu de tout en voyage. Et j'appris à mon grand étonnement, qu'on faisait du cidre dans toute la partie de l'Apennin calabrais qui avoisine Monteleone et Mileto. A une certaine altitude, grâce à la température plus fraîche, le pommier y réussit admirablement, comme aussi dans certaines parties des environs de Catanzaro. On le cultive donc sur une assez grande échelle et on en utilise les fruits pour faire du cidre. C'est même, d'après une très vieille coutume, dans tous les villages de la montagne la boisson consacrée pour le souper de Noël, après la messe de minuit. Il est tout à fait remarquable que cette fabrication du cidre soit exclusivement renfermée dans les alentours de la ville qui fut le centre des débuts de la domination normande en Calabre, de la capitale du grand comte Roger. C'est évidemment par les Normands qu'elle y fut introduite, en souvenir de leur pays d'origine ; et elle s'y perpétue comme un monument toujours vivant de leur conquête. C'est même le seul qu'ils aient laissé dans la contrée, puisque les tremblements de terre ont renversé leurs monuments de pierre. Il est vrai que mon illustre ami, M. Léopold Delisle, a établi que ce n'est qu'à partir du XIVe siècle que le cidre devint la boisson nationale exclusive de la Normandie. Jusqu'alors la bière lui faisait une concurrence redoutable, était aussi appréciée, ne se fabriquait pas sur une moins grande échelle pour la consommation populaire. Quand Baudri de Bourgueil, dans le XIe siècle, consacra une pièce de vers à expliquer ce qui à Lisieux tenait la place du vin, c'est de la bière d'avoine seule qu'il parle. Mais des textes non moins positifs constatent que dès le XIe siècle une bonne portion de la Normandie s'abreuvait de cidre. Raoul Tortaire parle de celui qu'on lui servit à, Bayeux avec une indignation à laquelle Redi se fût associé : Ingredior
noti mediocriatecta sophiste ; Tentatus
quoniam, vina pete fueram. Et
succus pomis datus est eatortus acerbis ; Ori
proposui dum reor esse merum . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . Aspernor cyathum, dum sentio non
fore vinum ; Pingo
bibisse tamen, labraque sicco mea. Reddo
scyphum, puero, oui pronus ore susurro : Cur
propinasti, serve, venena mihi ? Je l'ai dit plus haut, Robert de Grentemesnil, le beau-frère du comte Roger, premier abbé de la Trinità de Mileto comme de Santa-Eufemia, avait été abbé de Saint-Evroult en Ouche avant de quitter la Normandie. Or, précisément cette dernière abbaye se montre à nous comme ayant déjà, vers 1100, la dîme du cidre dans un certain nombre de localités du pays d'Auge. Le cidre du pays d'Auge, on le sait, passe actuellement pour le premier de toute la Normandie ; il en était de même au moyen au. Guillaume le Breton a chanté les pommiers de ce canton et la boisson qu'ils donnaient dans des vers qu'un ancien n'aurait pas désavoués : Non
tot in Autumni rubet Algie temporis pomis, Unde
liquare solet siceram sibi Neustria gratam. Ce n'est pas seulement du cidre que l'on fabrique dans les parties de l'Apennin de la Calabre Ultérieure trop élevées pour que la vigne y réussisse. On y tire aussi des sorbes une boisson fermentée. Celle-ci est bien d'origine locale et je ne sais pas, si l'on en confectionne ailleurs. Je n'en parle, du reste, que par ouï-dire, et je n'ai jamais eu l'occasion d'en goûter. II Pour celui qui arrive l'esprit tout rempli des souvenirs chevaleresques du grand comte Roger et des splendeurs de sa cour, la déception est complète quand il se trouve à Mileto. Ce n'est pas que j'ai remarqué à, la ville cet aspect sinistre que lui prête M. Maxime Du Camp. Évidemment il y a vu trop de prêtres dans un temps où il en mangeait avec appétit en compagnie des garibaldiens. Il se plaisait alors, et c'est précisément à propos de Mileto qu'il le dit, à voir la guerre s'engager entre les deux frères ennemis, les deux lutteurs irréconciliables, les robes noires et les casaques rouges, et il était tout entier du côté des dernières. Quantum mutatus ab illo ! Il est vrai qu'on peut le féliciter de ses idées d'aujourd'hui plus que de celles d'alors. Pour moi, ce qui m'a frappé dans le Mileto présent, c'est la platitude absolue, la vulgarité prosaïque. C'est une méchante villasse sans physionomie, qui compte à peine 2.500 âmes (4.654 pour toute la commune, y compris les villages). Elle a été commencée sur un plan dix fois trop vaste pour sa population possible, avec des places d'une telle étendue et des rues d'une telle largeur qu'on ne peut s'y aventurer pendant la Moitié de la journée, dans les mois d'été sans courir le risque d'une insolation foudroyante. Sur ces places et ces rues trop grandes les maisons prennent l'apparence de cahutes. Elles sont d'ailleurs clairsemées, éparses de distance en distance, laissant entre elles de larges espaces vides. Il est rare d'en trouver deux ou trois qui se touchent. Beaucoup d'ailleurs n'ont jamais été achevées ; on les avait entreprises, elles aussi, dans des proportions trop vastes et l'on a dû renoncer à les terminer de la même manière. D'autres sont de simples chaumières de paysans. Mettez parmi ces maisons quelques hangars, un séminaire immense, une grande cathédrale toute neuve, dont l'architecture est un outrage aux lois les plus élémentaires du goût et semble le produit de la collaboration d'un ingénieur des ponts et chaussées avec un sacristain à l'imagination en délire, enfin, à côté de cette église un palais épiscopal entrepris dans les proportions d'un Louvre, puis dont les travaux ont dû être abandonnés faute d'argent avant qu'une baie eut reçu sa fenêtre, qu'une salle fut munie de ses planchers et qui est dès à présent en décret avant d'avoir été achevé — vous aurez Mileto. On dirait une ville qui devait être grande et dont la construction, à peine commencée, a été brusquement interrompue par quelque cause ignorée, sans qu'elle se continue, ni puisse se continuer jamais. Le tout fait un ensemble fort laid, qui n'a rien de sinistre, mais qui manque de gaieté autant que de pittoresque. Ajoutez qu'il n'y a dans tout cela rien qui remonté au delà des dernières années du XVIII siècle ou du commencement de celui-ci ; rien non plus qui ait une forme d'art seulement acceptable. C'est qu'on effet le Mileto que nous voyons aujourd'hui est une ville ou plutôt une bourgade de fondation toute récente. Elle n'occupe pas même l'emplacement de la ville du grand comte Roger. Quand celle-ci eut été renversée par le tremblement dé terre, on décida de la rebâtir à deux kilomètres environ à l'ouest de son ancien site, sur des terrains appartenant à l'évêque et au duc de l'Infantado, en plaine cette fois et non plus sur un promontoire entre des ravins. Les travaux commencèrent en 1784 et furent poussés activement dans les années qui suivirent. Le Mileto moderne compte donc à peine un siècle d'existence 'et déjà son histoire offre plus d'une page sanglante. C'est ici qu'en février 1799 le cardinal Ruffo, débarqué à Bagnara et assisté du colonel Winspeare, de l'auditeur Angelo Fiore, du chanoine Spasiani et du prêtre Rinaldi, s'établit avec les premières bandes qu'il avait rencontrées en mettant pied à terre et fixa son quartier général avant d'entrer définitivement en campagne. A Mileto il tint la sorte de parlement tumultueux d'évêques, d'officiers de l'ancienne armée royale, d'administrateurs destitués par la République, de propriétaires et de chefs improvisés des paysans armés, devant lesquels il produisit ses pouvoirs officiels, délivrés à Palerme par le roi, et formula, au nom de l'autorité suprême, la promesse à tous ceux qui se réuniraient sous sa bannière d'une exemption d'impôts pendant six ans, du partage des biens des rebelles, confisqués dores et déjà par la couronne, enfin de l'abandon du butin qui serait fait et des contributions de guerre à lever sur les villes où l'on entrerait. Là il organisa le premier noyau de son armée de la Sainte-Foi, en nomma les principaux officiers et distribua aux soldats leurs insignes, la cocarde rouge au chapeau et la croix blanche attachée au bras. Là aussi il fit procéder aux premières exécutions qu'il ait ordonnées, il inaugura ces fusillades des suspects de jacobinisme qui devaient marquer d'une trace de sang toute la route suivie par lui à travers le royaume. Là enfin il célébra, devant la cathédrale ; la cérémonie religieuse solennelle et la grande procession qui précéda le départ de l'armée. La première restauration des Bourbons traita Mileto avec grande faveur à cause de ces faits. Les agitations des années qui suivirent n'y avaient pas été ressenties. La ville tendait à prospérer sous l'épiscopat de cet admirable Enrico Capece-Minutolo, préconisé en 1791, que son zèle pour le salut des âmes, ses labeurs infatigables d'évangélisation du peuple, sa charité sans bornes et toutes les grandes œuvres de bienfaisance qu'il créa dans son diocèse sur sa fortune personnelle ont fait surnommer l'Apôtre de la Calabre. Mais le 25 août 1806, un peu plus d'un mois après la bataille de Maïda, on vit entrer à Mileto une bande de partisans bourboniens originaires du village de Pedace dans les environs de Cosenza. Ils étaient envoyés par les chefs de l'insurrection populaire pour rechercher les partisans des Français et les châtier. Sept des principaux notables de la ville furent par eux saisis, massacrés et leurs maisons pillées ; après quoi ils levèrent sur la commune une contribution de guerre. Parmi les victimes de cette irruption imprévue se trouva Domenico Sbaglia, homme instruit et respecté pour ses vertus, qui jamais ne s'était mêlé de politique, et dont la science, le caractère et le dévouement dans la catastrophe de 1783 ont été hautement loués par Dolomieu. J'ai raconté plus haut comment, après la retraite précipitée à laquelle le général Reynier avait été condamné par sa défaite et qui avait fait perdre aux Français toute la Calabre, il avait pu opérer à Castrovillari sa jonction avec le maréchal Masséna qui arrivait en toute hâte à son secours, et comment, à la suite de cette jonction, l'armée française avait pu reprendre son mouvement en avant sous le commandement du maréchal. Mais après avoir ramené le quartier général à Monteleone et les avant-postes à Mileto, Masséna quitta l'armée, laissant de nouveau le commandement à Reynier. Pendant ce temps, en arrière des bandes insurgées, l'armée régulière du roi Ferdinand, sérieusement réorganisée en Sicile, bien encadrée d'officiers anglais, renforcée par des régiments de mercenaires allemands et par quelques bataillons britanniques, était débarquée, à Reggio et avait occupé l'extrémité méridionale de la Calabre. Elle était commandée par le prince de Hesse-Philipstadt, qui venait de s'illustrer par sa magnifique défense de Gaète, la place dont les résistances ont toujours sauvé l'honneur de la cause des Bourbons de Naples dans leurs désastres. Plusieurs mois durant les deux armées restèrent en présence à s'observer. La situation de la Piana incessamment parcourue par les coureurs de l'une et de l'autre, pillée, surchargée de réquisition, était intolérable. Enfin, dans le mois de juin 1807, les Anglo-Siciliens, débouchant en masse de Seminara, culbutèrent les postes français établis à Rosarno, à Nicotera et à Mileto, les rejetant sur Monteleone, et installèrent leurs campements à Mileto pour attaquer la ville où était le quartier général de Reynier. Celui-ci rassembla toutes ses forces en hâte, et tandis qu'on ne le croyait pas encore prêt, surprit à Mileto, le 28 juin, l'armée du prince de Hesse-Philipstadt. Le Combat fut long et acharné ; les Anglo-Siciliens se battirent très bien ; la ville fut prise et reprise plusieurs fois, et en partie incendiée. A la fin les Français l'emportèrent. Reynier, vainqueur, poussa ses adversaires l'épée dans les reins vers le sud ; quelques jours après, il les battait encore à Seminara et les enfermait dans Reggio. Il espérait que cette double victoire, dont l'importance politique et militaire était considérable, lui vaudrait le maréchalat. Mais Napoléon ne pouvait lui pardonner de s'être fait battre l'année précédente à Maïda. Aussi attendit-il vainement le bâton qu'il convoitait. Lors des grandes concentrations de troupes que Murat fit autour de Monteleone dans les années suivantes, Mileto fut le quartier général d'une division. Ce fut l'époque la plus animée et la plus brillante de cette petite ville. Les généraux français ou napolitains muratistes de l'occupation y ont laissé, Jannelli, Montigny, Davernois, un souvenir vivant et très sympathique. Nos soldats y étaient aimés ; on les trouvait bons enfants. Leurs officiers, d'ailleurs, les occupaient à des travaux utiles et dont le pays a profité. Ils ont fait des routes, bâti des casernes et un petit théâtre ; surtout ce sont eux qui ont construit l'aqueduc par lequel la ville est alimentée d'eau et la fontaine de la grande place. Les officiers français s'étaient épris d'archéologie. Ils firent des recherches dans les ruines de l'ancien Mileto pour en retirer les monuments d'art qui y étaient resté sous les décombres. C'est par leurs soins que la fameuse inscription du temple de Proserpine à Vibo Valentia et le sarcophage antique qui avait contenu les ossements d'Eremburge furent transportés de la cathédrale et de la Santa-Trinità au Musée de Naples. D'autres morceaux furent amenés au nouveau Mileto, où ils existent encore. Survint la Restauration bourbonienne de 1815. L'évêque Capece-Minutolo, qui en était bien vu, profita de cet événement pour rétablir quelques-uns des couvents supprimés à la fin du siècle précédent, en obtenant la restitution de leurs biens, confisqués depuis 1783 au profit de la Cassa Sacra. Il était encore sur le siège épiscopal lors de la révolution constitutionnelle de 1820, où il déploya beaucoup de prudence et dé modération dans sa conduite. Dans la réaction qui suivit, après l'entrée des Autrichiens à Naples, le vénérable et saint prélat s'interposa très activement pour empêcher les poursuites contre ceux de ses diocésains qui s'étaient compromis. Aussi noble et aussi louable fut la conduite de son second successeur, Mgr Mincione, dans les événements de 1848. Battues sur l'Angitola, comme je l'ai dit plus haut, les troupes royales avaient été contraintes de se concentrer à Monteleone et dans le voisinage. Les soldats furieux et mal disciplinés voulaient mettre Mileto à sac ; déjà leurs officiers, sentant qu'ils ne pouvaient pas les retenir, y avaient consenti. L'évêque, revêtu de ses ornements pontificaux, se présenta, au péril de sa vie, devant les soldats mutinés. Il leur parla si bien et d'un ton si ferme qu'ils rentrèrent dans l'ordre et que la ville fut sauvée du pillage. Dans les années suivantes, lorsque le royaume tout entier fut livré aux excès de la plus aveugle réaction, aux persécutions dirigées par Getano Pechenada, le digne disciple de Del Carretto, qui voyait partout des libéraux à punir, aux jugements des commissions extraordinaires présidées par D. A. Navarro, aux bastonnades, aux exils et aux emprisonnements par simple mesure administrative, aux accouplements de prisonniers politiques dans les bagnes avec les assassins et les voleurs, Mgr Mincione se fit dans son diocèse le protecteur des persécutés et des proscrits. Il réussit à en arracher un grand nombre aux griffes de la police. Le parti libéral national aurait dû l'entourer de vénération et de reconnaissance pour cette noble et vraiment pastorale conduite, bien qu'il ne partageât pas ses idées. Il n'en fut rien cependant, il, faut le dire à la honte de ceux qui profitèrent des événements politiques pour le molester indignement. En 1860, les Garibaldiens le chassèrent de sa ville épiscopale. Et le gouvernement italien, écoutant des dénonciations inspirées par un esprit de basse vengeance, eut le tort grave de persécuter ce prélat pendant les premières années de son établissement. Ajoutons cependant qu'au bout de quelque temps on cessa cette conduite, dont on avait fini par rougir, et que Mgr Mincione put rentrer à Mileto, où il finit paisiblement ses jours. Il était mort depuis quelques mois et déjà remplacé quand j'ai visité sa ville épiscopale. J'ai profondément regretté de ne pas y être venu à temps pour saluer encore ce noble évêque si digne de tous les respects, dont le pontificat restera l'une des plus belles pages de l'histoire de l'église de Mileto. Le 25 août 1860, deux jours avant que Garibaldi n'y entrât, Mileto avait été le théâtre d'une scène hideuse, le massacre du général napolitain Briganti par ses soldats soulevés. Le 22, Briganti avait capitulé avec le général Melendez à Puntadel-Pizzo, près de Reggio, et obtenu de ramener sa brigade à Naples avec armes et bagages ; il la conduisait en vertu des conventions quand l'événement arriva. Ici j'emprunterai le récit dramatique de M. Maxime Du Camp, qui en recueillit les détails des témoins oculaires deux jours après qu'il s'était passé. Le 15e régiment de ligne napolitain, revenant de Villa-San-Giovanni, avait campé sur la place et dans les rues ; ses officiers le conduisaient, mais les troupes indisciplinées murmuraient, voyant avec terreur s'allonger devant elles les fatigantes étapes, dont la dernière ne devait être que Naples, et, répudiant le métier de soldat, demandaient sourdement à être renvoyés libres, en congé illimité. Les officiers découragés ne répondaient rien ou répondaient qu'ils étaient eux-mêmes obligés d'obéir à. des ordres supérieurs. Le
général Briganti arriva sur ces entrefaites, à cheval, suivi d'un seul
domestique. Les soldats, en le reconnaissant, crièrent : A mort ! à mort ! chez nous ! chez nous ! Briganti
passa outre, sans s'arrêter à ces clameurs. Il avait déjà franchi le village
et se trouvait sur la route de Monteleone, quand il tourna bride et revint
sur ses pas. Qui le ramenait ? La volonté de faire tête à l'orage et de
calmer une sédition `militaire qui pouvait, en éclatant, amener le pillage de
la ville ? ou plutôt cette invisible et invincible main qui pousse les hommes
vers les destinées qu'ils doivent accomplir ? Je ne sais, mais il revint. Dès
qu'il parut, les cris recommencèrent, et les menaces aussi, plus violentes
encore. Il était sur la place, devant un grand hangar qui sert d'écurie à la
poste. Il s'arrêta et voulut parler ; deux coups de feu abattirent son
cheval, qui roula dans la poussière. Le domestique épouvanté prit la fuite.
Les officiers impassibles n'essayaient même pas de calmer leurs hommes. Le
général Briganti se releva et alla droit aux mutins, avec courage et une
grande sérénité. Il leur parla de son âge, leur rappela les soins paternels
qu'il avait toujours eu pour eux ; il invoqua la discipline, sans laquelle
les soldats ne sont plus que des bandits armés. La révolte semblait près de
s'apaiser, lorsqu'un sous-officier, s'approchant du général, lui dit : Mes souliers sont usés et je vais presque pieds nus ; toi,
tu as de trop belles bottes ! et il lui tira un coup de fusil à
bout portant. Plus de cinquante balles lui furent encore envoyées. Le
sous-officier l'avait, déchaussé, et toute la troupe enivrée du meurtre se
jeta à coups de baïonnette sur son ancien général et le mit en pièces. On ne
put qu'à grand'peine arracher à ces sauvages le corps mutilé pour le cacher
dans l'église. Ils
défoncèrent alors quatre ou cinq boutiques, où l'on vendait des cigares, du
vin et du café, et les pillèrent. Je ne sais quel cannibalisme les avait
saisis et affolés. Ils retournèrent vers l'église, en forcèrent la porte, et,
tirant par ses pieds nus le pauvre cadavre, ils l'accablèrent d'outrages sans
nom, lui arrachant les cheveux et les moustaches, enfonçant dans les orbites
des capsules auxquelles ils mettaient le feu, lui traversant le nez avec des
épinglettes. Ce fut un cauchemar. Quand ils furent las, ils se réunirent de
nouveau sur la place, et, laissant leurs armes, ils partirent débandés,
chacun tirant vers son propre pays. Les officiers muets les laissèrent faire
et burent leur honte jusqu'à la lie. Les
habitants de Mileto étaient terrifiés. On prit quelques-uns de ces misérables
assassins et on les interrogea : Pourquoi
l'avez-vous massacré ? — Parce que c'était un
bourbonien, dirent les uns. — Parce que
c'était un libéral, dirent les autres. Un seul approcha de la vérité. Nous l'avons tué parce que c'était notre général ! Ce que c'est pourtant que l'aberration de sens moral où peut conduire la passion politique. J'ai eu parmi mes bons, amis un homme d'infiniment d'esprit, malheureusement mort aujourd'hui, qui a vécu de longues années à Rome et était arrivé à la connaître mieux qu'aucun indigène. Correspondant du Journal des Débats, il avait commencé par être un des adversaires les plus acharnés du gouvernement pontifical, un de ceux qui lui faisaient la guerre la plus dangereuse. C'était lui qui avait le premier soulevé l'affaire Mortara et l'avait fait connaître au public. Depuis lors, avec une mobilité et une sincérité toutes françaises, il était devenu le plus intransigeant et le plus convaincu des papalins. Auparavant, expulsé de Rome et retiré à Naples, il s'était associé avec la loyauté, qui faisait le fond de son caractère, à la tentative de royauté constitutionnelle que François II ébaucha trop tard et qui fut balayée au bout de quelques semaines par le tourbillon garibaldien. Je l'ai entendu vanter ce meurtre du général Briganti par ses soldats comme une explosion de fidélité royaliste, châtiant justement un traître. Traître, le pauvre Briganti ! c'était le soldat le plus fidèle et le plus loyal, qui avait honorablement blanchi sous le harnais. Il n'était qu'incapable, et surtout, comme les autres généraux napolitains en 1860, devant l'explosion de la révolution nationale, il était attelé à une tâche impossible. S'ils ont presque tous capitulé sans combat jusqu'au jour où ils se sont sentis appuyés aux formidables remparts de Gaète, que celui qui s'est trouvé enveloppé par l'insurrection de tout un peuple, en sentant au fond de sa conscience que cette insurrection représente vraiment la cause de la patrie, qui, en même temps voit ses propres soldats refuser de se battre, que le chef qui dans ces conditions a pu combattre et vaincre, que celui-là leur jette la première pierre. Des traîtres, il y en a eu à Naples en 1860, comme ce Liborio Romano qui acceptait le titre de ministre du roi, lui prêtait serment comme tel et correspondait avec Garibaldi. Mais ce n'est point parmi les généraux qu'on les a trouvés. III Une ville de 2.500 âmes qui possède un évêque avec ses vicaires généraux et le chapitre de sa cathédrale, un second chapitre, un curé et cinq chapelains attachés à l'église de San-Michele, où ils continuent la succession de celui qui avait remplacé les moines à l'Abbaye de la Trinità, un séminaire important et plusieurs congrégations religieuses, est nécessairement une ville empreinte du cachet ecclésiastique. Le clergé y compte dans une proportion notable sur la population ; il y tient le haut du pavé et son influence est toute-puissante. C'est le cas de Mileto. Les prêtres y forment une véritable élite intellectuelle dont les idées et les opinions prévalent. Les familles notables ont toutes une partie de leurs membres dans l'Église, et les laïques eux-mêmes y appartiennent pour la plupart au parti catholique militant. Parmi ceux-ci se distingue M. le baron N. Taccoer-Gallucci, auteur de nombreuses brochures politiques dans les idées de la Civiltà cattolica et de livres estimables de philosophie religieuse transcendante. Entre Mileto et sa voisine Monteleone, autrement populeuse et vivante, l'une qui ne garde plus de son importance passée que la résidence des autorités spirituelles, l'autre siège des autorités civiles et militaires, il y a la même opposition, le même antagonisme que dans un autre livre[1] je signalais entre les dieux. villes, également rapprochées, de Diano et de Sala, dans le Val di Tegiano. Ce sont, en face l'une de l'autre, ce que l'on appellerait dans l'affreux jargon politique du jour la ville cléricale et la ville laïque, ce que je préfère nommer, conformément aux traditions de l'histoire de l'Italie, la ville guelfe et la ville gibeline. Ce sont les membres du clergé qui nous font à Mileto le plus gracieux accueil. Mgr Domenico Taccone-Gallucci, chanoine pénitencier de la cathédrale, veut bien nous servir de guide aux rares curiosités de sa ville natale, dont il a écrit une monographie historique parvenue à sa deuxième édition, ce qui prouve qu'on lit dans le pays et qu'on s'y intéresse à l'histoire locale. Sur le bord de la rue sont en face de l'entrée de la cathédrale et du palais épiscopal les fûts énormes de monolithes, mutilés depuis 1783 et rapportés dans la ville nouvelle au temps des Français, des dix-huit fameuses colonnes qui garnissaient la nef de la cathédrale du me siècle dans l'ancienne ville. Depuis Barrio, qui l'imprima le premier au XVIe siècle, on répète invariablement qu'elles ont été arrachées par le grand comte Roger au temple de Perséphonê près d'Hippônion, demeuré presque entièrement debout jusqu'à son temps. C'est devenu une tradition. Mais elle ne remonte pas au delà de la Renaissance et ne repose sur absolument rien d'authentique. Car le prétendu fragment des Annales du roi Roger de Sicile, que cite à cette occasion Marafioti, sont manifestement de la même fabrique que ses extraits du traité de Proclus sur les oracles. Les colonnes sont incontestablement antiques, de l'époque impériale romaine, et ont dû être arrachées aux ruines de Vibo-Valentia, la plus grande ville antique de la région, bien que celles de Medma, qui ne sont pas plus éloignées, aient pu en fournir aussi. Mais à les bien examiner on reconnaît, d'après la variété de leurs matières et de leurs proportions, qu'elles ont été empruntées à quatre édifices différents. Car il n'était pas dans les habitudes des architectes de l'antiquité de placer côte à côte des colonnes de hauteurs et de diamètres variés, ainsi que de pierres différentes, comme le firent les constructeurs des temps barbares et comme le faisaient encore ceux du XIe siècle, prenant de toutes les paroisses les colonnes antiques qu'ils pouvaient se procurer dans les ruines, quittes à employer des artifices plus ou moins heureux pour racheter leurs différences de hauteurs. L'idée qu'elles provenaient toutes du temple de Proserpine me paraît une conception des humanistes de la Renaissance, inspirée par la lecture de la grande inscription latine, actuellement au Musée de Naples, qui formait le seuil de l'ancienne cathédrale, et qui, celle-là, était bien apportée du dit temple, puisqu'elle est relative à la réfection de la statue de la déesse et de ses autels. Quoi qu'il en soit, du reste, des fûts de colonne dont je parle, les uns, sont en granit, les autres en marbres cipollin, d'autres en vert de Calabre, d'autres enfin en brèche africaine. Ceux-là sont ceux de la dimension la plus forte, et je ne crois pas qu'il existe nulle part des morceaux aussi extraordinaires de cette splendide et rarissime matière. La valeur vénale en serait énorme. On souffre de les voir gisant dans l'abandon, exposés à toutes les intempéries. Il serait grand temps de les voir mettre à l'abri. La cathédrale neuve est précédée d'un atrium, sur le côté duquel on a construit un campanile. A la base de cette tour on a encastré quelques fragments de bas-reliefs, antiques et du moyen âge, tirés des ruines de l'ancienne ville. Ici encore je me vois obligé de faire justice d'une légende dénuée de tout fondement, que les historiens locaux, les rares voyageurs qui ont décrit le pays et les Guides publiés dans toutes les langues de l'Europe répètent à l'envi, mais qui ne soutient pas un moment l'examen d'un archéologue. Le principal de ces bas-reliefs, d'un travail très médiocre et très grossier, présente une série d'arcatures en tiers-point, d'un gothique déjà, fort surchargé, sous lesquelles sont placés, au centre la Vierge tenant l'enfant Jésus, à droite et à gauche une série de saints. Un de ces saints, l'un des plus rapprochés de la Vierge dans la série de droite, porte le costume monastique et appuie l'une de ses mains sur l'épaule d'un chevalier armé de toutes pièces, agenouillé et ayant près de lui l'écu marqué de son blason. Je ne sais qui, je ne sais à quelle époque, sans doute quelque dotto du cru de date assez récente, s'est avisé que ce devait être l'image de saint Bruno ayant près de lui son filleul le comte Roger ; et de là est découlée la croyance, dont vous ne feriez pas démordre un habitant de Mileto, que le bas-relief est un monument de l'intronisation de Roger II, soit comme comte de Sicile et de Calabre, soit comme duc de Pouille, soit comme roi de Sicile. Sur ce dernier point on n'ose pas se prononcer ; mais on vous affirme que la tradition a désigné de tout temps le bas-relief comme un monument du second Roger. La chose est si bien établie que c'est d'après ce bas-relief que le comte Litta, dans son grand ouvrage sur les familles italiennes, a fait dessiner ce blason qu'il attribue aux fils de Tancrède de Hauteville et à leurs descendants. Pour M. Maxime Du Camp, le fragment encastré dans le campanile de Mileto, représente des princes normands, des Humfroy, des Robert Guiscard, vêtus de la chemise de mailles, agenouillés et les mains jointes. Dans la réalité, le bas-relief est des dernières années du XIVe siècle ou du commencement du XVe, d'une très mauvaise sculpture, et suffit à montrer, avec un autre fort analogue que nous verrons à la cathédrale de Nicotera, combien l'art à cette époque était tombé bas dans la Calabre. Le guerrier agenouillé n'a aucun insigne qui puisse en faire un prince ; c'est un simple chevalier, un donataire qui a fait exécuter le travail et que son saint patron présente à la Vierge, suivant la donnée constante de ces sortes de représentations. La forme des pièces caractéristiques de son armure ne permet pas de le considérer comme plus ancien que le règne de Ladislas. Les armoiries de famille qui décorent son écu sont inconnues et d'après la simplicité de leur composition paraissent d'origine française plutôt qu'italienne. Ce doivent être celles de quelque famille venue d'Italie avec les Angevins. Mais ce qu'on peut affirmer d'une manière positive, c'est que ce ne sont pas celles de la maison de Hauteville, car celle-ci n'en avait point. Les fils de Tancrède n'apportèrent pas avec eux de blason de famille en venant de Normandie ; c'était chose inconnue au XIe siècle. Quand ils furent devenus princes, ils adoptèrent, non pas des armoiries héraldiques — elles ne commencèrent à apparaître qu'après 1160 — mais un symbole, et celui-là ils l'ont répété à satiété sur leurs monuments : c'est le lion, représenté lé plus souvent dans l'acte de déchirer sa proie, emblème bien choisi pour des conquérants, de même que l'aigle impériale a été le symbole adopté par les Hohenstaufen. Nous visitons en détail le trésor de la cathédrale. Il n'offre rien de remarquable, pas une pièce d'orfèvrerie ancienne. Tous les vases sacrés, tous les reliquaires sont modernes. Il y a seulement un assez beau Christ d'ivoire, donné par le : roi Ferdinand Ier à son confesseur et acheté de celui-ci par Mgr Mincione. Comme de juste, on le dit de Michel-Ange. Si le grand Buonarotti avait fait tout ce qu'on lui attribue de crucifix d'ivoire dans les églises d'Italie, et de crucifix en général postérieurs à lui d'une centaine d'années au moins, il eût consumé, exclusivement occupé à ce seul travail, une vie deux fois plus longue que la sienne. Dans mon seul voyage de 1882, tant en Calabre qu'en Basilicate, on m'en a montré sept. La légende prétend aussi qu'une statue de marbre de saint Nicolas, le patron de la cathédrale, retirée des ruines de l'ancienne par les Français et placée dans la sacristie de la nouvelle, a été exécutée sous la direction de Michel-Ange. On fait bien de ne pas dire du moins qu'elle est de lui, car elle est étrangement mauvaise, d'une lourdeur et d'une vulgarité telles que le premier coup d'œil suffit à démentir la légende. Elle porte une inscription qui la dit donnée en 1544 par l'évêque Quinzio De Rusticis, natif de Rome. Il fallait qu'il eût bien peu de goût pour ne pas savoir faire venir de Rome, à cette date, quelque chose de meilleur pour l'ornement de sa cathédrale. S'il est vrai que cette statue lui coûta cher, comme on le prétend, il fut bien volé par ceux qu'il avait chargés de la lui acheter. FIN DU TROISIÈME ET DERNIER VOLUME |