I Les récits du chapitre précédent nous ont conduit jusqu'à l'époque de la terrible catastrophe qui, après de longs siècles d'oubli, rappela d'une manières sinistre l'attention de l'Europe sur Mileto et toute la région voisine. Dans la première partie de cet ouvrage, spécialement à propos de Catanzaro, j'ai eu déjà l'occasion de parler du grand tremblement de terre des Calabres en 1783. A partir du lieu où nous a conduits maintenant notre itinéraire, nous entrons sur le territoire où ses ravages ont été le plus effroyables. A chaque pas désormais nous en rencontrerons les vestiges, nous aurons à en signaler des épisodes curieux et tragiques. C'est donc maintenant, me semble-t-il, qu'il convient d'en parler avec quelque développement et d'embrasser dans un coup d'œil d'ensemble cette fameuse convulsion de la nature dont les proportions furent telles que l'histoire n'a heureusement à en enregistrer que bien peu de semblables. La Calabre est par excellence la terre des tremblements de terre. La situation géographique de cette contrée sur une ligne tirée du Vésuve à l'Etna, ainsi que dans la proximité d'un troisième foyer éruptif en activité continuelle, celui du Stromboli, rend son sol constamment travaillé par des actions volcaniques d'une extraordinaire puissance. La théorie scientifique la plus généralement acceptée et la plus probable admet qu'au-dessous des parties solides qui forment les continents et le lit des mers, et qu'on appelle avec raison l'enveloppe du globe terrestre, se trouve, à une profondeur extrêmement faible quand on la compare au rayon de la terre, un noyau intérieur incandescent et en fusion. La terre, sans cesse entraînée à travers des espaces dont la température est extrêmement basse — on l'estime environ à 60 degrés centigrades au-dessous de zéro —, se refroidit par un rayonnement lent, malgré la chaleur que lui envoie le soleil. Les parties internes liquides se refroidissent, se contractent plus rapidement que l'écorce solide qui les entoure. Mais cette enveloppe continue néanmoins, à cause de la pesanteur, à suivre le mouvement général de retrait. Elle ne peut le faire pour ainsi dire qu'avec effort, en se comprimant latéralement, comme un ressort que l'on oblige à occuper moins de place. Les révolutions du globe ont d'ailleurs brisé l'enveloppe à tant de reprises et dans des directions si variées, que, suivant une ingénieuse comparaison d'Élie de Beaumont, elle forme comme une mosaïque. Dans le mouvement très lent de recul qui l'entraîne tout entière, l'es diverses pièces qui la composent, toujours plus resserrées, jouent légèrement les unes dans les autres, comme pour se soulager mutuellement. Ce sont ces petits mouvements relatifs qui expliquent de la manière la plus plausible l'abaissement graduel ou l'élévation lente de certaines régions, que nous observons encore aujourd'hui en Scandinavie, au Spitzberg et en divers points du bassin méditerranéen. De la théorie que je viens de rappeler brièvement il résulte que l'écorce de la terre doit présenter, dans différentes directions et sur un certain nombre de points de son étendue, des fissures internes marquant le point de jonction de deux des pièces qui en composent la mosaïque. Sur le trajet de ces fissures la résistance aux actions perturbatrices, dont le foyer se trouve dans le noyau central incandescent du globe, est nécessairement moindre qu'ailleurs. On peut donc les déterminer par l'observation d'après la direction sur laquelle se produisent habituellement deux ordres de phénomènes en étroite connexité l'un avec l'autre : les éruptions des volcans, véritables soupapes de sûreté de la terre, où il faut aussi faire une part aux effets chimiques de l'infiltration des eaux de la mer à une grande profondeur au-dessous du sol, où elles arrivent en contact avec des roches encore en ignition ; puis les tremblements de terre, auxquels il semble que deux causes contribuent alternativement ou en se combinant, la poussée de bas en haut des matières gazeuses ou liquides qui cherchent à se faire jour de l'intérieur à l'extérieur, et les tassements brusques qui ne peuvent manquer de se produire de temps à autre dans le jeu mécanique que j'ai essayé de définir pour ceux des lecteurs à qui cet ordre de questions n'est pas absolument familier. En s'appuyant en partie sur l'observation, en partie sur des calculs abstraits de géométrie transcendante, Elie de Beaumont a même conjecturé que des lois mathématiques régulières peuvent déterminer la direction, l'étendue et la répartition des fissures de l'écorce terrestre. Il suppose que cette écorce présente une série d'étoilements pareils à ceux qui se produisent dans un carreau de vitre au point où un choc l'a frappé. Pour lui donc, l'entrecroisement des fissures qui rayonnent autour des centres d'étoilement, tels qu'il les admet, dessinent tout autour du globe, le réseau pentagonal dont il a essayé une reconstruction infiniment ingénieuse, mais à laquelle on a opposé de fort sérieuses objections. Si cette dernière partie des idées du grand géologue français — une de celles à laquelle il tenait le plus, précisément parce qu'elle était la plus contestée — se trouvait quelque jour constatée et confirmée, on arriverait à ce résultat que les différentes pièces constituant la mosaïque de l'enveloppe de notre globe ont une figure géométrique aussi régulière que celles des cristaux. Quoiqu'il en soit, et pour nous tenir à ce qui est positif, à ce que l'observation démontre, une des fissures de l'écorce terrestre dont l'existence paraît la plus certaine, la mieux constatée, est celle qui passe sous le sol de la Calabre. De là l'extraordinaire fréquence des tremblements de terre dans cette. contrée, tremblements de terre qui peuvent être quelquefois mis en rapport avec l'activité des forces éruptives se manifestant aux bouches volcaniques qui avoisinent la contrée, mais qui aussi, dans d'autres cas, se sont produits avec une extrême violence sans que l'on ait constaté aucun indice d'agitation anormale au Vésuve, à l'Etna ou au Stromboli. On peur dire que le sol calabrais est presque constamment en mouvement. Il est telle localité du pays, comme Cosenza, où chaque année les observations constatent plusieurs secousses légères. Les choses en sont à tel point qu'en général personne dans la contrée ne fait attention à ces faibles trépidations du sol, qui chez nous, où elles se produisent très rarement, sont aussitôt remarquées de tous et enregistrées dans les journaux. On ne s'occupe en Calabre que des vrais tremblements de terre, des secousses dont l'ébranlement est assez fort pour causer des ravages notables, pour arriver au rang des grands fléaux de la nature. Celles-là s'y produisent périodiquement, à des intervalles assez rapprochés. Grâce à leur fréquence, la Calabre n'a pu conserver debout aucun monument un peu important de l'antiquité ou du moyen âge. La pénurie des documents sur les annales de la Calabre, en remontant seulement à quelques centaines d'années de distance, ne permettrait pas de tenter une histoire des tremblements de terre de cette contrée dans l'antiquité ni dans le moyen âge. On sait seulement d'une manière positive que les XIe, XIIe et XIIIe siècles y furent marqués par plusieurs secousses d'une intensité terrible. Il semble, au contraire, que le XVe et le XVIe siècle ait été une époque de calme presque complet. A la même époque l'activité volcanique du Vésuve et de l'Etna semblait également endormie. C'est avec le XVIIe siècle qu'elle se réveilla plus intense que jamais, et à la même époque la série des tremblements de terre recommença dans la Calabre. On en vit se produire d'assez violents, tous amenant des ruines d'édifices et la mort d'un certain nombre de victimes, en 1606, 1622 et 1626. J'ai parlé plus haut, à propos de Nicastro où il fut surtout terrible, de celui du 27 mars 1638, qui coûta la vie à 12.000 personnes. Le 5 novembre 1659 on en comptait un nouveau, qui à Mileto renversait en partie la grande église de l'abbaye de la Santa-Trinità, jusque-là demeurée intacte. C'est encore par milliers que cette secousse, survenue pendant la nuit, multipliait ses-victimes. Le tremblement de terre de 1693 fut encore plus épouvantable. Il coïncida avec une grande éruption de l'Etna, et s'il fallait en croire la médaille d'argent frappée pour conserver le souvenir, de ce fléau, 100.000 personnes y auraient péri. Ce qui est positif, c'est qu'il y eut 18.000 victimes (un quart de la population) dans la seule ville de Catane, qui, à peine relevée de l'éruption de 1669, fut renversée de fond en comble. C'est, du reste, principalement sur la Sicile, dans la région de l'Etna et dans celle du Val-Demone que portèrent les dévastations du tremblement de terre de 1693, abattant à ras du sol quarante villes et villages. La Calabre le ressentit, mais les dégâts matériels et les pertes de vies humaines y furent relativement limités. Il faut ajouter qu'on n'est que très imparfaitement renseigné sur la secousse de 1693. On n'en possède aucune bonne relation et sur ses effets il n'a pas été jusqu'à présent publié de documents statistiques d'un caractère précis. Au contraire, si le tremblement de terre de 1783 en Calabre a été le plus épouvantable dont l'homme ait nulle part conservé le souvenir, c'est en même temps de tous les phénomènes de ce genre celui qui est le mieux connu, qui a été le plus attentivement observé, qui a donné lien aux enquêtes les plus complètes et les plus scientifiques. Le naturaliste français Déodat de Dolomieu, qui voyageait à ce moment dans le midi de l'Italie, accourut en Calabre à la première nouvelle du désastre, quand les secousses n'avaient pas encore cessé ; et il a écrit une relation du phénomène, accompagnée : d'une excellente explication géologique. L'Académie des Sciences de Naples envoya sur les lieux une commission, composée des hommes les plus compétents du royaume, qui s'attacha à décrire les modifications diverses occasionnées dans le sol, à compter et à mesurer les dépressions, les soulèvements, les fissures et les crevasses. Le tout a formé la matière d'un volumineux ouvrage, accompagné d'un grand nombre de très curieuses planches, qui en partie ont été' fréquemment reproduites. En les examinant de nouveau pour écrire ces pages, je me croyais par moment reporté à ce que j'ai vu dans le printemps de 1866, lorsqu'associé à la mission Scientifique de MM. de Verneuil et Fouqué, en revenant d'étudier l'éruption du volcan de Santorin, j'ai parcouru une partie du Péloponnèse et l'île de Céphalonie quelques jours après qu'un violent tremblement de terre les avait ravagés, lorsque, par exemple, nous avons visité rue à rue et maison à maison la ville renversée de Lixouri, dont on commençait à peine à déblayer les ruines pour en retirer les victimes. Pour en revenir aux secousses de 1783 en Calabre, nous n'avons pas seulement à leur sujet les relations de Dolomieu et des Académiciens de Na-pies, mais encore une troisième, qui n'a pas moins de valeur, celle du chevalier Hamilton. Amateur d'archéologie et de sciences naturelles — il a formé une des plus belles collections de vases peints connues et laissé des descriptions du Vésuve qui sont célèbres — cet ambassadeur d'Angleterre à Naples à qui sa femme, la trop fameuse maîtresse de Nelson, n'avait pas encore valu la triste renommée qui s'attache à son nom d'une manière ineffaçable, accourut à son tour en Calabre à la nouvelle du tremblement de terre. Il visita attentivement tout le pays longeant les côtes sur une speronara qu'il avait affrétée à cet effet, et prenant pied de temps en temps pour s'engager, non sans quelque péril, dans l'intérieur des terres, encore agitées par des convulsions. Dans notre siècle même, le grand tremblement de terre de la Basilicate en 1857, presque aussi terrible dans ses ravages que celui de la Calabre en 1783, n'a pas donné lieu à des enquêtes aussi consciencieuses et aussi bien conduites. Au détriment de la science, on en connaît beaucoup moins bien les détails, les circonstances et les effets. Il y avait quatre-vingt-dix ans que les ébranlements du sol, si multipliés dans le siècle précédent, ne s'étaient pas reproduits. L'été de 1782 avait été marqué par une ardeur de la température et une sécheresse qui avaient dépassé tout ce qu'on voit d'ordinaire en Calibre. A cette saison brûlante succéda l'un des automnes et des hivers les plus pluvieux dont on ait gardé le souvenir. D'octobre à la fin de janvier la pluie ne cessa pas un instant de tomber en cataractes. Les fiumare qui descendent de l'Apennin calabrais, démesurément grossies, dévastèrent leurs vallées. Toutes les parties basses du pays étaient noyées sous les eaux, transformées en marécages impraticables. Les terrains d'alluvion, qui s'étendent sur les dernières pentes du massif granitique de l'Aspromonte, avaient été si profondément détrempés que sur bien des points des éboulements et des glissements s'y étaient déjà produits ou menaçaient. Cet état des choses était déjà une calamité publique et compromettait gravement .l'avenir des récoltes. Mais dans les derniers jours de janvier 1783, le temps était revenu au, beau. Le 5 février le jour s'était levé radieux. A peine quelques nuages légers se montraient de loin en, loin dans le ciel. La température était fraiche, mais il n'y avait pas un souffle de vent. Ni l'Etna, ni le Vésuve, ni le Stromboli ne donnaient un signe d'activité anormale dans leurs foyers. Toute la nature, à l'approche du printemps, commençait à revêtir sa parure de fête sous les rayons d'un soleil étincelant. Rien n'avertissait de l'approche d'un danger et l'homme se laissait aller à la quiétude d'une confiance absolue. Pourtant les animaux tous les témoignages le rapportent — donnaient les signes d'un étrange et inexplicable effroi. Les volatiles des basses-cours s'agitaient confusément et voletaient çà et là tout effarés en criant, comme s'ils cherchaient à fuir un danger. Les chevaux flairaient le sol avec une sorte d'angoisse, dressaient les oreilles, se cabraient et poussaient des hennissements dont on ne pouvait comprendre la cause. Dans les étables, les bœufs, le poil hérissé, mugissaient et écartaient fortement leurs quatre jambes comme s'ils avaient cherché à s'arc-bouter d'une manière plus solide sur le sol. Les chats sortaient des maisons comme lorsqu'elles menacent ruine. Les chiens, l'air morne et inquiet, hurlaient la mort, comme disent les paysans. Toutes ces manifestations de l'instinct des animaux, mystérieusement averti par quelque chose qui échappe à l'homme, furent comprises après l'événement. A ce moment on n'y faisait point attention, ou bien l'on s'en étonnait sans savoir y trouver l'avertissement qui pour beaucoup eut pu être le salut. Brusquement, à midi et demi, le fracas d'un roulement plus retentissant que le plus violent tonnerre monta des profondeurs de la terre, et presque instantanément une secousse, telle que le souvenir d'une semblable n'avait pas été conservé, ébranla le sol. Elle dura deux minutes, longueur de temps énorme en pareil cas, quoique bien courte par elle-même. Ce laps de cent-vingt secondes suffit à ne pas laisser pour ainsi dire une maison debout sur une étendue de 60 lieues carrées environ, et à ensevelir 32.000 morts sous les ruines. Le tremblement de terre du 9 février 1783 eut pour théâtre, surie continent italien et à l'extrémité adjacente de la Sicile, la région située entre 38° et 39° de latitude. Si l'on prend pour point central la petite ville d'Oppido, au pied du versant nord-ouest de l'Aspromonte, non loin du cours supérieur du fleuve Marro, et si l'on décrit autour de ce centre un cercle de 32 kilomètres de rayon, l'espace ainsi délimité comprendra la surface du pays où toutes les villes et tous les villages furent détruits. L'ébranlement, déjà bien diminué, mais sensible encore, se propagea jusqu'à Otrante dans une direction, dans une autre à Lipari, dans une troisième enfin à Palerme. On ne ressentit qu'une oscillation presque imperceptible dans la Pouille et dans la Terra di Lavoro, rien absolument à Naples même et dans les Abruzzes. La première secousse, celle de midi et demi, dont je viens d'indiquer l'aire, fut des plus compliquées dans sa nature et dans sa direction. Le sol s'agitait en tous sens, il ondulait comme les vagues, à tel point que quelques personnes éprouvèrent les effets du mal de mer. Dolomieu et Hamilton affirment, d'après des témoins oculaires dignes de toute foi, qu'on vit en certains endroits la cime des arbres venir toucher le sol. Il y avait en même temps de violent mouvements verticaux, des projections de bas en haut. Enfin la terre semblait tournoyer. Je ne puis mieux rendre compte de ces effets, dit Dolomieu, qu'en supposant sur une table plusieurs cubes formés de sable humecté et tassé avec la main, placés à peu de distance les uns des autres. Alors en frappant à coups redoublés sous la table et la secouant en même temps horizontalement et avec violence par un de ses angles, on aura une idée des mouvements violents et différents dont la terre fut pour lors agitée. Rien de ce qui était édifié à la surface de la terre ne pouvait résister à des mouvements si compliqués. Les villes, les bourgs, les maisons isolées dans la campagne, tout fut rasé dans le même temps. Les arbres étaient déracinés. Les fondements des maisons semblaient vomis par la terre. Les pierres étaient broyées, triturées avec violence les unes contre les autres. Le plus grand nombre des victimes furent écrasées sous les décombres des édifices. D'autres, surtout les paysans qui fuyaient à travers la campagne, furent engloutis dans les fissures qui s'ouvraient sous leurs pas et se refermaient presque immédiatement sur les victimes, les arbres et les maisons qui y avaient été précipités. Il est probable que leurs squelettes sont' encore enterrés à plusieurs centaines de mètres de profondeur dans ces fissures recloses. Beaucoup de personnes enfin périrent consumées clans les incendies qui suivirent la chute des maisons, où presque partout le feu se trouvait encore allumé dans les cuisines au moment de la secousse, pour le repas du milieu du jour. Ces incendies sévirent avec fureur dans les villes qui, comme Oppido, Palmi et Messine, renfermaient de vastes magasins d'huile, abondamment remplis. Le même jour, 5 février, à minuit, une courte secousse se produisit, aussi violente et aussi compliquée que la première. Elle ne coûta pourtant la vie qu'à un nombre relativement restreint de personnes. Partout la population s'était enfuie hors des ruines des villes et des habitations ; elle se tenait en plein air, épouvantée, sans abri et sans ressources. L'intensité principale de cette seconde secousse exerça son, action un peu plus au sud que celle de la première. Ses ravages furent surtout, considérables sur les deux rives du détroit de Messine et en Sicile, dans le Val-Demone. C'est elle qui consomma la ruine des deux grandes villes de Messine et de Reggio ; plus au nord, il est vrai ; rien ne restait plus à renverser. C'est également lors de la secousse de minuit qu'on vit la mer, sur la côte voisine de l'embouchure du détroit du Phare se retirer brusquement puis revenir presque aussitôt, en s'élevant à plus de sept mètres au-dessus de son niveau habituel, et balayer tout sur son passage. Je raconterai plus loin la dramatique catastrophe que vit alors Scilla. La seconde secousse du 5 février fut accompagnée d'une émission de vapeurs, de fumée et de matières enflammées par le grand cratère de l'Etna beaucoup plus abondante qu'à l'habitude. Ce dernier phénomène se prolongea plusieurs jours, et pendant la même durée les oscillations du sol se répétèrent quotidiennement, mais très atténuées, dans l'extrémité méridionale de la Calabre et le nord de la Sicile. On atteignit ainsi jusqu'au 28 mars, date d'un nouvel et non moins formidable tremblement de terre, coïncidant avec une éruption exceptionnelle du Stromboli. La secousse eut lieu à neuf heures du soir, et fut précédée encore cette fois d'un bruit souterrain pareil à un violent roulement de tonnerre, après quoi le sol se mit à osciller d'une manière aussi terrible et aussi étrange que le 5 février. Le centre d'action de ce nouveau tremblement de terre, du 28 mars, s'était déplacé par rapport à celui du mois précédent ; il était plus au nord, vers la conjonction du massif de la Sila l'Apennin. Aussi l'ébranlement fit-il sentir principalement sa furie dans la région autour de l'isthme Scylacien ; son aire principale d'intensité fut comprise dans le quadrilatère que délimitent les caps Vaticane et Suvero sur la mer Tyrrhénienne, Stilo et Colonne sur la mer Ionienne. Il renversa là toute une série de villes, de bourgs et de villages, plus de soixante-dix, qui n'avaient que médiocrement souffert le 5 février. Mais il fit beaucoup moins de victimes, parce que la population se tenait sur ses gardes et campait dans la campagne. D'ailleurs les destructions matérielles ne furent pas aussi considérables qu'elles l'avaient été la première fois. Les villes les plus éprouvées, comme Nicotera, Tropea, Monteleone, Squillace, Nicastro, Catanzaro, Santa-Severina et Crotone ne furent ruinées qu'en partie. Les secousses ne s'arrêtèrent pas là. Pendant tout le reste de l'année 1783, elles se répétèrent plusieurs fois par jour, mais en diminuant graduellement de violence. Les dernières furent ressenties dans les mois de février et de mars 1784. On en avait compté en tout 949. Puis tout se calma, le sol reprit sa fixité normale, petit à petit la sécurité revint, et l'on se mit à relever les ruines et à réparer les plaies de toute nature amenées par un aussi épouvantable désastre. Les trois grandes secousses du 6 février et dit 28 mars avaient coûté la vie à plus de 40.000 personnes dans les trois provinces de Calabre et la Sicile. Hamilton, d'accord avec les documents officiels, évalue à 25.000 environ celles qui succombèrent dans les mois suivants aux fièvres contagieuses et aux épidémies occasionnées par l'infection cadavérique, l'insuffisance des aliments et le défaut d'abri contre les intempéries de l'atmosphère. Quoi qu'on lise à cet égard dans les Mémoires secrets des Cours d'Italie, publia en France à l'époque de la Révolution, le gouvernement du roi Ferdinand IV, placé en présence d'une telle catastrophe, fit de très louables efforts pour soulager les misères de la population et ne se montra pas trop au-dessous de sa tâche. Dès la première nouvelle des événements, le feld-maréchal prince Francesco Pignatelli fut envoyé en Calabre à titre de vicaire royal extraordinaire avec de grosses sommes d'argent et des convois de vivres, de vêtements et de médicaments. Une giunta de magistrats reçut l'administration des' provinces ravagées et la direction des secours à y fournir aux habitants. Une taxe extraordinaire de 1.200.000 ducats fut imposée aux provinces du royaume qui n'avaient pas souffert pour subvenir aux besoins urgents de la Calabre et de la portion dévastée de la Sicile. On affecta pendant deux ans au même objet la moitié des impôts que payait le clergé en vertu du concordat de 1741. Enfin tous les couvents qui, dans la Calabre n'atteignaient pas un certain chiffre de moines ou de religieuses furent supprimés. Les revenus de leurs biens incamérés servirent à alimenter une Cassa sacra, qui dut les premières années consacrer toutes ses rentrées au soulagement des infortunes du tremblement de terre et aux subventions à fournir pour relever les maisons et remettre le pays en culture. Ici, du reste, le gouvernement royal profitait bel et bien des circonstances pour opérer une confiscation partielle de la propriété ecclésiastique, parée au début des apparences de la charité, mais dont il devait avoir au bout de quelque temps tout le profit. Car l'affectation des revenus de la Cassa sacra de Calabre aux sinistrés du tremblement de terre n'eut qu'un temps, et après quelques années ces revenus se versèrent purement et simplement dans les caisses de l'État. En fait de mainmise sur les biens de l'Église, le gouvernement des Bourbons de Naples au XVIIIe siècle avait largement ouvert la voie qu'ont suivi les gouvernements issus dans la même contrée de la Révolution française et le gouvernement actuel de l'Italie. A lui seul — on l'oublie souvent — il avait fait plus de la moitié de la besogne. II Alexandre de Humboldt, qui fut le témoin de plusieurs tremblements de terre au cours de son voyage dans l'Amérique centrale, remarque qu'il n'est pas de phénomène qui trouble plus profondément les hommes, et il en analyse les causes avec sa pénétration habituelle. Cette impression ne provient pas, à mon avis, de ce que les images des catastrophes dont l'histoire a conservé le souvenir s'offrent alors en foule à notre imagination. Ce qui nous saisit, c'est que nous perdons alors notre confiance innée dans la stabilité du sol. Dès notre enfance, nous étions habitués au contraste de la mobilité de l'eau avec l'immobilité de la terre. Tous les témoignages de nos sens avaient fortifié notre sécurité. Le sol vient-il à trembler, ce moment suffit pour détruire l'expérience de toute la vie. C'est une puissance inconnue qui se révèle tout à coup, le calme de la nature n'étant qu'une illusion, et nous nous sentons rejetés violemment dans un chaos de forces destructrices. Alors chaque bruit, chaque souffle d'air excite l'attention ; on se défie surtout du sol sur lequel on marche. Les animaux eux-mêmes, principalement les porcs et les chiens, éprouvent cette angoisse. De son côté, Sénèque, qui entre autres convulsions du même genre avait vu la formidable secousse de l'an 19 de l'ère chrétienne, sous Tibère, laquelle fit périr 200.000 personnes dans la seule province de l'Asie sénatoriale, dit dans son langage emphatique, mais avec une grande vérité : Les ports nous abritent contre les tempêtes ; les toits nous défendent de la violence des orages et des pluies continuelles ; l'incendie ne poursuit pas les fugitifs ; les caves et les grottes profondément creusées sont un refuge contre le tonnerre et les traits du ciel ; contre la peste on change de résidence. Aucun danger n'existe à l'abri duquel on ne puisse trouver à se réfugier. Mais le fléau du tremblement de terre s'étend à une distance considérable ; il est immense, subit et inévitable. C'est une calamité universelle. Ce n'est pas seulement, en effet, une maison, une famille, une ville qu'il dévore, c'est des nations entières qu'il atteint, c'est toute la surface d'un pays qu'il bouleverse. Ce bouleversement du sol, changeant le relief d'un canton, son aspect et le régime de ses eaux, ne s'est jamais produit nulle part, dans les tremblements de terre sur lesquels on possède des notions précises, au même degré que dans celui des Calabres en 1783, et cela particulièrement dans la région appelée La Piana, celle dont nous avons embrassé déjà la vue d'ensemble du haut du château de Monteleone, et où nous entrons immédiatement après Mileto. La Piana est cette région comprise entre la mer Tyrrhénienne et la chaîne de hautes montagnes qui, prolongeant an sud la ligne de l'Apennin, relie le mont Astore à l'Aspromonte proprement dit. Du nord au sud elle a une douzaine de lieues de développement depuis les montagnes de Monteleone et le cours de la rivière Mesima jusqu'à celui de la rivière Gallico, dans le voisinage de Reggio ; d'ouest en est, entre la mer et le haut massif granitique formant l'arête médiane de la Calabre, sa plus grande largeur est de six lieues environ, dans la partie comprise entre les deux rivières Mesima et Marro. On peut, ainsi que son nom l'exprime, la définir comme une plaine séparée en deux parties de niveaux différents, au milieu de son parcours le plus allongé, par le mont Sant'Elia, rocher granitique assez élevé, qui se dresse au bord de la mer et au flanc duquel s'accroche la pittoresque ville de Palmi. Au nord du Sant'Elia, la plaine qui borde le golfe de Gioja et que la Mesima et le Marro traversent parallèlement avant de se jeter dans la mer, est aussi large que longue, basse, humide et tourbeuse, couverte d'une riche végétation et coupée seulement de quelques collines peu élevées. Au fond, du côté de l'est, elle s'élève graduellement vers Laureana, Cinquefrondi, Polistena et Città-Nova, par étages successifs de collines qui vont rejoindre les pentes abruptes des grandes montagnes, dont elles forment comme les contreforts. Au sud du fleuve Marro et du ment Sant'Elia, c'est une suite de plateaux notablement plus éleves, resserrés entre les escarpements de l'Aspromonte et la mer, que généralement ils dominent en falaises. Ils sont traversés de ravins profonds où roulent les torrents qui se précipitent impétueux du haut de la montagne. C'est là que se trouvent les villes d'Oppido, Seminara et Sinopoli. Toute La Piana est d'une grande fertilité, couverte de cultures et habitée par une population nombreuse, bien que les parties basses en soient malsaines et comptent parmi les contrées de l'Italie méridionale les plus empestées par la malaria. En 1783 on comptait dans les deux portions du district ainsi dénommé 409 villes et villages, avec 166.000 habitants. Deux minutes suffirent, lors de la secousse du 5 février, à midi et demi, pour n'y pas laisser debout une seule maison et pour y faire périr un cinquième des habitants. Quant au bouleversement du sol, il fut tel, dans le même espace de temps, que l'on n'exagère pas en disant qu'il n'y eut pas un arpent de terre, dans toute la superficie de la contrée, qui ne changeât de forme. Les collines s'écroulèrent et firent place à. des vallons ; les vallons comblés par les éboulements, se transformèrent en collines ; ici l'emplacement d'un village ou d'un terrain sec et bien cultivé, se métamorphosa par affaissement en une sorte de lac marécageux ; là, par contre, le fond d'un marais se releva et domina désormais les alentours. Les anciennes sources tarirent et d'autres, qui coulent encore aujourd'hui, jaillirent sur d'autres emplacements ; le lit des rivières subit partout des modifications considérables. En effet le sol de La Piana, dans ses deux parties, est exclusivement composé des terrains de sédiment qui, formant ceinture au massif granitique central de l'Aspromonte, se déposèrent paisiblement dans le fond de la mer autour de que formait cette montagne de formation primitive jusque dans les premiers temps de la période tertiaire, puis furent brusquement disloqués et redressés sur les côtés de la base du massif central par la poussée de la convulsion de la nature qui produisit le soulèvement des Apennins. J'ai déjà parlé plus haut de ces terrains et expliqué les raisons géologiques qui font que leurs strates, rompues par endroits et sorties de la direction horizontale, sont bien plus éprouvées par les secousses des tremblements de terre que les terrains granitiques, qui forment une masse cristalline compacte ; comment il s'y produit alors, surtout à la jonction des deux sortes de terrains, des éboulements, des disjonctions, des glissements de la couche supérieure sur l'inférieure, qui modifient au delà de ce qu'on peut imaginer, le relief de la contrée. Quelques exemples choisis donneront une idée de ce que furent les bouleversements du sol de La Piana par le tremblement de terre du 5 février 1783. Je les prends tous dans les localités où la suite de mon voyage ne conduira pas le lecteur. Car sur le parcours que j'ai suivi, j'.aurai à signaler plus d'une fois des vestiges curieux des effets de la même catastrophe, restés empreints dans le terrain jusqu'à nos jours. Polistena, dont le nom ne se rencontre qu'à partir du commencement du XIIIe siècle, était une ville assez grande, riche et peuplée, dont le site se trouvait au pied de la Serra de Cantoni et du mont Cappello, un peu plus bas que San-Giorgio. C'était la résidence de familles nobles qui ont fourni des membres distingués au clergé napolitain dans le XVIe et le XVIIe siècle. On y comptait cinq églises et sept couvents. Elle était bâtie sur deux coteaux séparés par la petite rivière du Caldararo. Pas un pan de mur n'y resta debout ; les collines elles-mêmes s'effondrèrent dans le ravin. J'avais vu, dit Dolomieu, Messine et Reggio ; j'avais gémi sur le sort de ces deux villes ; je n'y avais pas trouvé une maison qui fût habitable et qui n'eût besoin d'être reprise par les fondements ; mais enfin le squelette de ces deux villes subsiste encore ; la plupart des murs est en l'air. On voit que ces deux villes ont été. Messine présente encore à une certaine distance une image imparfaite de son ancienne splendeur. Chacun reconnaît sa maison ou le sol sur lequel elle reposait. J'avais vu Tropea et Nicotera, dans lesquelles il y a peu de maisons qui n'aient reçu de très grands dommages, et dont plusieurs même se sont entièrement écroulées. Mon imagination n'allait pas au delà des malheurs de ces villes. Mais lorsque, placé sur une hauteur, je vis les ruines de Polistena, la première ville de la plaine qui se présenta à moi ; lorsque je contemplai des monceaux de pierre, qui n'ont plus aucune forme et qui ne peuvent pas même donner une idée de ce qu'était la ville ; lorsque je vis que rien n'avait échappé à la destruction et que tout avait été mis au niveau du sol, j'éprouvai un sentiment de terreur, de pitié, d'effroi, qui suspendit pendant quelques moments toutes mes facultés. Ce spectacle n'était cependant que le prélude de celui qui allait se présenter à moi dans le reste de mon voyage. Les fissures profondes du sol ne furent nulle part plus nombreuses qu'autour de Polistena. A côté de l'ancien emplacement de la ville — car elle fut ensuite rebâtie à quelque distance — on montre encore aujourd'hui celle qu'ont fait dessiner les Académiciens de Naples et qui depuis lors est restée béante. Elle a plusieurs mètres de largeur et près de cent de profondeur. Il est à remarquer, du reste, que l'ébranlement de la secousse ne produisit pas seulement les crevasses de ce genre dans les terrains de sédiment calcaire, mais aussi dans certaines parties des hautes montagnes de formation granitique. Telle est celle qui se déploie en croissant sur une longueur de cinq cents mètres, avec une largeur d'un Mètre, auprès du village de Sant'Angelo, dans les environs de Soriano, et qui s'ouvrit subitement le 5 février 1783. A Gerocarne, sur plusieurs points le sol, comme un carreau de vitre violemment frappé sur un point, se rompit en fissures étoilées dont les rayons se prolongeaient sur une grande étendue. Cinquefrondi, célèbre dans les annales de l'ordre de Saint Basile en Calabre du temps de la domination constantinopolitaine, au IXe siècle, pour avoir été le lieu de la retraite solitaire de Saint Philippe d'Argirò, lequel y fonda ensuite un monastère, devenu plus tard le centre autour duquel s'agglomérèrent les habitants, Cinquefrondi était un joli bourg à une demi-lieue au nord-est de Polistena. Il fut également rasé. Au centre s'élevait le château, en forme d'un énorme donjon carré, dont la construction semble remonter au temps des Normands, peut-être même plus haut. Depuis bien des siècles ce donjon bravait toutes les convulsions du sol ; on le croyait inébranlable, tant par la grande épaisseur de ses murs que par la qualité du mortier qui avait lié le tout en une masse aussi solide qu'un rocher. Il fut cependant renversé tout d'une pièce, et en tombant il se brisa en plusieurs blocs qui étonnent encore le visiteur par leur prodigieux volume et leur dureté. L'un de ces blocs contient un escalier tout entier. La même chose arriva à la tour de Radicena, qui était de la même époque et de la même construction. Casalnuovo était une des localités les plus riantes et les plus florissantes de la portion de La Piana touchant à l'Apennin. Avec ses rues alignées, ses maisons propres et neuves, accompagnées chacune en avant d'un arbre ou d'une treille qui donnaient de l'ombrage et transformaient les rues en allées de jardin, l'aspect en était charmant. Dans l'appréhension des tremblements de terre, on avait pris toutes les précautions possibles en construisant le bourg ; les maisons étaient très basses et les rues très larges. Tout fut abattu, mis au niveau du sol. La marquise de Gerace, d'une des plus hautes familles de la noblesse calabraise, vénérée dans toute la contrée pour ses vertus et son active charité, fut écrasée, avec tous les siens, sous les ruines de sa villa. Le sol de la plaine qui entoure Casalnuovo s'affaissa tout entier ; les terrains inclinés contre la montagne glissèrent plus bas, laissant, entre le terrain déplacé et la partie demeurée immobile, des ruptures de quinze à seize kilomètres d'étendue en longueur. Glissant de cette manière, des portions de terrain, chargées de leurs arbres restés debout, arrivèrent de la montagne dans la plaine et vinrent couvrir des terrains plus éloignés, où elles écrasèrent les plantations et les maisons. De Casalnuovo à Santa-Cristina d'Aspromonte, sur un espace dé six lieues, on vit se produire presque à chaque pas des fentes dans le sol et des éboulements donnant naissance à une suite de gorges, de ravins et de petites vallées, qui n'ont pas été modifiés depuis lors. Nulle part on n'a vu bouleversement plus complet que celui de Terranova ; nulle part destruction ne s'est accomplie avec des circonstances plus singulières. Située en avant d'un des cols qui permettent de franchir l'Apennin-pour passer du versant de la mer Tyrrhénienne à celui, de la mer Ionienne, en descendant sur Gerace, cette petite ville, qui n'est plus à peine aujourd'hui qu'un village, avait eu dans les guerres du début du XVIe siècle une importance stratégique capitale. C'est là qu'en 1501 Stuart d'Aubigny avait complètement défait Hugo de Cardona ; c'est en voulant empêcher l'armée espagnole de venir débloquer cette place qu'en 1503 il avait perdu la seconde bataille de Seminara, qui chassa définitivement les Français de la Calabre. Gonsalve de Cordoue avait été fait duc de Terranova par Ferdinand le Catholique. La ville était bâtie au-dessus de trois gorges profondes, à l'extrémité d'une plaine, dominée par une montagne. Dans la première secousse du 5 février, une partie du sol de la ville glissa sur la pente d'une des gorges et entraîna les maisons qu'elle portait ; les débris de pierres et de charpentes, mêlés au terrain déplacé, encombrèrent, la vallée. Sur un autre point de la ville, le terrain fut partagé dans toute sa hauteur par une fente perpendiculaire ; une de ses deux moitiés se détacha et tomba comme une masse dans la gorge qui s'ouvrait au-dessous. Les maisons furent ainsi précipitées perpendiculairement dans un gouffre de cent mètres de profondeur, que leurs décombres comblèrent en partie. Sur deux mille habitants que comptait Terranova, quatorze-cents furent écrasés ou enterrés sous les ruines. Ils ne périrent pas tous ; car, en raison de la différence du poids, les matériaux tombant avant les hommes, ceux-ci ne furent précipités que sur des débris. Quelques-uns tombèrent sur leurs pieds, et purent aussitôt marcher sur ces monceaux de ruines ; quelques autres, enterrés seulement jusqu'aux cuisses ou à la poitrine, purent se dégager avec un peu de secours. Terranova fut ainsi mise littéralement sens de-sus dessous. Dans les trois vallées en partie comblées par le renversement du sol et les débris des matériaux placés au-dessus, ce qui était haut s'était affaissé, ce qui était bas, au contraire, semblait s'être élevé par l'écroulement des parties environnantes. La maçonnerie du puits d'un couvent, par suite de la chute du sol où il avait été creusé, était devenue une tour de vingt à trente mètres de haut, un peu inclinée. Les éboulements de la ville et des collines, fermant le passage aux feux d'une petite rivière et à celles d'une source abondante qui coulait au fond d'une autre gorge, formèrent deux lacs, dont les eaux stagnantes, chargées de cadavres et de débris organiques de toute espèce, répandirent l'infection dans le pays, et firent périr, par des fièvres putrides, les restes de la population, échappés au désastre. Des éboulements considérables s'étaient produits dans tous les environs, au bord des vallées. Toute la plaine en avant de la ville était crevassée. En certaines parties, il n'y avait plus un pouce de terrain que l'on pût regarder comme ferme et solide. Le village au nom romaïque de Molochiò, situé en face de Terranova et sur le même niveau, était également bâti sur une sorte de plate-forme entre deux ravins. Il tomba moitié dans celui de droite, moitié dans celui de gauche, de sorte qu'il ne resta plus du sol où il avait été assis qu'une arête en dos d'âne, tellement étroite qu'à peine y pourrait-on marcher. Oppido était la ville la plus ancienne et la plus considérable du canton dans lequel avait été le point central de la première secousse. J'ai déjà dit qu'il résultait de monuments épigraphiques que sous son nom d'Oppidum elle existait déjà dans l'antiquité. Sous la domination byzantine, probablement vers le Xe siècle, Oppido devint le siège d'un évêché suffragant du métropolitain de Reggio, lequel n'existait pas encore lors de la rédaction de la Novelle de Léon l'Isaurien et resta du rite grec jusqu'en 1472. Nous avons vu plus haut le grand comte Roger en faire le siège un peu avant celui de Reggio. La ville était sise au sommet d'une hauteur isolée, qu'entouraient des pentes rapides et des escarpements difficiles. Il n'en resta pas pierre sur pierre. Cependant la montagne ne s'écroula pas ; le vieux château fort, placé à l'une des extrémités de la cité, fut seul à tomber d'une seule pièce dans le précipice qu'il surplombait. Il y eut, au contraire, d'immenses éboulements dans les coteaux opposés. Un vaste gouffre s'ouvrit dans le flanc d'une de ces collines ; bien que comblé en partie par une grande quantité de terre et par un nombre considérable d'oliviers et de vignes qui y furent engloutis, il mesurait encore soixante mètres de profondeur sur cent cinquante de large quand les Académiciens de Naples le firent dessiner. Les vallées ayant été barrées par les éboulements, l'écoulement des eaux fut arrêté et les ruines d'Oppido se trouvèrent environnées de lacs qui ne sont pas maintenus. A une lieue au-dessous d'Oppido était le petit village de Castellace, construit au bord d'un escarpement, qui se détacha pour se précipiter dans le fond de la vallée ; les ruines de quelques maisons restées sur le haut de la montagne sont les seuls indices de sa position et de 'son existence. Le village de Corsoletto eut exactement le même sort. Quant à la petite ville de Santa-Cristina d'Aspromonte, sa position était pareille à celle de Terra-nova et sa ruine présenta des circonstances identiques. Il fallut la rebâtir sur un autre emplacement, car la hauteur sablonneuse qu'elle couronnait avait été tellement disloquée, fissurée, désagrégée, qu'elle n'aurait pas pu supporter de nouveau le poids de constructions. Dans les parties basses de la plaine, au voisinage de la mer, entre la Mesima et le Marro, il n'y eut pas d'éboulements du même genre, mais des phénomènes tout particuliers et d'un autre ordre, produits par le déplacement et la compression des nappes d'eau souterraines. En beaucoup d'endroits des courants de boue très abondants firent brusquement irruption hors du sol ; .ailleurs on en vit jaillir d'énormes colonnes d'eau, comme de, véritables geysers, à douze et vingt mètres de hauteur. Des paysans qui fuyaient éperdus dans la campagne, d'abord engloutis dans les fentes qui s'ouvraient dans la terre, en furent rejetés vivants au bout de quelques secondes au milieu de masses d'eau qui s'épandaient à la surface du sol. Tout affaissement du terrain produisait un petit lac. Le cours de la Mesima fut momentanément suspendu, pour reprendre ensuite avec la violence des grandes crues d'hiver. Dans toute la portion de la plaine qui environne Rosarno, l'on vit s'ouvrir des cavités circulaires à peu près de la grandeur d'une roue de voiture. Ces cavités, semblables à des puits, étaient pleines d'eau jusqu'à cinq et six mètres de leur surface ; mais le plus souvent elles étaient remplies de sable sec. Plus tard, quand on creusa autour de ces cavités, on reconnut qu'elles avaient la forme d'un entonnoir. La partie supérieure évasée aboutissait à un canal par où l'eau avait jailli du sein de la terre. Un certain nombre de ces singuliers puits naturels, ouverts par les tremblements de terre, subsistent encore, toujours remplis d'eau. J'en ai visité plusieurs en passant près de Rosarno. Mileto fut vers le nord le point extrême où les deux secousses du 25 février se firent sentir avec le maximum de leur intensité. Rien ne resta debout de 'avilie que quelques pans de mur formant comme le squelette de certaines maisons. Le mouvement du sol ayant été sur ce point principalement giratoire, les matériaux des constructions eux-mêmes furent comme broyés. La cathédrale, l'église et les bâtiments de l'abbaye de la Santa-Trinità, l'église de la Cattolica, le château, les restes du palais du grand comte Roger, tout ce qui faisait de Mileto l'une des cités de la Calabre les plus riches en monuments du passé médiéval, fut renversé de fond en comble comme les habitations des .particuliers. Une partie de la colline qui portait la ville, minée de longue date par les eaux.qui passaient au pied, s'éboula dans la vallée. Un violent incendie s'alluma au milieu des décombres et consuma en peu d'heures tout ce qu'ils renfermaient de matières combustibles. Les pertes de vies humaines ne furent cependant pas là ce qu'elles furent ailleurs, ce qu'on aurait pu craindre avec une pareille destruction. La majorité des habitants pu se sauver du milieu des ruines. Mais ce qui périt à Mileto de monuments précieux pour l'art, l'archéologie et l'histoire, orfèvrerie et mobilier des églises, sculptures qu'elles renfermaient, documents d'archives, ne saurait s'évaluer exactement. Signalons seulement comme perte à jamais irréparable pour les études historiques, celle du manuscrit du Liber conciliorum seu parlamentorum civitatis Mileti, qui est cité dans un acte de 1700 comme se trouvant aux archives de la Bagliva et contenant la copie de toutes les chartes anciennes constituant les privilèges municipaux de la ville. Ce que le 5 février n'avait pas complètement achevé d'abattre fut renversé le 28 mars. Car la grande secousse de ce jour ne fut pas moins violente à, Mileto que la première. Rien n'y résista, même les appentis où campait la population depuis le- désastre du mois précédent. En prévision d'un fléau périodique dans le pays, l'évêque Marcello Filomarino avait fait construire, au milieu du XVIIIe siècle, une immense baraque en planches en dehors de la ville, auprès de L'abbaye de la Santa-Trinità, pour servir de refuge aux habitants lors des tremblements de terre. Plusieurs centaines de personnes y bivaquaient depuis le 5 février : le 28 mars elle fut comme déracinée du sol, faisant dans sa chute un certain nombre de morts et de blessés. III Mais les bouleversements du sol, les ruines des édifices ne sont pas la partie la plus tragique d'un cataclysme tel que celui de la Calabre Ultérieure en 1783. Quand on dit que 300.000 ou 400.000 personnes ont péri dans un tremblement de terre, remarque très justement M. Louis Figuier, cette simple mention ne peut donner une idée exacte des malheurs directement et consécutivement provoqués par la catastrophe. Ceux qui ont échappé à un tel désastre peuvent nous apprendre sous quelles formes diverses et terribles la mort s'est offerte à leurs regards ; eux seuls peuvent nous dire quelles affreuses tortures ont dû éprouver les victimes humaines ensevelies vivantes, qui meurent de rage, de désespoir ou de faim, et dont on entend jusqu'à l'agonie les plaintes déchirantes, sans pouvoir leur porter secours, faute d'instruments ou de bras. C'est aux témoins oculaires à peindre la situation dés malheureux qui, blessés, à demi morts, ont miraculeusement survécu au désastre, mais qui sont exposés à mourir de faim et de soif, car ils manquent de pain, de vivres et de vêtements, parce que tout gît sous des décombres amoncelés. C'est à eux qu'il appartient de parler des fortunes détruites en un clin d'œil, du riche réduit à la mendicité, des familles entières privées de leurs biens ; comme aussi des progrès de la civilisation et du bien-être national retardés par des catastrophes qui renversent les villes, détruisent les ports, bouleversent les cultures et rendent les chemins impraticables. J'ai causé quelques années plus tard avec les témoins de la catastrophe et avec ceux qui avaient été retirés vivants des ruines, dit le général Colletta, et ceci me met en mesure d'esquisser les effets moraux du tremblement de terre de la Calabre, tâche plus difficile à mon avis que celle de décrire ses effets physiques. La première secousse n'avait été précédée par aucun signe qui pût donner l'alarme ni sur la terre ni dans le ciel. Mais en sentant le mouvement du sol et en voyant la destruction universelle, tous furent saisis d'une telle panique que, perdant la raison et même pour un moment l'instinct de la préservation, ils restèrent d'abord stupides et immobiles. Quand un sentiment plus net leur revint, le premier mouvement de ceux qui avaient échappé fut la joie de leur heureuse fortune. Mais cette joie fit bientôt place à la pensée navrante de la perte de leurs familles, de la destruction de leurs maisons et de leurs biens, enfin à la terreur d'une nouvelle secousse qui pouvait Leur coûter la vie et au sentiment des dangers qui les entouraient de toute part. Ce n'est qu'après, par la réflexion, que se fit jour la dernière et la plus poignante angoisse, celle de la pensée que les êtres qui leur étaient chers étaient peut-être ensevelis vivants et qu'il n'y avait aucun moyen de leur porter secours. En les voyant condamnés sans espoir aux affres d'une mort lente, on se prenait à désirer qu'ils eussent du moins été tués du premier coup. Combien de pères et de maris on vit alors errer au milieu des décombres qui couvraient leurs affections, essayant avec leurs seules mains d'écarter les débris de maçonnerie amoncelés, implorant en vain quelque aide, et finalement, désespérés, s'asseyant pour pleurer nuit et jour. Dans ce mortel abandon, ils se tournèrent vers la religion et firent à Dieu des vœux de riches offrandes et de vies de contrition et de pénitence. Une sorte d'élan unanime, espérant fléchir par des prières le courroux céleste, fit décider une commémoration perpétuelle et une expiation le vendredi de chaque semaine et le 5 février de chaque année[1]. Mais le sort le plus terrible
— pire qu'on ne peut le dépeindre ou le concevoir — fut
celui des malheureux qui demeuraient vivants sous l'amas des écroulements,
attendant du secours avec une espérance à la fois ardente et douteuse. Ils
accusaient la lenteur de leurs amis, de ceux qu'ils chérissaient le plus,
maudissaient leur avarice et leur ingratitude. Puis, quand après une longue
et infructueuse attente, ils succombaient à la faim et à la misère, au moment
de perdre le sentiment et la mémoire, leur dernière pensée était celle de
l'indignation contre leurs parents et de la haine du genre humain.
Quelques-uns purent être déterrés par l'énergie des efforts de leurs proches
ou de leurs amis, d'autres, en plus petit nombre, par les convulsions mêmes
du tremblement de terre, qui dans de nouvelles secousses les mit à découvert
après les avoir d'abord ensevelis. Lorsque tous les corps eurent été mis à
découvert on constata que le quart des victimes auraient pu être retirées vivantes
si les secours avaient été assez prompts, et que les hommes étaient morts
pour la plupart en luttant pour se dégager des ruines qui les oppressaient,
tandis que les femmes, dans un désespoir plus résigné, avaient généralement
couvert leur visage de leurs mains et attendu la mort avec douceur. On retrouva
des mères qui, indifférentes à leur propre souffrance, avaient arc-bouté leur
corps pour soutenir la masse des débris et protéger ainsi leur enfant ;
d'autres qui étaient mortes en étendant leurs bras vers lui sans pouvoir
l'atteindre au milieu des décombres. Le petit nombre des survivants empêcha le plus, souvent que l'on pût songer à porter secours aux personnes ensevelies. Une mère échevelée, couverte de sang, un père à demi fou de douleur, entendaient monter de dessous terre les gémissements des êtres qu'ils adoraient ; ils reconnaissaient leurs voix, et, certains de la place exacte où ceux-ci se trouvaient enterrés, ils ne pouvaient pourtant leur fournir aucune aide. Le manque de bras, la masse énorme de décombres qu'il aurait fallu déplacer, rendaient inutiles tous les efforts de ceux qui cherchaient à les délivrer, et qui se voyaient réduits à écouter avec désespoir les plaintes des victimes, et jusqu'aux gémissements de leur agonie. Ces cris souterrains se sont quelquefois fait entendre plusieurs jours de suite. A Terranova, dans le couvent des augustins, quatre moines, qui s'étaient réfugiés dans la sacristie, n'avaient point péri, grâce à la voûte qui avait soutenu le poids des décombres. Mais personne n'était là pour leur porter secours. Sur plus de cent moines que renfermait le couvent, un seul avait pu se sauver, grâce à sa vigueur extraordinaire, qui lui avait permis de soulever la masse de débris sous lesquels ses compagnons étaient restés écrasés. Errant, seul et désespéré, il entendit, pendant quatre jours, les cris des quatre malheureux enfermés sous la voûte de la sacristie ; leurs voix s'éteignirent peu à peu, et plus tard, quand toutes ces ruines furent déblayées, on retrouva leurs corps les bras enlacés. J'ai parlé, dit Dolomieu, à un très grand nombre de personnes qui avaient été
retirées des ruines dans les différentes villes que j'ai visitées ; elles
m'ont toutes dit qu'elles croyaient que leurs maisons seules avaient été
renversées, qu'elles ne pouvaient penser que la destruction fût aussi
générale, et qu'elles ne comprenaient pas comment on tardait autant à venir
leur porter secours. Une femme, dans le bourg de Cinquefrondi, fut retrouvée
vive le septième jour. Deux enfants, qu'elle avait auprès d'elle, y étaient
morts de faim et étaient en putréfaction. L'un d'eux, appuyé sur la cuisse de
sa mère, y avait occasionné une putréfaction semblable. Beaucoup d'autres
personnes sont restées trois, quatre et cinq jours ensevelies ; je les ai
vues, je leur ai parlé et je leur ai fait exprimer ce qu'elles pensaient dans
ces affreux moments. De tous les maux physiques, celui dont elles souffraient
le plus était la soif. Le premier besoin que témoignèrent aussi lei animaux
retirés du milieu des ruines fut de boire ; ils ne pouvaient s'en rassasier.
Plusieurs personnes, enterrées vives, supportèrent leur malheur avec une
fermeté dont il n'y a pas d'exemple : Je ne crois même pas que la nature
humaine en soit capable, sans un engourdissement presque total dans les
facultés intellectuelles. Une femme d'Oppido, âgée de dix-neuf ans et jolie,
était pour lors au terme de sa grossesse ; elle resta plus de trente heures
sous les ruines ; elle en fut retirée par son mari, et accoucha peu d'heures
après, aussi heureusement que si elle n'eût éprouvé aucun malheur. Je fus
accueilli dans sa baraque, et parmi beaucoup de questions, je lui demandai ce
qu'elle pensait pour lors. J'attendais, me répondit-elle. On remarqua cependant que la plupart des individus ainsi retirés après un séjour plus ou moins prolongé sous les amoncellements de décombres, ne recouvrèrent jamais leur gaieté ni leur activité d'autrefois. Ils restèrent sombres, taciturnes, alanguis et comme frappés d'une sorte d'étonnement continu. Presque tous moururent au bout de peu d'années. La secousse morale avait été trop forte pour eux. On cite surtout l'exemple d'une jeune servante de seize ans, Eloisa Basili, qui passa onze jours enfouie en tenant dans ses bras l'enfant confié à ses soins, lequel mourut le quatrième jour et tomba en pourriture sans qu'elle eût ;pu se débarrasser de cet horrible fardeau, tant elle était resserrée. Elle survécut neuf ans à sa délivrance, sans avoir jamais souri depuis lors et voulu ni se marier, ni prendre le voile. C'est à peine si 'l'on pouvait tirer d'elle quelques paroles. Autant qu'elle pouvait, elle évitait de regarder les maisons et ne manquait jamais d'être saisie d'un tremblement en y entrant. Quand elle rencontrait un enfant, elle fondait en lapines et tombait dans de véritables crises nerveuses. Chaque jour elle allait s'asseoir sous un arbre, et là, les yeux tournés vers la plaine mais noyés dans le vague, elle demeurait de longues heures, plongée dans une sorte de torpeur mélancolique. Les exhumations qui se produisirent à la suite des travaux de déblaiement, donnèrent lieu à de curieuses observations sur le degré de résistance des différents êtres vivants à un jeûne incroyablement prolongé dans des conditions aussi pénibles. Une petite fille de onze ans survécut à six jours d'enfouissement. Il n'y eut pas d'exemple d'homme fait qui ait dépassé le douzième jour sans mourir. Deux mulets vécurent sous un monceau de ruines, l'un vingt-deux jours, l'autre vingt-trois. Un dindon résista à vingt-deux jours de jeûne et de séjour sous terre. Deux porcs furent retirés encore vivants après trente-deux jours. Ils étaient devenus comme aveugles et n'avaient aucune appétence pour la nourriture ; mais leur soif paraissait inassouvissable. Au milieu de l'épouvante universelle et du danger on vit se produire quelques admirables traits de dévouement inspirés par l'amour maternel, la tendresse conjugale ou l'amitié, quelques actes d'héroïque vertu, la charité intrépide. Mais en général ce fut plutôt sous un mauvais jour que les instincts de l'humanité s'y révélèrent. On vit un homme riche faire faire des fouilles dans les ruines de sa maison jusqu'à ce qu'il eut retrouvé son or et son argenterie, puis les arrêter après cette trouvaille sans se soucier de chercher si sa femme, son frère et son oncle, qui avaient été pris sous l'écroulement, étaient encore vivants et pouvaient être sauvés. Deux frères étaient en procès- pour l'héritage paternel. La maison de l'un d'eux s'effondre ; il a disparu, mort ou prisonnier sous les décombres. L'autre frère devenait par sa mort le possesseur incontesté des biens en litige ; il n'a pas un seul instant l'idée de profiter de la chance qui s'offre à lui. Oubliant .tout, son unique pensée est le salut de son frère enseveli. A grands frais il parvient à rassembler quelques ouvriers, entame le déblaiement de la maison écroulée, et a la joie de rendre au jour, encore plein de vie, le frère qu'il pleurait déjà. Mais celui-ci, au lieu de remercier son sauveur, l'accable d'injures, et dès qu'il peut trouver un tribunal reconstitué, reprend le procès avec plus d'acharnement que jamais, sans vouloir entendre à aucune transaction. Le bas peuple des villes, surtout des villes baronales, tenu systématiquement dans un état d'ignorance, d'abrutissement et de sauvagerie dont on a peine à se faire une idée, fit généralement preuve, à. travers ces circonstances critiques, d'une horrible dépravation. Sur les murs chancelants, parmi les ruines fumantes, on voyait des hommes bravant un imminent danger, fouler aux pieds des victimes à moitié ensevelies, qui réclamaient en vain leur secours, pour aller fouiller de riches décombres, forcer et piller les maisons restées debout. Ils dépouillaient encore vivants des malheureux qui leur auraient donné les plus fortes récompenses s'ils avaient voulu les dégager. A Polistena, un homme de qualité avait été enterré, la tête en bas, sous les ruines de sa maison ; on ne voyait que ses jambes, qui dépassaient en l'air. Son domestique accourut, mais ce fut pour lui enlever les boucles d'argent de ses souliers, et il se sauva aussitôt sans vouloir porter secours à son maître, qui parvint pourtant à se délivrer seul. La plupart des paysans qui se trouvaient en rase campagne le 5 février, se précipitèrent dans les villes encore enveloppées du nuage de poussière de l'écroulement. Ils y vinrent, dit Dolomieu, non pour y porter des secours, aucun sentiment d'humanité ne se fit entendre chez eux dans cette affreuse circonstance, mais pour y piller. Les sentiments de haine accumulés dans le cœur des gens du peuple par les longues souffrances et la dureté du régime féodal, se firent surtout jour au milieu de ces événements avec une âpreté vraiment atroce. Quand ils rencontraient un seigneur réduit à la misère, assis dans un morne désespoir sur les ruines de sa demeure, pleurant sa fortune anéantie, sa famille disparue, ils se consolaient de leurs propres malheurs en insultant à sa douleur. Ils formaient autour de lui des rondes de cannibales en chantant : Aujourd'hui, riche et pauvre, noble et manant sont égaux. S'ils possédaient le morceau de pain qu'il implorait avec larmes et qui eût suffi à prolonger sa vie, ils le lui refusaient impitoyablement et venaient épier sur son visage, avec des ricanements féroces, les angoisses de l'agonie de la faim. C'est le même, sentiment qui, seize ans plus tard, leur donnait tant d'ardeur à massacrer des nobles au nom du roi comme libéraux et républicains, sous la bannière du cardinal Ruffo. Trois siècles d'un régime qui l'avait fait reculer constamment dans la barbarie tandis que le reste de l'Europe progressait, avaient amené le peuple de la Calabre à l'état de véritables Peaux-Rouges, haïssant leurs maures sans pourtant concevoir autre chose que ce qui était depuis l'aurore du gouvernement des vice-rois espagnols, l'omnipotence féodale tempérée par la révolte servile, le brigandage et l'assassinat. Son amélioration morale, qui est incontestable aujourd'hui, ne commença qu'un peu plus tard, lorsque les idées de la Révolution française commencèrent à se répandre dans les masses et, surtout lorsque l'émancipation des paysans sous Murat en eut fait des hommes libres. Le chaos d'une anarchie absolue et le bouleversement complet de la hiérarchie sociale se prolongèrent pendant toute une année. Une fois le premier moment de stupeur et d'effroi passé, quelque temps surtout après le 24 mars, quand on vit qu'il ne se produisait plus de secousse de la même violence, on finit par s'habituer à la prolongation du phénomène, désormais atténué. On ne pouvait songer encore à reprendre l'existence normale, mais sur le sol encore agité par des oscillations quotidiennes, sous les huttes de branchages et les baraques de planches où campait la population, au milieu des ravages des épidémies et des souffrances de la famine, il s'organisa une vie étrange, troublée, précaire, que l'on menait au jour le jour, sans oser prévoir le lendemain, et où toutes les passions humaines se donnaient carrière sans contrainte, comme il arrive en général dans les grandes catastrophes. Rien n'y était plus à sa place et tous les caractères étaient comme changés, sortis de leur assiette par l'ébranlement qu'ils avaient reçus. Les uns se jetaient dans les manifestations exaltées d'une dévotion mystique et sombre affamée de miracles, dans des démonstrations bruyantes de pénitence publique, qui rappelaient celles des Flagellants du moyen âge. Ce n'étaient que confréries de pénitents aux costumes bizarres qui s'organisaient dans les campements remplaçant les villes ; procession d'hommes et de femmes, la tête couverte d'une cagoule noire, qui frappaient à coups redoublés de discipline leurs épaules mises à nu et en faisaient ruisseler le sang ; pèlerinages où des milliers d'individus à demi morts de misère, enfiévrés par le trouble de, leurs esprits et par la faim, la tête en feu et le ventre vide, accouraient en hurlant miséricorde auprès de madones ou d'images de saints, retirées intactes des ruines des églises, et dont on racontait qu'elles avaient versé des larmes, remué les yeux ou que leur visage s'était couvert d'une sueur miraculeuse, auprès de Christs dont les plaies passaient pour avoir laissé couler des gouttes d'un véritable sang. Les autres, au contraire, saisis d'un délire inverse, semblaient comme emportés par une passion effrénée de jouir de la vie après avoir vu la mort de si près, et tandis qu'elle semblait encore les guetter à toute heure. Ils ne pensaient plus qu'aux voluptés animales et se vautraient ouvertement, sans vergogne et sans retenue, dans tous les excès de la licence la plus outrée. Le nombre des jeunes filles abandonnées, privées de leurs familles, destituées de protecteurs, sans asile et manquant de pain, offrait une proie extraordinaire à l'avidité de la luxure. Les proxénètes de Naples — et Dieu sait si cette ville, digne rivale de Sodome et de Gomorrhe, en a jamais manqué — accouraient en foule dans la Calabre pour y recruter le troupeau des esclaves de la débauche publique. Enfin le sol se raffermit ; on put se convaincre qu'il avait repris sa stabilité normale. On se mit à rebâtir les maisons renversées ; on reprit les travaux de la culture du sol. En même temps la société se rassit sur ses anciennes bases ; l'ordre se rétablit et chacun retourna à sa condition antérieure. Trois ou quatre ans après le désastre, des villes neuves s'élevaient de tous les côtés ; le train de la vie et des affaires avait repris son cours ; la société était rentrée dans son ornière, ni meilleure ni pire qu'auparavant. Ce prodigieux ébranlement n'était plus qu'un souvenir et avait passé sans laisser, ni en bien, ni en mal, aucune trace dans l'ordre moral. L'insouciance avait pris le dessus et commençait à tout faire oublier. Le dernier effet du tremblement de terre fut une prodigieuse épidémie de litiges judiciaires, qui se prolongea pendant un grand nombre d'années. De sa nature, le Calabrais est aussi processif que le Normand. D'un rien il fait une grande querelle, qu'il porte devant la justice, jusqu'au jour où, fatigué de ses lenteurs, il a recours au couteau pour trancher le litige. Avec cette disposition de caractère il est facile de comprendre quel aliment un bouleversement du sol, pareil à celui qui s'était étendu sur toute la Piana, devait fournir à l'amour de la chicane. En beaucoup d'endroits, par exemple, le terrain d'un propriétaire était venu, par suite de glissement, se superposer à celui d'un autre propriétaire. A qui devait-il être désormais ? Il n'y eut, pour ainsi dire, pas une parcelle de terre, dans la région ravagée, qui ne donnât naissance à un procès, aggravé, compliqué, rendu interminable par les arguties d'une procédure dont les méandres étaient encore à ce moment dans le royaume napolitain embrouillés à faire pâmer d'aise les chicquanoulx de Rabelais. On eut beau doubler les juges de tous les tribunaux ; ils n'y suffirent pas. La plupart de ces procès étaient encore en suspens seize ans après lorsqu'éclatèrent les troubles politiques de 1799. On ne pourra jamais savoir exactement quelle influence ils eurent sur les meurtres de cette époque sanglante entre toutes, combien d'individus s'enrôlèrent dans les bandes de l'Armée de la Foi uniquement pour satisfaire des vengeances personnelles, et surtout pour terminer leurs litiges pendants par une simplification radicale, en suppléant par l'escopette et le poignard aux arrêts de la justice et en se débarrassant de leurs parties adverses sous prétexte de jacobinisme. Il reste éternellement vrai, le mot de ce Romain qui, lisant son nom sur une des listes des proscrits de Sylla, s'écria : C'est ma belle maison qui me donne la mort. Sous quelque bannière que se déchaîne une révolution, les mêmes passions honteuses savent en profiter. |
[1] Encore aujourd'hui, dans toutes les églises de la Calabre, on récite le vendredi à la messe une collecte spéciale pour le repos de l'âme des morts du tremblement de terre de 1783, et le 5 février on célèbre pour eux un service commémoratif solennel. C'est à la religion qu'il appartient de conserver de semblables souvenirs et de les consacrer.