I En 1058 il y avait dix-huit ans que les fils aînés de Tancrède de Hauteville, quittant le manoir paternel des environs de Coutances, étaient descendus en Italie avec de hardis compagnons, et, favorisés par les circonstances, avaient entrepris la conquête des provinces byzantines de l'extrémité méridionale de la péninsule. Il y avait onze ans que le plus grand de tous, Robert Guiscard, était venu rejoindre ses frères. Le comté des Normands de la Pouille était fondé depuis seize ans, et depuis quatre la légitimité de son existence avait été reconnue par le Saint-Siège, à la suite de la défaite du Pape Léon IX sous les murs de Cività. Trois des fils do Tancrède, Guillaume Bras-de-fer, Drogon et Humfroy, avaient déjà disparu de la scène de l'histoire, après s'être succédés dans la possession du titre de comte. Robert venait d'être élu à la place du dernier. Mais le Concile de Melfi n'avait pas encore définitivement scellé l'alliance des Normands avec la Papauté, dont ils devaient se faire les hommes-liges. La conquête de la Pouille, de la Terre d'Otrante et de la Basilicate était presque complète, bien qu'il restât aux Grecs des places de l'importance de Bari et de Tarente, qui servaient à leurs armées de lieux de débarquement et de bases d'opérations pour de grandes entreprises contre les Normands. Guillaume, le huitième des frères et le troisième de ceux qui étaient issus du second mariage de Tancrède avec Fransenda, s'était attaqué à la principauté longobarde de Salerne et s'était formé à ses dépens un beau comté particulier, qui relevait de celui de Pouille. Robert, dans les premières années de son séjour en Italie, retranché derrière les palissades de San-Marco Argentaro, avait commencé la soumission de la Calabre et s'était rendu maître de tout le Val di Crati, forçant même la vaillante Cosenza . . . . . Consentia fortis in amis, comme dit Guillaume de Pouille, à reconnaître sa suzeraineté. Mais il n'avait pu encore pousser plus loin ses conquêtes. En 1037 il avait tenté une première expédition plus au sud. Traversant Cosenza et Martirano, il avait campé aux sources d'eaux chaudes voisines des ruines de Térina, avait gagné Squillace et était venu jusque sous Reggio, en suivant le bord de la mer, mais il avait échoué devant la ville du détroit et avait dû se retirer en se contentant de, l'acquisition de Nicastro, de Maida et de Canalda. Tout le pays au midi de l'isthme Scylacien, le versant oriental de la Sila et le littoral de la mer Ionienne, depuis Tarente jusqu'à Reggio, appartenaient encore à l'empire de Constantinople. Dans cette région la conquête normande ne rencontrait plus les mêmes facilités et les mêmes sympathies que dans la Pouille. Son œuvre n'y était pas préparée de même par l'hostilité des populations indigènes à la domination grecque. Au contraire, la Calabre, cruellement foulée par les entreprises conquérantes des princes longobards de Bénévent, dévastée pendant un siècle et demi au point de devenir presque inhabitable par les incursions des musulmans d'Afrique et de Sicile, n'avait commencé à respirer, n'avait retrouvé un peu de paix et de prospérité que sous l'égide des empereurs de Byzance, depuis que l'autorité de ceux-ci y était redevenue plus effective. Quand ils eurent purgé la Calabre des Sarrasins et quand certains des gouverneurs qu'ils y envoyaient à la tête des armées, comme Nicéphore Phocas, s'occupèrent de la relever de ses ruines, les empereurs la trouvèrent en grande partie dépeuplée. Ils durent y opérer sur une vaste échelle une colonisation nouvelle, avec des hommes amenés de la Grèce propre et de l'Anatolie. C'est ainsi que le pays, dans le Xe siècle, s'hellénisa de nouveau d'une manière aussi complète qu'il avait pu l'être dans l'antiquité ; il redevint réellement la Grande-Grèce. Par suite de la fusion intime des nouveaux coloris avec les restes de la population, la Calabre et tous les districts situés le long de la mer Ionienne, étaient, au moment de l'arrivée des Normands, un pays purement grec de langue, de mœurs et de religion, passionnément attaché à la domination du Basileus de Constantinople. Il importe, d'ailleurs, de reconnaître que l'éloignement du centre de l'empire rendait aux Calabrais cette domination fort peu pesante, qu'ils sentaient à peine les liens administratifs qui les rattachaient à l'empire. L'autorité du souverain, représenté par le Catapan de Bari et par les stratigoi ou les ducs résidant dans quelques villes fortes, ne se manifestait guère que par la levée de tributs assez légers, par L'envoi de garnisons qui occupaient un petit nombre de points stratégiques, et de temps à autre, quand le pays était menacé, par l'arrivée d'armées composées de mercenaires de toute origine, dont l'indiscipline et les pilleries causaient aux habitants autant de misères que les ennemis contre lesquels ces armées étaient censées venir les protéger. Autrement ces provinces reculées et négligées jouissaient en temps ordinaire de la plus grande liberté et s'administraient réellement elles-mêmes. Le régime municipal s'y était développé dans la plus entière indépendance et avait atteint ses dernières limites. Chaque ville de Calabre était par le fait une petite république au gouvernement autonome, sous la suzeraineté de l'empereur. Elle avait ses magistrats élus, ses finances, ses milices ; et sa subordination au Catapan n'était le plus souvent que nominale. Ce développement de l'indépendance municipale avait même été poussé beaucoup trop loin, par suite du relâchement de l'autorité impériale. Malgré l'attachement des habitants à l'hellénisme byzantin, il devait faire du pays une proie relativement facile pour la conquête normande. Les villes de Calabre, ainsi constituées dans la réalité en républiques indépendantes, étaient toutes, à part Reggio, fort petites, ne comptant que quelques milliers d'habitants. Aucune n'avait la vitalité puissante, la force de résistance de Gaète, de Naples, de Bari ou de Tarente. Contre une attaque sérieuse, contre le progrès d'une entreprise de conquête conduite avec habileté et persévérance, elles n'étaient pas en état de se défendre avec succès. Il leur aurait fallu pour cela s'unir en un indissoluble faisceau sous une direction énergique et commune. Mais dans leur passion d'indépendance locale elles avaient perdu tout sentiment spontané de solidarité, et l'autorité des lieutenants du Basileus n'était plus assez effective pour les grouper sous sa bannière, comme il eût été indispensable. Toutes ces minuscules républiques, qui n'ont pas laissé de nom dans l'histoire, devaient donc en peu d'années succomber en détail sous les coups des Normands, en cherchant à se défendre isolément, sans qu'aucune sût marcher au secours de sa voisine. Et de cette manière, faute. de s'unir, elles allaient perdre la liberté municipale, à laquelle elles avaient été si attachées, pour se transformer en baronnies féodales sous un seigneur étranger. Telle était la situation des choses dans le midi de l'Italie au commencement de 1058, lorsque le dernier-né des fils de Tancrède et de Fransenda, qui venait à peine de voir le jour quand ses frères les plus aînés s'étaient rendus en Italie, sortit de l'adolescence. Dès qu'il se sentit la force de guerroyer, le Séjour du manoir de Hauteville, où il était resté jusqu'alors sous l'aile de ses parents, lui devint insupportable. et il voulut à son tour aller tenter la fortune auprès de ses frères. Vainement son père et sa mère cherchèrent à le retenir auprès d'eux pour assister leur vieillesse. L'ambition et le désir des aventures furent plus forts que la piété filiale. Les griffes étaient poussées au lionceau, et il voulait aller les essayer sur une proie digne de lui. Il partit donc, déjà fiancé à une jeune fille de la plus grande naissance, Judith, fille de Guillaume d'Évreux, le petit-fils du duc Richard Ier. La mère de cette Judith, Advise Giroie, appartenait aussi à l'une des premières familles de la noblesse franco-normande ; d'un premier mariage elle avait eu pour fils Robert de Grentemesnil, le célèbre abbé de Saint-Évroult en Ouche, puis de Santa-Eufemia en Calabre. Roger vint à la cour de son frère Robert et y trouva bon accueil. Le chroniqueur Geoffroy Malaterra, qui écrivait presque sous la dictée de Roger, alors que celui-ci, conquérant de la Sicile, était parvenu à l'apogée de sa puissance et de sa gloire, nous trace un portrait de lui dans sa première jeunesse, à son arrivée à Melfi, qui a la valeur d'une note autobiographique. C'était un beau jeune homme, de haute stature et de formes élégantes, très éloquent, d'un conseil sûr, d'une prévoyance extrême, il se montrait gai et affable. Il était on outre doué d'une grande force et d'une bravoure à toute épreuve. Aussi ses rares qualités lui valurent rapidement les bonnes grâces de tous. Fort désireux de se former un parti, et impatient d'acquérir de la gloire comme on l'est à cet âge, il donnait avec la plus grande largesse tout ce qu'il possédait à ceux qui consentaient à s'attacher à sa fortune. Je ne puis mieux faire que de continuer à rapporter le texte même de Geoffroy Malaterra, qui nous fait assister de la façon la plus vivante à la façon dont les Normands, encore fidèles aux traditions des Vikings scandinaves, procédaient dans les provinces où ils entraînaient pour la première fois, avant d'être en mesure d'en opérer la conquête définitive. Car ils commençaient toujours par les piller et par les réduire dans un état de demi-vasselage en leur imposant un tribut ; pour plus tard, quand ils s'y sentaient plus forts, substituer à ce régime provisoire une domination directe, une occupation effective et complète, et s'en partager les seigneuries. Robert Guiscard, dit le chroniqueur, voulant mettre à l'épreuve la fermeté et la bravoure militaire de son jeune frère, lui confia soixante hommes d'armes et l'envoya avec cette petite troupe combattre eu Calabre des milliers d'ennemis. Roger partit courageusement, et alla fixer son camp et établir ses tentes sur le sommet le plus élevé de la montagne de Bivona, — là où il bâtit plus tard, comme nous l'avons vu, le château de Monteleone, — afin que ces campements, aperçus de tous les pays environnants, inspirassent au loin la terreur. En effet, lorsque les villes et les châteaux de la province et du Val delle Saline — district voisin de Reggio, que nous visiterons plus tard, dans la suite de notre voyage — connurent la présence des Normands, tous furent effrayés. Ils envoyèrent des ambassadeurs demander la paix, apportèrent de nombreux présents, livrèrent lâchement des positions très fortes, prêtèrent serment et donnèrent des otages. La soumission du pays à son
autorité et à celle de son frère ayant été obtenue par ces moyens, Roger
expédia à Robert quelques-uns des siens, pour lui apporter la plus grande
partie de l'argent qu'il avait reçu et lui raconter ce qui s'était passé,
Puis, sans perdre de temps, il fortifia à l'aide de tours et d'autres
ouvrages militaires son camp au lieu appelé Incifola — ou Intefoli, la
leçon du nom est douteuse dans les manuscrits et je ne le retrouve pas dans
la nomenclature du pays ; il s'agit d'une position très voisine de Monteleone.
— Il garnit ce camp retranché de soldats armés et
l'approvisionna de tout ce qui était nécessaire. Robert Guiscard reçut
l'argent envoyé par Roger, fut heureux d'apprendre que son frère avait fait
preuve d'un grand courage, et désirant avoir une entrevue avec lui, lui fit
dire de venir le trouver le plus promptement possible. Roger prit alors six
cavaliers seulement, confia aux autres la défense de son camp et le soin de
tenir la province en bride ; puis il vint voir son frère en Pouille. Celui-ci
lui fit bon accueil, et les deux frères 'se réjouirent en se racontant leurs
aventures. Le résultat de leur entrevue fut l'organisation d'une grande entreprise sur Reggio. Robert en prit le commandement en personne et marcha jusqu'au détroit, en compagnie de son jeune frère, à la tète de la plus nombreuse armée qu'il put rassembler. Il espérait un succès facile, mais cette confiance fut déçue. Les habitants étaient résolus à une énergique résistance, bien qu'ils eussent beaucoup souffert de la disette et de l'épidémie qui cette année même avaient désolé la Calabre. Ils avaient fait le dégât à une assez grande distance de la ville, de manière à empêcher l'armée assaillante d'y subsister. Robert envoya Roger avec 300 hommes d'armes à Gerace, qu'il réussit à enlever par un brillant coup de main, malgré la force extrême de la position, et il en fit un centre de ravitaillement. Par ses soins les Normands furent largement approvisionnés de convois de vivres tout le temps qu'ils restèrent devant Reggio. Mais à l'approche de l'hiver, comme on n'avait fait aucun progrès et qu'on manquait de machines pour battre les murs de la place, il fallut se retirer. A la suite de cet insuccès, la discorde se mit entre les deux frères. Roger se plaignait de l'ingratitude et de l'avarice de Robert, qui ne lui donnait même pas d'argent pour payer ses hommes. Robert affectait de traiter Roger avec suspicion, de voir en lui un rival qui voulait le supplanter. A la suite de scènes des plus vives, Roger quitta l'armée et s'en vint à Melfi. Son frère Guillaume, comte, du Principato, qui prétendait avoir également à se plaindre, de leur aîné et suzerain, l'appela vers lui et lui donna, la ville forte de. Scalea, près des embouchures du Lao dans la mer Tyrrhénienne. Roger en fit sa place d'armes et de là se mettant en révolte ouverte, commença une série d'incursions sur les terres de Robert Guiscard dans le Val di Crati. Robert, furieux, vint alors l'assiéger à Scalea, mais ne put pas s'en emparer. Des amis officieux s'entremirent et les réconcilièrent. Roger rentra au service de Robert et y resta deux mois ; mais toujours sans être payé. Comme il manquait de bien des choses à cette époque de sa vie, dit toujours Geoffroy Malaterra, il vivait à l'aide des vols que commettaient ses hommes d'armes. Si je rapporte ces faits, ce n'est pas afin qu'ils ternissent la mémoire de Roger ; c'est pour me conformer à ses ordres que je rapporterai de lui des particularités honteuses et répréhensibles. Mon unique but est de montrer que, grâce à ses efforts incessants, il a su, en partant d'une misère profonde, vaincre tous les obstacles et parvenir au faite de la richesse et de l'honneur. Il avait un écuyer qui s'appelait Blettina, merveilleusement adroit quand il s'agissait de voler. Ce Blettina, alors jeune homme fort besogneux, devenu depuis comte opulent, ayant vu à Melfi, dans la maison où se trouvait Roger, des chevaux qui lui faisaient envie, détermina son maitre à se joindre à lui, et pendant la nuit ils parvinrent à voler ces chevaux et à les emmener au loin. Malgré quelques précautions oratoires, il est clair que lorsque Roger, devenu le grand comte, faisait raconter à la postérité ces bons tours de sa jeunesse, il n'en rougissait guère, mais bien au contraire en tirait une certaine vanité. Las d'un service aussi mal récompensé, il quitte de nouveau son frère Robert au bout de deux mois et retourne s'embastiller à Scalea. De là il reprend ses courses de pilleries sur les domaines de Robert Guiscard, détrousse une caravane des plus riches marchands de Melfi, qui passaient près de son château, appelle autour de lui tous les gens sans aveu, tous les aventuriers avides de butin, compte bientôt dans sa bande cent chevaliers, et fait de Scalea un repaire d'outlaws dont le nom redoutable se répand au loin. Les Calabrais des villes qui s'étaient soumises, voyant les Normands se battre entre eux, s'insurgent. Nicastro massacre sa garnison. Robert Guiscard, sur ces nouvelles, comprend que la conquête de la Calabre est compromise, qu'il faut changer de conduite envers Roger et envoyer au plus tôt contre l'ennemi ce jeune lion, devenu déjà si terrible, au lieu de le laisser tourner ses efforts vers la guerre civile. Au lieu donc de chercher à châtier son frère rebelle, il capitule avec lui, reconnaît ses torts, lui envoie de l'argent et signe un traité par lequel il lui promet la possession de la moitié de tout le territoire conquis ou à conquérir sur les Grecs en Calabre, depuis l'isthme Scylacien jusqu'à Reggio. Quelques mois après, au concile de Melfi, le Pape Nicolas II, sous l'inspiration d'Hildebrand, proclamait la charte définitive de l'établissement des Normands en Italie, scellait leur alliance avec le Saint-Siège et donnait aux conquêtes que Robert Guiscard projetait sur les Byzantins et sur les Arabes dans l'extrémité méridionale de la péninsule et la Sicile le caractère d'une croisade entreprise au nom de l'Église. Ceci se passait en juin 1059. A l'automne de la même année, Robert Guiscard était déjà en Calabre à la tête d'une nombreuse armée, prenait Cariati, assiégée depuis plusieurs mois, et Rossano, la principale forteresse grecque de la région orientale de la Sila, forçait Cosenza à passer de la condition de simple tributaire à celle de ville directement sujette, enfin s'emparait, cette fois définitivement, de Gerace, que l'on avait dû évacuer l'année précédente en abandonnant l'entreprise de Reggio. Roger de son côté, commandant une division séparée, ne restait pas inactif. Tandis que son frère prenait Cariati, lancé bien plus au sud, il assiégeait Oppido. L'évêque grec de Cassano — ces évêques byzantins de l'Italie méridionale étaient des prélats guerriers comme nos évêques féodaux, et ils combattaient les Normands avec une passion où se manifestait leur hostilité pour l'Église latine, — l'évêque grec de Cassano et le topotiritîs de Gerace tentèrent comme diversion un Cp de main sur le château de San-Martino d'Aspromonte, dans le Val delle Saline, dont les palissades abritaient un poste avancé de Normands, surveillant les environs de Reggio. Roger, détachant une partie de ses soldats du siège d'Oppido, courut à San-Martin o et battit si bien les Calafiro-Byzantins qu'ils furent tous tués ou prisonniers. Cette victoire eut un retentissement éclatant dans toute la Calabre ; elle y porta au plus haut la renommée du jeune Roger, amena la capitulation immédiate d'Oppido, et par son effet moral contribua puissamment à la chute de Rossano et de Gerace. Au printemps de 4060, Robert, qui venait de recevoir la
soumission de Tarente, retourna en Calabre et opéra sa jonction avec Roger.
Les deux frères réunis se présentèrent pour la troisième fois devant Reggio, à
l'époque de la moisson. Les habitants se défendirent avec énergie, et les
deux chefs normands, pour soutenir' et enlever leurs troupes, durent
s'exposer eux-mêmes au premier rang. Roger paya vaillamment de sa personne.
On raconte qu'il s'attaqua dans un combat corps à corps à un ennemi d'une
stature gigantesque, qui défiait les plus forts des Normands, et qu'il
parvint à le tuer après l'avoir désarçonné d'un coup de lance. Mais, comme le
remarque justement M. l'abbé Delarc dans son excellent livre sur Les
Normands en Italie, le souvenir du triomphe de
David sur Goliath a beaucoup hanté l'imagination des chroniqueurs du moyen
âge, et celle de Malaterra en particulier ; le récit d'un ennemi à la haute
stature, bravant et insultant ses adversaires, puis régulièrement occis par
le héros du chroniqueur, revient trop souvent pour ne pas éveiller des doutes
sur la valeur historique de ces exploits. Quoi qu'il en soit, Robert Guiscard avait cette fois devant Reggio des ingénieurs capables de lui construire des machines pour faire brèche aux remparts. On coupa des arbres dans les forêts de l'Aspromonte, on en fit des engins de guerre et on les mit en batterie. Les gens de Reggio comprirent qu'ils pourraient retarder quelque temps le dénouement de la lutte, mais que l'issue n'en était plus douteuse. Ils étaient encore en mesure d'obtenir en se rendant de bonnes conditions, qui plus tard, leurs murailles abattues, leur eussent été refusées. Ils se hâtèrent de capituler, et la garnison grecque sortit de la place avec les honneurs de la guerre. Robert fit à Reggio une entrée triomphale et distribua de grandes récompenses à Roger et à toute l'armée. Puis il s'occupa sans retard de pacifier et d'organiser sa nouvelle conquête. Pendant ce temps, Roger battait le pays avec un détachement, recevant les soumissions volontaires ou forcées des villes et des châteaux qui tenaient encore pour l'empereur d'Orient. La forteresse de Scilla fut la dernière à résister. Mais les Grecs qui s'y étaient enfermés finirent par se lasser à leur tour et l'évacuèrent. La conquête de la Calabre était complète et définitive, et suivant l'expression biblique, qu'emploie à cette occasion Geoffroy Malaterra, toute la province se tut devant le duc Guiscard et son frère Roger. En apparence, la meilleure entente régnait entre eux. L'intérêt politique leur tenait lieu d'amour fraternel. Robert donna à Roger le rang et le titre de comte, et la propriété de la ville de Mileto, où celui-ci fixa désormais sa résidence. C'est alors que Roger rendit à son frère Guillaume Scalea, qu'il tenait de sa générosité et qui lui avait fourni un inexpugnable abri dans ses jours d'épreuve et de misère. II Mileto n'était pas une ville de fondation ancienne. Il est impossible de trouver une trace de son existence dans l'antiquité, et au milieu d'une contrée où l'on rencontre à chaque pas des vestiges matériels des âges classiques, cette localité se fait précisément remarquer par l'absence de toute relique d'occupation hellénique ou romaine. Si donc Barrio, et après lui la plupart des écrivains calabrais, à l'exception du consciencieux et vraiment savant Capialbi, racontent la fondation de Mileto par les Milésiens d'Ionie au temps de la grande colonisation grecque du midi de l'Italie, dans le VIIe siècle avant l'ère chrétienne, c'est un pur roman sorti tout entier des fantaisies de leur imagination. Il n'y a qu'à en sourire, aussi bien que de la naïveté avec laquelle le P. Calcagni, moine bénédictin de l'abbaye de la Santa-Trinità dans cette ville, qui écrivit à la fin du XVIIe siècle une histoire de son couvent, raconte que l'apôtre saint Paul vint en personne à Mileto, y prêcha le christianisme, y opéra de nombreuses conversions, y fonda une église et modifia. le blason de la ville. Il portait avant lui un M entre deux fleuves ; l'apôtre y ajouta une croix au-dessus de la lettre initiale. Saint Paul composant un blason suivant les règles les plus strictes de l'art héraldique ! Après une aussi merveilleuse invention, il faut tirer l'échelle. Avec son existence qui ne remonte pas au delà de l'époque médiévale et son nom purement grec, Mileto est sûrement une des nombreuses villes neuves que la domination byzantine établit sur le sol calabrais, lors de la colonisation grecque qu'elle amena remplir les vides que les ravages des Sarrasins avaient faits dans la population de la contrée. Capialbi s'est efforcé en vain de prouver, par des arguments qui n'ont rien de décisif, que la ville existait dès le VIIIe siècle. La chose n'est pas absolument impossible, puisque nous avons vu tout à l'heure que Néocastron (Nicastro), qui est également une cité de fondation gréco-byzantine, datait d'une époque aussi élevée. Mais elle est peu probable. La grande majorité des nouvelles villes grecques de Calabre n'ont surgi que deux cents ans plus tard. J'avoue que, pour ma part, je serais disposé à croire plutôt que Mileto a dû être fondée à la même époque que Katasaron ou Catanzaroy vers le milieu du Xe siècle, à l'époque de la grande mission réparatrice dont l'Empereur Nicéphore Phocas chargea le magistros Nicéphore dans l'Italie byzantine. Le thème d'Anatolie fournit à cette époque de nombreux colons à la Calabre. Il est assez probable que Mileto dut son nom à la patrie d'origine de ceux qu'on y établit lors de la fondation. Cependant il serait aussi possible de conjecturer que ce nom fut choisi par le duc de Calabre en l'honneur de Nicéphore, évêque de Milet, qui se trouvait alors dans le pays et qu'entourait une vénération profonde pour cette sainteté qui après sa mort fit inscrire son nom sur les diptyques de l'Église grecque. Il était parti comme aumônier de la grande expédition que le Basileus envoyait en Sicile, au secours, des chrétiens de Rarnetta, sous la conduite de son neveu Manuel Phocas et de l'eunuque Nicétas, élevé à la double dignité de protospatharios ou maréchal et de drongarios ou amiral. Après la destruction de l'armée byzantine, l'évêque Nicéphore, échappé au désastre, était parvenu à se réfugier en Calabre, où il fit quelque séjour, tandis que Nicétas, l'eunuque-amiral, enfermé dans les prisons de Mehdiah, trompait les ennuis de sa captivité en calligraphiant avec beaucoup d'art un manuscrit des Homélies de saint Basile que possède notre Bibliothèque Nationale de Paris. Du reste, il n'est qu'une seule fois fait mention de Mileto dan l'histoire avant le moment où Robert Guiscard donna la ville à son frère Roger. Car il faut écarter un certain nombre de, faits apocryphes, que les écrivains locaux enregistrent encore avec confiance, bien que la critique en ait fait justice. Ainsi le sac de Tropea, Nicastro et Mileto par les Musulmans en 946 ne se lit que dans la fausse Chronique d'Arnulfe, misérable forgerie du siècle dernier. La grande bataille gagnée à la fin du Xe siècle sur les Arabes de Sicile par les chrétiens de Calabre qu'auraient commandés Giordano di Mileto, Roberto di Guardavalle et Elia di Crotone, est un pur roman inventé par Paolo Gualtieri et docilement répété par le P. Fiore. Enfin l'histoire des Sarrasins qui, défaits à Reggio en 1004, se seraient retirés à Mileto, alors occupé par eux, appartient aux interpolations de Pratilli, à la Chronique du monastère de La Cava. Ici comme toujours quand il s'agit des villes calabraises, l'historien est obligé de dissiper dès l'abord une nuée de fictions plus ou moins frauduleuses avant d'atteindre le terrain de l'histoire vraie, et les temps du premier moyen âge sont une époque sur laquelle on ne sait rien de positif. Le seul fait certain que nous, puissions enregistrer, c'est que Mileto existait déjà en 982, lors de la désastreuse expédition de l'Empereur Othon II en Calabre. Car l'historien arabe Ibn-al-Athîr affirme que la ville fut alors momentanément occupée par l'armée allemande. Ce qui est positif d'ailleurs, c'est qu'au moment de la conquête normande, Mileto n'était encore qu'une très petite ville. Elle avait si peu d'importance qu'on n'en avait pas fait le siège d'un évêché, bien qu'il fût dans les habitudes des Byzantins d'en établir un dans toutes les cités, même médiocres, qu'ils fondaient en Italie. Il y avait seulement à Mileto ce qu'on appelait une katholikî. D'après les règles disciplinaires, remontant aux premiers temps du christianisme, qui étaient restées en vigueur chez les Grecs, toute église qui n'avait pas le rang de cathédrale ne possédait pas un propre prêtre investi d'une manière fixe du ministère paroissial, ce que nous appellerions aujourd'hui un curé. Les églises secondaires étaient desservies par des prêtres de l'église mère et épiscopale, que l'évêque déléguait pour y célébrer les offices aux dimanches et aux jours de fêtes, agissant de cette manière en pasteur unique de son diocèse. Dans la majorité des églises succursales de ce genre, on ne pouvait que dire la messe et donner la communion aux fidèles qui s'y réunissaient. L'administration des autres sacrements, et particulièrement du baptême, était exclusivement réservée à la cathédrale. Pourtant il y avait certaines églises qui, sans être cathédrales, avaient été investies du privilège de posséder des fonts baptismaux. Elles se trouvaient dans les centres de population un peu plus importants que les simples villages, mais pourtant encore inférieurs aux villes épiscopales, et dans la hiérarchie ecclésiastique elles avaient un rang spécial. Dans le nord et le centre de l'Italie, où a toujours régné le rite latin et où les églises de cette catégorie ont été élevées à la dignité de paroisses vers le Ve siècle, le surnom de pieve — du latin plebs, à cause du concours de peuple qui y avait lieu — est resté généralement attaché par tradition à celles qui étaient à l'origine dans ce cas. C'est ainsi, par exemple, que l'on trouve à Arezzo l'église Santa-Maria della Pieve. Le langage ecclésiastique grec appliquait aux églises succursales privilégiées et de premier rang, où il y avait un baptistère la désignation de katholikî. C'est celle qui était universellement employée sous la domination byzantine dans les provinces méridionales de l'Italie où le rite grec avait été établi. Et dans un certain nombre de localités le nom est resté jusqu'à nos jours attaché par tradition aux églises qui avaient alors eu ce titre. Ainsi nous trouvons à Stilo l'église de La Cattolica, à Reggio celle de La Cattolica dei Greci. A Mileto, jusqu'à la ruine de la ville par le tremblement de terre de 1783, la plus vieille église, celle où Capialbi a cru retrouver un monument du VIIe siècle et qu'une tradition constante désignait comme ayant existé seule avant le temps des Normands, portait le nom de Santa-Maria della Cattolica. C'était donc une ancienne katholikî byzantine. À ce bien petit nombre de données se réduit ce qu'on peut savoir de Mileto antérieurement à 1060, à la date où Robert Guiscard, après la prise de Reggio, donna cette ville à son frère Roger, bornant là pour le moment les concessions territoriales qu'il s'était engagé par un traité solennel à. lui faire après que la Calabre aurait été conquise. III Roger n'éleva pas encore de réclamations. L'entente cordiale était absolument nécessaire entre les deux frères pour affermir leur récente conquête et pour rendre possible celles qu'ils rêvaient déjà pour le lendemain. De Reggio, dont ils venaient de s'emparer, les Normands voyaient devant eux la Sicile, séparée seulement par un étroit bras de mer, que la Providence semble avoir interposé là plutôt pour faciliter les communications que pour les interrompre. Comment leurs plus ardentes convoitises ne se seraient-elles pas dirigées vers une proie aussi belle et aussi riche ? C'était d'ailleurs faire œuvre pie et servir la cause de la religion que de s'en emparer, puisqu'il s'agissait de la rendre à la foi chrétienne et de l'enlever aux Musulmans, qui la détenaient depuis deux siècles. Le projet de la conquête de la Sicile était depuis longtemps arrêté dans l'esprit de Robert Guiscard, comme le complément naturel et nécessaire de son œuvre. Dès l'année précédente, au Concile de Melfi, quand il ne s'était pas encore rendu maître de la Calabre, il avait pris le titre de duc de Sicile en même temps que, de Pouille, et il s'était fait donner par le Pape l'investiture éventuelle de cette île, s'il parvenait à l'arracher aux Arabes. Il connaissait par avance le terrain sur lequel il devait y opérer, puisque ses débuts militaires avaient été l'expédition faite en Sicile avec ses frères aînés, en 1039, sous la bannière du Catapan Georgios Maniakis. L'occasion d'entamer l'entreprise ne se fit pas longtemps attendre. Reggio n'était pas conquis depuis un mois et Roger venait à peine de se rendre pour la première fois à Mileto, afin d'en prendre possession, quand il y vit arriver trois notables habitants chrétiens de Messine, Ansaldo di Patti, Niccolô Camulio et Iacopo Saccaro. Ils se donnaient pour les envoyés de la petite communauté chrétienne qui subsistait encore dans la ville et venaient en son nom demander, à un héros dont les exploits personnels avaient attiré sur lui tous les yeux, de passer immédiatement le détroit avec les compagnons dont il pourrait disposer. Il s'agissait de se présenter devant Messine en profitant des jours où les Musulmans étaient tout aux réjouissances d'une fête religieuse ; à l'apparition des étendards normands, les chrétiens devaient immédiatement se soulever et ouvrir les portes de la ville. Comme gage de l'authenticité de leur mission, ils apportaient à Roger un gonfanon décoré d'une croix d'or sur champ de pourpre, qu'ils prétendaient avoir été décerné jadis par l'Empereur Arcadius aux milices de Messine, en récompense de leur vaillante conduite à Thessalonique. Tout ceci offrait bien peu de garanties de quelque chose de sérieux ; mais l'offre répondait trop aux secrets désirs de Roger pour qu'il hésitât un moment. Dès les premiers jours de septembre 1060, il débarquait avec deux cents chevaux dans le port de Messine, dont la ville était alors séparée par une certaine distance. Naturellement il ne put même pas tenter de s'emparer de celle-ci et dut se borner à faire une courte reconnaissance. Mais il eut le temps de mettre en déroute les Musulmans sortis des murs pour le combattre et d'enlever un abondant butin, qu'il rapporta sur les barques à Reggio, que Robert se préparait à quitter pour courir en Pouille tenir tête à la grande invasion byzantine conduite par le Maronite Abou-l-Khareg. En se décidant si facilement,
dit Geoffroy Malaterra, Roger poursuivait un double
but, l'un spirituel et l'autre temporel. Il désirait ramener au culte du vrai
Dieu une terre possédée par les idolâtres, c'est-à-dire faire une œuvre utile
pour son propre salut, et il songeait aussi à s'emparer des biens des infidèles,
sauf ales utiliser ensuite pour le service divin. Quelques mois
s'étaient à peine écoulés qu'il lui était donné de renouveler la tentative
dans des conditions plus sérieuses. Une querelle de famille venait d'éclater entre deux des kâïds qui se partageaient à ce moment la Sicile musulmane, Ibn-et-Hawwas, maitre de Castrogiovanni et de Girgenti, et Ibn-Thimnah, qui dominait à Syracuse et à Catane. Vaincu par son rival, Ibn-Thimnah, vers la fin de 1060, passa en Calabre et vint trouver Roger à Mileto, pour lui offrir le concours d'une des factions armées des Arabes à l'établissement de la suzeraineté normande sur toute Pile, si les fils de Tancrède voulaient épouser sa querelle et l'aider à se venger d'Ibn-et-Nawwas. Roger, n'osant pas cette fois se décider seul, manda les choses à son frère et suzerain Robert, qui venait de chasser les Grecs de la Pouille et était redevenu libre de ses mouvements. Celui-ci vint à Reggio et des conférences suivies s'y tinrent entre les deux frères et Ibn-Thimnah. Le résultat en fut un nouveau départ de Roger pour la Sicile au mois de février 1061. Il allait avec cent cinquante hommes d'armes seulement, partie des siens propres, partie de ceux du duc Robert, ces derniers conduits par le chevalier normand Geoffroy Ridelle, rejoindre les forces musulmanes d'Ibn-Thimnah. Ce ne fut encore cette fois qu'une course de quelques jours, où l'on parvint à enlever Milazzo et Rametta et à faire du butin, mais où les Normands subirent devant Messine un échec qui faillit devenir un désastre complet. Il devenait clair pour tous que des aventures tentées par un petit nombre d'hommes ne pouvaient conduire à aucun résultat, que de véritables armées étaient nécessaires pour vaincre les Arabes et conquérir la Sicile. Robert Guiscard en rassembla une à Reggio, la munit de machines, d'approvisionnements sérieux, et quand tout fut prêt, aux premiers jours de mai, il lança en avant-garde Roger, avec Geoffroy Ridelle et quatre cent quarante hommes d'armes, qui franchirent le détroit sur treize dromons et se rendirent maîtres de Messine par un brillant coup de main. Aussitôt la ville prise, il s'y rendit de sa personne avec le gros des troupes. On s'avança ensuite vers Castrogiovanni, où Robert remporta sur Ibn-et-Hawwas une victoire qui amena la soumission d'un certain nombre de districts de l'île. Mais on ne parvint pas à s'emparer de la ville. Et à l'automne les deux fils de Tancrède rentrèrent sur le continent italien, se contentant pour résultats de cette première campagne de la conquête de Messine, Rametta, San-Marco 'et du Val-Demone, la portion de la Sicile où la population chrétienne était la plus dense, ainsi que de la restauration à Catane du kâïd Ibn-Thimnah, l'allié des Normands. Cependant Roger, qui n'était pas fâché d'agir par lui-même et en dehors de la surveillance de son ombrageux et redoutable frère, retourna seul en Sicile, au cœur de l'hiver de 1061 à 1062 et y vit la ville grecque de Traîna lui ouvrir spontanément ses portes. Il en fit sa possession personnelle, tandis que Messine était à Robert Guiscard, et c'est ainsi que Traîna devint désormais -la base d'opérations constante de Roger, dans ses entreprises ultérieures en Sicile. II était occupé à fortifier sa nouvelle conquête quand il reçut du continent une nouvelle qui le remplit de joie. Robert de Grentemesnil, l'abbé de Saint-Évroult, avait encouru la colère du duc Guillaume-le-Bâtard, et comme cette Colère ne pardonnait pas, il avait dû s'exiler de Normandie avec ses deux sœurs de mère, Judith et Emma, dont la première avait été, comme nous l'avons déjà dit, fiancée à Roger avant son départ. Déjà plusieurs fois le jeune comte, fort amoureux de la belle Judith, avait, au milieu de ses aventures guerrières, réclamé qu'on lui donnât enfin celle qui lui avait été promise. L'abbé de Saint-Évroult, chassé de sa patrie, se rendit en Italie, amenant à Roger sa fiancée et sûr par là d'y trouver bon accueil. C'est l'arrivée de Judith avec son frère et sa sœur en Calabre que Roger apprit tandis qu'il était à Traina. Il revint aussitôt sur le continent, et courut au-devant de sa fiancée dam le Val delle Saline. Leur rencontre eut lieu à San-Martino d'Aspromonte, et la cérémonie religieuse du mariage y fut immédiatement célébrée. Puis les deux nouveaux mariés se rendirent à. Mileto, où ils firent une entrée solennelle au son de la musique et donnèrent des fêtes brillantes à l'occasion de leurs noces. Cependant, peu de jours après, Roger, chez qui l'ambition primait l'amour, s'arracha aux bras de Judith pour retourner en Sicile, y achever l'organisation des districts conquis, s'emparer de la forteresse de Petralia, près de Cefalù, et rentrer bientôt en Calabre, où de graves événements allaient le retenir quelque temps. En effet, le mariage de Roger avec Judith fut le point de départ de la plus violente 'querelle qui eut encore éclaté entre lui et son frère, et amena entre eux une guerre sanglante. Jusque-là Roger, tout aux entreprises de Sicile, s'était contenté du titre nominal de comte de Calabre et de la possession de Mileto. Il n'avait pas élevé de difficultés sérieuses au sujet de la Mauvaise foi avec laquelle-Robert Guiscard retardait toujours la remise des domaines territoriaux, qu'il avait pris, lorsqu'ils s'étaient réconciliés, l'engagement de lui attribuer après la conquête faite en commun. Mais quand il se vit marié à une femme issue d'une plus haute noblesse que celle des Hauteville, qui avait dans ses veines le sang des duos de Normandie, il rougit de se voir dans une situation qui ne lui permettait pas d'offrir à Judith le morgengabe, c'est-à-dire le douaire que, d'après la coutume germanique et scandinave transportée par les Normands en Italie, le mari devait donner à sa femme le lendemain des noces. Irrité et embarrassé à la fois, tandis qu'il se rendait en Sicile, il somma Robert, en termes hautains et impératifs, d'avoir à tenir sa promesse et à lui remettre la moitié de la Calabre. Robert, qui n'aimait pas à se dessaisir d'une terre quand une fois il l'avait dans ses mains, lui offrit de l'argent en échange. Roger se tint-pour outragé d'une telle proposition. Outré de colère, il rompit violemment avec son frère, se mit en état de rébellion, leva des troupes et déclara hautement qu'il saurait bien prendre par force ce qu'on lui refusait de bon gré. Voulant pourtant mettre tout le bon droit de son côté, il résolut d'attendre avant d'engager les hostilités le délai de quarante jours que la règle féodale lui imposait de laisser à son suzerain pour réparer son déni de justice. Mais avant l'expiration de ce terme, Robert Guiscard avait rassemblé son Armée, était descendu en Calabre et venait mettre le siège devant Mileto[1]. Roger était à ce moment alité, gravement malade des fièvres paludéennes. A la nouvelle de l'approche de son frère et des troupes venues de Pouille, il dompta la maladie à force d'énergie morale, monta à cheval bien que tremblant la fièvre et vint présenter la bataille à ses agresseurs, Peux affaires fort meurtrières ouvrirent la campagne, dans lesquelles Roger parvint à empêcher Robert d'occuper les fortes positions du Monte Sant' Angelo et du Monte Verde, d'où il eût commandé tout le pays. Inauguré ainsi d'une manière plutôt défavorable au duc de Pouille, le siège trama en longueur, et la jeunesse normande, pour en tromper les ennuis, se mit à 's'envoyer d'un camp à l'autre des provocations chevaleresques à des combats singuliers. Un de ces combats coûta la vie à Arnaud de Grentemesnil, frère utérin de la nouvelle comtesse Judith, qui avait suivi ses sœurs et son frère l'abbé de Saint-Évroult. Désespérant de prendre Mileto de vive force, Robert Guiscard eut recours au procédé le plus habituel de la tactique normande en matière de sièges. Deux chemins donnaient accès à la ville. Il construisit à peu de distance des murs, pour intercepter ces chemins, deux fortes bastilles palissadées, et après l'avoir ainsi mise en état de blocus, il attendit que la famine lui livrât la place. Mais Roger n'était pas homme à rester inactif en une pareille conjoncture. Lorsqu'il savait son frère dans l'une des bastilles, il faisait une vigoureuse sortie pour attaquer l'autre, ce qui obligeait Robert à faire en toute hâte un long détour pour secourir le point menacé. Puis, quand il venait d'y arriver, Roger, suspendant l'attaque, traversait rapidement Mileto pour se jeter sur la position que Robert avait quittée en la dégarnissant. Une nuit, raconte Geoffroy Malaterra, Roger, suivi de cent hommes, sortit clandestinement de Mileto, et, dérobant sa marche à son frère, gagna Gerace. Cette ville, oubliant le serment de fidélité qu'elle avait prêté peu auparavant à Robert Guiscard, ouvrit ses portes à Roger et lui fournit les moyens de continuer la guerre. En apprenant cette nouvelle, Guiscard entra dans une violente colère. Il laissa de fortes garnisons dans les bastilles établies devant Mileto, partit avec le reste de ses troupes pour Gerace et vint camper près des remparts de la ville, mais sans pouvoir les franchir ; car, tout en lui jurant fidélité, Gerace avait cependant gardé une certaine indépendance municipale, et notamment n'avait pas permis d'élever un château normand dans l'intérieur de la ville. Le duc, impatient de terminer au plus tôt cette guerre, essaya alors de prendre Gerace par la ruse. Il se fit inviter à dîner par Basilios, son ami, l'un des principaux de la ville, et, la tête couverte d'un capuchon pour ne pas être reconnu, entra bravement dans Gerace et se rendit au palais de Basilios. Pendant que le dîner n'étant pas encore prêt, Robert Guiscard causait avec Melita, femme de Basilios, un domestique de la maison apprit aux habitants de Gerace que le duc, seul et déguisé, était dans leurs murs. Un tumulte des plus violents éclata aussitôt, la maison de Basilios fut entourée d'une foule armée et menaçante, qui criait trahison et demandait vengeance. Basilios, persuadé que toute résistance serait vaine et connaissant la cruauté de ses concitoyens, chercha à gagner une église, asile inviolable même pour les pires scélérats, mais il fut massacré avant d'y parvenir ; sa femme Melita n'eut pas un meilleur sort, elle fut empalée et expira au milieu d'atroces souffrances. Robert Guiscard se crut perdu ;
seul, sans défense, au milieu d'une multitude furieuse qui venait, sous ses
yeux, de commettre deux horribles assassinats, il vit, mais trop tard, qu'il
s'était jeté étourdiment dans une redoutable aventure et s'était pris dans
ses propres filets. Toutefois sa finesse normande ne l'abandonna pas. Elle
lui fit comprendre que toute résistance serait folie ; qu'il fallait à tout
prix, car c'était son dernier espoir, haranguer la foule et lui faire comprendre
que, s'il était massacré, ses soldats feraient expier cruellement sa mort aux
habitants de Gerace. Le puissant duc, pris au piège, se mit donc à parlementer avec le peuple soulevé. Il fit tant et si bien, tantôt menaçant, tantôt s'humiliant, qu'on abandonna l'idée de le tuer sur place. Mais on le conduisit en prison et on l'y retint pour décider ultérieurement de son sort. Quand les capitaines de l'armée de Robert Guiscard apprirent sa captivité, ils ne virent d'autre ressource que de faire appel à la générosité du caractère de Roger, en lui demandant d'intervenir pour sauver son frère, se portant garants que le duc, une fois libre, lui rendrait enfin justice. Roger répondit aussitôt à cet appel et vint devant Gerace. Là il convoqua les magistrats de la ville à une entrevue. Pressentant qu'ils ne se dessaisiraient pas facilement de la personne du duc Robert, il eut recours à la ruse pour les décider. Voici en quels termes il fait rapporter par Geoffroy Malaterra le langage qu'il tint aux principaux de Gerace dans la conférence à laquelle il les avait conviés. Je suis très heureux, mes chers
amis, mes fidèles alliés, que vous ayez fait prisonnier mon frère devenu mon
ennemi, mon persécuteur, et qui m'assiégeait dans ma propre ville. Votre
fidélité à mon-égard a été telle que je veux la récompenser en suivant vos
conseils pour châtier moi-même ce frère, sans vous laisser la responsabilité
de le faire de vos propres mains et par vos armes. Ma colère contre lui est
si ardente que mon glaive seul, et non celui d'un autre, lui donnera la mort.
Aussi ne croyez pas, m'être agréable en lui portant vous-mêmes le coup
mortel. Je vous défends absolument d'agir de la sorte. Hâtez-vous de me
livrer mon ennemi. Vous serez les premiers instruments de son supplice ; car soyez
sûr que, 'réalisant votre pensée ; je lui ferai rendre le dernier soupir dans
les tourments. Allons ! pas de retard, car rien ne me fera abandonner le
siège de cette ville jusqu'à ce que je me sois vengé des injustices de mon
frère à mon égard. Toute son armée, ne voulant plus supporter son joug
odieux, l'a abandonné, m'a choisi pour son chef et m'a juré fidélité. Mon
frère me trouvait à peine digne de posséder un lopin de terre, et maintenant
sa mort va me permettre de m'emparer de tout ce qui lui appartient. Ce n'est
pas avec moi qu'il faut essayer de temporiser et de faire traîner cette
affaire en longueur. Si vous n'accédez pas immédiatement à mes demandes, je
fais, sans autre délai, arracher vos vignes et vos oliviers, et mes machines
de guerre auront, en bien peu de temps, raison des fortifications de votre
ville. Souvenez-vous enfin que si Gerace est prise d'assaut, vous serez
traités comme on traite des ennemis. Le bras de Roger était en Calabre plus redouté encore que celui de Robert ; on ne bravait pas impunément sa colère. Les magistrats de Gerace sortirent terrifiés de l'entrevue, sentant qu'il leur était impossible de garder leur prisonnier et de ne pas le livrer au comte. Ils se demandaient surtout avec angoisse si Roger avait bien exprimé sa vraie pensée. Entre Normands et Gréco-Calabrais on était à deux de jeu pour mentir ; on connaissait réciproquement ses habitudes, et l'on savait que lorsque l'on conférait c'était avec la ferme intention de se tromper de part et d'autre. Aussi les gens de Gerace, avant de conduire Robert Guiscard à Roger prirent la précaution de lui faire jurer sur les reliques des saints que, s'il recouvrait sa liberté, il ne ferait jamais bâtir de château fort dans l'enceinte de la ville. Robert ayant été remis à Roger, celui-ci le traita avec tous les honneurs dus à son suzerain. Les deux frères s'embrassèrent en pleurant devant l'armée — ils avaient la larme facile quand les circonstances le réclamaient — et se jurèrent une inaltérable amitié. Pressé par ses lieutenants, Robert Guiscard prêta serment de mettre à bref délai Roger en possession des domaines qu'il lui avait promis ; 'puis Roger, ayant accompagné son frère jusqu'à San-Martino, reprit la route de Mileto. Mais pendant son absence la garnison de la ville, ayant appris que le duc Robert était captif, s'était jetée avec furie sur les deux bastilles qui la bloquaient. Les défenseurs de ces bastilles, démoralisés par la même nouvelle, ne les avaient pas défendues et s'étaient rendus prisonniers. Les soldats de Roger avaient rasé l'un des deux ouvrages, celui du côté de San-Giovanni, et avaient occupé l'autre, situé dans la direction de Sant' Angelo. Sichelgaïta, la seconde femme de Robert, qui l'avait accompagné dans cette expédition et était restée devant Mileto, s'était enfuie épouvantée à Tropea, cherchant un refuge derrière les fortes murailles de cette ville. Robert Guiscard, nous dit Malaterra, fut très courroucé en apprenant ces nouvelles. Elles lui firent oublier la belle conduite de Roger à son égard. Il déclara se refuser à exécuter le traité si auparavant on ne lui rendait le château de Sant' Angelo et tous ceux de ses soldats qui avaient été faits prisonniers. Pour ne laisser à Robert aucun prétexte à alléguer, Roger se soumit à cette nouvelle exigence et rendit le château et les soldats. Mais, même après cette concession, Robert persista dans son attitude. Alors Roger ne garda plus de mesure. Avec la connivence des habitants, il s'empara du château fort de Mesiano[2], appartenant à Robert, et déclara la guerre à son frère. Devant une telle fermeté, Robert Guiscard finit par céder. Pour ne pas voir toute la Calabre en révolution, il se décida à avoir avec Roger une entrevue dans le Val di Crati, sur un pont appelé depuis Ponte Guiscardo. C'est là qu'eut lieu le partage de la Calabre entre les deux frères. Robert partit aussitôt après pour la Pouille. Content d'être enfin parvenu au terme de ses désirs, Roger s'appliqua aussitôt à fournir de chevaux, d'habits et d'armes, ses soldats, que la guerre contre Robert avait fort appauvris ; et, pour y parvenir, il lit des réquisitions de tous les côtés. Les habitants de Gerace ne furent par épargnés. Roger ne leur avait pas pardonné leur conduite envers son frère, et, pour les punir, il commença à faire construire un château dans l'enceinte de leur ville. Les habitants réclamèrent et rappelèrent le serment fait par Robert Guiscard de ne jamais édifier de forteresse en ce lieu. Roger répondit que c'était son frère et non lui qui avait fait cette promesse, que la moitié de Gerace lui appartenait, il pouvait y construire ce qui bon lui semblait ; et les citoyens de Gerace, hors d'état d'en appeler aux armes, se virent contraints de donner de fortes sommes d'argent au comte pour que le château ne fût pas construit. Comme gage de sa réconciliation avec Roger, Robert Guiscard avait traité avec les plus grands honneurs Robert de Grentemesnil, le beau-frère du comte, et l'avait nommé abbé du grand monastère de Santa-Eufemia, qu'il venait de fonder cette année même, tandis qu'il était en Calabre. L'année suivante ce fut Roger qui, à son tour, bâtit à la porte de Mileto une autre et somptueuse abbaye bénédictine, celle de la Santa-Trinità, destinée à être le Saint-Denis des comtes de Calabre comme l'abbaye de la Trinità de Venosa était déjà celui des comtes de la Pouille. On y transporta les moines du monastère de San-Gregorio di Bivona, colonie du Mont-Cassin qui s'était établie sous la domination des princes longobards de Bénévent. Robert de Grentemesnil en fut fait abbé, en même temps que de Santa-Eufemia. IV Sa querelle avec Robert Guiscard à peine pacifiée, le comte Roger dut tourner son attention vers les affaires de Sicile. Ibn-Thimnah venait d'y être assassiné, et la perte de cet allié compromettait gravement la situation des Normands dans l'île. Profitant de la guerre civile entre les deux frères, les musulmans avaient repris l'offensive avec succès, et sans un effort prompt et énergique tout le terrain gagné depuis deus ans menaçait d'être perdu. Aussi dès le mois d'août 1062, Roger, aussitôt qu'il eut pris possession de ses nouveaux domaines de Calabre, retourna-t-il en Sicile, emmenant cette fois sa femme Judith, qui devait partager ses fatigues et ses dangers. Robert lui laissait désormais presque tout le poids, et aussi le mérite de l'entreprise sicilienne, car il ne reparut plus que deux fois dans ce pays. Je ne raconterai pas en détail les vicissitudes de la guerre de Sicile, qui ne, sauraient rentrer dans mon sujet et m'amèneraient à m'étendre inutilement outre mesure. Il me suffira de rappeler qu'après 1062 cette guerre, en se prolongeant, présenta de grandes alternatives de succès et de revers. Un moment la révolte des Grecs de Traîna, soutenue par les Arabes, réduisit Roger à être assiégé dans un quartier de la ville, où les Normands, soumis aux plus dures privations, se virent réduits à manger leurs chevaux, la dernière des extrémités pour des chevaliers. Mais Roger parvint à se dérober de nuit aux assiégeants. Laissant le soin de la défense à Judith, qui y déploya une énergie toute virile, il passa le détroit, gagna la, Calabre et y fit de nouvelles levées, avec lesquelles il revint bientôt dégager la place. Ceci fait il s'engagea jusqu'au cœur de l'île, et dans le printemps de 1063, avec son neveu Serlon et Oursel de Bailleul, il y remporta la grande victoire de Cerami sur les Musulmans venus d'Afrique au secours de leurs coreligionnaires de Sicile. Après cette bataille, la plus grande qui eut encore été livrée dans l'île, Robert Guiscard crut le moment arrivé d'en achever la conquête. Il venait, de son côté, de remporter des succès considérables sur les Grecs, leur enlevant Brindisi, Otrante et quelques autres places qu'ils avaient jusque7là conservées. Tournant ses principales forces vers le sud, il vint en Sicile au commencement de 1064 et y opéra sa jonction avec Roger. Les deux frères marchèrent sur Palerme. Mais ils échouèrent devant cette ville, comme devant Girgenti. A cet échec grave succéda un temps d'arrêt de quatre ans dans les progrès des Normands en Sicile. Roger était presque constamment dans l'île, tenant les Arabes en échec par des escarmouches incessantes ; mais il évitait toujours de s'engager à fond, voulant, avant de reprendre les grandes opérations, user en détail les recrues qui affluaient d'Afrique pour prendre 'part à la guerre sainte. Le comte revenait, d'ailleurs, de temps à autre sur le continent, soit pour s'occuper à Mileto de l'administration de ses États calabrais, soit pour fournir à son frère et suzerain Robert le service féodal, quand celui-ci le réclamait. C'est ainsi qu'en 1065 nous le voyons prendre part à l'expédition dans laquelle Robert Guiscard réduisit quelques villes qui avaient été jusqu'alors oubliées sur le versant de l'Apennin du nord de la Calabre dont le pied plonge dans la mer Tyrrhénienne et qui continuaient à, reconnaître l'autorité de l'Empereur d'Orient, comme Policastro et Ajello. C'est ainsi surtout qu'en 1071 il amena sa flotte au siège de Bari et contribua plus que tout autre à la chute de ce dernier boulevard de la domination grecque, par l'éclatante victoire qu'il remporta sur la flotte byzantine. Car Roger avait pris tout spécialement le département de la marine, que les Normands d'Italie étaient amenés à se créer pour faciliter leurs opérations en Sicile et pour tenir tête aux forces navales à la fois des Byzantins et des Arabes d'Afrique, alors les deux plus grandes puissances maritimes de la Méditerranée. Tandis que Robert ne connaissait que la guerre de terre, où il déployait, du reste, la plus grande habileté, Roger, sur un nouvel élément, avait senti se réveiller en lui les vieilles aptitudes des Northmans de la Scandinavie, et il était devenu marin consommé autant qu'habile général. C'était un fait nouveau et d'importance décisive que cette résurrection d'une marine italienne, réalisée par Roger. Au temps de leur puissance en Italie, a justement remarqué M. Saint-Marc Girardin, les Longobards n'avaient pas de marine, et le duché de Bénévent n'en eut pas non plus. Venant de la Pannonie et peuple essentiellement continental, les Longobards ne comprirent pas, en arrivant en Italie, qu'ils devaient prendre conseil du pays où ils arrivaient, et non pas du pays d'où ils venaient. Or la configuration géographique de l'Italie appelle évidemment une marine. Cependant, à partir de 1068, Roger et ses Normands avaient repris avec une lenteur méthodique leur marche en avant dans la partie occidentale de la Sicile. A l'automne de 1071 les choses de ce côté parurent assez avancées pour permettre, avec certitude du succès, le siège de Palerme. Robert Guiscard conduisit en personne dans la Sicile l'armée avec laquelle il venait de s'emparer de Bari, et ; réuni à Roger, prit position devant la capitale de l'île. Le siège de Palerme dura quatre mois, mais le 10 janvier 1072 les deux frères, vainqueurs, firent leur entrée dans la ville, qui venait de capituler sous la condition que ses habitants musulmans auraient le libre exercice de leur religion et continueraient à être administrés d'après leurs propres lois, jugés par leurs cadis musulmans. On procéda ensuite au partage féodal de la Sicile, de la portion qui restait à conquérir aussi bien que de celle qui venait d'être conquise. Le duc, s'adjugeant une part de lion, garda pour lui, outre la suzeraineté générale de l'île, la possession directe de Palerme, le Val Demone et Messine. Robert, aux applaudissements de l'armée, reçut le reste du pays, sans perdre pour cela ses domaines le terre ferme, et il joignit désormais le titre de comte de Sicile à. celui de comte de Calabre. Ses principaux vassaux dans l'île furent son neveu Serlon, qui devait succomber quelques semaines après dans un combat contre les Musulmans, et Arisgotto de Pouzzoles, gentilhomme de pur sang italien, qui avait associé sa fortune à celle des Normands, s'était hautement distingué dans les guerres de Sicile et avait contracté une alliance de famille avec les fils de Tancrède de Hauteville. A eux deux ils avaient reçu assignation de la moitié des terres du comté de Roger. Robert Guiscard, je l'ai dit, n'aimait guères à multiplier les concessions territoriales ; mais il lui était facile de déployer une libéralité inaccoutumée dans celles qu'il faisait à son frère en Sicile. Il donnait, en effet, ce qui ne lui appartenait pas encore, et la majeure étendue de la part abandonnée à Roger était à enlever aux Arabes. Ce prince recevait surtout un droit éventuel, qui devait l'engager à poursuivre et à compléter la conquête. Malgré cela pourtant, Roger devint à partir du partage de Palerme le grand comte par excellence, titre qu'il finit par prendre officiellement, le plus glorieux des feudataires normands. Ses États étaient déjà considérables et ne pouvaient que grandir, grâce à son génie politique et à la vaillance de son épée. C'est Mileto qu'il leur donna pour capitale. Il restait fidèle à la ville qu'il avait possédée la première et qui avait abrité les commencements de sa fortune. C'est là qu'il établit sa chancellerie. Il s'y organisa une cour, en partie féodale, en partie modelée sur le type byzantin, avec des offices d'ostiarii et de mystocleti pareils à ceux du palais de Constantinople. Il monta également à Mileto un atelier monétaire. C'est là que furent frappées, pour l'usage de ses possessions de terre ferme, de larges pièces de cuivre que l'on trouve exclusivement dans la Calabre, et surtout aux environs immédiats de Mileto. Ces pièces sont taillées sur le modèle des anonymes byzantines à types religieux, que les numismatistes attribuent d'ordinaire, je ne sais trop pourquoi, à Jean Zimiscês, mais dont, en réalité, la fabrication a dû se continuer dans l'empire d'Orient pendant une assez longue suite de règnes. Les trouvailles qui se font journellement en Calabre, montrent qu'à l'époque de la conquête normande ce numéraire de cuivre formait la majeure part de la circulation métallique dans le pays.. Et les nouvelles monnaies du comte Roger ne sont pas seulement taillées d'après les anonymes de cuivre constantinopolitaines ; beaucoup ont été refrappées sur de ces pièces antérieures, usées pour avoir longtemps couru dans les mains du public. Les espèces de cuivre du comte Roger, battues à Mileto, portent en latin la légende de son nom. Comme types, elles ont d'un côté l'image de la Vierge miraculeuse de Messine, qu'il proclamait sa protectrice spéciale dans ses guerres contre les Musulmans, tenant entre ses bras l'enfant Jésus. L'autre face montre un chevalier monté, en costume de guerre. Son accoutrement est exactement pareil à celui que la fameuse tapisserie de Bayeux donne aux Normands qui, à la même époque, faisaient la conquête de l'Angleterre : heaume conique de fer muni d'un nasal ; long haubert de mailles ; écu de forme oblongue et d'énorme dimension, large et arrondi au sommet, se rétrécissant en pointe par le bas ; épée à large lame ceinte au côté ; lance munie d'un gonfanon et portée sur l'épaule. Qu'ils eussent à combattre sous le climat brumeux de l'Angleterre ou sous le soleil de feu de la Calabre et de la Sicile, les chevaliers normands s'équipaient de même, et tout fervestus qu'ils étaient ne succombaient pas à la chaleur. On a peine à comprendre aujourd'hui la force herculéenne de pareils tempéraments. Roger désira que sa capitale devint le siège d'un évêché et l'obtint du Pape Grégoire VII. Nous avons la bulle d'institution de ce nouveau siège, mais comme la date en est exprimée seulement par l'année d'indiction, l'on hésite pour savoir si elle doit être traduite par 1073 ou 1081. La première date est pourtant la plus vraisemblable. Prenant pour prétexte la dépopulation de leurs villes épiscopales, le Souverain Pontife y supprime les deux antiques sièges de Bibona (Vibo Valentia) et de Tauriana, suffragants de l'archevêché de Reggio, unissant leurs territoires pour en former le nouveau diocèse de Mileto, qui est resté depuis lors le plus vaste de l'extrémité méridionale de l'Italie, car il s'étend le long de la mer depuis Maida jusqu'aux environs de Reggio. Par sa bulle même de fondation, l'évêché de Mileto est déclaré indépendant de tout métropolitain, et relevant directement du Saint-Siège, situation que confirmèrent successivement Urbain Il, Pascal II et Calliste II, et qui se maintient de nos jours. Dès le XIIe siècle elle était devenue un privilège tout à fait anormal. Mais au moment où l'évêché fut créé et remis aux mains du longobard Arnulfe, c'était le résultat naturel de la situation ecclésiastique du pays. Institué par le Pape, le nouveau siège était nécessairement de rite latin ; toutes les églises voisines, au contraire, à commencer par celle de Reggio, métropole religieuse de la Calabre, professaient le rite grec. Si donc on avait soumis l'évêché de Mileto à un archevêque dans la contrée, c'est d'un métropolitain de rite oriental qu'il aurait fallut faire dépendre ce prélat latin. Il y avait là quelque chose à laquelle ne pouvait consentir le Pontife romain, pour qui la latinisation des églises de l'Italie méridionale était un des résultats les plus désirables qui devaient découler tôt ou tard de la conquête normande. La fixation de la capitale du comté de Calabre et de Sicile amena donc de fort bonne heure l'établissement d'un évêché latin à Mileto. De puissantes abbayes de moines latins s'étaient auparavant fondées par suite des mêmes événements à Santa-Eufemia et à Mileto même. Bientôt saint Bruno et ses chartreux vinrent implanter une autre colonie monastique à San-Stefano del Bosco, dans les montagnes voisines. Ceci se passait au cœur d'un pays jusqu'alors exclusivement grec de langue et de religion, qui répugnait aux usages de l'Église occidentale. Mais le comte, sa famille et les principaux personnages de sa cour, de naissance normande ou de sang longobard, professaient personnellement le rite latin et n'avaient pas l'intention de l'abandonner pour adopter celui des vaincus. Il leur fallait donc un évêque de leur communion et des établissements monastiques qui y appartinssent également. De cette manière, par la force même des choses, Mileto devint le foyer de cette propagande de latinisation, encouragée et fomentée par la cour de Rome, dont l'ordre de Cîteaux et un peu plus tard celui de Flore furent les agents les plus actifs. Ce n'est pas cependant que Roger fût un fanatique en matière religieuse, ni même seulement un dévot zélé qui mît son pouvoir au service de la propagation du latinisme. En ces matières il faisait preuve, encore plus que son frère Robert Guiscard, déjà bien remarquable sous ce point de vue, d'un esprit de tolérance tout à fait extraordinaire pour son époque. Il veillait avec un soin jaloux à maintenir l'entière liberté d'exercice public des diverses religions professées dans ses États, et l'égalité parfaite de leurs adeptes au point de vue civil et politique. C'était là de la sage politique, inspirée par une singulière largeur de vues, mais qui, force est bien de le reconnaître, chez un homme du XIe siècle et avec les principes qui dominaient alors tous les esprits, révèle un fond incontestable d'indifférence religieuse. La logique des choses devait nécessairement conduire le grand comte Roger à témoigner beaucoup de propension et de bienveillance à l'hellénisme du midi de l'Italie. La population grecque de langue et de religion formait la presque totalité de ses sujets de Calabre et une part considérable de ceux de Sicile, précisément la part chrétienne, sur laquelle il avait à s'appuyer pour tenir en échec l'élément musulman, tout en le traitant, lui aussi, avec ménagement. Roger admit de nombreux Grecs à sa cour, dans sa maison, parmi les capitaines de ses armées, comme le Sergios qui le trahit au siège de Capoue. Sous lui et sous son fils le roi Roger, qui continua sa politique, c'est-à-dire pendant près d'un siècle, la littérature grecque, grâce à leurs encouragements, eut dans l'Italie méridionale et la Sicile une floraison brillante. La cour des princes normands à Mileto, puis à Palerme, rivalisait alors sous ce point de vue avec celle des empereurs de Constantinople. La poésie helléno-byzantine y était représentée par Eugène de Palerme, Constantin de Sicile, Roger d'Otrante et le Calabrais Jean Grasos. Au même temps se signalaient dans la littérature ecclésiastique l'archimandrite sicilien, Neilos Doxopatrios ; Prosper, archevêque de Reggio, surnommé le Philosophe, théologien et historien renommé ; Théophanios Kéramens, archevêque de Taormina, dont on possède soixante-deux homélies grecque, le diacre Amandos ou Adelphirios de Trani, historien, poète et auteur de la vie de saint Nicolas le Pèlerin ; Jean, archidiacre de Bari, qui a écrit la vie et les miracles de saint Nicolas de Myre, ainsi que l'histoire de la découverte des reliques de saint Sabino de Canosa. A la même époque la Sicile donnait à Byzance Constantin Manassès, qui alla se fixer à la cour des Comnènes et y composa une histoire byzantine en vers politiques. En matière ecclésiastique. le comte Roger partageait d'une manière égale ses libéralités et ses faveurs entre le clergé du rite latin, qu'il suivait lui-même, je l'ai déjà dit, et qui était celui de ses compagnons de conquête, et le clergé grec indigène. D'un côté il appela en Calabre saint Bruno et ses disciples, et il fonda dans ses États les premières abbayes cisterciennes. De l'autre en Sicile et en Calabre, il fonda autant de monastères basiliens du rite grec que de monastères latins, les dotant magnifiquement et accordant aux hégoumènes de quelques-uns d'entre eux la qualité de baron au temporel. Il multiplia les donations à ceux qui existaient antérieurement. Ce fut même à tel point que, pendant près de vingt ans, les évêques gréco-italiens se bercèrent de l'espoir d'attirer entièrement le comte Roger à l'église orientale. Il est vrai qu'en 1096 et dans les années suivantes, pour obtenir en échange du Pape Urbain II la bulle qui lui accordait, à lui et à ses successeurs, le privilège exorbitant de jouir de l'autorité ecclésiastique de Légats a latere dans la Sicile, il enleva les évêchés de ses États à la juridiction du Patriarche de Constantinople pour les remettre, comme avant Léon l'Isaurien, sous celle du siège de Rome. Il ordonna en même temps qu'au fur et à mesure de l'extinction de leurs titulaires grecs, ces évêchés passeraient au rite latin, comblant de faveurs toutes spéciales ceux des évêques qui consentirent à changer eux-mêmes immédiatement de rite. Les fidèles, les prêtres et les moines qui voulaient rester au rite grec étaient soumis à l'autorité spirituelle de l'évêque, désormais latin. Mais ils ne devaient pas être directement administrés par celui-ci ; on instituait un protopapas pour les diriger sous la surveillance de l'évêque. Enfin les garanties les plus sérieuses leur étaient données du maintien de leur rite, de leurs usages et de leurs droits. Cette série de mesures, dont Urbain II vint lui-même assurer l'exécution dans les domaines de Roger, avait été dictée au grand comte par un intérêt d'État, non par un zèle confessionnel, auquel il était étranger. Elles donnaient au latinisme la supériorité et la prépondérance en matière religieuse, comme le fait de la conquête les lui avaient données dans l'ordre politique. Mais elles ne détruisaient pas l'hellénisme, dont elles assuraient, au contraire, les conditions et l'existence. La nouvelle organisation ecclésiastique s'opéra, du reste, sans violence et à l'amiable. La soumission au Souverain Pontife, en conservant le rite grec intact, comptait dans le clergé italo-grec des partisans ardents, tels que Neilos Doxopatrios, qui écrivit son célèbre traité Des sièges patriarcaux pour glorifier l'œuvre de Roger et la justifier aux yeux de ses coreligionnaires. Les conditions de l'union de l'Église grecque de l'Italie méridionale et de la Sicile à l'Eglise de Rome furent solennellement et librement débattues, en 1099, au Concile de Bari, où l'éloquence et la science théologique de saint Anselme amena les députés du clergé grec à confesser la même doctrine que les Latins sur la procession du Saint-Esprit, et où, en même temps, l'énergique revendication par les moines basiliens du droit de suivre leurs anciens usages, fit maintenir aux Gréco-Italiens, le privilège, reconnu depuis à tous les Grec-Unis par le concile de Florence, de continuer à réciter le Symbole sans l'addition du Filioque. Enfin le clergé et les fidèles de rite grec voyaient une garantie contre les tendances que pourrait avoir la Papauté à les latiniser dans l'interposition, entre eux et l'autorité du Pape, de la suprématie de la couronne en matière ecclésiastique, établie dans une certaine mesure par la bulle d'Urbain II en faveur du comte Roger et de ses successeurs. Cette suprématie religieuse du souverain est une chose vers laquelle l'Église grecque a toujours eu une propension très marquée. Neilos Doxopatrios la proclame formellement dans son traité ; il soutient que la primauté papale dérive de ce que Rome était le siège de l'Empire. Aussi son livre, écrit pour justifier l'union et le retour à la juridiction romaine, n'en fut pas moins vu d'un fort mauvais œil par le Pape. Quant aux Musulmans, qui, à mesure que la cuti-quête de la Sicile progressait, formaient une plus grande part des sujets du comte Roger, tous les écrivains arabes contemporains sont unanimes à chanter les louanges de ce prince pour la fidélité avec laquelle il tenait ses promesses de respecter la liberté religieuse de leurs coreligionnaires, de leur laisser l'exercice public de leur culte, la jouissance de leurs lois propres et de leurs magistrats, pour la faveur avec laquelle il traitait leurs lettrés et leurs capitaines, les admettant à sa cour et dans ses armées sur le même pied que les 'chrétiens. Il avait tant de souci de les ménager qu'il mettait des entraves au zèle de la propagande chrétienne parmi eux. Non seulement il n'était pas question de violenter leurs consciences, mais le comte n'autorisait pas les prédications des missionnaires chez eux. Sa pénétrante intelligence avait promptement compris qu'il n'y a rien de rebelle aux prédications de ce genre comme les Musulmans ; qu'elles ne font que les irriter et les raffermir dans leur foi ; que là où les sectateurs du Prophète tombent sous la domination des chrétiens, elles n'ont pour résultat que de créer des embarras politiques, sans produire aucun effet sérieux pour le salut des âmes. A ce sujet, la vie de saint Anselme par Eadmer nous fournit un récit curieux. Le grand archevêque de Cantorbéry, contraint de fuir d'Angleterre devant la colère du roi Guillaume II, était venu en Italie se réfugier auprès du pape Urbain II. Tandis que le comte Roger assiégeait Capoue, révoltée contre le prince Richard, de la maison normande d'Aversa, il vint à son camp, ainsi que le Pape le faisait également. Le moine Eadmer accompagnait en cette oceasion.son archevêque et parle ainsi en témoin oculaire. Précédé de sa gloire théologique et de sa renommée de sainteté, Anselme fut accueilli dans l'armée normande avec la plus grande vénération. Cette armée comptait dans ses rangs plus de trente mille Musulmans de Sicile, commandés par des officiers de leur race et de leur religion. Leurs scheikhs et leurs kâids furent curieux de connaître le grand marabout chrétien qu'ils entendaient vanter si hautement par leurs compagnons d'armes. Plusieurs d'entre eux allèrent rendre visite à Anselme, qui les reçut de la façon la plus affable et les admit même à sa table, où il mangea avec eux. Les visites de ce genre se multiplièrent, et à leur suite le saint archevêque de Cantorbéry se rendit à son tour plusieurs fois au camp séparé qu'occupaient les Sarrasins, pour le visiter. A chaque fois la foule des Arabes se pressa autour de lui, poussée par une ardente curiosité, lui rendant toutes les marques de respect extérieur dont ils sont facilement prodigues envers les prêtres chrétiens et auxquelles ceux-ci se laissent généralement aller à, attribuer plus de valeur et de signification qu'elles n'en ont réellement. Ce fut le cas de saint Anselme. Nous comprîmes et nous sûmes, dit Eadmer, que la plupart d'entre eux se seraient volontiers laissé instruire par sa prédication et auraient présenté le col pour recevoir de ses mains le joug de la foi chrétienne si Ier comte l'avait permis et s'ils n'avaient pas craint de faire tomber sur eux sa colère. Car il ne souffrait pas qu'aucun d'eux se fit chrétien. Dans quel but agissait-il ainsi ? Cela ne me regarde pas ; c'est à Dieu à lui en demander compte. Il est permis de douter que saint Anselme et ses compagnons, qui ne savaient pas un mot d'arabe, aient pu connaître réellement les secrètes dispositions des Musulmans à la solde du comte Roger. Les démonstrations dont ils étaient personnellement l'objet leur auront fait illusion. Mais de ce que dit Eadmer il résulte clairement que le grand comte ne permettait pas les tentatives de prosélytisme parmi eux, et qu'avec un grand bon sens, une profonde connaissance des hommes, il témoignait de la répulsion et du mépris à ceux qui auraient été disposés à chercher un moyen de fortune dans un changement de religion dicté par la seule ambition. Mais l'histoire n'a-t-elle pas un accent étrangement moderne pour un épisode de l'an 1098 ? A lire les plaintes de saint Anselme sur les engraves apportées à sa propagande par le comte Roger, telles qu'Eadmer s'en est fait l'écho, on croirait être en présence de celles de l'archevêque d'Alger contre la politique des gouverneurs-généraux de la colonie. Ce qu'il faut remarquer, du reste, c'est qu'au point de vue même de l'intérêt religieux de la conquête des âmes, le résultat pratique prouva que c'était la politique du grand comte qui était la bonne, et non celle de saint Anselme. L'histoire n'offre qu'un seul exemple de populations musulmanes dont la majorité ait été amenée graduellement à se convertir au christianisme. Et c'est précisément en Sicile qu'il se produisit, sous les rois normands, parce qu'on s'y abstenait de tentatives pour convertir les Musulmans. Évitant avec soin tout prosélytisme direct, le gouvernement des Normands laissa la vie des musulmans pendant plusieurs générations au milieu d'une société chrétienne qui ne les repoussait pas, mais au contraire les accueillait assez pour se les assimiler, l'exemple des vertus de cette société et son influence morale, faire lentement et insensiblement son œuvre. Peu à peu les fils des conquérants arabes se fondirent dans la masse des chrétiens qui les entouraient et le plus grand nombre d'entre eux renonça spontanément à l'islam. Ce ne fut qu'une minorité qui resta obstinément arabe et musulmane et fournit au XIIIe siècle le noyau de la colonie sarrasine de Lucera, exterminée plus tard par les Angevins. Des prédications, intempestives, un zèle trop ardent de prosélytisme, en les faisant cabrer, les auraient ancrés dans leur religion d'une manière inébranlable. Elles n'auraient servi qu'à fortifier chez eux les préjugés contre le christianisme, qui se dissipèrent d'eux-mêmes sous le régime de la plus absolue liberté de conscience et de ménagements qu'on eût pu croire exagérés pour leurs susceptibilités. V Le désir de définir exactement l'esprit de la politique religieuse du grand comte Roger m'a entraîné à anticiper sur les événements. Mais je ne dois pas oublier que nous l'avons laissé presque au lendemain de la prise de Palerme et du pariage de la Sicile avec son frère et suzerain Robert Guiscard, alors qu'il s'occupait d'organiser ses États du continent et de l'île, et qu'il y donnait pour capitale Mileto, qui ne cessa pas de l'être tant qu'il vécut. L'achèvement de la conquête de la Sicile devint le principal objectif du comte. Mais il demanda plus d efforts et plus de temps qu'on n'aurait pu croire d'abord. La prise de la capitale n'entraîna pas la soumission de l'île. Au contraire, c'est alors qu'on vit-surgir dans le sud le plus redoutable adversaire que les Normands aient trouvé devant eux, le héros de la résistance musulmane, ce personnage que les chroniqueurs latins appellent Benavert et dont le vrai nom arabe paraît avoir été Ibn-el-Ouardy. Grâce à lui, c'est dix-huit ans encore que Roger dut guerroyer avant d'obtenir la soumission de la Sicile entière. Trapani succombait en 1077, Taormina en 1080 ; Syracuse ne fut prise qu'en 1088, Girgenti et Castrogiovanni en 1089. Enfin l'année 1090 vit la conquête de Butera : et l'année 1091 la capitulation de Noto, la dernière forteresse demeurée dans l'île aux Musulmans. Jusqu'en 4085, c'est-à-dire jusqu'à la mort de Robert Guiscard, le comte Roger vécut presque constamment en Sicile, occupé de la conduite de la guerre. Il ne revenait sur le continent que pour faire de courtes apparitions à Mileto, où il s'occupait des affaires de la Calabre, ou bien lorsque son frère réclamait de lui le service féodal, comme en 1077 pour combattre la rébellion du comte Abagilard. A partir de 1033, au contraire, il fut principalement en terre ferme et ne revint que de temps à autre prendre le commandement de ses armées de Sicile. Sa résidence habituelle fut désormais à Mileto. C'est dans les environs de cette ville qu'il établit en 1089, en le dotant de riches fiefs, le kâid de Castrogiovanni, Ibn-Hamoud, descendant de la race sacrée d' Ali par le rameau des Edrisites et membre de cette grande famille des Beni-Hamoud, qui dans le commencement du XIe siècle avait occupé pendant douze ans le khalifat de Cordoue, puis fourni des princes à Malaga et à Algéziras, et que les révolutions avaient ensuite chassé d'Espagne. Après avoir rendu sa ville de Castrogiovanni pour être réuni à sa famille, que Roger avait faite prisonnière à Girgenti et traitée avec de grands égards, Ibn-Hamoud, haï comme traître par ses coreligionnaires siciliens et ne se sentant plus en sûreté au milieu d'eux, avait demandé la permission de venir se fixer en Calabre et s'était fait chrétien. Il avait seulement mis pour condition à son baptême d'obtenir les dispenses nécessaires pour continuer à vivre avec sa femme, qui était sa parente à un degré auquel le Qoran permet le mariage, tandis que les canons de l'Église le prohibent. C'est également à Mileto qu'en février 1091 Roger reçut en audience solennelle, en présence de toute sa cour, les députés de Noto, qui venaient lui apporter les clés de la ville. La mort de Robert Guiscard avait, en effet, déplacé l'axe de la politique du grand comte Roger et le centre de ses intérêts, qui se trouvait désormais sur le continent. Elle avait fait de lui le chef effectif de la maison de Hauteville, celui sur qui - reposaient les destinées de l'établissement des Normands en Italie. Cet établissement traversait alors une crise des plus graves. Robert en mourant avait frustré de la succession du duché de Pouille, son fils aîné, Bohémond, celui qui était né d'Albérade, sa première femme répudiée, pour la donner au cadet, Roger Borsa, le fils de Sichelgaïta. Bohémond n'avait pas accepté de bonne grâce cette spoliation, et il en était résulté entre les deux frères une guerre ouverte, dont les principaux barons normands et longobards profitaient pour essayer de se dégager de leur lien féodal, et beaucoup de villes pour reprendre leur ancienne indépendance municipale. De cette manière l'État créé par le génie et la puissante épée de Robert Guiscard semblait au moment de se dissoudre dans l'anarchie, de ne pas survivre à son fondateur, et cela au moment où la violence de la querelle des investitures, parvenue à son comble, faisait du maintien et de la puissance de cet État un intérêt européen de premier ordre pour protéger la Papauté et empêcher l'Italie de tomber sous le joug des Allemands. Le comte Roger avait été l'un des conseillers de la dérogation à l'ordre de succession naturelle du duché, dérogation à laquelle les intrigues d'une mère ambitieuse pour son fils avaient certainement contribué, mais qu'avait aussi décidé une pensée politique. Car le but de Robert Guiscard en choisissant son second fils pour son successeur avait été de rattacher à l'établissement normand l'élément longobard, le plus fort de tous dans la Pouille, l'Abruzze, la Campanie et une partie de la Basilicate, celui dont l'hostilité eût pu compromettre le plus l'œuvre des Hauteville. En lui donnant pour duc le fils de Sichelgaïta, fille de Guaimar, prince de Salerne, Robert devait complaire à. cet élément longobard et lui donnait la satisfaction d'obéir désormais à des princes dans les veines de qui le sang des anciens souverains longobards se mêlait à celui des conquérants normands. Roger n'avait pas seulement conseillé d'agir ainsi ; il avait promis à Robert de veiller à ce que son testament fut respecté, en se faisant le protecteur des droits du jeune duc. Il fut fidèle à sa promesse, et ce fut son intervention armée qui décida la défaite de Bohémond, obligé de se contenter de la principauté de Tarente, ainsi que la soumission du duché à Roger Borsa. En agissant ainsi, le comte Roger servait puissamment ses propres intérêts. Il redoutait la violence et l'ambition inquiète de Bohémond, qui aurait été pour lui un suzerain trop effectif, toujours prêt à entrer en querelle et à empiéter sur ses droits. C'était, d'ailleurs, seulement en se faisant le tuteur du jeune et faible Roger Borsa qu'il pouvait avoir l'espoir de réaliser le vaste plan politique qu'il avait conçu. Ce plan, que Geoffroy Malaterra indique d'après les confidences du comte, et qui d'ailleurs ressort de toute sa conduite, était fort habile et très bien raisonné. Il consistait à diviser, d'après la différence de l'élément prédominant dans la population indigène, les conquêtes des Normands en deux États compacts et aussi unifiés que possible, étroitement alliés par la communauté d'origine de leurs souverains et par les intérêts politiques, mais indépendants l'un de l'autre : l'un, le duché de Pouille, comprenant toutes les provinces depuis le Tronto et le Garigliano jusqu'à la mer Ionienne et aux frontières de la Calabre, entre les mains des successeurs de Robert ; l'autre, qu'il espérait voir également un jour s'élever au rang de duché, embrassant toute la Calabre avec la Sicile, sous son autorité personnelle et celle de ses successeurs. Le comte Roger profita de tous les événements qui se produisirent pour poursuivre avec persévérance et succès l'unification complète de la Calabre et de la Sicile sous sa domination. 11 ne rendit pas aux ducs 'de Pouille un seul service qu'il ne se le fit payer largement par des concessions territoriales. Déjà, en 1084, il s'était fait donner par Robert Guiscard la possession de Messine et du Val Demone en Sicile, en échange des secours considérables d'argent et d'hommes (principalement de mercenaires musulmans) qu'il lui fournissait pour ses expéditions d'Albanie et de Rome. Deux ans après, pour prix de l'avoir assis sur le trône ducal, il recevait de Roger Borsa la moitié de la Calabre au sud de l'isthme Scylacien, que Robert Guiscard s'était réservée dans le traité de partage entre eux deux. En 1091 il prit pour le duc Cosenza révoltée, et exigea comme salaire la moitié de la ville de Palerme en toute propriété, avec l'administration de l'autre moitié, qui demeurait au duc. Et, raconte Geoffroy Malaterra, il sut alors si bien organiser l'exercice du fisc dans la cité, si bien y établir et y faire rentrer les impôts, que le duc Roger tira désormais plus de revenus de sa seule moitié qu'il n'en recevait auparavant de la ville entière. Trois ans après, en 1094, c'est seulement avec l'aide du comte Roger et de ses légions arabes que le duc Roger venait à bout de la formidable révolte de Guillaume de Grentemesnil ; et le grand comte se faisait encore payer de ses services par l'abandon de Cosenza et du Val di Crati. Au contraire, pour ce qui est de la transformation de son comté en duché, il réserva l'exécution de cette partie de son plan à ses successeurs. Quand son premier fils, Simon, naquit en 1093, il le proclama duc futur de Calabre et de Sicile. Mais lui-même se contenta jusqu'à sa mort de son titre de grand comte ou de consul. Il lui suffit de l'indépendance de fait qu'il avait su acquérir depuis la mort de Robert et de s'être rendu dans la réalité le maître de son suzerain. Mais dans la forme il mit sa loyauté à garder le vasselage du duc de Pouille. Pour les entreprises guerrières qu'il fit dans l'intérêt de ce suzerain, contre Bohémond, contre Cosenza et contre Guillaume de Grentemesnil, dans celles même qu'il lui dicta pour son propre intérêt à lui, comme celle d'Amalfi en 1096 et celle de Capoue en 1098, il eut soin de ne se mettre en marche qu'après avoir reçu la convocation féodale dans la forme régulière. En Sicile, où Robert Guiscard avait rétabli en sa propre faveur l'ancien privilège impérial de la fabrication de la monnaie d'or au nom du souverain supérieur, le comte Roger, même après qu'il fut devenu le maître effectif de toute l'île, respecta scrupuleusement ce privilège du duc suzerain. Les taris d'or battus à Palerme et à Messine, que le prince San-Giorgio Spinelli avait cru pouvoir lui attribuer, portent en réalité dans leur légende arabe le titre el-douka. C'est donc au nom du duc Roger Borsa qu'ils ont été émis par les soins de l'administration du comte Roger. Mais le peuple ne se méprit pas sur l'origine véritable de ce monnayage d'excellente qualité, et pendant longtemps il appela ces espèces, malgré leur inscription, les taris du comte. Au milieu des succès de sa politique, de l'accroissement constant de sa puissance, qui arrivait à son apogée, le grand comte avait un amer souci, celui de ne pas se voir d'héritier. Il avait été déjà marié deux fois. Ni de sa première femme, Judith, qui mourut on ne sait quelle date, ni de la seconde, Éremburge, fille de Guillaume, comte de Morton, laquelle mourut en 1088, il n'avait eu d'enfants mâles, mais seulement des filles. Il lui était bien né de diverses maîtresses trois fils naturels et reconnus. Mais l'ai né, Jourdain, qui avait été l'un de ses meilleurs lieutenants dans ses guerre de Sicile, à qui il avait pardonné la révolte où il avait cherché à se faire indépendant dans cette île, et qu'il désignait publiquement comme son successeur, était mort en 1092. Le second, Geoffroy, était d'une telle santé qu'on avait dû en faire un moine. Le troisième enfin, Manger, que nous trouvons encore vivant en 1098, n'avait pas reçu, nous ignorons par suite de quelle circonstance, un rang qui lui permît d'aspirer à la succession du duché. Mais le comte Roger, déjà vieux, s'était marié pour la troisième fois. Il avait épousé Adelasia ou Adélaïde, fille de Bonifazio, le plus fameux marquis d'Italie disent les écrivains contemporains, c'est-à-dire, non pas le marquis de Montferrat de ce nom, comme l'ont cru la plupart des modernes, mais Bonifazio del Vasto, dont les États comprenaient Turin et Asti, et qui disputait au comte de Savoie la succession de Suse. En 1093 elle lui donna enfin un premier fils légitime, Simon, puis en 1095 un second, Roger. Tous deux naquirent à Mileto, et Roger fut baptisé dans la cathédrale de la ville par saint Bruno, descendu de son ermitage de la montagne. Il eut pour parrain l'un des premiers compagnons du saint qui eussent embrassé la nouvelle règle, le bienheureux Lanwin, né d'une des plus nobles familles de Normandie. Un autre Chartreux, le frère Maraldo, composa à cette 0Qcasion une sorte de chanson latine, qui fut bientôt dans toutes les bouches. Malgré ce qu'elle a de cruellement prosaïque, j'en citerai une strophe, comme un curieux échantillon de poésie populaire de la Calabre à la fin du XIe siècle, que l'on ne se hasardait pas encore à composer en langue vulgaire : Lanvinus
est patrinus, Nobilis
Normannicits ; Tumque
sacro de lavacro Olivo
Bruno jungitur. Felix omen ! Tenet nonem Puer iste Rogerius Miletensis, nam ostensis Gaudebat Ecclesia. Miletensis
sit immensis Urbs
antiqua gaudiis ! Le comte Roger, d'ailleurs, tout en désirant passionnément des fils, avait su tirer le meilleur parti de ses filles pour contracter de magnifiques et puissantes alliances. Celles du premier lit, les filles de Judith, avaient été mariées : Mathilde à Raimond de Saint-Gilles, comte de Toulouse et de Provence (1080) ; Emma à Robert de Bourgogne, comte de Clermont, après avoir été d'abord demandée par Philippe Ier, roi de France, à qui sa riche dot faisait envie ; Constance à Conrad, roi d'Italie, le fils rebelle de l'empereur Henri IV (1093) ; Busille à Coloman, roi de Hongrie (1097). Celles du second lit, les filles d'Éremburge, épousèrent deux des principaux feudataires normands du duché de Pouille : Mathilde, Rainulfe, comte d'Alife ; Julitte, Raoul Macchabée, comte de Montescaglioso. Grâce à ses alliances, comme à la renommée de ses victoires et à sa politique de génie, le grand comte était devenu l'un des premiers princes de l'Europe, un de ceux dont on consultait le plus universellement la sagesse et qui pesait le plus par son influence et son action dans la balance des événements, de même qu'il était matériellement un des plus puissants et des plus riches. Dans les affaires d'Italie il tenait le premier rang et primait tous les autres. Il y était le grand protecteur et le bras droit de la Papauté, qu'il soutenait de toutes les forces de ses États et de ceux de son neveu le duc Roger, contre l'empereur Henri IV. C'était la mission historique des Normands d'Italie, la raison d'être de leur puissance et le premier de leurs intérêts politiques. Aussi les Papes, qui n'auraient pu se passer de l'appui du comte Roger, avaient pour lui des tolérances qu'ils ne manifestaient pour nul autre souverain. Certes c'était dans les idées du XIe siècle, et ce devait être surtout aux yeux de la Cour de Rome, un véritable scandale que la liberté de conscience absolue établie par Roger dans ses États et son indifférence confessionnelle. Or, non seulement on ne lui en faisait point de reproches ; mais c'est précisément ce prince tolérant par essence et par principe auquel fut accordée la plus extraordinaire concession spirituelle que la Papauté ait jamais consentie à aucun souverain. C'est à sa couronne que fut donnée une véritable suprématie religieuse par la bulle datée de la onzième aimée du pontificat d'Urbain II, laquelle servit de fondement à l'établissement du fameux tribunal ecclésiastique de la Monarchie de Sicile, source perpétuelle de disputes ultérieures entre les rois de Sicile et de Naples et les Papes, qui se refusaient, à bon droit d'après les principes de la constitution de l'Église, à accepter les conséquences logiques et naturelles de l'imprudente concession d'Urbain II. Car ce pontife n'avait rien moins fait que d'accorder au comte Roger et à ses successeurs des droits encore plus graves que ceux dont la dénégation par Grégoire VII aux empereurs d'Allemagne avait allumé la querelle entre l'Empire et la Papauté. Roger, une fois maitre de la Sicile, avait pris l'habitude d'y recruter de nombreuses troupes musulmanes et d'en faire un noyau permanent d'armée qu'il eût toujours sous la main, tandis que les levées féodales se dispersaient après le temps obligatoire de service. C'est par milliers qu'à partir de 1086 il employa ces troupes mahométanes dans ses guerres d'Italie, soit quand il s'agissait des affaires intérieures du duché normand, soit quand il fallait protéger le Pape contre les Allemands. Il faisait plus. Comme plus tard Frédéric II à Lucera, là où la fidélité de la population chrétienne indigène lui paraissait suspecte, soit chez lui-même en Calabre, soit en Pouille, dans les domaines de son neveu le duc Roger, il établissait des colonies de Sarrasins pour la tenir en bride et il leur construisait des mosquées pour leur culte. Un siècle et demi plus tard, cette intervention d'infidèles dans les querelles entre chrétiens, cette façon de les implanter sur une terre catholique qu'ils souillaient par leur seule présence, devint un des griefs les plus violemment invoqués par les Papes pour faire mettre Frédéric de Hohenstaufen au ban de la chrétienté. Avec le comte Roger, la chose avait été acceptée sans murmure. Roger se montra très hostile à la Croisade. Il gardait rancune de l'embarras où la prise de la croix par Bohémond l'avait jeté, quand, exaltant toutes les têtes des jeunes chevaliers normands, elle avait amené de leur part une désertion générale de sa bannière, qui l'avait laissé seul avec ses musulmans et en grand péril au siège d'Amalfi. Il pensait d'ailleurs que la réussite de l'entreprise des Francs sur la Syrie nuirait aux intérêts politiques et commerciaux de la Sicile, dont il aurait voulu faire, tantôt par la paix et tantôt par la guerre, l'unique intermédiaire entre l'occident chrétien et le monde musulman. Il interdit donc la prédication de la Croisade dans ses États, mit des entraves au départ de tous ceux de ses vassaux qui voulaient la rejoindre, et refusa d'assister les Croisés par aucun secours en argent, an hommes ou en vaisseaux. Il y avait là de quoi blesser profondément Urbain II, qui avait fait de la délivrance du tombeau du. Christ sa grande œuvre personnelle et qui s'y dévouait avec tant de zèle et d'activité. Mais il avait trop besoin du comte Roger pour lui tenir rigueur de rien. Son opposition à la Croisade fut encore tolérée sans une plainte. Et en 1098, comme le grand comte assiégeait Capoue, tandis que les Croisés, bloqués dans Antioche, couraient un péril dont le simple envoi de la flotte sicilienne sur les côtes de Syrie eût suffi à les dégager, Urbain, sans oser lui demander rien de semblable, vint à son camp lui prodiguer les témoignages de la plus tendre affection et le supplier de ne pas trop exposer sa précieuse personne, dont le service de l'Eglise avait besoin. VI Il n'est pas difficile de se représenter par l'imagination ce que devait être l'éclat de la cour de Mileto dans les années culminantes du grand comte Roger, alors qu'il était parvenu au faite de sa puissance et de son action extérieure. Ce qui, en 1060 était plutôt encore une bourgade qu'une ville, était devenu le centre de la vie d'un Etat opulent et prospère ; le lieu où aboutissait une partie des fils de la politique européenne. Tout le mouvement que ne manque jamais d'attirer la présence du souverain et le chef-lieu de son administration s'agitait dans ses murs. C'est là que se rendaient tous ceux qui dans la Calabre et dans la Sicile, officiers de l'administration civile et de l'armée, seigneurs locaux, dignitaires ecclésiastiques ou simples particuliers, avaient à traiter des affaires avec la chancellerie comtale ou des suppliques à présenter à Roger. C'est là que les marchands de Toscane, de Lombardie, de France, ceux des cités industrielles de l'empire byzantin ou de l'Orient arabe, arrivant avec les mulets chargés des ballots qu'ils avaient amenés par terre au travers de l'Italie ou débarqués à Reggio, exposaient en vente les riches et précieuses marchandises qu'ils croyaient de nature à tenter les goûts de luxe du prince et de son entourage. On y voyait venir les envoyés des princes de l'Occident, ceux du Basileus de Constantinople ou des émirs des villes musulmanes d'Afrique, char gés de briguer l'amitié du grand comte et la bienveillance de sa politique. Les princes étrangers qui épousèrent les filles de Roger, les ambassadeurs extraordinaires des souverains puissants, qui devinrent aussi ses gendres et, ne pouvant pas quitter leurs États pour aller chercher leurs fiancées, les envoyaient prendre en grande pompe par les premiers seigneurs de leur cour, firent à plusieurs reprises à Mileto des entrées solennelles, où de part et d'autres on cherchait à rivaliser de magnificence. Les légats du Pape, envoyés au comte dans toutes les circonstances où l'on avait besoin de concours — et dans ces années si pleines d'événements, d'épreuves et de dangers pour la Papauté, c'était à tout instant — y étaient reçus avec les honneurs et la pompe usités en pareille circonstance. Un jour même, en 1097, ce fut le Souverain-Pontife en personne, Urbain II, qui honora de sa présence la ville de Mileto et le palais de Roger, et qui y séjourna quelque temps pour régler les affaires ecclésiastiques du comté de Calabre et de Sicile. Roger possédait d'immenses richesses, et il était aussi libéral que riche. Il aimait le faste et la représentation. La splendeur de ses fêtes était célèbre, ainsi que le grand nombre de musiciens qu'il attirait et entretenait autour de lui. On peut donc juger de ce que devait être la magnificence qu'il déployait dans les occasions solennelles, que je viens de rappeler. Ce qui distinguait surtout la cour de Mileto, c'était la variété, la bigarrure des types de races, des costumes et des manières d'être, correspondant à la variété des populations que, dans leurs limites pourtant restreintes, renfermaient les domaines du prince. Le Normand fraîchement arrivé de France et conservant encore dans toute sa pureté le type scandinave de ses ancêtres, leurs cheveux et leur barbe blonde, leurs yeux bleus et leur haute stature, y coudoyait le Longobard déjà plus qu'à demi italianisé, l'Italien de sang latin, le Calabrais pur, descendant des vieux Bruttiens, le Grec établi seulement dans le pays depuis trois ou quatre générations, l'Arabe sec, nerveux et fin, le Berbère, souvent blond, si multiplié parmi les musulmans de la Sicile, enfin le Juif, toujours reconnaissable à son type indélébile et à l'allure à la fois craintive et Obséquieuse qui marquait chez lui l'empreinte de plusieurs siècles de mépris et de mauvais traitements de la part des chrétiens et des musulmans, lesquels pourtant ne savaient point se passer de lui et lui avaient laissé dans ces contrées plus de garanties et de sécurité qu'ailleurs. Trois langues, le latin, le grec et l'arabe, étaient employées concurremment par la chancellerie du grand comte et avaient toutes les trois le même caractère officiel. On en parlait au moins quatre à la cour, le français, qui était l'idiome national des conquérants normands, l'italien, encore imparfaitement formé, le grec et l'arabe. La diversité des religions, des costumes et des conditions n'était pas moindre que celle des types et des langues. Dans les vastes salles du palais que s'était construit Roger, comme dans les rues de la ville, on voyait à côté du chevalier franc, dont j'ai décrit plus haut l'équipement, le capitaine arabe avec son armure orientale, richement damasquinée, et ses vêtements de soie, le cimeterre courbe au flanc, à, la place du glaive large et droit des Occidentaux ; le chef de cavaliers nomades, couvert de son ample burnous, de son abayah rayée, avec sur la tête le kouffieh serré par une corde en poil de chameau ; le stradigotto ou capodechorio, noble terrien d'origine grecque admis au rang des barons, dont l'accoutrement militaire était demi-grec et demi-arabe ; l'archôn d'une ville jouissant de franchises municipales, costumé comme on l'était à Thessalonique ou à Constantinople. L'évêque ou l'abbé mitré de l'Église latine, représentant par les plus hauts degrés de sa hiérarchie sacerdotale la religion des conquérants, s'y rencontrait avec le prélat grec du rite oriental ou l'hégoumène de la règle de Saint-Basile, et avec le mollah musulman ou le schérif à turban vert, descendant du Prophète. Le derviche ou le santon à demi nu, à l'aspect aussi étrange et aussi sauvage qu'un yogui de l'Inde, s'y présentait pour solliciter les aumônes du prince, à côté du moine latin, à la tonsure en couronne, et du caloyer basilien, qui, à l'inverse, laisse croître sa chevelure comme celle d'une femme, le fer ne devant plus la toucher depuis que l'extrémité en a été coupée au jour de ses vœux, et la relève en chignon sous le bonnet noir de forme cylindrique qu'on appelle khamîlaphi. Au milieu de cette bigarrure pourtant, c'était la note orientale qui dominait, du moins en ce qui était du vêtement et des formes consacrées de politesse. On s'attachait à imiter autant qu'on pouvait le cérémonial savant et raffiné de la cour de Constantinople. Le regrettable Quicherat a établi que le costume nouveau, caractérisé par la longue robe à l'orientale et par une sorte de bonnet phrygien, que l'Occident tout entier adopte vers 1.090, un peu avant la première croisade, à la place du costume court qui prévalait jusqu'alors, est le produit d'une mode propagée en France par les Normands d'Italie et de Sicile. Dans son origine ce n'était pas autre chose que le costume gréco-byzantin de leurs vaincus de la Pouille et de la Calabre, qu'ils adoptèrent au bout de peu de temps de séjour. Mais Guillaume de Pouille a décrit l'étonnement que cette manière de se vêtir causa aux premier Normands descendus dans l'extrémité méridionale de l'Italie, quand Melo vint s'aboucher avec eux à Monte Saint-Angelo : . . . . . Ibi quemdam conspicientes More
virum greco vestitum nomine Melum, Exulis
ignotem vestem, capitique ligato Insolitos mythre mirantur adesse rotatus Ceci rappelle l'étonnement non moins grand et l'indignation qu'Ordéric Vital exprime à propos de l'apparition de ce même costume à la cour du duc de Normandie, Robert Courte-Heuse. J'ai dit tout à l'heure quelle avait été la floraison des lettres grecques à la cour du comte Roger. Quelque favorablement qu'il traitât les savants et les docteurs musulmans, les lettres arabes en Sicile subirent de son temps une véritable éclipse, due aux orages de la conquête, qui avaient fait fuir en Afrique, en Egypte et en Syrie la plupart des hommes adonnés aux travaux intellectuels, amis par nature de la paix et de la tranquillité. C'est seulement sous son fils le roi Roger, et à la cour de Palerme, qu'elles refleurirent, au XIIe siècle avec un éclat comparable à ce que l'on vit jamais de plus brillant à la cour des khalifes. Quant aux lettres latines, Mileto peut se glorifier d'avoir possédé dans la personne de Geoffroy Malaterra, moine bénédictin de l'abbaye de la Santa-Trinità, né en Normandie, l'un des meilleurs chroniqueurs du XIe siècle, des plus intelligents et de ceux dont la narration a l'allure la plus vivante et la plus alerte. Familier du comte Roger, honoré de ses confidences et écrivant presque sous sa dictée, il est son chroniqueur personnel, comme Guillaume de Pouille celui de Robert Guiscard et de son fils. Mais à tous les points de vue il est bien supérieur à ce dernier, et son témoignage a la valeur historique de véritables mémoires du conquérant de la Sicile. Malheureusement le texte n'en est jusqu'à présent entre nos mains que dans un état déplorable, tel qu'il fut imprimé par Zurita et Caruso. Une édition critique de Geoffroy Malaterra, conforme aux exigences de l'érudition moderne et collationnée sur les quatre manuscrits que l'on connaît de cet excellent auteur, est une des choses que réclament le plus impérieusement les études historiques. A côté de lui nous ne trouvons pas à citer d'autre écrivain de la même valeur. Mais le clergé de Mileto ne demeura pas étranger sous le grand comte au mouvement de renaissance des études littéraires et scientifiques dont l'abbaye du Mont-Cassin était devenue le foyer. Les moines cisterciens établis dans l'abbaye de la Santa-Trinità, y apportèrent la culture des clercs français. A la cathédrale, nouvellement fondée, de la ville que Roger avait choisie pour sa résidence, furent attachées des écoles bientôt florissantes, qui exercèrent une influence considérable. Ce qui montre d'ailleurs le mieux que Mileto était devenu à cette époque un foyer important de culture des lettres latines, c'est ce fait que des Grecs du pays commencèrent dès lors à s'y adonner. Tel fut le cas de cet Eugenios, Calabrais de naissance et de race hellénique, qui fut d'abord un des notaires ou secrétaires du comte de Roger, puis que celui-ci préposa comme amiralius ou émir à la ville de Palerme, quand il en eut reçu la propriété partielle et l'administration totale. Eugenios traduisit de l'arabe en latin l'Optique de Ptolémée, qui ne nous est connue que par sa version ; et le choix de, ce livre prouve une remarquable préoccupation des plus hautes études scientifiques. Il traduisit aussi en latin la prétendue Prophétie de la Sibylle Érythrée d'après le grec de Neilos Doxopatrios, qui lui-même l'avait traduite sur un texte araméen. Mais ce qui fait surtout la gloire de la cour du grand comte Roger, ce sont les hommes de guerre et les saints dont il sut s'entourer. On voyait constamment autour de sa personne les capitaines blanchis sous le harnois qui sur terre ou sur mer s'étaient illustrés dans les grandes luttes contre les Arabes et les Byzantins. Lui-même était un des premiers d'entre eux et l'on regardait son état-major comme une des meilleurs écoles de guerre de l'époque. Pour les saints qu'il attira près de lui, il suffit de citer les trois grands noms d'Anselme de Cantorbéry, Bruno de Cologne et Gerland de Besançon. Saint Anselme, exilé d'Angleterre, vint, je l'ai déjà dit, au camp du comte Roger devant Capoue et fut traité par lui avec les plus grands honneurs, avec la plus haute vénération. S'occupant avec succès des affaires religieuses de l'Italie méridionale, c'est lui qui entraida la soumission du clergé grec des États du duc de Pouille et du comte de Calabre et Sicile à l'autorité du Pontife romain. Saint Bruno, que le grand comte, d'accord avec le Pape Urbain II, était parvenu à décider à se fixer en Calabre, y fonda en 1094, grâce aux libéralités du prince, la Chartreuse de San-Stefano del Bosco, dans les hautes montagnes qui dominent Mileto. Nous parlerons plus tard de ce fameux couvent, que nous irons visiter en 'partant de Stilo sur le versant de la mer Ionienne. Roger fit de Bruno son ami et son conseiller dans plusieurs circonstances capitales. Il obtint de lui de servir de parrain à son second fils. Au siège de Capoue, il fut averti de la trahison du capitaine grec Sergios par un songe où il crut voir le saint, qui était alors bien loin de là, dans son monastère, entrer sous sa tente et lui révéler la trame. Ce fait miraculeux est un des plus incontestables de l'histoire ; car le comte Roger lui-même l'atteste dans un diplôme solennel, qui est parvenu jusqu'à nous et dont l'authenticité ne saurait être révoquée en doute. Saint Bruno mourut à San-Stefano del Bosco en 1101, la même année que le grand-comte Roger. Son corps se conserve, avec celui du bienheureux Lanwin, son compagnon, dans l'église de la petite ville voisine de Serra-San-Bruno. Pour saint Gerland, il était né à Besançon d'une famille noble et était peut-être parent de son homonyme, compatriote et contemporain, Gerland, écolâtre de Besançon, avec lequel on l'a souvent confondu. Résolu à fuir le monde pour mener une vie érémitique, il quitta sa famille et s'en alla le plus loin qu'il put. Il arriva de cette manière en Sicile, où il s'établit dans la région de l'Etna. Mais le comte Roger, ayant entendu parler de lui et de sa sainteté, le manda près de sa personne et en fit son chapelain. C'est dans cette position que le clergé de Mileto vint le chercher pour l'élire primicier de l'école des chantres qui avait été annexée à la cathédrale. Au point de vue ecclésiastique, cette école avait une très grande importance ; c'était un des principaux instruments d'implantation du rite occidental dans le pays. Car pour créer de nouvelles églises de ce rite il fallait de toute nécessité former des clercs au chant liturgique latin, profondément différent du chant grec, seul connu jusqu'alors des Calabrais. Gerland se dévoua avec ardeur à cette tâche, et édifia tous les habitants de Mileto et des environs par son angélique piété, par sa conduite sans tache et par son inépuisable charité. Mais il parait que les mœurs du clergé de la cathédrale, composé principalement d'aventuriers en quête de la fortune et habitués à la licence des camps, qu'ils avaient suivi jusqu'en ces lointaines régions, étaient profondément corrompues. Bientôt le saint se vit en butte à l'hostilité des clercs parmi lesquels il vivait et à qui sa vie semblait un reproche ; lui-même se sentit profondément dégoûté d'un tel milieu. Il se démit de son office et retourna dans son pays natal pour s'y enfermer dans un cloître. Mais il n'eut pas la permission d'y rester longtemps. Le comte Roger avait pris Girgenti sur les Arabes et il y rétablissait un évêché. La tâche de l'occuper le premier et d'y tout organiser était lourde. Elle réclamait un homme d'un zèle apostolique et d'une sainteté de vie qui imposât le respect aux musulmans, en grande majorité dans le nouveau diocèse. Roger s'entendit à cet égard avec Urbain II, et tous deux furent d'avis que Gerland, qui avait déjà vécu en Sicile, était celui qu'il fallait. Le Pape lui envoya l'ordre d'avoir, au nom de l'obéissance chrétienne et du dévouement aux intérêts de la foi, à quitter la-paix de la vie monastique et à aller occuper le siège de Girgenti, Gerland obéit. Établi désormais dans l'ancienne Agrigente, dont il fut pasteur pendant douze ans, c'est lui qui en reconstitua l'Église et qui y fit construire une cathédrale sous vocable de la Vierge et de saint Jacques. Sa charité égale pour tous, quelle que fût leur religion, le lit adorer de ses diocésains, sans distinction de race, même des mahométans. La politique du grand comte ne lui permettait pas d'essayer un apostolat auprès de ceux-ci. Gerland tourna ses efforts vers la conversion des Juifs, nombreux à Girgenti ; et l'on raconte qu'il amena la plupart d'entre eux à la foi chrétienne par la seule force de la persuasion, à la suite de libres et publiques discussions. Après douze ans d'épiscopat, il se rendit à Rome pour rendre compte au Souverain-Pontife de l'accomplissement de sa mission. Puis il se retira dans le monastère bénédictin de Bagnara, fondé par le comte Roger en 1085, auprès de son ami, le Normand Drogon, qui en était abbé. C'est là qu'il termina sa vie en 1101, la même année que saint Bruno et que le grand comte. Il fut d'abord enterré à Bagnara, mais les prodiges qui s'opéraient sur son tombeau lui valurent bientôt les honneurs de la canonisation. Ses reliques furent exhumées et partagées entre les trois cathédrales de Girgenti (qui fut placée sous son vocable), de Mileto et de Palerme. L'église de Mileto a rangé Gerland parmi ses protecteurs spéciaux, entre lesquels il est le seul saint latin, tous les autres, Léolucas, Philarète, Onuphre, Elie l'Abbé, de naissance calabraise ou sicilienne, étant du rite grec et de l'ordre de saint Basile. VII Le grand comte Roger mourut en 1101 à Mileto et y reçut la sépulture. Avec lui finit la fortune et l'importance de la ville. Son fils aîné, Simon, lui avait succédé sous la régence de sa mère Adélaïde. Il mourut à son tour en 1105 et la régence de la reine mère se continua jusqu'en 1112 au nom de son second fils, le comte Roger II, que l'on qualifiait aussi de consul de Sicile, titre emprunté aux traditions de la Rome antique, dont Roger Ier s'était peut-être déjà décoré lui-même à la fin de sa vie. Il avait ceci d'important au point de vue politique qu'il écartait toute idée de dépendance féodale par rapport au duché de Pouille. La reine régente paraît avoir presque immédiatement transporté sa résidence et celle de ses fils à Messine, à l'abri du bras de mer qui sépare la Sicile du continent. L'île était paisible et soumise ; le séjour de la Calabre, depuis que le grand comte n'était plus là pour s'y faire respecter, manquait de sécurité. Le duc de Pouille faisait des efforts pour s'en emparer, et les barons de Calabre s'étaient mis pour la plupart en état de rébellion ouverte. Les choses en vinrent à ce point qu'Adélaïde dut appeler auprès d'elle de France son gendre Robert de Bourgogne, avec lequel elle partagea les pouvoirs de la régence. Robert fit tout rentrer dans l'ordre et continua à veiller sur la minorité de Roger II, comme sur celle de Simon. Mais Ordéric Vital prétend qu'au bout de dix ans Adélaïde, jalouse de l'ascendant qu'il avait pris, le fit empoisonner. On ne sait dans quelle limite cette grave accusation, quine se lit que chez un auteur écrivant bien loin des lieux, doit être admise. Quoiqu'il en soit, en 1112 Roger II devint majeur. L'exercice de son pouvoir personnel fut inauguré dans un parlement général des prélats et des barons, tenu au mois de juin à Palerme, où le jeune comte fixa désormais sa principale résidence, quoique la moitié de cette ville appartint encore au duc de Pouille. Roger II n'en eut la possession complète qu'en 1122, par la cession que le duc Guillaume lui fit de sa moitié. Quelques mois après la cessation de ses pouvoirs de régente, au commencement de 1113, la reine Adélaïde partit pour la Syrie, où elle allait épouser en secondes noces Baudouin Ier, roi de Jérusalem. Elle lui portait en dot la majeure part des trésors de la couronne de Sicile. En deux ans, Baudouin les eut consumés pour les nécessités de la défense de sa propre couronne. L'argent mangé, il ne se soucia plus de la femme, et en 1115 il répudia Adélaïde, qui revint tristement en Sicile, où elle mourut en 1118, au monastère de Patti. Roger, indigné du traitement outrageux qu'avait reçu sa mère, voua une haine implacable au roi de Jérusalem et ne voulut jamais lui accorder aucun service pour la défense de la Terre-Sainte, au milieu de ses plus grandes calamités. Mileto était déchue du rang de capitale. Mais comme chef-lieu de la Calabre, des États du comte en terre fermé ; la ville garda encore une certaine importance administrative jusqu'au moment où la mort du duc Guillaume, en 1127, permit au comte ou consul de Sicile d'étendre son autorité sur la Pouille et de prendre le titre ducal. Nous en avons la preuve dans ce fait que la monnaie de Mileto continua à fonctionner pendant la période que je viens d'indiquer. On y a frappé encore des pièces de cuivre au nom de Roger II comme comte de Calabre et de Sicile, point comme duc ou comme roi. L'atelier fut donc supprimé vers 1128. Quant à la visite que Mileto se vante, d'avoir reçue dans la même période, en 1121, de Calliste II, j'ai déjà montré plusieurs fois que le prétendu voyage de ce Pape en Calabre est une fable, inconciliable avec les faits réels des annales de son pontificat. A dater de 1128, Mileto ne joue plus aucun rôle dans l'histoire. A l'automne de 1190, le roi d'Angleterre, Richard Cœur-de-lion, se rendant à la croisade, s'arrêta un moment dans ses murs. Il avait eu la fantaisie de traverser la Calabre, à cheval et presque seul, au risque d'y rencontrer des aventures peu dignes de son rang, tandis que sa flotte se rendait de Marseille à Messine. L'abbé de la Trinità l'hébergea à Mileto avec les honneurs dus à un roi. Mais le lendemain, comme il était parti de grand matin avec un seul serviteur pour continuer sa route, il passa près d'un hameau où il entendit le cri d'un faucon dans une maison. En Angleterre les lois sur la chasse défendaient, sous des peines excessivement dures, la fauconnerie aux paysans : mais dans le royaume sicilien la même sévérité n'était pas en vigueur. Richard, qui se croyait tout permis, entra dans la maison et s'empara de l'oiseau. A la vue de deux étrangers, armés de toutes pièces, le paysan, effrayé et croyant avoir affaire à des brigands, avait jeté de grands cris. Ses voisins, armés de pierres et de bâtons, accoururent et frappèrent rudement le roi, qu'ils ne connaissaient pas. L'un deux tira même le couteau sur lui. Richard, déjà tout meurtri, et dont l'épée s'était brisée, n'eut d'autre moyen d'échapper à cette ridicule bagarre que de s'enfuir au plus vite. On ne saurait déterminer à quelle époque Mileto sortit du domaine royal pour être concédé en fief baronal. Tout ce qu'on sait, c'est qu'en 1303 la seigneurie de cette ville était entre les mains du fameux amiral Roger de Loria, qui probablement s'en était emparé de vive force, en même temps que de sa voisine Nicotera, dans la guerre des Vêpres Siciliennes. En 1310 nous la voyons entre les mains de son neveu, Carlo di Loria, qui était en même temps seigneur de Terranova. Peu après, Mileto devenait le siège d'un important comté entre les mains d'une branche de la famille Sanseverino. Comme tous les membres de cette puissante maison, les comtes de Mileto étaient au premier rang du parti angevin. Celui qui portait ce titre, à la fin du XIVe siècle, prit une part importante à la guerre soutenue en faveur de Louis II d'Anjou contre le roi Ladislas. Quand celui-ci eut vaincu son rival, il envoya le célèbre condottiere Camponeschi dell'Aquila faire le siège de Mileto, et le comte, fait prisonnier, fut étranglé dans les prisons du Château-Neuf de Naples. C'est seulement en 1417 que la reine Jeanne II rendit à Luigi Sanseverino la ville et le comté, qui avaient alors été confisqués. Nouvelle confiscation en 1443, de la part d'Alfonse, qui donna Mileto Colà de Atenis, comte d'Arena. Mais celui-ci restitua le comté par échange à Antonio Sanseverino, en vertu d'un accord ménagé en 1455 par les soins de l'évêque de Mileto, Antonio Sorbilli. Lors de l'expédition de Charles VIII au royaume de Naples, la ville appartenait à Bernardino Sanseverino, prince de Bisignano, l'une ' des colonnes de la faction angevine. Ce fut donc une des places sur lesquelles s'appuyait la domination du roi de France en Calabre, représentée par Stuart d'Aubigny. Aussi Gonsalve de Cordoue vint-il l'assiéger en mars 1496, avec Louis d'Aragon, neveu de Ferdinand Ier et cardinal de la création d'Alexandre VI. Mileto se défendit vigoureusement, mais finit par être pris d'assaut. Le Grand Capitaine, voulant faire un exemple, mit la ville à sac, fit passer ce qu'on y trouva d'habitants au fil de l'épée, puis la brûla. Quand le prince de Bisignano vint à Naples faire sa soumission au roi Frédéric et recevoir son amnistie, Mileto fut au nombre des fiefs qu'on lui restitua. Mais le roi aragonais l'ayant fait traîtreusement assassiner à Naples au bout de quelques jours, ses seigneuries furent de nouveau dévolues à la couronne. En 1505, Ferdinand le Catholique décerna le comté de Mileto à Diego de Mendoza, et depuis lors jusqu'à l'abolition du régime féodal dans le royaume de Naples, la ville resta la propriété des ducs de l'Infantado de la maison de Mendoza, qui conservent encore d'immenses possessions territoriales dans le pays. Les Sanseverino, du temps de Charles-Quint, contestèrent judiciairement aux Mendoza la légitimité de leur seigneurie de Mileto ; mais le litige fut terminé par une ordonnance du vice-roi Pedro de Toledo, qui donna au prince de Bisignano la jouissance du revenu de la taxe sur la soie récoltée en Calabre, à condition de renoncer aux prétentions qu'il soutenait en justice. Mileto enregistre aussi dans ses annales la visite que Charles-Quint y fit en 1535, à son retour de Tunis. VIII L'histoire de Mileto, depuis la mort du grand comte Roger jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, est surtout ecclésiastique. Les querelles incessantes et interminables entre l'abbaye de la Santa-Trinità et l'évêque y tiennent la place principale. L'abbaye, je l'ai déjà dit, avait été fondée en 1063 par Roger, et son beau-frère, Robert de Grentemesnil, à qui elle avait été d'abord confiée, y avait établi la règle et les usages de Saint-Evroult en Ouche, le monastère qu'il avait dirigé en Normandie avant de partir pour la Calabre. On possède le diplôme, du 15 février (091, qui constitue définitivement la riche dotation de l'abbaye de la Trinità. Le duc Robert et le comte Roger y interviennent avec nombre des plus hauts barons normands de la conquête. Le château de Mileto est donné au monastère avec une partie de la ville et le village de San-Gregorio, avec la juridiction sur Mesiano et Castellace, sur l'abbaye de Cerenzia, non loin de Co trône, et sur celle de Burciana et sur celle de San-Nicomede à Gerace. En Sicile, on lui assigne les églises de San Giorgio de Traîna, de San-Basilio di Valdemone et d'autres encore. De nombreux paysans, pris dans diverses parties de la Calabre et de la Sicile, sont ajoutés à ceux qui habitent déjà le territoire abbatial. Enfin l'abbaye est mise en possession de la madrague et des revenus du port de Bivona, ainsi que du privilège de tenir par an deux foires devant la porte de son église. C'était déjà beaucoup ; mais les donations ne s'arrêtèrent pas là. Pendant les dernières années du XIe siècle et le commencement du XIIe, elles furent énormes. Une bulle du pape Eugène II, datée du 25 février 1150, confirmant les privilèges spirituels et temporels de l'abbaye, énumère ses biens. Ils ont triplé depuis 1091. En outre, elle affranchit les moines et leurs biens de toute autorité temporelle et de toute charge civile, déclarant qu'ils ne relèveront comme sujets que du Saint-Siège. Par l'étendue de ses domaines, l'abbé de la Santa Trinità de Mileto fut un des plus grands feudataires du royaume napolitain, d'autant plus que Robert d'Anjou, Jeanne Ire, Ladislas, Alfonse et Ferdinand d'Aragon l'enrichirent encore dans la suite par de nouvelles donations. Dés biens aussi étendus, des juridictions aussi nombreuses et aussi variées, se combinant avec les privilèges spirituels les plus exceptionnels, ne pouvaient manquer de soulever à chaque instant des litiges avec les évêques des diocèses où elle avait des possessions, avec les autres couvents et avec les seigneurs séculiers. Aussi avait-on coutume de dire que les affaires de l'abbaye de la Trinità étaient la plus grande mine à procès de la Calabre. Mais c'était surtout avec l'évêque de Mileto que ces litiges étaient fréquents et graves. Ils touchaient souvent aux intérêts spirituels. En effet, l'abbé mitré de la Trinità avait l'autorité épiscopale dans toutes ses possessions, soustraites à la juridiction de l'ordinaire des lieux où elles étaient situées. Ces possessions comprenaient la moitié de la ville de Mileto, et de cette manière dans une même cité il y avait deux diocèses, deux prélats rivaux et presque toujours en conflit, situation précaire et troublée qui avait les plus fâcheux- inconvénients. Aussi dès que la décadence eut commencé pour l'abbaye bénédictine, dès qu'on n'eut plus trop à redouter sa puissance féodale, les évêques de Mileto ne cessèrent de solliciter de la cour de Rome la suppression du diocèse abbatial. Au XVe siècle, la décadence du monastère, privé de sujets au milieu de sa richesse, était assez complète déjà pour qu'il tombât en commende. Pendant environ cent cinquante ans il fut donné à ce titre à une succession de cardinaux-, dont le premier fut Giuliano Barresio, de Catane, désigné comme abbé commendataire en 1446, et les derniers les deux neveux du pape Paul III, Guido Ascanio et Alessandro Sforza. A la mort de celui-ci, Grégoire XIII, en 1581, supprima le titre d'abbé de la Santa-Trinità de Venosa et donna le monastère avec ses biens immenses au nouveau collège de Saint-Athanase des Grecs, qu'il venait de fonder à Rome sous la direction de la Compagnie de Jésus. Les revenus devaient entretenir le collège, et comme ils dépassaient de beaucoup ce qui était nécessaire à cet objet, les Jésuites obtinrent en 1620 la permission d'en assigner la moitié à leur collège de Madrid. La cession leur avait été faite à condition de continuer à entretenir dans les bâtiments de l'abbaye de Mileto douze moines bénédictins, condition qui ne fut jamais observée. Les magnifiques archives du monastère furent alors transportées à Rome, au collège des Grecs, et c'est là que doivent être poursuivies les recherches pour en retrouver les parchemins du XIe et du XIIe siècle, qui seront, s'ils n'ont pas été perdus par incurie, une des plus riches sources pour l'histoire des Normands d'Italie et de Sicile. L'abbaye supprimée ainsi à la fin du XVIe siècle, le diocèse abbatial ne l'était pourtant pas. A la place de l'abbé on nomma un cardinal protecteur, investi de la plénitude de l'ancienne juridiction épiscopale de l'abbé, qu'il faisait exercer par un vicaire général jésuite. Le dernier synode diocésain tenu par ce vicaire général dans les bâtiments de la Trinità, eut lieu en 1712, et ce fut seulement en 1717 que Clément XI prescrivit la suppression du diocèse abbatial et l'agrégation de l'abbaye, depuis longtemps veuve de moines, à l'évêché de Mileto, sous la charge de payer une rente au Collège des Grecs. Enfin, en 1766, lors des querelles entre le Saint-Siège et la couronne de Naples, sous le ministère de Tanucci, le gouvernement des Bourbons confisqua ou, comme on dit par une expression euphémique, incaméra les biens du monastère fondé 700 ans auparavant par le grand comte Roger, pour en assigner les revenus à l'Académie des sciences de Naples, et supprima la rente payée au Collège de Saint-Athanase par le diocèse de Mileto. Telle fut la fin d'un des plus grands établissements monastiques de l'Italie méridionale, d'un de ceux qui avaient eu le plus de puissance, de richesses et jeté le plus d'éclat. La ville, du reste, privée de toute importance politique et administrative depuis le commencement du XIIe siècle, primée à ce point de vue par sa voisine et rivale Monteleone et encore plus par la grande et populeuse cité de Reggio, était, grâce à la présence de l'évêque et de toutes les institutions diocésaines, purement ecclésiastique, comme elle l'est encore aujourd'hui. Au XVIIe siècle elle produisit plusieurs hommes de valeur, dont la renommée s'établit sur de solides écrits. Ce furent tous des théologiens et des casuistes, comme Giovanni Luca Fenech, dont les Flores casuum moralium, imprimées à Naples en 1700, font encore autorité en ces matières. Parmi ses enfants, Mileto ne compte qu'une seule illustration d'un autre ordre, Tolomeo Piperno, qui fut un des meilleurs capitaines de Cosme Ier, grand duc de Toscane. |
[1] Par une erreur qui devra être corrigée dans une seconde édition de son livre. M. l'abbé Delarc a transporté toute cette histoire à Mélito, près de Reggio. Mais on ne saurait douter qu'il ne s'agisse en réalité de Mileto, puisque toutes les localités où le récit de Geoffroy Malaterra place des épisodes du siège sont des villages qui existent encore dans les environs immédiats de cette ville.
[2] Nous avons parlé, dans le chapitre précédent, de cette localité, voisine de Monteleone.