LA GRANDE-GRÈCE

PAYSAGES ET HISTOIRE

LA CALABRE — TOME TROISIÈME.

 

CHAPITRE PREMIER. — NICASTRO.

 

 

I

Par une belle matinée du commencement d'octobre, dès six heures, nous montons en voiture sur la place principale de Catanzaro. Notre véhicule, qui est demeuré le même pendant tout le voyage et nous a fidèlement portés jusqu'à Reggio, est assez original, assez rempli de couleur locale pour mériter tout d'abord une description. Je pourrais cependant m'en dispenser si tous mes lecteurs avaient vu le délicieux petit tableau de De Nittis, La diligence de Barletta ; car nôtre voiture ressemble singulièrement à celle que le peintre a représentée, cheminant au milieu de la poussière blanche d'une route crayeuse, sous un soleil dont il a merveilleusement rendu l'éclat aveuglant. Ce tableau est revenu bien des fois à mon esprit au cours de mes voyages dans l'Italie méridionale ; jamais on n'a mieux reproduit la note vraie de l'aspect de ces contrées. Et je me suis toujours demandé comment l'artiste, fils des pays ensoleillés, qui avait montré à un si haut degré le sentiment de la lumière de sa terre natale, s'était ensuite attaché de préférence à reproduire les aspects de pluie et de brouillard des climats de Paris et de Londres.

Quoi qu'il en soit, si l'on veut se faire une idée de la voiture à laquelle nous avons confié pendant plusieurs jours nos quatre personnes et qui nous a conduits au travers des plus beaux paysages du monde, qu'on se figure une vaste guimbarde à la caisse arrondie en bateau et suspendue à plus d'un mètre de haut par des ressorts à l'antique, au-dessus de roues énormes. Les fenêtres s'ouvrent largement sur les côtés, comme celles d'une américaine, mais si le vent froid ou la pluie obligent à les fermer, on s'aperçoit avec désappointement que les volets en sont de bois et n'ont en haut qu'un tout petit carreau, suffisant seulement à donner du jour à l'intérieur, de telle façon qu'on y est clos comme dans une boîte, sans plus rien voir du pays. Il est vrai que le carreau est presque toujours cassé et que le volet joint si mal que l'on a autant de vent et presque autant d'eau quand on ferme que quand on laisse ouvert ; aussi renonce-t-on bien vite à fermer. Sur le devant du véhicule est un cabriolet ouvert, où le cocher prend place et où chacun de nous monte à tour de rôle pour jouir du paysage. Notre voiture est peinte en bleu perruquier (d'autres le sont en jaune), d'un ton à faire frissonner d'horreur tout homme un peu artiste, avec des bouquets de roses sur la caisse et sur les portières. En haut, une impériale couverte d'une bâche reçoit une partie de notre bagage ; la malle la plus grosse de la bande est attachée par derrière, et dessus s'installe assis un gamin déguenillé de dix-sept à dix-huit ans qui nous accompagnera pendant toute la route, servant d'aide au cocher dans le soin de ses chevaux aux arrêts et aux couchées. Par-dessous la caisse de la voiture, entre les roues, est suspendu un filet de cordes, où l'on fourre encore quelques paquets, avec le sac d'orge et les bottes d'herbe fraîche arrachée dans les champs (c'est ce qui remplace ici le foin de nos pays) qui serviront à la nourriture de l'attelage. Le tout, à demi disloqué, produit en marchant un bruit de ferraille indescriptible.

Quatre jolis chevaux noirs à tous crins, de pure race calabraise, aux formes élégantes dans leur petite taille, indociles à la bride, mais pleins de feu, traînent ce véhicule monumental qui semble d'une autre époque. Ils sont attelés à la mode du pays, tous quatre de front, avec des harnais de couleur noire constellés de clous en cuivre jaune, abondamment garnis de grelots et de glands de laine. Leur sellette est un véritable monument ; une sorte de flèche de cathédrale en cuivre jaune tout découpé se dresse au-dessus et se termine par un petit drapeau, toujours de cuivre, qui tourne à chaque mouvement de l'animal. Les brancards, beaucoup trop haut placés, s'attachent aux côtés de la sellette et fout perdre par cette position une part considérable de la force de traction du cheval. C'est ainsi, du reste, qu'on attelle dans toute l'Italie méridionale ; on le voit déjà à Naples. Reste à parler du cocher. Il est, comme les gens du peuple dans le pays, entièrement vêtu de noir : veste à revers, gilet à deux rangs de boutons d'argent, culotte courte fendue au-dessus du genou. Mais comme il est de Monteleone, il ne porte pas le chapeau conique posé à plat sur la tête et penché crânement vers la gauche, sans lequel chez nous on ne se figure pas un Calabrais. C'est, en effet, la coiffure universelle des paysans dans toute la région de la Sila, aussi bien du côté de Catanzaro que du côté de Cosenza ; mais l'usage en cesse d'une manière absolue à partir de l'Angitola sur la mer Tyrrhénienne et de l'Ancinale sur la mer Ionienne. Au sud de la limite déterminée par ces deux rivières, le chapeau conique est remplacé par un grand bonnet de tricot en laine bleue, si long qu'un enfant de cinq 'ans pourrait y entrer tout entier. Ce bonnet mou et démesuré de longueur se porte à volonté de diverses manières suivant les circonstances : tantôt tombant derrière la tête et parvenant jusqu'au milieu du dos, tantôt descendant sur le côté gauche, devant l'épaule, tantôt enfin formant d'abord couvre-nuque, puis replié et ramené en avant, de manière à faire sur le sommet de la tête, où il est appliqué et attaché par le moyen d'une épingle, une sorte de visière en saillie, qui protège le visage contre les fortes ardeurs du soleil. C'est la coiffure de notre automédon, comme celle de tous les hommes de son pays. Je remarque qu'il ne se sert que fort peu du fouet et qu'il fait généralement marcher ses chevaux en les excitant par des cris bizarres et gutturaux ; un autre cri les fait arrêter tout net, quelle que soit l'ardeur avec laquelle ils sont lancés.

Nous sortons par le côté de Catanzaro que défendait jadis le château-fort, aujourd'hui détruit, que Robert Guiscard avait élevé en 1050. De ce côté un isthme étroit, sorte d'arête entre deux abîmes, rattache le rocher en promontoire qui porte la ville, bordé de précipices sur toutes ses autres faces, aux collines, montant graduellement par étages jusqu'aux plus hautes montagnes, dont elle est dominée vers le nord-ouest. Dans la pittoresque Calabre, il n'est pas de ville qui offre de toutes parts de plus magnifiques points de vue que Catanzaro, mais celui-là est le plus beau de tous à mon avis. Il y a quelque chose qui parle avec une étrange puissance à l'imagination dans le contraste entre la grandeur sauvage et je dirais volontiers tragique, des précipices profonds qui s'ouvrent de chaque côté de l'isthme et où descendent en corniche les deux routes menant d'une part à Tiriolo et de l'autre à Crotone, entre la grandeur sauvage de ces précipices et la gaieté d'aspect des maisons blanches, groupées ou éparses au milieu de bouquets de grands arbres et de vergers, sur les premières pentes qui s'élèvent au-dessus de la ville, tandis que la note sévère reparaît dominante avec les grandes montagnes, les crêtes grisâtres et les sombres forêts de sapins du monte Callistro, qui dans le lointain forment le fond du tableau. Nulle part mieux qu'en cet endroit on n'a l'impression de ce qui se mêle de grâce souriante à l'accent imposant et presque farouche des montagnes calabraises.

Une descente rapide, qui se prolonge sur le flanc des escarpements, nous conduit au fond de la vallée du torrent qui va déboucher à la Marina de Catanzaro. Au commencement de cette pente un groupe de platanes séculaires, au tronc marbré, offrirait aux paysagistes de magnifiques modèles pour des études d'arbres. Fait aux mœurs du pays, je ne m'étonne ni ne m'effraie de voir notre cocher pousser ses bêtes à fond de train pour la descente. Je sais déjà par expérience que les chevaux calabrais ont le pied d'une remarquable sûreté et qu'ils sont accoutumés à dévaler au triple galop les pentes les plus raides, tournant avec une précision merveilleuse aux plus brusques lacets de la route, quand on s'imaginerait que leur élan va les emporter jusque dans le gouffre. Au fond de la vallée nous laissons sur la droite, à une centaine de mètres de distance, un vaste clos d'orangers et d'autres arbres fruitiers, parfaitement arrosé, d'une végétation miraculeuse, encaissé de tous les côtés par des rochers à pic, brûlés du soleil et couverts de cactus, d'agaves et d'aloès. Ce clos passe pour une des merveilles des environs de Catanzaro ; c'est un des endroits où l'on conduit les étrangers. On l'appelle Il Paradiso, et ce nom est bien donné ; car c'est un vrai paradis de fraîcheur et de riante verdure, une solitude délicieuse où l'on se croit isolé du reste du monde.

Nous remontons ensuite par une pente en longue corniche, exactement parallèle à celle que nous avons descendue, de telle façon qu'elle atteint juste en face de la sortie de Catanzaro, et environ à la même hauteur, le sommet de la croupe qui sépare la vallée que nous venons de franchir de celle du Corace, le Carcinês des anciens. Il faut ensuite redescendre à une profondeur pareille jusqu'à la traversée du Corace, puis remonter encore par des lacets qui semblent n'avoir pas de fin pour atteindre Tiriolo. A vol d'oiseau il n'y a guères plus de huit kilomètres de Catanzaro à cette petite ville ; mais le développement de la route en compte dix-huit et l'on met bien près de cinq heures à les franchir. La route, du reste, est des plus animées ; nous y croisons de très nombreux paysans, qui se rendent au marché du chef-lieu de la province. Tous sont vêtus de leur pittoresque costume : les femmes avec leur voile d'épaisse toile blanche qui fait un carré sur la tête et dont les pans retombent assez bas sur les épaules, leur corsage de drap rouge, sans manches, bordé de bleu et de noir, d'où sort la chemise blanche à manches larges et longues, enfin leur jupe rouge étroite par-dessus laquelle elles en portent une autre, d'étoffe bleue, relevée devant et attachée derrière de manière à ne faire qu'un pan étroit ; les hommes avec les vêtements noirs dont je parlais tout à l'heure, de grandes guêtres, le chapeau pointu classique et assez généralement le fusil en bandoulière. La plupart vont à pied, portant des poulets attachés par les pattes et suspendus à leur épaule ; ou bien sur leur tête (les femmes du moins) des corbeilles de fruits, conduisant des cochons noirs ou des agneaux, bu bien encore poussant devant eux de petits ânes alertes, chargés de légumes. D'autres sont à cheval, avec des volailles ou des agneaux pendus à l'arçon de leur selle, en travers de laquelle ils tiennent généralement un grand parapluie vert, tandis que l'éternel fusil, sans lequel un campagnard calabrais ne croirait pas pouvoir décemment voyager, est passé derrière leur dos. Il en est enfin quelques-uns qui vont dans une sorte de petit tombereau juché sur deux énormes roues et peint en couleurs éclatantes, en bleu ou en rouge, avec sur chaque panneau l'image d'un saint protecteur environnée de roses. Des enfants conduisent des mulets chargés de ces énormes jarres à conserver le grain ou l'huile, que l'on fabrique d'après une tradition antique dans certaines localités de l'Aspromonte. Chaque bête en porte quatre, deux de chaque côté du bât, se faisant contrepoids. Des voitures, pareilles à la nôtre et bondées de voyageurs, qui s'entassent six dans l'intérieur, un ou deux dans le cabriolet .à côté du cocher, et quelquefois trois ou quatre étendus en haut de l'impériale, par-dessus les bagages, amènent à Catanzaro la poste des villes du littoral de la mer Tyrrhénienne. Ce sont les diligences et les courriers du pays. Des carabinieri ou gendarmes escortent une charrette où sont quatre malfaiteurs enchaînés que l'on conduit aux assises du chef-lieu.

Nous sommes dans la 'partie la plus resserrée de l'isthme compris entre les deux golfes de Squillace et de Santa-Eufemia, lequel donne entrée dans la dernière portion de la péninsule italienne vers le midi, dans celle qui primitivement portait seule le nom d'Italie, celle où les Sicules se maintinrent un certain temps après avoir été chassés du reste du continent et où ils continuaient à habiter lois de l'arrivée des premiers colons grecs. Ici finissait l'Œnotrie. Orographiquement la presqu'île montagneuse dont nous allons suivre la côte occidentale, jusqu'au détroit de Messine, constitue ce qu'on peut appeler le système de l'Aspromonte d'après sa plus haute montagne. C'est dans la période géologique actuelle la continuation de la longue chaîne des Apennins, qui, étendue d'une extrémité à l'autre de l'Italie, forme comme l'échine de son ossature. Après s'être abaissée un moment vers le milieu de l'isthme Scylacien, la chaîne se relève et poursuit son tracé par le monte Cappari et le monte Astore, puis se termine avec l'Aspromonte proprement dit, dont le point culminant, le monte Alto, a une hauteur de 1974 mètres, un peu plus élevée que celle de la Sila, mais inférieure à celle du monte Pollino (2233 m.) et bien plus à celle de l'Etna (3313 m.). Énorme croupe à peine découpée en sommets distincts, mais rayée sur tout son pourtour de ravins rougeâtres où de furieux torrents roulent jusqu'à la mer, — a très bien dit M. Élisée Reclus, — l'âpre montagne, encore revêtue de ses bois, étale largement dans la mer ses promontoires panachés de palmiers et disparaît enfin sous les flots à la pointe désignée par les marins sous le nom de Partage des vents, Spartivento.

Comme la Sila, à laquelle il fait suite au sud, l'Aspromonte est un massif granitique de formation primitive, émergé du milieu des flots bien longtemps avant le soulèvement de la chaîne de l'Apennin. Jusqu'à la période tertiaire il formait une île au milieu de la mer, île à laquelle se rattachait aussi probablement la Sila et la pointe de la Sicile au nord de l'Etna. Mais les montagnes de cette île étaient moins élevées alors qu'elles ne le sont aujourd'hui. Une partie de leur base, actuellement à découvert, plongeait sous les eaux, et c'est dans ces conditions que s'y sont paisiblement déposés, pendant une longue série de siècles, les terrains de sédiment qui forment comme une ceinture autour du massif de granit. Lorsqu'éclata la formidable convulsion naturelle qui produisit le soulèvement de l'Apennin, la poussée des forces souterraines, se prolongeant jusque-là, releva fortement au-dessus de son niveau premier la vieille île granitique, en même temps que, par suite des dislocations que produisait nécessairement un tel mouvement du sol, une rupture, suivie d'affaissement, se produisait au sud de l'Aspromonte et créait le détroit de Messine. C'est alors que les terrains stratifiés qui s'étaient formés sur les pentes sous-marines de la montagne, de granit, soulevés avec elles, émergèrent en même temps que ses parties jusque-là submergées et furent fortement redressées sur les côtés de sa base par la même poussée. C'est à cette constitution géologique du sol que tiennent les changements si notables de sa surface qui se produisent dans certains cantons de la Calabre lors des grands tremblements de terre, tels que celui de 1783. Les terrains de sédiment, aux roches stratifiées, surtout quand un relèvement leur a donné une direction hors de l'horizontale, sont bien plus fortement agités, bien plus éprouvés par les secousses que les terrains granitiques, qui forment une masse cristalline compacte. Il y a donc, à. la jonction des deux sortes de terrains, une différence notable dans le degré d'ébranlement qu'ils subissent, et cette différence amène inévitablement des disjonctions, des dislocations, des glissements du terrain supérieur le long de l'inférieur, qui changent profondément la superficie du sol et se traduisent en effroyables désastres pour ses habitants.

 

II

Le Corace franchi, nous nous engageons dans la longue montée qui nous conduira à, Tiriolo. Cette petite ville se montre presque droit au-dessus de nous, sur la crête d'un escarpement, où elle est juchée comme un aire d'aigle à une hauteur énorme. Le nuage qui repose sur la cime des montagnes l'enveloppe entièrement, mais le vent qui déchire ce nuage en fait apercevoir par échappées les maisons grisâtres.

Nous laissons dans le fond de la vallée les orangers et les cactus, et toute la végétation d'un aspect africain qui donne une physionomie si originale aux lieux bas de la Calabre. Au bout de quelque temps nous dépassons aussi la, limite d'altitude où croit l'olivier et nous entrons dans la région des chênes, des hêtres-et des châtaigniers. Les lacets de la route se multiplient et prennent un plus grand développement ; tantôt ils nous font perdre de vue Tiriolo, tantôt ils nous montrent de nouveau la ville, dont il semble que nous n'approchons guères. La route est devenue déserte ; les cultures sont plus rares. Nous ne rencontrons plus dans les champs que de loin en loin des pâtres qui surveillent un troupeau de moutons ou de chèvres noires, ou bien quelques bœufs au pelage gris. De quelque côté que nous regardions, nous apercevons des plans de montagnes successifs et parallèles, comme les vagues gigantesques et régulières d'une mer subitement pétrifiée. Ces montagnes interceptent la vue des deux mers rapprochées entre lesquelles nous sommes placés ; nous ne sommes pas encore parvenus assez haut pour les dominer. L'aspect, d'ailleurs, en est très varié ; les unes sont couvertes de bois ; sur d'autres les bruyères en fleurs étendent un manteau violet ; d'autres enfin sont dénudées et n'offrent aux regards que des roches d'un brun doré qui semblent grillées et comme calcinées, ou des landes de pierres grisâtres que des buissons clairsemés persillent d'une verdure maigre et rabougrie, véritables garrigues pareilles à celles de la Provence. En avant, à la naissance des vallées profondes qui descendent du nord, par derrière Triolo, se dresse au milieu des nuages la cime altière des parties culminantes du massif de la Sila, enveloppé de noires forêts de sapins. A notre gauche nous apercevons dans un repli de terrain déjà élevé, mais que nous dominons, le gros village de Settingiano, environné des plantations de mûriers qui font sa richesse ; plus loin et plus haut, sur une croupe, le petit village de Caraffa, colonie de Grecs épirotes qui vinrent en Calabre fuir la domination ottomane. A droite, au sud-est, Catanzaro est déjà beaucoup plus bas que nous et l'ouverture de la vallée du Corace sur la mer forme comme une percée étroite découvrant un coin des flots brillants du golfe de Squillace. Plus au nord et plus près de nous, à une assez grande hauteur, la crête pierreuse qui se dresse immédiatement au delà du Corace porte le village de Gagliano. Gimigliano, renommé par ses vergers de pommes, et Cicala sont cachés à nos yeux dans les profondeurs de la gorge.

A mesure que nous nous élevons la végétation devient plus maigre et prend un aspect souffreteux ; les arbres, mal venus, se tordent tous dans une même direction. Il est facile de voir qu'ils ont subi l'action de la bise qui souffle presque constamment de la haute Sila et nous donne l'onglée, à nous partis d'en bas quelques heures auparavant par une chaleur déjà ardente au lever du soleil. Mais cette bise, sous laquelle nous grelottons, a du bon, car elle a dissipé tous les nuages quand nous arrivons à Tiriolo, sur la lisière de la zone où se développe une nouvelle végétation, celle des sapins, qui ne craint rien de la froidure et du vent. C'est là que la route royale venant de Cosenza au travers des montagnes se bifurque pour conduire d'un côté à Catanzaro, de l'autre au Pizzo et de là continuer sur Reggio. Nous sommes montés par la première branche et nous allons maintenant descendre par la seconde.

Tiriolo est, de toute la Calabre, une des villes dont la situation est la plus élevée. Aussi la vue qu'on a de là, simultanément sur les deux mers Tyrrhénienne et Ionienne, offre-t-elle un des plus splendides panoramas qui se présentent dans cette contrée si riche en merveilleux aspects de nature : Droit devant soi, au sud, on voit l'arête des montagnes, qui se sont prolongées sans interruption jusqu'ici depuis la Ligurie, s'abaisser rapidement, sur l'isthme Scylacien et s'interrompre presque du côté de Cortale et de Borgia, où elle n'est plus qu'une chaîne de fortes collines, pour se relever ensuite fièrement par les étages successifs des monts Cappari, Astore et du haut massif de l'Aspromonte, dont la cime à l'aspect sauvage et désolé vient fermer dans cette direction l'extrême limite de l'horizon. Il y a là, en même temps qu'un étranglement du continent entre les deux mers, comme une sorte de large vallée transversale qui se creuse dans l'ossature des montagnes et fait un pays distinct de la petite péninsule qui termine l'Italie et où s'élevaient dans l'antiquité Locres et Rhêgion. C'est par là que Denys de Syracuse entreprit de fermer par une muraille continue l'isthme Scylacien, de l'embouchure du Lamato à celle du Corace, soi-disant, comme s'exprime Strabon, pour protéger contre les barbares de l'extérieur les populations comprises en dedans de l'isthme, mais en réalité pour rompre l'espèce de ligue qui unissait les villes grecques les unes aux autres, et pour affermir ainsi sa propre domination sur l'intérieur de l'isthme. Strabon ajoute, du reste, que les travaux de Denys pour la construction de cette muraille ne purent pas être menés à fin. Il serait intéressant de rechercher, en parcourant le pays à pied, s'il en subsiste quelques vestiges. C'est une exploration que je me permets de recommander aux archéologues du cru. Par une circonstance curieuse et peu connue, ce que Denys voulait faire fut entrepris de nouveau et exécuté en 1743, lors de la grande peste de Messine et de Reggio, par les ordres d'O'Mahony, vicaire-général des Calabres pour le roi Charles III. On conduisit alors d'une mer à l'autre, par la coupure que je viens d'indiquer, un fossé continu garni de palissades, le long duquel furent échelonnées les troupes du cordon sanitaire qu'il était défendu de franchir sous peine de mort.

Je viens de dire ce que montrait au sud le vaste panorama dont on jouit de Tiriolo. A l'est, de l'autre côté de la profonde et sombre coupure du Corace, on voit comme à ses pieds Catanzaro posée sur son rocher tout entouré de ravins abrupts, puis par delà les ondulations violentes du terrain la mer Ionienne s'étend à perte de vue jusqu'aux dernières limites de l'horizon. A l'ouest, au bout de la vallée du Lamato, dont le cours se termine au milieu des marais qui bordent le rivage de la mer Tyrrhénienne, le golfe de Santa-Eufemia déploie sa courbe régulièrement arrondie, à l'une des extrémités de laquelle le groupe des maisons blanches du Pizzo apparaît, porté au-dessus des flots sur son piédestal cubique de rochers au flanc vertical. De ce côté il semble que l'on soit placé sur le gradin supérieur d'un théâtre de forme antique, ouvert sur la mer et disposé tout exprès pour jouir de la perspective du Stromboli, dont le cône volcanique fume constamment à l'horizon, accompagné du groupe des autres îles Lipari, dont les cimes s'élèvent en arrière. La nature offre ici un aspect sévère, presque solennel, et les teintes grises des rochers, adoucies au loin sous une vapeur azurée, servent de premier degré à cette échelle monochrome qui, passant par le bleu plus accentué du ciel, se termine dans une mer de lapis.

Les trouvailles d'antiquités sont fréquentes à Tiriolo. La plus importante et la plus fameuse est celle de la table de bronze, aujourd'hui conservée au Cabinet Impérial et Royal de Vienne, qui porte gravé le texte du sénatus-consulte rendu en 186 av. J.-C., à la suite d'un procès fameux et dont toutes les circonstances sont racontées par Tite-Live, pour interdire la célébration des Bacchanales secrètes. La lame de métal qui a transmis jusqu'à nos jours une expédition officielle' de cet acte de l'autorité romaine, lequel marque une date importante dans l'histoire de l'Italie méridionale, fut exhumée en 1640. La formule finale ordonne la publication du sénatus-consulte dans l'ager Teuranus, évidemment le même que le canton de Taurianê que Strabon place- dans les montagnes au-dessus de Thurioi. Nous apprenons ainsi quel était le nom du district dont cette localité était le chef-lieu, nom dont le vestige s'est conservé dans celui de Tiriolo. Dans les dernières années la Commission des antiquités de la province de Catanzaro a fait exécuter des fouilles en cet endroit. Elles ont donné un fort grand nombre de terres-cuites de la dernière époque hellénique, en partie d'une véritable valeur au point de vue de l'art, qui sont conservées actuellement dans le musée du chef-lieu de la province, où je viens de les étudier. Elles déterminent nettement une fabrication locale fort bien caractérisée. La ville des Teurani, admise par suite de la conquête du Bruttium à cet état de vasselage politique concilié avec une grande liberté municipale qu'on appelait l'alliance de Rome, la ville des Teurani doit être comptée désormais au nombre de celles de la région où travaillaient des coroplastes vers le IIIe et le IVe siècle avant l'ère chrétienne, peut-être même déjà dans le ive, que ces artistes fussent des Grecs venus des villes de la côte ou des indigènes formés à leur école. Les fouilles de Tiriolo ont également amené la découverte d'un casque de bronze de travail grec qui est un des joyaux du musée de Catanzaro et l'un des plus remarquables monuments de son espèce que j'aie eu l'occasion de voir. La bombe en est ronde et porte en avant des traces de l'attache du cimier ; le couvre-nuque est orné d'enroulements mêlés de palmettes, exécutés en relief avec une grande finesse. La partie qui protégeait le front est garnie de boucles de cheveux de la ciselure la plus délicate et la plus précieuse, au milieu desquelles des feuilles de lierre se montrent à des intervalles réguliers et symétriques. C'est d'un tombeau qu'a été tiré ce merveilleux casque. D'une autre sépulture est sorti un bandeau de front, formé d'une mince lame d'argent qui devait être cousue sur une étoffe. Elle est décorée au repoussé d'élégantes rosaces, avec lesquelles alternent des figures de cavaliers, manifestement estampées sur le type d'un des beaux nomes ou didrachmes d'argent de Tarente de la grande époque de l'art. L'ouverture d'une troisième tombe antique à Tiriolo a encore enrichi le musée de Catanzaro d'une petite plaque de plomb portant gravée à la pointe une inscription de deux lignes en langue osque, tracée avec des caractères grecs.

On ne sait rien de l'histoire de Tiriolo dans le moyen âge. Sous les rois aragonais, la seigneurie de cette ville fut érigée en principauté pour la famille Cicala, d'origine sicilienne. C'est là que naquit dans cette famille, au milieu du XVIe siècle, le fameux renégat Scipione Cicala, devenu successivement, kapitan-pacha et grand-vizir du sultan Mahomet III, sous le nom de Sinan-Pacha Djighalizadé. Sa vie est un vrai roman d'aventures ; j'ai eu l'occasion de la raconter dans la première partie de cet ouvrage, à propos de sa ville natale, et je .ne recommencerai pas ici de le faire.

C'est sur le territoire de Tiriolo que sont situées les ruines, presque nulles aujourd'hui, de la forteresse qu'en fondant Catanzaro dans le Xe siècle les Byzantins, sous l'empereur Nicéphore Phocas, construisirent pour défendre les approches de cette ville contre une attaque venant soit du côté de Cosenza, soit du côté de la mer Tyrrhénienne. On prétend qu'elle fut établie sur l'emplacement d'une localité antique appelée Araca ; mais ceci n'est qu'une tradition sans preuves. Ce qui est positif, c'est que la forteresse en question est désignée dans les documents latins par le nom de Rocca Nicephori, dans ceux en langue grecque, Rôka Nikîphorou. A la fin du siècle suivant Rocca Niceforo devenait Rocca Falluca, du nom de son nouveau seigneur, le normand Hugon Faloch, institué comte de Catanzaro par Robert Guiscard en 1077. La famille de ce personnage se rattachait aux, premiers aventuriers qui vinrent de Normandie chercher fortune en Italie, car on trouve déjà un Hugon Faloch, probablement son grand-père, parmi ceux qui, dès 1019 répondant à l'appel de Melo, guerroyèrent dans la Pouille sous la conduite de d'Osmond Drengot, Gilbert Buatère et Raoul de Toëni.

 

III

Nous commençons à descendre avec une rapidité vertigineuse de la hauteur où nous avons mis tant de temps à monter, sur le versant de la mer Tyrrhénienne. En une demi-heure nous sommes à Marcellinara, gros village environné de bois d'oliviers avec un palais appartenant au baron San-Saverino, de Catanzaro, dont la famille a possédé pendant plusieurs siècles la seigneurie de l'endroit, et qui reste encore aujourd'hui propriétaire de la majeure partie du territoire de la commune. Nous le traversons rapidement, en remarquant le grand nombre de beaux types de femmes que nous rencontrons dans les rues ou sur la porte des maisons. Marcellinara est renommée sous ce rapport à une assez grande distance à la ronde. C'est dans son voisinage que se trouvent les carrières du beau marbre que l'on appelle vert de Calabre et qui est une des variétés du vert antique. Elles ne sont pas exploitées d'une façon régulière, de façon à fournir à l'exportation, qui ne manquerait pas de se développer si les architectes savaient où se procurer facilement cette magnifique matière. Mais dans le pays on s'en sert comme d'une pierre un peu plus recherchée que les autres. Les escaliers du palais du baron de San-Saverino en sont entièrement faits, ce qui serait ailleurs un luxe plus que royal.

Au delà de Marcellinara nous continuons à descendre au milieu des oliviers et des figuiers, jusqu'à ce que nous arrivions dans la vallée du Lamato, le fleuve Lamêtos de l'antiquité, à l'endroit où, précipité d'abord des montagnes de Soveria dans la direction du nord au sud, il tourne du côté de l'ouest en se dirigeant vers la mer. Là se trouve une espèce de maison de poste où l'on peut relayer au besoin et trouver les mêmes ressources que dans un khan oriental. Nous nous y arrêtons pour laisser reposer les chevaux, et nous y déjeunons sur la terrasse de la maison. Le paysage me frappe par son accent aussi absolument grec que l'est la qualité de la lumière qui le baigne ; sur les bords de Lamato je me sens reporté dans mes souvenirs à vingt ans en arrière, et je crois me retrouver dans la vallée de l'Alphée aux approches d'Olympie. C'est ce fleuve qui vaut de la part d'Aristote le nom de Lamêtin au golfe dans lequel il se décharge, l'actuel golfe de Santa-Eufemia, plus souvent appelé Hipponiate et Térinéen par les écrivains antiques.

Après avoir franchi le Lamato sur un pont de pierre dont les piles reposent sur des fondations antiques, nous suivons quelque temps sa rive droite et à l'endroit où la route royale le coupe de nouveau pour se porter vers le sud, nous la quittons. Tournant à droite dans la direction du nord, nous nous enfonçons dans des collines peu élevées, tourmentées et garnies d'épais fourrés d'où émergent de grands arbres, lesquelles séparent en cet endroit le fleuve de son principal affluent, le Fiume di Saint' Ippolito, presque absolument à sec dans la saison de l'année où nous sommes. En débouchant de ces collines on entre dans une plaine dont le panorama est vraiment magnifique. Un hémicycle de montagnes, presque toutes boisées de la base à la cime, d'une courbe aussi régulière que celle d'un théâtre antique, l'enferme à l'est et au nord. Dressées partout ailleurs comme une immense muraille qui va rej oindre le ciel, ces montagnes s'abaissent doucement à l'extrémité nord-ouest du demi-cercle, pour former le cap Suvero, qui s'avance dans la mer et sépare le bassin de Santa-Eufemia et de Nicastro de la vallée du Savuto. En quelques points, dans leur partie la plus abrupte, leur flanc est comme fendu du haut en bas par des gorges profondes et sauvages d'où se précipitent des torrents, furieux en hiver, desséchés en été, dont le passage dévaste les terrains inférieurs avoisinant la mer et y ruine les cultures. Le plus considérable de ces torrents est le Fiume di San Biase, dont le cours est marqué par un chaos de roches et de galets étalé sur une énorme largeur, qui traverse comme une écharpe grise et sinistre d'aspect la verdure de la plaine. Celle-ci, qui a plusieurs lieues de développement dans tous les sens, est limitée d'un côté par les montagnes que je viens de décrire, de l'autre, vers l'ouest, par la mer, dont le rivage décrit une courbe gracieuse, parallèle à celle des montagnes. La plaine se divise en plusieurs zones, dont la condition actuelle, et par suite l'aspect, résulte de leur plus ou moins de salubrité. Le long du rivage, ce sont des marais pestilentiels, garnis de roseaux et de plantes aquatiques, formés par les eaux qui s'étalent stagnantes à cause de l'ensablement des torrents à leurs embouchures. En s'éloignant de la mer, le terrain se relève un peu et s'assèche ; mais les exhalaisons des marais voisins le rendent en-tore mortel pour le cultivateur qui en fouillerait le sol. Ce ne sont donc que des landes parsemées d'épais buissons de lentisques, de pistachiers, de myrtes, de cytises, d'hélianthèmes, de bruyères frutescentes, de lauriers roses, d'agnus castus en fleurs, qui par endroits y forment de véritables maquis où un homme se cacherait facilement. Quelques bergers y errent seuls avec leurs troupeaux. Plus loin encore, le sol se relevant un peu davantage, on voit apparaître des champs labourés que commencent à parsemer des oliviers plus ou moins espacés. Mais le pays ne devient salubre et habitable qu'au sommet du talus en pente douce, couvert de plantations serrées où les figuiers, les caroubiers, les amandiers et les orangers se mêlent aux oliviers, qui conduisent au pied des grands escarpements de l'Apennin de Martirano, Soveria et Tiriolo. C'est là que sont placés les villages où se groupe la population du canton et que l'on aperçoit, à quelques kilomètres l'une de l'autre, les deux villes de Nicastro et de San-Biase, étalant à l'aise leurs maisons blanches. La première, que nous atteignons après avoir traversé la plaine, est une sous-préfecture de près de 8.000 habitants, bien bâtie, avec de belles maisons de familles riches ; elle s'échelonne en gradins sur un terrain montant, que surmontent les ruines du vieux château, bâti sur un rocher escarpé entre deux torrents qui descendent de la montagne et dont les crues subites, en 1563, 1683 et 1782, ont à plusieurs reprises ruiné une partie de la ville, emportant les maisons ou les engloutissant sous la masse des pierres qu'ils roulaient. Nicastro est une petite ville animée, propre et prospère, qui a un commerce agricole considérable et un certain développement d'industrie dans sa fabrication de poteries d'une terre brune, vernissée seulement en partie, qui se vendent en abondance dans la contrée environnante pour l'usage populaire, et dont les formes conservées par tradition depuis l'antiquité, sont d'une réelle élégance. Quant à San-Biase, qui jusqu'à la fin du XVIIe siècle n'était qu'un village dépendant de Nicastro, c'est actuellement une ville d'environ 4.000 âmes, qui doit sa fortune à son excellent vin, l'un des plus renommés des Calabres. Avec ceux de Cirô et de Siderno, ce vin est celui qu'on y vante le plus, et il mériterait d'être connu en dehors de ces provinces. Si la fabrication s'en perfectionnait, il finirait par être exporté au loin et par acquérir une réputation jusque dans nos pays.

 

IV

Il est bien peu de villes de Calabre pour lesquelles, si l'on veut raconter leur histoire, on ne soit avant tout obligé, pour l'époque des origines, de déblayer le terrain de toute une végétation de fables accueillies avec une singulière crédulité ou même inventées de toutes pièces par les écrivains du pays au XVIe et au XVIIe siècle, et depuis répétées comme parole d'évangile, sur la foi de ces écrivains, par les dotti qui s'occupent d'antiquités. Mais nulle part peut-être nous ne rencontrons plus de fables de ce genre et de falsifications qu'à Nicastro. Je ne parle pas seulement du système absolument erroné, bien qu'il ait été longtemps accepté sur la foi d'une autorité aussi considérable que celle de Cluvier, consistant à voir dans Nicastro, d'après une simple assonance de noms, le Numistro où le consul Marcellus et Hannibal se livrèrent une bataille à l'issue indécise en 210 av. J.-C. Il suffit de lire dans Tite-Live le récit de cette bataille ainsi que de l'ensemble de la campagne où elle eut lieu, pour constater que Numistro était situé dans le nord de la Lucanie (où Pline le place encore), non loin de la frontière de l'Apulie, et que sa position correspondait à peu de chose près à celle de l'actuel Muro Lucano[1]. Aussi tous les critiques sont-ils maintenant d'accord pour admettre que c'est par une pure erreur que Ptolémée a enregistré cette ville parmi colles du Bruttium. La municipalité de Nicastro fera donc bien d'effacer le nom de Corso Numistrone dont elle a décoré la rue principale de la ville ; ici la prétention locale ne saurait plus se défendre.

Mais il s'agit seulement dans ce cas d'une erreur scientifique, qu'ont partagée des hommes très considérables des autres pays de l'Europe, chez qui, par conséquent, la vanité patriotique n'y avait aucune part. Ce qui est plus grave, c'est qu'au siècle dernier Nicastro a possédé un ou plusieurs érudits qui ont profité de ce que le tremblement de terre de 1638 avait détruit .de fond en comble la cathédrale et l'évêché, avec leurs archives, pour supposer toute une série de documents lapidaires ou manuscrits qui auraient soi-disant existé avant ce désastre et y auraient péri, mais dont des copies auraient été heureusement conservées. Scaramuzzino, ayant trouvé ces documents dans les manuscrits des antiquaires locaux du XVIIIe siècle, Antonino Colelli et le marquis Francesco di Sant' Ippolito, les inséra de confiance dans ses Memorie storiche della città di Nicastro, et M. Pasquale Giuliani les a reproduits dans le livre que, sous le même titre, il a fait imprimer à Nicastro en 1876.

C'est ainsi qu'a été forgée une prétendue inscription de l'année 1122, qui aurait, dit-on, été gravée sur la porte de l'ancienne cathédrale et aurait raconté : que la ville s'appelait autrefois Lyssania ; que la foi chrétienne y avait été prêchée par saint Pierre et saint Paul en personnes, et une première cathédrale bâtie vingt-cinq ans après la mort du Christ ; qu'en 306, ayant été détruite avec la ville par un tremblement de terre, cette cathédrale fut rebâtie et consacrée par le pape saint Sylvestre lui-même, en présence de l'empereur Constantin, venu exprès dans le pays avec lui ; qu'en 839 les Sarrazins la renversèrent ; qu'enfin, ayant été une dernière fois relevée sur le conseil personnel d'Urbain Il, par la princesse normande Emburge, elle fut inaugurée en 1122 par le pape Calliste II. Il suffit de lire cette inscription pour voir que non seulement elle est fausse, mais de plus qu'elle a été imaginée par un homme qui n'avait aucune idée de l'épigraphie du moyen âge. Le curieux c'est qu'en 4642, quatre ans seulement après le tremblement de terre dans lequel aurait disparu cette inscription si précieuse, si pleine de renseignements, placée à l'endroit le plus visible de la cathédrale, personne n'avait encore la moindre idée des faits historiques dont elle aurait été destinée à conserver le souvenir. En effet, après avoir reconstruit son église, l'évêque d'alors, Tommaso Perrone, fit placer au-dessus de la porte une longue inscription qu'on y voit encore, et où il a résumé de la manière la plus exacte l'histoire vraie de l'église, laquelle est absolument différente et ne connaît rien de tout cela.

Le faux de l'inscription ne suffisant pas, on le corrobora d'autres falsifications. Peu avant le fameux tremblement de terre le bruit s'était répandu qu'on avait retrouvé dans le trésor de la cathédrale, où jusqu'alors il avait été ignoré, l'original autographe de la trente-huitième lettre du He livre du recueil de la correspondance de saint Grégoire le Grand. Cette lettre, écrite en 591, est adressée à Jean, évêque de Scylacium (Squillace), qui avait été transféré à ce siège de celui de l'ecclesia Lissitana, c'est-à-dire  de Lissus en Illyrie, que venaient de ruiner les barbares. Au moment même de la prétendue découverte, les gens les moins soupçonneux, comme le P. Marafioti, n'y ajoutèrent pas foi. Quand on put, en disant qu'elle avait péri dans la catastrophe, se dispenser de produire la pièce invoquée, on devint plus affirmatif p.our la citer comme preuve que la Lissitana ecclesia était l'église de cette ville, c'est-à-dire de la Lyssania ou Lissania ainsi imaginée. Enfin les inventeurs de cette prétendue ville, dont la fécondité était vraiment prodigieuse, produisirent un grotesque catalogue de soixante évêques s'étant succédés sur le siège de Lyssania ou Nicastro de 33 de l'ère chrétienne à 840. On y trouve un Guillaume de 35 à 44, un Landulfe de 50 à 65, un Jean Antoine de 65 à 70 ! C'en est assez pour la faire juger.

J'ai cité ces faits, qui autrement n'auraient mérité qu'une prétérition dédaigneuse, sans même être mentionnés, pour donner une idée du nuage de falsifications éhontées contre lequel on est contraint de se débattre quand on s'occupe de l'histoire et des antiquités de l'Italie méridionale, falsifications de monuments et falsifications de textes, suppositions d'inscriptions ou de diplômes qui n'ont jamais existé, fabrication matérielle de marbres inscrits ou d'objets d'art où l'on déploie quelquefois une si merveilleuse habileté de main que les plus fins connaisseurs s'y laissent prendre. Cette production coupable a duré trois siècles. Elle est aujourd'hui bien diminuée, quoi qu'elle n'ait pas encore complètement cessé. Mais elle a laissé sur le terrain de toutes les questions relatives à ce pays un tel amoncellement de choses fausses dont la critique est condamnée à s'occuper pour les balayer, qu'on tremble à chaque instant de ne pas se montrer assez sévère en scrutant la valeur des documents, de quelque nature qu'ils soient, ni assez indulgent pour les hommes qui s'y sont laissé prendre de bonne foi ; car on ne peut pas répondre que soi-même on ne finira pas par commettre quelque faute de ce genre, par être dupe à son tour après avoir su très bien montrer comment les autres avaient été dupés. Il faut être très net et très résolu pour déclarer hautement qu'un texte ou qu'un monument est faux ; mais en revanche il faut être réservé pour qualifier tel ou tel écrivain de faussaire parce qu'il a publié des monuments faux, même en grand nombre. Car les faussaires ont été légion, et plus d'un érudit qui a rempli ses recueils d'inscriptions supposées n'a commis en réalité d'autre faute que d'être trop confiant, et d'accepter aveuglément ce qui lui venait de toute main.

Venons à l'histoire authentique de Nicastro.

Le site de cette ville manque presque complètement d'antiquités, bien qu'elle se trouve dans un district qui, assaini dans les siècles anciens par des travaux de canalisation des rivières, était alors couvert d'une population fort dense. On y a trouvé et on y conserve des tuyaux de terre cuite ayant servi à un aqueduc et portant l'estampille de Q. Laronius, consul en 32 av. J.-C., la même qui se fit sur les tuyaux de l'aqueduc de Vibo Valentia. Mais celui de Nicastro en traversait seulement le territoire pour aller desservir quelque localité située plus bas dans la plaine ; il ne prouve donc rien pour l'existence d'un centre habité sur l'emplacement même de la ville. Un fait pourrait avoir plus de valeur ; c'est qu'en cultivant les paysans rencontrent souvent des tombes antiques, formant un petit groupe, sur un terrain assez restreint qui est attenant à la partie inférieure de Nicastro. Seulement, en l'examinant bien, il me semble prouver exactement le contraire des conclusions que prétendent en tirer les savants locaux. Car les tombes y sont toujours des plus pauvres et ce petit champ de sépulture offre tous les caractères de celui d'un simple village, fort peu important. Il ne devait donc y avoir là rien d'autre qu'un village dépendant de la ville qui, quel que hit son vrai nom, s'élevait alors dans la plaine inférieure, tout auprès du rivage de la mer.

Nicastro est une corruption de Neocastrum, l'appellation de la ville dans tous les diplômes anciens et authentiques. Cette appellation, que l'on traduirait en français par Châteauneuf, appartient à la grécité byzantine. Elle prouve, d'une manière irréfragable que la ville est du nombre de celles qui ont été fondées sous la domination des empereurs grecs, et par les soins de leurs agents, pour recevoir de nouveaux colons amenés d'Orient ou pour offrir un asile aux populations expulsées de leurs anciennes demeures par les ravages des invasions. Ce nom paraît en même temps impliquer une opposition entre la nouvelle ville que l'on construisait et une ville plus ancienne ruinée, la vetus civitas dont parle Robert Guiscard dans la charte de fondation du monastère de Santa-Eufemia. Il est, du reste, certain que si Nicastro est une cité de fondation byzantine, elle est dans ce genre une des plus anciennes de la Calabre, de deux siècles au moins antérieure à Catanzaro. Elle existait déjà dans le VIIIe siècle, puisque la Novelle de Léon l'Isaurien, plaçant les évêchés de l'extrémité méridionale de l'Italie sous la juridiction du patriarche de Constantinople, range l'évêque de Néocastron parmi les suffragants de l'archevêque de Reggio. La succession des évêques de Nicastro n'est pourtant connue qu'à partir de 1094.

C'est seulement avec les Normands que Nicastro commence à jouer un rôle dans l'histoire générale. Sa forteresse était alors une des clefs de la Calabre méridionale ; c'est par là que passait la route qui conduisait vers Reggio de Cosenza et de tout le Val di Crati. Robert Guiscard la bloqua en allant' pour la première fois faire le siège de Reggio, en 1057, et à son retour, il en reçut la capitulation, avec celle de Maida. L'année suivante, lors de la première querelle entre Robert et son frère Roger, au sujet du partage du territoire de Calabre conquis en commun, tandis que Robert assiégeait Roger dans Scalea, les Grecs de Nicastro se révoltèrent et massacrèrent la garnison de soixante hommes d'armes normands qui avait été laissée dans le château. Ce fut même cet événement qui, en faisant craindre une insurrection générale de la Calabre, amena la réconciliation des deux frères. Nicastro resta définitivement dans la part de Robert, et c'est lui qui, en 1062, relevant un ancien monastère grec du nom de Parrigiani (c'est ainsi que l'écrit son diplôme) consacré à Ste-Euphémie, vierge martyre de Chalcédoine, et détruit par les Sarrasins, y fonda une somptueuse et célèbre abbaye de Bénédictins. On possède la charte de fondation de cette abbaye ; c'est un des plus beaux et des plus authentiques diplômes émanant des premiers princes normands. Robert Guiscard y donne au nouveau monastère tout le territoire jusque là dépendant de Nicastro, qui s'étend le long de la mer entre le Lamato et le Fiume di San-Biase (inter duo flumina) avec le port de l'embouchure du premier et l'emplacement de la vetus civitas, plus des domaines dans les territoires de Scillanum (Scigliano), Episcopia (Piscopi) et Yussaria (Gizzeria) ; il mentionne aussi les donations que font en même temps que lui sa nièce Emburge, fille de Drogon, et le Normand Théroulde sur le territoire de Nicastro, comme Antrasillo, seigneur de Maida, dans sa propre seigneurie.

La princesse Emburge mentionnée dans cet acte fit construire à ses frais la cathédrale qui subsista, jusqu'en 1638 et où l'on montrait son tombeau. Elle avait donné tous ses biens à cette église. En 1106, son frère Richard, grand sénéchal du duché de Pouille, fils comme elle du comte Drogon, par un diplôme dont le texte est parvenu jusqu'à nous, confirma cette donation et y joignit celle des biens qu'il possédait personnellement sur le territoire de Nicastro.

J'ai expliqué dans la première partie du présent ouvrage[2] comment la fable d'un voyage du Pape Calliste II dans la Calabre, en 1121-1122, pour réconcilier Guillaume de Pouille et Roger de Sicile, voyage impossible à placer parmi ce qu'on sait des diverses résidences de ce pontife à la même date, avait surgi vers la fin du XVe siècle à Catanzaro dans le cours des disputes entre l'église de cette ville et celle de Taverna, qui soutenaient à coups de documents forgés leurs prétentions rivales. Les falsifications catanzaraises donnèrent naissance à d'autres, à Nicastro et à Reggio ; et celles-ci se sont transformées en traditions qui ont pris, avec le temps, une apparence respectable et auxquelles on ajoute une foi implicite. Ainsi tous les gens de Nicastro sont persuadés que Calliste II séjourna quinze jours dans leur ville avec Roger de Sicile. Et quand on leur dit que c'est là une pure imagination, ils vous répondent en vous conduisant à, la petite église de la Pietà, où ils vous montrent encastrée dans le mur une grosse pierre qui passe depuis 300 ans pour avoir servi de marchepied au Pape quand il montait à cheval. Les paysans la baisent dévotement comme sanctifiée par ce souvenir.

Qui positivement a séjourné à Nicastro est l'Empereur et roi Henri VI ; on a de, lui un diplôme daté de cette ville en faveur du monastère de San-Giovanni in Fiore dans la Sila. Sa veuve Constance fit réparer le château de Nicastro pendant la minorité de Frédéric II. C'est sous ce dernier prince que la ville atteignit le point culminant de sa prospérité ; elle était alors une des principales de la partie la plus méridionale du royaume de terre ferme. L'Empereur y avait, dans la contrée appelée Carra, une maison de plaisance avec un parc où il tenait un équipage de chasse à l'oiseau. C'est lui qui pour ses déduits de chasse y introduisit le faisan, lequel s'y naturalisa si bien qu'au XVIIe siècle on trouvait encore cet oiseau en grande abondance à l'état sauvage dans les bois voisins. Frédéric reprit en 1239 pour le domaine royal la partie de la ville de Nicastro que les moines de Santa-Eufemia possédaient en fief, en leur donnant en échange la petite ville voisine de Nocera. La cité avait son baile spécial et ne dépendait pas du justicier de Calabre, privilège que dans la région Crotone, Reggio et Cosenza possédaient seules avec elle ; on lui adressait donc directement les lettres royales qui l'invitaient à nommer ses députés aux parlements solennels. Le château, que Frédéric II avait fait renforcer par de nouveaux travaux et qui passait pour presque imprenable, renfermait le trésor où l'on déposait l'argent des revenus fiscaux de la moitié de la Sicile et de toute la Calabre. Lorsqu'il voulut, au bout d'un certain nombre d'années, adoucir la captivité de son fils aîné, Henri, d'abord institué par lui roi des Romains, puis devenu rebelle à l'instigation du Pape et des Guelfes d'Allemagne, c'est à Nicastro qu'il fit conduire ce prince, détenu depuis 1235 au château de San-Felice dans la Pouille, sous la garde de Galvano Lancia. Mais une fois arrivé dans la forteresse calabraise, Henri profita bientôt pour s'évader de ce que la surveillance dont il était l'objet était devenue moins étroite. Il alla se cacher dans les bois de Martirano ; là, suivant les uns, il se noya dans le Savuto en cherchant à fuir ceux qui le poursuivaient ; suivant les autres, on le reprit et on l'enferma dans le petit château de Martirano, où il mourut au bout de quelques jouis dans des circonstances mystérieuses. Ici, comme pour presque tous les événements de famille qui touchent à Frédéric, il est impossible d'arriver à la vérité au milieu des contradictions des chroniqueurs, entraînés par des passions implacables de partis. Le seul fait positif est que le prince Henri trouva la mort dans son évasion du château de Nicastro, et que son corps fut porté à Cosenza pour y recevoir la sépulture.

En 1254, lorsque l'Empereur Conrad mourut, le Calabrais Pietro Ruffo, vicaire impérial de la Sicile et de la Calabre, qui pourtant devait toute sa fortune à la maison de Souabe, car Frédéric II l'avait pris dans les rangs inférieurs de la noblesse pour l'élever aux plus hautes dignités, se déclara avec une ardeur sans égale pour l'établissement de la souveraineté directe du Pape sur le royaume. Manfred, aussitôt qu'il se fut installé à Lucera et eut commencé à reconquérir la Pouille, envoya vers Ruffo son confident Riccardo da Fortina, gentilhomme de Nicastro, espérant encore le ramener à sa cause. En arrivant dans sa ville natale, dont la population était passionnément gibeline, l'envoyé de Manfred fut mis au courant de toutes les trames du comte de Catanzaro et put se convaincre que le fils naturel de Frédéric rencontrerait en lui un ennemi que rien ne pourrait désarmer. Riccardo comprit donc qu'il fallait faire la guerre au lieu de négocier, et pour assurer à son maître une base d'opération en Calabre il s'empara du château de Nicastro, dont il chassa le gouverneur, l'Allemand Fulcon, comme suspect de trahison. Survint Giordano Ruffo, envoyé de Catanzaro par son frère à la tête de forces supérieures à la première nouvelle de ces événements ; il prit sans beaucoup de peine la ville et le château, où Riccardo da Fortina n'avait pas eu suffisamment le temps de se mettre en défense, et il emmena celui-ci prisonnier à Tropea avec son père et son oncle, doyen de la cathédrale. Maîtres exclusifs du pays par ce succès, les frères Ruffo bannirent des Calabres tous les partisans de Manfred, lesquels se réfugièrent auprès de ce prince dans la Pouille, qu'il avait réussi à réduire toute entière à son autorité. Pouvant désormais disposer librement de la majeure partie de ses troupes, Manfred joignit aux exilés calabrais une armée placée sous les ordres de Gervasio di Martina et Corrado Troicchio. Ses deux généraux battirent à plate couture Giordano Ruffo dans le Val di Crati, emportèrent Cosenza et, avec l'aide des habitants de Nicastro, soulevés à leur approche, contraignirent à capituler Gesuè Mele, de Catanzaro, le gouverneur papal de la forteresse. Par suite, Nicastro devint le pivot des opérations qui rétablirent dans la Calabre et dans la Sicile l'autorité de la maison de Souabe.

Sous les Angevins, Nicastro resta ville de domaine royal, comme sous les Normands et les Hohenstaufen. Ceci constituait pour elle une situation très privilégiée par comparaison avec les autres villes de la Calabre, qui, sauf Reggio, appartenaient à des barons et subissaient le régime féodal dans toute sa rigueur. En 1419 Jeanne II donna cette cité en fief à son amant Ottinio Caracciolo ; mais la ville lui ferma ses portes et parvint à l'écarter assez pour donner le temps à la reine, aussi volage que dissolue, de se dégoûter de lui et de les en débarrasser en le faisant mettre à mort. En 1468, et dans les années suivantes, après la mort de Skanderbeg et la conquête de sa principauté par les Turcs, Alphonse Ier établit en Calabre, où les attirait la présence d'Hélène Castriote, la fille de leur héros national, mariée au prince de Bisignano, trente-quatre colonies de réfugiés Albanais. Deux furent installées dans les environs immédiats de Nicastro, à Zagarone et à Gizzeria. Quelques années plus tard, Ferdinand Ier, ayant vaincu, en 4485, la grande révolte des barons conjurés, forma un vaste comté de Nicastro, Feroleto, Maida et Acconia et le donna à son fris Frédéric, marié à Isabelle de Baux, qui venait d'hériter des fiefs immenses de son beau-père décapité entre les principaux rebelles, duché d'Andria, principauté d'Altamura, etc. Devenu plus tard roi par la mort de son neveu Ferdinand II, ce même Frédéric gratifia Marcantonio Caracciolo du comté de Nicastro. Le fief ainsi constitué resta dans la famille Caracciolo jusqu'au commencement du XVIIe siècle et passa ensuite pal. héritage à la maison d'Aquino, qui le garda jusqu'en 1799.

Nicastro et son château jouèrent quelque rôle dans les guerres entre Français et Espagnols pour la possession du royaume de Naples à la fin du XVe siècle et au commencement du XVIe. En 1495, lors de l'expédition de Charles VIII, elle se soumit sans résistance à Stuart d'Aubigny, lieutenant du roi de France en Calabre ; mais à la fin de la même année, Charles étant retourné de l'autre côté des Alpes et le soulèvement de Naples ayant rétabli les affaires de Ferdinand II, d'Aubigny dut envoyer une partie de ses troupes au secours du duc de Montpensier. Gonsalve de Cordoue, qu'il avait d'abord battu complètement à Seminara, profita de ce que la Calabre était dégarnie de Français pour reprendre l'offensive avec avantage. Nicastro fut alors une des villes qu'il assiégea et dont il força la petite garnison française à capituler, tandis que le vaillant général qui avait su conquérir les sympathies de la noblesse calabraise était cloué sur son lit par la maladie. Six ans après, quand Louis XII et Ferdinand le Catholique se disputèrent le royaume napolitain, enlevé déloyalement au roi Frédéric, les Français se rendirent encore pour quelque temps maîtres de la forteresse, et il fallut un nouveau siège pour la leur enlever.

Depuis lors jusqu'en 1799, l'histoire de Nicastro n'offre plus en fait d'événements dignes d'être signalés que la visite qu'y fit Charles-Quint en 1535, au retour de sa victorieuse expédition de Tunis, l'élection successive de deux de ses évêques au trône pontifical, en 1555 Marcello Corvino, qui prit le nom de Marcel II, et en 1591 Giovanni Antonio Facchinetti, qui devint Innocent IX, enfin le tremblement de terre du 27 mars 1638. Cette catastrophe s'étendit sur toute la côte occidentale de la Calabre et y ruina complètement cinquante villes et villages, en faisant 12.000 victimes. Mais nulle part ses ravages ne furent plus affreux qu'à Nicastro. La ville s'écroula presque toute entière ; il n'y eut que bien peu d'édifices qui y restèrent debout, et ceux-là même furent gravement endommagés. Il périt 1.190 personnes ensevelies sous les décombres, plus du cinquième de ce qu'était alors la population de la ville. C'était la veille du dimanche des Rameaux. Les gens du peuple, sortis dans les champs pour leurs travaux, furent généralement épargnés ; au contraire, la grande majorité de la noblesse fut anéantie d'un seul coup. Elle était, en effet, réunie pour une cérémonie religieuse dans l'église San-Francesco, dont l'écroulement subit sous la première secousse écrasa tous ceux qui s'y trouvaient, à un petit nombre d'exceptions près. Les quelques grandes rues larges qui se voient actuellement dans la partie inférieure de la ville ont été bâties lorsqu'elle se releva de ses ruines, après le tremblement de terre.

 

V

A l'époque de nos guerres de la République et de l'Empire, Nicastro et ses environs furent de nouveau le théâtre d'événements qui intéressent l'histoire générale.

En 1799 la noblesse de cette ville, comme en général la majeure partie de celle de la Calabre et de la Basilicate, constituant la classe éclairée et instruite de la population, inclinait fortement vers le libéralisme et les idées nouvelles. Le bas peuple, au contraire, maintenu dans un état de complète ignorance, ne concevait même pas autre chose que ce qui existait, et s'il avait entendu parler de la Révolution française, c'était uniquement par l'organe du clergé qui exerçait sur lui une influence toute-puissante et qui naturellement, en présence des persécutions religieuses de la Terreur et du Directoire, ne voyait dans tout ce qui se passait au delà des Alpes qu'une œuvre satanique, à laquelle le devoir de tout chrétien était do s'opposer. Ajoutez à cela qu'avec les souffrances du régime féodal, encore maintenu dans le pays, et la misère agricole résultant du développement exagéré de la grande propriété, un sentiment démocratique encore inconscient et qui n'avait pas trouvé sa voie fermentait sourdement dans les masses populaires. Il leur faisait voir l'ennemi dans la noblesse et par conséquent les disposait à embrasser aveuglément le parti opposé à celui qu'elle adopterait, en même temps qu'à chercher dans la royauté un appui contre les seigneurs. Entre les deux classes de la population il y avait ainsi des ferments de haine profonde et une impossibilité de se comprendre, car elles paraissaient appartenir à deux âges différents de la civilisation : la noblesse, et avec elle une grande partie du haut clergé, formé à l'école de Tanucci, était du XVIIIe siècle par son esprit, ses idées et ses aspirations ; le peuple et le bas clergé en étaient restés au moyen âge.

La noblesse de Nicastro accueillit donc avec enthousiasme la nouvelle de l'entrée des Français à Naples et de la proclamation de la République Parthénopéenne. Le nouveau gouvernement fut aussitôt reconnu ; l'évêque, Mgr Pellegrino, en salua l'avènement par un Te Deum et bénit l'arbre de la liberté, à la plantation duquel il assista. Mais un mois s'était à peine écoulé que la scène changeait. On apprenait le débarquement du cardinal Ruffo à Bagnara et la constitution de la régence royale qu'il venait d'organiser à Mileto. Aussitôt le bas peuple s'insurgea, renversa le drapeau de la République et l'arbre de la liberté aux cris de : Vive le roi ! Meure la nation ! Ils se figuraient naïvement que la nation était le personnage principal du gouvernement révolutionnaire. Plusieurs des gentilshommes qui s'étaient signalés comme républicains furent massacrés dans les rues ou dans leurs maisons. Puis la foule se rua sur l'évêché, en brisa les portes et en arracha l'évêque, qu'elle chargea de mauvais traitements. Les uns voulaient le tuer, et certains prêtres se montraient des plus enragés pour ce parti sanglant ; un homme de cœur, Clemente Maruca (son nom mérite d'être conservé), parvint à sauver le prélat en exposant sa vie au milieu des furieux ; on se contenta donc de le traîner plus mort que vif à sa cathédrale et de l'y forcer, le pistolet sur la gorge, à chanter immédiatement le Te Deum en l'honneur du roi. Ces scènes s'expliquent par le degré de violence qu'avaient alors les mœurs calabraises. En 1736 on avait vu les chanoines de Nicastro, à l'occasion de l'élection d'un vicaire capitulaire, venir à la cathédrale armés et suivis de partisans également armés, et en pleine église se charger de telle façon qu'un des chanoines d'une faction fut tué sur place et un de ceux de l'autre resta mortellement blessé.

Bientôt le cardinal Ruffo passa par Maida en marchant sur Crotone. Beaucoup de volontaires de Nicastro, sortis des rangs populaires, allèrent rejoindre son armée, sous la conduite des frères Gualtieri, dont nous retrouverons le principal en évidence sur la scène des événements à l'époque de l'Empire. Quant au commandement des bandes qui restaient dans le pays pour le garder et qui avaient la mission de propager le mouvement de réaction royaliste le long du littoral de la mer Tyrrhénienne, il fut confié à Felice Antonio Falvo Pulverino. C'était un ancien colporteur qui allait dans sa première jeunesse de localité en localité vendre les fromages mous et les délicieuses recuites de la Sila. Depuis il venait d'être sergent dans l'armée à la tête de laquelle Mack s'était si bien fait battre par Championnet. Il étendit l'insurrection à toute la côte jusqu'à Policastro, prit le titre de général, que lui reconnurent les commandants de la marine anglaise, entrés en relations avec lui, et comme tel se couvrit de broderies et de panaches. Après la prise de Naples par les royaux, il demanda que son grade fût régularisé. La cour le manda à Palerme, et là on le fit seulement capitaine. Comme il continuait à porter dans sa ville natale de Nicastro l'uniforme de général, il eut maille à partir avec la police. Ceci ne l'empêcha pas, du reste, de se remettre un peu plus tard à la tête d'une petite bande de partisans contre Joseph Bonaparte ; mais il n'eut alors qu'un rôle tout à fait obscur et effacé. Après la restauration, il devait être un moment, en 1820, le Masaniello de Palerme. Lorsque les intrigues ultra-royalistes firent éclater dans la capitale de la Sicile contre le gouvernement constitutionnel de Naples l'insurrection qui, sous la bannière d'un radicalisme plus avancé, favorisa tant le rétablissement du despotisme, Pulverino, qui se trouvait là à point nommé, se jeta dans le mouvement, revêtit de nouveau son fameux habit de général et prit le commandement du peuple soulevé de la ville. Il déploya un grand courage et une certaine habileté dans la guerre des rues contre les troupes napolitaines. Mais au bout de peu de jours, la populace, qui l'avait acclamé, le soupçonna de trahison ; elle le massacra, puis le lendemain, saisie d'un accès de repentir, elle lui fit en pleurant de magnifiques funérailles.

Au commencement de 1806, Napoléon, vainqueur à Austerlitz, entreprit, au lendemain de la paix de Presbourg, de détrôner les Bourbons de Naples, qui avaient eu l'imprudence de se déclarer en faveur de l'Autriche. Le royaume fut occupé militairement sans résistance sérieuse ; le roi, la reine et la cour se retirèrent en Sicile sous la protection de la flotte britannique. L'armée napolitaine, sous le commandement du comte de Damas auquel s'étaient joints les deux princes royaux François (qui fut roi plus tard) et Léopold, ne tenta de disputer le terrain que dans les Calabres. C'est le général Reynier qui fut chargé des opérations contre elle ; il espérait bien en rapporter le bâton de maréchal. Le 6 mars il culbutait les Napolitains à Lagonegro ; le 9 il les dispersait comme un troupeau de moutons sur le plateau du Campo Tenese. A dater ce moment rien n'arrêta plus la déroute. L'armée débandée courut tout d'une traite jusqu'au détroit, où elle se hâta de passer en Sicile, sans qu'on eût même pu essayer de la reformer sur les positions des montagnes si faciles à défendre qui s'élèvent en arrière de Cosenza. Le 13 mars les princes traversaient Nicastro avec le flot des fuyards et le 15 le général Reynier y faisait son entrée. Le 20 il était à Reggio sans plus avoir eu à tirer un seul coup de fusil. Sur cette nouvelle, Joseph Bonaparte, qui avait le commandement supérieur de toutes les troupes envoyées contre Naples, quitta cette capitale, le 3 avril, pour aller visiter les Calabres et la Pouille. Il arriva le 12 à Cosenza et reçut le 13, à Bagnara, l'ordre de son frère d'avoir à prendre le titre de Roi des Deux-Siciles : il fut reçu en cette qualité à Reggio, d'où il partit le 20 pour achever sa tournée en passant par Tarente.

Dès ce moment quelques troupes de partisans avaient commencé à se montrer dans les montagnes, attaquant les petits détachements français isolés. Mais c'était peu de chose 'et on espérait bientôt en venir à bout, complétant ainsi la pacification du pays, lorsque tout à coup une escadre anglaise vint, le Ier juillet, jeter l'ancre dans le golfe de Santa-Eufemia. Elle débarqua sur la plage, entre l'embouchure du Lamato et celle de l'Angitola, un petit corps de six mille soldats britanniques, commandés par sir John Stuart, et quelques hommes qui pouvaient servir de chefs à une insurrection populaire dans le pays. Il y avait alors à Nicastro une compagnie de Polonais sous le commandement du capitaine Laskowsky. Elle se porta sur le rivage avec un corps de volontaires à cheval composé de la jeune noblesse de la ville, qui, comme en 1799, avait embrassé le parti des Français. Mais après un court engagement la petite troupe dut se replier sur Maida, où le général Reynier rassemblait en toute hâte les forces françaises les plus voisines. Aussitôt le bas peuple de Nicastro prit les armes et releva la bannière des Bourbons, mit à sac les maisons des nobles partisans du roi Joseph et égorgea les soldats français malades qui remplissaient l'hôpital civil. Dans la ville de Nicastro, écrivait quelques jours après Joseph à Napoléon, le commandant des gardes d'honneur a été crucifié après avoir eu les yeux crevés ; c'était un prince qui m'avait reçu chez lui. Le 3 au soir, le général Reynier, apercevant Nicastro illuminé du balcon de la maison qu'il occupait à Maida, dit' aux officiers de son état-major : Demain nous battrons les Anglais et après-demain nous brûlerons Nicastro. Le propos fut entendu par des volontaires de la ville, dont il refroidit singulièrement l'ardeur.

Reynier ne disposait que de 4.000 hommes. Tout lui commandait d'attendre les Anglais dans la position singulièrement forte de Maida, d'où ceux-ci auraient été bien embarrassés de le déloger. Mais il se figura qu'il en viendrait à bout aussi facilement que des Napolitains. Il commit donc la faute insigne de descendre en plaine pour attaquer dans leur camp les forces supérieures de sir John Stuart, appuyées par l'artillerie de la flotte. La bataille se livra le 4 juillet ; elle fut courte et se termina par la défaite des nôtres. En cette occasion comme dans presque tous les engagements qui eurent lieu à la même époque entre les deux nations, le sang-froid et la précision de tir des Anglais arrêtèrent net l'élan des Français et leur firent subir des pertes énormes pour le nombre des gens engagés. C'était la première fois, depuis bien longtemps, que les Français subissaient une défaite sur terre. Sir John Stuart en eut tant d'orgueil qu'il descendit à insulter les vaincus. Jamais, dit-il dans son rapport, la vanité de notre présomptueux ennemi n'a été plus sévèrement abaissée, jamais la supériorité des troupes britanniques plus glorieusement prouvée que dans les événements de cette mémorable journée. Bien que de part et d'autre il n'y eût que bien peu de monde en ligne, la bataille eut des résultats considérables. Les Français y perdirent pour quelque temps toute la Calabre. Le général Reynier se vit obligé de se retirer en désordre par la vallée du Lamato sur Catanzaro, qu'il atteignit à grand'peine le lendemain.

Heureusement pour lui les Anglais ne songeaient pas à le poursuivre. Se contentant de son succès, sir John Stuart fit rembarquer ses soldats au bout de quelques jours, après avoir mis à terre le matériel nécessaire pour armer une insurrection calabraise, à la tête de laquelle fut placé le major Gualtieri, surnommé Pane-di-Grano. C'était un paysan du hameau forestier de Conflenti dans le voisinage de Martirano ; il avait débuté par être brigand, puis s'était engagé et avait été sous-officier dans l'armée de Mack. Au licenciement de cette armée, il était entré dans celle que levait le cardinal Ruffo, s'y était distingué et à la rentrée du roi dans sa capitale avait reçu le titre de major avec une dotation de quarante mille ducats. Dans la campagne malheureuse du mois de chars il était aide de camp des princes royaux, et c'est sur lui que comptait la cour de Palerme pour soulever de nouveau les campagnes de son pays. Son nom y était éminemment populaire, et la défaite des Français exaltant les imaginations, en moins de quinze jours il eut assemblé dix mille hommes, avec lesquels il alla chercher le général Reynier à Catanzaro. Celui-ci, ne se sentant pas la possibilité de s'y maintenir au milieu de l'insurrection qui se généralisait dans toute la Sila, venait, d'évacuer la ville et continuait sa retraite vers le nord. Gualtieri imposa une rançon de dix mille ducats à Catanzaro, moyennant quoi il sut maintenir dans ses bandes une exacte discipline, que le cardinal Ruffo n'avait jamais cherché à obtenir, et traversant la ville il se mit à la poursuite des Français. Ceux-ci cherchaient à gagner Cassano le plus rapidement possible, pour aller au devant d'un corps de six mille hommes que le maréchal Masséna conduisait lui-même à leur secours. Reynier avait quitté Catanzaro le 26 juillet ; il saccagea, pour répandre la terreur dans le pays, les villes qu'il rencontrait sur son passage, Strongoli le 30 juillet, Corigliano le 2 août, et le 4 il s'arrêtait à Cassano. Jusque-là Gualtieri l'avait suivi pas à pas, enlevant tous ses traînards ; les paysans descendaient en foule des montagnes pour se joindre à lui ; comme nombre, il avait une véritable armée sous ses ordres, et un moment il put se bercer de l'espoir de recommencer la marche triomphale des légions improvisées du cardinal Ruffo en 1799.

Mais s'il eut cette illusion, elle fut de courte durée. Les renforts envoyés de Naples avaient rejoint les débris du petit corps do Reynier, et dès le 10 août toutes les troupes, montant à treize mille hommes, se trouvaient réunies sous les ordres de Masséna, entre Cassano et Castrovillari. Quelques jours après elles reprenaient leur mouvement en avant, procédant avec une méthodique lenteur à la conquête du pays, qu'elles fouillaient avec soin, et refoulant devant elles les levées irrégulières de Gualtieri, qui nulle part ne se montraient capables de tenir devant les régiments français. Les villes étaient occupées les unes après les autres et Masséna, qui savait la possibilité d'y faire des partisans au nouveau régime, après avoir terrifié les velléités de résistance par l'effroyable exemple du traitement infligé à Lauria[3], les traitait généralement avec assez de douceur. Ainsi, malgré le souvenir du massacre des malades de l'hôpital, Nicastro fut reçue à merci sur la prière de ses principaux citoyens, qui se rendirent à Scigliano pour implorer la clémence du vainqueur. Masséna, ayant remis les affaires en bon train, quitta bientôt l'armée, en laissant à Reynier le soin d'achever l'œuvre de la soumission définitive de la Calabre. Elle demanda encore plusieurs mois, et c'est seulement dans l'été de 1807 que les deux batailles de Mileto et de Seminara mirent fin à la guerre proprement dite. Les troupes régulières de l'armée royale, quo les vaisseaux anglais avaient transportées à Reggio pour soutenir les insurgés, durent repasser en désordre dans la Sicile, où elles furent suivies par tous les chefs importants de l'insurrection, parmi lesquels Gualtieri.

Mais la pacification du pays n'était pas pour cela réalisée. L'insurrection royaliste de 1806, en se dispersant, avait laissé derrière elle une multitude de petites bandes de partisans qui se cachaient dans les montagnes, attaquant les détachements de l'armée française, interceptant ses convois, massacrant ses courriers, incendiant les propriétés de ses partisans et, quand elles pouvaient, les enlevant eux-mêmes pour les assassiner ou les soumettre à une grosse rançon. Ce furent d'abord de véritables guérillas d'un caractère avant tout politique, comme celle de l'Espagne. Mais au bout de quelque temps les chefs de bandes qu'animait réellement la passion de la cause des Bourbons se lassèrent d'une lutte qui n'amenait pas de résultat, et les uns après les autres gagnèrent la Sicile, où ils trouvaient un asile sûr sous la protection des Anglais. La guerre de partisans dégénéra en pur brigandage. Parmi les chefs qui pendant quelques années infestèrent les environs de Nicastro, un seul, Giacomo d'Urso, combattit toujours en soldat et, s'il se montra cruel envers l'ennemi, ne souilla pourtant ses mains d'aucun acte qui portât atteinte à l'honneur. Il avait commencé par être un des plus ardents en faveur du nouveau régime et était revêtu d'un grade dans la garde nationale joséphiste. Mais ayant été outragé par un officier français avec lequel il était en rivalité d'amour, il le tua et se vit alors obligé de gagner la montagne, et poursuivit contre les compatriotes de son offenseur une vengeance que le sang de celui-ci n'avait pas encore assouvie. Les deux autres, Benincasa, de San-Biase, et Parafante, de Scigliano, étaient des malfaiteurs de la plus abominable espèce qui commirent tous les crimes.

Paul-Louis Courier décrit dans ses lettres les épisodes journaliers de cette guerre de partisans, qui avait fini par prendre des deux côtés un caractère atroce.

Figurez-vous, dit-il, sur le penchant de quelque colline, le long de ces rochers décorés comme je viens de vous le dire, un détachement d'une centaine de nos gens, en désordre. On marche à l'aventure, on n'a souci de rien. Prendre des précautions, se garder, à quoi bon ? Depuis plus de huit jours, il n'y a point eu de troupes massacrées dans ce canton. Au pied de la colline coule un torrent rapide qu'il faut passer pour arriver sur l'autre montée : partie de la file est déjà dans l'eau, partie en deçà, au delà. Tout à coup se lèvent de différents côtés mille tant paysans que bandits, forçats déchaînés, déserteurs, commandés par un sous-diacre, bien armés, bons tireurs ; ils font feu sur les nôtres avant d'être vus ; les officiers tombent les premiers ; les plus heureux meurent sur la place ; les autres., durant quelques jours, servent de jouet à leurs bourreaux.

Cependant le général, colonel ou chef, de n'importe quel grade, qui a fait partir ce détachement sans songer à rien, sans savoir, la plupart du temps, si les passages étaient libres, informé de la déconfiture, s'en prend aux villages voisins, il y envoie un aide-de-camp avec 500 hommes. On pille, on viole, on égorge, et ce qui échappe va grossir la bande du sous-diacre.

Les couleurs ne sont pas chargées, et les histoires des cruautés sans nom des partisans armés ou des excès de sévérité de la répression, frappant à chaque instant des innocents comme responsables des faits de leurs parents ou de leurs amis, sont encore vivantes dans toutes les mémoires. Pourtant il ne faudrait pas croire que ces souvenirs de sang aient laissé en Calabre, contre les Français, des rancunes populaires pareilles à celles qui subsistent encore si vivaces chez le paysan espagnol. On y tient peu de compte de la vie humaine, et le meurtre n'y tire pas à conséquence. Ces massacres qui nous paraissent hideux, c'était chez une population encore livrée à sa férocité native, la manière naturelle de faire la guerre. Chacun l'employait contre ses adversaires, sans ressentir d'indignation de se la voir appliquer à son tour. D'ailleurs il n'y avait pas dans les Calabres, sous Napoléon, un mouvement de passion nationale entraînant tout, comme celui qui s'empara de l'Espagne. Il n'existait pas à proprement parler de nationalité napolitaine ; des deux côtés on se battait pour des princes étrangers, et le sentiment abstrait de la patrie n'était pas chose que comprissent les sauvages montagnards qu'un clergé aussi ignorant qu'eux fanatisait, non pour la cause d'un roi dont ils se souciaient bien peu, mais pour celle d'un état social auquel ils étaient habitués et dont on leur représentait la religion comme inséparable. Aussi pour les Français et pour le roi Joseph, plus tard pour Murat, y avait-il dans ces provinces, comme dans tout le royaume de Naples, un parti aussi nombreux, aussi acharné, aussi féroce que l'autre, et qui comprenait en général les classes éclairées de la nation. Il ne s'agissait donc pas en réalité d'une guerre d'indépendance nationale, mais d'une véritable guerre sociale et civile, avec toutes les fureurs qui sont propres à ce genre de guerres. C'était la lutte de l'ancienne et de la nouvelle société qui prenait ici le cachet de la férocité calabraise. C'était aussi celle des campagnes contre les villes et du prolétariat agraire contre la propriété. L'administration du roi Joseph avait organisé dans tout le pays une nombreuse garde nationale, recrutée dans la noblesse et la bourgeoisie. C'est elle que l'on employait, préférablement aux troupes françaises, à la poursuite et à l'exécution des brigands ; et la plupart des cruautés inutiles de la répression doivent être portées au compte de ses propres passions. Les lettres de Courrier nous font encore assister à des scènes de ce genre. Il raconte, par exemple, comment les habitants de Cassano, voyant arriver en tête des Français un bataillon suisse de l'armée de Joseph, prirent ceux-ci pour des Anglais à leurs habits rouges et coururent au-devant d'eux en brandissant comme des trophées les dépouilles des soldats qu'ils avaient assassinés isolément.

On en tua beaucoup. On en prit cinquante-deux, et le soir on les fusilla sur la place de Cassano. Mais un trait à noter de la rage de parti, c'est qu'ils furent expédiés par leurs compatriotes, par les Calabrais nos amis, les bons Calabrais de Joseph, qui demandèrent comme une faveur d'être employés à cette boucherie. Ils n'eurent pas de peine à l'obtenir ; car nous étions las du massacre de Corigliano.

Cet état de choses effroyables dura jusqu'en 1810, en s'aggravant plutôt qu'il ne diminuait. Les atrocités de la répression augmentaient celles du brigandage, sans le décourager. Enfin Murat, dans la deuxième année de son règne, se décida à faire passer en Calabre le terrible général Manhès, dont l'énergie sans défaillances, mais aussi sans merci, venait de purger entièrement les Abruzzes du fléau de la guerre de partisans et du brigandage. Il déploya les mêmes qualités militaires, avec la même cruauté, sur te nouveau terrain, et peu de mois lui suffirent pour exterminer toutes les bandes. On sait quelle était sa méthode de répression. Peine de mort était portée contre quiconque donnait asile aux brigands ou entretenait des correspondances avec eux et pour empêcher plus sûrement ces correspondances, leurs parents étaient emprisonnés jusqu'à ce qu'ils fussent pris ou eussent fait leur soumission ; peine de mort contre quiconque sortait des villages avec des provisions, fût-ce un simple morceau de pain ; peine de mort contre le cultivateur qui ne rentrait pas de son travail à la nuit ; peine de mort contre le berger qui conduisait son troupeau en dehors d'une certaine zone gardée par les troupes et qui ne le ramenait pas le soir à l'étable. On faisait ainsi le vide dans les campagnes, et l'on affamait les partisans qui se cachaient dans les bois. Puis, une fois qu'on pensait qu'un certain temps de ce régime avait dû les réduire à l'extrémité, le commandant militaire du district dirigeait sur son territoire une battue générale à laquelle tous les habitants, à l'exception des malades et des vieillards de plus de soixante-dix ans, étaient obligés de prendre part sous la surveillance des soldats. On y faisait marcher en armes jusqu'aux chanoines. C'étaient des mesures singulièrement draconiennes, mais que la nécessité expliquait et qui n'avaient rien que d'avouable. Mais dans l'application les militaires, endurcis par toutes les horreurs dont ils se voyaient entourés, affamés de vengeance au spectacle de leurs camarades crucifiés, écartelés, brûlés vifs quand les brigands parvenaient à s'en emparer, ajoutaient au code de mort du commandant en chef des cruautés que rien ne pouvait justifier. Le général Colletta, un des plus dévoués partisans de Murat, affirme avoir vu à Lagonegro un homme empalé par les ordres d'un colonel français qui revenait de Turquie. On connaît l'horrible histoire de la tour de Castrovillari, que M. Maxime Ducamp a racontée d'une manière si frappante.

Bien des gens se signent en passant près de ses murs. On y avait enfermé un si grand nombre de prisonniers qu'à peine ils pouvaient remuer. On ne les nourrissait guère. Ils moururent de faim, d'asphyxie. Les geôliers, reculant devant l'effroyable infection, n'osaient plus entrer. Les vivants dévorèrent les morts ; la peste s'y mit. Tous périrent rongés, décomposés par l'horrible pourriture qui montait autour d'eux. La tour entière n'était plus qu'un charnier d'où les corbeaux sortaient ivres et repus. A plus de trois lieues à la ronde on le sentait, et pendant longtemps l'air en fut empoisonné.

Le zèle des agents indigènes du gouvernement de Murat enchérissait encore quelquefois sur les ordres qu'ils recevaient et croyait en compléter l'effet par des actes d'un caractère odieux. Le savant historien de la lutte des Papes et des Empereurs de la maison de Souabe, M. de Cherrier, m'a plusieurs fois conté avec quelle indignation, alors qu'il était officier dans l'armée d'occupation des Calabres, il avait entendu le commissaire de police napolitain de la petite ville où il commandait lui demander de faire fabriquer par les boulangers de sa troupe des pains mêlés d'arsenic, que l'on aurait déposés dans un endroit déterminé où les gens de la bande la plus voisine les auraient trouvés et mangés. Ce commissaire, qui avait passé du service de l'ancien roi à celui du nouveau, trouvait tout simple de proposer à un soldat de se faire empoisonneur.

Les moyens mis en œuvre par Manhès eurent un plein succès en Calabre comme dans l'Abruzze. Depuis 1811 jusqu'en 4815, les employés français eux-mêmes purent circuler dans tout le pays sans escorte et avec la plus entière sécurité.

C'est en 1811 que la société secrète des Carbonari, destinée à jouer quelques années plus tard un rôle considérable dans plusieurs pays de l'Europe, prit naissance ou du moins se développa dans le royaume de Naples. Le gouvernement de Murat la vit d'abord avec faveur, comme offrant un moyen de groupement et de propagande pour les partisans des idées nouvelles. Il laissa donc la plupart de ses fonctionnaires civils et des officiers de son armée entrer dans les rangs de la Charbonnerie, et il leur donna sous main l'espérance dé voir bientôt promulguer la constitution libérale et démocratique dont l'obtention était le but final de la société. Mais plusieurs années se passèrent sans que cette espérance se réalisât. Le gouvernement, au lieu de relâcher les liens de son autorité, semblait chercher à les resserrer à mesure que les circonstances devenaient plus critiques. Il était contraint, pour les guerres sans fin auxquelles l'entraînaient sa position de vasselage à l'égard de Napoléon, de demander au pays des sacrifices toujours plus grands, qui l'épuisaient. Une armée napolitaine toute entière avait été engloutie dans les neiges de la Russie ; les villes maritimes se voyaient ruinées par le blocus étroit qu'entretenait la flotte anglaise. Le mécontentement grandissait et gagnait ceux qui s'étaient le plus compromis en faveur du nouveau régime. L'édifice napoléonien, auquel était liée la royauté de Murat, croulait de toutes parts. La cour de Palerme profita des circonstances pour se mettre en rapports avec la Charbonnerie. Elle prit l'engagement, qu'elle devait répudier après le succès, d'établir dans le royaume de la terre ferme, si Ferdinand remontait sur le trône, la constitution parlementaire dont sir William Bentinck avait exigé que la Sicile fût dotée en 1812.

On était au commencement de 1814. Napoléon livrait ses dernières batailles en essayant de défendre contre l'invasion le sol même de la France. Murat, qui s'était détaché de la cause de son beau-frère et s'efforçait d'obtenir la conservation de sa couronne de l'Europe coalisée, était campé en observation sur les bords du P6 avec son armée. Le royaume se trouvait donc presque entièrement dégarni de troupes, et l'absence du roi paralysait dans une certaine mesure l'action du gouvernement. Des mouvements bourboniens éclatèrent dans les Abruzzes, et en Calabre les Carbonari préparèrent presque ouvertement une insurrection sous le drapeau du roi Ferdinand et de la Constitution. Manhès fut aussitôt renvoyé à Cosenza, et il y signala son arrivée par des exécutions militaires qui terrifièrent les conspirateurs. Mais en mars 1815, au moment de la rupture de Murat avec l'Autriche, les ventes de Nicastro tentèrent de soulever la ville au nom du roi légitime. La tentative avorta et n'eut d'autre résultat que le meurtre de l'abbé Mileti, vicaire général du diocèse, accusé d'avoir dénoncé les membres de la société au général Manhès. Les Bourboniens purs se défièrent et ne voulurent pas s'associer à des hommes qui les avaient combattus avec acharnement pendant toute la période précédente. D'autre part on vit, chose absolument nouvelle, les habitants des campagnes, au bruit du mouvement, se lever en armes et marcher sur la ville pour y rétablir l'autorité du roi Joachim.

Les choses avaient bien changé depuis 1806. Les atrocités du brigandage, masqué du prétexte de légitimisme, avaient aliéné les paysans à la cause de l'ancienne dynastie. Leur condition s'était sensiblement améliorée sous un régime imbu des principes sociaux de la Révolution française. Aux cruelles années de la répression du banditisme avaient succédé des années calmes et prospères. L'esprit du campagnard calabrais s'était ouvert à d'autres idées que celles dont il s'était d'abord laissé aveuglément dominer. Il était désormais conquis au libéralisme moderne.

Aussi depuis que les actes de la Restauration eurent prouvé qu'il était impossible d'attendre des Bourbons de Naples un gouvernement de progrès et de liberté, la Calabre, où le cardinal Ruffo n'avait eu qu'à paraître pour entraîner les populations à s'armer en faveur du rétablissement de l'ancien régime, devint, jusqu'au fond de ses villages les plus arriérés, un foyer d'opposition à l'absolutisme bourbonien. Nicastro, en particulier, eut son rôle dans les agitations révolutionnaires qui finirent par amener l'indépendance et l'unité de l'Italie. Le baron Stocco, le plus ardent et le plus militant des patriotes italiens de la Calabre, celui qui s'y mit toujours à la tête des mouvements nationaux, était un des principaux de la noblesse de cette ville. On y montre le palais où il habitait quand il n'était pas en prison ou en exil, et où il mourut il y a quelques années, revêtu, en récompense de ses services, du grade de général dans l'armée italienne. C'est donc de Nicastro que partit à deux fois le signal de l'insurrection contre les Bourbons, en 1848, à la nouvelle des événements du 15 mai à Naples, et en 1860, quelques jours avant le débarquement à Melito de Garibaldi, auquel les insurgés préparaient, les voies.

 

VI

Le tremblement de terre de 1638 n'a laissé debout à Nicastro aucun édifice ancien. Pas une église qui remonte au delà de cette date fatale. Le château lui-même, jusque-là intact et augmenté, au commencement du XVIe siècle, de nouvelles fortifications destinées à recevoir de l'artillerie, s'écroula partiellement. Les dommages qu'il subit furent tels qu'on ne put songer à le réparer et que depuis lors il est demeuré dans l'état de ruine où nous le voyons aujourd'hui. Cette ruine est, du reste, des plus pittoresques, perchée sur un mamelon abrupt, en avant duquel s'étagent les maisons du plus ancien quartier de la ville, entre les précipices où coulent deux torrents qui en rongent incessamment la base. Le château était par derrière dominé de fort près par d'énormes escarpements de rochers presque à pic. Mais par rapport à ces escarpements il était placé de telle façon qu'il ne pouvait en résulter aucun inconvénient pour la défense, au temps où l'on ne connaissait pas encore le canon. Les ruines sont environnées d'un riche verger d'arbres fruitiers ; on y monte par un sentier couvert de magnifiques treilles, qui tourne plusieurs fois en spirale autour du mamelon. Tous les rochers voisins sont hérissés de cactus, dont la feuille épineuse en raquette porte sur son bord les figues d'Inde, rouges, jaunes ou vertes, fort appréciées des gens du pays malgré ce qu'a de fade leur saveur douceâtre. Il est facile de reconnaître que la masse de la forteresse, encore au moment de sa destruction, datait d'une époque reculée, que c'était bien le château même qui avait reçu garnison de chevaliers normands et servi de prison à Henri de Hohenstaufen. Vers 1500 on l'avait seulement entouré d'une chemise bastionnée, dans les restes de laquelle s'ouvrent encore quelques embrasures.

La vue que l'on a de là est splendide et d'une grande étendue. Elle embrasse tout l'ensemble du bassin, en demi-cercle régulier, du golfe de Santa-Eufemia, que les collines basses de la rive droite du Lamato partagent assez exactement par le milieu. L'hémicycle des grandes montagnes, au pied desquelles sont San-Biase et Nicastro, continue sa courbe normale par les montagnes que précède le plateau, légèrement relevé et couvert d'oliviers, au fond duquel Maida repose, étalée et comme aplatie sur une des premières crêtes projetées en avant par le Monte Cappari, qui dresse plus en arrière ses escarpements. Le cirque se ferme au sud, immédiatement après l'embouchure de l'Angitola, où les montagnes rejoignent la mer et viennent baigner leur pied dans ses flots. C'est là que se trouve le Pizza, sur son rocher qui avance dans la mer. A dater de ce point, la côte tourne à l'ouest, bordée de montagnes qui s'abaissent graduellement jusqu'à Briatico, puis fuit au sud-ouest en devenant de moins en moins distincte, pour se terminer, par delà Tropea qui semble à peine un point blanc, au Capo Vaticano, tout à, fait à l'extrémité du champ visuel, là où la terre arrive à se distinguer à peine de la mer. Au large, dans l'ouest de ce cap, le cône fumant du Stromboli émerge des eaux et découpe sa silhouette estompée par la brume sur l'azur lumineux de l'horizon.

Nicastro, malgré ses souvenirs historiques, n'offre donc que bien peu d'aliment à la curiosité de l'archéologue. Mais la ville se recommande aux amateurs de pittoresque, et le touriste qui visite la Calabre fera bien de la choisir pour une de ses couchées. On y trouve, en effet, chose rare dans la contrée, une petite auberge propre et assez bien tenue, qui rappelle nos auberges de campagne. Ses fenêtres donnent sur une vaste place au bas de la ville, sorte de champ de foire où se tient plusieurs fois par semaine un marché fréquenté de nombreux paysans. On y a sous les yeux le tableau de mœurs populaires le plus animé, le plus varié, le plus marqué de couleur locale. Ce marché de Nicastro est le seul endroit où j'aie vu, servant encore à l'usage, la mensa ponderaria à la manière antique. Au milieu de la place, un massif carré de maçonnerie porte à hauteur d'appui une épaisse table de pierre, sur la tranche de laquelle est gravée la date de l'an 1200. La surface horizontale de cette table porte à son bord des traits espacés de manière à donner les différentes mesures linéaires usitées officiellement à l'époque où elle fut faite, et toute une série de cavités circulaires plus ou moins grandes, jaugées de manière à servir de types des mesures de capacité jusqu'au demi-boisseau. Chacune de ces cavités est percée au fond d'un trou oblique, qui débouche au-dessous de la table. Au lieu d'employer une mesuré à lui, qu'on pourrait le soupçonner d'avoir falsifié, le vendeur se rend avec son acheteur à la mensa ponderaria. Là il ferme avec un bouchon le trou inférieur de la cavité correspondant à la mesure qu'on lui demande de telle ou telle denrée. Il remplit cette cavité jusqu'au bord, puis soutire sa marchandise par en bas dans le récipient de l'acheteur, en enlevant le bouchon, et recommence l'opération autant de fois qu'il est nécessaire pour fournir un certain nombre de mesures. C'est là une tradition des usages antiques, qu'il est fort curieux de trouver encore vivante et que je n'ai jamais rencontrée ni vu signalée nulle autre part. Elle ne peut tarder à disparaître. L'emploi du système métrique est officiel et obligatoire dans le royaume d'Italie, et y a déjà remplacé presque partout les anciennes mesures locales. Quelqu'un de ces jours le sous-préfet de Nicastro s'entendra avec le syndic pour faire enlever la vieille mensa ponderaria du XIIIe siècle et contraindre à employer sur le marché des mesures conformes aux étalons légaux. Espérons du moins que la pierre qui sert depuis toit à l'heure sept siècles ne sera pas brutalement détruite et qu'on la transportera au Municipe, pour y être conservée avec soin, à titre de monument historique.

 

 

 



[1] Voyez A travers l'Apulie et la Lucanie, t. II, p. 33 et suivantes.

[2] T. II, chapitre XIII : Catanzaro.

[3] Le roi Joseph écrivait à Napoléon le 15 août 1806 : La ville de Lauria, de sept mille habitants, n'est plus qu'un monceau de ruines ; hommes, femmes, enfants, tout a péri dans les flammes.