I Il faut deux heures de chemin de fer pour aller de Crotone à Catanzaro. Le hasard réunit dans notre wagon des représentants de toutes les classes de la société calabraise actuelle : un des avocats les plus occupés de Catanzaro, membre du conseil provincial, qui rentre dans sa ville pour la session d'automne, et avec qui M. le marquis Lucifero m'a mis en rapport au moment du départ ; un jeune pharmacien de Cirô, qui va aux assises comme juré — les pharmaciens sont des personnages importants dans les petites villes de l'Italie méridionale ; leur boutique est le salon où l'on se réunit pour causer des nouvelles ; c'est une sorte de centre intellectuel — ; un négociant du chef-lieu de la province ; un gentilhomme propriétaire ; enfin un chanoine. La conversation s'engage tandis que le train marche ; bientôt elle roule sur la politique. En général nos compagnons sont d'opinions avancées, comme le sont presque universellement les classes moyennes dans l'Italie méridionale. Les nuances variées entre lesquelles se divise la gauche parlementaire du royaume ultramontain sont représentées dans le wagon, et chacun exprime avec une grande vivacité les idées, les projets, les espérances de son parti. La discussion est vive, et les questions de personnes y jouent un grand rôle. Mais ce n'est pas de la politique que je suis venu chercher dans la Grande-Grèce. Elle offrirait peu d'intérêt au lecteur, surtout après plus d'un an d'intervalle. En Italie même les choses de l'avant-dernier ministère et les préoccupations de l'année 1879 sont déjà aussi oubliées que les vieilles lunes. Il n'est pas jusqu'au chanoine qui ne se montre ardent patriote. Le clergé italien ne se sépare en aucune façon du mouvement de la vie nationale, et .son attachement au Saint-Siège ne l'empêche pas d'être profondément dévoué à l'unité nationale. Il n'y a que dans les anciens États pontificaux que la conscience d'un prêtre éprouve des embarras à ce sujet. Partout ailleurs, le clergé n'a pas de raison de regretter outre mesure les anciennes dynasties, et si une consigne absurde, qui devrait être depuis longtemps levée à Rome, empêche les candidats catholiques de se présenter comme tels aux élections politiques, le clergé ne cherche pas pour cela à se détacher de ses concitoyens et à conseiller l'isolement et l'abstention. Dans les provinces méridionales du Napolitain, en particulier, son esprit est très national. Cependant notre chanoine éprouve quelque gêne des opinions un peu trop révolutionnaires et libres-penseuses de certains des interlocuteurs. Il se retire donc peu à peu de la discussion avec ce tact prudent que les Italiens savent apporter en pareil cas. Et bientôt, sujet moins scabreux, il me développe en grand détail les meilleures recettes pour engraisser et accommoder les ghiri, c'est-à-dire les loirs, qui constituent un des mangers les plus délicats de la cuisine calabraise. C'est là encore un reste de l'antiquité. Ces jolis petits rats des arbres fruitiers, que l'on appelait en latin glires, étaient hautement appréciés des gourmands romains. Pétrone, Martial et Ammien Marcellin en parlent comme d'un mets très recherché. Il y eut même un temps, quand la République s'efforçait encore de garder la sévérité des vieilles mœurs, où ses lois somptuaires interdisaient de faire paraître des loirs sur les tables, aussi bien que certaines espèces de frutti dz mare et que les oiseaux étrangers. Varron donne pour les engraisser une recette fort analogue à celle de mon chanoine, et Apicius la manière la plus estimée de les accommoder. Galien dit que ce furent les Grecs italiotes qui, les premiers, inventèrent d'élever et de manger les loirs, qu'ils nommaient eleioi ; il ajoute que de son temps les meilleurs venaient de la Lucanie et du Bruttium. Ç'a donc été toujours une célébrité locale. J'écoute toutes ces conversations d'une oreille assez distraite, en regardant le paysage. Nous traversons les contreforts du mont Clibanos ; le chemin de fer y est souvent enterré dans de profondes tranchées. Quand il en sort, c'est pour ne montrer à l'œil qu'un aspect monotone et désolé. On suit ou on traverse des ravins profondément creusés dans des collines d'argile blanchâtre. Au fond, là où coule un filet d'eau, il y a un peu d'herbe, quelques arbres et plus fréquemment des buissons. Quant aux pentes, elles sont sans verdure, aussi dénudées, éboulées, sillonnées bizarrement par l'effet des pluies que celles que l'on voit de Crotone. Pas une habitation en vue ; les stations de la voie ferrée sont dans le désert, à une grande distance des localités qu'elles desservent. De loin en loin, là où les pentes sont moins rapides, où le sol forme un petit plateau cultivable, des troupes de paysans, rangés en ligne, fouissent la terre à la houe pour préparer le terrain en vue de semailles, sous la .direction de surveillants à cheval. Ils ont tous le chapeau pointu calabrais, et les culottes noires avec les grandes guêtres de même couleur ; en général ils ont ôté leur veste pour travailler ; mais la plupart d'entre eux gardent le fusil en bandoulière, que nous voyons également aux rares voyageurs, qui de temps à autre apparaissent chevauchant sur les chemins. D'autres paysans, hâves eux aussi et brûlés par le soleil, pressent des bœufs maigres avec des cris aigus et marchent à la queue d'une grossière charrue, dont la forme n'a pas changé depuis le temps où les Sicules enseignèrent le labourage aux Œnotriens. Parfois un troupeau de chèvres noires et sèches se repose à l'abri des broussailles de lentisques qui envahissent le fond des ravins, ou bien broutent sur la crête des collines un gazon ras et à moitié brûlé. Le pâtre qui les garde a l'air aussi sauvage qu'elles. Avec la peau de mouton ou de chèvre jetée sur ses épaules, et sa longue houlette dont la forme est celle de la crosse de nos évêques, on croirait voir le Lacon ou le Comatas de Théocrite. Dans les vers du poète, ces bergers des flancs de la Sila ont la même apparence farouche. Debout au sommet d'une crête, j'en remarque un qui dessine son profil sur l'azur du ciel, dans une attitude fière et naturellement noble qui rappelle la sculpture antique. Entouré de ses chèvres, il tire d'une sorte de chalumeau grossier des mélodies d'un accent étrange et mélancolique ; jouant pour lui-même et absorbé par sa propre musique, il semble ne rien voir autour de lui, et le train passe sans qu'il retourne la tête pour le regarder. La vie oisive, errante et solitaire du berger prédispose à cette rêverie musicale, alanguie et amoureuse, d'où les Grecs ont tiré l'inspiration de la poésie bucolique. Seuls ils en ont eu le sentiment vrai et naturel, car déjà chez Virgile elle est artificielle. Sainte-Beuve en a saisi la raison avec sa finesse habituelle. Les vieux Romains étaient rustiques et amateurs de la campagne ; mais ils l'étaient en agriculteurs, non en bergers. Les Curius et les Camille tenaient la main à la charrue. Or, la charrue va mal avec la flûte ; les doigts qui ont le cal ne sont pas légers. Lorsqu'il arrive une fois à Théocrite d'introduire un moissonneur amoureux, il a soin de nous montrer son camarade qui le raille d'importance ; et, à la chanson langoureuse du premier, le vaillant compagnon oppose des couplets à Cérès pleins de vigueur et de préceptes, et capables de réjouir le cœur de Caton l'Ancien. L'habile critique eut pu ajouter que Théocrite n'avait fait qu'idéaliser ce qu'il avait vu en réalité dans les mœurs des pâtres de la Sicile et de la Grande-Grèce. C'est encore en Sicile que s'est inspiré le seul des modernes qui ait su retrouver, au commencement de ce siècle, la veine naturelle de la poésie pastorale, l'abbé Meli — un professeur de chimie à l'Université de Palerme ! C'est bien, je crois, le seul chimiste qui ait été poète. — La même veine n'est pas tarie non plus dans la Calabre. Les bergers y ont encore des chansons incorrectes et sans art, qui sont quelquefois exquises d'accent dans leur rusticité et dont un poète pourrait tirer le plus heureux parti. La vie pastorale antique s'y conserve avec tout son caractère, sans que rien l'ait jusqu'à présent altérée. Là encore, le pâtre et l'agriculteur constituent deux peuples opposés et presque 'ennemis, ayant chacun ses mœurs, ses idées, ses passions et son langage. On prétend que Malherbe allait chercher dans la conversation des gens du peuple le secret d'une langue simple, vivante et nerveuse. Seules parmi lés nations de l'Europe, l'Italie et la Grèce moderne pourraient encore aujourd'hui se refaire une poésie bucolique naturelle, puisée aux sources de la réalité vivante, en allant en demander les inspirations, l'une aux bergers de la Sila et de l'Aspromonte, l'autre aux Vlaques du Pinde. II La première station dessert Cutrô, bourg d'environ 2.000 âmes, qui dépend du diocèse de Santa-Severina et faisait autrefois partie du comté de cette ville, donné aux Caraffa par les rois aragonais après avoir été confisqué sur Antonio Centiglia, qui l'avait reçu en héritage des Ruffo. Sa situation fort élevée, presque à la crête des montagnes, dominant les sources de l'Esaro, en rend le climat froid ; la principale culture de son territoire est le lin. C'est une localité antique : évidemment Cytérion, qu'Hellanicos mentionnait comme une ville des Œnotriens dans l'intérieur des terres. La route royale, que l'on suit quand on voyage en voiture, traverse Cutrô ; le chemin de fer le laisse, au contraire, assez loin sur la droite. En revanche, il s'approche davantage de l'Isola di Capo Rizzuto, desservie par sa seconde station. C'est un bourg un peu plus considérable, bâti sur un plateau à 5 ½ kilomètres de la mer. Un évêque, suffragant du siège de Santa-Severina, y réside ; son diocèse se borne à la seule commune de l'Isola, qui, outre le bourg de ce nom, ne comprend que le village de Castella. L'évêché d'Insula ou Gesula (on trouve les deux formes latines sous ce nom) commence seulement à être mentionné à la fin du XIe siècle. Peut-être est-ce le même que le siège, autrement inconnu, d'Aisyli, mentionné dans la Novelle de l'Empereur Léon comme dépendant de Severiana. Nous aurions ainsi la forme antique du nom de cette localité. En 1517, des Turcs, débarqués au cap Cimiti, vinrent saccager et brûler l'Isola. C'étaient sans doute des corsaires d'Aroudj, le premier Barberousse, car le sultan de Constantinople était à ce moment en paix avec la couronne d'Espagne, tandis que la guerre se poursuivait acharnée entre elle et les Barbaresques. Bientôt on sort des montagnes pour déboucher dans la vallée du Tacino, près de son embouchure. Ce cours d'eau prend sa source dans la Sila Piccola, entre les monts Spineto et Calistro. Il n'est plus aujourd'hui navigable comme du temps de Pline, qui l'appelle Targinès. A l'endroit où la voie romaine conduisant à Rhégium par le littoral de la mer Ionienne le traversait, l'Itinéraire d'Antonin marque une station de Tacina, dont le nom s'accorde avec la forme actuelle de celui du fleuve. C'est dans ces parages que l'on a établi la gare de Rocca-Bernarda, dénommée d'après une bourgade qui, à plus de 20 kilomètres de là, domine la rive gauche du Tacino. Nous avons déjà parlé plus haut de la prétendue tradition qui rattache au romanesque Bernard del Carpio l'origine 'du nom de cette localité insignifiante, qui, des Ruffo comtes.de Catanzaro, passa par confiscation, à la fin du XVe siècle, aux Caraffa, ducs de Nocera, pour revenir ensuite à la branche des Ruffo princes de Scilla. Cette station et celle qui, très peu après le Tacino franchi, a reçu son nom du petit village de Botricello, sont les gares où l'on descend quand on veut aller rejoindre les diverses localités situées dans la montagne, sur le versant sud-est de la Sila, entre les deux vallées du Tacino et du Crocchio. Ce dernier cours d'eau, qui se jette aussi dans la mer et part du flanc sud du Monte Neto, est l'Arocha de Pline. La plus importante des localités, situées dans ce canton, et en même temps celle qui se trouve le plus haut et le plus loin de la mer (elle en est à 18 kilomètres environ), est Policastro, ou, comme on dit aujourd'hui dans la nomenclature officielle de l'administration et des postes du royaume d'Italie, Petilia-Policastro. Encore une appellation antique restituée d'une manière erronée et absolument insoutenable sur la foi de Barrio ! Un déplacement manifeste des noms dans le texte de Pline mentionne Pétélia dans l'intérieur des terres, auprès du fleuve Targinès ; cette erreur est corrigée par tous les autres témoignages des écrivains et par les inscriptions qui placent Pétélia d'une manière certaine au-dessous de Strongoli, où nous en avons déjà étudié les restes. Mais avec une mauvaise chance singulière, les érudits calabrais d'il y a trois siècles se sont attachés uniquement à la donnée fautive de Pline ; d'où ils ont cherché Pétélia à Policastro, à Marcedusa et à Belcastro. Barrio s'est prononcé pour Policastro, sans donner de raisons, suivant son habitude, et il a été copié par Marafioti, Giannone, Fazzello et Ughelli. Cette assimilation de leur ville à Pétélia est devenue pour les habitants de Policastro une question d'amour-propre de clocher, sur laquelle ils ne tolèrent pas la discussion, et c'est ainsi que depuis l'entrée du Napolitain dans l'unité italienne ils se sont parés officiellement d'un nom glorieux dans l'antiquité, mais auquel ils n'avaient en réalité aucun droit de prétendre. Déjà, en 1647, ils s'étaient fait proclamer héritiers des Pétélins dans un diplôme du roi d'Espagne, Philippe IV, que les avocats de leurs prétentions invoquent aujourd'hui comme une preuve sérieuse. Il est vrai qu'ils tirent aussi un argument, dans cette question de géographie antique, d'une fontaine de marbre du XVIe siècle qui se voit dans la ville et qui porte un écusson représentant, trois châteaux entourés d'un fleuve, avec l'inscription Icon Petiliæ. Policastro est, du reste, certainement une localité antique. Sa situation singulièrement forte, sur une hauteur escarpée, d'accès difficile, rentre tout à fait dans la donnée des emplacements que les Œnotriens choisissaient de préférence pour leurs villes. Mais aucun indice ne permet de soupçonner quel en était le nom antique. Celui qu'elle porte depuis le moyen âge appartient à la grécité byzantine, Polycastron. Cette ville est peut-être la dernière qui tint en Calabre pour l'empereur de Constantinople ; car Robert Guiscard ne la prit qu'en 1065. Aussi en chassa-t-il les habitants grecs pour les remplacer par des colons latins. La majeure partie de la population ainsi expulsée se retira à Nicotera. Dans le partage de la Calabre entre Robert et son frère Roger, Policastro se trouva compris, comme Crotone, au lot du second. En 1095 la seigneurie de cette ville fut donnée en dot à Flandre, fille du grand-comte Roger, mariée à Koloman, roi de Hongrie. En 1290, nous la trouvons aux mains de Pietro Ruffo, comte de Catanzaro, auquel elle avait été donnée par Charles d'Anjou. En 1322, elle est constituée en dot à Giovanna Ruffo lors de son mariage avec Geoffroi de Baux, comte de Squillace. La seigneurie de Policastro revint un peu plus tard aux comtes de Catanzaro de la famille Ruffo, et c'est avec leur héritage qu'elle se trouva comprise, comme celle de toutes les localités voisines, dans les états du célèbre marquis de Crotone, Antonio Centiglia. Après la confiscation dernière des biens de celui-ci, le roi Frédéric, en 1496, donna Policastro à Andrea Caraffa, créé par lui comte de Santa-Severina. Achetée ensuite par les Pignatelli, la seigneurie de cette localité passa, toujours par vente, aux Médicis, grands-ducs de Toscane, qui la gardèrent quelque temps, puis enfin aux princes de La Rocca, de la famille Filomarini. Aujourd'hui Petilia-Policastro compte environ 4.000 habitants ; c'est mi chef-lieu de canton de l'arrondissement de Crotone, qui dépend ecclésiastiquement du diocèse de Santa-Severina. Mesoraca (encore un nom grec byzantin), située à quatre kilomètres de distance, est un bourg d'un peu plus de 2.000 âmes, constitué au commencement du XVIe siècle en marquisat dans la famille Caracciolo, Les vestiges antiques y sont nombreux et attestent à cet endroit l'existence d'une ville. C'est probablement d'après la montagne voisine de San Zosimo que Barrio a imaginé tout un roman, docilement copié depuis par les écrivains calabrais, d'après lequel Mesoraca se serait appelée antiquement Reatium et aurait été, au Ve siècle, la patrie du pape St Zosime. Le passage d'Etienne de Byzance, qu'il allègue ici, sur Rhéation, ville d'Italie, a évidemment trait à Reate de la Sabine, aujourd'hui Rieti ; il doit donc être écarté. Maintenant, de ce que St Zosime est qualifié de Grec dans le Liber Pontificalis et de Reatinus dans d'autres documents de moindre autorité, il n'en résulte pas qu'il y eut une ville de Reatium dans le pays des Bruttiens, et encore moins que cette ville se trouvât où est aujourd'hui Mesoraca. Tout ceci doit être impitoyablement rayé de la géographie historique de la Calabre. Ces lieux, du reste, ont prêté au roman. Aceti, dans ses notes sur Barrio, prétend qu'il y avait autrefois un village de Vicotroiano dépendant de Mesoraca (ce fait peut être vrai, mais non ce qu'il y ajoute), que des corsaires turcs le détruisirent au commencement du XVIe siècle et que parmi les esclaves qu'on en emmena se trouvait une femme d'une merveilleuse beauté nommée Sarra Rossa. Introduite dans le harem impérial de Constantinople, elle y serait devenue la fameuse favorite du sultan Souleïman Ier, connue dans l'histoire sous le nom de Roxelane, la dernière femme avec laquelle un padischah des Osmanlis ait contracté un légitime mariage et qu'il ait élevée au rang de sultane. Jean-François Neger, dans ses Annales, Ulric Wallich et Wagner, auteur d'un Türkenbüchlein publié en 4664, ont aussi raconté que Roxelane ou Khourum-Sultane était italienne. Mais c'est une pure fable. Hammer a établi qu'elle était la fille d'un pauvre pope de Robatyn, petite ville située sur la Lipa, dans la Galicie, et appartenant au cercle de Brzezany. De là la façon dont les ambassadeurs vénitiens et impériaux, dans leurs dépêches l'appellent toujours la Rossa, surnom relatif à son origine de la Petite Russie, que l'on a arrangé avec une forme plus classique en Roxelane. Les deux villages qui dépendent aujourd'hui de Mesoraca, Arietta et Marcedusa, sont occupés par des colonies albanaises du XVe siècle ; on y parle encore la langue schkype. A Belcastro nous nous trouvons de nouveau en présence des fantaisies de Barrio. Quelque écœurement qu'on éprouve à les relever et à en montrer l'inanité, la chose est nécessaire puisqu'elles ont passé dans un grand nombre de livres et qu'elles n'ont pas perdu toute créance auprès de certaines personnes. Barrio a donc placé en cet endroit la Chêne antique, qui était sûrement ailleurs, au nord du Néaithos, dans le groupe des villes de Philoctète. Ce qui est plus grave, c'est son affirmation de la naissance de St Thomas d'Aquin à Belcastro, qui est devenue une sorte d'article de foi pour les écrivains calabrais et pour le clergé de cette contrée. Il a prétendu l'appuyer sur des documents écrits que personne n'a revus, et dont la fausseté est si évidente que le P. Marafioti lui-même, qui ne brillait pourtant point par la critique et qui soutenait la même opinion, n'a pas osé les reproduire et en accepter la responsabilité. Sans doute le père du Docteur Angélique, Landolfo, comte d'Aquino, possédait la seigneurie de Belcastro ; mais c'est au château de Rocca-Secca, à 5 kilomètres d'Aquino, que lui-même naquit. On le sait d'une manière positive, et qui ne permet pas de transporter sa naissance ailleurs. Ce que St Thomas dit, dans son commentaire des Météorologiques d'Aristote, qu'il était compatriote de Pythagore, n'implique pas nécessairement qu'il se considérât comme né dans les environs dé Crotone ; il a pu l'employer en appliquant au mot de compatriote un sens plus large, étendu à tout le pays napolitain. On ne saurait donc en bonne critique s'en servir à rencontre des témoignages formels de ses contemporains. Mais les écrivains calabrais ont' mis leur patriotisme à revendiquer à tort et à travers pour leurs provinces tous les grands hommes du Napolitain. Belcastro a été autrefois une ville, mais depuis le milieu du XVIe siècle elle n'a cessé de déchoir, et ce n'est aujourd'hui qu'un village d'un millier d'habitants au plus. Elle garde cependant un évêché, qui commence à être mentionné seulement vers le XIIe siècle sous le nom de Bellicastrum. Comme il ne figure pas, du moins sous ce nom, dans la liste des suffragants du métropolitain de Severiana, donnée dans la Novelle de l'empereur Léon, il y a grande probabilité à ce que cet évêché ait été de création normande, et, par suite, toujours latin. La seigneurie de Belcastro, possédée sous les Normands et sous les princes de la maison de Souabe par les comtes d'Aquino, descendants des ducs lombards de Bénévent, fut érigée en comté pour Thomas, cousin-germain de St Thomas d'Aquin, c'est-à-dire fils de son oncle Adiriolfo. Thomas, premier comte de Belcastro, eut le commandement de l'armée de Charles d'Anjou dans la Terre de Labour, lors de l'invasion de Roger de Loria, en 1284. Après sa mort, le comté passa à un autre Thomas, fils et lieutenant de l'Adinolfo d'Aquino, seigneur de Castiglione, que le roi Robert le Sage avait fait capitaine de la Calabre. Un troi. sième Thomas, comte de Belcastro, étant mort sans enfants, le comté alla en héritage aux Sanseverino, puis aux Ruffo, comtes de Catanzaro. Compris dans les domaines d'Antonio Centiglia et dans sa confiscation, il fut donné par le roi Ferdinand à Giovanni Giacomo Triurzio ; mais celui-ci ayant été à son tour déclaré rebelle par le roi Frédéric, son comté de Belcastro fut accordé, en 1500, par ce roi à Constance, fille d'Inigo d'A.valos et mariée à Frédéric de Bau ; duc de Francavilla et comte d'Acerra, laquelle, en 1533, en fit don à son neveu, le célèbre Alfonse d'Avalos, marquis del Vasto, ou du Guast, comme l'appellent nos écrivains français du XVIe siècle. Les vicissitudes postérieures de cette seigneurie, ses ventes successives à diverses familles, n'intéressent pas l'histoire. III Le chemin de fer, continuant sa route à peu de distance de, la mer, au delà de Botricello, franchit le Crocchio et s'arrête à la station de Cropani. Le bourg de ce nom, situé à 9 kilomètres de là dans la montagne, est un chef-lieu de canton de l'arrondissement de Catanzaro. Il n'offre aucun intérêt historique, mais son site est pittoresque, comme ceux, du reste, de toutes les localités de cette région. C'est la patrie de Giovanni Fiore, auteur d'une Calabria illustrata dont deux volumes in-folio ont seuls paru (il devait y en avoir un troisième), vaste farrago sans ordre et sans critique, mais où l'on trouve à glaner un certain nombre de faits intéressants. La station suivante est celle de Simmeri, située auprès du cours d'eau du même nom, qui descend du flanc sud du Monte Calistro pour aller se jeter dans le golfe de Squillace. C'est le fleuve Semirus de Pline. A 8 ou 9 kilomètres en remontant le cours d'eau, sur sa rive gauche, on trouve une bourgade du nom de Simmeri ou Simari, qui était encore au XVe siècle une seigneurie importante, mais qui depuis et surtout dans ce siècle, à cause de l'insalubrité de son climat, s'est rapidement dépeuplée au profit de Soveria, bâtie un peu plus haut dans la montagne, en meilleur air. Cette dernière localité était jadis un simple casai dépendant de Simmeri. C'est là le dernier arrêt avant Catanzaro, dont la station n'est plus éloignée que de 11 kilomètres. A mi-distance on rencontre encore une rivière, l'Alli, qui prend sa source sur le versant sud de la Sila Piccola et court directement à la mer. D'après sa position géographique, il correspond au Crotalus de Pline. Les écrivains calabrais du XVIe et du XVIIe siècle, Barrio, Marafioti, Nola-Molisi, Fiore, racontent que jadis entre le Simmeri et l'Alli aurait existé, sur le bord de la mer, une ville florissante appelée Trischene (c'est-à-dire Treis Scénai) et en latin Tres Tabernæ. Elle aurait été détruite au IXe ou au Xe siècle dans une invasion des Sarrazins de la Crète, qui, débarqués près de Reggio, auraient brûlé et ruiné toutes les villes jusqu'à Tarente, à l'exception de Squillace. Peu après, Grimoald, duc de Bénévent — notons en passant que l'histoire n'en connaît pas de ce nom après 827, c'est-à-dire dans la période des invasions sarrasines en Italie —, s'empara sans coup férir de la Calabre et de la Lucanie dévastées par les Musulmans, y fut reçu avec acclamation par les populations et en ramena les églises à l'obédience du Pape. Mais après sa mort, l'empereur Nicéphore Phocas envoya une grande armée en Calabre pour reconquérir le pays, sous le commandement du maître des milices Jordanus[1] et du cubiculaire Jean-André Caradisius[2]. Celui-ci s'occupa avant tout de rassembler dans un lieu plus sûr les habitants dispersés de Trischene. Il les établit dans la Taverna actuelle, à plus de 20 kilomètres de la mer, sur le haut Alli. De Taverna Jordanus fit une ville forte de premier rang, où il établit sa résidence comme gouverneur de toutes les Calabres et où il institua un évêché. Trischene ou Tres Tabernæ, continue-t-on, avait été anciennement une ville épiscopale, qui devait son nom à cette circonstance qu'elle comptait trois églises principales, où l'évêque officiait alternativement, suivant les fêtes. Quand son évêché eut été rétabli à Taverna, Étienne, métropolitain de Reggio, de qui dépendaient les sièges de toute la région, vint consacrer la cathédrale qu'on y avait construite et donner l'onction sainte à Pompeius[3], prêtre venu de Constantinople avec Jordanus et que le peuple et le clergé avaient élu évêque. Pompeius eut pour successeur, toujours par élection, Mauritius[4], et l'évêché de Taverna dura jusqu'en 1122, que le pape Calliste II le réunit à celui de Catanzaro. Cette histoire, qui trouve encore créance dans une portion du clergé de Catanzaro, et surtout dans celui de Taverna, est tirée d'une prétendue chronique latine, dont il existe plusieurs copies manuscrites du XVe siècle et dont Ughelli a publié le texte dans son Italia sacra. Elle est intitulée : Chronica Trium Tabernarum, et quomodo Catacensis civitas fuerit edificata, quando Goffredus illustrissimus Catacencis Comes pro restauracione et edificacione Trium Tabernarum Episcopatus Greca undique et vetera coadunavit scripta et privilegia. L'auteur s'en donne pour être un certain Roger, diacre et chanoine de Catanzaro, adressant son œuvre à Guillaume II, duc de Pouille. Mais cette chronique n'est qu'une misérable supposition, inspirée par des prétentions sans valeur de vanité locale. La fabrication n'en peut pas remonter plus haut que le XVe siècle, et on ne saurait lui accorder une autorité quelconque. Nul doute que celui qui l'a forgée n'y ait inventé de toutes pièces les faits qu'il raconte, en les entremêlant de monstrueux anachronismes et de documents impudemment falsifiés, tels qu'une lettre de St Grégoire le Grand à l'évêque de Venternum (Velletri), qu'il fait adressée à l'évêque de Scylacium. Ughelli lui-même, dont pourtant la critique est loin d'être sévère et soupçonneuse, n'a pas hésité à juger ainsi ce document et à le condamner sans appel. La première base manque, d'ailleurs, à toute la fable qu'il narre ; car aucun auteur ancien ne mentionne une ville de Trischene ou Tres Tabernæ dans le Bruttium ; aucun chroniqueur authentique, ni latin ni grec, ni arabe, la ruine d'une localité de l'un ou de l'autre de ces noms par les Sarrazins. Les évêques Trium Tabernarum figurant à des Synodes romains du Ve siècle, que font intervenir ici Barrio et ceux qui suivent ses traces, sont des évêques du bourg de ce nom dans le Latium (près de Cisterna), et non ceux d'une ville calabraise. Enfin la bulle de Calliste II, du 15 janvier 1124 insérée dans la prétendue chronique de Taverna, qu'on invoque comme preuve de l'existence de l'évêché de cette ville et qui prononcerait sa réunion à celui de Catanzaro, est un acte aussi faux que la chronique elle-même, et qui ne soutient pas un moment l'examen. Tout est donc fabuleux dans ce récit qui doit être rejeté avec mépris, et avec lequel il serait bon d'en finir définitivement, une fois pour toutes. Étienne de Byzance enregistre d'après Hécatée de Milet une ville de Crotalla, que celui-ci plaçait dans l'Italie, c'est-à-dire, au sens restreint où lui et ses contemporains entendaient ce mot, dans la partie la plus méridionale de la péninsule, au sud de l'Œnotrie. L'habitude des Hellènes italiotes et siciliens ayant été généralement de nommer les villes d'après le fleuve voisin, Crotalla devait être située sur le Crotales et en avoir tiré son appellation. C'est donc à l'embouchure de l'Alli ou le long de son cours que l'on devra en rechercher l'emplacement, qui n'a pas encore été reconnu. La station de Catanzaro est éloignée de huit kilomètres de la ville, à côté de sa Marina. Une étroite et profonde vallée s'ouvre à cet endroit en ligne directe sur la mer ; au fond elle semble brusquement fermée par un escarpement presque à pic de 1.000 à 4.200 pieds d'élévation, dont la sommet est couronné par les premières maisons de la ville, tandis que sur son flanc on suit les lacets nombreux, et étagés les uns au-dessus des autres, d'une route qui serpente en s'y appliquant. C'est à peine si, dans la saison où nous voyons ces lieux, un mince filet d'eau coule dans le large lit du torrent qui descend par cette vallée ; mais à certains jours il doit être terrible. Dans l'espace, pour le moment desséché, où s'étalent ses eaux quand elles grossissent, des troncs d'arbres dépouillés de leur écorce, des amas de branchages rompus et pétris ensemble, des cailloux gigantesques grossièrement arrondis, donnent une idée de ce que sont ses fureurs lors des pluies de l'hiver ou des grands orages que l'été fait éclater sur les montagnes. La végétation est ici d'une puissance extraordinaire et d'un aspect singulièrement méridional, je dirais presque tropical ; les mots ne sauraient rendre d'une manière suffisante ses tons forts et intenses. Des buissons épais et par endroits impénétrables de lentisques, de térébinthes et de lauriers roses bordent le lit du torrent, où s'élèvent aussi de loin en loin de gros saules à demi rongés de vétusté et des frênes au port élégant. A droite et à gauche, tout le fond de la vallée est cultivé avec le plus grand soin ; dans les plantations qui la remplissent on voit se marier les nuances d'une gamme variée de verdures, pâle dans le grêle feuillage de l'amandier, légèrement dorée et d'aspect métallique chez les orangers, sombre et tournant au noir sur la ramure rougeâtre des caroubiers, d'un vert clair et franc dans la feuille luisante des mûriers. Les pentes élevées et rapides des deux croupes entre lesquelles la vallée est resserrée, comme l'escarpement encore plus abrupt qui la termine, sont garnis jusqu'au sommet d'oliviers dont le feuillage glauque prend des reflets argentés, de figuiers au tronc grisâtre, aux feuilles largement découpées, d'un vert mat et comme velouté, de nopals et d'agaves poussant sur les rochers. Le nopal atteint ici aux proportions d'un arbre et contourne de la façon la plus bizarre le tronc sur lequel s'implantent ses larges et épaisses raquettes, garnies sur les bords de fruits murs à cette saison et teints d'un rouge orangé. Avec les agaves, qui, du milieu de l'énorme touffe de leurs grandes feuilles aiguës, dressent la tige en colonne au sommet de laquelle les rameaux de leur inflorescence pyramidale s'étagent horizontalement avec la régularité d'un if d'illuminations, ils sont la note africaine de ce paysage. Puis çà et là, parmi les oliviers et les rochers, l'œil rencontre, comme une tache qui vient encore diversifier l'aspect des pentes, un bouquet de myrtes, de lentisques arborescents et d'arbousiers avec leur fruit rouge qui ressemble à une grosse fraise. Des sortes de fiacres d'une forme ancienne mais d'une construction légère, avec des bouquets de fleurs peints sur la caisse et sur les portières, attendent les voyageurs à la gare pour les conduire en ville. Trois petits chevaux noirs calabrais, pleins d'ardeur, attelés de front, traînent ces véhicules. Chacun s'y case comme il peut. Un tarif de la municipalité de Catanzaro détermine le prix que l'on doit payer, soit par place, soit en prenant la voiture entière, pour la montée qui demande deux grandes heures. Au départ le cocher lance ses chevaux au galop, malgré la pente rapide de la vallée, et c'est entre eux une lutte de vitesse où chacun cherche à dépasser les autres, au risque de s'accrocher et de se culbuter ; heureusement ils conduisent fort adroitement et savent très bien éviter les accidents. Cette allure ne se ralentit que lorsqu'on commence à monter les lacets des grands escarpements. IV Avant da monter à Catanzaro, nous allons visiter des ruines d'un haut intérêt, à 2 kilomètres au delà de la Marina de cette ville, auprès de l'embouchure du fleuve Corace. Ce cours d'eau, qui prend sa source à Castellace dans la Sila Piccola, coule du nord au sud, sur une longueur d'un douzaine de lieues jusqu'à la mer. C'est le plus important de la région ; mais il n'a pas le volume d'eau permanent de ceux qui descendent des montagnes de la Basilicate et des forêts de la grande Sila ; son régime est celui d'un torrent, à sec pendant la plus grande partie de l'année, puis, par moments, se gonflant d'une manière subite et devenant aussi énorme que furieux. Nous ne rencontrerons plus, du reste, que des fleuves de ce genre jusqu'à l'extrémité de la Calabre ; l'Esaro et le Tacino sont les dernières rivières qui rappellent encore l'idée que nous avons l'habitude d'attacher à ce nom. Ceci tient au déboisement partiel des montagnes, car dans l'antiquité Pline représente comme navigables tous les cours d'eau qui débouchent sur la côte septentrionale du golfe de Squillace. Le nom de Corace est grec ; c'est la forme régulièrement dérivée en italien d'un type antique Corax. Cependant on pourrait admettre que Corace est sorti d'un diminutif du langage vulgaire de la grécité byzantine, Koraki, comme Monastiraki a donné Monasterace, Ryaki Riace, et Rizaki Risace. Ceci est peut-être le plus vraisemblable ; car il n'y a pas de trace de l'emploi antique de l'appellation de Corax pour désigner ce fleuve, auquel Pline donne le nom grec de Carcinês. Et une appellation grecque n'a pu se substituer ici à une autre plus ancienne, postérieurement au Ier siècle de l'ère chrétienne, qu'au temps de la domination des Byzantins, quand le pays était de nouveau complètement hellénisé. A l'époque où Denys de Syracuse enleva aux Crotoniates Scyllêtion et son territoire pour les donner aux Locriens, le Carcinês dut former la limite entre les deux cités, comme le Corace fait aujourd'hui, dans la partie inférieure de son cours, la séparation entre les diocèses de Catanzaro et de Squillace. Sur la rive droite du Corace, à quelques centaines de mètres de la mer, que l'on aperçoit de là au travers des arbres, est un hameau appelé La Roccelletta del Vescovo di Squillace. Il est comme enfoui au milieu des plantations de mûriers, de figuiers, d'oliviers et d'autres arbres fruitiers, encloses de haies de nopals et d'agaves, et où serpentent des sentiers bordés de buissons d'une solanée épineuse et frutescente que l'on appelle dans le pays pomo d'oro selvaggio. Tout le terrain des plantations est rempli de fragments antiques qui attestent l'occupation de ces lieux par un centre de population de quelque importance, d'abord à l'époque grecque, puis sous les Romains. Partout de vieilles maçonneries de briques ou d'opus reticulatum affleurent le sol. C'est surtout autour d'une ferme appartenant à M. Massara, de Catanzaro-, que ces restes d'anciens édifices sont visibles. On y remarque les débris de l'architecture de deux petits temples, l'un grec, d'ordre dorique, avec des chapiteaux et des colonnes de la pierre calcaire du pays, l'autre romain, avec des colonnes corinthiennes de marbre. Une petite collection d'objets trouvés dans le cours des travaux de culture et de plantation, a été formée dans une chambre de la massaria. Le joyau en est l'avant-bras, avec la main (longs de près de 1 m. 50), d'une statue colossale en bronze du plus beau style grec. Ce fragment a été trouvé en plantant un olivier, et il est très possible que la statue elle-même soit encore gisante sous le sol au même endroit, car on n'a pas fait de recherches pour s'en assurer. Tout auprès, sur un petit mamelon, d'où ils dominent, les plantations environnantes, en offrant de quelque distance un aspect des plus pittoresques, se dressent les murs, encore presque intacts, d'une grande et belle basilique chrétienne du IVe ou du Ve siècle, à laquelle il ne manque guères que la toiture et les colonnes de la nef, depuis longtemps enlevées, sans doute par ce qu'elles étaient de marbre. Le plan de cet édifice est purement latin, sans trace d'influence byzantine ; une confession, formant une vaste crypte, règne sous toute la partie postérieure, où était l'autel, et sous l'abside. La voûte de cette crypte est effondrée par endroits, et un fouillis de plantes pariétaires encombre l'intérieur des ruines. Les murs subsistants, qui forment le squelette extérieur de la basilique, sont bâtis en petit appareil de pierre avec des chaînes de grandes briques, les fenêtres encadrées de claveaux de brique, le tout d'une fort belle construction romaine, encore toute classique ; qui rappelle les édifices de l'époque immédiatement post-constantinienne. Ce monument, que ne signale aucun Guide du voyageur, est le reste le plus considérable des premiers siècles chrétiens dans les provinces méridionales de l'ancien royaume de Naples. C'est évidemment de l'église ruinée que provient un charmant bas-relief byzantin en marbre, d'une sculpture très fine, représentant la Vierge Marie et l'enfant Jésus, lequel est aujourd'hui encastré dans une muraille sur le bard de la route, où la dévotion des paysans l'entoure d'hommages. Le costume de la Vierge est exactement celui de l'impératrice Théodora dans les mosaïques de San Vitale de Ravenne ; l'enfant Jésus est habillé comme un petit empereur romain de l'époque, avec la chlamyde agrafée sur l'épaule par une grosse fibule ronde, tenant le globe dans une main et le volumen dans l'autre. L'aspect et le style rappelle les diptyques du Bas-Empire, et la nature léchée et polie de l'exécution, dans cette sculpture de marbré, a une analogie sensible avec le travail de l'ivoire. Les lettres qui constituent l'abréviation consacrée des mots Mêtêr Theoû, titre décerné à la Vierge par le Concile d'Éphèse, en 431, accompagnent des deux côtés la figure de la Mère de Dieu, suivant l'usage constant de l'Église grecque. Rien de plus rare que les sculptures proprement byzantines
; car je ne saurais donner ce nom aux œuvres de transition où le style propre
de l'art chrétien oriental n'est pas encore entièrement formé, telles que
l'ambon de Thessalonique et certains sarcophages de Ravenne qui offrent avec
lui une étroite parenté, et encore moins à ceux des sarcophages de Ravenne où
l'on peut reconnaître la manière spéciale du sculpteur Daniel, mentionné dans
les lettres de Cassiodore, d'autant plus que l'on n'est aucunement sûr que ce
sculpteur fût de naissance orientale, et non latine. L'art proprement
byzantin n'est constitué avec ses caractères distinctifs, et désormais
immobilisés, qu'à partir du VIe siècle, du règne de Justinien. M. Bayet a
relevé récemment, dans un livre fort bien fait sur L'histoire de la
peinture et de la sculpture chrétiennes en Orient, les images sculptées
en bas-relief que cet art nous a léguées, en nombre singulièrement restreint
; il en cite quatre comme d'une attribution certaine. Le savant archéologue
n'a pas eu connaissance de la Vierge de La Roccelletta, qui est fort
supérieure aux sculptures citées par lui, sauf peut-être la Vierge de
Mirophlio sur la mer de Marmara, signalée avec éloge par M. Albert Dumont, et
dont je ne puis parler de visu. Il y a plus de souplesse et de vie, moins de
raideur conventionnelle dans notre bas-relief de Calabre que dans la Vierge
en orante du Musée de Patissia, à Athènes, que M. Bayet attribue au VIe siècle,
et surtout que dans la Vierge, analogue à celle-ci mais de date postérieure,
qui se conserve à Ravenne dans l'église de Santa Maria in Porto. Cette
dernière a été, dit-on, apportée de Grèce en l'an 1100 (la tradition prétend même que ce fut par un miracle)
; mais comme toutes les œuvres analogues elle est nécessairement antérieure
aux décrets du second Concile de Nicée, qui, en 783, tout en conservant le
culte des images peintes, interdirent pour l'Église d'Orient l'emploi de la
sculpture à la représentation du Christ, de la Vierge et des Saints. Tout me
parait donc se réunir pour faire attribuer la Panaghia sculptée de La
Roccelletta del Vescovo di Squillace au temps même de la reprise de Malle sur
les Goths, par Bélisaire et Narsès. Quelle a pu être la ville qui a laissé ces ruines, traversées encore par un fragment du pavé de la Voie d'Equus Tuticus à Rhégium par Roscianum, comme le désigne l'Itinéraire d'Antonin ? L'abbé de Saint-Non, qui en a publié une vue, suppose que c'est le Scyllêtion antique, dont la situation n'était pas, en effet, la même que celle de la Squillace moderne ; mais cette identification ne supporte pas l'examen. M. Marincola-Pistoja y reconnaît la Crotalla d'Hécatée ; c'est une opinion beaucoup plus sérieuse, mais que cependant je crois devoir écarter. En effet, pour la soutenir, cet érudit est obligé d'admettre, avec la plupart des géographes calabrais et napolitains, que le Carcinès de Pline est le même que le Caicinos de Thucydide, d'Élien et de Pausanias, fleuve qui formait la frontière entre les territoires de Caulonia et de Crotone, au temps où ce dernier comprenait Scyllêtion. Mais c'est ce que je ne saurais admettre. En identifiant le Crotalus au Corace, il faut à la fois laisser l'Api sans nom antique et supposer une grosse interversion dans le texte de Pline, qui pourtant, erroné quelquefois quand il s'agit de la position des localités de l'intérieur des terres, est d'une exactitude parfaite en tout ce qui touche dans ces parages à la côte même, évidemment grâce aux documents maritimes que son commandement naval de Misène mettait à sa disposition. Et ce ne peut pas être un simple hasard qui fait que Pline donne précisément cinq noms de fleuves pour le littoral entre Scylacium et la saillie du mont Clibanos, où cinq cours d'eau se jettent dans la mer : le Corace-Carcinês, l'Alli-Crotalus, le SimmerSemirus, le Crocchio-Arocha et le Tacino-Targinès. Je maintiens donc la distinction entre le Carcinês, coulant au nord de Scyllètion ou Scylacium, et identique au Corace actuel, et le Caicinos coulant à quelque distance au sud de la même ville, et correspondant à l'Ancinale de nos jours. Et j'hésite d'autant moins à le faire que Pomponius Mêla mentionne sur la côte du golfe Scylacien une ville de Carcinos, juste au même point où Pline met son fleuve Carcinês, c'est-à-dire à l'embouchure du Corace, au nord de Scylacium. C'est cette ville de Carcinos dont je reconnais l'emplacement dans les ruines de La Roccelletta del Vescovo di Squillace, tandis que celui de Crotalla, comme je l'ai dit plus haut, doit être cherché sur l'Alli. Maintenant le site où Pomponius Mela met Carcinos est exactement le même où Pline mentionne les Castra Hannibalis, entre Scylacium et le Carcinês et au point où les deux golfes Scylacien et Térinéen, en pénétrant dans les terres, se rapprochent le plus, laissant entre eux l'espace le plus resserré du continent italien. Que l'on regarde sur la carte et on verra que ces conditions ne s'appliquent à aucune localité du littoral de la mer Ionienne mieux qu'à La Roccelletta. Et c'est encore en cet endroit que fait tomber la distance de 36 milles romains comptée par la Table de Peutinger entre le promontoire Lacinien et la station d'Annibali, corruption évidente de Castra Hannibalis. Il y eut là, au beau temps des colonies achéennes de la Grande-Grèce, un établissement hellénique dont Pomponius Méta a repris le nom par affectation érudite, bien qu'il ne fût plus celui dont on se servait habituellement de son temps. La ville grecque de Carcinos dut être détruite, soit par Denys l'Ancien quand il rasa Scyllêtion, soit un peu plus tard par les Bruttiens. L'emplacement était désert quand Hannibal, en appréciant la valeur comme position stratégique, y établit une forteresse, ce qu'il dut faire lorsque Locres fut retombée au pouvoir des Romains, pour couvrir contre toute attaque de ce côté les cantonnements d'hiver de ses troupes, établis dans le pays de Crotone. Car c'est seulement alors que la défense du passage du Carcinês devint pour lui un intérêt majeur. Après la fin de la guerre, une petite ville y succéda au camp retranché d'Hannibal. Tite-Live, qui appelle cette localité Castra et y mentionne l'existence d'un port et d'une douane — Castrorum portorium, quo in loto nunc oppidum est —, nous apprend qu'en 198 av. J.-C. les censeurs P. Cornelius Scipio Africanus et P. Ælius Pœtus, y établirent une colonie de 3.000 citoyens, nombre déterminé par le Sénat. MM. Zumpt et Mommsen ont démontré qu'un peu plus tard, quand une colonie importante eut été installée à Scylacium, en 122, Castra Hannibalis devint le port de cette ville, dont la côte semée de brisants était fort dangereuse pour les navires. C'était, d'ailleurs, un simple ancrage forain, et il n'y en avait pas dans d'autres conditions sur toute l'étendue du golfe Scylacien, encore bien plus dépourvu de ports méritant ce nom que la côte du promontoire Lacinien à Tarente. Mais du moins on pouvait y tirer à sec les barques de cabotage, et les bateaux un peu plus forts, qui restaient mouillés, ne couraient le risque que de s'échouer sur une plage de sable, en étant jetés à la côte par la tempête, au lieu de se fracasser contre des rochers comme devant Scylacium même. Pline dit qu'à Castra Hannibalis la distance d'une mer à l'autre est de 20 milles romains, et c'est bien, en effet, celle que l'on peut mesurer en ligne directe de l'embouchure du Corace à la côte du golfe de Santa-Eufemia, près de Fondo del Fico. Il ajoute que c'est en cet endroit précis que Denys de Syracuse entreprit de fermer par une muraille continue l'isthme Scylacien ou l'étranglement resserré entre les deux golfes opposés, soi-disant, comme s'exprime Strabon, pour protéger contre les barbares de l'extérieur les populations comprises en dedans de l'isthme, mais en réalité pour rompre l'espèce de ligue qui unissait les villes grecques les unes aux autres, et pour affermir ainsi sa propre domination sur l'intérieur de l'isthme. Le simple bon sens indique que le mur de Denys, destiné à protéger contre les incursions des Lucaniens le territoire qu'il venait de créer à ses alliés de Locres, devait embrasser le canton de Scyllêtion, qu'il leur avait donné. Et ceci oblige encore à mettre Castra Hannibalis à La Roccelletta, et non à Soverato, au sud de Squillace, comme font Mannert et Forbiger. Strabon nous apprend, du reste, que les travaux de Denys pour la construction de cette muraille ne purent pas être menés à fin. Plus tard, Crassus entreprit à son tour de fermer l'isthme Scylacien par une muraille, quand il eut refoulé Spartacus et ses esclaves révoltés dans la péninsule de Rhégium. Afin de les y bloquer par terre, tandis que des bâtiments croisaient sur la côte, il fit exécuter ce grand travail par ses soldats, qu'il tenait de cette manière en haleine. On creusa d'abord un fossé, large et profond de 30 pieds, qui franchissait la crête des montagnes. Plutarque dit qu'il avait 300 stades de développement, ce qui semble indiquer qu'il coupait l'isthme obliquement, de manière à s'appuyer à ses deux extrémités sur les places fortes de Vibo Valentia (Monteleone) et de Scylacium, qui étaient des colonies et dont Spartacus n'avait pas réussi à s'emparer. Autrement, la longueur du fossé qui eût conduit d'une mer à l'autre par la ligne courte, comme celui de Denys, n'eût guères été que de moitié. En arrière du fossé, les soldats de Crassus commencèrent à élever un mur solidement construit. Spartacus avait d'abord raillé ces travaux ; mais quand il se vit au moment d'être enfermé comme dans une souricière, il prit plus sérieusement la chose et songea au moyen de s'évader avec les siens. On était en hiver. Profitant d'une nuit où une tourmente de neige empêchait les postes romains de faire une garde exacte, l'habile général, qui s'était révélé à la tête de l'insurrection servile, fit combler le fossé avec des fascines et des terres, sur un point où la muraille n'était pas encore bâtie, et passa avec son armée pour reprendre la campagne en Lucanie. Tout le pénible travail de Crassus était désormais en pure perte. La circonstance de la tourmente de neige détermine le point où Spartacus opéra son passage, car il n'en tombe en Calabre que sur les hautes montagnes. C'est donc évidemment par la crête du Monte Cappari, au-dessus de Monterosso, que l'armée des esclaves força la ligne de blocus et fila sur les derrières des troupes de Crassus. V C'est dans la partie la plus haute de la vallée du Corace qu'était située la célèbre abbaye de Corazzo, fondée en 1060 par Robert Guiscard pour les Bénédictins, occupée ensuite par les Cisterciens en 1162, laquelle compta parmi ses abbés, à la fin du XIIe siècle, le bienheureux Jean Joachim, qui devait ensuite fonder, comme nous l'avons raconté, l'ordre de Flore. En remontant un peu moins loin dans cette vallée, à 22 kilomètres de la mer, on rencontre, à une très grande hauteur au-dessus de la rive droite du fleuve, sur le sommet de la haute et droite arête qui continue au sud la chaîne de l'Apennin, entre les deux gorges profondes du Corace à l'est et du Lamato (l'ancien Lamêtos) à l'ouest, la petite ville de Tiriolo, qui compte environ 3.000 habitants. C'est là que la route royale qui vient de Cosenza se bifurque pour conduire d'un côté à Catanzaro, de l'autre à Pizzo et de là continuer sur Reggio. Tiriolo est une des villes de la Calabre dont la situation est la plus élevée. Aussi la vue qu'on a de là simultanément sur les deux mers Tyrrhénienne et Ionienne, offre-t-elle un des plus splendides panoramas qui se présentent dans cette contrée si riche en merveilleux aspects de nature. Droit devant soi, au sud, on voit l'arête des montagnes qui forment comme l'échine de la péninsule italienne et se prolongent de l'une à l'autre de ses extrémités, on voit cette arête s'abaisser rapidement sur l'isthme Scylacien et s'interrompre presque du côté de Cortale et de Borgia, où elle n'est presque plus qu'une chaîne de fortes collines, pour se relever ensuite fièrement par les étages successifs des monts Cappari, Astore et du haut massif de l'Aspromonte, dont la cime à l'aspect sauvage et désolé vient fermer dans cette direction l'extrême limite de l'horizon. Il y a là, en même temps qu'un étranglement du continent entre les deux mers, comme une sorte de large vallée transversale qui se creuse dans l'ossature des montagnes et fait un pays distinct de la petite péninsule, d'une formation géologique particulière, à laquelle fut primitivement restreint le nom d'Italie. A l'est, au delà de la profonde et sombre coupure du Corace, on aperçoit au-dessous de soi Catanzaro posée sur son-rocher qu'entourent de tous les côtés des ravins abrupts, et par de là la vaste étendue de la mer Ionienne. A l'ouest, au bout de la vallée du Lamato, dont le cours se termine au milieu des marais qui bordent le rivage de la mer Tyrrhénienne, le golfe de Santa-Eufemia déploie sa courbe régulièrement arrondie, à l'une des extrémités de laquelle le groupe des maisons blanches de Pizzo apparaissent, portées au-dessus des flots sur leur piédestal cubique de rochers au flanc vertical. De ce côté, il semble que l'on soit placé sur le gradin supérieur d'un théâtre de forme antique, ouvert sur la mer et disposé tout exprès pour jouir de la perspective du Stromboli, dont le cône volcanique fume constamment à l'horizon, accompagné du groupe des autres îles Lipari, dont les cimes s'élèvent en arrière. La nature, a très bien dit M. Léon Palustre, offre ici un aspect sévère, presque solennel, et les teintes grises des rochers, adoucies au loin sous une vapeur azurée, servent de premier degré à cette échelle monochrome qui, passant par le bleu plus accentué du ciel, se termine dans une mer de lapis. Les trouvailles d'antiquités sont fréquentes à Tiriolo. La plus importante et la plus fameuse est celle de la table de bronze, aujourd'hui conservée au Cabinet Impérial et Royal de Vienne, qui porte gravé le texte du sénatus-consulte interdisant la célébration des Bacchanales secrètes. J'ai déjà parlé de cet acte de l'autorité romaine qui fait époque dans l'histoire de l'Italie méridionale. La table qui en a transmis jusqu'à nos jours une expédition officielle, fut exhumée à Tiriolo en 1640. Cette localité est sûrement la station Ad Turres de l'Itinéraire d'Antonin, située presque à mi-chemin entre le passage du fleuve Sabbatus, le Savuto de nos jours — station de Ad Sabbatum fluvium au-dessous de l'actuel Rogliano —, et la ville de Vibo Valentia. Sous les rois aragonais, Tiriolo fut constitué en principauté pour la famille Cicala, d'origine sicilienne. C'est là que naquit dans cette famille, au milieu du XVIe siècle, le fameux renégat Scipion Cicala, dont la vie, comme roman d'aventures, vaut dans sa réalité toutes les fables que nous avons eu à réfuter au commencement de ce chapitre. Scipion était le fils cadet d'un vicomte Cicala, qui
s'était distingué comme homme de guerre au service de Charles-Quint et de
Philippe II. A l'âge de douze ans, en 1561, il s'embarqua pour l'Espagne à
Messine, avec son père. Mais le bâtiment qui les portait fut capturé en mer
par les corsaires barbaresques, et ses passagers emmenés comme esclaves à
Tripoli. Ce que devint le père, on l'ignore. Mais le jeune Scipion, à cause
de sa bonne mine et de sa haute naissance, fut conduit à Stamboul, où on le
circoncit en lui donnant le nom de Sinan, après quoi on l'admit parmi les
itchoglans du sultan Souleïman. Sa jolie figure plut an maître et bientôt sa
faveur commença par les honteuses voies qui ont servi à l'élévation de tant
de grands personnages ottomans, débutant dans le second harem qu'offre à la
débauche des successeurs des Khalifes l'école des pages ou itchoglans. Quand
il en sortit, Sinan reçut le commandement de deux galères, et bientôt, élevé
au rang de pacha, il joignit à son nom de circoncision celui de sa famille
arrangé à la turque et accompagné du titre, d'origine persane, de zadé, c'est-à-dire noble de naissance. En 1587,
nous trouvons Sinan-Pacha Djighalizadé serasker et gouverneur de Bagdad,
prenant Dizfoul et Nehavend sur les Persans, revendiquant le titre
d'émir-oul-hadj ou chef du pèlerinage de la Mecque, s'occupant d'organiser
mieux qu'on ne l'avait fait jusqu'alors la caravane annuelle qui part des
bords de l'Euphrate pour ce pèlerinage et restaurant somptueusement les lieux
saints de Mesdjed-Ali et de Kerbela, où sont les tombeaux d'Ali et de Housseïn.
Car, à la façon de tous les renégats, il affichait un zèle extrême pour
l'islamisme et avait pris pour devise ; Champion de
la foi sur terre et sur mer. Sa situation avait grandi à la cour,
grâce à son mariage avec Çaliha-Sultane, fille du grand-vizir Ahmed et
petite-fille du sultan Souleïman. Revenu à Constantinople vers 1590, il entra
très avant dans la faveur du sultan Mou-rad III et en reçut la dignité de
kapitan-pacha, dans laquelle il se distingua par ses courses incessantes et
hardies sur les côtes des pays chrétiens, où il allait porter le ravage.
C'est alors qu'il fit venir auprès de lui sa famille. L'eunuque Omer-aga, de Zara,
se rendit en Calabre pour ramener à Constantinople la mère et la sœur du
Djighalizadé. Son frère, Carlo Cicala, vint aussi de Naples l'y rejoindre, et
en 1592, d'après les relations des ambassadeurs vénitiens, le renégat
sollicitait pour ce frère le poste de vaïvode de Moldavie ou bien le
rétablissement du duché de Naxie, que, depuis sa conquête, le sultan Sélim
avait déjà donné à titre viager au juif portugais Michez. Les ambassadeurs de
la Sérénissime République, toujours si fins observateurs, dirent de lui à
cette occasion : È leggiero, mutabile, solito a
mangiar due volte al giorno, vituperato d'oppio. Lui-même aspirait au
grand-vizirat, quand la mort de Mourad vint arrêter pour un moment le cours
de sa fortune. Presque aussitôt après, il était du nombre des pachas exilés
pour avoir essayé de soulever les janissaires contre le nouveau grand-vizir,
Ferhad-Pacha. Au printemps de cette même année il avait accompli sa plus
brillante expédition maritime, ravageant avec une fureur sauvage le littoral
de la Calabre, sa patrie, où il réduisit en cendres Reggio et Cariati. Envoyé en exil à Kara-Hissar, le Djighalizadé n'y resta que peu de semaines et reçut bientôt du sultan Mohammed III l'ordre de se rendre avec un commandement à l'armée de Hongrie. Le grand-vizir Ferhad venait d'être renversé par les intrigues de Sinan-Pacha Khodja et jeté en prison. Sinan-Pacha Djighalizadé, en traversant Constantinople, trouva moyen d'achever de perdre cet ennemi. Le sultan l'avait autorisé à acheter pour ses équipages les chevaux de l'écurie de Ferhad ; mais la sultane Validé, qui protégeait celui-ci et espérait bientôt le voir rentrer en grâce, lui défendit de le faire. Le Djighalizadé porta à Mohammed l'ordre de la Validé, qui contredisait le sien propre, et le sultan, entrant dans une violente colère, fit immédiatement étrangler Ferhad. L'année suivante, en 1596, Sinan-Pacha Djighalizadé avait un commandement important dans l'armée de Hongrie, à la tête de laquelle le sultan Mohammed était venu se mettre en personne. Au mois de septembre, il laissa les Impériaux prendre sous ses yeux la place de Hatwan, sans avoir fait d'efforts sérieux pour les en empêcher. Mais le 26 octobre il racheta cette négligence en décidant, par sa vaillance et par ses habiles manœuvres, le succès de la grande bataille de Keresztes, gagnée sur l'archiduc Maximilien et le prince de Transylvanie, Sigismond Bathory, après avoir un moment paru perdue. Le soir même de cette bataille, où 50.000 chrétiens avaient péri, le Djighalizadé, en entrant dans la tente du sultan Mohammed, fut salué par lui grand-vizir. Il avait atteint le but de sa dévorante ambition. Mais ce ne fut pas pour longtemps. Il signala son avènement au pouvoir par des violences insensées. Trente mille hommes de l'armée ottomane avaient fui le matin de la bataille, quand on l'avait cru perdue. Le nouveau grand-vizir les stigmatisa du nom de firarilar ou fuyards, et les condamna tous en bloc à la peine de mort. Se rassemblant, ils traversèrent en armes la Roumélie et passèrent en Asie Mineure, où ils se maintinrent à l'état de rebelles pendant un certain temps et où il fallut de grands efforts pour les réduire. Le Djighalizadé prononça aussi la destitution du Khan de la Crimée, qui n'était pas venu de sa personne à l'armée et y avait envoyé seulement son frère, Feth-Ghiraï ; et à la nouvelle de cette décision, les Tatars de la Crimée se mirent en insurrection contre la Porte. Enfin l'on accusa le nouveau grand-vizir de concussions dans le partage du butin de Keresztes. Il ne fut donc pas difficile à la sultane Validé d'obtenir, à la rentrée du sultan Mohammed à Constantinople, la destitution de Sinan-Pacha Djighalizadé et son exil à Ak-schehr en Anatolie. Il en était revenu et avait repris le poste de kapitanpacha cinq ans après. Nous le revoyons alors à la tête d'une flotte de cinquante vaisseaux, empêchant, en 1601, l'attaque préparée contre Alger par André Doria et don Juan de Cordoue, puis, après cet exploit, dévastant les côtes d'Italie. Enfin, en 1604, le sultan Ahmed Ier le chargea de la direction de la guerre contre les Persans. Après une première campagne assez insignifiante, il fut complètement défait par Schah-Abbas, le 6 août 1605, sur les bords du lac de Tebriz. Le Djighalizadé ne survécut pas à cette défaite, qui ruinait sa réputation militaire ; il mourut au milieu de la retraite ou plutôt de la déroute de ses soldats sur Diarbékir, après avoir eu le temps de souiller ses derniers moments du meurtre du pacha d'Alep, Djanboulalzadé, le seul des généraux turcs qui dans ce désastre eût conservé son corps d'armée intact, et qui, par là même, excitait sa jalousie. Scipion Cicala, devenu Sinan-Pacha, avait eu deux fils, Housseïn et Mohammed. Le second épousa une petite-fille du sultan Mourad III et de la vénitienne Baffa, c'est-à-dire la fille d'une sœur de Mahmoud III. Il fut en grande faveur sous les sultans Ahmed, Moustafa, Osman Il, Mourad 1V et Ibrahim. Il arriva même au grand-vizirat sous Mohammed IV, et étant mort en Candie dans l'année 1656, fut remplacé par le grand Keuprilu-Mohammed. Cependant en 1668 on vit arriver d'Allemagne à Messine un personnage d'âge déjà mûr, qui se présenta à l'archevêque comme le fils de Scipion Cicala. Il racontait sur sa vie une merveilleuse histoire. Fils du célèbre renégat et de la fille du sultan Ahmed — il travestissait ainsi le grand-vizir Ahmed, père de Çaliha-sultane —, on l'avait nommé Mohammed-Beg. Élevé en prince, il était parvenu aux dignités fantastiques de gouverneur et vice-roi de Terre-Sainte, Alexandrie, Antioche et de tout le royaume de Pharaon jusqu'à la Mer Rouge, vice-roi de toute la Chaldée et des royaumes de Cypre et Trébizonde, receveur-général du tribut du Saint-Sépulcre. Mais des visions miraculeuses et le cri de sa conscience le pressaient de revenir à la religion de ses ancêtres. Instruit par les religieux Franciscains, puis par les Jésuites, sous la direction desquels il s'était placé, il était demeuré 18 ans chrétien secret, tout en continuant à occuper ses grandes charges et à faire extérieurement profession d'islamisme. Enfin, résolu à ne plus continuer ce double jeu, il avait fait ses préparatifs pour s'enfuir de Turquie et avait confié une immense quantité de pierreries à un nommé Charonsé — c'est ainsi que les relations imprimées par son ordre écrivent ce nom —, qu'il devait rejoindre en Moldavie. Là ce dépositaire infidèle, pour se dispenser de la restitution, avait voulu le faire périr. Mais Mohammed-Beg, déguisé en berger, était parvenu à se sauver à pied à travers mille dangers et avait gagné l'armée des Cosaques du Don, où il avait été reconnu par des soldats qui l'avaient vu en Orient. De là il était passé à Varsovie, où la reine Marie de Gonzague l'avait reçu avec respect (c'étaient ses propres expressions) et l'avait fait baptiser solennellement, en le tenant sur les fonds du baptême et en lui donnant les prénoms de Jean-Michel. Ayant fait ensuite le pèlerinage de Notre-Dame-de-Lorette, il était allé à Rome, où il n'avait révélé sa condition qu'au seul pape Alexandre VII. Retourné en Pologne, il avait pris du service dans l'armée impériale contre les Turcs. En récompense, l'empereur Léopold l'avait comblé de bienfaits et nommé garde de son artillerie. On a peine à se rendre compte de l'intérêt que les Jésuites pouvaient avoir à appuyer une imposture aussi grossière, qui ne supportait pas l'examen. Toujours est-il qu'ils se firent les patrons et les prôneurs du prétendu Jean-Michel Cicala, et que par leur influence ils le firent reconnaître comme tel de l'archevêque de Messine et saluer comme cousin par le prince de Tiriolo, qu'il alla visiter en Calabre. Muni des recommandations de l'archevêque et du prince, et les Pères lui ayant préparé le terrain à Naples. Il se rendit auprès du vice-roi Don Pedro d'Aragon, qui le reçut dans cette ville avec les honneurs dus à un prince de sang royal. De Naples, le faux Cicala vint à Rome, où il fit une entrée publique et où le pape Clément IX l'accueillit avec la plus haute distinction. Étienne Picart, dit le Romain, grava son portrait, qui fut publié à Rome avec une notice édifiante sur sa vie, rédigée en espagnol. Après avoir séjourné un an dans la Ville Éternelle, fantaisie lui prit de visiter la cour de Louis XIV, pour y faire de nouvelles dupes. Il se fit précéder en France par une relation détaillée de sa prétendue histoire, qui fut imprimée à Paris avec une dédicace au roi. Louis XIV envoya le duc de Saint-Aignan au-devant de Jean-Michel Cigale, prince du sang ottoman, comme on l'appelait à la cour de France, le reçut à ce titre en audience solennelle et le logea au Louvre pendant son séjour à Paris. Jacques de Souvré, grand prieur de France, le reçut dans le chapitre du Temple. Enfin il se rendit en Angleterre, où il fit aussi tout d'abord brillante figure à la cour de Charles II. Mais c'est là que sa fortune extraordinaire échoua misérablement. Il fut, en effet, pour son malheur, reconnu à la cour d'Angleterre par plusieurs personnes qui l'avaient vu quelques années auparavant en Orient et à Vienne, dans la condition la plus basse et la plus misérable. Ils révélèrent ce qu'il était en réalité, non pas un grand seigneur turc, apparenté à la maison ottomane, mais un Valaque, né de parents chrétiens et du rang le plus obscur à Tirgovisti. Dans sa jeunesse, il était entré au service de Mathias, vaïvode de Moldavie, qui l'avait envoyé à Constantinople dans la suite de son kapou-kihaya. De retour dans son pays, une aventure scandaleuse avec la femme et la fille d'un pope l'avait forcé à se sauver à Constantinople, où il s'était fait musulman pour échapper aux poursuites. Il y avait végété assez longtemps, essayant de s'élever par l'intrigue, mais sans y réussir. Alors l'idée lui était venue de son imposture, et après avoir gagné Vienne, il s'était mis à aller de pays en pays, là où il n'était pas connu, débitant avec une incroyable effronterie la fable grossière qu'il avait imaginée et qui trouva une si étonnante créance. Chassé honteusement de la cour de Charles II et de Londres après la révélation de ces faits, il disparut sans qu'on sache ce qu'il devint ensuite. |
[1] Ce nom, inconnu des historiens byzantins et de toute autre source, a été manifestement inventé d'après celui de Terra Jordan qu'on donnait sous les Normands et jusque sous Frédéric II à la Calabre Ultérieure. Il y a ici un écho, mais complètement défiguré, de la mission restauratrice confiée en Italie au magistros Nicéphore par l'empereur Nicéphore Phocas.
[2] C'est la leçon de la fausse chronique de Taverna ; d'autres disent Gorgolanus.
[3] D'autres disent Nicolas.
[4] Ou Marinus suivant d'autres.