LA GRANDE-GRÈCE

PAYSAGES ET HISTOIRE

LITTORAL DE LA MER IONIENNE. — TOME DEUXIÈME.

 

CHAPITRE X. — SUITE DE CROTONE.

 

 

I

Hérodote nous apprend que de son temps, avant l'éclat de l'école des Asclépiades de Cos, on considérait comme les premiers médecins du monde grec ceux de Crotone ; les plus estimés étaient ensuite ceux de Cyrène, mais on ne les classait que fort au-dessous. Cette école médicale de Crotone, dont la réputation se maintint ensuite, même à côté de celle des médecins de Cos et de Cnide, dut avoir une influence marquée sur l'intelligent développement de l'éducation gymnastique qui, se joignant à l'action de la salubrité du climat, forma chez les Crotoniates tant d'athlètes renommés. Elle avait été fondée vers le milieu du VIe siècle par Alcmaion, fils de Peirithos, qui tient une place des plus honorables dans le traité hippocratique : De l'ancienne médecine, et qui est, en effet, unanimement représenté comme ayant été chez les Grecs le premier médecin qui ait tenté de faire de son art une science régulière, basée sur des principes philosophiques. On dit aussi qu'il fut le premier à pratiquer des dissections, évidemment sur des animaux et non sur le cadavre humain, afin d'arriver à une connaissance sérieuse de l'anatomie interne. La structure de l'œil l'occupa spécialement, et on lui attribue aussi les propositions suivantes en physiologie et en doctrine médicale. L'audition s'opère par le moyen du vide qui est au dedans de l'oreille ; car il n'y a que les corps vides qui soient sonores. — C'est par la chaleur et l'humidité de la langue que l'on discerne les saveurs. — Le siège de l'âme est au cerveau, d'où, par aspiration, l'on prend connaissance des odeurs. — C'est la tête qui se forme la première dans le fœtus, et ce fœtus aspire la nourriture par tout son corps, de même que l'éponge boit le liquide qui l'environne. — Le sommeil est causé par la retraite du sang aux veines confluentes et la veille par la diffusion de ce liquide ; son absence totale donne la mort. — L'isonomie ou équilibre des facultés corporelles, c'est-à-dire du chaud et du froid, de l'humide et du sec, du doux et de l'amer, constitue la santé ; l'équilibre rompu, survient la maladie, car la faculté prédominante corrompt toutes les autres. Du reste, la cause des maladies est, ou efficiente, par un excès de chaleur, de sécheresse ; ou matérielle, par surabondance ou défaut d'un principe alimentaire ; ou hydrostatique, par l'altération ou les perturbations du sang, de la bile, des humeurs ; ou bien, enfin, elle dépend de causes extérieures, par l'influence du climat, du sol et des eaux. On voit par ces propositions qu'Alcmaion s'attachait avant tout à relier sa doctrine médicale à des notions de physique générale. Cet ordre de questions occupait beaucoup son esprit ; il y consacra une large part de ses méditations, et il fut le premier à composer en grec un traité : De la nature des choses, les philosophes ioniens, avant lui, s'étant bornés à enseigner sans écrire.

Les écrivains des bas temps rangent Alcmaion parmi les disciples de Pythagore. Qu'il ait eu des relations amicales avec l'école pythagoricienne, c'est ce qui n'est pas contestable, si le début de son livre dédié à Brontinos, Léon et Bathyllos, tel que le cite Diogène Laërte, est authentique. Mais il n'en résulte pas que le médecin de Crotone se fût rangé sous la bannière du philosophe de Samos et en eût adopté les idées. Au contraire, Aristote, qui parle de la doctrine d'Alcmaion comme philosophe, la distingue absolument de celle de Pythagore. Les propositions qui en ont été conservées par Plutarque et par Stobée n'ont rien de commun avec le pythagorisme. Les éléments ou qualités des choses sont doubles, opposés, contraires. Au premier abord, celle-ci semblerait presque pythagoricienne, mais c'est à son sujet qu'Aristote distingue entre les deux philosophies ; l'antagonisme de principes admis par Alcmaion semble s'être rapproché plutôt de celui qui forma ensuite un des fondements du système d'Empédocle. Les astres sont des êtres divins. — La lune a la forme d'une nacelle ; sa lumière est propre et éternelle ; lorsqu'elle disparaît dans les phases obscures de l'astre ou lorsqu'elle s'éclipse brusquement à époques fixes, c'est que la nacelle se retourne. — Les planètes se meuvent à l'opposite des étoiles fixes, c'est-à-dire d'occident en orient. — L'âme est immortelle et mobile par sa nature ; son mouvement est sans fin, comme celui du soleil. Tout ceci est sans aucun rapport avec l'arithmétique métaphysique de Pythagore. Ces idées procèdent, au contraire, directement des physiciens de l'école d'Ionie, à laquelle il paraît évident qu'Alcmaion doit être en réalité rattaché. La proposition relative à la lune, à sa lumière propre, aux causes de ses phases et de ses éclipses, est à ce point de vue particulièrement curieuse, car nous pouvons aujourd'hui en déterminer la source dans les théories de l'astronomie chaldéenne, dont Thalès, en Ionie, s'était fait le disciple et avait été l'introducteur parmi les Grecs.

Dans le traité d'astrologie, que Bérose publia quand il eut ouvert école dans l'île de Cos, que Sénèque, Pline, Vitruve et Plutarque ont eu sous les yeux et qui resta le bréviaire de cette classe d'astrologues qui, dans le monde grec et romain, s'intitulaient Chaldéens, on lisait la même chose sur la lune. C'est, y était-il dit, une sphère obscure d'un côté et enflammée d'un autre ; ses phases sont produites par une révolution qu'elle opère sur elle-même, ses éclipses par un mouvement brusque qui lui fait, à des moments revenant par cycles réguliers, présenter à la terre sa face obscure au lieu de sa face brillante. Ceci a paru misérable aux critiques modernes, et la plupart ont admis que des renseignements d'un tel genre devaient provenir de quelque astrologue ignorant et sans rapports réels avec la savante Chaldée, lequel aurait faussement paré ses écrits du grand nom de Bérose. Mais le point de vue doit changer désormais. Cette singulière théorie de la lune, nous la trouvons exposée tout au long, et de la manière la plus nette, dans le récit cosmogonique assyrien retrouvé sur les tablettes cunéiformes du Musée Britannique, lorsqu'il y est question de l'organisation des corps célestes et de leurs mouvements par le dieu Anou. Et nous pouvons constater que les notions encore si grossières, que l'on nous dit empruntées au livre de Bérose, sont exactement conformes à celles dont la trace est empreinte à chaque pas dans les fragments du vaste traité d'astrologie compilé en Babylonie par ordre des rois Scharrou-Kinou Ier et Naram-Sin, 2.000 ans environ avant l'ère chrétienne. C'est bien aux écrits du vrai Bérose que ces choses ont été empruntées. Et en les exposant ils se montrait un rapporteur des croyances exprimées dans les livres sacrés de sa nation, aussi exact en matière d'astronomie qu'en matière de cosmogonie et d'histoire.

Du même coup, en constatant l'exactitude des renseignements donnés comme pris dans les livres de Bérose, nous reconnaissons l'origine de la théorie de la lune adoptée par Alcmaion de Crotone. Et ceci nous permet de saisir chez lui la trace de cette influence des doctrines de la physique sacrée de Babylone et de la Chaldée, qui est un des traits essentiels des premiers philosophes ioniens et de leur matérialisme. La nation de l'antagonisme fondamental du double principe du sec et de l'humide, du lumineux et du ténébreux, du mâle et du femelle, dont la combinaison et la réaction réciproque produisent l'univers, était aussi une théorie essentiellement chaldéenne, et la forme que lui donnait Alcmaion était une traduction en philosophumena à la grecque des vieux theologumena des écoles sacerdotales de l'Asie.

Je ne saurais donc admettre l'inscription d'Alcmaion parmi les disciples de Pythagore et je n'hésite pas, au contraire, à le ranger parmi ceux de l'école ionienne. Au reste, les Pythagoriciens, dans l'école médicale de Crotone formèrent une branche à part, distinguée par une méthode particulière, celle que Jamblique appelle la méthode eirênique et dont le nom semble indiquer une prédilection exclusive pour les traitements par les calmants.

Parmi les élèves d'Alcmaion, le premier fut Dêmocêdês, fils de Calliphon, praticien et non plus théoricien, le plus habile et le plus célèbre des médecins grecs avant Hippocrate. Son éducation faite, Dêmocêdês quitta de bonne heure Crotone, sa patrie, et vint s'établir à Égine, où il fut bientôt nommé médecin public, avec un traitement officiel d'un talent par an ; un talent de la monnaie d'Égine représentait en poids une somme de 8.250 francs, qu'il faut au moins décupler pour en estimer la valeur effective à cette époque. De là, notre médecin crotoniate passa à Athènes, où on l'appelait au même titre et où le traitement que lui donna la cité fut de 100 mines, qui dans la monnaie attique faisaient 9.700 francs, toujours en poids et avec nécessité de le multiplier dans la même proportion pour en trouver la valeur réelle. Un an après, il se laissait séduire par les offres de Polycrate, tyran de Samos, et s'en allait se fixer à sa cour comme son médecin, avec un salaire annuel de deux talents, ce qui, d'après l'étalon euboïque alors adopté à Samos, fait 11.640 francs, encore cette fois en poids et dans les mêmes conditions. Dêmocêdês accompagna Polycrate à Sardes lorsqu'il y fut attiré par Oroitês, satrape du roi de Perse, saisi traîtreusement et mis en croix (522 av. J.-C.). Lui-même fut alors arrêté et envoyé chargé de chaînes jusqu'à Suse, auprès de Darius, fils d'Hystaspe. Le monarque achéménide s'était, dans une chute de cheval, donné une entorse, dont les médecins égyptiens ne parvenaient pas à le guérir. Le prisonnier, qui n'avait pas révélé son nom, s'offrit à le soigner et y réussit parfaitement. Il se fit alors connaître et Darius le retint pour son médecin ordinaire. Le premier usage que Dêmocêdês fit de la nouvelle faveur dont il se vit alors investi, fut d'obtenir la délivrance d'un devin Éléen qui était au service de Polycrate et avait été réduit en captivité avec lui, et aussi la grâce des médecins qui avaient échoué dans le traitement du roi avant qu'il n'en fût chargé. Car Darius ne voulait rien moins que les faire empaler. Bientôt il acheva de mettre le sceau à sa réputation et à sa faveur en guérissant d'une tumeur au sein la reine Atossa. Darius lui donna à sa cour un rang des plus élevés, et le combla de richesses.

Cependant, malgré le crédit dont il jouissait et les profits énormes qu'il accumulait, sa situation à la cour de Perse finit par lui paraître un esclavage doré, dont le poids le fatiguait. Après une-trentaine d'années de, séjour à Suse, il fut pris du désir de retourner dans sa patrie et en demanda la permission au roi, lequel refusa, ne voulant à aucun prix se séparer de ce médecin en qui il avait entière confiance. Après plusieurs tentatives infructueuses, Dêmocêdês se décida à user de ruse. C'était le moment où Darius, outré de colère par la révolte de l'Ionie, préparait contre la Grèce l'expédition qui devait échouer à Marathon sous le commandement de Datis et d'Artapherne. Le médecin de Crotone feignit d'épouser avec une ardeur extrême les intérêts du Grand-Roi, et finit par le persuader de l'envoyer avec une mission temporaire en Grèce et en Italie, accompagné de plusieurs officiers perses de distinction. Il devait nouer des intelligences en faveur de la Perse, répandre l'or à profusion pour acheter des trahisons et guider les officiers dans une reconnaissance générale des côtes de la Hellade, de l'Italie grecque et de la Sicile. Deux galères de Sidon étaient mises à la disposition de la mission.

Dêmocêdês partit avec les nobles perses chargés de l'assister et en même temps de le surveiller. Il leur persuada d'aller d'abord en Italie. Arrivé à Tarente, il s'entendit avec Aristophilidês, qui y exerçait la royauté, et celui-ci fit arrêter les Perses sous prétexte d'espionnage, tandis que le médecin se hâtait de gagner Crotone. Au bout de quelques jours, les officiers de Darius furent relâchés avec force excuses. Leur premier soin fut de faire voile pour Crotone, afin d'y reprendre Dêmocêdês. Croyant que tout céderait devant la terreur du nom du roi de Perse, ils osèrent faire saisir le fugitif en pleine agora par leurs matelots. Mais les Crotoniates s'ameutèrent aux cris de Dêmocêdês, assommèrent les matelots sidoniens, rossèrent les officiers perses, pillèrent leurs bagages et amarinèrent les deux bâtiments mouillés dans le port. Les envoyés de Darius, dépouillés de tout, s'enfuirent comme ils purent et allèrent tomber aux mains des Japygiens. Ils y restèrent en esclavage jusqu'au jour où un exilé tarentin, nommé Gillos, prenant pitié d'eux, les racheta et les rapatria. Dêmocêdês, qui n'oubliait pas ses intérêts, en reprenant sa fortune personnelle qu'il avait réalisée secrètement en numéraire avant de partir et déposée à bord, mit aussi la main sur les sommes très considérables que Darius lui avait confiées pour distribuer aux hommes d'État de la Grèce. Puis i se hâta, bien que déjà sexagénaire, d'épouser la fille de l'athlète Milon, qu'il décida à la lui donner par de riches présents. Il pensait, comme nous le dit Hérodote, que personne, même le Grand-Roi, n'oserait plus molester le gendre d'un homme qui avait un poing si terrible. Ses compatriotes Crotoniates, enthousiasmés d'admiration pour un si beau tour joué aux barbares et si digne d'Ulysse, le nommèrent par acclamation prytane. Dans cet office, raconte-t-on, quand il offrait le sacrifice hebdomadaire à Apollon, il faisait revêtir au serviteur qui l'assistait le costume d'un grand de la cour de Perse, enlevé à un des officiers qui avaient voulu le reprendre. Et à son imitation l'usage s'en maintint à Crotone pendant plusieurs siècles.

Dêmocêdês agissait ainsi pour outrager ses anciens maîtres. Il avait, en effet, rapporté de son séjour à la cour de Suse et surtout des obstacles que Darius avait mis à son retour, une haine profonde contre les Perses. Lorsqu'en 480 s'engagea à la fois en Grèce et en Sicile la lutte qui allait décider du sort de la liberté hellénique, c'est lui qui, voyant que les Crotoniates, comme les autres Grecs d'Italie, s'enfermaient dans une lâche apathie et ne se souciaient de porter secours ni aux Athéniens et aux Spartiates contre Xerxès, ni à Gélon de Syracuse contre les Carthaginois, décida l'athlète Phayllos, trois fois pythionice, à agir de son initiative personnelle. Phayllos, comme avait fait antérieurement son compatriote Philippe quand il s'était joint à Dôrieus, arma à ses frais une trirème, dont il prit le commandement et qui représenta seule, mais avec honneur, la Grèce italiote à la journée de Salamine. C'est en souvenir de ce fait qu'Alexandre-le-Grand, vainqueur du dernier Darius, envoya à la ville de Crotone une part du butin de la bataille de Gaugamèles, en même temps qu'il en consacrait une autre part à la reconstruction de Platées de Béotie, théâtre de la défaite de Mardônios.

 

II

Nous avons, dans le chapitre précédent, retracé le tableau des dissensions intestines qui déchirèrent Crotone pendant plus d'un quart de siècle à la suite du renversement du pouvoir des Pythagoriciens et de leur proscription. Ces troubles n'entravèrent pourtant pas le développement de la cité et ne portèrent aucun ébranlement à sa puissance, que la ruine de Sybaris avait fort agrandie et laissé sans rivale. Crotone avait désormais une hégémonie incontestée sur toutes les cités achéennes de la Grande Grèce, à tel point que le contre-coup de ses révolutions y était presque immédiatement ressenti. Cette situation grandit encore quand le rappel des exilés pythagoriciens eut rétabli la paix intérieure dans la ville fondée par Myscellos. Le Ve siècle avant l'ère chrétienne fut l'époque culminante de la prospérité et de l'influence de Crotone. Elle avait hérité du commerce, des richesses et de la puissance de Sybaris, mais aussi, malheureusement pour elle, de son luxe corrupteur. C'est alors que sa population devint si nombreuse que pour la renfermer son enceinte fortifiée dut embrasser une circonférence de douze milles romains, environ 17 ½ kilomètres, que le fleuve Aisaros traversait par le milieu. C'est alors aussi que, gonflée d'orgueil, Crotone prétendit, comme Sybaris avant elle, supplanter l'institution panhellénique des jeux d'Olympie par la splendeur des jeux qu'elle institua. Elle était à ce moment la ville de l'Italie grecque la plus riche, la plus populeuse et la plus puissante à tous les points de vue. Tarente même à ce moment ne l'égalait pas. Son territoire direct et propre comprenait toujours les versants est et sud du massif de la Sila, avec les villes de Philoctète au nord et Scyllêtion au midi. Les cités indépendantes de Caulonia, sur la mer Ionienne, de Térina et de Témésa sur le versant de l'isthme Scylacien regardant la mer Tyrrhénienne, toutes les trois florissantes et possédant chacune un territoire d'une certaine étendue, lui reconnaissaient la suprématie d'une métropole sur ses colonies. A cet empire, dont elle était déjà maîtresse dans le siècle précédent, Crotone avait joint, depuis qu'elle avait détruit Sybaris, une partie du vaste héritage de cette puissante cité, la suprématie sur les villes grecques qui jalonnaient le littoral de la mer Tyrrhénienne depuis Témésa jusqu'à Laos et la possession du bassin du Crathis, avec ses nombreux bourgs et petites villes, localités jadis œnotriennes et depuis plus ou moins profondément hellénisées sous l'action de Sybaris ; la cité purement grecque de Pandosia, qu'elle avait admise aux conditions de fédérée autonome, mais subordonnée, lui en assurait la domination. Mais elle avait commis la faute de négliger toute la partie septentrionale de l'ancien empire de Sybaris, ou elle ne s'était pas sentie assez forte pour en prendre la domination et le protectorat. Elle avait laissé à elle-même la portion de l'Œnotrie qui fut plus tard la Lucanie, ce qui ouvrit le champ libre à l'invasion des Lucaniens de race sabellique, les paisibles Œnotriens n'étant pas en mesure de se défendre par eux-mêmes, du moment que le bras plus aguerri des Grecs cessait de les couvrir. Quant à Métaponte et à la Siritide, Crotone ne parait pas s'être inquiétée de les voir tomber graduellement sous la dépendance de Tarente et avoir cherché à empêcher ce résultat.

Malgré les querelles si ardentes auxquelles avait donné lieu son lotissement, ou peut-être à cause de ces dissensions mêmes, le territoire suburbain de Sybaris n'avait pas été sérieusement colonisé par les Crotoniates. Il semble être resté presque entièrement désert et abandonné à la vaine pâture, car il demeurait libre quand les Athéniens y établirent la colonie de Thurioi. Crotone, qui quelques années auparavant avait empêché la reconstruction de Sybaris par les descendants de ses anciens habitants, n'apporta aucun obstacle à la fondation de la nouvelle ville. Sans doute elle craignait de se brouiller avec la puissance d'Athènes, alors arrivée à son apogée, et elle sympathisait dans une certaine mesure avec la politique athénienne, dont l'influence était grande en Italie. D'ailleurs on commençait à entrevoir dans un avenir plus ou moins prochain la menace des progrès des Lucaniens, qui grandissaient dans l'Œnotrie septentrionale. L'établissement d'une cité importante auprès des bouches du Crathis, sous le patronage d'Athènes, devait former pour les établissements grecs de la péninsule la plus méridionale de l'Italie un précieux boulevard. Aussi, non-seulement Crotone n'essaya pas d'entraver la construction de Thurioi, mais elle entra dans une alliance intime avec les Thuriens, après que ceux-ci eurent rejeté de leur sein les Sybarites. Elle toléra même l'établissement de ces derniers, sous la tutelle de Thurioi, dans une nouvelle Sybaris, à l'embouchure du Traeis, du moment que la situation choisie pour celle-ci n'enfreignit plus les malédictions prononcées d'une façon si solennelle contre ceux qui rétabliraient sur le même terrain la cité rasée en 510.

Dans la guerre du Péloponnèse, les Crotoniates firent comme les Achéens de Grèce et se maintinrent dans la plus stricte neutralité entre les deux partis. Quand la flotte athénienne toucha aux côtes d'Italie, en se rendant en Sicile, Crotone refusa de lui fournir des soldats et des vaisseaux auxiliaires, comme Métaponte et Thurioi. Elle interdit meule le passage par son territoire à l'armée, qui, débarquée à Thurioi, voulait se rendre par terre jusqu'à Rhêgion. Les troupes athéniennes durent donc remonter sur leurs navires aux embouchures du fleuve Hylias, en respectant la neutralité des Crotoniates. Ceux-ci consentirent, du reste, à leur vendre des provisions, mais seulement sur ce point, et leur fermèrent l'accès de leur port. En revanche, s'ils avaient refusé de s'associer aux Athéniens dans le temps de leur succès, ils ne voulurent pas non plus se trouver contre eux, comme Tarente et Thurioi, quand les circonstances leur devinrent contraires, après le désastre de l'armée de Nicias devant Syracuse.

Au reste, dans toute cette période si florissante pour elle, qui s'étend du rappel des exilés pythagoriciens au commencement du IVe siècle, période de sage gouvernement et de paix intérieure, Crotone, comme tous les peuples heureux, n'a pour ainsi dire pas d'histoire. Ce n'est que par quelques phrases, que l'on parvient à glaner çà et là chez les écrivains anciens, par quelques faits indiqués incidemment chez ceux-ci, que l'on parvient à se rendre compte de ce qu'était alors la puissance de cette cité, sa vaste population, ses ressources militaires et navales, l'étendue et le mouvement de son commerce, et cet afflux de richesses qui allait bientôt lui faire perdre ses qualités viriles, en l'énervant dans le bien-être et la mollesse. Une prospérité trop grande finit par devenir pour tous les peuples l'écueil le plus dangereux ; bien peu savent y résister, en éviter les effets, et Crotone ne fut pas de ce nombre, pas plus que Tarente un peu plus tard. Le temps de son plus grand éclat fut bientôt suivi d'une décadence singulièrement rapide. Près d'un siècle de paix et de richesse devinrent funestes pour ses mœurs. L'édifice si brillant de la puissance des Crotoniates finit par être miné par des causes internes de ruine, qui semblent avoir été cachées d'abord aux yeux les plus clairvoyants, et qui, comme il arrive presque toujours en pareil cas, ne se révélèrent que dans la catastrophe amenée par ces causes. Après avoir joui paisiblement de sa fortune et s'être crue à l'abri de tous les orages, la première fois que la cité achéenne se trouva sérieusement menacée par l'ambition d'un rival avide et sans scrupules, elle se trouva tout d'un coup, au grand étonnement d'elle-même et des autres, hors d'état de surmonter le danger. Sa force, qui semblait toujours aussi grande, aussi bien assise, n'était plus qu'apparente, et elle s'effondra sous le choc sans plus pouvoir se rétablir.

L'opulence de Crotone pendant la période historique dont je viens d'indiquer les limites, le raffinement de culture auquel elle avait atteint alors et le degré de perfection auquel les arts plastiques en particulier y étaient parvenus, sont encore attestés par sa numismatique. Les Crotoniates, pour ce qui est de l'art, n'étaient en arrière ni des habitants de la Grèce propre, ni des Grecs de Sicile. Les plus anciens sculpteurs de l'Italie grecque, dont on connaisse les noms, sont des Crotoniates. C'est d'abord Patroclês, fils de Catillos, auteur de la statue d'Apollon en buis, avec la tête dorée, que les Locriens avaient dédiée à Olympie dans le Trésor des Sicyoniens. Pausanias ne précise pas l'époque de cet artiste ; mais ce qu'il dit de sa statue indique clairement un de ces vieux xoana de bois, tels que les exécutaient les plus anciens tailleurs d'images de la Grèce, alors que la plastique ne s'était pas encore émancipée chez eux des entraves de ses premiers langes. C'était un de ces Apollons archaïques comme on en a trouvé des spécimens en marbre et en bronze dans les diverses parties du monde helléniques, nus, debout, raides comme des piquets, les bras pendants et collés au corps, la face imberbe et grimaçante d'un sourire niais, la chevelure longue et épaisse tombant par étages sur les épaules, à la façon d'une perruque à la Louis XIV. Il est digne de remarque que précisément une des statuettes de bronze de très ancienne date qui reproduisent ce type ait été découverte à Locres par le duc de Luynes ; il y a de sérieuses probabilités pour qu'elle soit une imitation réduite de la statue de bois de Patroclês de Crotone. Dans la seconde moitié du VIe siècle, nous rencontrons un autre sculpteur crotoniate, Daméas, qui exécuta la statue iconique en bronze de l'athlète Milon, placée dans l'Anis d'Olympie.

A la grande époque de l'art, les sources littéraires ne rapportent plus le nom d'artistes de Crotone. C'est seulement par les monnaies que nous pouvons juger des progrès de la plastique dans cette cité ; mais elles en donnent une idée très avantageuse, comme en général toutes les monnaies de la Grande-Grèce. En revanche, ce qu'attestent les écrivains, ce sont les dépenses considérables que les Crotoniates savaient faire pour attirer chez eux les grands artistes de l'extérieur et les employer à l'embellissement des édifices sacrés de leur cité. C'est ainsi que Zeuxis d'Héraclée fut appelé à Crotone et y séjourna quelque temps, occupé à exécuter pour la décoration du temple de Héra Lacinia des peintures sur panneaux, dont la plus célèbre fut l'Hélène, qui passait pour son chef-d'œuvre. Tenant à honneur de lui servir de modèles dans cette peinture, les jeunes filles de Crotone avaient, dit-on, consenti à paraître sans vêtements devant le peintre, suivant une décision du peuple, et Zeuxis en avait choisi cinq pour combiner leurs formes les plus parfaites, dans le type idéal de beauté physique où il voulait réaliser ce qu'Homère avait dit de la fille de Tyndare : Certes il est juste que les Troyens et les Achéens aux belles cnémides subissent tant de maux, et depuis si longtemps, pour une telle femme, car elle ressemble aux déesses immortelles par sa beauté.

Ce séjour de Zeuxis à Crotone a exercé une influence décisive, et qui suivant moi n'est pas contestable, sur les graveurs monétaires de la ville et du pays environnant, des cités moins importantes qui en dépendaient. Nous signalerons tout à l'heure une monnaie de Crotone, dont le type est certainement emprunté à un tableau connu de Zeuxis. Et cet exemple n'est pas isolé. Je ne crois pas possible à quiconque a fait une étude de l'art grec, et s'est pénétré de l'esprit qu'il apportait dans ses différentes branches, de méconnaitre que la majeure partie des types numismatiques de la région crotoniate, dans les dernières années du IVe siècle et le commencement du Ve, sont conçus dans les données de ce qu'était alors la peinture, et spécialement celle de Zeuxis, plutôt que dans les données habituelles de la statuaire de ronde bosse à la même époque. Je citerai comme me paraissant particulièrement caractérisés dans ce genre la tête de trois-quarts de Héra Lacinia sur les espèces de Crotone et de Pandosia — les têtes de ce genre sur les monnaies ont été toujours exécutées sous l'influence de la peinture —, l'Hercule de quelques pièces de Crotone, et surtout la Victoire remplissant une hydrie à la fontaine Agê de Térina et le Pan assis de Pandosia. Notons à propos de ce type qu'un des plus fameux chefs-d'œuvre de Zeuxis fut précisément un Pan, que plus tard il donna à Archélaos, roi de Macédoine, en disant qu'aucun prix ne pouvait le payer à sa valeur. Avec certaines peintures de vases, les types monétaires que je viens de rappeler sont à mon avis les documents les plus sûrs pour se former une idée du style du peintre d'Héraclée et des compositions, encore si simples et si sobres, de ses tableaux.

 

III

C'est le premier Denys, tyran de Syracuse, dont la politique ambitieuse, cruelle, sans scrupules et sans souci des intérêts de l'hellénisme, amena la ruine de la puissance de Crotone, et porta le coup de la mort à tous les établissements grecs de l'extrémité méridionale de l'Italie. Au prix d'une odieuse et sanglante oppression, le fils de l'ânier Hermocrate sauva les Grecs de Sicile de la conquête carthaginoise, mais en voulant étendre sa domination sur ceux de l'Italie, il les livra aux Lucaniens, qu'il ne rougit pas d'appeler comme auxiliaires contre des Hellènes.

Les Grecs italiotes étaient liés avec ceux de Sicile par des relations intimes et par une étroite communauté d'intérêts, surtout quand il s'agissait de faire face aux Carthaginois. Après la prise d'Agrigente, quand Denys, qui venait de s'emparer du pouvoir à Syracuse en profitant des circonstances et en accusant ses adversaires de trahison, rassembla une nombreuse armée pour marcher au secours de Géla, assiégée par les Kenânéens, les cités de la Grande-Grèce n'hésitèrent pas à envoyer des contingents auxiliaires considérables au secours de leurs frères siciliens. Ce fut à ces troupes venues d'Italie que Denys s'arrangea pour faire porter le poids principal de la lutte. Mal soutenues, elles subirent de grandes pertes. Leur mécontentement s'accrut rapidement lorsqu'elles virent la campagne, mal conduite, n'avoir pour résultat que l'évacuation de Géla et de Camarina, qui tombèrent aux mains des Carthaginois. Il devenait évident pour tous que Denys pensait bien moins aux intérêts de la cause grecque qu'aux calculs de son ambition personnelle. Les Grecs italiotes quittèrent l'armée et repassèrent le détroit, tandis qu'une tentative d'insurrection contre le tyran éclatait à Syracuse (405-404).

Ce fut là le point.de départ de l'inimitié entre Denys et les Grecs d'Italie. Le nouveau maitre de Syracuse ne leur pardonna jamais cet abandon, ni la sympathie qu'ils avaient montré pour les révoltés. D'un autre côté, la répulsion et la défiance qu'il inspirait aux cités de la Grande-Grèce s'accrurent bien naturellement l'année suivante, quand on le vit, sous prétexte de nécessités stratégiques, poursuivre avec système l'anéantissement des villes chalcidiennes de la Sicile, détruire Léontinoi, Naxos et Catane pour en transporter la population à Syracuse même, livrer le territoire de Naxos aux Sicules et celui de Catane à des mercenaires campaniens, qui y formèrent une colonie. Les deux cités chalcidico-messéniennes, qui subsistaient encore après ces destructions craignirent d'être menacées du même sort. Aussi lorsqu'en 399 Denys, préparant une nouvelle guerre contre les Carthaginois, leur offrit de se lier avec elles par une étroite alliance, demandant à épouser, comme gage de cette alliance, une fille de la noblesse de Rhêgion, les deux cités lui répondirent par un refus conçu dans les termes les plus outrageants. Il devint dès lors évident que Denys, dès qu'il en aurait fini avec les Kenânéens, se retournerait contre Rhêgion et ferait tout pour la châtier et la soumettre. Lui laisser conquérir Rhêgion, c'était lui permettre de prendre pied sur le continent italien, c'était ouvrir la porte aux entreprises par lesquelles il poursuivrait l'asservissement de la Grande-Grèce après celui des Grecs de Sicile. Les Achéens décidèrent donc de soutenir énergiquement Rhêgion contre ses attaques. Mais entre eux et la cité chalcidienne se trouvait Locres, qu'une parenté de race dorienne rendait particulièrement sympathique à Syracuse et qui depuis son origine, depuis surtout l'événement de la Sagra, s'était maintenue toujours dans une attitude d'hostilité plus ou moins sourde envers les Achéens. Locres se montra pleine d'empressement en faveur de Denys, prête à s'associer avec ardeur à tous ses projets politiques contre Rhêgion et les Achéens ; elle contracta avec le tyran de Syracuse une alliance matrimoniale, qui servait de garantie à une alliance militaire et politique. Assuré sur ce point d'un concours quand il en aurait besoin, Denys, tout en continuant activement les préparatifs de la guerre contre les Carthaginois, entra en relation avec les Lucaniens, dont la puissance grandissait rapidement et devenait chaque jour plus menaçante pour les Grecs italiens, qui dès ce moment, en particulier, commençaient à presser étroitement Thurioi et Héraclée. Il se créait ainsi, sur le sol même de l'Italie, à la fois parmi les Grecs et parmi les barbares, des complices tout prêts pour le jour où il serait en mesure de réaliser les vues de conquête qu'il nourrissait à l'égard de la Grande Grèce. La mise à exécution de ces vues ne dépendait plus que de l'issue de son grand duel avec Carthage, qui s'engagea en 397.

Les Grecs d'Italie profitèrent du répit que leur donnait cette guerre terrible en Sicile, dont le succès était encore douteux, pour organiser leur défensive et se mettre en mesure de faire face avec avantage au danger qui allait fondre sur eux de deux côtés à la fois, si Denys était vainqueur. Ils ne voulurent pourtant pas trahir la cause grecque, même contre un ennemi qui ne connaissait pas les scrupules de ce genre, en acceptant l'alliance que les Phéniciens occidentaux leur offraient. C'est par eux-mêmes, en s'unissant en confédération, qu'ils résolurent de se défendre.

Aucun doute que ce ne soit à ce moment qu'il faille placer ce que raconte Polybe, qu'assez longtemps après la pacification des cités achéennes de l'Italie par le retour des exilés pythagoriciens, événement dans lequel les Achéens de la mère-patrie avaient joué le rôle de médiateurs et de conciliateurs, sur le conseil de ces mêmes Achéens de Grèce, les Crotoniates, les Cauloniates et les Sybarites — dont le nom est ici employé, comme il arrive souvent, pour désigner les Thuriens — formèrent une ligue d'après le modèle de la leur. Cette ligue eut un conseil fédéral pour en administrer les affaires communes, et ce conseil tint à époques régulières ses assemblées dans le temple de Zeus Homarios, élevé alors à Crotone à l'imitation du temple de Zeus Homarios ou Homagyrios à Aigion, où se réunissaient, sous la protection du dieu, les membres du conseil de la ligue des cités d'Achaïe[1]. La présidence et la direction d'une ligue de ce genre revenaient naturellement à Crotone, comme étant à ce moment la plus grande et la plus populeuse des cités de la Grande-Grèce. Formée d'abord entre les Achéens, la confédération ne demeura pas restreinte à eux. Rhêgion se hâta d'y entrer, car c'est de là qu'elle devait recevoir secours ; et de son côté Tarente y adhéra, malgré son origine dorienne. Nous ne connaissons, et cela par Diodore de Sicile, qu'un seul des articles du traité de confédération, celui qui était relatif aux attaques des Lucaniens. Toutes les villes s'engageaient à porter immédiatement secours à celle d'entre elles qui serait l'objet de leurs incursions ; et si l'une d'elles manquait à cette obligation, les stratèges qui y avaient la direction du pouvoir exécutif devaient être punis de mort.

C'est à cette occasion que Crotone adopta un nouveau type monétaire, faisant allusion à la formation de la ligue et aux heureux effets qu'elle en attendait. Les monnaies qu'elle frappa alors portent d'un côté la tête d'Apollon, le dieu tutélaire de la cité, de l'autre Héraclès enfant, étouffant les serpents envoyés dans son lit pour le dévorer par la jalousie de Héra. C'est un sujet que l'art des époques antérieures n'avait pas traité et dont Zeuxis venait de créer le type dans un tableau fameux, exécuté, semble-t-il, pour Agrigente. Il eut un grand succès auprès des graveurs de monnaies et fut imité à la même date sur les espèces de contrées grecques fort éloignées les unes des autres, mais toujours avec la signification d'un symbole politique.

Lorsqu'en 394, après la bataille de Cnide, Samos, Éphèse Rhodes et Cnide, délivrées des harmostes lacédémoniens par la flotte de Conon et de Pharnabaze, s'unirent en une ligne pour la défense de leur liberté reconquise, elles frappèrent une monnaie d'argent commune, portant au droit l'Héraclès enfant et les serpents, comme emblème de la ligue, et au revers le type particulier et le nom de chaque ville. Des cités plus éloignées, comme Lampsaque et Cyzique, adhérèrent à l'alliance politique, à laquelle les événements mirent bientôt fin, mais non à l'union monétaire qui s'y rattachait, et émirent des espèces de leur système particulier avec le type fédéral. Les Thébains, délivrés en 379 par Épaminondas et Pélopidas, lorsqu'Athènes, inquiète de leurs progrès, se mit à faire cause commune contre eux avec Sparte, adoptèrent le même type, qui faisait allusion à leur situation entre ces deux puissants adversaires, symbolisés par les deux serpents qu'étrangle en même temps le fils d'Alcmène encore au berceau. Pour les Crotoniates, quand ils placèrent la même représentation sur leur monnaie en prenant la direction de ta ligue des Grecs italiotes, les deux monstres étaient Denys et les Lucaniens. Tarente, au même moment, signala aussi dans sa monnaie son adhésion à la ligue par sa fabrication de petites pièces divisionnaires d'argent, qui portent en même temps la tête de l'Athéné de Thurioi, avec son casque décoré d'une figure de Scylla, et sur le revers Héraclès aux serpents.

En 393, Denys, après les plus incroyables alternatives de succès et de revers, avait terminé victorieusement la guerre contre les Carthaginois par l'incendie de la flotte d'Himilcon dans le port extérieur de Syracuse, que le général kenânéen tenait bloquée ; il venait de relever Messène, détruite dans la guerre, en y établissant des Locriens et des hommes tirés de Medma, leur colonie ; maître en Sicile, il passa le détroit et essaya d'enlever Rhêgion par surprise. Mais il y échoua avec de grandes pertes et dut se retirer, après avoir conclu une trêve d'un an avec les Rhêgiens.

C'est en 391 qu'il reprit les hostilités, passant cette fois le détroit avec une armée de 20.000 hommes et une flotte de 120 grosses galères. Sans attendre que les contingents du reste de la ligue fussent rassemblés, les Crotoniates volèrent au secours de Rhêgion. Ils conduisirent devant cette ville une escadre de 60 galères, fournies par leur cité seule, chiffre considérable qui permet d'apprécier ce qu'était alors leur puissance navale. Mais la flotte de Crotone fut battue à plate couture par celle de Denys, double de nombre et supérieure comme échantillon des bâtiments. Une partie des galères fut détruite ; les autres auraient été capturées si elles ne s'étaient pas jetées à la côte, où les Rhêgiens accoururent pour aider à les défendre. Une tempête qui survint brusquement dans le détroit acheva de sauver les débris de l'escadre crotoniate. Elle mit, en effet, dans un complet désarroi la flotte syracusaine, dont sept bâtiments furent coulés ; Denys lui-même, monté sur une quinquérème faillit périr et ne parvint qu'au milieu de la nuit dans le port de Messène. Comme on touchait à l'hiver, le tyran de Syracuse ne voulut pas cette année risquer l'entreprise du siège de Rhêgion. Il envoya ses troupes de terre hiverner à Locres et rentra dans sa capitale pour en ressortir au printemps. Mais pendant ce temps il faisait marcher ses alliés les Lucaniens contre les confédérés, tandis que sa flotte croisait le long des côtes pour appuyer les barbares. Nous avons raconté plus haut quel effroyable désastre les Lucaniens infligèrent alors aux gens de Thurioi, les réduisant à l'impuissance et coupant les communications entre les autres Grecs et les Tarentins, qui ne semblent pas, du reste, avoir mis beaucoup d'empressement à remplir leurs obligations fédérales.

Quand Denys reprit la campagne en 390, négligeant Rhêgion, sur laquelle il comptait revenir un peu plus tard pour l'accabler, c'est contre les Achéens qu'il tourna tous ses efforts. Franchissant la frontière de la Sagra, il vint mettre le siège devant Caulonia avec toutes ses troupes, unies à celles des Locriens. Crotone appela à elle tous les Achéens et rassembla une armée de 25000 hommes, dont le commandement fut donné à Helôris, un exilé syracusain ennemi de Denys, le même qui l'avait repoussé de Rhêgion trois ans auparavant. La bataille se livra tout près de Caulonia, sur les bords du fleuve Hélôros, et les Achéens y essuyèrent la plus totale défaite. Nous étudierons plus loin les questions topographiques qui ont trait à cette bataille décisive. L'armée achéenne y fut dispersée comme un troupeau. Dix mille hommes, qui seuls avaient tenu pied, cernés sur une hauteur où ils manquèrent de vivres et d'eau, se virent réduits à se rendre à discrétion. Denys était froidement et atrocement cruel, quand il pensait que cela pouvait servir sa politique ; il allait bientôt encore à Rhêgion en donner un exemple révoltant. Mais il savait aussi, quand l'occasion s'en présentait, se faire un instrument politique d'une apparente générosité. Il le fit voir à la suite de la bataille de Caulonia. Tous les prisonniers achéens furent renvoyés par lui libres et sans rançon dans leurs cités, sous la seule condition de prêter serment de ne plus porter les armes contre lui. Denys offrit ensuite la paix aux villes achéennes, qui, par suite de la destruction de leur armée, se trouvaient à sa discrétion ; mais il exigea que leur confédération fût dissoute. Elles s'empressèrent d'adhérer à ces conditions et poussèrent même l'abaissement jusqu'à voter des couronnes d'or en signe de reconnaissance à ce généreux vainqueur, qui consentait à les épargner après les avoir réduits à l'impuissance ! Cette soi-disant magnanimité ne l'empêcha pas, du reste, de raser trois des villes confédérées dont l'anéantissement rentrait dans les calculs de sa politique, comme celui des cités chalcidiennes en Sicile. Ce furent Caulonia, qui capitula à la suite de la bataille, Hippônion, qui avait adhéré à la ligue, bien que colonie de Locres, et enfin Scyllêtion, qui dépendait de Crotone. Les habitants de ces villes furent transportés à Syracuse, dont Denys s'étudiait à grossir la population par les procédés d'un despote d'Asie ; quant à leur territoire, le tyran les attribua aux Locriens, ses alliés ou plutôt ses complices serviles. Rhêgion demeurait seule, abandonnée de tous ses alliés. Denys se retourna contre cette malheureuse cité, dont il voulait tirer une vengeance exemplaire. Après un long siège, héroïquement soutenu, il parvint à s'en emparer et la détruisit (387). Locres restait l'unique ville importante de la péninsule qui termine l'Italie à son extrémité méridionale ; toute cette péninsule lui avait été donnée comme territoire par le potentat parvenu auquel elle s'était alliée et dont elle s'était volontairement, par avidité ambitieuse, réduite à être la docile cliente. Denys entreprit de fortifier l'isthme Scylacien par une muraille continue, élevée à son point le plus étroit, pour protéger le nouveau territoire de Locres contre les entreprises des Lucaniens, si ces alliés barbares, déchaînés et soutenu par lui, cherchaient à l'attaquer après avoir achevé d'écraser les autres cités grecques, qu'il leur livrait sans défense.

C'était comme une sorte de réduit ou de place d'armes qu'il cherchait à créer, pour servir de base à sa puissance militaire sur le continent italien. Mais il entendait bien ne pas l'y laisser confinée. Reprenant les vastes projets autrefois conçus par Hiéron, Denys prétendait assurer à Syracuse et à son propre gouvernement une suprématie effective sur toute l'Italie et sur les mers qui la baignent des deux côtés. Dans la mer Tyrrhénienne, sous prétexte de réprimer un dernier reste de piraterie des Étrusques, il envoyait une flotte de 60 galères prendre possession d'Agylla, le port de Cæré, et y piller le temple de Matuta ; il relevait l'ancien établissement grec d'Alalia dans l'île de Cyrné, la Corse ; enfin il nouait une alliance avec les Gaulois, qui dominaient alors dans l'Italie centrale. Il respectait l'indépendance de Tarente et entretenait avec elle des relations amicales ; mais en même temps il s'efforçait de la supplanter dans la domination de l'Adriatique, par où il tirait des chevaux de prix du pays des Hénètes ou Vénètes. Il tenait dans cette mer deux escadres en permanence, à Lissos, sur la côte d'Illyrie, et à Hadria, sur les embouchures du Pô. Il favorisait l'établissement à Ancône des exilés syracusains, qu'il voyait avec plaisir dans cet endroit, tandis qu'il ne pouvait pas les supporter au centre de son autorité. Sous couleur d'aider les Lacédémoniens, il envoyait une flotte à Corcyre, pour empêcher les Athéniens de s'y installer ; mais cette flotte fut détruite par Iphicrate (374).

Six ans auparavant, en pleine paix, Denys s'était emparé par surprise de Crotone, en faisant enlever la citadelle par une escalade de nuit, dirigée du côté le plus escarpé du rocher qui la portait. Il en resta maître pendant douze années, jusqu'à sa mort, et y fit peser la plus dure tyrannie, décimant les habitants par des supplices et des exils, pour les châtier d'avoir osé chercher à contrarier ses plans. C'est évidemment pendant cette occupation de Crotone par Denys que les Lucaniens se rendirent maîtres de tout le pays entre le Traeis et le Néaithos, et firent de Pétélia leur métropole méridionale, prenant ainsi pied sur la mer Ionienne, et coupant la ligne ininterrompue que la colonisation grecque avait continué à former jusque-là sur les côtes, même après avoir perdu l'intérieur des terres. Le tyran de Syracuse payait de cette façon les services de ses alliés barbares aux dépens des Hellènes, et poursuivait sa tâche de l'abaissement de Crotone par une nouvelle diminution de son territoire au profit des Lucaniens, après lui avoir une première fois enlevé le pays de Scyllêtion pour le donner aux Locriens.

 

IV

A la mort de Denys l'ancien, Crotone recouvra sa liberté. Denys le jeune, se contentant de la possession de Locres, n'essaya pas de la reconquérir. Archytas de Tarente étendait sa protection sur la cité achéenne. Il la fit entrer à titre de pleine indépendance dans la nouvelle confédération gréco-italique, reformée par ses soins. Mais dans cette confédération, Crotone diminuée et déchue n'avait plus la direction ; elle était subordonnée à l'hégémonie de Tarente, qui avait pris la présidence du conseil fédéral, en fixant le lieu de ses réunions à Héraclée.

Dans ces conditions nouvelles, Crotone jouit de quelques années de paix, où sa prospérité se releva un peu, bien que son territoire fût désormais bien restreint et sa force militaire très abaissée. Mais bientôt, après la mort d'Archytas, la décadence reprit son cours, la situation de Crotone devint plus sombre que jamais. La formation de la nouvelle nation des Bruttiens fut pour cette cité un coup terrible. C'est tout près d'elle, à l'abri des forêts de la Sila et dans la vallée du haut Crathis, que les bandes d'aventuriers de race sabellique, lancées en avant par les Lucaniens, se déclarèrent indépendantes et se constituèrent à l'état d'un peuple éminemment guerrier, avide de pillage et de conquêtes, que de nouvelles bandes, sorties du Samnium, de la Campanie et-de la Lucanie, venaient incessamment recruter. Les premières villes grecques dont les Bruttiens s'emparèrent, dès 353, Térina et Témésa, sur la mer Tyrrhénienne, Pandosia dans l'intérieur des terres, étaient des colonies de Crotone, qui entretenaient avec elle des rapports de dépendance. Très peu après, les Bruttiens enlevèrent aux Locriens Hippônion, que ceux-ci avaient relevée, et s'avancèrent de sommet en sommet dans les montagnes de la portion de la péninsule dont Denys avait fait le domaine de Locres, jusqu'aux environs de cette ville et même de Rhêgion. Mais le principal objectif de leurs attaques fut toujours Crotone, comme Héraclée et Thurioi avaient été ceux des Lucaniens. C'était la grande ville dont la possession aurait doublé leur puissance et leur aurait permis de se créer une marine militaire.

Aussi les Crotoniates applaudirent-ils avec enthousiasme, comme les Thuriens, à l'expédition d'Alexandre le Molosse, surtout quand ils virent le roi d'Épire, après avoir abattu les Lucaniens, tourner ses efforts contre les Bruttiens dans la vallée du Crathis et le massif de la Sila. Mais la catastrophe dans laquelle il périt devant Pandosia, vint bientôt anéantir les espérances qu'ils avaient conçues d'après ses premiers succès. Vainqueurs de l'Épirote, exaltés par ce triomphe inespéré, les Bruttiens étaient plus redoutables que jamais. Ils recommencèrent à presser Crotone et purent croire que bientôt ils s'en rendraient maîtres.

En 319, la ville assiégée et prête à succomber, implora l'assistance de Syracuse. Les Syracusains leur envoyèrent une armée considérable, qui battit les Bruttiens de telle façon que pour quelques années ils se tinrent tranquille. Cette armée était sous la conduite d'Hêracleidês et de Sôsistratos, qui s'étaient, au milieu des troubles dont fut suivi la mort de Timoléon, emparés de la direction des affaires de Syracuse, avec l'appui du parti aristocratique et sous le titre de stratèges. Agathocle, qui commençait alors sa carrière, y avait le commandement d'une chiliarchie ou division de mille hommes. Il voulait renverser ses généraux et prendre le pouvoir à leur place. 11 les accusa donc, auprès des soldats et du peuple syracusain, d'aspirer à la tyrannie. Mais Héracleidés et Sôsistratos, étant bientôt après retournés à Syracuse, virent leur pouvoir renforcé et confirmé par l'assemblée populaire. Agathocle, ne se sentant pas encore en mesure de les, vaincre sur le terrain politique syracusain, était resté en arrière, en Italie. Il tenta de s'emparer de Crotone et de s'y faire décerner le pouvoir suprême, mais il échoua dans cette entreprise. C'est alors qu'il s'en alla à Tarente, où il passa quelques mois comme capitaine de mercenaires ; mais il finit par s'en faire chasser et il rentra à Syracuse à la fin de l'année suivante, un revirement subit des dispositions populaires ayant amené l'exil de Sôsistratos.

Les intrigues d'Agathocle pour parvenir au pouvoir avaient amené une guerre civile à Crotone. Pendant leur séjour, les deux généraux syracusains avaient appuyé le parti aristocratique, qui les, avait appelés. Agathocle, au contraire, flatta la démocratie, dont il devait bientôt après se faire à Syracuse un marchepied pour arriver à l'autorité. Les démocrates de Crotone ne décernèrent pas la tyrannie à un capitaine étranger ; ils le forcèrent même à s'éloigner, après avoir profité de son secours. Mais ils s'installèrent aux affaires et exilèrent les principaux membres de la faction aristocratique. Ceux-ci se retirèrent à Thurioi et y rassemblèrent une petite armée de mercenaires, avec laquelle ils vinrent attaquer Crotone. Paron et Ménédêmos, les deux stratèges élus per le parti démocratique, marchèrent contre eux avec des forces plus considérables et les exterminèrent. Ceci se passait en 318, et bientôt après Ménédêmos s'empara de la tyrannie, qu'il garda pondant dix-neuf ans.

Au bout de ce temps, Agathocle, qui avait pris à Syracuse le titre de roi, à l'exemple des généraux d'Alexandre, ayant mis fin à ses grandes guerres contre les Carthaginois et solidement assis son pouvoir en Sicile, avait acquis la libre disposition de ses forces pour de nouvelles entreprises, auxquelles le poussait son caractère inquiet et impatient du repos. Il reprit les projets de Denys l'ancien sur l'Italie, et sous couleur d'aller au secours des cités grecques, il entreprit la soumission des Bruttiens. Ceux-ci, ayant entendu parler des préparatifs d'Agathocle, en prirent peur et lui envoyèrent une ambassade chargée de propositions de paix. Avec sa mauvaise foi habituelle, le prince syracusain vit une occasion de les surprendre après les avoir endormis dans une fausse confiance. Il fit donc bon visage aux ambassadeurs et les invita à un grand repas, pendant lequel il fit sortir sa flotte du port de Syracuse sans qu'ils en vissent rien ; et, ayant remis au lendemain à leur parler d'affaires, il s'embarqua lui-même de nuit et mit à la voile sans leur avoir donné audience. De cette façon, il arriva sur les côtes d'Italie avec ses vaisseaux, quand les Bruttiens croyaient que l'on négociait encore. Pris à l'improviste, ceux-ci ne paraissent pas avoir fait une grande résistance. Leurs principales villes maritimes reconnurent presque sans coup férir l'autorité d'Agathocle (301). On manque, du reste, de détails précis sur les événements de cette campagne.

L'année suivante, Agathocle fut détourné des affaires d'Italie par l'appel que lui adressèrent les Corcyréens, menacés par Cassandre. Il brûla la flotte macédonienne, et après ce succès, au lieu de délivrer Corcyre, il s'en empara pour lui-même. Pendant ce temps il avait laissé son fils Archagathos à la tête d'une flotte en station sur les côtes du Bruttium. Les mercenaires Étrusques et Ligures y étaient nombreux ; ils se mutinèrent en exigeant une augmentation de solde. A son retour de Corcyre, le roi apprenant cet acte d'indiscipline, le châtia avec la dernière dureté et fit mettre à mort plus de deux mille mutins. En présence d'un tel massacre d'Italiotes, les Bruttiens se soulevèrent. Voulant étouffer la révolte avant qu'elle n'eût pris de plus grands développements, Agathocle, avant de rentrer à Syracuse, mit le siège devant une ville bruttienne que les extraits de Diodore de Sicile appellent Éthas, et dont on n'est point parvenu jusqu'à présent à identifier la position géographique, faute d'indications assez nettes. Mais les barbares surprirent de nuit le camp des Grecs établi devant la ville, leur tuèrent 4.000 hommes et les forcèrent à se rembarquer. Après cet échec, Agathocle ramena ses troupes et sa flotte à Syracuse, où il passa l'hiver à préparer une nouvelle expédition d'Italie.

C'est alors qu'il conçut le plan de s'emparer de Crotone, pour en faire sa base d'opérations et le siège principal de sa puissance dans la péninsule. Le tyran Ménédêmos était depuis longtemps son allié fidèle. Il lui écrivit de ne pas s'effrayer de voir arriver sa flotte ; que le grand armement qu'il préparait avait pour destination d'escorter jusqu'en Épire sa fille Lanassa, qui allait épouser Pyrrhos. Après l'avoir abusé par ces assurances mensongères, il fit voile vers Crotone au printemps de 299. Les habitants n'avaient fait aucun préparatif de défense. Accueilli comme ami, le roi de Syracuse leva le masque, débarqua ses soldats et somma la ville de se rendre. Sur son refus, il l'environna d'une étroite circonvallation et mit ses machines en batterie pour en ébranler les remparts. Au bout de peu de jours, les pierriers et la sape y eurent ouvert une large brèche. Les Crotoniates capitulèrent ; mais après les avoir reçus à merci, Agathocle viola ses promesses et livra la ville à piller à ses mercenaires, qui firent un horrible massacre des habitants.

Au printemps de 1879, des femmes qui lavaient du linge au bord de l'Esaro, l'ancien Aisaros, auprès du pont de la route qui conduit de la ville actuelle à la gare du chemin de fer, dans l'intérieur de l'emplacement de la ville antique, aperçurent quelques pièces d'or qui brillaient au soleil dans les terres d'un éboulement que les pluies avaient produit sur la berge de la rivière. Elles les ramassèrent et prévinrent leurs maris, qui vinrent faire des recherches, donnèrent quelques coups de pioche et recueillirent plusieurs centaines de monnaies d'or grecques primitivement renfermées dans un pot de terre que l'éboulement avait brisé. Malheureusement ce trésor ; qu'il eût été du plus grand intérêt de pouvoir étudier dans son ensemble, fut dispersé sans qu'aucun homme compétent l'eût examiné. Très peu après la trouvaille, M. von Duhn a eu entre les mains 30 des pièces, parvenues ensemble à Naples ; il en a publié le catalogue dans la Revue numismatique de Berlin, en les donnant seulement comme trouvées en Calabre, car il n'avait pas pu avoir de renseignements plus précis sur la provenance. Ce sont des statères de Philippe Arrhidée et d'Alexandre le Grand, ces derniers tous frappés avant 299 et portant les marques de différents ateliers monétaires de la Macédoine, de la Thrace, de la Cilicie et de la Phénicie. Avec ces pièces assez communes était un, exemplaire du rarissime statère d'or de Ptolémée Soter, qui a d'un côté la tête de ce roi, de l'autre l'image d'Alexandre tenant le foudre comme Zeus, debout dans un char traîné par des éléphants, telle qu'on la porta dans la pompe funèbre du héros ; c'est une monnaie qui a été certainement frappée entre 306 et 300. Passant à Crotone au mois d'octobre de la même année, j'ai pu, grâce à la parfaite obligeance de M. le marquis Lucifero, inspecteur des antiquités dans cette ville, recueillir des données exactes sur les circonstances précises de la découverte, visiter l'emplacement où elle avait eu lieu, voir enfin, entre les mains de diverses personnes, les débris du pot de terre grossière qui avait contenu le trésor, ainsi que quatre des pièces qui le composaient. C'étaient deux statères de Philippe II de Macédoine, usés par une assez longue circulation, et deux autres d'Alexandre, dans un bon état de conservation, l'un portant la marque de l'hôtel des monnaies de Tragilos de Macédoine (une rose), l'autre celle de l'atelier d'Acè de Phénicie (le nom de la ville en lettres phéniciennes). En outre, depuis mon retour, je me suis assuré, auprès du commerce des médailles des deux places de Paris et de Londres, de ce fait que les pièces d'or d'Alexandre le Grand, dont on n'avait plus guère vu venir depuis quelques années, depuis l'épuisement du grand trésor de Saïda, avaient commencé à reparaître en nombre vers le milieu de l'année 1879, et cela en venant de l'Italie méridionale. Je me suis fait montrer les pièces pour qui cette provenance était incontestable, et j'ai pu constater que, de même que dans celles que M. von Duhn a étudiées, il y en a sans doute un certain nombre qui appartiennent à la continuation du monnayage du conquérant macédonien après se mort, mais que pas une ne date de plus de 25 ans après lui.

En général, les dépôts numismatiques de ce genre proviennent d'enfouissements faits !dans un moment de panique par des gens qui ont ensuite péri sans avoir eu le temps d'aller rechercher leur argent caché, ou qui n'ont pas su le retrouver, une fois le danger passé. Et l'on peut déterminer la date historique de l'enfouissement par les pièces les plus récentes que contient le trésor. Ici, pour celui de Crotone, d'après ce que l'on connaît des monnaies qui le composaient, et qui appartiennent toutes à une époque bien nettement délimitée, il me paraît plus que probable que ce dépôt fut enterré, par un citoyen de la ville, au moment où Agathocle en fit le siège, dans la terreur bien justifiée que répandit cette agression inattendue.

Le pillage et le massacre une fois terminés, le roi mit garnison dans l'acropole de Crotone et remplaça les autorités de la ville par des magistrats délégués de son autorité. Il entra en relations avec les Peucétiens et les Japygiens, et leur fournit' des bâtiments pour faire la course maritime, partageant avec eux les produits de cette piraterie, dont le port de Crotone devint le foyer. Ceci fait, il retourna de sa personne à Syracuse.

Deux ans après, il retournait en Italie pour faire la guerre aux Bruttiens. Il débarqua à Crotone avec 30.000 fantassins et 3.000 cavaliers, et envoya sa flotte, sous le commandement de Stilpon, ravager la côte occidentale du Bruttium, tandis que lui-même conduisait ses troupes à l'attaque d'Hippônion. Des tempêtes détruisirent ses vaisseaux ; mais Agathocle réussit mieux sur terre. Après un siège vigoureusement conduit, il prit Hippônion de vive force. Les Bruttiens implorèrent la paix, et lui livrèrent 600 otages en garantie de soumission. Agathocle commit alors l'imprudence de regagner Syracuse sans avoir suffisamment affermi sa conquête. A peine avait-il le dos tourné que les Bruttiens reprirent les armes. Ils reconquirent Hippônion, anéantirent l'armée syracusaine abandonnée de son roi et remirent en liberté leurs otages, que l'on n'avait pas encore eu la précaution d'embarquer pour la Sicile. La puissance d'Agathocle en Italie sombra dans ce désastre de son armée. Les Bruttiens se délivrèrent définitivement de son joug, dit Diodore de Sicile. Il n'est même pas sûr qu'il ait pu, après 297, garder une garnison à Crotone. Les grands préparatifs militaires qu'il faisait quand il mourut, en 289, étaient destinés, suivant les uns, à reprendre la guerre contre les Carthaginois, suivant les autres à tenter de nouveau la conquête de la Grande-Grèce.

Après l'échec d'Agathocle, le peu de villes grecques qui gardaient encore leur autonomie durent se résigner à leur sort et se soumettre au vasselage des Bruttiens, pour conserver du moins leur existence. Ce sont encore ici les faits numismatiques qui nous révèlent ce que fut alors leur condition. Avec le début du IIIe siècle avant l'ère chrétienne, c'est-à-dire vers le temps d'Agathocle, tout monnayage d'argent cesse brusquement dans les cités helléniques situées sur la côte du territoire des Bruttiens et restées purement grecques, comme Crotone, Locres, Rhêgion. Et en même temps les nombreuses pièces d'or et d'argent frappées au nom du peuple des Bruttiens font leur apparition. Il est donc évident qu'à ce moment ce peuple acquit sur les villes encore grecques une suprématie politique assez effectives pour leur avoir interdit la marque extérieure la plus caractérisée de la pleine indépendance, le monnayage des métaux nobles, en se le réservant à lui-même comme privilège de suzeraineté, ce qu'il était dans les principes du droit public des anciens. Les cités helléniques ne gardèrent que le droit d'émettre de la monnaie d'appoint de cuivre, signe d'une autonomie restreinte. Et sous ce rapport elles furent mises sur le même pied qu'un certain nombre d'autres villes, originairement grecques et devenues bruttiennes ou plutôt mixo-barbares, qui à l'époque purement hellénique n'avaient pas joui du droit monétaire, en tant que dépendant de plus grandes cités, et qui sous les Bruttiens acquirent la faculté de fabrication d'espèces de cuivre, comme Consentis, Hippônion, Mesma, Nucria, Pétélia.

Les écrivains anciens, tout en parlant fréquemment des guerres des Bruttiens contre les Grecs, puis contre les Romains, ne nous ont pas laissé un seul renseignement sur l'organisation politique de ce peuple. Nous savons seulement que Consentia était sa métropole, c'est-à-dire la ville où siégeait le conseil fédéral et où était probablement installé l'atelier monétaire commun. Mais la numismatique nous laisse entrevoir que parmi les confédérés bruttiens il y avait deux conditions bien distinctes : celle des cantons ruraux, qui formaient le noyau de la nation et qui étaient assez fortement centralisés, n'ayant, par exemple, au point de vue monétaire, que la monnaie commune et point de monnaies locales, même de cuivre ; celle des villes, en général à population mixte, gréco-bruttiennes, qui possédaient, tout en dépendant de la confédération, une assez large part d'autonomie municipale, se traduisant par une fabrication propre d'espèces d'appoint.

C'était un peuple de rudes batailleurs que ces Bruttiens, quelque chose comme les Suisses du XVe et du XVIe siècle. Car ils ne se contentaient pas de combattre chez eux et ils avaient toujours des bandes de mercenaires prêtes à s'en aller à l'étranger : servir qui les payait suffisamment : Ils élevaient leurs enfants, dit Justin d'après Trogue Pompée, aussi durement que les Spartiates. Dès que ces enfants avaient atteint l'âge de la puberté, on les envoyait faire le métier de pâtres sur les montagnes, sans serviteur, presque nus et couchant sur la dure ; de telle façon que depuis la première jeunesse jusqu'à la pleine virilité ils s'endurcissaient et grandissaient, étrangers aux mollesses des villes. Ces jeunes pâtres se nourrissaient de leur chasse ; ils n'avaient d'autre boisson que l'eau des sources et le lait de leurs troupeaux. Et c'est ainsi qu'ils se formaient aux fatigues et aux .privations de la guerre. Que pouvaient centre leurs bandes à demi sauvage les citoyens des villes grecques, énervés par le luxe, la mollesse, les raffinements d'une civilisation déjà en décadence, infidèles aux traditions de la fortifiante éducation athlétique de leurs pères ? Dans toutes les rencontres, ils étaient battus par les Bruttiens. Le découragement les avait pris, et cessant de réagir ils s'étaient enfoncés de plus en plus dans une vie molle et efféminée, quêtant des sauveurs à Syracuse et ailleurs. Et l'insuccès d'Agathocle après celui d'Alexandre le Molosse avait montré qu'il n'y avait même pas à compter sur l'efficacité de ce genre de secours.

 

V

Les villes grecques comme Crotone avaient donc fini par se résigner à devenir vassales des Bruttiens pour en être épargnées, pour éviter le pillage et l'incendie, garder du moins la liberté de leur gouvernement intérieur et de leurs mœurs.  Mais elles supportaient impatiemment le joug des barbares, qu'elles trouvaient à la fois pesant et humiliant. Aussi lorsqu'en 282 le consul C. Fabricius Luscinus, après avoir écrasé les Lucaniens, se tourna contre les Bruttiens, qu'il battit à leur tour, les cités helléniques du Bruttium saluèrent avec enthousiasme les Romains comme des libérateurs. Elles se mirent spontanément dans leur clientèle ; Crotone, Locres et Rhêgion sollicitèrent et obtinrent de recevoir dans leurs murs des garnisons romaines pour les protéger.

Nous avons raconté dans le chapitre de Tarente comment l'occupation de Thurioi et les insolentes provocations de la division navale romaine stationnée dans cette ville, amenèrent l'année suivante la rupture entre les Tarentins et les Romains, et l'appel adressé par les premiers à Pyrrhos pour venir défendre l'Italie grecque contre les nouveaux maîtres qui transformaient leur protectorat en asservissement. Le roi d'Épire venait à peine de débarquer à Tarente et de part et d'autre on se préparait à la lutte pour le printemps suivant, quand le corps de 800 Campaniens et 400 Sidicins, placé par les Romains en garnison à Rhêgion, sous le commandement du Campanien Decius, se révolta en massacrant une partie de la population de la ville. Ils désertaient ainsi la cause de Rome, entraînés par le mouvement d'explosion de haines nationales qui, pour la première fois, réunissait sous la même bannière Grecs, Bruttiens, Lucaniens et Samnites, Mais Pyrrhos, qui était venu d'au-delà des mers pour défendre et sauver les Hellènes d'Italie, ne pouvait admettre dans la coalition ceux qui venaient d'exterminer une population grecque, en égorgeant leurs hôtes dans leurs propres demeures. Les révoltés campaniens de Rhêgion restèrent donc isolés et indépendants, n'ayant pour amis que les Mamertins de Sicile, anciens mercenaires campaniens à la solde d'Agathocle, qui, par une trahison semblable, s'étaient rendus maîtres de Messênê, de l'autre côté du détroit : Ils furent de simples brigands qui se maintinrent étrangers aux deux partis en lutte, les pillant l'un et l'autre avec une édifiante impartialité. Dès avant la bataille d'Héraclée, ils s'étaient jetés sur les villes grecques les plus voisines d'eux. N'osant pas attaquer Locres, trop bien défendue, ils avaient surpris et rasé Caulonia, puis, entrant à Crotone par trahison en se donnant à la garnison romaine pour des auxiliaires, ils avaient passé cette garnison au fil de l'épée, enfin brûlé une grande partie de la ville après l'avoir pillée. Après cet exploit de bandits, ils ne semblent pas, du reste, avoir essayé de se maintenir à Crotone, car la ville, comme toutes celles de la même région, grecques ou bruttiennes, se donna à Pyrrhos aussitôt après la bataille d'Héraclée.

En 278, le roi d'Épire ayant quitté l'Italie pour aller en Sicile porter secours à Syracuse contre les Carthaginois, le consul C. Fabricius Luscinus profita de cette circonstance pour aller attaquer, Pyrrhos absent, les ennemis qu'il avait déjà vaincu quatre ans auparavant, les Lucaniens et les Bruttiens. Les armes romaines, abattues un moment à Héraclée et à Ausculum, reprenaient pied avec avantage dans l'extrémité méridionale de la Péninsule. L'année suivante, le consul P. Cornelius Rufinus, appelé par la faction aristocratique de la ville, se présenta devant Crotone, espérant surprendre la ville. Mais le parti démocratique, favorable là comme partout à la cause de Pyrrhos, avait eu vent du complot, à temps pour faire prévenir à Tarente Milon, le général amine Pyrrhos avait laissé le commandement de celles de ses troupes qui restaient en Italie. Milon avait envoyé à Crotone un de ses lieutenants, Nicomachos, avec une division d'Épirotes, et quand le consul arriva en vue de la ville avec la confiance d'y être reçu en ami, une sortie vigoureuse lui infligea des pertes considérables. Rufinus voulut prendre sa revanche et pour y arriver recourut à la ruse. Il feignit de renoncer à toute entreprise sur Crotone et se mit en route pour Locres, où Alexandre, fils de Pyrrhos, se trouvait avec une garnison insuffisante. Aussitôt Nicomachos, trompé par cette manœuvre, fit force de marche pour arriver avant lui à Locres par des chemins détournés. Averti de la réussite de son stratagème, le consul rebroussa chemin brusquement, et revint à l'improviste devant Crotone dégarnie de troupes. Il y donna immédiatement l'assaut, et parvint à l'emporter de vive force, après quoi il livra la ville au pillage et fit mettre à mort un grand nombre d'individus du parti anti-romain. Pendant ce temps l'autre consul, C. Junius Brutus Bubulcus, qui opérait séparément, battait les Bruttiens. L'année suivante, ce fut Crotone qui servit de base de ravitaillement à l'armée du consul Q. Fabrius Gurges, guerroyant de nouveau dans le Bruttium contre les indigènes.

La ville, du reste, qui avait gardé son développement et sa nombreuse population jusqu'au temps de Pyrrhos, même après Denys et Agathocle, sortit de ces événements, où elle avait été si éprouvée, et spécialement de son sac par les Campaniens révoltés de Rhêgion, à demi détruite et effroyablement dépeuplée. Tite-Live décrit l'état où elle était alors réduite. Sa vaste enceinte de remparts, de douze milles romains de tour, était encore debout, mais on n'en habitait plus que la moitié. L'Aisaros coupait autrefois la cité en deux moitiés égales. Après la guerre de Pyrrhos, il n'y avait plus de population, et encore assez clairsemée, que dans le quartier de la rive gauche, entre les murailles et le fleuve. De l'autre côté de celui-ci, ce n'était plus qu'un espace désert et couvert de ruines jusqu'à la citadelle, que deux kilomètres de terrains abandonnés séparaient ainsi des portions encore habitées de la ville. Et pourtant, même dans cet état de décadence et de dévastation, Crotone était encore une des cités les plus importantes de cette partie du continent italien, tant quatre-vingts ans de guerres continuelles l'avaient déjà ruinée et dépeuplée. Sa citadelle, d'ailleurs, restait toujours ce que l'avait fait la nature, une position stratégique de premier ordre.

Aussi, bien que Crotone eut été reçue dans l'agrégation soumise à Rome dans les conditions favorables de fédérée maritime, on maintint après la guerre dans la citadelle une forte garnison légionnaire sous le commandement d'un préteur, garnison qui, avec celle de Rhêgion, devait tenir en bride les Bruttiens, contraints à la soumission par le consul L. Papirius Cursor en 272, en même temps que succombait Tarente. Là aussi résidaient les agents financiers chargés de diriger l'exploitation de la moitié de la grande forêt de la Sila, que la République s'était fait céder par les Bruttiens en leur accordant la paix. Crotone est nommée par Polybe au premier rang des villes maritimes, dont les Romains empruntèrent les bâtiments pour faire franchir aux légions le détroit de Messine, quand ils se décidèrent à envoyer au secours des Mamertins de Sicile, et auxquelles ils demandèrent des contingents pour leurs flottes dans la première Guerre Punique. Cette guerre, du reste, laissa entièrement en dehors du cercle de ses ravages et Crotone et le reste du Bruttium.

Ainsi que nous avons eu déjà l'occasion de le rappeler dans un autre chapitre, c'est à la suite de la prise de Tarente que le Sénat romain-se mit à frapper une monnaie d'argent, qu'il s'était jusque-là refusé à faire fabriquer au nom de la République. Ce fait constitua une véritable révolution financière et économique, dont le résultat fut l'interdiction du monnayage de l'argent aux sujets ou alliés de Rome dans toute l'étendue de l'Italie. La République souveraine se réservait désormais le privilège exclusif de la fabrication des espèces de ce métal. Les villes de la Grande-. Grèce et les Bruttiens se trouvèrent à ce point de vue dans les mêmes conditions que les autres, admis seulement frapper pour la circulation locale de la petite monnaie d'appoint en cuivre.

Pendant quarante ans environ ; la fabrication de la nouvelle monnaie d'argent de la République fut concentrée dans l'atelier urbain de Rome, installée sur le Capitole, dans les dépendances du temple de Junon Moneta. Mais après la fin de la première Guerre Punique et la conquête de l'Illyrie, vers 229 av. J.-C., le Sénat établit un certain nombre de succursales de l'atelier monétaire urbain, destinées à fabriquer la monnaie d'État dans les provinces. A ce moment, toutes les espèces de la série romaine, en quelque métal qu'elles soient, outre la légende principale ROMA, portent un monogramme ou quelques lettres indiquant en abrégé le nom de la ville où elles ont été frappées. Les ateliers secondaires étaient situés dans la circonscription consulaire, qui comprenait toute l'Italie avec la Gaule Cisalpine et l'Illyrie, et presque toutes dans les contrées méridionales de la péninsule, Campanie, Apulie, Lucanie et Bruttium. Sur les pièces d'argent on trouve les marques de Rome, Luceria, Vibo Valentia (l'ancien Hippônion des Grecs), Crotone et Corcyre. On ne connaît jusqu'ici, remarque M. Mommsen, qu'un seul denier de cette espèce, et il est marqué du monogramme de Rome ; il parait que les ateliers secondaires n'ont émis que le victoriat, le quinaire et le sesterce d'argent (¾, ½ et ¼ du denier) avec toute la 'série de cuivre à partir de l'as, et qu'il leur a toujours été interdit de frapper des deniers ; les pouvoirs qui leur étaient accordés ne comportaient ainsi que la fabrication de la monnaie divisionnaire ou de second ordre. Un certain nombre d'ateliers ne frappèrent même que du cuivre, celui qu'on émettait au nom de la République circulant dans toute l'Italie concurremment avec les monnaies d'appoint locales ; tel fut le cas de ceux de Capoue, Pæstum et Canusium. Tous ceux de ces ateliers succursales que l'on peut déterminer étaient situés dans des colonies de droit latin ou dans des villes fédérées jouissant des conditions de l'alliance la plus favorable, et quelques-unes d'entre elles, comme Luceria, Canusium, Capoue, Corcyre, fabriquaient en même temps des pièces de cuivres à leur propre nom.

Cette organisation d'hôtels des monnaies secondaires dans diverses villes ne paraît pas avoir été de longue durée. On y renonça pendant le cours de la guerre d'Hannibal, pour en revenir au système du monnayage d'État centralisé dans l'atelier de Rome, à l'exception des pièces frappées extraordinairement dans les provinces en vertu des pouvoirs illimités de l'imperium militaire. Ce fut, du reste, un effet nécessaire des événements de cette guerre, la plupart des villes où l'on avait installé des ateliers succursales y étant tombées pour quelques années entre les mains du grand capitaine carthaginois. Mais ce fait passager méritait d'avoir une place dans l'histoire de Crotone, puisqu'elle fut alors une des villes où les magistrats romains établirent leur fabrication monétaire.

En soixante ans de paix, Crotone avait dû se relever en partie de ses désastres de la guerre de Pyrrhos. Mais la seconde Guerre Punique vint apporter à sa population grecque des épreuves bien autrement cruelles que toutes celles qu'elle avait eu jusqu'alors à. supporter. Au moment où la guerre s'ouvrit, cette population comptait encore 20.000 citoyens, ce qui fait un chiffre assez respectable, si l'on tient compte de ce qu'il faut y ajouter les femmes, les enfants, les étrangers établis pour le commerce et les esclaves. Comme toutes les cités grecques, Crotone ne se sentait aucun penchant naturel pour les Carthaginois, et livrée à elle-même serait plutôt restée fidèle aux Romains. Mais dans l'hiver de 216 à 215, après la chute de Pétélia, tandis qu'Himilcon marchait sur Consentia pour en débusquer la garnison romaine, les Bruttiens, qui s'étaient déclarés en faveur d'Hannibal à la première nouvelle de la bataille de Cannes, vinrent mettre le siège devant Crotone et en forcèrent facilement les remparts, trop développés pour le nombre de leurs défenseurs. La ville fut pillée par eux avec un grand carnage de ses habitants ; mais la citadelle se défendit avec succès et bientôt les assaillants se retirèrent, en renonçant pour cette fois à la réduire.

L'année suivante, Hamilcar, envoyé par Hannibal à l'extrémité méridionale de la Péninsule, échoua devant Rhêgion et décida les Grecs de Locres à abandonner la cause romaine ; et ayant reçu leur ville dans l'alliance de Carthage, leur garantit, sur l'ordre formel de son général, la protection des forces puniques, au lieu de les livrer aux Bruttiens, comme ceux-ci l'avaient espéré. Frustrés dans leur avidité de pillage, les Bruttiens accusèrent leurs alliés kenânéens de mauvaise foi et formèrent le projet de s'emparer sans eux de Crotone, dont ils avaient toujours rêvé la possession. Ils réunirent donc une armée de 45.000 hommes et vinrent mettre le blocus autour de la ville. Hannibal, averti, envoya l'ordre à Hannon, celui de ses lieutenants qui était le plus voisin, de se tenir en observation et de guetter les événements sans y intervenir pour l'instant. Il espérait que les Crotoniates, désespérant de se défendre, se donneraient aux Carthaginois pour échapper aux Bruttiens. Cependant Crotone, à l'intérieur de ses murs, était en proie aux discordes civiles, que l'approche d'Hannibal avait fait éclater dans presque toutes les villes grecques. La politique des Romains à l'égard de ces villes, pareille à celle des Lacédémoniens dans la guerre du Péloponnèse, avait eu pour système de favoriser partout l'établissement de gouvernements aristocratiques, et de faire exclure la plèbe de la participation aux droits politiques. Il en résultait que partout l'aristocratie voulait rester fidèle à Rome, tandis que le parti populaire inclinait pour Hannibal, espérant obtenir de lui, en échange de l'entrée des cités dans l'alliance punique, le retour à une constitution démocratique. Le chef de ce parti populaire à Crotone se nommait Aristomachos. Il se mit en rapport avec les Bruttiens assiégeants et leur fit savoir que les deux factions étaient tellement irréconciliables que, dans l'organisation de la défense de la ville, ils s'étaient groupés en compagnies séparées. Ses émissaires firent connaître aux capitaines de l'armée d'investissement quels postes tenaient sur les remparts les compagnies aristocratiques, quels les compagnies dévoués à la démocratie. Sur ces derniers points, les portes devaient être ouvertes aux Bruttiens, à condition que ceux-ci, une fois entrés dans la ville, aidassent au rétablissement de la constitution populaire. Ces conventions arrêtées secrètement, les portes indiquées furent ouvertes, et les Bruttiens entrèrent, amicalement reçus par la plèbe, mais les partisans de l'aristocratie eurent le temps de se retirer, comme l'année précédente, dans l'acropole, où ils avaient accumulé de grands approvisionnements en prévision d'une telle nécessité.

Les Bruttiens et la plèbe crotoniate formèrent le siège de la citadelle, qui se défendit vigoureusement. Le siège tourna en longueur, et au bout de quelque temps les Bruttiens, désespérant de forcer à eux seuls l'acropole de Crotone, se décidèrent à appeler à la rescousse Hannon et ses Carthaginois. Hannon, qui avait les instructions d'Hannibal, entra en négociations avec les défenseurs de la forteresse Il leur proposa de garantir au nom de Carthage la pleine indépendance de Crotone et sa sécurité contre toute les attaques, sous deux conditions : qu'ils embrassassent activement la cause carthaginoise dans la guerre ; qu'ils reçussent dans leur ville une nombreuse colonie de Bruttiens, qui auraient le titre de Citoyens au même titre que les Grecs d'origine, et renforceraient la population si réduite. Le premier article n'offrait pas de difficultés ; le second, au contraire, ne fut pas seulement repoussé par les aristocrates renfermés dans l'acropole, il souleva l'indignation de la plèbe crotoniate, atteinte dans son patriotisme hellénique. Aristomachos seul osa se montrer partisan de ce projet ; mais ses compatriotes le chassèrent honteusement de leurs rangs, et il dut se réfugier au quartier-général de Hannon. Le parti populaire de Crotone cessa de coopérer avec les Bruttiens et les Carthaginois au siège de la citadelle, qui se prolongea sans issue décisive. Enfin les Locriens, s'étant adressés à Hannibal pour en obtenir la permission, conduisirent leurs vaisseaux dans le port de Crotone pour recueillir les défenseurs de l'acropole et tous ceux des habitants qui voudraient émigrer à Locres. Les partisans de l'aristocratie, qui commençaient à souffrir de la famine et voyaient approcher le moment où il leur faudrait se rendre à merci, acceptèrent avec empressement la proposition des Locriens, qui leur permettait du moins d'aller vivre dans une ville purement grecque, sous des lois helléniques, en évitant le contact des barbares. Une grande partie de la population restée jusque là dans la ville s'embarqua avec eux et les suivit dans leur retraite. De nombreux Bruttiens, descendus des montagnes, vinrent s'installer dans Crotone pour remplacer les [émigrés. Elle devint ainsi pour un temps une ville mixo-barbare, et plus bruttienne que grecque.

Quelques années plus tard, à la fin de la guerre, quand Hannibal ne se maintenait plus que dans le Bruttium, il fit de Crotone le dernier boulevard de sà puissance en Italie ; c'est là qu'il établit ses magasins ; c'est le port de cette ville qui lui servait à se ravitailler par mer et à communiquer avec Carthage. Tant qu'il s'appuyait sur ce réduit, il pouvait tenir en échec les armées romaines et éterniser la guerre qui épuisait l'Italie d'hommes et d'argent. Les Romains avaient peine à recruter des troupes chez leurs alliés, lassés par la prolongation d'une lutte qui semblait ne de. voir jamais finir. Il est vrai que le capitaine carthaginois n'usait pas moins les Bruttiens, qui lui demeuraient fidèles par force, car ils savaient que Rome ne leur ferait pas grâce. Leur pays ne devait jamais se relever de la dépopulation qu'y produisirent ces derniers efforts de la seconde Guerre Punique. Mais peu importait à Hannibal, c'étaient des Ra-ilotes et non des Kenânéens, qu'il consommait ainsi sans compter sur les champs de bataille. Pendant les trois dernières années de la guerre, c'est à l'abri des murailles de Crotone qu'il tint ses troupes en quartiers d'hiver, reprenant la campagne au printemps. C'est là qu'il transporta 3.500 habitants de Pétélia pour les châtier de s'être mis secrète-tuent en rapport avec les Romains, au bruit des premiers succès de Scipion en Afrique.

En 204, tandis que Scipion mettait à la voile des ports de la Sicile pour aller attaquer directement Carthage sur le continent africain, le consul P. Sempronius Tuditanus livrait bataille à Hannibal sous les murs de Crotone. Il fut battu et rejeté sur son camp avec une perte de 1.200 hommes. Mais quelques jours après, ayant pu opérer, grâce à une marche de nuit, sa jonction avec le proconsul P. Licinius Crassus Dives, il revint présenter de nouveau la bataille aux Carthaginois. Cette fois, ce fut au tour de ces derniers d'être vaincus et forcés de se renfermer dans la ville, en laissant 4.000 morts sur le terrain et 300 prisonniers, avec onze enseignes militaires, aux mains des Romains. L'année suivante, Hannibal assista de Crotone à la défection des villes bruttiennes de la vallée du Crathis, qui, voulant en finir, ouvrirent leurs portes au consul Cn. Servilius Cæpio. Celui-ci, encouragé par ce succès, vint attaquer le Carthaginois sous Crotone. Il s'ensuivit une bataille des plus sanglantes, où les Phéniciens occidentaux eurent 5.000 morts et les Romains au moins autant, et dont l'issue demeura indécise. Mais quelques jours après Hasdrubal arrivait à Crotone, apportant à Hannibal, de la part du Sénat carthaginois, l'ordre absolu d'évacuer l'Italie et de repasser en Afrique pour essayer d'y tenir tête à Scipion.

Hannibal obéit sans murmurer, la mort dans l'âme ; il quittait avec désespoir cette Italie où il avait connu de si prodigieuses alternatives de fortune, et où il avait eu toujours le sentiment que se trouvait le seul champ de bataille où l'on put porter à Rome des coups vraiment sensibles, de même que Carthage ne pouvait être définitivement vaincue qu'en Afrique. Mais en partant il voulut faire à l'Italie de sanglants adieux. C'est à Crotone qu'il s'embarqua ; c'est sur la plage de cette ville qu'eut lieu par ses ordres l'effroyable massacre des mercenaires italiens. Résolu à ne rien laisser aux mains des Romains, qu'ils pussent utiliser dans la guerre, Hannibal incendia ses magasins et ses arsenaux et fit tuer 4000 chevaux de cavalerie, avec toutes les bêtes de somme du train de son armée. Il s'occupa ensuite de l'embarquement des troupes qu'il voulait emmener en Afrique pour les opposer à Scipion. Comme toutes les armées carthaginoises, la sienne se composait de mercenaires de toute provenance ; le véritable nerf en était dans ces vieilles bandes italiotes, de Campaniens, de Samnites, de Lucaniens et de Bruttiens, qui suivaient depuis bien des années sa bannière et qu'il avait trouvées en toute circonstance aussi solides que les meilleures légions romaines. Il leur offrit une forte augmentation de solde et essaya de les séduire par les plus belles promesses pour les décider à le suivre jusqu'à Carthage. Mais la plupart refusèrent de s'expatrier ; tant qu'on avait combattu sur le sol italique, ils avaient prodigué leur sang sans marchander, soutenus par leur haine contre les Romains et par l'idée qu'ils défendaient contre eux leur indépendance. Du moment que la guerre se transportait sur un autre terrain, ils ne voulurent pas devenir des aventuriers sans patrie. N'ayant pas pu les décider, Hannibal les rassembla pour remettre leurs armes avant d'être licenciés, et les fit entourer par le reste de ses troupes. Une fois qu'ils furent désarmés et hors d'état de se défendre, il dit aux mercenaires des autres nations, qui allaient le suivre en Afrique, de choisir chacun comme esclave celui des Italiotes qui leur conviendrait. Mais ces soudards, d'ordinaire sans scrupule, furent révoltés dans leur sentiment de fraternité militaire à l'idée de réduire en esclavage de vieux compagnons d'armes. Pas un d'eux ne voulut profiter de l'invitation que leur adressait Hannibal. Alors le général carthaginois fit avancer des corps d'archers à demi sauvages, Africains et Baléares, qu'il savait étrangers à cette nature de sentiments généreux ; et sous ses yeux et par ses ordres ils tuèrent à coups de flèches jusqu'au dernier les Italiens dépouillés de leurs armes, qui ne pouvaient ni fuir, ni résister. Comme un témoin de cette scène hideuse lui faisait quelques observations sur un acte d'aussi révoltante cruauté, Hannibal lui répondit froidement : Au moins comme cela les Romains ne pourront pas enrôler dans leurs troupes d'aussi braves soldats.

 

VI

Hannibal sorti d'Italie et la guerre terminée, les survivants des Crotoniates qui s'étaient retirés à Locres, rentrèrent avec l'aide des Romains dans leur ville, d'où ils expulsèrent les Bruttiens, réduits à la condition servile comme tout leur peuple. Pendant ce temps, les gens de Pétélia transportés à Crotone retournaient aussi chez eux. La ville restait presque déserte et aux trois quarts ruinée.

Le Sénat de Rome résolut de la rétablir, mais en en faisant un établissement romain qui contribuât à tenir en bride le Bruttium. Une colonie de citoyens y fut donc envoyée en 194, en même temps, que d'autres étaient établies à Puteoli, au Vulturne et à Literne en Campanie, à Siponte en Apulie, à Salerne et à Buxentum en Lucanie, enfin à Tempsa ou Témésa dans le Bruttium. Les triumvirs qui conduisirent la colonie de Crotone furent Cn. Octavius, L. Æmilius Paullus et C. Plætorius. Dans cette nouvelle condition, la ville reprit une certaine prospérité, mais bien éloignée de celle d'autrefois. Ce ne fut qU'une obscure ville de province, dont le nom n'est plus mentionné dans l'histoire jusqu'aux siècles des invasions barbares. Il résulte d'un passage des lettres de Cicéron à Atticus que de son temps le port de Crotone était un des points habituels d'embarquement pour la Grèce.

Les très rares inscriptions que le sol de Crotone ait fournies à l'épigraphie sont latines et de l'époque impériale. L'une d'elles donne encore à la ville le titre de colonie, bien que ni Pline, ni Ptolémée ne le lui attribuent. Les deux plus importantes de ces inscriptions sont relatives à des membres de deux familles Futia et Lollia, alliées entre elles, qui tenaient un rang distingué dans les honneurs municipaux. C. Futius Onirus, décemvir pour la seconde fois, élève une statue à sa fille Futia Lolliana et donne un capital à la municipalité pour que son intérêt serve à un banquet annuel des décurions le 7 des ides d'avril, au jour anniversaire de la naissance de cette femme. Une autre fille du même personnage, Futia Longina, mariée à un L. Lollius, élève à son tour une statue à son fils, L. Lollius Marcianus, investi successivement de toutes les dignités municipales et décoré du titre de patron de la colonie, en offrant à l'occasion de la dédicace de cette statue un banquet aux décurions et aux prêtres augustales, et en faisant une distribution d'argent au peuple de la ville. Un des piédestaux qui portent ces inscriptions se voit encore à Crotone ; l'autre a été transporté au musée provincial de Catanzaro.

On connaît la description, bien peu flatteuse pour le caractère des habitants, que Pétrone, au temps de Néron, donne de Crotone telle qu'elle était à son époque :

Poursuivant notre route, y est-il dit, nous arrivâmes au prix de beaucoup de sueurs au sommet d'une montagne — le mont Clibanos, les voyageurs venant du midi —, d'où nous aperçûmes devant nous une ville placée sur une hauteur escarpée. Nous ne savions pas son nom, mais nous apprîmes d'un paysan que c'était Crotone, cité très antique et pendant un temps la première de l'Italie. Alors nous nous informâmes des hommes qui habitaient un si noble sol et des occupations auxquelles ils se livraient le plus volontiers depuis que de nombreux désastres de guerre ont détruit leur ancienne richesse. Ô mes hôtes, nous fut-il répondu, si vous venez y faire des affaires, changez de projet et allez chercher un terrain plus propice. Mais si vous êtes d'avis que la marque des hommes bien élevés est de toujours mentir, c'est là le pays qu'il vous faut. Dans cette ville on n'attache plus aucun prix à l'étude des lettres ; l'éloquence n'y a pas de place ; la frugalité et les bonnes mœurs y sont en mépris. Tous ceux qui habitent la ville s'y divisent en deux classes : les capteurs de testaments et les captés. Personne n'y reconnaît et n'y nourrit ses enfants, car ceux qui ont des héritiers de leur sang n'y sont invités nulle part, ni à souper, ni aux spectacles ; tout le monde leur tourne le dos et ils sont obligés presque de se cacher, tant on en fait peu de cas. Mais ceux qui n'ont ni femme, ni enfants, comme chacun s'efforce d'être couché sur leur testament, ce sont eux que l'on appelle à tous les honneurs ; seuls on les proclame vaillants, capables, intègres. Voilà quelle est la ville, qui l'air de sortir des ravages de la peste ; quant aux champs, ils restent déserts et on n'y rencontre qua des charognes déchirées par les corbeaux.

Naturellement on aurait tort de prendre au pied de la lettre ce tableau singulièrement chargé. Mais nous y glanons du moins un fait précis et intéressant pour nous ; c'est que la Crotone romaine de l'époque impériale était concentrée, comme la Crotone moderne, sur la colline de l'ancienne acropole grecque.

La semence évangélique germa-t-elle de bonne heure dans cette ville que l'on décrit comme si dépravée ? Oui, si l'on en croit les prétentions de l'église de Crotone. Elle se targue d'avoir été fondée dès les temps apostoliques par St Denys l'Aréopagite, venu d'Athènes après en avoir abandonné le siège sur l'ordre d'en haut. Elle l'a inscrit, au nom de la tradition, en tête de la liste de ses évêques, et l'honore comme son patron. Le bréviaire romain ayant admis dans ses légendes, en général si méprisables au point de vue de la critique, et que l'on doit regretter profondément d'avoir vu, par un engouement d'ultramontanisme inintelligent et exagéré, remplacer dans les diocèses de France les bréviaires gallicans expurgés de toutes ces taches par la grande école de science ecclésiastique qui Horn dans notre pays au XVIIe siècle — le bréviaire romain, dis-je, ayant admis dans ses légendes la fable, inventée sous les Carlovingiens par le faussaire Hilduin dans un intérêt de clocher, de l'identité de St Denys l'Aréopagite et St Denys de Paris, l'église de Crotone a cherché à concilier sa propre prétention avec cette légende basée sur un monstrueux anachronisme. Elle a supposé que l'Aréopagite, disciple de St Paul, s'était arrêté quelque temps dans sa ville et y avait institué le siège épiscopal, en se rendant à Rome pour y voir le pape St Clément, qui devait ensuite l'envoyer dans la Gaule. Du reste, cette tradition de Crotone, bien qu'acceptée par Ughelli, ne s'appuie d'aucun document ancien et sérieux ; elle est aussi dépourvue de valeur réelle que la fable si chère à l'école légendaire dont il serait temps de voir le crédit unir chez nous, pour l'honneur de l'Église de France.

Le premier évêque authentique de Crotone est Flavius, que l'on trouve mentionné en 537, sous le pape Vigile ; et après lui, il faut passer au VIIe siècle pour retrouver deux noms épiscopaux qui aient été conservés. Nouvelle lacune de plusieurs siècles après cette époque ; la liste continue des prélats qui occupèrent ce siège n'est connue que depuis 1179. Crotone n'a jamais eu, d'ailleurs, que le rang d'évêché, et son diocèse, en dehors de la ville, ne comprend que les deux paroisses de Briglianello et de Papanineforo.

 

VII

Le nom de Crotone reparaît dans l'histoire à l'époque de la guerre des Byzantins contre les Goths. Elle avait été une des premières places qui se donnèrent spontanément à Bélisaire, quand il débarqua à Reggio, pour combattre le roi Théodahat. Huit ans après, lorsque Justinien dut se décider à envoyer de nouveau Bélisaire en Italie pour essayer d'arrêter les succès rapides par lesquels Totila reconstituait le royaume des Ostrogoths, c'est à Crotone que prit terre ce grand général, l'état de la mer ne lui ayant pas permis d'aborder à Otrante, où l'attendaient Valérien, commandant des Arméniens, et Verus, commandant des Hérules, arrivés avant lui avec leurs troupes. Bélisaire se trouva donc un moment seul à Crotone avec 200 hommes d'infanterie, tandis que Totila détruisait près de Rossano sa cavalerie, qu'il avait envoyée en subsistance dans la vallée du Crati. Mais ses lieutenants l'eurent bientôt dégagé. Justinien l'ayant rappelé en Orient en 548, le roi goth reconquit toute l'Italie à l'exception des deux places d'Otrante et de Crotone, qui restèrent invariablement fidèles à l'empire grec. Crotone était vivement pressée par les Goths, lorsqu'en 551 Narsès entra par le nord en Italie, et qu'en même temps son lieutenant Artaban débarqua en Sicile. Palladius, commandant de la place, fit demander du secours à ce dernier, car il voyait ses provisions s'épuiser et craignait d'être bientôt forcé de se rendre. Mais Artaban avait encore trop à faire en Sicile pour pouvoir passer dans la Calabre. Justinien, averti de ces conjonctures, fit alors embarquer les troupes qu'il avait en réserve aux Thermopyles, et la flotte qui les portait cingla droit sur Crotone. En la voyant entrer dans le port, les Goths levèrent le siège en toute hâte, et leur retraite précipitée répandit l'alarme dans tout le pays d'alentour. Ragnaris, gouverneur goth de Tarente, et Morra, gouverneur d'Acerenza dans la Lucanie, envoyèrent à Otrante, où Pacuvius commandât pour l'empereur, en offrant de rendre leurs places à condition d'être admis, eux et leurs soldats, au service impérial. Et les Grecs recouvrèrent sans coup férir tout l'ancien Bruttium et le midi de la Lucanie.

En 596, Crotone fut prise de vive force par Arichis, duc lombard de Bénévent. Mais elle revint bientôt à l'Empire, pour ne plus lui échapper jusqu'au temps de la conquête normande. Du VIe au XIIe siècle, Crotone fut une des places le plus constamment et le plus fermement dévouées aux Basileis de Constantinople, une des colonnes les plus solides de leur domination en Italie. Après la chute de l'Exarchat de Ravenne, on la comptait comme une des principales forteresses du Thème de Calabre. Non seulement son église, qui relevait du métropolitain de Reggio, passa sous l'obédience du Patriarche de Constantinople et adopta le rite grec au VIIe siècle, comme toutes celles des Calabres, mais la population de la ville, renouvelée à plusieurs reprises par des colonies venues d'Orient, se grécisa complètement. Et Crotone devint alors, comme l'a justement remarqué M. Zambellis, un des principaux foyers de l'hellénisme byzantin en Italie. Au XIIe siècle, le grec était encore la langue prédominante dans la ville elle-même. Il se maintint plus tard dans les campagnes environnantes, qui présentent partout des noms de lieux appartenant à la grécité byzantine, tels que Calolaura, Lampusa, Prasinace, Naù, ce dernier s'appliquant aux ruines, alors imposantes et bien conservées, du temple (naos) de Héra Lacinia. Dans la première moitié du XVIIe siècle, lorsqu'écrivait Nola-Molisi, on continuait à parler grec dans les villages de San Giovanni Minagô et de Papaniceforo, dont la population garde encore aujourd'hui un type hellénique bien caractérisé, mais ne tonnait plus d'autre langage que l'italien.

Crotone est la seule des cités antiques de la Grande-Grèce, bâties par leurs fondateurs au bord de la mer, dont la population ne se soit pas déplacée et retirée à quelque distance dans l'intérieur des terres, lors des ravages des Sarrazins d'Afrique et de Sicile, aux IXe et Xe siècles. Elle n'aurait pas pu, en effet, chercher ailleurs un site de meilleure et plus facile défense que celui de la hauteur escarpée de l'ancienne acropole, dont elle occupait le sommet, protégée par de solides murailles et par une forte garnison que l'Empereur entretenait sur ce point pour y garder toujours, à peu de distance des côtes du Péloponnèse, une porte ouverte sur l'Italie. Aussi Crotone défia-t-elle tous les efforts des musulmans. Elle ne tomba jamais entre leurs mains, même dans les invasions les plus formidables, lorsque la Calabre toute entière fut submergée sous les flots des Arabes et des Berbères accourus d'au delà des mers, et lorsque la marine musulmane domina en souveraine sur la mer Ionienne, comme par exemple en 840, après la destruction de la flotte gréco-vénitienne en vue de Tarente. Les villes voisines de Severiana et de Leonia, bien que situées à l'intérieur des terres, furent moins heureuses dans cette invasion. Severiana, nous l'avons déjà dit, fut occupée par une colonie de Sarrazins qui s'y maintint près d'un demi-siècle et devint le fléau des contrées environnantes. Leonia, ville également épiscopale, fut détruite de fond en comble et ne sortit jamais de ses ruines. On voit encore le reste de son enceinte de remparts byzantins dans les montagnes, entre Briglianello et Scandali. Son évêché, maintenu nominalement pendant plusieurs siècles, bien que la ville n'existât plus, a été réuni en 1570 au siège de Santa-Severina, par le Pape St Pie V. Pour ce qui est de Crotone, les musulmans paraissent avoir désormais, dans leurs expéditions ultérieures, même les plus considérables, pris à l'égard de cette place la même habitude qu'à l'égard de celle de Rossano, c'est-à-dire l'habitude de ne pas s'attarder à l'assiéger, et de se borner à la masquer en passant outre dans la direction du nord. Ils ne cherchaient pas, en effet, à conquérir le pays, mais seulement à le ravager, à y faire du butin et des esclaves. Cependant les traditions ecclésiastiques locales parlent d'un siège de la ville par les musulmans, dont elles ne précisent pas la date, siège dans lequel l'évêque, dont on ne connaît pas le nom, aurait été mis à mort pour la foi. On lui rend un culte sous l'appellation passablement vague du Martyr de Crotone. Que peut-il y avoir de vrai dans cette tradition ? Il est impossible de le dire.

Malgré la fidélité que ses habitants avaient jusque là montrée à l'Empire grec, Crotone ne semble pas avoir opposé grande résistance à Robert Guiscard, lorsque celui-ci eut pris Cariati et Santa-Severina et compléta la conquête de la Calabre. Lorsqu'en 1062, Robert partagea cette contrée avec son plus jeune frère le comte Roger, Crotone fut comprise dans la part du second, avec presque tout ce qu'on appelait alors et que l'on continua d'appeler, jusque sous Alphonse Ier, Terra Jordane, c'est-à-dire les deux provinces actuelles de la Calabre Ultérieure, l'ancien Bruttium, qui avait formé sous les Byzantins le Thème de Calabre et avait commencé à recevoir le nom de Terra Jordane, comme la Calabre Citérieure celui de Vallis Grate, au temps où les possessions grecques furent réunies sous l'administration du Catapan de Bari.

En 1086, le siège archiépiscopal de Reggio étant venu à vaquer, le duc Roger y nomma un prélat latin, qui rétablit l'obédience du Pape dans toute sa province. Mais sous cette dernière obédience, la plupart de ses suffragants conservèrent encore le rite grec. Ce n'est que tout à fait à la fin du XIIe siècle que l'évêché de Crotone passa au rite latin. Encore là comme partout, tandis que l'évêque était latin, ceux des habitants et des prêtres qui voulaient conserver le rite grec en demeurèrent absolument libres, sous la seule condition de reconnaître l'autorité du Pape. Ils étaient administrés séparément par un Protopapas dépendant de l'évêque, tandis que celui-ci se réservait l'administration directe des latins. L'évêque institué à Crotone en 1179 par le Pape Alexandre III, et avec lequel s'ouvre la série épiscopale désormais suivie sans interruption à notre connaissance, Philippe, est encore qualifié de Grec. Mais cette désignation s'applique à l'origine de sa famille, et non à son rite.

Nous ignorons absolument entre les mains de qui la seigneurie féodale de la ville, que l'on commençait dès lors à appeler Crotone dans l'usage vulgaire, fut remise sous les Normands et les princes de la maison de Souabe, ou bien si elle faisait alors partie du domaine royal. L'histoire de Crotone au moyen-âge est encore à écrire ; personne ne s'en est jusqu'ici sérieusement occupé et n'a fait les recherches indispensables dans les documents d'archives. Ce qu'on sait seulement de positif, c'est qu'au commencement du règne de la monarchie angevine la ville était une forteresse royale, dont Charles d'Anjou, en 1284, donna la châtellenie à Pietro Ruffo, comte de Catanzaro, seigneur d'origine calabraise qui était au nombre de ses plus ardents partisans.

En 1289, Catanzaro s'était révoltée contre Charles II, en faveur de Jayme d'Aragon, roi de Sicile. Charles envoya Robert d'Artois, son maréchal, pour en faire le siège. Alors Jayme, voulant secourir la ville qui s'était déclarée pour lui, partit de Sicile avec un armement de 50 galères, commandé par le célèbre amiral Roger de Loria. Il vint à Crotone et s'empara de son port ; puis, comme on ne pouvait pas atteindre Catanzaro par mer, Roger de Loria débarqua avec 500 chevaliers catalans et prit la route de la ville assiégée. Le comte d'Artois l'attendait dans les montagnes du côté de Cutrô, où il le battit de telle façon que Roger dut se rembarquer en toute hâte en laissant 200 chevaliers morts ou blessés. C'est la seule fois que fut vaincu, dans toute sa carrière, ce grand capitaine, natif de la Basilicate, dont la haine pour la maison d'Anjou égalait celle de Jean de Procida. Sept ans après, en 1296, Roger de Loria revenait en Calabre avec le roi Frédéric, pour combattre de nouveau Charles II. Il prit Squillace et plusieurs places voisines, et vint ensuite assiéger Crotone. Mais au bout de quelque temps la mésintelligence se mit entre le roi et son amiral. Roger trouvait que le jeune prince n'avait pas assez d'égards pour sa vieille expérience et ne le traitait pas comme il le devait ; il se plaignait de ce qu'on n'avait pas assez ménagé, à sa considération, son parent Pietro Ruffo. Bref, la querelle entre le roi et l'amiral en vint à un tel degré de violence qu'ils [ne purent plus coopérer et qu'il fallut faire lever le siège sans avoir rien fait. L'année suivante, Roger de Loria, de plus en plus irrité contre Frédéric, quittait son service pour passer à celui de Jayme, roi d'Aragon, qui venait de rompre avec lui, et commençait une guerre victorieuse contre les flottes siciliennes qu'il avait longtemps commandées.

Le nom de Crotone reparaît ensuite dans l'histoire des grandes guerres civiles de la fin de la dynastie angevine. En 4390, Louis II d'Anjou donna la ville et son territoire, avec le titre de marquisat, à Niccolo Ruffo, comte de Catanzaro, qui était en Calabre le bras de son parti. Louis, battu sous Tarente, en 1399, fut obligé de se retirer en Provence, et Niccolo Ruffo le suivit dans sa retraite. Toutes ses seigneuries furent alors confisquées par le roi Ladislas, comme celles d'un félon et d'un rebelle. Mais quand Jeanne II, en 1424, eut appelé Louis III d'Anjou dans le royaume de Naples, en le reconnaissant pour son héritier, Niccolo Ruffo rentra avec lui et se remit sans grande difficulté en possession de son marquisat, de son comté et du reste des vastes domaines qui faisaient de lui le souverain presque indépendant de la majeure partie de la Calabre. C'est là que Louis vint le rejoindre, lorsque la reine Jeanne l'éloigna de Naples en 1428 ; c'est de là que tous deux, en 1434, s'en allèrent attaquer à Tarente Jean-Antoine des Baux des Ursins, expédition dans laquelle Louis fut pris des fièvres et mourut au château de Cosenza, où il s'était fait transporter. Niccolo Ruffo, lui aussi étant mort vers le même temps, sa fille et héritière Enrichetta, épousa par amour Antonio Centiglia, de Vintimille, et lui apporta en dot les nombreuses seigneuries venant de son père. C'est cet Antonio Centiglia qui est célébré dans l'histoire napolitaine sous le titré du Marquis de Crotone.

Il fut un des partisans les plus fidèles et les plus déterminés de la cause de René d'Anjou, et continua à tenir pour lui dans la Calabre, même après que Naples lui eût été enlevée et qu'il eût été contraint de se retirer dans son comté de Provence. Aussi Alphonse Ier d'Aragon, une fois maître du reste du royaume, se rendit de sa personne dans la Calabre, en 1444, pour en finir avec le marquis de Crotone. Celui-ci, ne se sentant pas en état de tenir la campagne contre l'armée royale, confia la défense de la place de Crotone à son lieutenant Bartolo Cerasario, de Sorrente, tandis que lui-même s'enfermait dans le château de Catanzaro. Après quelque temps de siège, Cerasario vendit au roi la ville où il commandait, et Alphonse, entré dans Crotone, déclara par diplôme du 8 décembre 1444 la cité réunie au domaine royal avec tous les privilèges attachés à cette condition. Bientôt après, Antonio Centiglia, étroitement bloqué à Catanzaro, se voyait obligé de se rendre et Alphonse, l'emmenait dans les prisons de Naples, après avoir confisqué toutes ses terres et seigneuries. Sa femme, restée dans les environs de Crotone, mourut de la douleur de sa captivité.

A peu de distance de Crotone, en allant vers Briglianello, est une hauteur d'où l'on a une vue délicieuse sur la plaine, les jardins de l'embouchure de l'Esaro, la ville et la mer. On l'appelle Crepacuore et on y voit quelques ruines d'un vieux château. La légende locale veut que ce soit là qu'Enrichetta Ruffo ait fini sa vie dans les larmes à la pensée de son époux prisonnier, et prétend qu'alors on changea en Crepacuore le nom de la localité, qui se serait antérieurement appelé Allegracuore. La légende est gracieuse et poétique, mais elle est de pure fantaisie. Les Crepacuore sont aussi fréquents en Italie que les Crève-cœur en France, et doivent tout prosaïquement leur nom à leur situation constante au sommet de côtes raides, dont on n'atteint le sommet qu'essoufflé.

Après dix-huit ans de captivité, Antonio Centiglia fut tiré de prison par le roi Ferdinand Ier, qui, après lui avoir fait jurer de soutenir la maison d'Aragon contre les prétentions de Jean d'Anjou, lui rendit tous ses domaines en 1462. Ils comprenaient le marquisat de Crotone, les comtés de Catanzaro, de Santa-Severina et de Belcastro, avec de nombreuses seigneuries comprenant presque tous les versants est et sud de la Sila. C'était une véritable principauté qu'il lui restituait ; mais Ferdinand tenait tellement à se faire un partisan d'un personnage qui passait pour un des plus rudes hommes de guerre de son temps et dont le nom gardait, malgré sa longue captivité, un grand crédit dans les Calabres, qu'il y ajouta encore, de sa propre libéralité, plus de quinze baronnies situées dans la région de Castelvetere et de Gerace.

Ainsi comblé par la faveur subite du roi Ferdinand, le marquis de Crotone se retrouvait plus puissant que jamais. Mais il avait gardé de sa longue captivité une rancune implacable contre la maison d'Aragon, et en 1485, déjà plus qu'octogénaire, il ne rougit pas d'entrer, contre son bienfaiteur, dans la fameuse Conjuration des barons. Une circonstance toute récente l'avait irrité contre Ferdinand et lui paraissait un grief légitime ; c'était l'acte par lequel le roi venait de confirmer, en 1483, les privilèges du domaine royal à la ville de Crotone, qui n'avait pas été comprise dans la restitution du marquisat et sur laquelle Antonio Centiglia espérait toujours arriver à remettre la main. Il s'associa donc à cette Ligue du bien public, qui avait, comme celle dont Louis XI avait eu à se défendre en France 22 ans auparavant, pour objet de soutenir l'indépendance féodale contre les progrès de l'autorité royale, et qu'avaient formée, avec la complicité du pape Innocent VIII, le prince de Salerne, grand amiral du royaume, le prince d'Altamura, grand connétable ; le marquis del Vasto, grand sénéchal, le prince de Bisignano, les ducs d'Atri, de Melfi et de Nardo, les comtes de Lauria, Melito et Nola, avec un certain nombre d'autres hauts barons. Après des négociations où l'on apporta de part et d'autre une égale mauvaise foi, la lutte finit par éclater. Ferdinand fit résolument tête à l'orage et rassembla deux armées : l'une, commandée par son fils Alphonse, duc de Calabre, marcha contre le Pape ; l'autre, sous les ordres de son petit-fils Ferdinand ; prince de Capoue, tint en respect les grands seigneurs révoltés. Grossie de troupes envoyées de Milan et de Florence, l'armée d'Alphonse livra aux Pontificaux une de ces batailles italiennes d'alors, où personne ne perdit la vie, mais où la victoire des Napolitains parut complète, parce qu'ils firent des prisonniers et que le champ de bataille leur resta. Assiégé dans Rome, Innocent VIII implora la paix, et stipula seulement l'amnistie pour les barons ses alliés. Le roi Ferdinand souscrivit en apparence avec empressement à cette condition. Il dissimulait ainsi le projet odieusement : perfide qu'il avait ourdi avec son fils Alphonse pour se saisir en trahison des principaux rebelles et en tirer une sanglante vengeance.

Feignant donc de tout oublier, il les invita, en signe de réconciliation, à venir célébrer au Château-Neuf de Naples, dans son propre palais, les noces du fils du comte de Sarno avec la fille du duc de Melfi. Le prince de Salerne et les fils du prince de Bisignano flairèrent le piège ; au lieu de se rendre à l'invitation, ils passèrent secrètement la frontière et s'en allèrent chercher par l'Europe un compétiteur à opposer au cruel Ferdinand. Tous les autres vinrent sans défiance à la fêle où le roi les appelait, et là se virent arrêtés. Bientôt après, Francesco Coppola, comte de Sarno, le secrétaire d'État Antonio Petrucci et ses deux fils ainés, les comtes de Carinola et de Policastro, jugés par une commission extraordinaire et condamnés pour crime de lèse-majesté, furent décapités publiquement à Naples. Puis on mit à mort secrètement dans leur prison, et cela sans jugement, Pierre de Baux, prince d'Altamura, Geronimo Sanseverino, prince de Bisignano, les ducs de Melfi et de Nardo, les comtes de Morcone, de Lauria et de Noja. Le vieux marquis de Crotone, en mourant dans son cachot de mort naturelle, épargna aux bourreaux la peine de le tuer. Tous ses domaines et seigneuries furent confisqués par la couronne, et le roi en distribua la majeure partie à différents nobles qu'il favorisait. Guillaume de Poitiers, seigneur de Clerieu en Dauphiné, prit alors en France le titre de marquis de Crotone, comme neveu et héritier de Polissena Ruffo, belle-sœur d'Antonio Centiglia, mariée dans la maison de Valentinois. En 1495, Charles VIII, maitre de Naples, lui reconnut officiellement la possession de son marquisat, que revendiquait également son cousin Antonio Ruffo, créé duc de Catanzaro. A la mort de Guillaume, le marquisat de Crotone devait faire retour à Antonio. Mais tout cela resta lettre morte, la ville ayant obstinément fermé ses portes aux Français et s'étant maintenue sous la bannière de la maison d'Aragon, alors que tout le royaume semblait perdu pour Ferdinand H. Les gens de Crotone ne se bornèrent même pas à garder cette fidélité à l'abri de leurs murs. Ils envoyèrent des détachements dans tout le pays environnant courir sus aux partisans des Français, auxquels ils enlevèrent Strongoli, ce qui attira sur leur territoire les ravages de Stuart d'Aubigny, commandant en Calabre pour Charles VIII.

Crotone accueillit donc avec enthousiasme Gonzalve de Cordoue dans sa marche de Reggio pour aller rejoindre à Atella le roi Ferdinand de Naples. La ville était encore occupée par une garnison espagnole qu'y avait établie le Grand Capitaine, en 1497, quand Guillaume de Clerieu fut envoyé par Charles VIII auprès des rois catholiques, Ferdinand et Isabelle, pour leur faire les premières ouvertures de ce partage du royaume de Naples entre la France et l'Espagne, qui devait être un peu plus tard conclu par Louis XII. Philippe de Commynes le montre s'occupant alors autant, el peut-être plus, de se faire mettre en possession de son marquisat que de poursuivre l'objet politique de sa mission.

 

VIII

peine monté sur le trône, le roi Frédéric, dans cette même année 1497, confirma tous les privilèges de la ville de Crotone et lui accorda de plus de grandes diminutions de taxes, en récompense de la fidélité inébranlable qu'elle avait montrée à sa maison. Quand il fut ensuite détrôné par la coalition de Louis XII et de Ferdinand le Catholique, les gens de Crotone ouvrirent leurs portes sans résistance à Gonzalve de Cordoue, et après la rupture qui survint si vite entre les deux alliés, ils tinrent pour les Espagnols contre les Français jusqu'à ce qu'Ugone de Cardona eut chassé ceux-ci des Calabres par sa victoire de Seminara. Aussi Ferdinand le Catholique décerna-t-il à la ville, en 1506 et en 1514, de nouveaux privilèges, confirmés en 1517 par Charles Quint, au nom de sa mère Jeanne la Folle.

En 1527, Crotone, toujours fidèle à l'Espagne et hostile aux Français, ferma ses portes devant Tebaldi, le lieutenant de Lautrec, et répondit par des refus à ses sommations quand il passa pour aller assiéger Catanzaro. De là, nouveaux privilèges concédés par Charles Quint en 1530, à l'occasion de son couronnement à Bologne. Enfin, l'année suivante la ville acheta, par un don de 3.000 écus au soleil, fait à l'Empereur dans un pressant besoin d'argent, la garantie solennelle de ne pouvoir plus jamais être concédée en fief à personne par l'autorité royale. A ce moment, elle était dans un grand mouvement de prospérité ascendante, car les registres des taxes y comptent 850 feux en 1532, 1028 en 1545 et 1308 en 1561.

Cependant la puissance maritime des Barbaresques dans la Méditerranée se fondait sous les auspices du sultan Soleiman et du terrible Khaïr-ed-din, surnommé Barberousse. François Ier, prêt à se donner au diable, comme il le disait lui-même, pour trouver un appui contre Charles-Quint, avait contracté cette alliance turque qui fut alors un de ces expédients que la nécessité justifie mais qui depuis a pesé si lourdement sur la politique française, en a faussé et entaché pendant plusieurs siècles l'action en Orient, après qu'on eut commis la faute de s'y attacher comme à une tradition. En quelques années, devant les dévastations effroyables des corsaires musulmans, toutes les campagnes littorales du royaume de Naples se dépeuplèrent de nouveau, comme au IXe siècle et par suite du même fléau. Les paysans épouvantés se réfugièrent dans les villes fortes ; des bourgs de quelque importance furent entièrement abandonnés de leurs habitants, et l'on vit des bandes de Campagnards calabrais venir chercher un asile jusque dans Naples.

En 1537, un vaste armement turc, destiné à envahir les provinces napolitaines, était rassemblé à Avlona et le sultan Soleiman venait en prendre le commandement en personne. Déjà quelques bandes d'avant-garde avaient été jetées par les vaisseaux de Barberousse sur la Terre d'Otrante, quand la rupture de Venise avec la Porte, ménagée par André Doria, vint détourner l'orage sur Corfou. Six ans plus tard, en 1543, l'Europe chrétienne apprenait avec stupeur et indignation la réunion de la flotte de France avec celle des écumeurs de la Méditerranée, dans le but d'attaquer ensemble les possessions de l'Empereur en Italie. François Ier se promettait de grands résultats de cette action commune, que ne produisit rien qu'une entreprise infructueuse sur Nice, bientôt abandonnée, et après une campagne sans gloire, le roi de France donna au monde le honteux spectacle des pirates algériens admis à hiverner dans le port de Toulon et à en faire le quartier général de leurs brigandages.

Quand Khaïr-ed-din vint s'établir à Toulon aven ses vaisseaux, la ville était déserte, un ordre du roi avait imposé l'exil à tous ses habitants. Les chefs de famille avaient obtenu seuls de pouvoir rester pour veiller sur leurs propriétés ; mais il n'était pas demeuré une femme, pas un vieillard et pas un enfant. Les pirates s'établirent dans les maisons, en consommèrent les provisions, usèrent des meubles dont elles étaient garnies ; le tout sans indemnité pour les habitants, car François Ier, toujours à court d'argent, ne fut pas en mesure d'en payer. Le conseil de ville pourvoyait à la dépense, aux frais de la population expulsée ; l'ambassadeur de France à Constantinople avait suspendu son départ, pour faire. l'office de commissaire du roi auprès de Barberousse ; un prince du sang, qui allait quelques mois après s'immortaliser à Cérisoles, le duc d'Enghien, continuait à cultiver l'amitié du barbare, après avoir associé sa bannière à la sienne devant Nice. Cependant les pirates profitaient de la protection du roi de France pour ravager les côtes d'Espagne et d'Italie et y faire des razzias d'esclaves chrétiens, qu'ils entassaient à Toulon ; ils n'épargnaient même pas la Provence, et le roi laissait piller et enlever ses sujets sans oser réclamer, de peur de se brouiller avec son terrible allié. Enfin, quand elle partit après six mois de séjour, la flotte barbaresque longea tout le rivage occidental de l'Italie, en y promenant la flamme et la dévastation ; ce fut surtout dans le royaume de Naples qu'elle fit rage, et elle ne rentra dans Alger qu'après avoir enlevé comme esclaves 15.000 habitants de Lipari. L'Empire répondit à cette trahison de la cause du christianisme et de la civilisation, en refusant d'admettre les ambassadeurs de François Ier à la diète de Spire. C'est tout ce que le roi de France y gagna.

Dans ces circonstances critiques, don Pedro de Toledo gouvernait le royaume de Naples pour Charles-Quint. Ce fut un des meilleurs vice-rois qu'y eut l'Espagne. En présence des ravages des Barbaresques et de la menace de l'invasion turque, il s'occupa avec une grande activité de mettre les côtes du royaume en état de défense. Ce fut lui qui les garnit de la ceinture continue de tours de guette, qui, en vue les unes des autres, devaient donner l'alarme à l'approche des corsaires, et sous la protection d'un petit poste militaire offrir asile aux cultivateurs surpris par leur apparition. En 1541, il fortifia Crotone, en refaisant le rempart et en bâtissant la citadelle, telle qu'elle subsiste encore aujourd'hui. Aux angles saillants des bastions et de distance en distance à la corniche des courtines, les armes du vice-roi y sont sculptées, alternant avec celles de la monarchie espagnole. Dans tous ces remparts, il n'y a pas, je crois, une seule pierre qui ne présente les marques de la taille antique. Pour s'épargner la peine de faire venir de loin les matériaux, les ingénieurs espagnols firent ce qu'on n'avait déjà que trop fait avant eux dans les diverses constructions de la ville, ils exploitèrent comme carrière les ruines de la Crotone grecque, éparses dans la campagne. A en juger par la quantité de matériaux qu'elles fournirent, ces ruines devaient être encore importantes. Cent ans plus tard, Nola-Molisi parlait avec admiration, d'après les récits des vieillards qu'il avait connus quand il était enfant, de la magnificence et de la vaste étendue de celles qu'on appelait Il Palazzo et qui étaient situées sur une colline, un peu au delà de l'emplacement actuel de la gare du chemin de fer. Les ingénieurs militaires de don Pedro de Toledo n'y laissèrent pas pierre sur pierre, non plus que sur aucun point de la superficie de la ville antique. Cette destruction sauvage est d'autant plus à déplorer que toutes les ruines ainsi exploitées appartenaient sans exception à la belle époque hellénique ; on peut s'en assurer en regardant les pierres employées dans ces constructions du XVe siècle. Il y a surtout au saillant nord de la citadelle, un certain bastion dont les murailles en terrasse ont près de cent pieds de haut et qu'on ne peut voir sans éprouver un transport d'indignation contre le vandalisme de ceux qui l'on bâti. Du haut en bas ce ne sont que grands blocs d'une taille admirable, arrachés à des murailles helléniques, mêlés à des tronçons de colonnes doriques et à des fragments d'architraves de temples. Si jamais on a le bon sens de démolir ce bastion, qui ne servirait à rien contre la puissance de l'artillerie moderne, ce sera une véritable mine de débris d'architecture intéressants, et sans doute aussi d'inscriptions grecques. Mais ne soyons pas trop sévères pour les ingénieurs espagnols du temps de Charles Quint. Le génie militaire des diverses nations européennes n'est encore que trop coutumier de semblable barbarie. J'ai vu, en 1860, les ingénieurs de l'armée anglaise démolir les beaux remparts helléniques de Samè de Céphalonie pour en employer les pierres à la construction de la forteresse du Mont-Abraham à Corfou.

Les souffrances du Napolitain furent toujours grandes sous la domination des Espagnols, qui ne voyaient dans ce pays qu'une ferme à exploiter sans merci. Mais jamais elles ne furent plus aiguës que du temps de Philippe JI, sous le gouvernement de don Parafan de Riveira, duc d'Alcalà. Ce n'était pourtant pas un administrateur dépourvu de mérite que ce vice-roi ; mais il avait affaire à des circonstances exceptionnellement défavorables. Plusieurs années de mauvaises- récoltes, conduisant à une véritable famine, la peste et les ravages des tremblements de terre vinrent réduire à la plus affreuse misère. et au désespoir la population, épuisée de taxes pour soutenir des guerres qui ne l'intéressaient en rien. En même temps, les Turcs et les Barbaresques, toujours plus audacieux, multipliaient leurs ravages sur les côtes, au point d'en venir jusqu'à piller, sous le canon des châteaux de Naples, le faubourg de Chiaja. En Calabre ; la faim, les souffrances de toute nature, l'oppression des magistrats royaux et des juridictions féodales, les exactions des collecteurs de l'impôt, remplirent les forêts de la Sila d'une foule de bandits et de désespérés, qui s'y rencontrèrent avec les fugitifs échappés à l'extermination des Vaudois de l'Apennin calabrais. Bientôt un homme intelligent et hardi, Marco Berardi de Cosenza, se mit à la tête de ces bandes dispersés d'outlaws, les groupa, leur donna une organisation militaire et en fit des insurgés. Ayant réussi à battre les premiers détachements de troupes envoyés contre lui, il se rendit, en 1563, maitre de tout le massif des montagnes, d'où il envoyait des bandes dans le pays environnant. Ses compagnons le saluèrent du titre de Rè Marcone et lui reconnurent une autorité absolue. C'était une vraie guerre servile, comme celle de Spartacus, une jacquerie avec laquelle les paysans se montraient partout disposés à faire cause commune. Mais n'ayant pas de but politique déterminé, elle flottait incertaine, et comme toutes les insurrections du même genre, il ne lui fallut pas beaucoup de temps pour se déshonorer par des excès, qui la perdirent en étouffant toutes les sympathies qu'elle avait pu d'abord éveiller. Marco Berardi comprit cependant qu'il ne pourrait se maintenir qu'en devenant maitre d'une ville forte et d'un port, d'où il pût entrer en relations avec les Barbaresques. Il essaya donc de surprendre Crotone ; mais il y échoua, et dut se retirer au bout de quelques jours de devant la place, faute de moyens d'en faire le siège. Cet échec marqua la fin de sa fortune. Le duc d'Alcalà avait envoyé de Naples des renforts à Fabrizio Pignatelli, marquis de Cerchiara, président de la Province de Calabre Citérieure.

Celui-ci marcha contre les insurgés à la tête de 2.000 hommes de vieille Infanterie espagnole et de 600 cavaliers. Le roi Marcone, au lieu de chercher à user ses adversaires par une lutte de guérillas, qui lui offrait les plus grandes chances de succès, commit l'imprudence de livrer une bataille en règle au marquis de Cerchiara. Ses bandes indisciplinées et mal armées ne surent pas tenir tête, à des troupes régulières ; elles furent battues et dispersées dans toutes les directions. Dès lors, l'insurrection de la Sila était domptée. Les Espagnols n'eurent plus qu'à poursuivre ses débris désorganisés dans les gorges et dans les forêts, où on les traqua pendant plusieurs mois jusqu'à ce qu'on les eût exterminés. Dans cette, féroce chassé à l'homme, Marco Berardi fut pris vivant, et on lui fit expier dans d'atroces supplices la terreur qu'il avait un moment inspirée aux maîtres du pays.

Ville de noblesse et redoutant comme telle le déchaînement des passions populaires, Crotone, lors de la révolution de 1647, ne s'associa, pas, comme Tarente, au mouvement de Naples. Au contraire, elle fit preuve une fois de plus dans cette circonstance de son ancienne fidélité à la monarchie espagnole. Elle se mit à ses frais en état de défense, et pour suppléer à la détresse des finances vice-royales, elle paya pendant plusieurs mois la solde et les vivres de sa garnison. Ne se contentant même pas de ces sacrifices, Crotone leva une compagnie de cavaliers et une de gens de pied, sous le commandement de deux de ses nobles, Luce. Giovanni Oliverio et Muzio Lucifero ; et les envoya à Naples au secours du duc d'Arcos. Enfin, dans les derniers mois de la même année, elle expédia quatre vaisseaux chargés de grain pour le ravitaillement de la flotte avec laquelle don Juan d'Autriche essayait de réduire la ville de Naples.

Nous ne retrouvons pas le nom de Crotone prononcé dans l'histoire pendant l'agonie de la domination espagnole, la guerre de la succession d'Espagne, ni le gouvernement des vice-rois autrichiens. Lors de la conquête du royaume de Naples par Charles IV de Bourbon, la ville fut prise par les Espagnols sur les Impériaux sans une bien grande résistance, le 22 juin 1734.

Le tremblement de terre du 28 mars 1783, si désastreux pour toute la Calabre, produisit à Crotone des dégâts considérables. C'est en suite de cet événement que l'on entreprit de refaire le port, dont les môles étaient en partie détruits. Suivant la déplorable habitude contractée de longue date, on y employa des blocs antiques, arrachés à des monuments encore debout, au lieu de se donner la peine d'extraire des carrières des pierres nouvelles ; et comme les ruines de la ville de Crotone avaient entièrement disparu ; c'est dans les soubassements du temple de Héra Lacinia qu'on alla chercher ces blocs. C'est, du moins, ce que raconte la tradition locale, et M. le marquis Lucifero en a reconnu la parfaite exactitude, en constatant que les pierres énormes mises en œuvre dans les môles du nouveau port sont de la même roche que celles qu'on voit encore en place dans les constructions helléniques du promontoire Lacinien, taillées de même et de la même dimension. J'ai pu m'assurer personnellement de l'exactitude de son observation. Du resté ; le-travaille dirigé par de tels ânes que l'on combla par des enrochements mal disposés la plus grande partie de l'ancien port et 'qu'on ne sut créer qu'un petit bassin, pouvant à peine contenir un nombre fort restreint de bâtiments. Depuis l'indépendance italienne, des travaux de dragage ; poursuivis sans interruption à partir de 1867, ont quelque peu amélioré ce port, aujourd'hui rangé officiellement dans la deuxième classe. Mais il reste encore énormément à y faire pour lui rendre l'importance et le mouvement que l'on pourrait très raisonnablement espérer de voir s'y développer.

 

IX

A la fin de janvier 1799 on apprit à Crotone l'entrée de Championnet à Naples, ainsi que l'embarquement du roi Ferdinand et de la reine Caroline pour la Sicile. La ville se montra en grande majorité favorable à l'établissement de la République Parthénopéenne. Il y avait dans sa noblesse, depuis la Renaissance, des traditions d'étude et de culture littéraire qui ne s'étaient jamais interrompues. On y avait-compté des hommes d'un sérieux mérite, comme l'archidiacre Camillo Lucifero, qui composa en 1523 un grand traité latin de l'histoire et des antiquités de Crotone, traité malheureusement perdu, mais où a largement puisé Giovanbattista Nola-Molisi, autre patricien de la ville, auteur de la Cronica dell'antichissima e nobilissima città di Crotone e della Magna Grecia, imprimée à Naples en 1649 ; comme ce dernier et son ami Giano Piluso, élégant poète latin. A la fin du XVIIIe siècle, cette noblesse de Crotone offrait dans ses rangs plus d'un membre nourri des écrits de Beccaria, de Vico, de Filangieri, à qui les philosophes français n'étaient même pas inconnus, et qui par conséquent devait être prêt à saluer avec enthousiasme l'avènement des idées nouvelles. Crotone fut donc naturellement le principal foyer du parti libéral dans la Calabre.

Mais bien peu de semaines, on peut même dire bien peu de jours s'étaient écoulés lorsqu'on y apprit que le cardinal Ruffo, venu de Palerme, où il s'était d'abord retiré avec le roi, et débarqué à Bagnara avec le titre de vicaire-général du royaume, était entré à Mileto, où il avait constitué un gouvernement et rassemblait le noyau d'une armée avec des soldats licenciés, des déserteurs et des forçats tirés des bagnes de Sicile, armée où il décernait le grade de colonel à des brigands de profession, comme les fameux Fra Diavolo et Mammone. Grâce à l'antique influence féodale. de sa famille, qui pouvait à elle seule lever des régiments entiers de milice sur ses terres, et aussi avec l'assistance du clergé, il insurgeait les paysans ignorants des montagnes, en leur promettant d'une part, comme ministre de Dieu, le paradis, d'autre part, comme représentant du roi, six ans d'exemption de tous impôts et le partage des biens des républicains. Grâce à l'appât de ces promesses spirituelles et temporelles, il les appelait, en faveur de 'la cause royale, identifiée dans ses prédications avec celle de la religion, à une véritable croisade, dont les deux signes de ralliement &laient la croix blanche et la cocarde rouge. La flotte anglaise lui fournissait des fusils et des canons. L'insurrection signalait ses débuts par d'effroyables cruautés contre tous les individus soupçonnés de républicanisme, et ceux qui avaient pu échapper aux coups des bandes à demi sauvages qui se formaient, arrivaient éperdus à Crotone pour y trouver un refuge.

Le 4 mars, le cardinal Ruffo investit la ville avec plus de 10.000 hommes de son armée de la Sainte-Foi. Rien n'était préparé pour une défense. Les remparts de la ville et de la citadelle, écroulés par places dans le tremblement de terre de 1783 et n'ayant pas été réparés depuis, offraient plusieurs brèches facilement praticables. On n'y comptait pas un seul canon en état de service. Comme garnison, il n'y avait que 32 soldats français. La garde nationale n'avait encore été ni organisée ni armée ; on n'avait pu rassembler dans la population, pour en garnir les murailles, que 2 à 300 hommes, armés de fusils de chasse et de vieux tromblons. Crotone demanda donc à capituler. Mais le cardinal refusa ; il exigeait une pure et simple reddition à merci, qui livrât aux châtiments de son implacable vengeance les partisans de la République, et aussi les ennemis de sa famille. Ce qu'il désirait, d'ailleurs, c'était d'entrer par la brèche ; car il avait promis à ses bandes avides, qu'il ne pouvait pas solder, le pillage des riches maisons nobles de la ville.

L'assaut fut donc donné et coûta cher aux insurgés royalistes. La poignée d'hommes mal armés qui était parvenue à se grouper auprès des brèches de la muraille, se défendit avec l'énergie du désespoir. Malgré la disproportion des forces, elle tint une journée entière et ne succomba qu'écrasée sous le nombre. Les soldats français, tombant les uns après les autres, se retirèrent de poste en poste sans cesser de combattre ; tant qu'il leur resta une cartouche ; enfin, quand leurs munitions furent épuisées, ceux qui mataient encore se jetèrent tête baissée et la baïonnette en avant au milieu des vainqueurs, où ils se firent tous tuer sans qu'aucun des trente-deux eût demandé quartier. La ville prise, le cardinal, tenant la promesse qu'il avait faite à ses hommes, la livra au pillage. Pendant deux jours on tua et on viola dans les maisons ; surtout on y enleva tout ce qui pouvait se prendre. On vit alors des villages de la montagne les femmes descendre par troupes pour rejoindre leurs maris, en apportant de grands sacs qu'elles remportaient ensuite chez elles, pleins de butin de toute espèce. Pendant ce temps, Ruffo faisait arrêter les survivants des défenseurs de la ville et tous les hommes qu'il avait inscrits à l'avance sur ses listes de proscription, soit à cause de leurs opinions politiques, soit pour des raisons de vendetta de famille ; une commission militaire improvisée constatait leur identité et les remettait au peloton d'exécution. Plusieurs centaines furent ainsi fusillés.

Le troisième jour après la prise, le cardinal fit élever sur des gradins, dans un endroit découvert, un autel improvisé. Revêtant ses habits pontificaux, il y monta, pour célébrer en présence de son armée un Te Deum, à la suite duquel il prononça du haut des gradins sur ses soldats la formule d'une absolution solennelle pour tous les péchés qu'ils avaient pu commettre pendant le sac de la ville. Cette parade sacrilège eut son digne pendant quand il arriva trois mois après devant Naples. Le cardinal Zurlo, archevêque de la ville excommunia solennellement comme auteur des malheurs de l'État et Ruffo, de son camp, répondit en excommuniant Zurlo comme ennemi de Dieu, de l'Église et du roi... Ces deux cardinaux se combattant à coups d'excommunications et mêlant, l'emploi, des armes spirituelles aux fureurs de la guerre civile, semblent reporter au moyen âge.

Le lendemain de la cérémonie que nous venons de raconter, et où il avait usurpé des pouvoirs ecclésiastiques qui ne lui appartenaient pas, car il n'était que diacre, et, comme tel, n'avait pas reçu de l'Eglise. le pouvoir d'absoudre,  le cardinal Ruffo reprenait sa marche en avant sur Catanzaro, laissant à Crotone une garnison, qui tint la ville sous la terreur jusqu'au licenciement de l'armée de la Sainte-Foi. Tel il avait été à Crotone, tel il continua d'être partout jusqu'à son entrée à Naples. Et pourtant, après la victoire définitive, cette homme terrible, qui à cinquante-quatre ans s'était réveillé général et avait eu reconquérir un royaume pour un roi imbécile et une, reine impudique, tremblants de peur dans leur retraite de Palerme, qui n'avait jamais hésité à répandre le sang à flots quand il le croyait utile au succès de sa cause, se montra humain et, généreux au regard de la reine Caroline et de ses bourreaux, au regard même de l'amiral Nelson. Lui, du moins, s'il était féroce, était loyal ; il croyait qu'une capitulation est une chose sacrée, dont un roi n'a pas le droit de se dégager plus qu'un autre homme.

Il est pourtant une, chose qui me gâte le cardinal Ruffo, lequel dans sa férocité et sa sauvagerie, dignes du XIe siècle, serait sans cela une fière figure de Calabrais, à mettre en pendant avec les Bruttiens du bon temps. C'est qu'il ne retrouva plus le même zèle pour la cause de son roi quand, au lieu de républicains, ce fut un despote couronné qui le dépouilla de son spectre. Le vieux lion des Calabres s'humanisa singulièrement avec la dynastie napoléonienne. Il accepta des mains de Napoléon la croix d'officier de la Légion d'honneur au lendemain du jour où il avait fait enlever le Pape Pie VII, que lui, Ruffo, avait aussi servi. Et ce ne furent pas des agissements politiques bourboniens de sa part, ce fut l'avis du mauvais effet que cette décoration avait produit à Naples parmi les partisans du nouveau régime, qui fit que l'Empereur, brusquement et presque aussitôt après, le confina en exil à Bagneux, près de Paris. Il y resta jusqu'en 1814, fatigant le maître de ses protestations de dévouement.

En 1806, Napoléon, vainqueur à Austerlitz, entreprit, au lendemain de la signature du traité de Presbourg, de détrôner les Bourbons de Naples, qui s'étaient déclarés pour l'Autriche dans la guerre qui venait de finir. Au mois de mars de cette année, quelques jours après la bataille du Campo-Tenese, un détachement de l'armée du général Reynier, chargé des opérations dans les Calabres, vint attaquer Crotone et l'enleva après une faible résistance. Le général français donna aussitôt l'ordre de réparer et d'armer le château de cette ville, pour le mettre â l'abri des entreprises de la flotte anglaise. C'est Paul-Louis Courier qui, en qualité de chef d'escadron d'artillerie, fut chargé de l'armement de la place, et c'est à cette occasion que lui arriva la fâcheuse aventure qui pesa sur la suite de sa carrière militaire et dont le souvenir, aggravé par les frasques de sa mauvaise tête, le força peu après d'y renoncer. On l'avait envoyé à Tarente pour prendre dans l'arsenal de cette ville les pièces de position nécessaires et les faire passer à Crotone, Plusieurs convois avaient heureusement fait le trajet ; Courier s'embarqua lui-même avec le dernier, composé de 12 canons de gros calibre et de leurs affuts, sur une polacre qui partit de nuit pour se dérober aux croisières ennemies. Mais au jour, le petit bâtiment reçut la chasse d'un brick anglais qui le gagna bientôt de vitesse. La situation devenait grave ; Courier, qui ne fut jamais un héros, donna au capitaine l'ordre de saborder son bateau pour le couler et se jeta dans la chaloupe avec l'équipage pour gagner la côte, avec une telle hâte qu'il ne prit même pas la peine de s'assurer que son ordre avait été exécuté. Aussi les Anglais s'emparèrent-ils du bâtiment abandonné et du chargement d'artillerie qu'il avait à bord. Débarqué à l'embouchure du Crati, avec le capitaine Monval et les deux artilleurs qui l'accompagnaient, Courier faillit à Corigliano être massacré par la population et fut dépouillé de ce qu'il avait. Le syndic de la ville fut obligé de faire emprisonner les quatre Français pour les soustraire à la férocité populaire, et dans la nuit il les fit évader et conduire par un guide sûr jusqu'à Cosenza, où il y avait une garnison, en prenant des sentiers détournés dans la montagne. Dix jours après sa mésaventure, le malencontreux et spirituel chef d'escadron rejoignait le général Reynier à Monteleone. On peut juger s'il en fut mal reçu ! Lui-même nous a laissé le récit de leur première entrevue, dans une lettre du 21 juin 1806.

La correspondance de Paul-Louis Courier est un des livres que j'engage le touriste à ne pas oublier de prendre avec lui s'il va visiter la Calabre. Courier a parcouru ce pays dans toutes les directions comme militaire. Il n'est pour ainsi dire pas une des localités qu'on y traverse d'où il n'ait daté quelqu'une de ses lettres, trop étudiées sans doute, mais toujours étincelantes de verve et d'esprit. Personne n'a peint en traits plus vivants ce qu'était encore la barbarie de la Calabre au commencement du siècle, et personne n'en a mieux senti la nature.

Vous croirez sans peine, Monsieur, écrivait-il à Sainte-Croix le 12 septembre 1806, qu'avec de pareilles distractions (celles des dangers de la campagne) je n'ai eu garde de penser aux antiquités : s'il s'est trouvé sur mon chemin quelques monuments, à l'exemple de Pompée, ne visenda quidem putavi. Non que j'aie rien perdu de mon goût pour ces choses-là, mais le présent m'occupait trop pour songer au passé : un peu aussi le soin de ma peau, et les Calabrais me font oublier la Grande-Grèce. C'est encore aujourd'hui Calabria ferox. Remarquez, je vous prie, que depuis Annibal, qui trouva ce pays florissant, et le ravagea pendant seize ans, rien ne s'est rétabli. Nous brûlons bien sans doute, mais il parait qu'il s'y entendait aussi. Si nous nous y arrêtions quelque part, si j'avais seulement le temps de regarder autour de moi, je ne doute point que ce pays, où tout est grec et antique, ne me fournit, aisément de quoi vous intéresser et rendre mes lettres dignes de leur adresse...

Pour la Calabre actuelle, ce sont des bois d'orangers, des forêts d'oliviers, des haies de citronniers. Tout cela sur la côte et seulement près des villes : pas un village, pas une maison dans la campagne. Elle est déserte, inhabitable, faute de police et de lois. Comment cultive-t-on, direz-vous ? Le paysan loge en ville et laboure dans la banlieue ; partant le matin à toute heure, il rentre avant le soir, de peur... En un mois, dans la seule province de Calabre, il y a eu plus de 1.200 assassinats, c'est Salicetti qui me l'a dit. Comment oserait-on coucher dans une maison des champs ? On y serait égorgé dès la première nuit.

Les moissons coûtent peu de soins ; à ces terres soufrées il faut peu d'engrais ; nous ne trouvons pas à vendre le fumier de nos chevaux. Tout cela donne l'idée d'une grande richesse. Cependant le peuple est pauvre, misérable même. Le royaume est riche ; car, produisant de tout, il vend et, n'achète pas. Que font-ils de l'argent ? Ce n'est pas sans raison qu'on a nommé ceci l'Inde de l'Italie...

Ce n'est point ici qu'il faut prendre exemple d'un bon gouvernement, mais la nature enchante. Pour moi, je ne m'habitue pas à voir des citrons dans les haies. Et cet air embaumé autour de Reggio ! On le sent à deux lieues au large quand le vent souffle de terre. La fleur d'oranger est cause qu'on y a un miel beaucoup meilleur que celui de Virgile : les abeilles d'Hybla ne paissaient que le thym, n'avaient point d'oranger.

Ces lettres de Paul-Louis Courier, sous leur forme enjouée, sont d'ailleurs un incomparable document historique. C'est là qu'il faut chercher le tableau de ce qu'était, dès 1806, entre Austerlitz et Iéna, dans la période des succès étourdissants de l'Empire, le désordre, l'indiscipline et les souffrances d'une armée lancée à l'aventure au bout de l'Europe, loin de l'œil et de la direction du, maitre. On y touche du doigt. Embarras des généraux, déshabitués de l'initiative personnelle et tremblants devant les aides de camp que l'Empereur leur envoie pour leu surveiller, les petites intrigues et les divisions incurables des états-majors, l'insuffisance et le désarroi des services administratifs, la désorganisation des troupes et la licence des soldats, habitués à vivre de pillage. Tout cela resté voilé dans une certaine mesure tant que l'on a le vent en poupe ; mais aussitôt que la fortune devient contraire, l'armée tombe en pleine décomposition. On a dès lors en raccourci le spectacle qu'offriront sur une plus vaste échelle, quelques années après et au milieu des mêmes épreuves, les armées que dévorera la funeste-guerre d'Espagne.

Tout va bien d'abord pour l'armée de Calabre ; elle marche de succès en succès. Le 6 mars elle culbute les troupes royales, napolitaines à Lagonegro ; le 9 elle les disperse comme un, troupeau de moutons sur le plateau du Campo-Tenese et entre à leur Suite dans Murano. Courier en écrit le soir même

Bataille ! mes amis, bataille ! Je n'ai guère envie de vous la conter. J'aimerais mieux manger que t'écrire ; mais le général Reynier, en descendant de, cheval, demande son écritoire. On oublie qu'on meurt de faim ; les voilà tous à griffonner l'histoire d'aujourd'hui ; je fais comme eux eu enrageant. Figurez-vous, mes chers amis, qui avez là-bas toutes vos aises, bonne chère, bon gite et le reste ; figurez-vous un pauvre diable non pas mouillé, mais imbibé, pénétré, percé jusqu'aux os par douze heures de pluie continuelle, une éponge qui ne séchera de huit jours ; à cheval dès le grand matin, à jeun ou peu s'en faut au coucher du soleil : c'est le triste auteur de ces lignes qui vous toucheront si quelque pitié habite en vos cœurs...

Les Napolitains ont voulu comme se battre aujourd'hui ; mais cette fantaisie leur a bientôt passé. Ils s'en vont et nous laissent ici leurs canons ; qui ont tué quelques hommes du jet d'infanterie légère par la faute d'un butor : tu devines qui c'est. Je t'en dirai des traits quand nous nous reverrons. N'ayant point d'artillerie (car nos pièces de montagne c'est une dérision), je fais l'aide de camp les jours comme aujourd'hui, afin de faire quelque chose ; rude métier avec de certaines gens.....

On doit avoir tué douze ou quinze cents Napolitains, les autres courent, et nous courrons demain après eux, bien malgré moi

On pille fort dans la ville et l'on massacre un peu. Je pillerais aussi, parbleu, si je savais qu'il y eût quelque part à manger. J'en reviens toujours là, mais sans aucun espoir. L'écriture continue, ils n'en finiront point. Je ne vois que le major Stroltz, qui au moins pense encore à faire du feu ; s'il réussit, je te plante là.....

Que te marquerai-je encore ? J'ai un cheval enragé que mes canonniers ont pris. Il mord et rue à tout venant : grand dommage, car ce serait un joli poulain calabrais, s'il n'était pas si misanthrope, je veux dire sauvage, ennemi des hommes.

Nous sommes dans une maison pillée ; deux cadavres nus à la porte ; sur l'escalier, je ne sais quoi ressemblant assez à un mort. Dans la chambre même, avec nous, une femme violée, à ce qu'elle dit, qui crie, mais qui n'en mourra pas, voilà le cabinet du général Reynier ; le feu à la maison voisine, pas un meuble dans celle-ci, pas un morceau de pain. Que mangerons-nous ? Cette idée me trouble.

Quatre jours après, le 13 mars, l'armée occupait Cosenza ; le 29 elle entrait à Reggio et voyait devant elle Messine, que gardait la flotte anglaise. Sur cette nouvelle, Joseph Bonaparte, qui avait le commandement supérieur de toutes les troupes envoyées contre Naples, quitta cette capitale le 3 avril, pour aller visiter les Calabres et la Pouille. Il arriva le 12 à Cosenza et reçut le 13, à Bagnara, l'ordre de son frère d'avoir à prendre le titre de roi des Deux-Siciles : il fut reçu en cette qualité à Reggio, d'où il partit le 20 pour achever sa tournée en passant par Tarente.

Courier écrivait le 15 de Reggio, à une dame de ses amis :

Nous triomphons en courant, et ne nous sommes encore arrêtés qu'ici, où terre nous a manqué. Voilà, ce me semble, un royaume assez lestement conquis, et vous devez être contente de nous. Mais moi, je ne suis pas satisfait. Toute l'Italie n'est rien pour moi, si je m'y joins la Sicile. Ce que j'en dis c'est pour soutenir mon caractère de conquérant ; car entre nous, je me soucie peu que la Sicile paie ses taxes à Joseph ou à Ferdinand. Là-dessus j'entrerais facilement en composition, pourvu qu'il me fût permis de la parcourir à mon aise ; mais en être venu si près, et n'y pouvoir mettre le pied, n'est-ce pas pour enrager ? Nous la voyons en vérité, comme des Tuileries vous voyez le faubourg Saint-Germain ; le canal n'est ma foi guère plus large ; et pour le passer cependant nous sommes en peine. Croiriez-vous ? s'il ne nous fallait que du vent, nous ferions comme Agamemnon : nous sacrifierions une fille. Dieu merci, nous en avons de reste. Mais pas une seule barque, et voilà l'embarras.....

Ce royaume que nous avons pris n'est pourtant pas à dédaigner c'est bien, je vous assure, la plus jolie conquête qu'on puisse jamais faire en se promenant. J'admire surtout la complaisance de ceux qui nous le cèdent. S'ils se fussent avisés de vouloir le défendre, nous l'eussions bonnement laissé là ; nous n'étions pas venus pour faire violence à personne.....

Tant y a que nous sommes au fin fond de la botte, dans le plus beau pays du monde, et assez tranquilles, n'était la fièvre et les insurrections. Car le peuple est impertinent ; des coquins de paysans s'attaquent aux vainqueurs de l'Europe. Quand ils nous prennent, ils nous brûlent le plus doucement qu'ils peuvent. On fait peu d'attention à cela : tant pis pour qui se laisse prendre. Chacun espère s'en tirer avec son fourgon plein, ou ses mulets chargés, et se moque de tout le reste.

Quant à la beauté du pays, les villes n'ont rien de remarquable, pour moi du moins ; mais la campagne, je ne sais comment vous en donner une idée. Cela ne ressemble à rien de ce que vous avez pu voir. Ne parlons pas des bois d'orangers ni des haies de citronniers ; mais tant d'autres arbres et de plantes étrangères que la vigueur du sol y fait naître en foule, ou bien les mêmes que chez nous, plus grandes, plus développées, donnent au paysage un tout autre aspect. En voyant ces rochers, partout couronnés de myrtes et d'aloès, et ces palmiers dans les vallées, vous vous croyez au bord du Gange ou sur le Nil, hors qu'il n'y a ni pyramides ni éléphants ; mais les buffles en tiennent lieu, et figurent fort bien parmi les végétaux africains, avec le teint des habitants, qui n'est pas non plus de notre monde. A dire vrai, les habitants ne se voient plus guère hors des villes ; par là ces beaux sites sont déserts, et l'on est réduit à imaginer ce que ce pouvait être, alors que les travaux et la gaieté des cultivateurs animaient tous ces tableaux.

Voulez-vous, Madame, une esquisse des scènes qui s'y passent à présent ? Figurez-vous sur le penchant de quelque colline, le long de ces roches décorées comme je viens de vous le dire, un détachement d'une centaine de nos gens, en désordre. On marche à l'aventure, on n'a souci de rien. Prendre des précautions, se garder, à quoi bon ? Depuis plus de huit jours, il n'y a point eu de troupes massacrées dans ce canton. Au pied de la colline coule un torrent rapide qu'il faut passer pour arriver sur l'autre montée : partie de la file est déjà dans l'eau, partie en deçà, au delà. Tout à coup se lèvent de différents côtés mille tant paysans que bandits, forçats déchaînés, déserteurs, commandés par un sous-diacre, bien armés, bons tireurs ; ils font feu sur les nôtres avant d'être vus ; les officiers tombent les premiers ; les plus heureux meurent sur la place ; les autres, durant quelques jours, servent de jouet à leurs bourreaux.

Cependant le général, colonel ou chef, n'importe de quel grade, qui a fait partir ce détachement sans songer à rien, sans savoir, la plupart du temps, si les passages étaient libres, informé de la déconfiture, s'en prend aux villages voisins ; il y envoie un aide de camp avec 500 hommes. On pille, on viole, on égorge, et ce qui échappe va grossir la bande du sous-diacre.

On comptait cependant venir bientôt à bout de ces bandes irrégulières et compléter la pacification du pays, quand on apprit tout à coup que 6.000 Anglais, commandés par sir John Stuart, venaient de débarquer dans le golfe de Santa Eufemia. Le général Reynier rassembla en toute hâte les troupes les plus voisines, au nombre de 4.000 hommes, et marcha contre les Anglais. Au lieu de les attendre dans la forte position de Maida, il commit la faute insigne de descendre en plaine les attaquer, avec la présomptueuse confiance qu'il les battrait aussi facilement que les Napolitains. Mais ce fut lui qui fut complètement battu, le 4 juillet, et obligé de se retirer en désordre sur Catanzaro, qu'il atteignit à grand' peine le lendemain. Après y avoir passé quelques jours, il poursuivit sa retraite vers Cassano, allant au-devant d'un corps de 6.000 hommes que le maréchal Masséna conduisait lui-même à son secours. Reynier quitta donc Catanzaro le 26 juillet, saccagea, pour répandre la terreur dans le pays, les villes qu'il rencontra sur son passage, Strongoli le 30 juillet, Corigliano le 2 août, et arriva le 4 à Cassano, où il fut rejoint le 7 par le général Verdier avec une brigade dans laquelle se trouvait Paul-Louis Courier. Le 10 août, toutes les troupes, montant à 13.000 hommes se trouvaient réunies sous les ordres de Masséna, entre Cassano et Castrovillari.

Sotte chose en vérité, pour un homme qui commande, écrit Courier de Cassano, le 12, d'avoir sur les épaules un aide de camp de l'empereur, un monsieur de la cour, qui vous arrive en poste, habillé par Walter, et portant dans sa poche le génie de l'empereur. Reynier s'est trouvé là comme moi à Tarente, avec un surveillant chargé de rendre compte. La bataille gagnée, t'eût été l'empereur, le génie, la pensée, les ordres de là-haut. Mais la voilà perdue, c'est notre faute à nous. La troupe dorée dit : L'empereur n'était pas là, et comment se fait-il que l'empereur ne puisse former un général ?

L'aventure est fâcheuse pour le pauvre Reynier. Nulle part on ne se bat ; les regards sont sur nous. Avec nos bonnes troupes et à forces presque égales, être défaits, détruits en si peu de minutes ; cela ne s'est point vu depuis la Révolution.

Reynier a tâché de se faire tuer, et il court encore comme un fou partout où il y a des coups à attraper. Je l'approuverais s'il ne m'emmenait ; moi, je n'ai pas perdu de bataille, je ne voulais point être vice-roi, et tout nu que me voilà, je me trouve bien au monde. Les fidèles nous laissent aller, et survivent très volontiers à leurs espérances. Que les temps sont changés depuis Monteleone, en quinze jours ! Au lieu de cette foule, de ce cortège, c'est à qui s dispensera de l'accompagner ; il n'y va plus que ceux qui ne peuvent l'éviter.....

Masséna, et les nobles, et tous les gens bien nés, sont à six milles d'ici, à Castrovillari ; sa troupe dorée à Murano. M. de Colbert est aussi là, qui trouve dur de suivre le quartier général sans sa voiture bombée. Il a bien fallu la laisser à Lagonegro et faire trois journées à cheval. Il prétend, pour tant de fatigues et de périls, qu'on le fasse officier de la Légion d'honneur, et je trouve sa prétention bien modérée pour un homme qui s'appelle M. de Colbert.

L'armée un peu refaite, on se met à donner la chasse aux bandes armées dans la Sila.

Scigliano, 21 août.

Écoutez, vous qui dites que nous ne faisons rien. Nous pendîmes un capucin à San-Giovanni in Fiore, et une vingtaine de pauvres diables qui avaient plus la mine de charbonniers que d'autre chose. Le capucin, homme d'esprit, parla fort bien à Reynier. Reynier lui disait : Vous avez prêché contre nous. Il s'en défendit ; ses raisons me paraissaient assez bonnes. Nous voyant partis en gens qui ne devaient pas revenir, il avait prêché pour ceux à qui nous cédions la place. Pouvait-il faire autrement ? Mais si on les écoutait, on ne pendrait personne. Ici nous n'avons pu prendre qu'un père et un fils, que l'on prit endormis dans un fossé. Monseigneur excusera ; il ne s'est trouvé que cela. Pas une âme dans la ville, tout se sauve, et il n'est resté que les chats dans les maisons.

Nous rencontrons, par-ci par-là, des bandes qui n'osent pas même tenir le sommet des montagnes. Leur plus grande audace fut à Cosenza, où l'Anglais les amena (c'était le surnom d'un chef de bande). Il les fit venir jusqu'à la porte du côté de Scigliano, et ils y restèrent toute une nuit, sans que personne dedans s'en doutât. S'ils fussent entrés tout bonnement — car de gardes aux portes, ah ! oui, c'est bien nous qui pensons à cela, — ils prenaient au lit Monseigneur le maréchal avec la femme du major. L'Anglais fut tué là. Le matin, nous autres déconfits, qui venions de Cassano, traversant à Cosenza, nous sortîmes par cette porte à la pointe du jour, et les trouvâmes là, dans les vignes. Il s'était avancé, lui ; sa canaille l'abandonna. Je le vis environné ; il jeta son épée en criant : Prisonnier ! mais on le tua ; j'en fus fâché, j'aurais voulu lui rendre un peu les bons traitements que j'ai reçus de ses compatriotes. C'était un bel homme, équipé fort magnifiquement ; on le dépouilla en un clin d'œil. Il avait de l'or beaucoup.

Mais il ne faudrait pas croire que ces souvenirs sanglants aient laissé en Calabre, contre les Français, des rancunes populaires pareilles à celles qui subsistent encore si vivaces chez le paysan espagnol. On y tient peu de compte de la vie humaine, et le meurtre n'y tire pas à conséquence. Ces massacres qui nous paraissent hideux, c'était, chez une population encore livrée à sa férocité native, la manière naturelle de faire la guerre. Chacun l'employait contre ses adversaires, sans ressentir l'indignation de se la voir appliquer à son tour. D'ailleurs, il n'y avait pas dans les Calabres, en 1806, un mouvement de passion nationale entraînant tout, comme celui qui s'empara de l'Espagne. Il n'existait pas à proprement parler de nationalité napolitaine ; des deux côtés on se battait pour des princes étrangers, et le sentiment abstrait de la patrie n'était pas chose que comprissent les sauvages montagnards, qu'un clergé aussi ignorant qu'eux fanatisait, non pour la cause d'un roi dont ils se souciaient bien peu, mais pour celle d'un état social auxquels ils étaient habitués et dont on leur représentait la religion comme inséparable. Aussi pour les Français et pour le roi Joseph, plus tard pour Murat, y avait-il, dans ces provinces, comme dans tout le royaume de Naples, un parti aussi nombreux, aussi acharné, aussi féroce que l'autre, et qui comprenait en général les classes les plus éclairées de la nation. Il ne s'agissait donc pas en réalité d'une guerre d'indépendance nationale, mais d'une véritable, guerre sociale et civile, avec toutes les fureurs qui sont propres à ce genre de guerres. C'était la lutte de l'ancienne et de la nouvelle société qui prenait ici le cachet de la férocité calabraise.

Citons à cet égard un dernier fragment des lettres de Courier :

Après avoir saccagé sans savoir pourquoi la jolie ville de Corigliano, nous venions — non pas moi, j'étais avec Verdier, mais j'arrivai trois jours après — ; nos gens montaient vers Cassano, le long d'un petit fleuve ou torrent qui ne traverse plus Sybaris, mais des bosquets d'orangers. Le bataillon suisse marchait en tête, fort délabré comme tout le reste, commandé par Müller, car Clavel a été tué à Sainte-Euphémie. Les habitants de Cassano, voyant cette troupe rouge, nous prennent pour des Anglais : cela est arrivé souvent. Ils sortent, viennent à nous, nous embrassent, nous félicitent d'avoir bien frotté ces coquins de Français, ces voleurs, ces excommuniés. On nous parla, ma foi, sans flatterie cette fois-là. Ils nous racontaient nos sottises et nous disaient de nous pis encore que nous ne méritions. Chacun maudissait les soldats de maestro Peppe, chacun se vantait d'en avoir tué. Avec leur pantomime, joignant le geste au mot : J'en ai poignardé six ; j'en ai fusillé dix. Un disait avoir tué Verdier ; un autre m'avait tué, moi. Ceci est vraiment curieux. Portier, lieutenant du train, voit dans les mains de l'un d'eux ses propres pistolets, qu'il m'avait prêtés, et qu'on me prit quand je fus dépouillé. Il saute dessus. A qui sont ces pistolets ? L'autre, tu sais leur style : Monsieur, ils sont à vous. Il ne croyait pas dire si vrai. Mais de qui les avez-vous eus ?D'un officier français que j'ai tué. Alors, moi et Verdier, on nous crut bien morts tous deux ; et quand nous arrivâmes, trois jours après, on était déjà en train de ne plus penser à nous.

Tu vois comme ils se recommandaient et arrangeaient leur affaire. On reçut ainsi toutes leurs confidences, et ils ne nous reconnurent que quand on fit feu sur eux, à bout touchant. On en tua beaucoup. On en prit cinquante-deux, et le soir on les fusilla sur la place de Cassano. Mais un trait à noter de la rage de parti, c'est qu'ils furent expédiés par leurs compatriotes, par les Calabrais nos amie, les bons Calabrais de Joseph, qui demandèrent comme une faveur d'être employés à cette boucherie. Ils n'eurent pas de peine à l'obtenir ; car nous étions las du massacre de Corigliano. Voilà les fêtes de Sybaris ; tu peux garantir à tout venant l'exactitude de ce récit.

Que l'on compare à ces effroyables histoires ce qui s'est passé dans les mêmes contrées en 1860 et dans les années suivantes, et l'on pourra juger des progrès que l'adoucissement des mœurs avait réalisés en un demi-siècle dans les Calabres. La révolution qui a renversé le trône des Bourbons et fait entrer le royaume de Naples dans l'unité italienne, n'a, somme toute, fait couler que bien peu de sang, même dans ces provinces encore à demi barbares, aux passions ardentes, aux caractères violents. C'est qu'aussi les Bourbons avaient fini par lasser tout le monde de leur déplorable gouvernement, découragé tous les dévouements, à commencer par celui du clergé. C'est que les idées modernes avaient fait leur chemin sous l'oppression d'un despotisme inepte et tracassier, en dépit de tous les obstacles qu'une police inquisitoriale s'efforçait d'opposer à leur propagande. Les choses étaient mûres pour un changement politique et social, et par-dessus tout l'idée de la grande patrie italienne s'était éveillée dans les âmes, étouffant, au moins pour un moment, les jalousies de clocher. Généraux et soldats de l'armée royale se montrèrent à la hauteur de ce qu'ils avaient été en 1806 ; leurs adversaires n'eurent, de même, qu'à se promener pour conquérir. Mais tandis qu'une partie notable de la population calabraise, emportée par la fièvre révolutionnaire, se levait au cri de liberté, revêtait la chemise rouge et courait rejoindre les légions garibaldiennes, nulle part on ne voyait se produire, comme en 1799 et en 1806, un mouvement populaire sérieux en sens inverse. Ceux qui, d'après l'exemple du passé, avaient rêvé une Vendée calabraise en faveur de la cause royale, la formation d'une nouvelle Armée de la Foi, furent déçus dans leurs espérances. Les comités, en majeure partie composés d'étrangers, qui essayèrent de fomenter un tel mouvement, en furent réduits à soudoyer pendant trois ou quatre ans de vulgaires voleurs de grand chemin, faute de vrais insurgés. Et si ces brigands parvinrent dans certains cantons à tenir la population sous la terreur, nulle part ils ne groupèrent autour d'eux ses sympathies et son concours. Malgré la sorte d'auréole poétique et chevaleresque qui environne encore dans l'imagination du peuple de ces contrées les hardis compagnons qui prennent la montagne, ce n'est pas aux bandes prétendues royalistes que s'adressaient les acclamations populaires, mais aux bersaglieri qui venaient en délivrer le pays.

Déjà, en 1848, une partie de la Calabre s'était soulevée contre Ferdinand II à la nouvelle des événements du 15 mai à Naples, de cette répression sauvage, applaudie avec enthousiasme par toute la réaction européenne, où le roi avait livré les plus riches quartiers de sa capitale au pillage des lazzaroni, pour châtier la bourgeoisie d'avoir pris les armes en faveur de la constitution violée et de la cause italienne, abandonnée par le monarque en dépit de ses promesses solennelles. Quatre ans auparavant, les environs de Crotone avaient vu succomber deux des plus intéressantes victimes dont les intrigues ténébreuses de Mazzini aient égaré le patriotisme, en les jetant dans ces conspirations que la noblesse du but ne suffit pas à justifier et que le véritable libéralisme doit sévèrement réprouver comme procédé politique. Fils d'un amiral de la flotte napolitaine, Emilio et Attilio Bandiera, nés à Naples, le premier en 1817 et le second en 1819, servaient dans la marine royale. L'aîné était lieutenant de vaisseau et le plus jeune enseigne. Ardemment patriotes et rêvant comme tant d'autres généreux esprits la libération de l'Italie de tout joug étranger, ils s'engagèrent dans les associations secrètes de la Jeune-Italie et de la Légion-Italique. C'était, en effet, le moment où la péninsule entière était en proie à la fièvre des conspirations, que Mazzini dirigeait de sa retraite de Suisse, inspirant à la jeunesse italienne un dévouement pareil à celui des adeptes du Vieux de la Montagne et la poussant au crime, au lieu de la diriger dans les voies des luttes loyales au grand jour, par lesquelles seules un peuple peut conquérir sa liberté.

Les frères Bandiera furent chargés par le dictateur occulte de la Révolution italienne de préparer un soulèvement militaire et une descente en Sicile. A force d'adresse, ils parvinrent à gagner une partie des équipages de la flotte napolitaine ; déjà ils pouvaient considérer la frégate Bellona comme en leur pouvoir. Mais, dénoncés au moment décisif, la veille du jour où ils devaient arborer l'étendard de la révolte, ils furent forcés de Prendre la fuite et de se réfugier à Corfou. Quelque temps après, ils revinrent en Italie et débarquèrent près de Crotone pour prendre la direction d'un mouvement insurrectionnel préparé en Calabre. Mais ils n'y rencontrèrent qu'un petit nombre des partisans sur lesquels ils comptaient. Ils furent donc contraints à errer dans les bois, en se cachant comme des proscrits. Pendant une halte faite au milieu des bois, et tandis qu'ils dormaient, un de leurs compagnons les abandonna pour aller courir à Crotone donner l'éveil aux autorités royales et les vendre à la police. Suivie à la piste par la gendarmerie, et bientôt attaquée par des forces supérieures, la petite troupe des frères Bandiera fut prise et désarmée, après une résistance énergique. Ses chefs, conduits à Cosenza, y furent jugés par une commission militaire, condamnés à mort et fusillés le 25 juillet 1844. Ils moururent en chrétiens et en gens de cœur, et leurs bourreaux mêmes rendirent hommage à leur fière attitude devant les balles.

 

X

Chef-lieu d'un arrondissement de la province de Calabre Ultérieure Première, dépendant de la préfecture de Catanzaro, résidence d'un évêque et d'un commandant militaire de district, Crotone est actuellement une jolie petite ville de 8.000 âmes, à l'aspect gai et florissant. De loin, vue de la plaine, avec ses maisons aux toits plats, groupés sur la colline qui s'avance au milieu des eaux, elle fait une tache d'un blanc éclatant qui s'enlève sur l'azur de la mer, rappelant la physionomie des villes littorales de l'Orient et la riante apparence de celles qui jalonnent le rivage de la Pouille sur l'Adriatique. C'est un de ces contrastes de blanc crayeux, échauffé par le soleil, avec un fond d'indigo intense, qu'a si bien su rendre le pinceau de Decamps.

De près, lorsqu'on y entre, cette impression favorable n'est pas démentie. Le voyageur qui vient de traverser depuis Tarente cinquante-huit lieues de pays presque désert, où il n'a guère rencontré de distance en distance que des bourgades à l'aspect misérable et sauvage, est agréablement surpris de trouver ici des rues propres et bien bâties, animées par une population à l'air prospère, des palais entourés de jolis jardins. Surtout la chose la plus inattendue, ce sont les élégantes calèches, traînées par de beaux, attelages de chevaux généralement noirs, comme tous ceux de la race calabraise, où se promènent des dames qui s'efforcent de suivre la mode, avec cinq ou six ans de retard. C'est là quelque chose à laquelle l'œil n'est plus habitué depuis plusieurs semaines, car dans tout le midi de l'Italie on ne rencontre guère de femmes, surtout de dames, dans la rue. Elles restent aussi enfermées que dans l'Orient, et l'on ne voit dehors que des femmes du peuple, ou pour parler plus exactement, que la femelle misérable que le paysan emploie en guise de bête de somme. C'est que Crotone est la résidence d'une nombreuse et riche noblesse, qui ne pratique pas l'absentéisme et s'occupe activement de la surveillance de ses vastes propriétés. Les fortunes territoriales sont énormes dans cette ville, et les possesseurs de ces fortunes ont la sagesse d'habiter le pays, au lieu de s'en aller manger leurs revenus à Naples en abandonnant leurs biens à des intendants ; aussi gardent-ils sur la population agricole une influence que presque partout ailleurs a perdu la noblesse du Napolitain. Un des nobles de Crotone, le baron Baracco, passe pour le plus riche propriétaire foncier de toute l'Italie ; je n'ose énoncer ici le nombre de millions auxquels la voix publique évalue sa fortune ; mais c'est un véritable marquis de Carabas. Les Guides de Murray et de Bædeker prétendent que, lorsqu'il y a du brigandage dans la contrée, c'est de lui qu'il faut obtenir une recommandation pour voyager en toute sûreté. Ceci demande explication, car on pourrait en conclure, et cela bien injustement, que le baron Baracco est une sorte de Roi des montagnes, qui entretient des brigands et se fait leur commanditaire pour tirer profit de leur industrie. Il n'en est rien. Mais l'étendue de ses propriétés l'oblige, dès qu'il y a des malandrins qui tiennent la campagne, à composer avec eux pour faire respecter ses fermes et ses paysans, à leur payer un black mail, un tribut régulier assez considérable pour lui valoir le droit de donner des sauf-conduits revêtus de sa signature. Sous l'ancien gouvernement, aucun propriétaire ne pouvait se soustraire à l'obligation annuelle de cet impôt du brigandage, que le plus souvent les autorités partageaient avec les bandits.

Le gouvernement des Bourbons, restauré en 1815, a toujours montré une étrange tolérance à l'égard des brigands, à tel point que ceux- ci lui devaient bien de faire quelque chose pour lui après sa chute, d'arborer pour quelques années la bannière de la légitimité. C'est surtout dans la période de 1848 à 1860 que cette monstrueuse connivence des autorités constituées et des voleurs de grands chemins s'étala sans vergogne. La police laissait faire les brigands, parce qu'ils l'aidaient à molester les libéraux. Les capitulations officiellement accordées aux plus redoutables d'entre eux, méritent de rester dans l'histoire au nombre des plus honteux scandales que gouvernement ait jamais donnés. Telle est celle qu'obtint le fameux Talarico. Pendant trente-quatre ans il avait été la terreur de la région de la Sila, où il avait promené ses crimes dans toutes les directions, et pendant toute cette période les autorités civiles et militaires s'étaient arrangées pour ne jamais parvenir à le prendre. Comme dans la comédie, les carabiniers arrivaient toujours trop tard. Enfin, las de sa vie d'aventures, Talarico se résolut à faire une fin et à rentrer honorablement dans le sein de la société. C'était quelques années avant 1860. Il engagea des négociations avec le gouvernement du roi Ferdinand II, et le résultat en fut qu'il renoncerait à son métier et s'éloignerait de la Calabre ; en échange de quoi, on ne lui garantissait pas seulement l'impunité, mais on lui donnait une jolie maison à Ischia et une pension viagère égale à la retraite d'un colonel. Le traité bien et dûment signé, en bonne forme, Talarico vint à Naples, fut. reçu par le roi et lui remit ses armes, que l'on conserve encore précieusement au palais de Capodimonte. Il s'établit ensuite dans sa maison d'Ischia, et le roi Ferdinand avait été tellement charmé du brigand, que dans les dernières années de sa vie, il ne manquait jamais de le visiter quand il allait dans l'île Talarico vit toujours ; il a maintenant 73 ans, continue à habiter à Ischia la maison que le gouvernement bourbonien lui avait donnée et à toucher sa pension, qu'on avait eu soin de lui constituer en rentes inaliénables. Qui veut peut y entendre de sa propre bouche le récit de son histoire. Il s'est marié depuis sa rentrée dans la société, et a fait souche d'honnêtes gens. Ses filles ont été des partis recherchés.

La noblesse de Crotone a la petite vanité, gravement développée par Nola-Molisi, de prétendre tirer son origine du patriciat antique de la Crotone hellénique. Il est des familles qui nomment sans rire le membre du Sénat des mille au temps de Pythagore qu'elles revendiquent comme leur ancêtre. Les Massimo de Rome n'ont-ils pas adopté pour devise Cunctando restituit rem pour s'affirmer descendants du grand Fabius ? Et les Cenci n'avaient-ils pas mis à la porte de leur palais, où on la voit envoie, la pierre tumulaire d'un Cincius du temps de l'Empire ?

Cette noblesse ne manque pas d'instruction ; elle est au courant des grands noms des littératures européennes. La première question avec laquelle on m'y a salué, en ma qualité de Français, a été pour me demander des nouvelles de M. Victor Hugo, et s'il préparait de nouveaux ouvrages. Elle est surtout éminemment hospitalière, comme du reste tous les Calabrais. Las ingénieurs français qui ont résidé quelques années à Crotone pour la construction du chemin de fer, en ont rapporté le meilleur souvenir. Et pour ma part je ne saurais oublier l'accueil si empressé, si cordialement gracieux qu'avec mes compagnes de voyage j'ai rencontré de la part de M. le marquis Antonio Lucifero et de sa famille. Il appartient, à une des plus vieilles maisons de la ville ; dans l'escalier de son palais, des portraits du temps, d'une exécution très médiocre, représentant des Lucifero du XVIe siècle, à l'air farouche, en costume de chevaliers de Calatrava, donnent l'impression vivante de ce que devait être cette rude noblesse de Crotone, du temps des guerres entre Français et Espagnols, qui se montrait si passionnément attachée à la cause de l'Espagne. Depuis le siècle dernier, la famille Lucifero a été l'une des plus ardentes dans le parti libéral ; le grand père du marquis actuel fut un des nobles républicains que fit fusiller le cardinal Ruffo ; lui-même s'est déclaré un des premiers pour le nouveau gouvernement. Il a l'inspection officielle des antiquités et des fouilles dans l'arrondissement de Crotone.

La station du chemin de fer est dans la plaine, à près de deux kilométrés de la ville. Une belle et large route les relie. En partant de la gare, on traverse à quelque distance l'Esaro, profondément encaissé, sur un pont de construction récente. Au delà de la rivière, sur une longueur d'un kilomètre, la route est bordée des deux côtés de bâtiments d'un assez grand développement sur le sol, qui se composent uniquement de rez-de-chaussée voûtés, aux portes soigneusement cadenassées, aux murs épais percés de petites fenêtres grillées. Rien de plus étrange que cette longue suite de bâtiments fermés, silencieux et déserts, qui ont un aspect de prisons et que n'anime aucun être humain, à moins que l'on ne soit dans un moment d'emmagasinage de récoltes ou d'expédition de produits. Ce sont les magasins où les propriétaires résidant en ville conservent, en attendant le moment le plus propice pour les vendre à l'extérieur, les récoltes da leurs terres, dont ils commercent directement. Crotone est en effet, le centre d'une exportation considérable de produits agricoles, céréales, oranges et citrons, fruits secs, vins, huiles, cotons, bois de réglisse, auxquels se joignent les produits forestiers de la Sila. Une partie de ces marchandises s'écoule aujourd'hui par le chemin de fer ; le reste alimente dans le port un mouvement annuel de cabotage d'environ 17.000 tonnes à la sortie.

Du côté du chemin de fer et de la plaine, les anciens remparts ont été abattus pour donner de l'air à la ville et lui permettre de s'étendre librement. Deux belles rues à arcades se coupent en croix dans la partie inférieure de la ville. C'est là que se trouve sa seule auberge, simple mais fort acceptable, sans rien du confort des grands hôtels, mais avec des chambres suffisamment propres et une cuisine mangeable, un vrai paradis à côté des infectes auberges de Tarente ; où un touriste peut très bien prendre son quartier général pendant quelques jours consacrés à des excursions pédestres dans les montagnes voisines. La majeure part de la population est concentrée dans ce quartier, au pied de la colline et sur son flanc ouest ; c'est par là que la ville se développe et qu'on élève de nouvelles maisons. C'est là aussi que se trouvent la cathédrale, édifice sans intérêt, et le palais épiscopal qui y attient. Une rue montante, assez large et praticable aux voitures, contourne le flanc sud de la colline et conduit à la citadelle, qui en occupe le point culminant. Là sont les principales habitations de la noblesse. On y rencontre une petite église pittoresquement située, avec une jolie façade de la Renaissance et un piédestal antique en avant de cette façade, puis le somptueux palais de marbre du baron Baracco, avec son jardin. D'autres jardins s'étagent en terrasses sur le penchant de cette extrémité de la colline. Ils sont très bien tenus et d'une végétation luxuriante. Au milieu des orangers, des grenadiers, des poivriers, des mimosas, des chênes verts, des tamarisques que l'air marin fait arriver ici à une grosseur énorme, on y admire, poussant en pleine terre et à l'air libre, les plantes que nous ne sommes habitués à voir que dans des serres, les cactus de toute espèce, la cassie à la fleur d'un parfum si doux et si fin, le camélia formant des charmilles, le tout se mariant avec des buissons de roses dignes de l'antique renommée de Pæstum. Quelques palmiers les couronnent avec élégance. Le palmier réussit très bien à Crotone. M. le marquis Lucifero, en particulier, en possède, non loin des bords de l'Esaro, un splendide verger, qu'il nous mène visiter comme une des curiosités de la ville. Pourtant les dattes ne mûrissent pas encore ici, comme elles font à Reggio dans les années favorables.

C'est du vieux donjon enclavé dans la citadelle ou de la terrasse supérieure d'une des maisons du sommet de la colline, qu'il faut prendre une vue générale de Crotone et du pays environnant. Le paysage est grandiose, mais sévère. D'un côté c'est la mer à perte de vue, que l'on domine d'une falaise à pic au pied de laquelle est le bassin du port. Au sud, les escarpements de la falaise du Capo delle Colonne, l'ancien promontoire Lacinien, arrêtent le regard, en s'avançant de plusieurs milles dans les flots. Projeté en avant du mont Clibanos des Grecs, qui ferme de ce côté la plaine de Crotone, le promontoire s'abaisse en pente douce jusqu'à son extrémité, se terminant par un brusque escarpement, sur lequel on distingue avec une longue-vue quelques maisons dominées par la fine silhouette de la seule colonne restée debout du temple de Héra Lacinia. Les contreforts du mont Clibanos et la partie la plus haute du promontoire, où il se relie au continent, sont des collines d'une argile blanchâtre qui devaient être boisées dans l'antiquité, mais qui, dépouillées de leurs arbres, ont perdu même leur couche extérieure de végétation herbacée et ne présentent plus aux yeux que des éboulis de terre nue sans un brin d'herbe, des pentes à l'aspect crayeux, bizarrement ravinées par les pluies de chaque hiver. On ne saurait rien voir de plus triste et de plus sauvagement désolé. Au nord, le rivage décrit un arc de cercle d'une courbe élégante, que clôt la barrière sourcilleuse des sombres montagnes de Strongoli et de Cirô ; leur pied semble plonger à pic dans la mer, et si on ne venait pas de les côtoyer en chemin de fer on croirait volontiers qu'elles doivent former un obstacle infranchissable. Ces montagnes et le mont Clibanos forment les deux bras qui enserrent au nord et au sud la plaine bordant le rivage de la baie de Crotone. Cette plaine, cultivée presque exclusivement en grains et en coton, lorsque ses récoltes sont enlevées, ne montrent qu'une surface grise de terres labourées. Bien qu'arrosée, les bouquets d'arbres y sont rares, excepté dans le voisinage de l'embouchure de l'Esaro, où de plantureux vergers font une large tache d'un vert d'émeraude sur ce gris uniforme. Des collines bien plantées dessinent du côté de l'est un cirque autour de la plaine. Mais par delà ces collines, formant le fond du tableau, se dresse un formidable chaos de montagnes, coupées de gorges à l'aspect sinistre, qui semblent faites pour servir de repaire à des brigands. Les sommets s'y succèdent en s'étageant, les uns boisés, les autres dénudés, jusqu'à la cime de la grande Sila, comme s'ils devaient servir à une escalade de géants révoltés contre le ciel.

Le jour où j'ai vu ce paysage, l'état du ciel et l'éclairage en accusaient encore l'accent farouche. La tramontane soufflait en tempête. Le ciel étincelait au-dessus de la mer, qui se teignait d'un vert d'aigue-marine et se creusait en lames courtes et pressées sur lesquelles le vent semblait courir, brisant leur crête en moutons dont la blancheur éblouissante faisait comprendre l'épithète homérique de Thétis aux pieds d'argent, et par moments enlevant de longues bandes de cette écume, qui flottaient un instant en l'air pareilles à des écharpes étincelantes. Le Capo delle Colonne ruisselait de lumière, avec sa base battue de l'assaut bruyant des vagues. Mais de l'autre côté, en contraste vigoureux avec celui-ci où tout était rayons et splendeurs, les brumes balayées de la mer par le vent, arrêtées par la cime des montagnes, s'étaient rassemblées en nuages sombres, les coiffant comme d'un épais chapeau, dont l'ombre enténébrait leurs flancs, et qui, de temps à autre, se déchirant au souffle de la tempête, laissait apercevoir par échappées la crête supérieure de la Sila et son noir vêtement de sapins.

Tandis que j'étais absorbé dans la contemplation de ce majestueux spectacle, un vol de grues, dessinant sur l'azur son triangle cabalistique, est venu traverser le ciel au-dessus de ma tête. Un passage de grues au 14 octobre, n'est pas chose habituelle ; c'était l'annonce de l'hiver exceptionnellement précoce et vigoureux qui allait bientôt suivre. Mais c'était surtout une chance à part que de le voir survenir à point nommé pour animer le paysage de Crotone et y rappeler les grues de Pythagore. Au reste, j'ai eu toujours un bonheur singulier pour ces rencontres d'animaux, qui venaient apporter un commentaire vivant des traditions classiques. Je ne parle pas des jolies petites chouettes de l'Acropole d'Athènes, au cri si doucement mélancolique ; elles y sont trop constamment nombreuses ; aucun voyageur n'a pu y monter sans les y remarquer. Mais j'ai vu les grands vautours fauves de la déesse Maut perchés en troupes sur les ruines de son temple à Karnak en Égypte, la tourterelle du Liban dans les cèdres d'Ehden, et l'aigle de Zeus planant au-dessus des trois colonnes encore debout du temple de Némée. J'ai entendu les corbeaux d'Apollon croasser en bandes à l'entrée de l'hiver autour des terrasses de son sanctuaire de Delphes, et le coucou chanter au printemps dans les maquis auprès de l'Hèraion d'Argos, où Zeus revêtit la forme de cet oiseau pour égarer sa sœur Héra et faire d'elle son épouse. A Épidaure, j'ai fait fuir dans les buissons la grosse couleuvre d'Asclépios ; j'ai assisté à un passage de thons sur la côte où fut Cyzique. J'ai rencontré une grande tortue de mer dormant sur les flots tout à côté d'Égine, et des troupes de dauphins bondissant à la surface des flots dans les parages où ils recueillirent sur leur croupe le poète Arion de Méthymne. Un jour, dans le port de Messine, j'ai assisté à l'entrée d'un de ces cétacés qui venait y compléter sous mes yeux le type des monnaies archaïques de Zanclè. Un savant allemand, qui voulait me dire une grosse sottise, n'a rien trouvé de mieux que de m'appeler nimis oculatus. Si j'ai vu tant de choses, c'est peut-être tout simplement que je sais regarder. Combien ont des yeux pour ne point voir !

 

XI

M. le marquis Lucifero veut bien me servir de guide, avec une infatigable obligeance, dans toutes les parties des champs où fut Crotone. Je visite le port, dont les môles modernes, faits de blocs antiques, reposent sur une partie des fondations sous-marines des môles du port hellénique. Celui-ci dessinait un vaste fer à cheval, enfermé entre deux jetées latérales au dessin arrondi et divisé en deux bassins par une jetée centrale. On n'a rien tenté pour recréer son bassin nord, mais il est facile de suivre à peu de profondeur sous les eaux les enrochements encore subsistants de son môle extérieur. C'étaient là, sans doute, les deux bassins militaires, où stationnaient les trirèmes et les quinquérèmes de la flotte crotoniate. Les bâtiments de commerce devaient s'amarrer à droite et à gauche, tout le long de la plage, garnie de magasins et où l'on tirait à sec les petits caboteurs.

J'admire l'incomparable vigueur et fécondité de la végétation dans les vergers des bords de l'Esaro. Il y a là des terrains, en particulier, appartenant au baron Baracco, qui seraient un véritable paradis terrestre si la fièvre ne venait pas les ravager et les rendre inabordables pendant une partie de l'année. Dans la saison où l'on peut s'y promener sans crainte, jouir librement du charme de leur fraîche verdure, c'est un lieu réellement enchanteur, que l'on aimerait à donner pour cadre à une idylle. C'est bien dans des bosquets de ce genre que la poésie grecque se plaisait à placer les ébats des Nymphes ; c'est du milieu de grands roseaux comme ceux qui bordent la rivière qu'elle les faisait épier au bain par les Satyres. Ces roseaux où le vent murmure, semblent descendre en droite ligne de ceux que produisit la métamorphose de la nymphe Syrinx, serrée de près par la poursuite amoureuse de Pan ; ces lauriers au tronc élancé, on croirait volontiers que leur écorce vient d'envelopper le beau corps de Daphné pour la dérober aux embrassements d'Apollon ; cette vigne qui se suspend aux branches d'un grand arbre, et en fait retomber mollement ses festons, c'est Érigonê, l'amante désespérée de Dionysos, dont le corps se balance au gré des vents après son suicide ; les tourbillons limoneux de la rivière sont prêts à engloutir encore le beau chasseur Aisaros s'il s'aventure imprudemment dans ses eaux. Ici comme en Grèce, l'air que l'on respire est comme imprégné de mythologie, et l'on comprend comment la belle imagination des Hellènes a dans ses fables donné une vie humaine à toute cette poétique nature.

Il ne reste, d'ailleurs, de la Crotone antique pas un pan de mur debout, pas une seule pierre apparente au-dessus du sol. Les habitants de la Crotone du moyen âge et les ingénieurs de don Pedro de Tolède ont tout fait disparaître. Je ne crois pas que nulle part ailleurs on ait l'exemple d'une pareille destruction d'une aussi grande ville, car à Sybaris, si l'on ne voit non plus rien, on se rend du moins compte de ce que les ruines gisent ensevelies sous un épais linceul d'alluvions, volontairement amenées pour les faire disparaître. Ici rien n'indique même par où devait passer la ligne des remparts, dont le développement en étendue dépassait celle de la plupart des autres villes grecques.

Sans des fouilles, —dont il serait, du reste, fort embarrassant de déterminer les points sans être guidé par quelques trouvailles imprévues faites par un paysan en cultivant son champ — sans des fouilles il serait absolument impossible d'esquisser un seul des linéaments de l'ancienne topographie de Crotone. C'est ici qu'il serait infiniment précieux de retrouver le manuscrit perdu de Camillo Lucifero, ou le plan que d'après ses indications Nola-Molisi avait dressé, qu'il annonce comme devant être joint à son livre et qui n'a jamais vu le jour. Sans doute les identifications par lesquelles ils, ont prétendu retrouver le site de tous les édifices de la Crotone antique mentionnés par les écrivains et même de ceux dont il n'est pas parlé, mettant par exemple le palais du Sénat là où il y avait une ruine que le peuple appelait Il Palazzo, l'arsenal et le quartier des armuriers à la Contrada degli Armeri, toutes ces identifications sont de pure fantaisie et rentrent dans la même classe que la plupart de celles où les érudits italiens du XVIe siècle se complaisaient à lâcher la bride à leur imagination. Pas une n'a l'ombre de valeur aux yeux de la critique, il est facile de s'en assurer en lisant sur les lieux le livre de Nola-Molisi. Mais du moins Camillo Lucifero avait vu encore debout toutes les ruines que les ingénieurs militaires espagnols devaient détruire en 1541. Et à ce point de vue son manuscrit fournissait des renseignements matériels auxquels rien dans l'état actuel ne peut suppléer. Quant aux gens lettrés de la Crotone d'aujourd'hui, ils sont tous nourris de Nola-Molisi, dont ils trouvent avec raison le style lourd, diffus, ennuyeux, mais qui leur parait le dernier mot de l'érudition. Ils croient toutes les assertions comme parole d'Évangile. Ils vous disent donc avec une aveugle confiance, sur des emplacements où l'on ne voit rien, où il n'y a peut-être rien eu dans l'état actuel on ne peut pas le savoir : — Ici était tel temple, tel édifice public. Et quand on leur demande une raison de cette affirmation, leur réponse est toujours la même : La cronaca lo dice. Aussi des voyageurs ont-ils fini par croire, à entendre répéter ceci, qu'il y avait à Crotone de vieilles chroniques, remplies d'anciennes traditions, tandis qu'il s'agit d'un livre écrit au milieu du XVIIe siècle, cent ans après que les derniers vestiges antiques avaient disparu.

En allant vers le mont Clibanos, les paysans dans leurs labours rencontrent fréquemment des tombes, formées à la grecque de dalles de tuf disposées en sarcophage, ce que les fouilleurs de Cumes appellent sepolcri a baulo. On y trouve des vases et d'autres objets, qui se dispersent, achetés par des marchands de passage, et vont s'engouffrer, sans certificat de provenance, dans le courant du commerce d'antiquités de Naples. On n'a jamais fait de recherches régulières et scientifiques dans cette nécropole, et c'est par là qu'on devrait commencer les fouilles, si l'on voulait en exécuter à Crotone. Je n'ai pu voir, chez quelques habitants de la ville, que peu d'objets provenant de ces tombes, et tout assez insignifiants. On arriverait sans doute à en voir davantage et surtout à recueillir de belles médailles en passant ici quelques jours. Les trouvailles numismatiques sont fréquentes, et les échantillons que m'en a montrés M. le marquis Lucifero, qui composent sa petite collection, sont de nature à allécher les amateurs. Les négociants napolitains le savent bien et ont des correspondants à Crotone, comme sur toute cette côte.

M. G. Baracco, actuellement député de Crotone au Parlement italien, possède dans son riche cabinet, à Rome, un lécythos peint à figures rouges, d'un travail des plus fins, de la seconde moitié du Ve siècle av. J.-C., qui provient de la nécropole de Crotone. On y voit une femme assise, tenant un miroir. C'est un spécimen d'une fabrique à part, dont on connaît quelques autres échantillons dans les collections mais dont on n'avait pu jusqu'ici déterminer la patrie, faute de renseignements précis sur l'origine de ces échantillons. C'est également au même style qu'appartiennent les deux ou trois vases moins fins que j'ai eu l'occasion d'examiner entre les mains de particuliers à Crotone. Il y a quelques fragments analogues dans les tessons extraits des fouilles des tumulus de Thurioi et conservés au municipe de Corigliano. L'existence d'une fabrication céramographique dans les villes achéennes de la Grande-Grèce, était d'ailleurs depuis longtemps attestée par un vase, aujourd'hui perdu, de l'ancienne collection de Hamilton, publiée par Tischbein, sur lequel, au-dessous du sujet peint, était tracé un vers grec écrit avec les lettres de l'alphabet particulier dont les Achéens de l'Italie, comme ceux de la Grèce propre, se servirent jusqu'au commencement du IVe siècle.

On m'a aussi montré à Crotone les débris d'une couronne funéraire, tirée d'un des tombeaux et composée de minces feuilles d'or, découpées et estampées de manière à imiter le feuillage de la fève. Des couronnes analogues, reproduisant le même feuillage, ont été fréquemment rencontrées dans les tombes étrusques ou italo-grecques ; le Louvre, à lui seul, en possède cinq, provenant de l'Étrurie, parmi les bijoux antiques de la collection Campana. C'est de la Grande-Grèce que l'usage s'en est répandu dans le reste de l'Italie ; car il se rattache aux idées sur le symbolisme de la fève, admise dans les mystères, et auxquelles Pythagore et le pythagorisme prêtèrent une importance considérable.

La fève était considérée comme impure dans le culte de Déméter. La tradition de Phénée, en Arcadie, racontait que la déesse avait donné aux habitants du pays les premières semences de tous les légumes où l'homme trouve une nourriture, excepté de la fève. Dans les poésies attribuées à Orphée on remarquait ces deux préceptes, dont le premier était conçu sous une forme évidemment mystique : C'est la même impiété de manger des fèves ou la tête de son père ; et : Avec crainte et tremblement, abstenez-vous de toucher aux fèves. Cette défense était d'origine égyptienne, Hérodote nous l'atteste, et elle avait passé dans tous les mystères. Pythagore l'avait aussi imposée à ses disciples, et jusqu'à une époque postérieure à l'hégire, les Cabiens de Harrân, qui avaient conservé la plupart des anciennes religions orientales, s'abstenaient de fèves et d'oignons.

Aulu-Gelle nous met sur la voie des idées superstitieuses qui avaient inspiré une semblable prohibition, en soutenant que ce n'était pas des fèves que Pythagore avait défendu l'usage à ses sectateurs. On aurait, suivant lui, inexactement interprété, dans la règle pythagoricienne, le mot κύαμος par fève, tandis qu'il y désignait le testicule des animaux. Il est positif que les anciens avaient été frappés d'un rapport de forme entre cet organe et la fève, et que celle-ci, par suite, représentait à leurs yeux une image obscène. Aussi racontait-on des histoires étranges de la métamorphose qui s'opérait de fèves enfouies sous un fumier puissamment fécondant, et d'où sortaient des hommes, croyance fabuleuse à laquelle Jean Laurentios le Lydien attribue l'assimilation faite dans le vers du faux Orphée entre les fèves et des têtes humaines. La fève était donc considérée comme un réceptacle de génération de la plus grande puissance, et c'est ce qu'indique encore Plutarque en identifiant la défense, faite par les Orphiques et par Pythagore, de manger ce légume avec celle que les mêmes législateurs avaient porté de manger des œufs, considérant comme impie de détruire ce qui doit devenir le point de départ d'une naissance.

En même temps on attribuait à cette plante un caractère funèbre et infernal. On jetait des fèves comme offrandes sur les tombeaux. Nous lisons dans Festus : Il n'est permis au flamen Dialis ni de toucher ni même de nommer la fève, parce qu'on croit qu'elle appartient aux morts ; car on la jette en pâture aux revenants et on l'emploie dans le sacrifice mortuaire des parentalia. Après les observations que nous avons eu l'occasion de faire plus haut sur l'esprit des cultes antiques, cette association des idées de génération et de mort n'a plus rien qui doive nous surprendre. Elle est complètement marquée dans ce que dit un des scholiastes d'Homère, que les prêtres ne mangeaient point de fèves noires parce qu'elles étaient le symbole de la montée des âmes, lorsqu'elles quittent la demeure d'Hadès pour revenir à la lumière. On sait que cette montée des âmes, accompagnant au printemps le retour de Dionysos et de Corê, qui reviennent du fond des enfers, jouait un rôle important dans la fête attique des Anthestéries.

Cette fête, qui saluait le retour du printemps, avait lieu dans les premiers jours de mars et devait son nom aux fleurs, anthé, que l'on y présentait en offrande et dont on s'y parait. La troisième journée de cette solennité, le 13 du mois d'anthestériôn, comptait comme un jour néfaste et funèbre, et le rite qu'on y célébrait lui valait le nom de jour des marmites, Chytroi.

Auprès du temple de Zeus Olympios à Athènes était une fissure du sol, que l'on montrait aux dévots et où l'on disait que les eaux du déluge de Deucalion s'étaient englouties dans la terre. On y célébrait en ce jour l'Hydrophorie, cérémonie de deuil en commémoration des morts du déluge. On versait solennellement dans le gouffre, là où les eaux du cataclysme étaient censées avoir passé, de pleines cruches d'eau mêlée de farine et de miel.

Le gouffre, chasma, du déluge de Deucalion était à ce moment, dans les croyances des Athéniens, une porte de communication avec le monde inférieur, quelque chose comme le mundus ouvert dans les idées des Italiotes. Gràce à la force d'impulsion mystérieuse, qui à cette époque de l'année pousse au jour toutes les puissances souterraines, chthoniennes, qui fait bouillonner la sève et apparaître la végétation, les ombres des morts étaient censées monter sur la terre et venir errer autour des vivants. Pour les empêcher de devenir des vampires, de tourmenter les hommes, il fallait assouvir la faim dont on les supposait souffrant dans l'Hadès, il fallait mettre à leur disposition des aliments. De là le rite des Chytroi ou marmites.

Dans chaque maison, sur l'autel de Zeus Herceios, protecteur du foyer, on allumait du feu, et sur ce feu on plaçait une marmite sacrée en terre, qui ne servait qu'à cet usage. Dans cette marmite on faisait bouillir avec de l'eau un mélange de toute espèce de graines, que l'on appelait panspermia, et d'où les fèves étaient soigneusement exclues comme pouvant provoquer une palingénésie terrestre des morts, contraire à la volonté du dieu qui les détient dans son empire avec un soin jaloux. Cette panspermia était, prétendait-on, l'aliment que Deucalion avait fait cuire dans la première marmite qu'il mit sur le feu quand il prit terre après la retraite des eaux du déluge. Une fois bouillie, il était interdit, soue peine de sacrilège, à qui que ce soit de vivant d'y goûter. La marmite sacrée, qui contenait l'aliment funèbre, était laissée intacte et pleine, et personne ne devait plus entrer de la journée dans la pièce où on la laissait placée sur l'autel, afin que les ombres errantes pussent venir s'y nourrir librement et sans témoins indiscrets.

Tout ceci fait clairement comprendre en vertu de quelle intention symbolique on imitait le feuillage de la fève, emblème de renaissance, dans les couronnes de métal dont on ceignait le front des morts déposés au tombeau.

 

 

 



[1] Ce fait est important pour l'organisation de la première ligue achéenne. On admet généralement que ce n'est qu'après l'engloutissement d'Hélicê dans la mer, en 373, que les séances du conseil fédéral, qui se tenaient d'abord dans cette ville, au temple de Poséidon  Helicônios, furent transférées à Aigion, où elles eurent lieu désormais sous le patronage de Zeus Homarios et de Déméter Panachaia. Ici cependant il est question de réunions au temple de Zeus Homarios antérieurement à cette date. Force est donc d'admettre qu'il y en avait alternativement à Hélicê et à Aigion, probablement deux fois dans l'année, de même que le conseil de l'Amphictionie Delphique avait deux sessions, l'une à Delphes, près du temple d'Apollon, l'autre à Anthéla, dans l'enceinte sacrée de Déméter Pylaia.