I La Sila est une vaste montagne de granit, de gneiss et de micaschiste, qui s'étend sur une superficie de 60 kilomètres du nord au sud, et de plus de quarante de l'est à l'ouest. Au point de vue géologique, c'est la partie de l'Italie dont la formation est de beaucoup la plus ancienne. Formant une ile au milieu des mers primitives, la Sila a précédé de milliers de siècles le soulèvement de l'Apennin, qui ne s'est produit qu'à la limite entre la fin de la période crétacée et le début de la période tertiaire. Les forêts immenses qui la couvrent presque entièrement, et qui constituent depuis l'antiquité une des plus belles parures de l'Italie méridionale, ombragent les sources de nombreuses rivières qui descendent vers la mer Ionienne, conservant des eaux d'une certaine abondance jusque dans les sécheresses de l'été, mais surtout grossissant et devenant terribles lors de la fonte des neiges, et à la suite des grandes pluies d'orage, qu'attirent fréquemment les sommets dans cette région située entre deux mers. Formant une muraille presque abrupte à l'ouest, au-dessus de la vallée du Crati, du côté de Cosenza, la Sila, sur ses trois versants du nord, de l'est et du sud, qui baignent leur pied dans la mer Ionienne, où cette montagne sépare les deux golfes de Tarente et de Squillace, présente de longs contreforts, élevés, escarpés et en arête, que séparent de profondes vallées. Ce sont les montagnes de Ciré, d'Umbriatico et de Strongoli entre le Trionto et le Neto, celles de Santa-Severina entre le Neto et le Tacino, enfin celles de Policastro, de Soveria et de Cropani sur le flanc sud, au delà du Tacino. Presque toutes ces crêtes sont abondamment boisées, les vallées fertiles, parsemées de nombreux villages et même de villes d'une certaine importance. La population qui les habite est sobre, active, adonnée avec acharnement à la culture du sol, qu'elle est obligée dans la plupart des endroits de travailler à la houe, en retenant les terres par des terrasses étagées sur les pentes rapides. Les villages de la partie haute des vallées, ombragés de grands noyers, ont un aspect d'aisance laborieuse qui rappelle les sillages des Alpes de France ou de Piémont. La portion culminante du massif forme un vaste plateau, fortement ondulé et entrecoupé de ravins, divisé même en deux bassins par une arête élevée. Une enceinte continue de sommets, d'une très grande hauteur, l'entoure de tous les côtés et ne s'ouvre qu'il l'est, pour donner passage au fleuve Neto, qui réunit toutes les eaux de ce vaste amphithéâtre, presque circulaire et d'environ six lieues de diamètre. Ces sommets sont au nord ceux de la Serra di Riparosa, au sud ceux des monts Spinetto et Neto, à l'ouest la Sila Grande, le point le plus haut du système, s'élevant à 1,890 mètres au-dessus du niveau de la mer. La fameuse forêt de la Sila, la plus vaste et la plus majestueuse de toute la péninsule italienne, avec ses deux étages de végétation atteignant des proportions gigantesques, en haut les sapins, les mélèzes et les pins, au-dessous les chênes, les hêtres et les châtaigniers, occupe les pentes de cette dernière chaîne de sommets et toute la partie occidentale du plateau. Le reste est couvert de grandes prairies, alternant avec des bois. Il n'y a dans toute l'étendue de ce plateau qu'un seul centre d'habitation permanente, le bourg de San Giovanni in Fiore. Enseveli sous un linceul de neige, le plateau demeure désert tout l'hiver et jusqu'au mois de juin. Mais à dater de ce moment jusqu'en octobre, tout ce canton devient un séjour délicieux, où l'on échappe à la chaleur ardente dont le poids devient si pénible dans les régions basses. Toute la population des villages et des bourgs, construits dans les vallées des versants, monte alors avec ses troupeaux s'installer sur le plateau supérieur, où ils passent trois mois sous des cabanes de feuillages. Cette migration périodique, analogue à celle qui se produit en Suisse à la même saison, remonte à l'antiquité. Les pâturages et les troupeaux de la Sila étaient célèbres. Virgile leur a emprunté une de ses plus éclatantes comparaisons, quand il décrit le combat singulier d'Énée et de Turnus, roi des Rutules. A peine un champ libre s'est-il
ouvert aux deux combattants, que, d'une course rapide et se lançant de loin
leurs javelots, ils fondent Fun sur l'autre, s'attaquent et s'entre-heurtent,
bouclier contre bouclier, airain contre airain. La terre en gémit. L'épée se
croise avec l'épée ; le hasard et la valeur sont confondus. Tels sur la haute
Sila ou sur le sommet du Taburne[1] deux taureaux, choquant leurs larges fronts, se ruent à un
furieux combat. Les bergers se retirent tremblants, tout le troupeau s'arrête
muet d'épouvante, et les génisses inquiètes attendent quel sera le roi des
pâturages, quel chef suivra le troupeau. Ceux-ci mêlent leurs efforts et
leurs coups, se poussent et se percent de leurs cornes ; le sang coule à flot
sur leurs épaules, et tous les bois retentissent de leurs longs beuglements.
Ainsi se frappent de leurs épées le Troyen Énée et le noble fils de Daunus,
ainsi le fracas de leurs armes remplit les airs. C'est sur le haut plateau de la Sila, à l'abri de ses remparts de sommets presque inaccessibles et du réduit de ses fores, que fut le berceau du peuple des Bruttiens, de ces terribles Gueux de l'Italie méridionale au IVe et au IIIe siècle, si âpres dans leurs ardeurs de pillage et si indomptables dans leur passion de liberté. Après avoir fait trembler les villes grecques en décadence, vaincu Agathocle de Syracuse et Alexandre d'Épire, ils devinrent les derniers soutiens d'Hannibal, et c'est leur aide qui permit à ce grand capitaine de continuer la guerre en Italie six années encore après avoir perdu tout espoir de succès. Combien ils se firent alors redouter des Romains, quelle peine on eut à les dompter, c'est ce qui ressort, mieux que de tous les récits de Tite-Live, du traitement inouï dans sa dureté qui leur fut infligé après la défaite. Rome ne se borna pas à en faire des sujets, elle les réduisit en masse à la condition servile. Ils furent tous déclarés esclaves publics, et comme tels durent fournir les licteurs, appariteurs et messagers des magistrats. Les mesures législatives, qui appelèrent plus tard à la cité les peuples de l'Italie, ne s'étendirent pas aux Bruttiens. Ce traitement donne la mesure des craintes que l'orgueil romain voulut leur faire expier. Ce sont encore les mômes montagnes et les mômes forêts qui, à la fin de la Guerre Sociale, devinrent le refuge des dernières bandes italiotes, des chefs qui ne voulaient pas céder à la fortune de Rome. Retranchés dans la Sila, ils y attendirent le moment de reparaître sur la scène, au milieu des luttes des Marianiens et des Syllaniens et de tenter l'entreprise désespérée sur la Ville Éternelle elle-même, où ils trouvèrent tous la mort à la bataille suprême de la Porte Colline. Plus tard, à l'aurore du moyen âge, le plateau de la Sila devint l'asile habituel des populations de la Calabre devant le fléau, périodiquement renouvelé pendant près de deux siècles, des invasions sarrasines. Toutes les fois que les habitants des contrées environnantes voyaient approcher le torrent dévastateur des armées musulmanes venues de la Sicile, ils abandonnaient leurs demeures et fuyaient éperdus vers la haute montagne, qui leur offrait du moins un refuge pour sauver leurs personnes, et jamais les Sarrazins n'osèrent aller les chercher, dans ces forêts où la défense devenait si facile. Dans les trois derniers siècles, les mêmes forêts de la Sila devinrent le repaire principal du brigandage permanent, entretenu par la détestable administration des Espagnols, puis des Bourbons de Naples. Ç'a été là pendant longtemps la plaie de la Calabre, et c'est ce qui lui a valu la réputation sinistre qui encore aujourd'hui en éloigne les touristes. Il y a bien peu d'années, il continuait à y avoir des risques sérieux à ce voyage, que je viens de faire si paisiblement avec une femme et une jeune fille, sans un seul moment d'inquiétude. Je n'aurais pas surtout conseillé à un étranger de s'aventurer, même avec une escorte, dans l'intérieur du massif de la Sila. Il eut pu y rencontrer quelqu'un de ces féroces malandrins, que les partis légitimistes soudoyaient en les croyant naïvement des Vendéens, et dont on ne parlait qu'avec émotion dans les salons dévoués à la bonne cause. Et quelle que fût la pureté de ses opinions, la rencontre eut été désagréable pour lui. Car ces prétendus soldats de la royauté — auxquels j'ai cru bonnement, comme bien d'autres — avaient une façon tout à fait aimable de vous couper le nez ou lus oreilles pour accélérer le paiement de la rançon qu'ils exigeaient de vous, et de vous égorger bien proprement si la rançon ne venait pas du tout. Le contre-coup de la révolution de 4860 avait amené pendant dix ans une recrudescence de brigandage tout à fait menaçante. Par une répression énergique, continuée sans relâche pendant plusieurs années, et où ses gendarmes et ses soldats ont déployé un infatigable dévouement, le gouvernement italien est parvenu à extirper ce fléau ; et c'est incontestablement un de ses titres d'honneur. Grâce au concours de l'immense majorité de la population, le brigandage, qui se maintient encore dans une partie de la Sicile, a été anéanti dans les Calabres. On peut maintenant y circuler avec une entière sécurité, jusque dans les parties les plus sauvages et jadis les plus mal famées. C'est le moment pour les touristes de se mettre à découvrir les beautés naturelles de cette admirable contrée, que les Italiens eux-mêmes ne connaissent pas. Il n'est point en particulier de montagnes mieux faites pour les courses pédestres des Alpinistes que celles du massif de la Sila ; il n'en est pas où de plus grandioses aspects attendent ceux qui les parcourront. Ce sont les mois de juillet, d'août et de septembre qui devront être choisis pour ces excursions, beaucoup moins pénibles qu'on ne se l'imagine généralement ; car la Sila peut être abordée de trois points que le touriste fera bien de prendre successivement pour quartier général, et où l'on trouve des auberges très acceptables, Cosenza, Crotone, et Catanzaro. L'admiration que les paysages des Calabres exciteront chez leurs premiers visiteurs en amènera bien vite d'autres ; et je ne doute pas qu'en peu d'années cette région, l'une des plus belles de l'Europe méridionale, ne devienne un but habituel de voyages, si le gouvernement sait la maintenir aussi sûre qu'aujourd'hui. On compte encore ceux qui y ont été ; mais un jour ils seront légion. De ces excursions les touristes rapporteront une haute estime et une profonde sympathie pour le caractère des Calabrais. Malgré la mauvaise renommée que lui ont faite ses brigands, c'est une bonne et honnête population. Elle repose de la basse dépravation du Napolitain proprement dit. Encore un peu sauvage, elle a quelque chose de farouche et de violent ; les mœurs y sont dures, mais simples et droites. Cette population a pu fournir des brigands, et je ne voudrais pas répondre qu'on ne doive encore en voir reparaître ; car la séduction de la vie du roi des montagnes est grande, et il faut longtemps pour en faire oublier les attraits. Mais du moins on n'y rencontre pas de ruffians, ni d'escrocs. Le mendiant obséquieux et vil, le voleur dont il faut toujours se défier, le fourbe derrière chaque parole duquel on sent la volonté de tromper et d'exploiter l'étranger, le proxénète qui vient vous offrir sa fille ou sa sœur, toute cette ignoble canaille qui grouille sur le pavé de Naples et avec laquelle, je l'avoue, ne me réconcilient pas ses allures de polichinelles, tout cela est inconnu en Calabre. Les caractères y sont fiers et loyaux ; nulle bassesse dans l'attitude, dans le langage un accent ferme et droit, qu'accompagne bien un regard un peu sombre, mais sans rien de louche ni de dissimulé. Au lieu de la loquacité bruyante, de l'exubérance de gestes, des démonstrations exagérées du Napolitain, le Calabrais est plutôt taciturne, et a dans ses façons une gravité contenue et une dignité d'attitude qui rappelle les Orientaux. C'est un travailleur énergique, et appelé sous les drapeaux il fait un excellent soldat. Ajoutez à cela des vertus d'hospitalité dignes des âges patriarcaux, et vous complèterez un portrait que l'on croira peut-être flatté, mais qui n'est que vrai. Le Calabrais rie se met pas en route sans avoir son fusil sur l'épaule ; c'est une vieille habitude et l'indice d'un état social très imparfait, dont la civilisation n'est pas encore venue à bout. Sur plus d'un point de la ligne du chemin de fer, les employés des stations isolées foot leur service le revolver à la ceinture ; mais c'est plutôt en vue des querelles possibles dans une population toujours armée, qu'en prévision d'une attaque de brigands. Et tous les étrangers qui ont habité le pays proclament que l'on peut en toute circonstance avoir une fui entière dans la parole des habitants. A un certain stage de la civilisation, en dehors duquel les paysans des Calabres commencent à peine à faire les premiers pas, ce n'est pas une mauvaise note pour une population que d'être capable de l'énergie que réclame la vie de brigand. J'y verrais plutôt un indice de ressources morales ; car la révolte ouverte contre la loi sociale vaut mieux que la ruse tortueuse, qui cherche à. l'enfreindre sans danger. Et en disant ceci, je prie le lecteur de croire que je ne cherche pas le paradoxe et que certaines affectations qui étaient jadis mode dans l'école romantique sont bien loin de ma pensée. Je parle avec l'expérience de quelqu'un qui a beaucoup voyagé dans les pays où le brigandage est endémique, et qui, ayant eu affaire plus d'une fois, dans le bassin oriental de la Méditerranée, et avec les fripons et avec les brigands, a été à même de comparer les uns et les autres. II Après Corigliano, pour gagner Crotone, l'ancienne Crotone, le chemin de fer contourne le pied des versants septentrional et oriental du massif de la Sila. Dans toute cette partie de son parcours, depuis le Trionto jusqu'au Neto, il est généralement resserré entre les dernières pentes de la montagne et la mer. C'est comme un long défilé de 60 kilomètres, qui alternativement s'élargit ou présente des étranglements. La communication entre la Lucanie et le Bruttium ne pouvait se faire que parce passage étroit et de facile défense, que fermaient du temps des Grecs les villes fortifiées de Crimisa et de Pétélia, bâties sur son parcours, ou bien par les cols qui ferment la vallée du Crati au-dessus de Cosenza, vers Rogliano et Agrifoglio. C'est encore par ces points que passent les deux grandes routes, construites sous le règne de Murat, qui conduisent de la Calabre Citérieure dans la Calabre Ultérieure Première. Les anciens appelaient le trajet entre les montagnes et la mer les défilés de Labula, et c'est de là que dérive évidemment le nom actuel du fleuve Lipuda, la Crimisa des anciens, qui se jette dans la mer entre Cirô et Strongoli. La prononciation des provinces méridionales change fréquemment en d un l placé entre deux voyelles, faisant biddu de bello, chiddu de quello, ou tirant truddu du latin trullum. A Naples, les deux ll se transforment même en z, et l'on dit, par exemple, voze pour volle. Corigliano immédiatement dépassé, le petit cours d'eau que l'on traverse porte le nom de Lucino. Il semble être le Lusias des anciens, voisin de Thurioi, qu'Élien, dans son Histoire des animaux, mentionne comme ayant tous ses poissons de couleur noirâtre, bien que ses eaux soient absolument cristallines. C'est un de ces phénomènes plus ou moins authentiques que l'on aimait à rassembler dans les collections de récits merveilleux, et qui composaient plus de la moitié de l'histoire naturelle des anciens. La première localité que l'on rencontre ensuite, avant d'atteindre le Trionto, est Rossano, ville de 15.000 habitants, située de la façon la plus pittoresque sur une hauteur entourée de précipices. Il faut une heure en voiture pour y monter de sa Marina misérable, ravagée en été par la malaria, où est située la station du chemin de fer et où font escale les bateaux qui desservent la côte de la mer Ionienne. Rossano, qui s'appelait dans l'antiquité Roscianum, est aujourd'hui la résidence d'un archevêque et d'un sous-préfet. Elle possède d'importantes carrières de marbre et d'albâtre en exploitation. C'est un lieu dont il est souvent question dans l'histoire du moyen âge. On le trouve mentionné pour la première fois dans les Itinéraires, et c'est seulement sous le Bas-Empire qu'il prend une grande importance. C'est dès lors une des principales forteresses du midi de l'Italie, commandant le découché des défilés de Labula et l'entrée du pays que l'on commence à appeler Calabre, au lieu de Bruttium. Roscianum figure à ce titre dans les récits de la reprise de l'Italie par les Byzantins sur les rois des Ostrogoths. Procope, qui l'appelle Roscia et la qualifie de port du pays de Thurii, rôle qu'a encore sa Marina, raconte comment Totila s'en rendit maitre un moment en 518. Considérée comme une des clés de la péninsule du Bruttium, comme le boulevard de cette partie extrême où la domination des Lombards ne parvint jamais à s'établir, si Autharis y fit une incursion victorieuse jusqu'à Reggio, et qui dépendait, non de l'Exarchat de Ravenne, mais du thème militaire de Sicile, la ville dut recevoir à la fin du VIe siècle ou au commencement du vue une colonie grecque, destinée à en assurer la possession à l'Empire. En effet, on compte comme Grec le Pape Jean VII, qui en était natif et qui occupa le trône pontifical de 703 à 707. C'est celui qui, ayant reçu de l'empereur Justinien II les actes du Concile in Trullo à examiner, les renvoya à Constantinople en disant que, puisqu'il n'y avait pas pris part dans la personne de ses légats, il y suffisait de l'approbation impériale, de peur d'attirer sur lui la redoutable colère du féroce Rhinotmète, acte de pusillanimité que les historiens ecclésiastiques lui reprochent avec juste raison. Dans la première moitié du Xe siècle, à l'époque où Constantin Porphyrogénète nous trace le tableau de l'administration de l'empire byzantin, la Sicile, conquise par les Musulmans, était définitivement perdue pour le Basileus de Constantinople, depuis la chute de Tauroménion en l'an 900. L'ancien Thème de Sicile avait donc cessé d'exister et de la partie qui s'en étendait auparavant sur le continent, ainsi que des pays reconquis pour l'Empire par Basile Ier, on avait fait deux petits thèmes ayant chacun son stratigos. C'étaient ceux de Longobardie et de Calabre. Le second se composait du pays au sud de la Sila. Roscianum appartenait au premier, dont elle était une des trois grandes forteresses, les deux autres étant Otrante et Gallipoli. Il semble même que c'est à Roscianum que résida le stratigos de Longobardie jusqu'à la reconstruction de Tarente, sous Nicéphore Phocas. Le commencement du Xe siècle est aussi l'époque qui vit naître le plus illustre des enfants de Roscianum ou Rossano, St Nil, le fondateur du monastère des Basiliens de Tusculum. Sa biographie, écrite en grec par son disciple le bienheureux Barthélemi, natif aussi de la même ville, qui fut son second successeur comme hégoumène du couvent grec des environs de Rome, est l'unique document qui nous fasse pénétrer dans la vie des provinces méridionales de l'Italie au temps de la domination byzantine et des incursions des Sarrazins. Elle a donc une importance de premier ordre pour l'histoire, et c'est pour cela que je m'arrêterai à l'analyser ici. Le saint appartenait à une des premières familles grecques de Rossano. Né en 910, il reçut au baptême le nom de Nicolas. Dès son enfance il montra beaucoup de ferveur, et il reçut dans sa ville natale une éducation des plus soignées. Bien que sous le coup de ravages continuels de la part de leurs voisins musulmans, les Grecs des villes de Calabre participaient au mouvement intellectuel et littéraire de Constantinople ; je n'en veux pas d'autre preuve que l'excellente grécité du livre où le bienheureux Barthélemi a raconté la vie de son maitre. Celui-ci sentit de bonne heure une propension marquée pour la vie monastique ; pourtant il resta d'abord dans le monde, se maria et même ne fut pas un mari fidèle. Comme beaucoup d'autres grands saints, il eut sa période d'égarements. Mais la mort de sa femme le fit rentrer en lui-même. Il pleura ses péchés et prit la résolution d'entrer dans le cloître à l'âge de trente ans. On était alors en 940. C'était l'année même où les ducs lombards de Capoue et de Salerne livraient dans la Pouille contre Imogalaptos, le stratigos byzantin de Longobardie, une grande bataille dont l'issue demeurait indécise. Mais si la Pouille continuait ainsi à être ensanglantée par des luttes continuelles avec les principautés des Lombards, la Calabre jouissait d'un moment de répit au milieu de ses souffrances et tâchait de réparer des désastres auxquels Rossano avait seul échappé, grâce à la force de ses murailles. C'était, en effet, quelque chose d'effroyable à ce moment que les guerres entre Byzantins et Sarrazins dans l'Italie méridionale, et chacun des deux partis semblait prendre à tâche de ruiner et de dépeupler le pays qu'ils se disputaient. Le fanatisme religieux s'unissait chez les Musulmans à la soif du pillage pour les pousser à des dévastations sans nom dans les provinces chrétiennes du continent, qu'ils n'espéraient pas conquérir. Toutes les barbaries semblaient s'être données rendez-vous sur les flottes qui, presque chaque années, au retour de la belle saison, partaient de Palerme pour faire des descentes sur les côtes d'Italie, et dans les grandes armées, que de temps à autre les émirs Fatimites de Sicile faisaient passer au delà du détroit, et répandaient comme un torrent sur la Calabre. La colonie d'Arabes et de Berbères, établie dans la Sicile, ne suffisait pas à fournir des soldats à ces expéditions incessantes, même avec les recrues qui leur venaient d'Afrique et avec le grand nombre de nègres que l'émir achetait chaque année comme esclaves pour les incorporer dans son armée. Mais l'énorme commerce de bétail humain que les Slaves faisaient alors dans l'Adriatique, fournissait aux Musulmans Siciliens tout ce dont ils avaient besoin en fait de mamelouks ou d'esclaves destinés à devenir soldats. De même que plus tard les Circassiens, les Slaves, encore plus qu'à demi païens, voyaient dans l'esclavage en pays étrangers l'échelon de la fortune. Ils vendaient donc leurs proches sans scrupule et pensaient par là leur assurer un meilleur sort ; ils se vendaient eux-mêmes quand ils en trouvaient l'occasion ; et c'est ainsi qu'alors leur nom national, tel qu'on le prononçait en latin, sclavi, devint celui même des esclaves. Dans toutes les armées des émirs de Sicile au Xe siècle, il y avait plus de Slaves renégats, ou même chrétiens de nom, que d'Arabes ou de Berbères. Mais quand une grande armée byzantine descendait à son tour en Italie pour les combattre, c'était un autre flot de barbares non moins féroces, non moins acharnés au pillage, et les habitants qu'elle était censée venir défendre ne savaient qui était le plus à redouter, de leurs ennemis ou de leurs soi-disant protecteurs. Ce dont il y avait le moins dans ces armées grecques, c'étaient des Grecs, même parmi les généraux. Varanges de la Scandinavie, Russes, Hongrois, Slaves, Francs, Valaques du Pinde, Arabes, Khazars, gens des différents peuples du Caucase, Arméniens, Mardaïtes, il y avait des représentants de toutes les races, même les moins civilisées, comme sujets ou comme mercenaires, dans ces étranges armées, dont la composition hétérogène flattait la vanité du Basileus et lui donnait l'illusion qu'il était l'empereur universel. Un trait suffira à montrer ce qu'étaient alors les ravages d'une avinée byzantine en Italie, sur les terres mêmes de l'empire. Lorsque Nicéphore Phocas, le général de l'empereur Basile, se rendit maitre des villes de Calabre où les Musulmans de Sicile avaient établi des colonies militaires, Tropea, Amantea, Santa-Severina, ses soldats en réduisirent tous les habitants en esclavage, les chrétiens comme les mahométans. Et partout sur leur passage ils enlevèrent encore dans les campagnes des milliers d'esclaves italiens, parmi les fidèles sujets de l'empereur. Sûr de ne rencontrer que de la désobéissance dans les légions indisciplinées qu'il conduisait et craignant de les pousser à la révolte, s'il essayait de réprimer ces désordres odieux, le général ne dit rien, et il dut recourir à un stratagème pour empêcher le crime de se consommer. Quand il fut, après un an de campagne, rappelé à la défense des provinces d'Asie-Mineure, que la mort de Basile laissait découvertes, il ramena son armée à Brindisi pour l'embarquer, traînant avec elle le misérable troupeau de ses captifs. Mais là Nicéphore donna l'ordre absolu que les soldats montassent les premiers à bord, après quoi l'on embarquerait les esclaves, qu'ils comptaient vendre avec grand profit sur les marchés d'Orient. Puis, une fois les troupes sur les vaisseaux, il fit brusquement lever les ancres et mettre à la voile, laissant sur le rivage les captifs italiens, stupéfaits de se voir ainsi tout d'un coup remis en liberté par un acte d'autorité que rien n'avait donné à prévoir. Le fait d'une telle générosité était si extraordinaire qu'il excita en Italie un enthousiasme de reconnaissance. En commémoration du fait, sur le Lieu même où il s'était passé, on éleva une église dédiée à saint Nicéphore, le patron du général libérateur. En 917, Eustathios, stratigos de Calabre, avait conclu avec Moussa, émir de Sicile, au nom de l'impératrice régente Zoé, un traité d'après lequel les musulmans devaient laisser en paix les possessions byzantines d'Italie, en échange d'un tribut annuel de 2.200 nomismata ou bezans d'or. Cette paix entre le Khalifat d'Afrique et la cour de Byzance, se transforma bientôt en alliance. Le stratigos Jean Muzalon, successeur d'Eustathios, s'était rendu odieux à ses administrés. Les Calabrais se soulevèrent et l'égorgèrent puis craignant la vengeance du gouvernement impérial, ils se donnèrent à Landulfe, prince lombard de Bénévent. L'impératrice Zoé, naguère alliée des chrétiens d'Italie contre la colonie sarrasine du Garigliano, conçut l'idée criminelle de s'allier aux Musulmans de Sicile contre les populations elles princes rebelles de l'Italie chrétienne. L'émir Salem ben Rasch'd, successeur de Moussa, saisit cette ouverture avec empressement. Les troupes sarrasines, jointes à une armée impériale, ravagèrent la Calabre, la Pouille et les États du prince de Bénévent. Les coureurs musulmans poussèrent même jusque dans la campagne de Rome ; mais les forces réunies du pape Jean X et d'Albéric, duc de Spolète, leur infligèrent une sanglante défaite à Nettuno. Le soulèvement d'opinion causé par ces faits fut tel que les Byzantins durent se hâter de se dégager de l'alliance avec les infidèles, pour éviter de voir l'Italie entière s'armer contre eux dans une véritable croisade. Mais le khalife de Kairoân et son émir de Sicile avaient repris goût aux expéditions italiennes. Ils firent désormais porter indifféremment leurs attaques sur les territoires et les forteresses qui restaient aux Grecs en Calabre, et sur les parties du pays qui tenaient encore pour le duc de Bénévent. En 923 la flotte arabe prenait et pillait Reggio ; en 924 l'affranchi slave Mésoud s'établissait à poste fixe sur le rocher de Sant'Agata, près de cette ville. En 925 un armement formidable, conduit par Abou-Ahmed Djafar ibn Obéid, débarquait en Calabre et parcourait le pays entier du sud au nord, brûlant les villes et les villages, emmenant des milliers d'habitants en captivité, promenant de tous les côtés d'horribles massacres. Un petit nombre de forteresses, parmi lesquelles Rossano, parvinrent seules à résister. L'expédition se termina par la prise d'Oria, où 6.000 personnes furent égorgées et où les musulmans firent 10.000 prisonniers, parmi lesquels un patrice, qui se racheta au prix de 72.000 livres d'or italiennes, et le célèbre médecin juif Schabtaï Donolo, à qui nous devons un récit de ces événements. A la suite du désastre d'Oria, les Byzantins sollicitèrent une trêve, qu'on ne leur accorda qu'aux plus dures conditions, et pour laquelle ils durent livrer comme otage Léon, qualifié par les contemporains d'évêque de Sicile, parce que les émirs musulmans ne permettaient le maintien que d'un seul siège épiscopal pour les chrétiens de toute l'ile. L'expiration de la trêve, en 927, fut marquée par la destruction de Tarente. Alors la cour de Constantinople se décida à traiter, en se soumettant à payer au khalife d'Afrique un tribut plus fort encore que celui qu'avait promis Eustathios, pour la possession paisible des deux Thèmes de Lombardie et de Calabre, que les envahisseurs évacuèrent. A ce moment l'énergique régence de Romain Lécapène venait de succéder au faible et incapable gouvernement de l'impératrice Zoé. Le nouveau Basileus, qui s'était associé de force au jeune Constantin Porphyrogénète, commença par ramener les Calabrais à l'obéissance. L'éloquent patrice Cosmas de Thessalonique alla trouver de la part de l'empereur le duc de Bénévent, qui était de longue date son ami personnel. Il le menaça d'attaques où l'empire grec serait désormais libre de concentrer toutes ses forces, et lui montra que ce n'était pas, malgré tout, petite chose que d'avoir affaire à cet empire. Landulfe, dit l'historien Cédrène, comprit que Cosmas lui donnait un bon conseil, et évacua la Calabre, où sa position stratégique serait devenue trop difficile. Les rebelles, abandonnés du prince lombard, et découragés par l'excès des maux qu'ils avaient soufferts, se soumirent de bonne grâce, et pendant vingt-quatre ans la Calabre respira dans une paix profonde. Les troubles sanglants qui agitaient alors l'Afrique et la Sicile, rendaient les khalifes et leurs émirs aussi désireux que les Byzantins de ne pas reprendre les hostilités. Ils avaient le sentiment qu'avec un soldat de la trempe de Romain Lécapène la guerre serait plus sérieuse ; aussi ne furent-ils même pas longtemps exigeants sur l'article du tribut convenu. Au bout de peu d'années, le paiement en devint très irrégulier ; Cédrène prétend même que le plus souvent les gouverneurs grecs le faisaient passer dans leur bourse personnelle, tout en continuant à le porter sur les comptes qu'ils envoyaient à l'empereur. Enfin il tomba empiétement en désuétude. C'est pendant cette période de paix que Nicolas de Rossano se résolut à embrasser la vie monastique. La ville de Rossano possédait dans sa cathédrale une célèbre image miraculeuse de la Vierge, de la catégorie de celles que les Grecs appellent archeiropoiêtoi, prétendant qu'elles n'ont pas été peintes par la main des hommes, mais sont descendues du ciel même. On racontait que celle-ci avait été envoyée de Constantinople, en 586, par l'empereur Maurice. C'est devant cette sainte icone que Nicolas fit vœu de renoncer au monde. La cathédrale de Rossano se targue de la posséder encore, et elle continue à y être l'objet d'une extrême vénération de la part des fidèles. C'est une peinture byzantine sur panneau, qui est devenue toute noire de vétusté. Couverte d'un revêtement d'argent repoussé, à la mode byzantine, il est impossible de l'examiner et de juger si ce peut bien être celle qui existait déjà au Xe siècle ; mais en tous cas il est difficile d'admettre qu'elle remonte au vie. Je ne la signale pas moins à l'attention du voyageur qui pourra obtenir du clergé de la cathédrale qu'on la lui laisse étudier de près. Elle serait, en effet, un monument d'une grande importance pour l'histoire de la peinture byzantine, si elle datait positivement d'avant le Xe siècle et si elle était, ce qui n'est pas absolument impossible, antérieure aux Iconoclastes ou contemporaine de leurs persécutions, dont la Calabre demeura préservée, offrant un asile sûr aux moines peintres qui fuyaient les bourreaux de l'Orient. Rossano possède, du reste, dans les archives de sa cathédrale, un des monuments les plus précieux et les plus incontestables de l'art byzantin dans la période antérieure aux Iconoclastes et probablement dans le siècle de Justinien. Je veux parler du manuscrit désormais connu dans la science sous le nom de Codex Rossamensis, et dont MM. Oscar von Gebhardt et Adolf Harnack ont été récemment les premiers à signaler l'existence. C'est un magnifique volume, composé de 188 feuillets de vélin teint en pourpre, d'un pied de hauteur, où le texte grec des Évangiles de tit Mathieu et de St Marc est écrit en grandes lettres d'argent de forme onciale arrondie. Ce manuscrit a une grande analogie avec celui que, parmi les rares copies des Évangiles remontant aux premiers siècles du christianisme, Tischendorf a désigné par la lettre N, et dont les feuillets, également de vélin pourpre écrit en lettres d'argent, se trouvent dispersés entre Patmos, Rome, Vienne et Londres. Les deux savants allemands qui ont donné une notice de celui de Rossano, l'attribuent au VIe siècle, et j'accepte volontiers cette date, à condition qu'elle soit entendue de la fin du siècle et non du commencement. Car il y a des parties, écrites certainement de la même main que le reste du manuscrit, où le scribe a employé un type de caractère allongé et étroit, qui ne peut pas être antérieur à cette époque. Mais ce qui fait surtout l'intérêt de premier ordre de l'évangéliaire grec de Rossano, ce sont les douze grandes miniatures qui y subsistent encore, dernier reste d'une illustration bien autrement riche, dont la plus grande part a été malheureusement détruite. Chacune de ces miniatures occupe une page entière, divisée en deux registres : en haut un sujet de l'histoire évangélique ; en bas quatre figures à mi-corps des Prophètes qui ont annoncé ce fait, chacun accompagné du texte de son oracle. Les peintures sont certainement du même temps que l'écriture du manuscrit, c'est-à-dire du VIe siècle. L'exécution en est très remarquable, le dessin serre, les compositions simples, nobles et claires, la tournure superbe et le style encore tout antique. Après cette courte digression, revenons à la vie de notre saint. L'entrée de la profession monastique n'était pas facile pour Nicolas. ll était un des décurions de la ville de Rossano, et comme tel responsable des impôts sur sa personne et sur ses biens. L'honneur du décurionat était un dur esclavage, auquel on n'arrivait pas à se soustraire, et les autorités impériales non-seulement ne permettaient pas qu'on l'abandonnât, mais encore ne se faisaient pas faute de saisir celui qui cherchait à y échapper, même en revêtant l'habit ecclésiastique, et de le réintégrer de force dans son office[2]. Nicolas ne pouvait donc pas prononcer ses vœux dans un des couvents de l'ordre de Saint-Basile que possédait sa ville natale. Il dut aller secrètement au monastère de Saint-Mercure, près de Palma, sur la mer Tyrrhénienne, monastère que le second saint Pantin dirigeait comme hégoumène. Mais là encore il se trouvait sur les domaines impériaux, et donner l'habit à un décurion sans l'autorisation du gouverneur de la province eût été gravement compromettre le couvent. Fantin l'envoya donc à peu de distance de là, mais sur les terres du prince lombard de Salerne, prononcer ses vœux dans le monastère basilien de Saint-Nazaire, près de Seminara. Comme il s'y rendait, suivant solitairement à pied le bord de la mer, il vit à son grand effroi sortir des broussailles un Arabe suivi de plusieurs nègres ; c'était l'équipage d'une barque qui s'était arrêtée dans le voisinage. L'Arabe demanda au voyageur où il allait ; lui dit qu'il était bien sot de renoncer au monde avant d'avoir atteint la vieillesse, enfin, n'ayant pas pu ébranler sa résolution, lui donna des provisions pour continuer sa route. Ce charitable musulman était un honnête marchand, qui mettait en pratique une des œuvres de miséricorde ordonnées par le Coran. Mais les Calabrais considéraient alors tellement tout Sarrazin comme un démon incarné, que notre saint vit un miracle dans l'assistance qu'il avait reçue de celui-ci. Arrivé enfin au couvent de Saint-Nazaire, il y prit l'habit et adopta en entrant en religion, en l'honneur du grand disciple de Saint Jean Chrysostome, moine du Sinaï après avoir été préfet de Constantinople, le nom de Nil, sous lequel il est lui-même inscrit au catalogue des saints. Quelque temps après il revint au couvent de Saint-Mercure vivre sous la direction de Fantin. Il y porta à un si haut degré de perfection l'obéissance, l'humilité, la mortification des sens et la contemplation, qu'on l'appela un autre Paul, donnant à Fantin le nom du nouveau Pierre. Mais bientôt les signes d'une rupture entre les Byzantins et les Arabes de Sicile firent présager que les invasions allaient recommencer. Agrigente révoltée contre le khalife avait obtenu les secours de Romain Lécapène, et quand la ville eut été réduite après un siège de huit mois, les rebelles les plus compromis trouvèrent un asile dans les possessions italiennes de l'empereur. De nouveaux griefs vinrent s'ajouter à ceux-ci, lors d'une grande famine qui désola la Sicile et l'Afrique. Crénitès, stratigos de Calabre, profita de cette occasion pour faire des spéculations éhontées sur les blés de son gouvernement, qu'il vendait à des prix énormes aux Arabes affamés. Ce dernier fait mit le comble à l'irritation du khalife Mansoûr. Aussitôt qu'il eut remis en ordre les affaires de Sicile et étouffé les derniers restes (le rébellion, il somma le Basileus de livrer les transfuges et de payer le tribut, suspendu depuis plusieurs années. Sur le refus de Constantin Porphyrogénète, qui désormais occupait seul le trône de Byzance, la guerre fut déclarée. L'hégoumène Fantin, ne voulant pas se trouver en butte une fois de plus, dans sa vieillesse, aux violences des infidèles, quitta la Calabre sur cette nouvelle et se retira avec d'autres moines à Thessalonique, où il passa la fin de sa vie et mourut, environné d'une auréole de sainteté. Nil refusa de lui succéder et obtint même de ses nouveaux supérieurs la permission d'aller vivre en solitaire dans la forêt voisine sur le flanc de la montagne, auprès d'une petite chapelle de Saint-Michel. Deux compagnons vinrent successivement l'y rejoindre ; ils se nommaient l'un Étienne et l'autre George. Ce dernier était encore un décurion de Rossano, et l'Église le compte au nombre des bienheureux. Nil habitait son ermitage avec ces cieux compagnons, lorsque l'orage qui menaçait la Calabre depuis quelques années éclata avec furie. En 951 une grande armée musulmane, commandée par Hassan, émir de Sicile, et par le renégat slave Faradj-Mohammed, l'un des généraux les plus renommés du khalife de Kairoân, débarquait à Reggio, qu'elle trouvait abandonné de ses habitants, rançonnait Gerace et venait porter son camp devant Rossano et Cassano, qu'elle forçait a se racheter à prix d'argent. La mauvaise saison venue, elle retourna hiverner à Messine. Les Byzantins profitèrent de cet intervalle pour rassembler un grand armement dans la Pouille et dans la Terre d'Otrante. Un nominé Macroyannis était à la tête de la flotte et le patrice Malacénos à la tête des troupes venues d'Orient. Elles se mirent en marche vers le sud et opérèrent leur jonction avec les forces dont disposait Pascal, stratigos de Calabre. Mais les généraux grecs ne surent pas maintenir la discipline dans leur armée, qui traita la Calabre en pays conquis et y saccagea tout sur son passage. Les plaintes des sujets de Byzance parvinrent jusqu'aux oreilles de leurs ennemis, et le khalife exhorta ses troupes à ne pas craindre des soldats qui se rendaient coupables de tels excès envers leurs amis. En effet, Hassan ayant de nouveau passé le détroit et débarqué son armée près de Reggio, rencontra les Grecs, le 8 mai 959, dans la plaine au-dessous de Gerace. La bataille fut des plus sanglantes et finit par la déroute complète des troupes byzantines, malgré leur grande supériorité de nombre. Les musulmans vainqueurs se répandirent par bandes dans le pays, en y promenant la dévastation, tandis que la flotte de Sicile ravageait les côtes jusqu'aux îles Tremiti dans l'Adriatique, dont la garnison et tous les habitants furent emmenés en captivité. L'empereur Constantin se hâta d'envoyer en Sicile son secrétaire Jean Pilate implorer une trêve, que les Arabes lui accordèrent. Dans les dévastations de l'une ou de l'autre de ces années, la vie originale ne le précise pas, le monastère de Saint-Mercure fut détruit par les Musulmans. lin parti de coureurs monta même jusqu'à l'ermitage de Nil, qui s'enfuit au plus épais des bois avec ses compagnons Quand il eut aperçu, de la caverne où il s'était caché, que les pillards étaient partis, il redescendit et constata que tous leurs misérables effets avaient été enlevés, jusqu'à son cilice. Mais un de ses compagnons, qui dans la fuite s'était séparé de lui, ne reparaissait pas. Il le crut prisonnier et se mit à sa recherche. A peine avait-il atteint la route qu'il vit arriver une troupe de dix cavaliers armés, portant sur la tête des kouffiehs flottants à la façon arabe. Quel ne fut pas son étonnement quand ces cavaliers, qu'il prenait pour des Sarrazins, s'arrêtèrent et descendant de cheval s'agenouillèrent devant lui. C'étaient des gens d'un château voisin qui couraient la campagne sous un déguisement, pour ramasser les fugitifs et les conduire dans un asile sûr. Nil apprit par eux, avec une grande joie, que le compagnon qu'il croyait perdu avait été recueilli dans le château. III A la suite de ces événements, Nil se décida à revenir à Rossano, sa patrie, où il serait plus en sûreté. Il s'établit dans le célèbre monastère de Santa-Maria del Patir, dont il accepta l'hégouménat et dont on voit encore aujourd'hui les bâtiments à demi ruinés, à peu de distance de la ville. La Calabre subit encore une nouvelle invasion en 956, mais elle ne pénétra pas très avant dans le pays, Constantin Porphyrogénète ayant fait faire une diversion en Sicile même, par le général byzantin Basile, dont la victoire dans le Val de Mazzara obligea l'émir à rappeler son armée d'Italie. Pourtant, en 957, les Arabes, ayant battu la flotte byzantine, reprirent le siège de Reggio. La ville, récemment fortifiée, se défendait avec vigueur, quand une panique saisit les Musulmans à la nouvelle de l'arrivée à Otrante d'un grand armement byzantin, où le patrice Romain Argyre commandait la flotte, Crambéas et Moroléon les troupes de terre. Ils se rembarquèrent en toute hâte, et une effroyable tempête détruisit la majeure partie de leurs navires en vue de Palerme. Après ce désastre, ce fut au tour des Arabes de demander la paix, que les Byzantins conclurent volontiers et qui se maintint plus de douze ans. Elle alla même jusqu'à une intime alliance sous le règne de Nicéphore Phocas. Grecs et Arabes se coalisaient pour résister à l'empereur Othon Ier de Saxe, qui venait de descendre en Italie et montrait des velléités d'entreprendre la conquête des provinces grecques de la péninsule. Il soutenait contre les Byzantins Pandulfe Tête de fer, prince de Capoue et de Bénévent, mettait le siège devant Bari, tentait de pénétrer en Calabre sous prétexte d'y venir chercher Théophanie, la fiancée de son fils, et faisait ravager les côtes de ce pays par les corsaires Pisans. Cependant Nil organisait à Rossano le monastère de femmes de Ste-Anastasie, fondé par Euphraxios, juge impérial ou protonotaire des deux Thèmes de Longobardie et de Calabre, qui parait avoir été natif de cette ville. Il gouvernait son propre monastère avec une grande sagesse. La renommée de son extrême sainteté s'était répandue dans tout le pays, et on venait de toutes parts le consulter. En 976, Basile II et Constantin, à leur avènement au trône, envoyèrent le domesticos Léon et le protospathaire Nicolas, en mission extraordinaire, pour régler les affaires de la Calabre. Léon vint à Rossano, en compagnie de Théophylacte, archevêque de Reggio et métropolitain de Calabre. Avec une nombreuse suite de prêtres et d'officiers, ils allèrent visiter le célèbre hégoumène, moins, remarqua son biographe, pour s'édifier de ses discours que pour connaître jusqu'où allait son savoir. Nil s'en aperçut. Après les politesses d'usage, il présenta à Léon un livre où se trouvaient diverses maximes concernant le petit nombre des élus. Comme on les trouvait trop sévères, Nil soutint qu'elles étaient conformes aux principes de l'Évangile et des Pères. Elles vous paraissent effrayantes, dit-il, parce qu'elles sont la condamnation de votre conduite ; si vous ne vivez saintement, vous ne pourrez échapper aux châtiments éternels. Ceci ne laissa pas que de troubler les assistants. L'un d'eux ayant demandé alors à l'hégoumène, pour lui tendre une sorte de piège, si Salomon était damné ou sauvé, il répondit : Que vous importe de savoir si Salomon est sauvé ou ne l'est pas ? Ce qu'il vous importe de savoir, c'est que Jésus-Christ menace de la damnation tous ceux qui commettent le péché d'impureté. Il faisait par là une allusion directe aux mœurs dissolues de son interlocuteur, qui ne prolongea pas davantage l'entretien. Sur ces entrefaites, le protonotaire Euphraxios tomba dangereusement malade. Il montrait depuis quelque temps une grande hostilité contre Nil, parce que celui-ci avait refusé de lui envoyer des présents, comme faisaient les autres hégoumènes. Mais quand il sentit la mort approcher, il le fit venir. lui demanda pardon et le sollicita de lui donner l'habit monastique. Les vœux du baptême suffisent, lui dit le saint. La pénitence n'en exige point de nouveaux. Aies seulement un cœur contrit et le désir de changer de vie. Euphraxios ayant insisté encore pour recevoir l'habit, finit par l'obtenir. Ce fut alors comme un homme nouveau, il affranchit ses esclaves, distribua tous ses biens aux pauvres, et mourut trois jours après dans les sentiments de la plus grande piété. Vers le même temps, l'archevêque Vlatto revint à Rossano, ramenant d'Afrique un grand nombre de prisonniers chrétiens, qu'il avait obtenu de racheter, grâce à l'influence de sa sœur, qui était une des esclaves favorites du khalife de Kairoân. A peine débarqué, il voulut retourner continuer son œuvre de rachat. Nil essaya de l'en détourner, en lui prédisant qu'il y laisserait sa vie. Mais la perspective d'aucun danger n'arrêta le zèle du prélat. Il repartit pour l'Afrique et oncques depuis on n'entendit parler de lui. Son sort même demeura inconnu. Les hostilités venaient de recommencer, en effet, entre les Byzantins et les Arabes. Si Léon et Nicolas avaient été envoyés en Calabre par les deux empereurs, c'était pour préparer une expédition destinée à attaquer la Sicile avec l'aide des Pisans. Nicéphore, qui depuis 967 gouvernait l'ensemble des provinces italiennes, avec le titre supérieur de magistros, que personne ne porta dans le pays ni avant ni après lui, donna l'ordre à toutes les villes, conformément à la loi byzantine, de construire à leurs frais des galères destinées à porter les troupes. La reprise de la guerre était très impopulaire dans la Calabre, dont les habitants n'avaient pas de peine à prévoir les maux nouveaux qu'elle allait attirer sur eux. Les gens de Rossano s'ameutèrent et brûlèrent les bâtiments en construction sur les chantiers de leur marine. Nil alla intercéder pour eux auprès de Nicéphore et à force de prières obtint qu'ils ne seraient punis que d'une forte amende. Le magistros grec, admirant sa sainteté, voulut le nommer au siège épiscopal de Rossano, vacant par la disparition de Vlatto, mais il refusa obstinément cet honneur. 11 obtint aussi la grâce d'un jeune homme de Bisignano, qui avait tué un Juif et que les magistrats voulaient livrer à la communauté juive pour en tirer tel châtiment qu'il lui plairait. Les Israélites étaient alors nombreux et puissants dans le pays. Ils y comptaient des hommes savants et très considérés, comme le médecin Schabtaï Donolo, que nous avons vu tout à l'heure figurer parmi les prisonniers du sac d'Oria et qui disputa publiquement avec Nil sur les matières religieuses. Le saint avait annoncé que la guerre qu'on entreprenait se terminerait par un désastre et deviendrait le point de départ d'une longue suite de misères. Elle parut d'abord commencer d'une manière heureuse. La flotte des Grecs et des Pisans surprit Messine dans les premiers mois de 976. Mais bientôt, l'armée musulmane s'étant rassemblée, il fallut évacuer la ville et repasser en toute hâte le détroit, au delà duquel l'émir Abou-l-Kâsem poursuivit les troupes impériales dans leur retraite. Il pénétra cette année jusqu'à Cosenza, qu'il contraignit à se racheter du pillage à prix d'argent. Au printemps suivant, Ahou-l-Kâsem descendit la vallée du Crati et établit un grand camp retranché à Vaccarizzo, non loin de Rossano. De là, il lança des partis de cavalerie qui mirent à sac toute la Basilicate, la Terre d'Otrante, la Pouille et la Capitanate. C'est seulement à l'automne de 977 que l'émir se décida à reprendre la route de la Sicile, en emmenant un immense butin et des milliers d'esclaves. A l'approche des hordes musulmanes, Nil s'était .retiré avec ses moines dans la forteresse de Rossano, que l'émir n'assiégea pas. Trois frères seulement étaient restés à la garde du couvent, qui fut pillé et eux-mêmes conduits en captivité en Sicile. Le saint voulut les racheter. Il rassembla à grand peine cent bezans d'or, qu'il confia, avec une lettre adressée à l'émir, à un moine auquel il avait pleine confiance, pour aller les porter à Palerme. Le moine de Rossano fut admis à l'audience d'Abou-l-Kâsem, qu'il trouva en belle humeur et disposé à écouter favorablement les prières. L'émir se fit traduire la lettre de Nil, en admira les 'termes et déclara qu'elle émanait d'un véritable amide Dieu. Il rendit les moines sans rançon et les chargea même de présents pour leur hégoumène, ainsi que d'une lettre où il disait : C'est ta faute si ton couvent a souffert. Tu n'avais qu'à t'adresser à moi ; je t'aurais envoyé aussitôt une lettre de sauvegarde que tu n'aurais eu qu'à placarder à la porte du monastère. Il aurait été respecté de tous mes soldats, et tu ne l'aurais pas quitté. Maintenant, si tu veux venir me visiter, je t'y invite. Tu circuleras librement dans les pays de mon obéissance, et tu y seras respecté et honoré de tous. Tout en entretenant cette correspondance avec le saint abbé de Rossano, Abou-l-Kâsem n'en continuait pas moins à envoyer chaque année des troupes faire le dégât au delà du détroit. Mais bientôt les Byzantins et les Arabes durent faire alliance pour tenir tête à un ennemi qui arrivait du nord. en déployant une puissance formidable. C'était l'empereur Othon Il, que les Romains surnommèrent le Sanguinaire. Ayant passé les Alpes, il avait fait reconnaitre son autorité dans tout le reste de l'Italie, et maintenant il entreprenait la conquête des provinces byzantines, qu'il revendiquait comme la dot de sa femme Théophanie, fille de Romain le Jeune. Celle-ci l'accompagnait, et ils menaient à leur suite une nombreuse armée de Saxons, de Bavarois et d'autres Allemands, auxquels ils avaient joint les contingents des vassaux italiens de l'Empire. Après avoir pris d'assaut Salerne, qui lui avait refusé l'hommage, Othon vint, au printemps de 982, mettre le siège devant Tarente, qui se défendit mal et dont il s'empara. Il se dirigea de là vers la Calabre et se rendit maître de Rossano, où il laissa l'impératrice en s'enfonçant dans le sud. Les Grecs et les Sarrazins s'efforçaient par une feinte retraite de l'y attirer, loin de sa base d'opération. Le 15 juillet une grande et décisive bataille fut livrée auprès de Stilo. Je ne m'arrêterai pas ici eux détails de cette lutte, car j'aurai l'occasion d'y revenir un peu plus loin, quand je traverserai le champ de bataille où se brisa l'effort des Allemands. Il me suffit pour le moment de rappeler que l'émir Abou-l-Kâsem y trouva la mort, mais que l'armée impériale fut anéantie et que la fleur de la noblesse d'Allemagne et d'Italie périt sous les coups des Musulmans. Othon lui-même manqua d'être fait prisonnier, et s'enfuyant seul avec son cousin le duc de Bavière, ne parvint qu'après les plus périlleuses aventures à Rossano, où il rejoignit Théophanie, pour fuir de nouveau avec elle et presque sans escorte jusqu'à Capoue, où seulement il se considéra comme en sûreté. C'est à la suite de cette bataille que les Byzantins, délivrés de tout péril d'une nouvelle attaque par la mort d'Othon II, qui eu lieu à Rome l'année suivante, reprirent paisiblement possession de la totalité de la Calabre, de la Terre d'Otrante, de la Basilicate et de la Pouille, et en réorganisèrent l'administration. Tout le pays forma désormais une seule province, gouvernée par un Catapan qui résidait à Bari. Et les choses restèrent ainsi jusqu'à la conquête des Normands. Un peu avant l'expédition d'Othon Il, l'hégoumène Nil, las d'habiter un pays si incessamment ravagé, émigra avec ses moines vers un séjour plus paisible. Il se rendit à Capoue, où le prince Pandulfe Tête de Fer le reçut avec les marques de la plus grande vénération. Il lui prédit la mort que Pandulfe devait, en effet, trouver à la bataille de Stilo. Le prince envoya aux moines du Mont-Cassin, qui était compris dans ses états, l'ordre d'attribuer aux cénobites grecs un des petits couvents dépendant de l'abbaye. L'abbé Aligerne s'empressa d'obéir, et en attendant d'avoir choisi le lieu où il installerait les nouveaux venus, il invita Nil à venir avec ses compagnons se reposer au Mont-Cassin. La petite communauté voyageuse des Basiliens y fut reçue avec honneur, et Nil officia suivant le rite grec dans la grande église de l'abbaye. Le costume des moines grecs, leurs grandes barbes, leurs longs cheveux, leurs usages particuliers, furent un sujet d'étonnement pour les moines latins. Il y eut au début de la visite des froissements, et Nil fut obligé de soutenir une dispute théologique en règle pour la défense des pratiques de son Église. Enfin sa douceur et sa merveilleuse sainteté surmontèrent tous les préjugés occidentaux, et les enfants de saint Basile finirent par être dans la meilleure intelligence avec ceux de saint Benoit. On donna à Nil et à ses compagnons le monastère du Val-Luce, mais au bout de quelques années ils demandèrent à l'échanger contre celui de Serperi, à la porte de Gaëte. C'est là que se trouvait Nil, déjà presque nonagénaire, lorsque l'empereur Othon III fit sa seconde descente en Italie, pour rétablir le pape Grégoire V, en 998. Le patrice Crescentius avait chassé Grégoire de Rome, pour ne pas avoir un Pape allemand, et tout en prenant lui-même le titre de consul, avait fait sacrer, sous le nom de Jean XVI, Philagathus évêque de Plaisance, qui était un grec de Rossano. Rentrés dans la ville éternelle, l'Empereur et le Pape, firent décapiter Crescentius au mépris d'une capitulation formellement jurée. Quant à l'antipape, on le jeta en prison après lui avoir crevé les yeux, coupé le nez et la langue. Au bruit de ces cruautés, Nil quitta son monastère et courut à Rome pour implorer la grâce de son compatriote. Il supplia l'Empereur et le Pape, leur représentant les égards qu'ils devaient au caractère sacré dont Philagathus avait été revêtu, même illégitimement. Grégoire ne tint compte de ces observations, et par une sorte de défi au saint, il fit extraire de sa prison le malheureux mutilé, qu'on promena dans les rues de Rome vêtu des ornements pontificaux et monté sur un âne, en l'accablant d'outrages. Nil alors, indigné, menaça l'Empereur et le Pape des châtiments de la colère divine, suspendus sur leurs têtes, et quitta la ville sans plus vouloir communiquer avec eux. Grégoire V étant mort presque aussitôt après, Othon prit peur et ordonna d'épargner désormais Philagathus. L'année suivante, l'Empereur se rendit en pèlerinage au fameux sanctuaire de Saint-Michel sur le nient Gargano. A son retour, il vint à Serperi pour visiter le saint, dont la courageuse attitude lui avait laissé une impression profonde. Il trouva les moines grecs misérablement installés dans de pauvres cabanes. Ces hommes, dit-il aux gens de sa suite, sont véritablement citoyens du ciel ; ils vivent sous des tentes comme étrangers à la terre. Le serviteur de Dieu le conduisit d'abord à l'oratoire, où il pria quelque temps, et le fit ensuite entrer dans sa cellule. Othon lui offrit vainement de lui faire bâtir un somptueux monastère, qu'il promettait de doter avec magnificence. Nil refusa. Si mes frères, dit-il, sont de véritables moines, le Seigneur ne les abandonnera point lorsque je ne serai plus avec eux. — Demande-moi ce qu'il te plaira, reprit l'Empereur ; je te regarde comme mon fils, et je te l'accorderai avec joie. Nil lui mit alors la main sur la poitrine et lui dit : La seule chose que je te demande est de penser au salut de ton âme. Quoique tu sois empereur, tu mourras, et Dieu te demandera un compte plus sévère qu'aux autres hommes. Après dix ans d'habitation à Serperi, Nil se transporta avec ses compagnons à Tusculum ; son biographe ne précise pas à la suite de quelles circonstances. Il y fut accueilli de la façon la plus favorable par le puissant comte Grégoire, celui qui fut père des Papes Benoît VIII et Jean XIX, et grand-père de Benoit IX, tenant le siège pontifical absolument dans la condition d'un fief de sa famille. Le comte donna aux moines grecs le monastère de Sainte-Agathe, à la porte de la ville. C'est là que Nil acheva sa vie, dirigeant les religieux par ses conseils dans les voies de la perfection chrétienne, mais ne voulant plus accepter, à cause de son grand âge, le fardeau des fonctions d'hégoumène. Il mourut à Tusculum en 1005, à l'âge de 95 ans. La communauté de Basiliens du rite grec, qu'il avait fondée, fut peu après lui transférée de Tusculum même à Grotta-Ferrata, où l'on porta ses reliques. Elle s'y perpétue encore aujourd'hui, et c'est dans l'église de ce monastère que le Dominiquin peignit les deux admirables fresques qui comptent justement au rang de ses plus parfaits chefs-d'œuvre, l'une représentant l'entrevue de saint Nil avec Othon III, l'autre la guérison d'un jeune possédé par une onction de l'huile de la lampe brûlant devant le tombeau du saint. IV Cette vie de saint Nil est vraiment admirable, et je me sentais gagner par l'émotion en écrivant quelques-uns de ses épisodes. Au point de vue historique, je ne crois pas me tromper en disant que rien ne nous fait pénétrer d'une façon aussi vivante dans l'existence de la population de la Calabre au Xe siècle. On y voit combien cette province était devenue grecque de langue et de religion, après plusieurs siècles de domination byzantine. Sous ce rapport il faut faire une grande différence entre la Calabre et la Pouille. L'ancienne Apulie opposa, dans les premiers siècles du moyen âge, une résistance invincible aux tentatives de grécisation dont elle fut l'objet. L'autorité du Basileus de Constantinople y était abhorrée, et les révoltes contre elle s'y renouvelaient presque incessamment. La Calabre, au contraire, à travers tous ses malheurs, se montrait très remarquablement attachée à la couronne de Byzance, et pendant plusieurs siècles on n'y vit qu'une rébellion sérieuse, celle qui eut lieu sous la régence de Zoé. Les églises de cette province avaient été originairement latines et dépendant de l'autorité patriarcale du siège de Rome. Justinien, quand il reconquit l'Italie, respecta cet état de choses, et il en fut de même de ses successeurs jusqu'à l'époque des Iconoclastes. C'est Léon l'Isaurien qui enleva, en 733, à l'obédience romaine, pour les soumettre à la juridiction du Patriarche de Constantinople, les deux églises métropolitaines de Reggio et de Santa-Severina, qui comptaient parmi leurs suffragants tous les évêques de la Calabre, et aussi celle d'Otrante. L'empereur se vengeait ainsi de la résistance du Pontife de Rouie à ses innovations religieuses, mais surtout de sa rébellion politique, d'accord avec le peuple romain, et de l'appui moral qu'il avait donné aux habitants de l'Italie méridionale, écrasés d'exactions par le fisc byzantin et inébranlables dans l'orthodoxie. Bien que natif d'une des villes archiépiscopales soustraites à la juridiction romaine, le pape Zacharie, qui monta bientôt après sur le siège apostolique, ne parait pas avoir soulevé de contestations sur l'acte de Léon. Après le rétablissement de la paix de l'Église et l'extinction de l'hérésie iconoclaste, la nouvelle attribution des sièges de la Sicile, de la Calabre et de la Terre d'Otrante fut maintenue, malgré les réclamations du pape Adrien Ier au second concile de Nicée, et finit par être acceptée de la Papauté. En 869, les évêques Calabrais, et entre autres celui de Rossano, siégèrent comme prélats d'Orient au concile assemblé à Constantinople, qui anathématisa Photius. Dans la dépendance du trône patriarcal de Constantinople, le rite grec se substitua tout naturellement, et en peu d'années, au rite latin. Il semble d'ailleurs qu'il existait antérieurement dans certaines localités de la Calabre, sans doute depuis la conquête de Justinien. A la fin du IXe siècle, Léon le Philosophe acheva de faire disparaître ce qui subsistait encore en plusieurs endroits des restes du rite latin, en interdisant dans toute l'étendue de ses possessions de Calabre l'usage des azymes comme pain eucharistique. Lorsque Nicéphore Phocas prit de nouvelles mesures pour empêcher les cérémonies latines dans les terres italiennes de son autorité, c'est la Pouille qu'il avait en vue, et non pas la Calabre, où ne subsistait plus un vestige de latinisme. Lorsque les Normands firent la conquête du pays, l'intérêt politique le plus manifeste leur commandait de rompre tous les liens ecclésiastiques de leurs nouvelles possessions avec le patriarcat de Constantinople et de soumettre les évêchés à la juridiction directe du Pape avec lequel ils avaient fait l'alliance étroite qui était devenue le pivot de leur politique. Mais s'ils purent le faire presque immédiatement pour la Pouille, ils durent, au contraire, user de beaucoup de ménagements et de lenteurs avec la Calabre. C'est en 1096 que le grand comte Roger parvint à obtenir la soumission du métropolite de Santa-Severina au Saint-Siège. A Rossano, il échoua dans la même entreprise. L'évêque de cette ville étant mort, il lui nomma un successeur de l'obédience du Pape, mais la population refusa de le recevoir ; et pour éviter une révolte, le comte Roger dut nommer un autre évêque, de l'obédience de Constantinople. Ce n'est qu'au milieu du XIIe siècle que son petit-fils, le roi Roger, amena l'évêque de Rossano à rompre avec le patriarcat byzantin et à reconnaître la juridiction directe du Pape, et cela en échange de la double concession du titre d'archevêque et du maintien du rite grec auquel la population de la ville était invinciblement attachée. Cette fidélité aux usages de l'église orientale, comme à l'emploi usuel de la langue grecque, qui à Rossano se maintint plus tard que partout ail leurs dans le pays, était due en grande partie à l'influence des sept monastères de l'ordre de Saint-Basile qui existaient dans la ville et dans ses environs immédiats. Sous Frédéric II et sous Manfred, l'église de Rossano était encore de rite grec. C'est seulement sous les Angevins qu'elle fut enfin latinisée. Depuis ce moment jusqu'aux grands troubles du royaume de Naples dans le XIVe siècle, l'histoire ne fait plus mention de Rossano. Nous retrouvons-alors cette ville érigée en principauté presque indépendante et comprise dans les vastes domaines féodaux que la grande maison des Baux, originaire de Provence et venue à la suite de Charles d'Anjou, avait su se tailler aux dépens de la monarchie. Raimond de Baux des Ursins possédait la principauté de Rossano, en même temps que celle de Tarente et que le duché de Bari. Son fils Jean-Antoine en hérita ; mais le roi Ferdinand I" d'Aragon, quand il fut mort en état de rébellion après avoir soutenu la tentative de Jean d'Anjou pour s'emparer de la couronne de Naples, confisqua toutes ses possessions. En 1465, Ferdinand donna le duché de Bari et la principauté de Rossano à François Sforza, duc de Milan, lequel les rétrocéda l'année suivante à son troisième fils, Sforza Maria Visconti, fiancé de la fille du roi de Naples. Le mariage projeté n'eut pas lieu, mais le duc Sforza n'en garda pas moins la souveraineté du duché et de la principauté, qu'il faisait administrer par un vice-duc résidant à Bari. Ses états ne relevaient de la couronne de Naples que par un lien très léger de suzeraineté féodale ; de fait ils étaient indépendants. Quand il mourut, en 1479, le duché et la principauté passèrent, du consentement de Ferdinand, à Ludovic le More, duc de Milan, sur lequel Alphonse II les confisqua momentanément, lorsqu'il connut l'approche de Charles VIII et le concours que Ludovic avait donné au roi de France. Après la retraite des Français, le duc de Milan rentra en amitié avec le roi de Naples, et celui-ci lui rendit Bari et Rossano en 1497. L'année suivante, Ludovic en fit un apanage pour son fils Sforza, alors âgé de trois ans, mais en s'en réservant l'administration comme régent jusqu'à la majorité du jeune prince. Quelques années après, quand Louis XII descendit en Italie pour détrôner Ludovic le More, celui-ci, au moment de se réfugier en Allemagne, ne tint plus compte de l'acte par lequel il avait transmis Bari et Rossano à son fils, et céda le duché avec la principauté à Isabelle II d'Aragon, veuve de Jean Galéaz Sforza Français et Espagnols, quand ils firent la conquête du royaume de Naples et l'enlevèrent à Frédéric d'Aragon, respectèrent les états d'Isabelle, qui fixa sa résidence à Bari, en 1501, et y exerça tous les droits de la souveraineté. Elle avait eu deux enfants de son mariage avec Jean Galéas, un fils nommé François, qui mourut en bas âge, et une fille, Bonne Sforza, qui fut élevée près d'elle à Bari. En 1515, Charles-Quint maria Bonne à Sigismond, roi de Pologne, alors veuf et sans enfants mâles. Isabelle étant morte en 1524 à Naples, où l'on voit son tombeau dans l'église de San-Domenico Maggiore, la succession de Bari et de Rossano fut disputée entre la reine Bonne et le fils de Ludovic le More, qui revendiquait le duché et la principauté en vertu de la cession que son père lui en avait faite. Charles-Quint décida le débat en faveur de Bonne, ruais en lui imposant de recevoir une garnison espagnole dans le château de Bari. Cependant il la dispensa plus tard de cette condition, mais expressément elle seule et sa vie durant, quand il lui renouvela l'investiture de ses états italiens après avoir donné le duché de Milan à Sforza, qui en échange lui avait cédé tous ses droits sur Bari et Rossano. Le duché et la principauté furent dès lors gouvernés au nom du roi et de la reine de Pologne. Sigismond étant mort en 1548, Sigismond-Auguste, qui lui succéda, ne tarda pas à se brouiller avec sa mère. Celle-ci se retira donc à Bari, où elle acheva sa vie, administrant avec une grande sagesse ses petits états personnels. Elle mourut en 1557 et fut enterrée dans l'église de Saint-Nicolas à Bari, où sa fille, la reine Anne, femme d'Étienne Bathori, lui fit élever en 1593 un somptueux mausolée. Par un testament antérieur à sa retraite en Italie, la reine Bonne avait légué Bari et Rossano à son fils Sigismond-Auguste. Mais quand elle fut morte, son favori Giovanni Lorenzo Pappacoda produisit un nouveau testament, dont personne n'avait entendu parler jusque là, testament qui lui attribuait à lui-même de vastes seigneuries, et transmettait la souveraineté du duché et de la principauté au roi d'Espagne Philippe II. Celui-ci, dont la conduite fut on ne peut plus louche dans cette affaire, a été véhémentement soupçonné de s'être entendu avec Pappacoda pour la supposition d'un testament. Car, circonstance bien suspecte, on ne put jamais en représenter l'original authentique. Sigismond-Auguste réclama, mais il était loin et Philippe avait eu soin de commencer par se saisir des territoires en litige. La querelle fut soumise à l'arbitrage de l'Empereur d'Allemagne, qui naturellement donna raison à son neveu. Alors Philippe témoigna sa satisfaction en ne se bornant pas à mettre Pappacoda en possession des seigneuries que le prétendu testament lui léguait, mais en lui décernant en outre le titre de marquis de Capurso, et en élevant aux plus hautes dignités judiciaires Tomaso Salernitano, le jurisconsulte qui avait défendu-ses prétentions devant l'Empereur. C'est ainsi que Bari et Rossano furent réunies en 1558 au reste de l'état napolitain, et passèrent sous la domination espagnole. Sous le gouvernement intelligent' et paternel d'Isabelle, puis de Bonne, Rossano était une petite capitale florissante. Le mouvement de la Renaissance s'y était fait sentir ; la ville était devenue un centre littéraire fort actif, et on y comptait jusqu'à deux Académies, celle des Naviganti et celle des Spensierati, car on sait quels noms bizarres les Italiens se plaisaient à donner alors à cette sorte de réunions. Tout cela disparut sous le gouvernement des Espagnols. Pressurée comme tout le reste du pays par l'administration oppressive et avide des vice-rois, qui ne voyaient dans les provinces napolitaines qu'une ferme à exploiter jusqu'à épuisement, Rossano tomba dans une rapide décadence. On peut en suivre la marche par les registres du cens, qui y comptent 2.256 feux en 1561, 1.869 en 1595, et 1.177 seulement en 1669. Il n'est pas une seule localité du royaume de Naples pour laquelle on ne puisse faire la même observation sur ces registres du cens. Leurs chiffres sont d'une incroyable éloquence et font toucher du doigt la façon dont le régime espagnol dévorait le pays, en le réduisant à la misère et à la dépopulation. Nulle part la condamnation de ce régime n'est écrite en termes plus irrécusables. La seigneurie de Rossano, dépouillée de tous droits souverains, fut vendue par la couronne en 1612 aux Aldobrandini, de qui elle passa aux I3orgliesu, qui en 1707 la vendirent à leur tour aux Caraffa. |