I A l'extrémité occidentale de la plaine qui s'étend des environs de Tarente aux montagnes de la Basilicate, là où ces montagnes commencent à se rapprocher de la mer et où la côte du golfe tourne vers le sud, deux cours d'eau d'une certaine importance, qui ne tarissent jamais, même dans les plus grandes sécheresses de l'été, descendent parallèlement des rapides vallées de l'ancienne Lucanie. Le plus méridional est le Basiento, l'antique Casuentus, au cours profond et paisible, qui prend sa source dans le voisinage de Potenza. L'autre est le Bradano, Bradanus des anciens, qui rassemble les eaux de toutes les petites rivières naissant dans le bassin que délimitent les sites d'Acerenza, Forenza, Spinazzola, Gravina et Matera. Fangeux et rapide, il se précipite d'abord à travers une gorge désolée, tombe en nappes d'une médiocre hauteur, puis répand dans la plaine son cour irrégulier, tantôt dormant dans des marais, tantôt tourbillonnant entre des rives escarpées. Entre ces deux fleuves, les montagnes et la mer est comprise une plaine d'une fertilité merveilleuse, même dans son état présent de culture imparfaite. C'est là qu'auprès du rivage était située Métaponte. Les premières origines de cette ville remontent aux anciennes populations indigènes. Son nom primitif était Alybas, et nous le trouvons mentionné dans l'Odyssée. Avant les temps homériques, les gens d'Alybas commerçaient par mer avec la Sicanie, c'est-à-dire avec ce qui devait être plus tard la Sicile, mais ils n'osaient s'aventurer à travers la Mer Ionienne. Plus tard, le nom d'Alybas fut changé en celui de Métabos, dont les Grecs ont fait Métapontos. Le héros Alybas, éponyme et fondateur de la ville, disait la légende, avait donné l'hospitalité à Héraclès lorsqu'il ramenait en Grèce, au travers de l'Italie, les bœufs de Gêryon. Pendant le séjour du demi-dieu à son foyer, il lui naquit un fils, qui reçut le nom de Métabos, comme né à la suite de l'arrivée des bœufs. Le nom d'Alybas a ceci d'intéressant qu'il se retrouve dans les traditions sur l'origine de la ville de Témésa, l'une des plus antiques de la côte du Bruttium sur la Mer Tyrrhénienne, une ville déjà citée dans les poèmes homériques. C'est évidemment un personnage de la plus vielle mythologie de ces contrées. Lybas ou Alybas apparaît dans les légendes de Témésa comme un démon funeste, un dieu infernal couvert d'une peau de loup, qui, da même que Pluton, apparaît sur la terre pour y enlever les jeunes filles et les entraîner avec lui dans le Tartare ; on ne parvient à apaiser sa fureur qu'en lui offrant chaque année une victime humaine, jusqu'au jour où un héros libérateur, l'athlète Euthymos, lutte avec lui, en triomphe et lui interdit de revenir. Aux origines de Sybaris nous rencontrons une tradition analogue, celle du monstre Sybaris, sorte de Lamié infernal qui désole le territoire de la ville, exigeant des sacrifices humains, et qu'un héros finit par dompter. Il semble y avoir dans ces légendes une personnification saisissante et poétique du démon de la mal'aria, dévorant dans ses fureurs les premiers habitants qui sont venus se fixer sur ces plaines et y défricher le sol, un souvenir des luttes qu'il a fallu soutenir contre la nature elle-même pour éloigner le fléau en desséchant les marais et en donnant aux eaux un meilleur régime. Aujourd'hui, à la suite de longs siècles d'abandon, le montre avait repris possession de ses anciens domaines, le sol de la plaine de Métaponte, des vallées de Sybaris et de Témésa fait payer ses riches moissons en décimant chaque année les ouvriers qui le labourent ; il faut maintenant recommencer la lutte contre le fléau des premiers âges, et ce n'est pas trop d'un nouvel Euthymos, d'un nouvel Eurybatos, pour le terrasser. Seulement dans notre temps prosaïque, le vainqueur du démon ne sera plus un héros, mais un ingénieur. De celui qui assainit les étables d'Augias on ne fait plus un demi-dieu ; on lui donne une inspection générale dans les Ponts et Chaussées. Une autre tradition, grecque cette fois, née chez les colons hellènes et non plus chez les anciens indigènes, lie les origines fabuleuses de Métaponte au Péloponnèse et à la race éolienne. Elle avait fourni le sujet d'une des tragédies perdues d'Euripide. Mélanippé, fille d'Aiolos, fut aimée de Poséidon et devint enceinte. Fuyant la colère de son père ou vendue par lui comme esclave, elle vint à Métaponte chez Métabos ou Dios, et là donna le jour à deux jumeaux, qu'adopta le héros italien. Devenus grands, à la suite d'évènements sur lesquels varient les versions de la légende, les deux fils de Ménippée quittèrent Métaponte, en emmenant leur mère ; l'un, Aiolos, alla s'établir dans les îles voisines de la Sicile appelées d'après lui Îles Éoliennes (les îles Lipari d'aujourd'hui), où régnait Liparos, fils d'Auson ; l'autre, Bototos, retourna en Grèce, où il donna son nom à la Béotie. Il est facile de reconnaître sous ce récit une fable religieuse bien connue. Les amours de Poséidon et de Mélanippé ne sont autre chose que le vieux mythe pélasgique de l'union du dieu des eaux avec la déesse de la terr, de Poséidon et de Déméter, surnommée Melaina, par suite de la fureur que lui cause l'attenta du dieu contre sa chasteté, et Hippia, parce qu'elle se métamorphosait en cavale pour échapper à ses poursuites ; ce mythe, qui se conservait intacte en Arcadie à l'époque de Pausanias, est ici transporté dans le cycle des histoires héroïques. Quant à son fils Boiotos, le nom de ce héros, dérivé du mot grec qui désignait un bœuf et que l'on retrouvait aussi dans celui de Métabos, induit à reconnaître en lui une forme terrestre du Bacchus tauriforme et infernal, roi du séjour des morts et producteur des fleuves qui jaillissent au sein de la terre. Déméter était la grande déesse de Métaponte, la protectrice de cette cité qui devait toute sa richesse à l'agriculture. Le Dionysos infernal, à forme de taureau, présidait au mystère helléniques établis dans la Grande-Grèce ; Sophocle le chante déjà comme le dieu qui règne sur l'Italie, assis encore enfant sur les genoux de sa mère Déméter. En même temps une monnaie très ancienne de Métaponte nous atteste l'existence de jeux qu'on y célébrait en l'honneur d'Achélôos, père des Sirènes, inventeur du mélange de l'eau et du vin, et créateur de toutes les sources, personnage moitié homme et moitié taureau, comme le Bacchus italique, comme le Minotaure et comme les héros Boiolos et Métabos. Ceux qui se sont occupés de la mythologie antique ont depuis longtemps reconnu la parenté intime qui existe entre Achélôos et le Dionysos tauriforme, quand on envisage celui-ci comme le dieu du principe humide, producteur des eaux terrestres. Remarquons encore, pour compléter le cercle des idées d'une religion naturaliste, voilées sous le vêtement du symbole, que le nom d'Alybas, dont nous parlions tout à l'heure, est quelquefois donné comme celui d'un fleuve des enfers, et que, d'autre part, il n'y a pas seulement un fleuve Achelôos en Étolie, mais un autre, descendant du mont Lycée, dans la Triphylie, c'est-à-dire dans le pays d'où l'on prétendait qu'étaient venus les premiers colons grecs qui se seraient établis à Métaponte, au temps de la guerre de Troie. En effet, lorsqu'au VIIe siècle avant l'ère chrétienne les Grecs eurent couvert de leurs colonies toutes les côtes de l'Italie méridionale, ils prétendirent trouver à leurs établissements des précurseurs dans les âges héroïques de leur race ; ils se représentèrent eux-mêmes comme ne formant qu'une seule couche d'immigrants, précédée par une première bien des siècles auparavant. On dirait qu'ils s'étudiaient par là à créer une légitimité rétrospective à leurs établissements, qu'ils voyaient dans ces légendes l'affirmation d'un droit antique à la possession des contrées où ils avaient été chercher de nouvelles demeures. D'un autre côté, les indigènes, gagnés à l'attrait de la civilisation hellénique, les acceptèrent volontiers. Ils trouvaient leur avantage à s'en servir pour se faire, à l'égard de leurs dominateurs, des titres de noblesse grecque, qui établissaient avec eux un lien de parenté et qui les mettaient sur un pied d'égalité, d'isopolitie comme on disait dans le langage politique d'alors. La dispersion des chefs de Achéens au retour de Troie était célèbre dans les traditions épiques de la Grèce : elle fournissait à ce moment le thème de la plupart des poésies cycliques, qui développaient, complétaient et étendaient les rhapsodies homériques. Elle devint le point de départ naturel de la végétation de nouvelles légendes qui dotaient d'ancêtres les colons grecques de l'Italie. Il se forma donc rapidement tout un cycle de récits, qui faisaient aborder dans cette contrée des détachements égarés des vainqueurs d'Ilion. Nous avons en France un curieux exemple de la façon dont s'amplifient, avec le temps, les légendes de ce genre. Une très vieille tradition chrétienne, dont je n'ai pas à discuter ici l'origine et la valeur, faisait venir de Jérusalem à Marseille et dans ses environs, peu après la Passion du Christ, Lazare et Marie-Madeleine. Dans les premiers siècles du moyen-âge, les vanités locales aidant, on augmentait rapidement le nombre des personnages du drame évangélique ainsi transplanté miraculeusement en Provence ; on alla même jusqu'à inventer, pour les besoins de la cause, quelques-uns dont il n'était pas question dans les récits du Nouveau Testament ; et toutes les villes arrosées par le Rhône, dans son cours inférieur, se targuèrent d'avoir eu leur église fondée par un de ces saints personnages. Les villes de la Grande-Grèce avaient fait de même avec les héros homériques. Chacun des cantons de cette contrée prétendit avoir reçu quelqu'un des chefs de la guerre de Trois, exilé à la suite des malheurs qui l'avaient accueilli à sa rentée dans ses foyers. Bientôt il sembla que tous ceux qui n'avaient pas péri misérablement, comme Agamemnon, s'étaient donné rendez-vous en Italie. On raconta que Diomède s'était établi en Apulie et y avait régné sur les Dauniens, fondant Siponte, Salapia, Arpi, Canusium et Bénévent. On fit débarquer Calchas dans la même région où il devint un dieu fatidique au mont Garganuo ; on, allait consulter son oracle dans la grotte qui est restée sacrée jusqu'à nous jours, à Mont Sant'-Angelo, mais où l'archange Saint-Michel l'a remplacé dans la vénération des pèlerins depuis le Xe siècle de l'ère chrétienne. Petélia et Crimisa se vantèrent d'avoir été fondées par Philoctète, Scylletion par Menestheus et ses Athéniens, Locres par la troupe des Locriens Ozoles privée de son chef, Ajax, fils d'Oïlée, mort dans une tempête. On envoya Idoménée de la Crète chez les Salentins, Schedios et Epistophios avec les Phocidiens ou bien Thoas avec un détachement d'toliens à Témésa. Le tout sans préjudice des établissemnts jalonnés sur le littoral de la Mer Tyrrhienne, depuis Circeii jusqu'à Témésa et à l'isthme Scylacien, et dont on attribuait la fondation à Odysseus ou Ulysse, qui semble personnifier sous son nom dans la Méditerranée occidentale les plus anciens navigateurs grecs, comme Héraclès y résume, dans ses voyages à la recherche des bœufs de Gêryon, les expéditions aventureuses des marins marchands de Tyr. On sait tout le part littéraire que Fénelon a tiré pour la composition de son Télémaque de ces légendes, qu'il a été puiser chez Lycophron. Le parallèle que je viens d'établir entre le développement des traditions évangéliques du midi de la France et celui des traditions iliaques de l'Italie, peut se continuer en ceci que ce ne sont pas les seuls amis du Christ que la légende fait venir sur les bords du Rhône ; elle y amène aussi ses bourreaux, Hérode Antipas à Lyon — c'est le seul personnage pour lequel le récit ait un caractère réellement historique —, Ponce Pilate à Vienne. De même, dans les légendes antiques, les vaincus de Troie trouvent une nouvelle patrie sur la terre italienne, comme les principaux de ses vainqueurs. On fait aller Énée dans le Latium, Capys en Campanie, Anténor à Padoue, et nous rencontrerons encore des Troyens à Siris. Métaponte, comme les villes voisines, avait sa tradition relative à une des aventures des retours de Troie, Νόστοι, ainsi qu'était intitulée une des épopées cycliques. On racontait qu'une partie de la flotte des gens de Pylos, séparée par la tempête de son chef Nestor, avait été poussée sur la côte en ce lieu avec des vaisseaux de la Phocide auxquels commandait Épeios. En témoignage de cette origine, les Métapontins célébraient chaque année des fêtes funèbres en l'honneur des Néloides, les anciens rois de Pylos, et montraient dans le temple de leur Athéné Hellenia ou Mydia de vieux outils de charpentier, qu'ils prétendaient être ceux avec lesquels Épeios avait fabriqué le fameux cheval de bois dont les flancs avaient recélé les guerriers grecs introduits dans Troie. On ajoutait que les captives troyennes, embarquées sur les vaisseaux d'Épeios, les avaient incendiés à Métaponte pour empêcher leurs maîtres de retourner en Grèce. Il est assez remarquable que la même légende se racontait pour trait à Pise d'Étrurie, où dans la réalité il semble y avoir eu, non une colonie des Phocidiens du temps de la guerre de Troie, mais un comptoir des Phocéens d'Ionie, fondé au commencement du VIe siècle. Un passage de l'historien Éphore, qui nous a été conservé par Strabon, semble militer puissamment en faveur de la réalité d'un établissement des Phocidiens à Métaponte, mais en le plaçant à une époque bien plus récente que celle qu'y attribuait la légende. Éphore disait, en effet, que cette colonie avait été envoyée par Daulios, tyran de Crissa près de Delphes. Ceci reporte au siège de la grande puissance des Crisséens, détruite par la première Guerre Sacrée. Et les évènements que nous allons voir maintenant, se combinant avec cette donnée, devraient faire placer le tentative de colonie venue de la Phocide, si elle fut réelle, entre 700 et 650 av. J.-C. II Quoiqu'il en soit, du reste, de tous ces récits légendaires, encore enveloppés de la nuit des fables, Métaponte ne prend place dans l'histoire positive que vers le milieu du VIIe siècle. A ce moment Sybaris, fondée depuis 75 ans environ, atteignait au plus haut degré de puissance et de prospérité ; Tarente, un peu plus jeune, commençait à grandir, étendant son pouvoir et sa colonisation sur la plaine qui se déployait à partir de son port jusqu'aux montagnes, où les Lucaniens n'avaient pas encore remplacé les Œnotriens. La vieille ville de Métabos, qu'elle eût ou non, déjà reçu une première couche de colons grecs, venait d'être détruite par une incursion de barbares soudainement descendus des hauteurs, Strabon les qualifie de Sammites, nom que l'on est étonné de voir apparaître si tôt dans des régions. S'il n'y a pas dans son emploi un anachronisme comme on en rencontre quelquefois chez les écrivains grecs, il faut admettre qu'il s'agit de l'expédition aventureuse d'un Printemps sacré, parti des montagnes de la Sabine et lancé au travers de l'Œnotrie, par un coup d'audace qui ne devait être suivi que plus tard. Les Achéens de Sybaris nourrissaient contre les Doriens de Tarente une ancienne inimitié de race, apportée du Péloponnèse et remontant aux souvenirs de l'invasion conduite par les Héraclides. Les deux peuples avaient d'ailleurs une raison plus prochaine et plus directe de rivalité, que nous avons déjà vue se renouveler, pour la même cause, à la fin du Ve siècle, entre Thurioi et Tarente. L'un et l'autre convoitait également de s'arrondir en faisant la conquête du territoire de Siris, ville récemment fondée par une colonie ionienne et qui, comme telle, n'était ni pour Sybaris ni pour Tarente une sœur de race. Les Sybarites pensèrent qu'en établissant au delà de Siris une ville achéenne, ils créeraient une barrière infranchissable contre les progrès des Tarentins ; qu'ils pourraient ainsi se rendre maîtres de la Siritide et s'en assurer la possession. En conséquence, ils décidèrent l'envoi d'une colonie à Métaponte sous la conduite de Leucippos. Ils avaient l'habitude d'essaimer ainsi, à mesure que leur population se développait, et d'ailleurs, à ce moment, ils venaient de recevoir sur leur territoire une foule d'émigrés fuyant le Péloponnèse, à la suite du désastre qui avait terminé pour les adversaires des Doriens la seconde guerre de Messénie. La part considérable prise par des fugitifs Messéniens à l'établissement de la nouvelle Métaponte fut probablement l'origine première des légendes par lesquelles cette ville prétendit se rattacher à Pylos dans les âges fabuleux. Ce ne fut pas sans une vive opposition des Tarentins que les Achéens parvinrent à occuper l'emplacement de Métaponte. Leucippos, auquel les Métapontins rendirent plus tard les honneurs héroïques que les villes décernaient à leurs fondateurs, dut d'abord user de ruse. Il commença par demander la permission de s'y arrêter un jour et une nuit avec ses compagnons, fit trainer en longueur les pourparlers, de plus en plus aigres, auxquels donna lieu la prolongation de son séjour ; enfin, quand il jugea sa position militairement assez fortifiée, il rompit les négociations et brava ouvertement la colère de Tarente, en s'appuyant sur les républiques achéennes. Les Tarentins, assistés des montagnard Œnotiens, prirent les armes et s'acharnèrent à expulser les nouveaux venus. Mais l'énergique résistance de Métaponte prolongea la guerre, et elle finit par un traité qui reconnut la Bradanos comme la frontière entre l'Italie proprement dite, où les Achéens pouvaient s'étendre librement, et la Japygie, champ réservé à l'activité conquérante des Tarentins. Les vaincus d'Ira prenaient, ainsi leur revanche en Italie sur les fils les Parthéniens de Sparte. Après s'être fait de Métaponte un rempart contre les entreprises des Doriens de Tarente, les Sybarites s'occupèrent, dans le siècle suivant, de réaliser leurs projets sur la Sigitide. Alliés aux Crotoniates et aux Métapontins, Achéens comme eux, ils marchèrent contre les Ioniens de Siris, la prirent d'assaut et, dans la fureur du combat, égorgèrent aux pieds d'Athéné Polias, cinquante adolescents réfugiés dans son temple, avec le prêtre lui-même, revêtu de ses ornements sacrés. Le simulacre de la déesse détourna, dit-on, les yeux de cette scène impie, et depuis lors conserva son attitude irritée. On vit un effet de la vengeance divine dans la peste et dans les discordes civiles qui ravagèrent bientôt après les cités des vainqueurs. Les habitants de Crotone, les premiers envoyèrent consulter l'oracle de Delphes ; ils en reçurent l'ordre d'apaiser Athéné outragée et les ombres des jeunes gens mis à mort. De grandes statues furent immédiatement érigées par eux aux éphèbes Siritains et à la déesse. Les gens de Métaponte, instruits de cet oracle, se hâtèrent, eux aussi, d'y obéir. Ils révélèrent à ceux qu'ils avaient fait périr de petites statues de pierre, et présentèrent à l'Athéné de Siris des offrandes expiatoires. Contempteurs des dieux, les Sybarites, au contraire, ne voulurent rien faire. La peste cessa d'affliger Métaponte et Crotone, et l'on jugea que les deux villes avaient détourné d'elles la colère céleste, l'une par la magnificence de ses dons, l'autre par la promptitude avec laquelle elle avait accompli la prescription de l'oracle. Un peu plus tard, dans les dernières années du VIe siècle, Métaponte vit Pythagore s'établir dans ses murs à la fin de sa carrière, postérieurement à la ruine de Sybaris. Nous retrouverons de nouveau le philosophe de Samos, lorsque nous parlerons de Crotone, dont il fit le premier siège de son école en Italie, le centre de son action morale et politique sur les villes de la Grande-Grèce, au temps où cette action fut la plus puissante. C'est alors que nous serons amenés à étudier de plus près Pythagore, sa doctrine et son rôle dans l'histoire du développement de la civilisation hellénique. Nous rechercherons la part de vérité que sa biographie traditionnelle peut contenir au milieu d'un grand nombre de fables ; et nous examinerons les causes qui le firent échouer, après un premier succès, dans la grande œuvre qu'il avait entreprise, ainsi que belles qui permirent à ses disciples de se relever après sa mort et de reprendre la direction des affaires des cités grecques de l'Italie. Bornons-nous à rappeler pour le moment que, lorsqu'une réaction violemment démocratique, à la tête de laquelle s'étaient placés Cylon et Ninon, eut forcé Pythagore à quitter Crotone, Métaponte fut la ville où il chercha un refuge. Elle n'avait pas été source de l'écho de la voix du philosophe, et elle avait adhéré avec empressement à la ligue qu'il avait formée entre toutes les villes achéennes, en y joignant les Doriens de Tarente, ligue qui s'était traduite extérieurement par le signe matériel d'un monnayage identique, évidemment réglé sur les base d'une convention monétaire formelle. Les Métapontins prodiguèrent à Pythagore, ainsi devenu leur hôte, toutes les marques de l'admiration, du respect et du dévouement. Ils appelèrent sa maison le temple de Déméter, et la rue où il habitait un endroit consacré aux Muses. Les disciples les plus fervents du maître l'avaient suivi dans sa retraite. Métaponte présenta quelque temps le spectacle d'une ville toute philosophique. Pythagore, vénéré de la grande majorité des habitants, regardé par quelques-uns comme un dieu, comme une incarnation d'Apollon lui-même, put se croire assuré de terminer en paix une vieillesse glorieuse. Mais la haine des Cyloniens le poursuivit jusqu'à Métaponte, où elle recruta des partisans. Ils incendièrent l'édifice où Pythagore enseignait au milieu d'un nombreux auditoire. Forcé de fuir au travers des flammes, n'ayant pour rempart que les corps de ses disciples, le grand homme, accablé de douleur et de découragement, se retira dans sa maison et s'y laissa mourir de faim. Aristéas, fils de Damophon de Crotone, est généralement désigné comme le successeur immédiat de Pythagore. Profondément instruit des dogmes du maître, il épousa sa veuve et éleva ses fils. Il parvint, dit-on, à une extrême vieillesse. C'est à cet Aristéas que le duc de Luynes, dans le bel ouvrage qu'il a consacré Métaponte, rapporte un récit curieux d'Hérodote : Les Métapontins, dit l'historien, racontent qu'Aristée, s'étant montré dans leur ville, leur ordonna d'élever un autel à Apollon et tout auprès une statue, sous la nom d'Aristée de Proconnèse ; il leur déclara qu'ils étaient les seuls de tous les Italiotes parmi lesquels le dieu eût daigné habiter, et que lui Aristée, qui leur parlait, avait accompagné Apollon, sous la forme d'un corbeau. Après ce discours il disparut. Les Métapontins ajoutent que, frappés de ces paroles, ils envoyèrent consulter l'oracle de Delphes, et que la Pythie leur ordonna d'obéir, s'ils voulaient voir prospérer leur fortune. Ils exécutèrent les ordres du dieu, et il existe encore aujourd'hui dans leur agora une statue désignée comme celle d'Aristée, près de celle d'Apollon, avec des lauriers plantés tout autour. Ces lauriers étaient de bronze et on les croyait animés d'une puissance surnaturelle. Ce n'est peut-être pas, remarque le duc de Luynes, une conjecture trop hasardée de croire qu'Aristéas le Pythagoricien, voulant établir à Métaponte le culte d'Apollon, employa pour persuader le peuple les mêmes moyens extraordinaires dont son maître avait fait un si fréquent usage, et prétendit avoir été autrefois Aristée de Proconnèse, fils de Castrobios, fameux pour ses transformations et ses disparitions subites. Les philosophes grecs du VIe siècle, et en particulier les Pythagoriciens, pratiquaient le dangereux principe qu'on a le droit d'abuser le vulgaire, quand c'est pour le rendre meilleur. Quoiqu'il en soit, le monument décrit par Hérodote est reproduit sur une monnaie d'argent de Métaponte, frappée vers le milieu du Ve siècle. Athénée raconte qu'une voix mystérieuse sortit des lauriers de bronze, lorsqu'en 354 la courtisane thessalienne Pharsalia, maîtresse de Phayllos, un des chefs des Phocidiens dans la troisième Guerre Sacrée, vint à Métaponte et osa s'y montrer en public, le front ceint d'une couronnz de lauriers en or, dérobée dans le pillage du temple de Delphes. Soudain les jeunes gens qui se trouvaient sur la place furent saisis d'une fureur divine et déchirèrent la femme impie qui s'ornait des parures du dieu. Il est vrai que Plutarque diminue le merveilleux d'un tel récit. Suivant lui, Pharsalia s'étant mise à danser devant l'autel d'Apollon, sa couronne d'or tomba de sa tête, les jeunes gens se précipitèrent pour s'en emparer et elle périt étouffée dans la lutte où ils se disputaient ce riche joyau. Pendant un siècle environ, les cités de la Grande-Grèce, administrées par les continuateurs de Pythagore, demeurèrent indépendantes, glorieuses et puissantes. C'est alors que Métaponte, enrichie par l'agriculture, atteignit au plus haut degré de sa prospérité. Elle dédia dans le sanctuaire de Delphes la fameuse gerbe d'or, χρυσοΰν θέρος, dont parlent les écrivains antiques. L'épi ou les épis furent le type constant de ses monnaies ; c'était à la fois le symbole de la déesse des récoltes, à laquelle la ville consacrait son principal culte, et une représentation de la fertilité des moissons qu'elle devait à la protection de cette déesse. Dès la plus ancienne époque du monnayage, une sauterelle est souvent associée à l'épi ; c'est un emblème parlant de l'ancien nom de la ville, Alybas, car le mot alibas est quelquefois employé en grec pour désigner une sauterelle. Et les ravages que la multiplication de cet insecte est susceptible de causer parmi les récoltes, l'appelaient naturellement à devenir un symbole du démon destructeur Alybas, dont il était bon de chercher à ne pas réveiller la colère. Ce fut pendant sa période culminante que Métaponte érigea à Olympie une statue de Zeus, due au sculpteur Axistonoos d'Égine. Elle avait la face tournée vers l'Orient ; le maitre des dieux y était représente debout, portant son aigle sur une main et levant la foudre de l'autre ; une couronne de fleurs printanières entourait sa chevelure. Les Métapontins eurent aussi à Olympie un trésor particulier, situé entre celui des Sélinontins et celui des Mégariens ; le principal ornement en, était, un Endymion endormi, tout en ivoire, excepté les vêtements qui étaient d'or. Mais la prospérité que la domination de l'école pythagoricienne avait value aux villes grecques de l'Italie, ne devait pas être durable. Au milieu d'une, paix profonde et, d'une trop grande richesse, les mœurs déclinèrent, les passions démagogiques s'éveillèrent, les factions se formèrent. On renouvela les calomnies et les haines furieuses de Cylon. En quelques années, le mouvement se propagea dans beaucoup de villes et mit fin d'une manière sanglante au pouvoir des Pythagoriciens. Ceux de Métaponte, assiégés dans une maison que leurs ennemis ameuté incendièrent, périrent presque tous au milieu des flammes. Lysis et Philolaos parvinrent seuls à s'échapper et se réfugièrent dans le pays des Lucaniens. C'est du moins ce que l'on raconte, car le critique est en droit d'éprouver des doutes graves en présence de la façon dont le même récit se reproduit partout absolument stéréotypé, toutes les fois qu'il est question des excès de la réaction populaire contre les Pythagoriciens, soit du vivant du maître, soit après lui. A-t-on pu vraiment à Crotone et à Métaponte, et à deux fois dans une au moins de ces villes, les brûler tout vivants dans l'édifice où ils se réunissaient ? et ont-ils pu être assez insensés pour se laisser toujours prendre par l'émeute dans la même souricière ? C'est chose bien peu probable. Ajoutons que les auteurs de basse époque, chez lesquels nous trouvons ces récits, établissent une confusion inextricable entre les différents incendies et brouillent tout dans les plus singuliers anachronismes, à tel point qu'ils font de Lysis et de Philaos des disciples personnels de Pythagore, tandis qu'ils vivaient cent ans après lui. Lors de la guerre de Sicile, les Athéniens cherchèrent à entraîner dans leur parti les Grecs d'Italie. Nous avons vu comment les Doriens de Tarente repoussèrent leurs avances. Les Achéens de Métaponte, au contraire, joignirent 300 archers auxiliaires et deux trirèmes à l'armement avec lequel Démosthène et Eurymédon allaient rejoindre Nicias devant Syracuse. Ce fut leur dernier effort pour avoir une pontique à eux, indépendante de celle des Tarentais, dans le territoire de qui ils se trouvaient enclavés depuis que ceux-ci s'étaient emparés de la Siritide et y avaient construit Héraclée. Une fois la puissance d'Athènes abattue, Métaponte n'eut plus d'appui ; son autonomie fut purement nominale ; elle fût entraînée, sans plus pouvoir résister, dans les liens d'un véritable vasselage de fait à l'égard de Tarente. Et avec cette condition nouvelle, la décadence, fut rapide pour elle. La poussée des Lucaniens contre les villes grecques devenait chaque jour plus forte. Avec Thurioi, c'était Métaponte à qui sa position géographique en faisait recevoir le premier choc. Presque tous les ans son territoire subissait, de la part des barbares de la montagne, des incursions qu'elle n'avait plus l'énergie de repousser et dont Tarente ne savait pas les protéger. A ce moment, du reste, toutes les cités de la Grande-Grèce, livrées à la discorde acharnée des partis, ne respiraient que la sédition, et ne songeaient à l'ennemi que s'il portait ses ravages jusqu'au pied de leurs murailles. Dans ces circonstances périlleuses, les citoyens ne se souvenaient ni du courage ni de l'union de leurs pères. Les républiques voisines, se soustrayant aux obligations du lien fédéral, refusaient leur assistance : on ne trouvait plus ni généraux pour commander, ni soldats pour obéir. C'est alors que ces villes essayèrent de remplacer les armées de citoyens par des bandes de mercenaires, et achevèrent leur propre ruine en recourant, contre les barbares, à l'appui des capitaines étrangers et des rois d'aventure. Métaponte salua de ses acclamations la venue d'Alexandre d'Épire, dans lequel elle crut trouver un libérateur qui l'arracherait à la fois aux ravages des Lucaniens et à la pesante suprématie de Tarente. Mais la mort de ce prince auprès de Pandosia vint bientôt montrer l'inanité de telles espérances. J'ai raconté par quelle ruse le Spartiate Cléonyme s'en empara, de quelle façon il la traita et à quelle servitude il la réduisit. Incapable de secouer le joug honteux de la poignée de ribauds de Cléonyme, les Métapontins tombèrent dans le plus profond mépris chez les autres Grecs ; à Sparte on les traitait de femmes sans courage. Après avoir suivi, mais sans trouver moyen de s'y distinguer, la bannière de Pyrrhos, ils passèrent sans résistance de la protection tyrannique des rois sous la domination romaine, jusqu'à la seconde Guerre Punique. Ace moment, ils suivirent l'exemple de leur voisine Tarente, et immédiatement après elle ouvrirent leurs portes à Hannibal. Après la reprise de Tarente par Fabius Maximus, c'est à Métaponte que le général carthaginois s'établit pendant quelque temps. Cherchant à attirer les Romains dans un piège, il envoya vers Fabius deux citoyens de la ville avec dès lettres des principaux habitants, proposant au consul de lui livrer la cité et sa garnison punique, s'il voulait leur promettre l'impunité et l'oubli du passé. Fabius, sans soupçonner la sincérité de ces députés, fixa un jour où il devait s'approcher avec ses troupes des murs de Métaponte. La ruse d'Hannibal semblait réussir, le jour était venu et une embuscade, habilement cachée, attendait les Romains pour les surprendre s'avançant sans défiance. Mais Fabius resta à Tarente, retenu par des auspices défavorables ; sa superstition le fit échapper au danger qu'il n'avait pas su prévoir. Les Métapontins, renvoyés près de lui pour l'exhorter à ne plus différer, finirent par se rendre suspects à force d'insistance. On les mit à la torture et ils avouèrent le complot. Quatre ans après, Hannibal était campé en face des Romains en Apulie, lorsque la tête d'Asdrubal, son frère, jetée dans ses retranchements, lui apprit que l'armée de secours, amenée d'Espagne par celui-ci, venait d'être anéantie sur les bords du Métaure. Il sentit que la fortune de Rome l'emportait définitivement sur celle de Carthage, que la grande partie qu'il était venu jouer sur le sol même de l'Italie était perdue sans retour. Ne voulant pas cependant, même après ce désastre, abandonner la lutte, il prit la résolution de se retirer dans le midi du Bruttium, où il pouvait se maintenir et où il tint, en effet, tête aux Romains pendant cinq années entières. Les Lucaniens fidèles à son alliance le suivirent dans cette retraite, et aussi la plus grande partie des habitants de Métaponte, qui, après ce qui s'était passé avec Fabius, ne pouvaient plus espérer quartier de la vengeance romaine. La ville, à la suite de cet événement, demeura presque dépeuplée et ne fit plus que végéter misérablement, jusqu'au jour où, dans la Guerre Servile, les hordes de bandits et d'esclaves révoltés auxquelles commandait Spartacus, se jetèrent sur elle, la mirent à sac et l'incendièrent. Ce fut la fin de cette cité, qui avait eu ses jours de gloire et d'éclat, dont le nom reste ineffaçable dans l'histoire de la philosophie et des arts. On n'essaya même pas de la rebâtir. Au temps de Pausanias, c'est-à-dire dans le plus beau moment de l'empire des Antonins, il n'en restait plus, comme aujourd'hui, que des ruines, visitées dès lors seulement par ceux qu'intéressaient les souvenirs du passé. Depuis, au travers du moyen-âge, l'emplacement de Métaponte est demeuré absolument désert. Mais qui sait si le moment n'est pas venu où la vieille ville achéenne va commencer à revivre après une éclipse de vingt siècles ? Ce serait un des miracles qu'enfantent les chemins de fer ; mais il n'a rien d'absolument invraisemblable. D'ici à peu d'années la station de Torremare, établie sur le site même de Métaponte, sera le point d'embranchement d'une ligne appelée à beaucoup de mouvement et de trafic, la ligne directe de Naples à Tarente par la Basilicate. C'est assez pour en refaire un centre de population, surtout là où la fertilité naturelle du sol ne demande que des bras pour produire des richesses agricoles inépuisables. III En attendant cet avenir, Métaponte est un désert et on y arrive par le désert. Quarante-quatre kilomètres séparent Tarente de la station de Torremare et dans tout ce parcours, le long de la mer, on ne rencontre pas une habitation humaine, à l'exception des maisons de cantonniers garde-voie qui ont été construites de distance en distance le long du chemin de fer. Ces pauvres cantonniers, avec leurs familles, ont le visage pâle, le teint plombé, les membres amaigris, le ventre ballonné. On voit à leur aspect que la fièvre les dévorent lentement, comme aussi les employés de la station de Ginosa, qui s'élève non moins solitaire au milieu du trajet. Pour les hommes de la Compagnie des chemins de fers méridionaux, l'envoi sur cette partie de la ligne est presque un arrêt de mort à bref délai, comme pour nos soldats d'infanterie de marine les postes du Gabon ; et pourtant il y a toujours des gens prêts à entreprendre cette terrible loterie avec la maladie, où c'est à peine si l'on peut compter pour soi une chance favorable sur dix. Neuf à dix kilomètres séparent la gare de Ginosa du bourg dont elle porte le nom, et c'est à cette distance qu'il faut, sur tout le parcours, s'éloigner de la mer avant de commencer à trouver un canton un peu peuplé. L'absence d'habitants entraîne l'absence de culture. C'est à peine si de loin en loin l'on rencontre un champ qui, à de rares intervalles, reçoit un labour superficiel d'une charrue qui n'a pas reçu un seul perfectionnement depuis le temps fabuleux où le roi Morgès enseignait l'agriculture aux habitants aborigènes. Le chemin de fer court à peu de distance du rivage, en vue des flots qui se brisent sur les dunes de sable avec un murmure assourdi ; de distance en distance une tour croulante, de forme carrée, se dresse sur ces dunes. Ce sont les vigies, actuellement inutiles et abandonnées, dont on avait garni toutes les côtes, au temps des dévastations des Barbaresques, pour donner l'alarme à l'approche tant redoutée des pirates et offrir un refuge 'aux paysans surpris alors dans la campagne. Ce qu'a été depuis le XVIe siècle jusqu'en 1830 l'insécurité de tout le littoral de l'Italie, et quel immense service la» France de Charles X a rendu à la civilisation, en détruisant le repaire d'où les forbans infestaient constamment la Méditerranée, on a peine à s'en rendre exactement compte, aujourd'hui que ces souffrances tendent à tomber dans l'oubli. Qu'il me suffise de signaler seulement un petit fait, qui peut donner une idée de l'état de choses encore habituel à la fin du siècle dernier. Dans son Voyage pittoresque des Deux-Siciles, publié en 1784, en cinq beaux volumes in-folio, l'abbé de Saint-Non a donné des vues de tous les sites de la côte de Calabre depuis Tarente jusqu'à Reggio. Suivant le goût du temps, il anime le paysage par des figures retraçant une scène de mœurs locales. Une fois sur trois c'est un épisode d'une descente des Algériens, qui viennent piller les habitations et enlever des esclaves. De telles algarades étaient donc alors chose assez habituelle pour fournir aux artistes le thème obligé de leurs compositions quand il s'agissait de ces contrées, comme les brigands de Sonnino et des environs de Frosinone à ceux qui voulaient faire des tableaux de mœurs de l'Etat romain il y a quarante ans, au temps de Léopold Robert, de Schnetz et de Pinelli. De l'autre côté de la ligne du chemin de fer, la plaine s'étend aussi loin que le regard peut l'embrasser, monotone et faiblement ondulée, couverte de lentisques, de chênes kermès en broussailles et d'aunes rabougris, au feuillage grisâtre, tandis que la ligne dentelée des montagnes ferme l'extrême horizon. D'innombrables sangliers hantent ces fourrés, revenus à l'état de sauvagerie où durent les trouver les premiers immigrants Œnotriens. En traversant la plaine, je croyais me retrouver dans une partie des plus désolées de la Grèce ou de l'Asie-Mineur, et je me disais qu'ici encore c'est le musulman qui a été le grand dévastateur. Car c'est lui qui, à deux reprises, au IXe et XIe siècle et du XVIe au XIXe, en promenant la barbarie sur les contrées bénies du ciel, y a détruit toute civilisation. Le vieux proverbe d'Orient reste toujours vrai : Là où le cheval du Turc a empreint son pied, l'herbe ne repousse plus. Comme en Grèce et en Asie-Mineure, la vue est tout à coup délicieusement surprise par des oasis de verdure, qui interrompent l'uniformité de la lande déserte et de sa maigre végétation. Le contraste même avec ce qui les entoure donne à ces cions de paysage baignés de lumière un charme inexprimable ; c'est comme un sourire empreint encore lui-même d'une douce mélancolie. Pourtant où coule un filet d'eau, le soleil développe une végétation luxuriante, qui a la vigueur de la forêt vierge. Les rivières qui viennent de la montagne, barrées pas les sables de leur embouchure, étalent leurs eaux en petits lacs bordés de roseaux, couverts de nénuphars, sur lesquels se penchent des grands arbres inclinés de vieillesse. De jeunes lianes, à la verdure éclatante, escaladent ces arbres, cherchant l'air et le jour, s'enlacent à leurs branches et retombent en festons jusqu'à la surface du lac. On sent, à les regarder, cette séduction pénétrante et morbide, que tous ceux qui ont fréquenté les pays chauds ont éprouvée dans les lieux où la mal'aria s'embusque comme pour guetter l'imprudent qui s'attarde aux appels perfides de la Sirène. Torremare, qui donne son nom à la station attenante de la voie ferrée, est un ancien château-fort du moyen-âge, remanié au XVIe siècle, puis aujourd'hui depuis longtemps démantelé et transformé en métairie. Toute la partie de la plaine à l'entour, entre le Bradano et le Basiento, est cultivée par les contadini qui viennent y travailler de l'important bourg de Bernalda, situé à 8 kilomètres environ, sur les premières pentes des montagnes. Le château, entièrement construit en blocs arrachés à des édifices antiques, renferme une petite église où ces ouvriers trouvent la messe le dimanche et les jours de fête, au temps où les travaux des champs les retiennent dans la plaine, où ils bivaquent dans les dépendances des métairies ou bien campent sous des huttes de feuillage. Le système d'assolement pratiqué ici, comme dans toute la contrée où nous entrons, comporte deux années de jachère pour une de récolte. Avec des bras en quantité suffisante et une culture bien entendue, on obtiendrait facilement deux récoltes par an dans tout l'ancien territoire de Métaponte. Il n'y a pas de chemin frayé ou du moins empierré dans cette partie de la plaine ; il faut y cheminer dans les terres labourées, dont le sol gras et naturellement pénétré par les infiltrations des deux rivières, se transforme, après quelques jours de pluie, en un océan de fange. Si l'on veut visiter à un moment de ce genre les antiquités métapontines, il n'y a pas d'autre moyen que de louer, à la ferme, une charrette haut perchée sur deux grandes roues, qui, à chaque tour vous éclaboussent de la tête aux pieds, et de se faire voiturer dans ce véhicule non suspendu (on ne s'en aperçoit que trop vite), par deux chevaux étiques, dont l'un, attaché en dehors du brancard, n'est absolument là que pour la forme et ne peut rien tirer ; le tout sans préjudice de la chance de voir la charrette s'embourber dans une fondrière et d'être obligé soi-même de descendre dans la boue jusqu'au genou, afin de donner un coup de main au charretier et de pousser à la roue. Mais ce n'est pas le confort moderne qu'on est venu chercher dans les ruines de Métaponte, et quiconque ne sait pas prendre gaiment toutes ces petites misères du voyage n'a qu'une chose à faire, c'est de ne jamais de sa vie dépasser Naples vers le sud. A quelques centaines de mètre au nord-ouest de Torremare, en allant dans la direction du Bradano, on franchit un petit mouvement de terrain qui indique une ligne de tombeaux dont quelques-uns ont été explorés en 1878, et l'on entre sur le site de la ville antique. Aucune ruine n'y subsiste plus, ayant forme appréciable au-dessus de terre. Déjà du temps de Pausanias il n'y avait que les remparts et le théâtre de conservés : ils ont depuis lors servi de carrière et l'on retrouverait plus d'un bloc taillé avec soin, plus d'une pierre moulurée qui en ont été- extraits, dans les maisons modernes de Bernalda et dans les murailles du château de Torremare. Malgré cette absence de toute ruine extérieure, l'emplacement qu'occupait Métaponte est parfaitement délimité par les ondulations que les décombres dessinent à la surface du sol, couvert de débris de tuiles et de poteries brisées. Pas un seul fragment ne porte le cachet de l'époque romaine ; tout y est exclusivement grec. A chaque labour que l'on donne sur cet emplacement, on ramasse dés monnaies, des antéfixes de terre-cuite et d'autres menus objets, ramenés au jour par le soc de la charrue. A l'époque où les moissons commencent à mûrir, on peut suivre le tracé du plan d'édifices dont les murs arasés affleurent presque la surfacé du sol, aux lignes qui se dessinent dans les champs par des épis plus maigres et jaunissants avant les autres. D'après l'étendue qu'elle occupait, Métaponte n'a jamais dû compter plus de 30.000 habitants. Au centre de cet emplacement, vers le point où l'Agora devait être située, une grosse métairie de construction récente, la Massaria di Sansone, est entièrement bâtie de débris antiques. C'est à côté qu'en 1828 le duc de Luynes, avec le concours de l'architecte M. Debacq, exécuta les fouilles remarquablement heureuses qui lui firent découvrir les restes d'un temple grec d'ordre dorique, appartenant à l'époque de la perfection de l'art, temple dont le couronnement était revêtit d'une décoration de terre-cuite à reliefs polychromes du plus grand effet. Tous les artistes connaissent l'admirable cimaise garnie de palmettes et de mufles de lion formant chéneaux, qui bordait le toit de ce temple. C'est maintenant l'un des plus précieux joyaux de la Salle de Luynes au Cabinet des médailles de Paris. Le morceau est devenu absolument classique, et il a contribué, dans une large part, à modifier les idées que l'on se faisait autrefois sur l'art des anciens. La découverte de ce beau chéneau de Métaponte a été l'une des principales choses qui ont porté le dernier coup aux préjugés surannés qui se refusaient à admettre la place capitale tenue par les décorations colorées dans l'architecture hellénique. Malheureusement les infiltrations du Bradano dans le sol ne permirent pas au duc de Luynes de pousser sa fouille assez profondément pour atteindre le pavé du temple et en relever le plan. Depuis 1828 personne n'a repris de recherches régulières à cet endroit, et il est à craindre que maintenant elles ne puissent plus donner des résultats féconds. Les débris amoncelés du temple ont été déplorablement mis à contribution pour construire la ferme. On le reconnaît en observant les tronçons de colonnes cannelées, les morceaux d'architraves, les chapiteaux plus ou moins mutilés de l'ordre extérieur et des deux ordres intérieurs de l'édifice, qui sont engagés dans le mortier des murailles modernes. Il faut environ trois quarts, d'heure de marche pour aller de la Maasaria di Sansone à la Travela dei Paladini, la ruine capitale de Métaponte. C'est un temple d'ordre dorique dont il reste quinze colonnes debout, dix du côté nord du péristyle, cinq du côté sud, portant encore la première assise de l'architrave. Le temple était hexastyle, à douze ou treize colonnes sur ses faces latérales. On ne retrouve aucun reste de la frise, de la corniche, ni des frontons, les murs de la cella ont entièrement disparu ; on ne voit mémé plus de traces de leurs fondations, qui ont été arrachées comme les pierres des marches ou socles dans les entrecolonnements. Le sol actuel est plus bas que l'ancien pavé du temple, qui a, lui aussi, été complètement détruit. La conservation d'une partie des colonnes n'a été due qu'au peu de facilité qu'offrait l'emploi de leurs matériaux pour des maçons modernes. Les fouilles de l'enlèvement du pavé, qui ont achevé la dévastation de l'édifice, ne remontent pas à plus d'un siècle. L'archevêque Capece-Latro, quand il occupait le siège de Tarente, avait encore recueilli, dans sa riche collection, deux mosaïques trouvées dans ces travaux. Elles ont été publiées par Raoul Rochette. Ce sont des mosaïques de pierres de diverses couleurs en bas-relief polychrome, genre de travail dont les spécimens sont d'une excessive rareté. J'ignore où elles se trouvent aujourd'hui, mais elles étaient exactement pareilles à deux mosaïques de même dimension, que le comte de Caylus reçut de l'Italie méridionale sous le règne de Louis XV, sans indication de provenance précise et qui font maintenant partie des collections de notre Cabinet des médailles. Le travail en était parement grec et présentait les caractères de l'art du IIe siècle av. J.-C. Ces bas-reliefs de mosaïque, hauts de 45 centimètres sur 28, étaient manifestement des ex-voto dédiés dans le temple : l'une représentait l'Espérance (Elpis), debout : tenant d'une main une grenade et de l'autre relevant le pan de sa robe ; l'autre Hermès sous les traits d'un adolescent qui n'a pour tout vêtement qu'une simple chlamyde jetée sur son épaule et qui retient un bélier par les cornes. L'édifice était, suivant l'habitude constante des Grecs, construit sans recherche de matériaux exceptionnels avec la pierre du pays, calcaire grossier et plein de trous, dont les défauts étaient dissimulés sous un revêtement de stuc fin, auquel on avait donné sur les colonnes un beau ton d'un jaune doré. Quelques fragments retrouvés aux alentours attestent l'emploi de la terre-cuite polychrome dans les parties du couronnement. L'ordre extérieur, le seul que l'on connaisse, est un peu plus petit que celui du périptère hexastyle de Pæstum, vulgairement et improprement désigné sous le nom de Temple de Cérès. L'analogie est, du reste, très grande entre les deux édifices, qui ont en commun la particularité singulière de l'architrave faite de deux assises, et l'on peut attribuer à la première moitié du Ve siècle avant l'ère chrétienne le temple de Métaponte comme celui de Pæstum. Les colonnes de la Tavola dei Paladini, d'un galbe sensiblement conique, ont 5 diamètres de hauteur ; l'entrecolonnement est très large ; aussi, pour soulager la portée des architraves, a-t-on donné au coussinet des chapiteaux plus de développement et plus de saillie qu'il n'était d'habitude à l'époque où l'édifice fut construit. Malgré ce détail, qui garde une saveur d'archaïsme, les colonnes ont de la sveltesse et l'ensemble - donne une impression de légèreté combinée avec une inébranlable solidité. A quelle divinité était consacré ce temple ? Aucun texte ni aucune inscription ne nous l'apprend. Mais le fait de la dédicace de mosaïques décoratives représentant 'Elpis et Hermès, à l'intérieur du sanctuaire, peut donner à soupçonner qu'on y honorait Déméter, soit seule, soit associée à sa fille. En effet, Elpis est-souvent assimilée à Perséphone-Coré, la déesse des belles espérances promises aux initiés après la mort. Quant à Hermès, son association à Déméter comme serviteur et ministre, se produit à plusieurs reprises. Elle est constante et tient sans doute, comme j'ai essayé de le montrer ailleurs, à une influence de la religion cabirique de Samothrace, dans le culte de Déméter Thesmophoros ou législatrice, déesse des mariages légitimes, tel qu'il a rayonné de Thèbes de Béotie et d'Athènes dans presque toutes les parties du monde grec. Une peinture de Pompéi fait voir Mercure debout près de Cérès assise, à laquelle il-tend une bourse que la déesse se prépare à recevoir dans un pli de son vêtement. Hermès figure dans ce cas comme Eriunios et Chthonios ou Erichthonios, c'est-à-dire comme producteur des richesses, dont la bourse pleine est le symbole naturel, et spécialement des productions du sol. Il tient donc, aux côtés de la déesse de la terre féconde, à peu près la même place que Plutos, la richesse même personnifiée, qui l'accompagne si souvent. Déméter, nous l'avons déjà dit, et les monnaies de la ville, aussi bien que les textes littéraires, en fournissent les témoignages les plus précis, Déméter était la divinité principale de Métaponte. Au reste, la numismatique des cités de la Grande Grèce atteste quelle importance de premier ordre avait dans presque toutes le culte de la déesse d'Éleusis et de sa fille. Les écrivains ne sont pas moins formels à cet égard. A Tarente on adorait une Déméter Epilysamenê, c'est-à-dire présidant à l'accouchement des femmes. Les colons doriens avaient introduit également dans cette ville l'usage du nom particulier de Damia, usité pour désigner la déesse dans quelques localités doriennes du Péloponnèse, comme Trézène, Épidaure et Égine. C'est de là qu'il passa en Campanie, où nous trouvons à Capoue une déesse Jovia Damusa, qui n'est qu'une variante de Cérès, et même à Rome, où la mystérieuse Bona Dea recevait quelquefois l'appellation de Damia. Sa prêtresse, nous dit le grammairien Festus, portait le titre de Damiatrix ; or, dans les inscriptions indigènes de la Messapie, nous trouvons le même titre sacerdotal sous la forme damotriach, ce qui en assure la provenance tarentine, déjà devinée par Welcker. A Crotone, les légendes de la vie de Pythagore donnent une place considérable aux deux Grandes Déesses dans la religion locale. A Locres, c'était Perséphonê qui était la protectrice spéciale de la ville, dont le principal temple lui était dédié. A Hipponion, Strabon nous parle 'aussi de l'adoration des Grandes Déesses. A Poseidania-Pæstum, en 1820, on découvrit un dépôt de plusieurs milliers de statuettes votives en terre-cuite de Déméter Courotrophos ou nourrice, entre le temple dit de Neptune et la prétendue Basilique, ce qui prouve qu'un de ces deux sanctuaires, les principaux de la ville, était consacré à Déméter. Et je n'hésite pas à attribuer une telle consécration à celui que l'on a pris l'habitude de désigner vulgairement par le nom si absurdement impropre de Basilique. En effet, la division de sa cella en deux nefs parallèles, par un rang de colonnes, ne peut s'expliquer que si l'on y honorait. simultanément deux divinités placées sur un pied de parité parfaite, comme étaient Déméter et Coré, la Mère et la fille, celles que l'on désignait par excellence comme les deux Déesses tô Theô. La numismatique de Pæstum montre d'ailleurs que, dans le culte de cette ville, Déméter tenait le premier rang après Poséidon, par une ; association du dieu avec la déesse de la terre, apportée de leur pays natal, par les colons Trézéniens, et que nous retrouvons en Arcadie ; dans les plus anciennes origines de la religion d'Éleasis, ainsi que sur plusieurs autres points de la Grèce. Les écrivains nous parlent encore du développement de la religion de Déméter à Éléa-Velia et à Néapolis de Campanie. Dans cette dernière ville on l'honorait comme Thesmophoros, et la prêtresse de cette dernière formé de la déesse, dont on a trouvé une inscription grecque à Pompéi, devait exercer son sacerdoce, non dans la ville devenue romaine après avoir été osque ; mais dans la cité voisine de Néapolis. C'est de Cumes, sa métropole, ait le sacerdoce de Démêlée Thesmophoros était le plus haut honneur auquel les matrones pussent prétendre, que ce culte y avait passé. Sui le lac Averne, les colons grecs avaient établi l'adoration de Perséphonê comme déesse infernale, et ils prétendaient y retrouver le bois de la déesse, par où Ulysse, dans le XIe chant de l'Odyssée, pénètre dans les demeures des morts. Ils racontaient aussi, et les Grecs de Sicile comme eux, que les Sirènes, dont on montrait les tombeaux à Néapolis et au promontoire Pelôron, étaient des compagnes de Perséphonê associées à ses jeux sur les bords de l'Achélôos quand elle fut enlevée, qui l'avaient cherchée inutilement et avaient fini par mourir de douleur dans ces différents endroits, en exhalant des chants mélodieux. C'est enfin aux Grecs de Cumes et de Néapolis qu'il faut attribuer l'invention de la fable de la dispute de Déméter et de Dionysos pour la possession de la Campanie. Remarquons, du reste, que, dans la religion des Hellènes de l'Italie méridionale, excepté à Métaponte, Déméter occupe généralement une position plutôt subordonnée à celle de sa fille ; qu'elle y prend place surtout comme mère de Dionysos, et de Perséphonê, de Coros et Cora, traduits en latin Liber et Libera. C'est qu'en effet, dans toute cette contrée, le culte des divinités chthoniennes s'établit surtout avec la forme mystique et se constitua en mystères où l'élément dionysiaque prédominait, issus des mystères bachiques du Péloponnèse bien plus que des Éleusinies attiques. IV Les vieilles légendes relatives aux origines fabuleuses de Métaponte, légendes que nous rayons rapportées en commençant ce chapitre, et, où nous avons vu la grande déesse de la cité se transformer en une héroïne, Mélanippé, ont laissé entrevoir très clairement que dans la religion locale Déméter, comme presque partout, au reste, avait le double aspect de déesse de l'agriculture et de la production terrestre, de personnification de la terre féconde qui fait sortir de son sein les moissons pour la nourriture des hommes, et, de déesse funèbre, dont le démon infernal Alybas est le ministre. Le plus ancien mode de sépulture chez les Grecs avait été l'inhumation, et non la crémation ; c'était celui de l'âge pélasgique. Les Athéniens en attribuaient l'établissement à Cécrops ; et même après que les lois de Solon eurent permis l'usage de brûler les corps, le rite plus ancien de les inhumer se maintint parallèlement. Les Athéniens avaient l'habitude de choisir, suivant leurs idées ou leurs convenances personnelles, la manière dont ils seraient enterrés, et les fouilles de leurs tombeaux montrent que le plus souvent ce n'était pas la crémation qu'ils préféraient. En cas d'inhumation, le corps était déposé en terre, la tête tournée vers l'Occident, tandis que les Mégariens ne se préoccupaient pas de l'orientation du cadavre dans la sépulture. Un certain nombre de faits prouvent aussi l'usage primitif de l'inhumation dans les Cyclades, habitées par des populations de race carienne, à Sicyone et à Tégée d'Arcadie. Chez les Grecs italiotes, l'influence pythagoricienne la fit préférer ; elle était même de précepte pour la secte. Ainsi la terre engloutissait les hommes dans son sein après la mort, après leur avoir donné l'existence et les avoir nourris pendant leur vie ; elle devenait encore plus sainte quand elle leur donnait la sainteté du sépulcre, qu'exprimait l'épithète d'hagnos, laquelle appartenait au tombeau comme à la déesse chthonienne. Par rapport à l'homme, la terre était celle qui produit tout et ensuite absorbe tout ce qu'elle a fait naître. De là naquit l'idée d'assigner aux morts pour demeure les entrailles du sol. Gê, la vieille personnification pélasgique de la terre dans sa notion la plus étendue, était par suite une déesse funèbre, et certains des sacrifices qu'on lui offrait avaient le caractère d'une commémoration des morts. Telle était, dans le culte attique, la fête des Hôraia, dont on attribuait l'établissement à Erichthonios, et qui consistait en même temps dans des rites funéraires et dans une offrande des prémices des principaux fruits du sol. Du moment que se fut établie la distinction de Gé et de Déméter comme deux personnalités différentes, ce fut Déméter qui, comme représentant plus spécialement le sol, fut tenue pour la déesse à qui l'on confiait la dépouille des morts, pour celle qui gardait leurs ombres dans son sein. Pour exprimer ce rôle, on lui mettait quelquefois dans la main, comme à Gé, la clé de l'enclos, hercos, infernal où sont parqués les morts, identique à l'orcus latin, auquel préside la Déméter Hercyna de Lébadée, divinité essentiellement funèbre, dont Welcker a justement assimilé le nom à celui d'Orcina. A Athènes, les morts inhumés dans la terre étaient qualifiés de Démêtreioi, ceux qui appartiennent à Déméter. A Sparte, le douzième jour après le décès, les rites de deuil se terminaient par un sacrifice à cette déesse. Cicéron nous apprend qu'un des plus anciens usages religieux de l'Attique faisait semer des grains sur la fosse funèbre. Il faut rapprocher ici l'usage, introduit de la Grèce à Rome, du sacrifice de la porca praecidanea ou praesentanea, truie immolée à Cérès en l'honneur des morts au moment de la moisson, et avec le sang de laquelle on purifiait la maison. Dans ces derniers rites, comme dans ceux des Hôraia d'Athènes en l'honneur de Gê, nous voyons apparaître une des pensées mères des mythes du paganisme, celle qui a constamment associé à la reproduction des êtres les phénomènes de leur destruction. Elle a fait dépendre ces deux ordres de faits l'un de l'autre ; elle n'a pu comprendre la mort sans la vie, ni la vie sans la mort. Ces problèmes redoutables, dans lesquels notre propre existence, nos espérances, nos douleurs et nos joies se trouvent si étroitement impliquées, ont dès le début, impérieusement demandé à l'esprit de l'homme une réponse, une solution ; et, selon la marche naturelle des choses, la, solution qu'on cherche aujourd'hui dans la science, l'humanité naissante l'a d'abord demandée à la religion. On a tremblé devant ce qu'on ne pouvait comprendre, et on a adoré ce qui faisait trembler. Une comparaison qu'on retrouve à chaque pas dans les poètes anciens, et qu'ils n'ont pas reproduite si souvent sans quelque motif sérieux, est celle du procédé de génération de la nature humaine avec la fécondation de la terre par le soc de la charrue. Le fer qui ouvre le sol et prépare un lit à la semence, fournit à la poésie naturelle une image de violence et de douleur, qu'elle applique à la consommation du mariage. Cette analogie, que tout le perfectionnement social imaginable n'empêchera jamais de se reproduire en vertu des lois immuables de la nature, se montre bien plus frappante encore dans les mœurs dites héroïques, où le rapt et la violence sont les préliminaires ordinaires de l'union conjugale. Ainsi le premier regard que l'homme a replié sur lui-même a associé dans son esprit des idées de douleur et de violence à la pensée de ses joies d'amour et de ses espérances de reproduction ; et la seconde observation qu'il a pu faire dans la culture des champs dont les fruits le nourrissent, lui a montré comme un symbole des-mêmes pensées. Cette possession de l'objet aimé n'a fait qu'ouvrir, aux regards de l'homme, une série de phénomènes de plus en plus effrayants. L'enfant né de son union n'a pu être mis au monde qu'au milieu de douleurs atroces, et à chaque gestation, la vie de la mère, celle de l'enfant, ont été mises en question. Voici l'enfant né ; il respire et sa première voix est un vagissement de douleur. Au prix de combien d'épreuves, de souffrances, de dangers, l'enfant pourra-t-il croître et se dérober enfin à la puissance ennemie qui semble lui disputer tous ses progrès dans la vie l Les faits qui se passent depuis la conception de l'enfant jusqu'au développement de sa puberté, mettent donc en présence les images de la vie et de la mort ; et ce spectacle doit d'autant plus agir sur l'homme qui l'observe, que toutes ces péripéties de l'accouchement et de l'éducation se lient d'une manière plus étroite avec la tendresse instinctive de l'homme pour les enfants qu'il a engendrés. De cette observation individuelle, il est tout simple que l'homme passe à des remarques plus larges, et qu'il embrasse la nature entière dans la contemplation des phases de la destruction et du renouvellement des êtres. Les mêmes dangers qui assiègent l'homme à sa naissance et dans son berceau, sont communs aux espèces dont l'organisation se rapproche de celle de l'homme, et les espèces entre elles ne puisent les forces nécessaires à leur reproduction qu'en se détruisant mutuellement. Les animaux carnassiers assouvissent leur faim avec la chair des autres animaux ; les herbivores se contentent de détruire les plantes ; de l'herbe qui sèche et jaunit pend la graine qui renferme une herbe nouvelle ; le grain pourrit dans la terre et semble s'y dissoudre avant que de germer ; dans les détritus des végétaux, la reproduction des plantes puise une force inconnue ; la mort des animaux à organisation complète, et la dissolution qui .en est la suite, produisent des résultats de fertilité plus surprenants encore ; des cadavres putréfiés sortent des moissons vigoureuses, ou même en apparence des êtres animés. Si
qua fides rebus tamen est addenda probatis, Nonne
vides, quaecumque mors fluidove calore Corpora tabuerint, in parva animalia verti ? Maintenant, il faut se souvenir qu'avec la doctrine de panthéisme qui fait le fond de toutes les religions païennes, cet ensemble révolutoire de mort et de vie, dans lequel l'homme se sent emporté, n'est point distinct à ses yeux de la Divinité elle-même. Puisque Dieu est tout et que tout est Dieu, il est la mort et la vie, la destruction et la reproduction ; il veut la dissolu Lion et le renouvellement des êtres ; lui-même, il vit et il meurt tour à tour. De là, pour les religions panthéistiques, une conséquence frappante : ce grand Tout qu'on adore, c'est la vie et la mort réunies ; c'est à la fois l'être actif et la matière passive. Aussi dans le détail des mythes et des cérémonies de l'antiquité, la Divinité occupe-t-elle tour à tour toutes les places, tantôt semblant demander des victimes, tantôt représentée comme une victime elle-même. Les croyances dont nous avons essayé d'embrasser l'ensemble d'un coup d'œil rapide, ne sont pas le résultat d'une froide combinaison scientifique. Elles proviennent d'une aperception des objets, dans laquelle l'observation est inséparable d'une émotion vive, et que colorent toutes les craintes, toutes les espérances, en un mot, tous les sentiments intimes de l'homme. L'édifice de la religion a dû s'établir sur ce fondement de pure imagination, et ce qui tient à une recherche raisonnée des causes, à une étude plus froide des éléments, vint s'adjoindre à la religion déjà toute formée, sans en modifier le caractère essentiel. Aussi la distinction qu'on peut établir entre les religions ignorantes et les religions savantes ne repose-t-elle que sur l'aspect superficiel des choses. A mesure qu'un peuple accroit la masse de ses connaissances, il cherche à dissimuler le fond grossier de sa religion sous un appareil plus régulier, et dans lequel les connaissances acquises obtiennent une place honorable ; à moins, toutefois, qu'il ne prenne, comme les Grecs, hardiment son parti, et que sous le nom de philosophie il ne crée, à part de la religion, le domaine de la science. Au milieu de l'enchaînement de l'ensemble des phénomènes qui font ainsi continuellement succéder la mort à la vie, puis la vie à la mort, dans le sein de la nature, il est une assimilation qui s'impose de très bonne heure à l'esprit, car nous la retrouvons chez les peuples les plus divers, en Egypte aussi bien qu'en Grèce, c'est celle de la destinée humaine après la tombe avec la métamorphose du grain qui, déposé en terre, renaît en produisant une nouvelle plante. Cette notion était en germe dans la conception primitive, naturaliste et agraire, de la religion des Grandes Déesses, Déméter et Perséphonê. Entendue d'abord, suivant toutes les vraisemblances, au sens grossier d'une palingénésie purement terrestre, d'un retour à l'existence de ce monde, elle alla se spiritualisant chaque jour davantage avec le progrès de la pensée religieuse, jusqu'à atteindre à la conception d'une immortalité, d'une vie par delà la tombe. Ce fut le point de départ, la source de toute la mystique du culte de Déméter et de sa fille ; ce fut l'essence même de leurs mystères, et en particulier de ceux d'Éleusis, car c'est précisément l'application à la vie future des mérites des purifications et des sacrifices accomplis dans ces cérémonies, ainsi que de la science qu'on y acquérait, qui fut le véritable objet de leur institution. Cette notion de palingénésie et d'immortalité est déjà empreinte partout dans l'hymne homérique à Déméter, et avec elle l'autre dogme, connexe et exprimé en termes formels, de la double destinée des âmes, du bonheur de celles des initiés et du mal. heur de celles des non-initiés. Voss et d'autres ont remarqué avec raison, dit Guigniaut, que, bien que Triptolème soit nommé deux fois dans l'hymne à Déméter parmi les princes d'Éleusis, il n'y est pas question de lui comme ayant le premier reçu de la déesse, puis communiqué aux hommes, de concert avec elle, le présent du blé. Tout au contraire, le blé est supposé préexistant en Attique, et le grand bienfait de Cérès, c'est l'institution de ses mystères par elle-même, avec le sens profond que révélaient leurs cérémonies et leurs mythes, en retour de l'hospitalité qu'elle avait, trouvée dans la famille de Céléos... Cette tradition implique, ainsi que les rites significatifs qui s'y liaient, tout au moins une vie nouvelle, sinon l'immortalité absolue de l'âme humaine. Aussi est-ce dans les Éleusinies que le dogme de la vie divine après le trépas, de l'immortalité de l'âme avec des récompenses et des peines, se développa principalement, avant que la philosophie ne s'en emparât indépendamment de la religion. De simple déesse funèbre, investie de ce rôle parce qu'elle était la terre qui reçoit dans son sein la dépouille des morts, Déméter devint ainsi, avec sa fille, la déesse de l'immortalité après le trépas. Mais ce rôle de divinité des Morts, qui préside à leur nouvelle vie au delà du sépulcre, la typifie et en assure la béatitude, appartint en propre à la fille plutôt qu'à la mère, du moment qu'on eut admis leur dualité. Déméter n'est que rarement la déesse infernale, et cela dans quelques circonstances particulières qui persistent comme des vestiges d'un état de choses tout à fait primitif, antérieur à son dédoublement en un couple de mère et de fille. Dès que ce couple est formé, c'est Perséphonê-Corê qui est la reine des enfers, la déesse de l'autre vie. Après Déméter, la principale divinité des Métapontins était Apollon. Il y était adoré avec le cortège des Muses. Nous avons vu un peu plus haut que les Métapontins avaient établi un sanctuaire des Muses dans la rue de leur ville qu'avait habité Pythagore. Le seul monument que le sol de Métaponte ait jusqu'ici fourni à l'épigraphie latine, est une inscription portant qu'un certain L. Nonius Rufus fit reconstruire à ses frais le temple des Muses, tombé de vétusté. M. Mommsen a rangé quelque peu légèrement cette inscription parmi les suspectes ; il n'a pas, dit-il, pleine confiance dans l'autorité qui rapporte sa découverte en 1792. En lui-même, le texte n'a rien qui justifie un semblable soupçon ; et rien non plus ne donne lieu d'infliger le stigmate de l'épithète de faussaire à Giuseppe Castaldi, qui l'a publié. Ce qui est faux, archifaux et grossièrement inventé dans l'épigraphie de Métaponte, c'est une prétendue inscription dédiée par le consul Fabius Luscinus à Jupiter, Junon et Hercule, que Gruter a insérée dans son recueil sur la foi de Zavarroni, digne émule de Pirro Ligorio. Quoiqu'il en soit, du reste, le fait de la dédicace par les Méta pontins de leur fameuse gerbe d'or, c'est-à-dire d'un emblème du culte de Déméter, dans le sanctuaire d'Apollon à Delphes, prouve qu'ils avaient établi mi lien entre le culte des deux divinités. L'association d'Apollon aux Grandes Déesses s'observe de la même façon sur plusieurs points des domaines de la race hellénique. En général elle y tient bien moins à une parenté établie doctrinalement entre ces personnages de l'Olympe, qu'à une alliance formée historiquement entre les cultes nationaux des deux populations qui se sont superposées l'une à l'autre. Tel est le cas du groupe de divinités que nous offre le Triopion de Cnide, centre religieux et fédéral des Doriens de la côte d'Asie-Mineure et des îles voisines. On y adorait Déméter, Perséplioné et Hadès Épimachos ; c'étaient les vieux patrons du lieu, ceux qu'y avait établis la très antique colonie thessalienne, attribuée au héros fabuleux Triopas. Plus tard, Apollon s'y joignit, lors de l'établissement des colonies doriennes, et il y figura désormais dans le culte comme le protecteur spécial de leur confédération. Des faits analogues amenèrent la même association dans le Delphinion de la Voie Sacrée d'Éleusis, aujourd'hui remplacé par le monastère de Daphni près Athènes. Pausanias nous apprend formellement que ce temple était dans l'origine consacré à Apollon seul, à l'Apollon Patrôos des Ioniens ; les Grandes Déesses n'y furent introduites que lorsqu'on affilia tous les sanctuaires situés sur la route d'Athènes à Éleusis à la religion de la cité mystique. Je n'hésite pas à. expliquer de même l'adoration d'Apollon Carneios avec les deux déesses à Andania de Messénie, et les traces d'une association pareille que l'on relève à Tégée, à Mantinée et à Thelpusa d'Arcadie. Dans la religion de Métaponte, l'Apollon de Delphes est le dieu de l'élément ethnique des Phocidiens ; c'est aussi celui dont l'oracle préside à la fondation de toutes les colonies grecques hors du sol de la Hellade. Quant à Déméter, c'est une des grandes divinités nationales des Achéens. Elle est adorée à Aigion sous le nom de Panachaia, aux côtés de Zeus Homarios ou Homagyrios, et c'est sous leur double protection que se tiennent les assemblées fédérales des Achéens de la Grèce. A Apollon et à Déméter, les Métapontins joignaient dans leurs adorations publiques Athéné, qui est si souvent associée à l'une ou à l'autre de ces divinités chez les Grecs, à toutes les deux dans le Delphinion de la Voie Sacrée d'Éleusis. L'Athéné de Métaponte était surnommée Hellénia ou Mydia. Son temple, où l'on prétendait montrer les outils d'Epeios, était situé, nous dit-on, près de la ville, et non dans l'intérieur. On pourrait donc penser que c'est celui dont une partie de la colonnade demeure debout. J'insiste et j'insisterai, toutes les fois que les renseignements littéraires ou archéologiques me permettront de le faire, sur les groupements de divinités que nous offrent ainsi les cultes locaux des différentes cités. C'est, en effet, un sujet-que l'on ne saurait assez étudier, si l'on veut arriver à reconstituer l'ensemble du système religieux des Grecs. Pour les esprits superficiels, la religion des anciens n'est qu'une image de leurs gouvernements. L'Olympe est un sénat délibérant des affaires divines et humaines sous la présidence de Zeus. Chaque dieu est un magistrat ayant son ressort et son gouvernement. Tel est, en effet, à peu près le résumé des notions que les gens du monde ont puisées dans la lecture des postes. Mais à côté de cette religion officielle et arrangée selon un certain esprit d'ordre politique, on s'aperçoit bientôt qu'il en a existé beaucoup d'autres ; que chaque peuple, chaque cité, presque chaque famille, ont eu leur culte particulier et leurs légendes divines. Ces légendes ou ces mythes renferment presque toute les notions que peuvent posséder des sociétés primitives. L'histoire et la fiction s'y mêlent si intimement que le point de transition entre l'une et l'autre est impossible à fixer. Souvenirs des grands cataclysmes, astronomie, géographie, métaphysique, luttes primordiales de races et de systèmes religieux, tous les mystérieux sujets des premières méditations humaines s'y trouvent confondus dans des récits brillants de coloris, auxquels vraisemblablement chaque génération a joint quelque trait de sa façon. Les distinctions des personnages divins et de leurs attributions, qui paraissent si tranchées dans les poètes, s'effacent dans ces cultes locaux, les mythes se pénètrent et s'enchevêtrent, les dieux se confondent les uns avec les autres ; il semble aux premiers pas faits dans cette étude, que ce soit un chaos qui succède à l'ordonnance savante de la religion poétique. Mais peu à peu, ce chaos se débrouille, le regard perce au fond de ces nuages et discerne, sous les combinaisons innombrables et ondoyantes du polythéisme, un grand esprit d'unité, Ci petit nombre d'idées fondamentales qui se retrouvent partout et dont l'expression légendaire varie à l'infini. La pensée que l'on rencontre partout dans les religions de la Grèce païenne, comme en général du monde antique, est celle du panthéisme naturaliste, c'est-à-dire l'adoration de la nature entière, de ses phénomènes et de ses forces, sous une forme plus ou moins complexe. En parlant ainsi je ne fais, comme je l'ai déjà dit, aucune distinction entre les religions savantes et les religions grossières ; je crois fermement que, quelles qu'aient été les erreurs populaires, il s'est trouvé partout et dans tous les temps des hommes capables de comprendre la religion dans son sens véritable ; toute forme religieuse a pu être ainsi réduite à un certain nombre de propositions abstraites. Je sais qu'on a considéré souvent la simplicité comme le cachet des âges primitifs, et le raffinement dans les idées comme celui des âges de décadence ; on a vivement insisté sur le danger qu'il y aurait à attribuer quelque chose de ce raffinement aux premiers âges des religions antiques. Mais je sais aussi que plus l'homme est barbare, plus la structure de son langage est compliquée et raffinée. Cette disposition à la subtilité, appliquée à la première de toutes les énigmes qui préoccupent l'homme en ce monde, l'énigme de sa propre origine et de celle de toutes les choses qui l'entourent, cette subtilité, dis-je, a fait la complication du raisonnement dont les religions primitives portent l'empreinte. La religion que nous révèlent les monuments classiques, en est encore à ce raffinement barbare ; le fond n'en a point changé ; la superstition a jusqu'au bout gardé la position qu'attaquait le progrès de la raison humaine. Une belle imagination, les arts, la poésie, produit de cette imagination féconde, ont jeté un voile sur le fond de paralogismes panthéistiques, dont la vraie religion et la philosophie basée sur la conscience devaient faire justice. Mais en traversant cette couche superficielle, on retrouve toujours la subtilité barbare qui appartient à toutes les religions de l'ancien monde. Dans un tel système, l'unité, la personne divine, est un être insaisissable, invisible, et qui se réfléchit néanmoins dans une multitude de symboles, que la nature fournit que l'homme observe et imite. Des corps immenses, tels que le soleil, la lune, la terre, des phénomènes tout-puissants, tels que la foudre, les volcans, les déluges, sont les expressions les plus étendues de la divinité universelle ; mais ces expressions ne sont jamais complètes. De là, aux yeux des penseurs religieux du paganisme, la conviction que la divinité peut apparaître également dans le plus chétif comme dans le plus étendu de ses symboles. L'homme, pas plus par la pensée que par les yeux, ne peut percevoir l'unité divine ; la pluralité, inséparable de cette unité, ne lui permet de voir à la fois qu'une des faces de l'être divin. Aussi tout symbole, toute figure, tout nom de la divinité, portent-ils en eux-mêmes un double caractère : positivement, ils n'expriment qu'une des qualifications de l'être divin conçu au point de vue du panthéisme ; victuellement, ils en font pressentir l'unité et l'étendue. Soit, dans un temple, une maison, un champ, la représentation isolée d'une divinité — à quelque ordre d'ailleurs qu'appartienne cette divinité selon les classifications communes —, l'homme intelligent, l'initié si l'on veut, aura devant lui une image dans laquelle se résumera et se condensera, pour ainsi dire, l'être divin tout entier. Il est rare, toutefois, que la divinité se présente ainsi sous une forme complètement isolée. Dans le temple, le dieu éponyme a ses dieux parèdres ou assesseurs ; dans le mythe, il a sa famille, ses parents, ses frères, ses enfants, sa cour, ses ministres, soli armée, ses serviteurs, ses ennemis même. Toutes les formes de rapprochement, de hiérarchie, de dépendance que peut fournir la société humaine, servent à exprimer ce que la divinité a de multiple dans ses faces, de contradictoire dans ses effets. De là cette apparence extérieure, ce coordonnement général qui sert à lier entre elles les formes diverses de l'expression divine, à en régler l'importance relative, à les ramener à l'unité fondamentale : travail d'ailleurs aussi variable que capricieux, qui n'est que le manteau de la religion et que les modernes ont pris trop souvent pour la religion elle-même. V Le temple à propos duquel je me suis laissé entraîner à cette longue et épisodique digression, était situé en dehors de la ville, à près de deux kilomètres au nord de ses murs, sur un petit plateau rocheux qui s'élève par une pente insensible du côté du sud et présente, au contraire, au nord et à l'est un escarpement sur le Bradano, lequel décrit un coude autour de ces deux faces du plateau. Le gouvernement italien s'est occupé dans les dernières années d'assurer la conservation de ce .qui en subsiste. Mais l'effet de cette honorable sollicitude n'a pas été heureux. L'ingénieur chargé du travail a eu la malencontreuse idée d'entourer la ruine d'un affreux mur du cimetière, haut de deux mètres, qui la déshonore. Tout l'effet de ces belles colonnes, qui s'élevaient autrefois solitaires au milieu de la campagne inhabitée et se profilaient avec élégance sur l'azur du ciel, est aujourd'hui détruit pour le voyageur qui s'en approche ; et quand il pénètre dans le temple, toute vue de l'extérieur lui est interceptée par le mur. Il faut se hisser péniblement sur le socle des colonnes pour apercevoir quelque chose. Et ceci est d'autant plus déplorable que le panorama, qui se déroule devant les yeux du plateau qui porte le temple, a toute la grandeur désolée, toute l'imposante majesté de la campagne de Rome. On domine de là le cours tortueux du Bradai» et l'ensemble de la plaine vide d'habitants. Par delà Bernalda, le regard plonge jusqu'au fond des gorges de la. Basilicate, qui semblent faites pour servir de retraites à un peuple de brigands, tels qu'étaient les Lucaniens. Et quand on se retourne du côté opposé à celui du cirque gigantesque que dessinent les montagnes, la vue se repose à loisir sur l'étendue de la mer. Nul endroit ne pouvait être mieux choisi pour y élever un de ces édifices aux lignes d'une pureté idéale, dont les Grecs avaient le secret. Au reste, la saison de l'année où j'ai visité ces lieux, au milieu d'octobre, y est vraiment délicieuse. Les grandes chaleurs, sont passées, et avec elles l'époque malsaine. L'air est Viaur et léger. Les premières pluies de l'entrée de l'automne, qui viennent de finir, ont rafraîchi la végétation brûlée par l'été. C'est un dernier renouveau, une floraison presque comparable à celle du printemps. De ci, de là, dans les creux, les touffes de cyclamens étalent leurs collerettes d'un rose vif, si délicatement retroussées et dentelées. Sur les pentes qui descendent à la rivière, sur les berges des fossés et des chemins, une herbe rase et drue fait des tapis de velours vert, constellés d'une petite espèce d'ornithogale qui épanouit sa corolle en étoile. Les champs en friche sont par endroits de véritables parterres de scilles maritimes, qui, au-dessus de leur gros oignon en grande partie hors du sol, dressent leur thyrse de fleurs blanches, qui a quelquefois un mètre de haut. Mes compagnes de voyage les cueillent par brassées avant de remonter dans la charrette, dont elles supportent vaillamment les cahots. Au sud-ouest du temple, des ondulations de terrain, prolongées sur une grande étendue perpendiculairement au cours du Bradano et à la route qui conduit à Bernalda et à Matera, marquent l'emplacement de lignes de tombeaux. Cette nécropole, pourtant bien reconnaissable, n'est pas marquée sur la carte de l'ouvrage du duc de Luynes. Des fouilles y seraient faciles et fructueuses. Les paysans qui cultivent la plaine y ramènent souvent au jour des vases peints et démolissent des tombeaux sans motif. Aussi le sol, y, est-il, en certains endroits, jonché de fragments de vases brisés. Il n'y a pas dans cette nécropole de tombes à chambre souterraine. Autant que j'ai pu voir, les sépultures consistent, à la mode grecque, en sarcophages grossièrement creusés dans un bloc du tuf de la localité, ou en fosses rectangulaires revêtues de dalles de pierre ou bien de grandes tuiles. Jusqu'à présent, du reste, faute de recherches suivies et soigneusement conduites, on n'a jamais signalé de découverte de vases peints d'une réelle importance faite dans la nécropole de. Métaponte. Des fouilles plus attentives ont, au contraire, ramené au jour de magnifiques spécimens des vases de l'époque du style surchargé et pompeux, dans les tombes des premières localités du territoire des Lucaniens, qui environnent, à quelques lieues de distance, le bassin de la cité grecque, Pisticci, Pomarico et Montescaglioso. Il est vrai que ces tombes lucaniennes sont d'ordinaire plus riches en mobilier que les tombes proprement grecques, et datent d'une époque où Métaponte était déjà en pleine décadence. Métaponte était bâtie à quelques stades de la mer. Le rivage présente à cet endroit, comme sur toute la côte avoisinante, une ligne parfaitement droite, sans un abri naturel. C'est de cet ancrage ouvert, dénué de sécurité, exposé à tous les risques des tempêtes, que devaient se contenter les vaisseaux marchands qui venaient commercer avec la ville, embarquer ses blés et lui apporter des denrées d'échange. Il est vrai que les vaisseaux marchands des Grecs n'étaient que de grosses barques pontées, dont les navigations constituaient un vrai cabotage ; aussi avait-on la ressource de les mettre à l'abri en les tirant à sec hors de l'atteinte des flots, sur le sable du rivage. Mais Métaponte avait aussi sa petite marine militaire, composée de quelques trirèmes. Pour l'abriter, elle s'était créé artificiellement un port, à un peu plus d'un kilomètre de distance au sud. Il devait être entouré de cales couvertes où l'on gardait les galères à sec, ne les mettant à flot que lorsqu'on voulait s'en servir, et de magasins d'arsenal, le tout couvert par des fortifications. Cette distinction du port et de la cité était la donnée la plus habituelle chez les Grecs. Ce qui paraît avoir été particulier à Métaponte, c'est qu'un canal, encore en partie conservé, partait du bassin pour rejoindre les remparts de la ville ; ce canal parait avoir été protégé de chaque côté par des longs murs. Le bassin circulaire, et tout creusé de main d'homme, forme aujourd'hui un petit lac environné de grands roseaux et communiquant avec la mer par une entrée que les sables obstruent ; on l'appelle Lagone di Santa-Pelagina, et sous ses eaux transparentes on distingue sans peine les divisions de l'entrée des cales des trirèmes. J'y arrive à l'heure où le soleil couchant achève de disparaître derrière les montagnes de la Basilicate. La tramontane, qui a soufflé en tempête toute la journée, est tombée à l'approche du soir, et la mer n'a plus qu'un reste de houle qui l'ondule lourdement. Tout est calme dans la nature, dont les moindres bruits se perçoivent au milieu du silence universel. Les eaux du petit lac reflètent les teintes rougeâtres dont le ciel est encore coloré, tandis que la mer devient d'un gris plombé. Des mouettes rasent les flots de leurs grandes ailes blanches. Deux flamants, immobiles au bord de la lagune sur leurs longues échasses, ont la gravité d'attitude de philosophes absorbés dans la méditation. Un halbran rappelle au milieu des roseaux. Des courlis regagnant leur gîte passent dans l'air avec leur-petit cri plaintif, qui ressemble au gémissement d'un enfant. De la campagne monte le grésillement des grillons dans les terres labourées et le coassement harmonieux des rainettes cachées dans le feuillage des buissons. C'est une symphonie de la solitude, à laquelle le bruit régulier de la mer fait une basse grave et continue. Rien ne saurait rendre l'impression solennelle de paix et de repos de ce moment de la journée sur la plage déserte de la mer Ionienne. Je regagne la station à travers champs, aux dernières lueurs du crépuscule. Comme c'est une gare de bifurcation, l'on y trouve un buffet aux ressources duquel il est bon de ne pas trop se fier, mais qui fournit du moins du pain, du vin, du fromage, et surtout, chose fort à apprécier dans un pareil désert, de la vaisselle et des couverts pour manger autrement qu'à la turque les provisions que l'on fera toujours sagement d'apporter de Tarente. Enfin, innovation récente et précieuse pour les artistes ou les archéologues qui voudront venir étudier d'une manière approfondie les ruines de Métaponte, au-dessus du buffet sont trois chambres avec des lits ou il est possible de dormir... quand on est armé de philosophie sur l'article des puces. Un peu plus tard, je ressors et je reste longtemps sur le quai de la gare, attendant le train qui doit passer à une heure avancée de la soirée et nous emporter plus loin vers le sud, sans pouvoir m'arracher au spectacle qui m'environne et aux pensées qui s'éveillent en foule dans mon imagination, sans me lasser de contempler la voûte céleste étincelante de ses constellations, que Pythagore a vues de même, dans les mêmes lieux briller au-dessus de sa tête, et qui déjà, dans les siècles de la fable, guidaient Hercule sur les bords. La lune n'est pas encore levée, bien qu'il soit déjà plus de neuf heures. C'est une de ces nuits grecques dont l'ombre est transparente et qui, comme a dit Châteaubriand, ne sont point des ténèbres, mais seulement l'absence du jour. L'air est doux et on sent à le respirer un charme inexprimable. On pourrait presque lire à la clarté des étoiles, dont le scintillement répand sur la plaine et les montagnes une douce et vague lumière, propice à l'illusion, qui les voile sans les cacher, tandis qu'au-delà des broussailles et des maquis, la mer, maintenant unie comme un miroir, reflète les myriades étincelantes des astres du zénith. Une bande phosphorescente, qui a l'éclat de l'argent en fusion, marque tout le long du rivage la ligne où ses derniers flots viennent mourir en se brisant doucement. Les brises légères qui de temps en temps viennent en rider la surface, y font courir comme de longs éclairs. Bientôt un point de l'Orient s'éclaire d'une lueur dorée, qui semble le reflet d'un incendie invisible ; la lueur grandit ; enfin le disque de la lune émerge graduellement des flots, énorme et sanglant, annonçant par sa couleur la reprise du vent pour le lendemain. Sa lumière commence à inonder tous les objets qui nous entourent, tandis que les étoiles pâlissent auprès d'elle dans le ciel et que les montagnes lointaines y découpent leurs arêtes avec plus de netteté. Quelques moments encore, et nous compléterions la revue des aspects du paysage de Métaponte en le voyant sous un clair de lune du plus merveilleux éclat. Mais l'arrivée du train nous force à interrompre notre contemplation silencieuse. Il faut quitter ces merveilleux spectacles pour s'enfermer dans un wagon, où ronfle un couple de bons bourgeois de Crotone. Ô désillusion ! ce type d'épicier vulgaire et cette grosse commère aux formes avachies, qui dorment là lourdement sous nos yeux, voilà les premiers spécimens qu'il nous soit donné de voir des Crotoniates d'aujourd'hui, de cette population dont les hommes et les femmes, dans l'antiquité, passaient pour beaux par excellence entre tous les Grecs. |