Conspirations de Cellamare en France et du duc de Saint-Aignan en Espagne. — Révolte des gentilshommes bretons. J'AI dit comment Cellamare, infidèle à ses instructions, avait laissé le duc d'Orléans saisir les rênes de l'état. Alberoni s'obstinait à ériger en séditieux cet ambassadeur lent, doux et grave. Sans cesse il lui présentait les mœurs infantes de la régence comme une argile que les factions pouvaient pétrir à leur gré. Les amis du duc d'Orléans et ses confidents, lui écrivait-il, sont gens sans honneur, sans probité, sans religion, qui ne suivent que leurs intérêts, et seront les premiers à l'abandonner. C'est ainsi que je les ai vus en user avec le duc de Vendôme qui les avait comblés de biens, et qu'ils déchirèrent dans sa disgrâce[1]. Mais un vieillard égoïste, né sous le ciel de Naples, et que tous ses goûts ramenaient à une vie molle et voluptueuse, était bien plus porté à faire de la corruption générale l'objet de ses jouissances que l'aliment de sa politique. L'envoi des libelles fabriqués contre le Régent fut longtemps la seule complaisance qu'il eut pour les passions de sa cour[2]. Cependant lorsque Dubois déploya son système des nouvelles alliances, Cellamare entra pesamment en guerre contre lui, fit ses représentations avec toute la solennité diplomatique, et montra partout plus d'emphase que d'habileté. Il écrit un jour à Alberoni qu'il vient d'avoir une entrevue avec Torcy et Villeroy, et que, emporté par les mouvements de son aine à la plus haute éloquence, il les a terrassés en leur disant : Les pierres même de cette capitale prennent une voix contre le gouvernement, et moi, qui habite à la place des Victoires, j'entends les cris par lesquels la statue de Louis-le-Grand blâme ses anciens ministres devenus les adulateurs d'une mauvaise régence[3]. Croire qu'une phrase de collège a convaincu deux vieux courtisans est une naïveté un peu forte. Ces formes, au reste, tiennent à une certaine rouille scolastique, dont les étrangers qui ont fait de bonnes études ne se dépouillent jamais entièrement. Alberoni n'en remercia pas moins Cellamare de sa rhétorique, della sua bellissima parlata. Mais le titre seul de cet ambassadeur en faisait presque un conspirateur involontaire. Sa maison était le rendez-vous naturel où les idolâtres de l'ancienne cour venaient gémir de leur impuissance à s'établir dans la nouvelle ; et parmi eux se distinguait, moins par son mérite que par son assiduité, un homme d'un esprit commun et d'un caractère chagrin, qui, élevé autrefois avec les enfants de Louis XIV, voyait sa fortune détruite, et le nom de Pompadour prêt à s'éteindre avec lui. Aux plaintes stériles de ces vieillards, un événement politique vint joindre la turbulence de quelques esprits plus entreprenants. On se souvient que le dernier roi avait, en mourant, recommandé à son petit-fils le sort de Jacques III, et Philippe V avait, en conséquence, chargé Cellamare de verser, à l'insu du Régent, les dons de l'Espagne sur les proscrits de Saint-Germain. Un tel emploi initia secrètement l'ambassadeur dans cette cour parasite, et lorsqu'elle fut dispersée, il hérita de tous les intrigants formés à une école si dangereuse. On y comptait Foucault de Magny, chassé de l'intendance de Caen par le désordre de sa conduite, et le nommé Brigault, prêtre du diocèse de Lyon, nourri dans la domesticité des princes, et dès longtemps accoutumé à couvrir ses manœuvres toutes mondaines de ces voiles pieux déchirés par Molière, et remis en honneur par la marquise de Maintenon. Le Régent ayant commis la faute de faire discuter, dans un pamphlet, les droits de sa maison à la couronne de France, par préférence à la branche espagnole, l'abbé Brigault crut pouvoir réfuter un plaideur descendu des marches du trône dans l'arène[4]. Cellamare envoya cette réponse à sa cour, sans dissimuler l'opinion peu favorable qu'il en avait. Contre son attente, il reçut l'ordre de la faire imprimer en Hollande. Ce fut la seule hostilité de ce ministre, jusqu'au moment où une impulsion française le jeta hors de ses paisibles mesures. Depuis l'édit contre les bâtards, la duchesse du Maine s'était agitée, comme pouvait le faire une âme vaine et usée par de petites passions, qui se partage entre la soif de la vengeance et la soif des plaisirs. Malézieu et Polignac, ses deux seuls confidents, n'avaient en eux-mêmes rien de propre à ennoblir ce dépit d'une femme. Le premier, maître de mathématiques, poète improvisateur, chancelier de Dombes, intendant de spectacles, rassemblait dans son état servile les avantages d'une médiocrité universelle ; à quelque conspiration qu'on l'employât, il ne pouvait craindre que d'en être le valet et jamais le complice. Le second, quoique ambitieux, n'avait encore subjugué la fortune que par des moyens analogues à son caractère doux, flatteur et timide, et s'il comptait la ramener, c'était, comme auparavant, par les charmes de sa personne ou de son esprit et par les chances d'une galanterie artificieuse[5]. Le duc du Maine, étranger chez lui, et environné de mystères qu'on lui dérobait, s'était réfugié dans d'innocentes études, et traduisait les vers latins que composait l'ami de sa femme. La querelle des princes avait aussi rapproché de la duchesse du Maine un homme moins cher à son cœur que les précédents, mais bien plus disposé à servir sa colère. C'était le comte de Laval, qui, durant ce long procès, avait échauffé la noblesse des provinces en faveur des légitimés, et poursuivait encore cette correspondance, excusable peut-être dans le feu des débats, mais devenue une révolte après la décision. Le Régent surprit le comte de Laval au milieu de ces coupables soins par le don d'une pension de six mille francs. Le nouveau Cinna accepta le bienfait et continua de travailler à la perte du bienfaiteur. L'ingratitude n'était pas, au reste, la seule qualité de conjuré qu'il possédât ; un tempérament bilieux ; une oisiveté qui l'indignait ; l'orgueil d'un grand nom ; une fortune médiocre et embarrassée pire que la pauvreté, une blessure au visage qui l'obligeait à porter une mentonnière noire, et dont l'aspect disgracieux dans la société nourrissait son humeur haineuse et farouche ; et surtout un esprit faux et diffus, très-propre à lui donner aux yeux des autres un air mystérieux, mais qui, l'aveuglant lui-même sur la vraie situation des choses, le rendait hardi parmi des chimères : telles étaient les qualités qui eussent recommandé le comte de Laval aux mécontents de tous les pays. Cependant la duchesse du Maine, comme si elle eût redouté la circonspection de ses amis et l'âpreté du comte de Laval, avait déjà entamé à leur insu deux intrigues différentes. L'objet de la première était de sonder l'opinion de l'Espagne sur la déchéance des légitimés, et d'intéresser à leur sort Philippe V, en qualité de chef de la famille. Un jésuite lui donna, pour cette délicate mission, un bel aventurier, appelé lé baron de Wald, et né à Liège, l'une de ces villes sans territoire, si fécondes en hommes de cette espèce. Celui-ci avait porté les armes en Flandre, au service de la reine Anne, cabale à Saint-Germain avec la veuve de Jacques II, et arrivait à Sceaux les mains pleines de poésies. Dès qu'il eut reçu de la princesse les frais du voyage et une sorte de lettre de créance qu'elle eut la faiblesse de lui signer, il ne la regarda plus que comme un instrument de sa propre fortune. Sans s'inquiéter ni de la crainte de la compromettre, ni des termes de son mandat, ni des règles de la prudence la plus commune, il parcourut les cours de Rome, de Turin et de Madrid, pénétra effrontément dans le cabinet d'Alberoni et jusque dans celui du duc de Saint-Aignan, ambassadeur de France, et ne parla de rien moins que de conclure des traités. Chacune de ses lettres faisait frémir la princesse, et la réduisait à son tour à la nécessité de négocier pour obtenir le silence de son famélique et imprudent ministre. La seconde entreprise de la duchesse du Maine se trouvait plus à la portée de son esprit, et serait indigne des souvenirs de l'histoire, si elle n'avait formé dans la grande affaire un épisode qui remplit la Bastille d'accusés et couvrit l'inventrice de confusion. Le but ne paraissait pas mal choisi, car il s'agissait de diviser les maisons d'Orléans et de Condé en brouillant le Régent et le duc de Bourbon. Mais le moyen employé repoussait par sa bassesse. On se proposait de corrompre un abbé de Veyrac, dont la plume appartenait publiquement à M. le duc, et d'en tirer une satire contre le gouvernement qu'on livrerait au Régent lui-même, comme une perfidie du prince. Les acteurs n'étaient pas moins ignobles que la pièce un abbé Le Camus, ex-capucin, écrivain mercenaire ; une vieille comtesse de Chauvigny, vivant d'industrie ; une dame Dupuy, veuve d'une aide-major de la ville d'Amiens, aventurière effrontée ; Avranches et Despavots, deux laquais de la duchesse travestis en seigneurs flamands sous les noms de prince de Listenai et de chevalier de La Roche ; enfin la célèbre demoiselle Delaunay, qui remuait en soubrette de théâtre tous les ressorts d'une si vile fourberie. Cette fille, mariée depuis à M. de Staal, a écrit des mémoires qui, même après ceux du chevalier de Grammont, enchantent le lecteur par la plus heureuse alliance de l'esprit et du naturel. Elle s'y moque agréablement de la dame Dupuy ; mais celle-ci, qui n'était autre chose qu'un espion, d'accord avec l'abbé de Veyrac, et lancée dans la maison de la duchesse du Maine par M. Le Blanc, secrétaire d'état de la guerre, avait de bien meilleures raisons de rire de la servante et de la maîtresse, et de se réjouir de leurs bévues qu'elle prolongeait avec une profonde malice[6]. La lenteur des résultats dégoûtait néanmoins la duchesse du Maine des voies détournées qu'elle avait prises, et son impatience lui suggéra la pensée de lier un commerce direct avec l'ambassadeur d'Espagne. Le premier mot de ce dangereux projet, qui lui échappa devant le comte de Laval, fut l'étincelle qui embrasa tout. Ce seigneur connaissait le marquis de Pompadour, et la proposition vint par eux au prince de Cellamare, qui l'accepta. La fusion des deux cabales leur donna une activité dont chacune manquait en particulier. L'abbé Brigault fut appelé, et les fonctions se distribuèrent. Cet abbé était le courrier des communications écrites ; les entrevues avaient lieu à l'arsenal, chez la duchesse du Maine, où Laval, assis sur le siège du cocher, conduisait l'ambassadeur vers la voiture de M. de Pompadour. Ce dernier devait particulièrement veiller aux rapports de la ligue avec l'Espagne, et Laval cultiver les germes de discorde intérieure ; aussi la duchesse du Maine, dans le très-petit nombre de moments de gaieté qu'eut cette conspiration, appelait le premier son ministre des affaires étrangères, et le second son ministre du dedans du royaume. La haine et l'imagination composaient le seul fonds de ces ministères et c'est par des écrits, trompeuse ressource des faibles et des fous, qu'il devait être mis en œuvre. On convint d'en rédiger quatre principaux ; une requête des Français à sa majesté catholique pour lui demander, comme le seul remède aux maux de la nation, l'assemblée des états-généraux ; deux lettres de Philippe V adressées, l'une au roi mineur et l'autre à tous les parlements ; enfin le manifeste du même prince qui ordonnait la convocation demandée. Les conjurés se divisèrent pour la composition de ces ouvrages, en deux espèces de comités qui échangeaient et révisaient mutuellement leur travail. Brigault, Laval et Pompadour formaient l'un, la duchesse du Maine présidait l'autre, où étaient entrés le cardinal de Polignac par complaisance et Malezieu par soumission. Mais ce qui n'étonnera personne, c'est que chacun de ces bureaux était pénétré d'un profond mépris pour les productions de l'autre. Le triumvirat des gentilshommes ne voyait dans les écrits de la duchesse qu'un jargon pâle, sans nerf et sans méthode, tandis que de son côté le comité académique de Sceaux traitait les diatribes des gentilshommes d'ébauches barbares, ténébreuses, et d'une incorrection désolante. On put dès lors présumer que la régence ne périrait pas dans cette conspiration de grammairiens. J'ai passé légèrement sur tous ces préliminaires de la grande intrigue, parce que le lecteur les trouvera très-détaillés dans les confessions des principaux accusés que j'ai transcrites moi-même sur les originaux, et qui seront imprimées à la suite de cette histoire. Les conjurés, qui dans leurs rêves disposaient de la France, n'étaient eux-mêmes que d'humbles instruments de l'Espagne. Cellamare adresse, le 25 mai 1718, au cardinal Alberoni les deux premiers écrits de la cabale, et annonce, dans un billet chiffré, qu'ils sont l'ouvrage de la duchesse du Maine et du marquis de Pompadour, à la suite d'une conférence à l'arsenal[7]. Alberoni reçoit cette ouverture avec chaleur et répond, le 6 juin, en exhortant Cellamare à suivre le complot, et accablant la duchesse du Maine d'éloges et de promesses au nom du roi et de la reine d'Espagne. L'ambassadeur commence donc à faire circuler quelques écrits, et notamment la réponse aux lettres de Filtz Moritz. On peut rapporter à cette époque l'apparition d'une autre satire qui, par la qualité de son auteur, ne choquait pas moins la religion que le droit des gens, puisqu'elle sortait de la plume du nonce du pape[8]. Je continue, dit Cellamare, à cultiver notre vigne, mais je ne veux pas tendre la main pour cueillir les fruits avant leur maturité. Les premières grappes qui doivent rafraîchir la bouche de ceux qui sont destinés à boire le vin, se vendent déjà publiquement, et chaque jour on en portera au marché d'autres qui sont sur la paille[9]. Sa modération se fait encore mieux sentir à l'occasion de quelques députés de Bretagne mandés à Paris par lettres de cachet. Loin de les pousser à leur perte par la vaine promesse des secours de l'Espagne, comme Alberoni lui en avait donné l'ordre, il les exhorte à réserver pour d'autres temps et pour une plus digne cause l'effervescence de leur province, mutinée contre le maréchal de Montesquiou. Cet éclair d'une noble pitié honore son caractère. Je raconterai ailleurs les troubles de la Bretagne ; il me suffit d'observer ici qu'ils n'eurent aucune liaison avec les intrigues de Cellamare et de la duchesse du Maine. La conclusion de la quadruple alliance ouvrit la seconde période de la conjuration. Cellamare expédie, le 30 juillet, un courrier qui porte les derniers écrits des mécontents cousus entre les cuirs de sa selle. Il expose dans la dépêche des idées plus approfondies sur l'ensemble de l'entreprise. En quelles mains déposera-t-on la régence ? Le roi d'Espagne est trop éloigné, le duc de Bourbon et le prince de Conti sont trop méprisés, l'opinion repousse les bâtards. Cellamare penche pour un conseil des princes et des grands qui gouvernerait sous la protection de Philippe V, tel qu'il parait dans la correspondance du comte de Lilliers que Louis XIV l'avait conçu. Il examine ensuite les moyens des conjurés, et il est convaincu de leur insuffisance s'ils ne sont soutenus par une armée espagnole. Enfin, il ne voit d'autre parti à prendre que de nourrir sans éclat le feu sous la cendre et d'amuser[10] ceux qui se sont ouverts à lui sans réserve. Ces réflexions frappent la cour de Madrid, et, le 20 août, Alberoni communique la résolution de LL. MM. Catholiques. On partage l'opinion de Cellamare sur l'impossibilité où est le roi d'Espagne de se charger de la régence, et sur l'incapacité des princes français pour le suppléer ; mais on veut s'en tenir à la simple convocation des états-généraux. On pense aussi que, sans l'appui de troupes étrangères, il n'y a point de soulèvement à espérer. Mais l'élite de l'armée espagnole est engagée en Sicile ; les forces de l'Autriche, de l'Angleterre et de la Savoie menacent d'une prochaine attaque. Il faut donc temporiser jusqu'à l'année suivante avec le secours de la plus fine dissimulation[11]. Pour commencer ce jeu perfide Albéroni renvoie les deux lettres pour le roi mineur et pour le parlement de Paris, transcrites et signées de la main de Philippe V ; sur quoi Cellamare répond : J'ai fait voir les perles que la reine m'a envoyées afin que je les vende avantageusement à celui qui prétend les acheter. Mais elles ne sont point sorties de mes mains et n'en sortiront qu'après que la vente aura été faite dans les formes requises. Cependant je les garde sous une double clé. Alberoni avait demandé[12] à connaître les noms des hommes considérables qui devaient souscrire la requête au roi d'Espagne. Mais quel seigneur dans Paris eût voulu signer un pareil acte ? Pompadour, la duchesse du Maine, Laval même ne l'eussent pas osé. La noblesse des provinces, quoique plus ignorante, n'avait pas témoigné plus d'audace. En vain le comte de Laval venait d'inonder l'Anjou et le Poitou de mémoires où, taisant avec soin le recours au roi d'Espagne, il proposait un simple appel aux états-généraux de l'édit rendu contre les légitimés. A peine un petit nombre avait daigné recevoir ses lettres ; pas un seul ne s'était engagé. Le nommé Boisdavy, pauvre gentillâtre, d'une tête faible et d'une grande misère, qui aidait le comte de Laval dans toutes ses manœuvres, a révélé, avec beaucoup d'ingénuité, les vaines démarches et la fausse importance de ce charlatan de révolte. Hélas ! dit-il, j'avais tant de honte de ma mission que je n'ai pas osé l'avouer à ma famille. Ce n'est pas à la Bastille, c'est aux Petites-Maisons qu'il fallait mettre un insensé tel que moi[13]. La question si raisonnable d'Alberoni ne reçut donc point de réponse, et il put reconnaître dans cette réticence la légèreté ordinaire aux esprits préoccupés de factions, qui lisent la révolte dans tous les yeux, comptent pour leurs complices jusqu'aux indifférents dont ils sont la risée, et se montrent aussi fanfarons dans les promesses vagues que déconcertés quand on les presse sur des choses positives. On tâchait cependant d'éblouir Alberoni par quelque apparence de mouvements. Depuis que les armes des Français avaient assis sur le trône d'Espagne un petit-fils de leur roi, plusieurs de nos officiers étaient restés au service de cette-puissance, et d'autres y passaient journellement sans que dans l'opinion de personne ce changement de maître parût une défection. Il était facile de découvrir dans Paris ceux que l'ennui, l'inconstance et divers dégoûts particuliers aux gens de guerre disposaient à ces déplacements. Foucault de Magny se trouvait par ses mœurs sur toutes les routes où on les rencontre. Cet avantage lui était commun avec le chevalier de Saint-Geniez-Navailles, neveu de madame de Pompadour, c'est-à-dire bâtard de son frère. Quoique sans mérite et sans fortune, ce chevalier avait une célébrité d'emprunt dont la bizarre puissance ne peut être bien comprise qu'à Paris, et qu'il devait à sa femme, réputée la plus belle danseuse de son temps. Tels étaient pour ainsi dire les deux chasseurs qui ramenaient à la légation d'Espagne les recrues du parti. On sent bien que les confidences se graduaient suivant les personnages et que souvent on ne leur en faisait aucune. On ne soupçonnera certainement pas d'intention de trahir te chevalier Folard et le chef d'escadron Forbin, qui, à cette époque, offrirent leurs services à Cellamare[14]. Quoi qu'il en soit, l'ambassadeur recommandait à sa cour ceux qui se rendaient en Espagne à leurs frais. L'émigration lut assez remarquable pour que le duc de Saint-Aignan crût de son devoir d'en informer le Régent ; les autres remplirent la fameuse liste dont on a tant parlé sans la connaître. Au reste, Alberoni ne fut point trompé par ce stratagème et goûta peu la ressource de ces avides auxiliaires[15]. Les événements qui se précipitaient bouleversèrent bientôt ces lentes combinaisons et commencèrent ce que l'on peut appeler la troisième phase de la conspiration. La flotte détruite par les Anglais, et les négociations rompues par le marquis de Nancré, ôtèrent toute sagesse de la tête d'Alberoni, tandis qu'à Paris la tenue du lit de justice fit perdre tout courage à la duchesse du Maine. Son abattement fut extrême. Elle n'osa plus voir les conjurés et permit à peine à l'une de ses femmes de chambre d'avoir avec un seul d'entre eux quelque conférence furtive qui se passait en sinistres présages. Les prétendues consolations de Cellamare n'étaient guère moins affligeantes. J'ai fait entendre à nos amis qu'en cas qu'on employât la force contre moi, je ne manquerai pas d'un endroit voisin d'où je pourrai continuer notre correspondance[16]. Ces timides cabaleurs étaient pourtant loin de connaître la grandeur du péril qui les menaçait. Dubois, trop pénétrant pour ne pas soupçonner leur intrigue dès son origine[17], venait d'en acquérir la certitude par une imprévoyance qui suffirait pour les couvrir de mépris. Ils avaient confié le soin de mettre au net les pièces qu'ils adressaient en Espagne à un inconnu nommé Buvat. C'était un écrivain de la Bibliothèque du Roi, donné par l'abbé Bignon à Brigault, qui lui avait demandé un copiste. Cet homme, déjà avancé en âge, fut saisi d'effroi à la vue des papiers qu'il devait transcrire. Il courut en faire le récit à l'abbé Dubois, dont il reçut des encouragements, quelques dons et de grandes promesses, et il revint à l'hôtel de l'ambassadeur tranquille espion du gouvernement. Dès ce moment on peut regarder la conspiration de Cellamare comme finie, et il faudrait l'appeler la conspiration de Dubois, puisque ce rusé ministre, pouvant la dissoudre d'un mot, la laissa continuer autant pour les intérêts de sa politique que pour le plaisir malicieux de jouer avec sa proie avant de la déchirer. La position de Cellamare devenait pitoyable. Pressé entre les emportements d'Alberoni, qui ne pouvait lui donner aucun moyen d'agir, et le découragement des conjurés que la fausse honte et la suite d'une première impulsion retenaient seules dans le complot, il était forcé de les tromper tous[18]. Mais, comme dans le fond de cette ridicule aventure il ne s'agissait que de conspirer sur le papier, on continuait d'écrire presque sans but et sur de chimériques hypothèses. Une occasion se présenta de faire passer en Espagne cet amas de rêveries que l'ambassadeur n'avait jugées dignes ni des frais d'un courrier, ni de l'embarras d'un chiffre. L'abbé Portocarrero et le marquis de Monteleone, deux jeunes gens uniquement occupés des plaisirs de leur âge, retournaient à Madrid avec un chevalier de Mira. On leur remit les dépêches pour Alberoni sans leur en laisser soupçonner le contenu. Dubois, informé de tous ces détails par Buvat, tint conseil avec le Régent et M. Le Blanc. Un officier, nommé Dumesnil, fut expédié sur les traces des voyageurs, muni d'un ordre du roi pour se saisir des papiers du chevalier Mira, débiteur fugitif, et des personnes qui l'accompagneraient, sans autre dénomination. Il les atteignit à Poitiers le 5 décembre, entra dans leur chambre à la tête d'une compagnie de grenadiers, les surprit au lit, et enleva les paquets qu'on lui avait parfaitement désignés. Les jeunes gens se plaignirent à M. de La Tour, intendant de la province, qui, persuadé de la méprise de l'officier, mais ne pouvant lui-même la réparer, leur remit une lettre de recommandation auprès de l'abbé Dubois. Dans les premiers moments, Portocarrero avait eu la présence d'esprit d'expédier à Cellamare un courrier, qui arriva dans la matinée du 8 décembre, quelques heures avant le sieur Dumesnil[19]. Cellamare profita mal de ce précieux intervalle. Content d'avoir fait avertir quelques chefs de la cabale et envoyé deux mille livres à l'abbé Brigault pour faciliter sa fuite, il va chez Dubois réclamer ses dépêches. Celui-ci, averti par cette visite même du succès de son expédition, devient radieux, reconnaît l'erreur, promet de la réparer, et renvoie l'ambassadeur tellement ivre de sécurité, que, pendant vingt-quatre heures qu'il eut pour détruire toutes les preuves de la conspiration qui existaient entre ses mains, il ne songea pas à en supprimer une seule. Cependant la capture de Poitiers arriva. Le Régent, prince défiant, curieux et ami de détails, s'enferme avec Dubois et Le Blanc pour l'examiner[20]. Buvat vient de son côté rendre compte à Dubois de ce qui s'est passé dans la journée à la légation d'Espagne ; mais ne pouvant pénétrer jusqu'à lui, il lui en laisse le récit par écrit[21]. Le lendemain matin, Dubois fait porter à don Fernand Figueroa, secrétaire de l'ambassade, un billet cacheté à l'adresse de M. Le Blanc, comme étant l'ordre de restituer les dépêches de Portocarrero. Don Fernand se présente à ce ministre, qui lui annonce qu'il ne peut remettre les papiers qu'à l'ambassadeur lui-même, et il les invite à venir chez lui l'On et l'autre à une heure après midi. Cellamare s'y rend en effet, mais il trouve Le Blanc et Dubois réunis, qui lui déclarent que ses lettres ont été lues, et le ramènent à son hôtel déjà investi par des mousquetaires. Là parut au grand jour l'incroyable imprudence de ce ministre. Buvat, à son poste, copiait un libelle. Des feuilles fraîchement sorties de dessous une presse clandestine, établie dans l'hôtel, étaient étalées[22]. On trouva en original les instructions séditieuses apportées par Cellamare, la correspondance secrète, autographe et sans interruption entre lui et Alberoni ; les lettres pour Louis XV et le parlement de Paris, tracées de la main de Philippe V, sur les projets de la duchesse du Maine ; enfin les divers mémoires signés par les Français qui demandaient du service, et offraient des levées d'hommes et de déserteurs. Ces papiers furent enfermés dans des caisses et portés au Louvre. Quant à Cellamare, il cacha sa honte sous le flegme castillan, et protesta devant Dieu et les souverains contre la violence qu'il essuyait. Laissé à la garde des mousquetaires, il écrivit au roi mineur une lettre d'une grande audace. Il partit le 13, dans une liberté apparente, pour Blois où il devait attendre les ordres de sa cour. Cette translation fut ordonnée avec beaucoup de décence et de ménagement. Le même gentilhomme qui avait accompagné le czar, Dulybois, eu eut la mission, et fit rendre à Cellamare tous les honneurs dus au caractère dont il avait si indignement abusé. Foucault et Daydie échappèrent ; Delaval se tint caché ; Pompadour et Saint-Geniez furent arrêtés, et Brigault ramené de Nemours où la maladresse de son déguisement le fit remarquer. Dans leurs premières réponses, Brigault montra de la faiblesse et Pompadour une insigne lâcheté. Le premier s'accusa lui-même, et ne compromit personne. Le second ne rougit pas de se présenter comme une victime traînée à la félonie par l'abbé Brigault, et n'osant s'en retirer par la crainte de ce redoutable intrigant. Le dépouillement des papiers de Cellamare inculpa la duchesse du Maine assez gravement pour que le Régent résolût de la faire arrêter, ainsi que son mari et leurs principaux confidents. Mais il eut l'habileté d'associer M. le Duc à ce coup d'autorité, en lui proposant de recevoir sa tante prisonnière dans le château de Dijon, qui dépendait de son gouvernement de Bourgogne. A cette mesure, qui flattait sa haine en déshonorant son caractère, M. le Duc n'opposa qu'une douce résistance effacée par un sourire. Cette exécution procura de nouvelles lumières. On découvrit le premier brouillon de la lettre de Philippe V au roi, composé par Malezieu et corrigé par le cardinal de Polignac. On trouva aussi, dans le cabinet du duc du Maine, les lettres de plusieurs gentilshommes sur le procès des légitimés, et l'on distingua, à cause de leur vivacité, celles de MM. Defumée, d'Ercé, La Rochefoucault-Gondeal, de Cour, de La Vauguyon, de La Guerche et Boisdavy. La duchesse, qui s'attendait à ce fâcheux dénouement, affecta d'abord un calme assez noble, fut ensuite émue de colère quand elle se vit au pouvoir de son neveu, et retomba bientôt dans l'accablement naturel à une femme perdue de noblesse et de domination. Son mari se laissa conduire avec les marques d'une grande terreur ; le teint pâle, l'œil égaré, récitant des prières, et se couvrant de signes de croix, comme un proscrit qui va chercher la mort. Mais arrivé au château de Dourlens, il ne s'attacha plus qu'à surpasser la rigueur de sa prison par des austérités volontaires et à jouir de cette liberté stoïque qui suit dans les fers l'homme religieux. Polignac alla subir, dans son abbaye d'Ambin, un exil que Dubois n'abrégea pas, mais qu'il adoucit par des attentions délicates[23]. La Bastille, Vincennes et la Conciergerie ne tardèrent pas à se remplir de prisonniers de toute espèce. La conspiration était un réseau qu'on pouvait étendre ou resserrer à son gré, et dans lequel on enveloppait des hommes inconnus entre eux et des accusations disparates, telles que le procès des légitimés, la séduction de l'abbé de Veyrac, et le simple désir de passer au service d'Espagne. Cette confusion mystérieuse avait l'avantage de grossir, aux yeux du public, l'énormité du complot[24]. Le champ des conjectures s'agrandit surtout lorsque, dans la première séance du conseil, le duc d'Orléans ferma la bouche à l'abbé Dubois, qui feignait de vouloir lire la liste des conjurés trouvée dans les dépêches saisies sur l'abbé Portocarrero. En voyant cette liste, on jugera mieux la comédie que jouaient alors le Régent et son ministre. Lista de los oficiales de las tropas de Francia que pretendan ser empleados en las de España. Claude-François de Ferrette, chevalier de Saint-Louis, se disant ancien colonel ; Boschet, se disant colonel d'infanterie ; d'Allery-Despesse ; de Bonrepos, chevalier de Saint-Louis, ancien capitaine d'infanterie ; Dubuquoy, ancien capitaine de Bassigny ; Joseph Sabran de Baudisnar ; chevalier de Cabane, capitaine ; Isidore-Dominique Minaty, mousquetaire ; Dominique de Paul, lieutenant au régiment de Provence ; Michaelis ; La Berane, lieutenant ; le chevalier de Villeneuve ; Destouches, major ; Dorce, capitaine ; Dupin, lieutenant de grenadiers ; Meine, capitaine ; Lescure, major ; Maubert, capitaine ; Lecomte, capitaine ; Despanel, capitaine ; Rodez, capitaine, Étienne, capitaine ; Planta ; lieutenant ; Dupuis, officier ; Moreau, commissaire provincial d'artillerie ; de Castaing-Pietrequin, lieutenant de grenadiers ; Darié, lieutenant de brûlot ; de Montciel, officier de marine ; un ingénieur ; de Groin de Beaufort, sergent-major des gardes-du-corps. Nota. Il y a d'autres officiers de différents grades, dont les uns ont refusé de dire leur nom avant de savoir s'ils seraient admis, et les autres n'ont pas des titres suffisants pour avoir place dans cette liste[25]. Nota. Il y en a d'autres qui proposent différents piolets pour la fabrication de la poudre et pour des achats de fusils, épées, baïonnettes et autres choses semblables, et entre autres pour la composition d'un brai incombustible qu'on a récemment inventé. Il fallait bien que ce catalogue de trente noms obscurs restât dans l'ombre pour servir d'épouvantail. J'ai lu tous les mémoires que chacun de ces officiers avait remis à l'ambassadeur. Ce sont presque toujours les supplications de pauvres réformés, qui demandent à servir en Espagne contre l'Angleterre, et dont les plus exagérés offrent de vendre une douzaine de recrues. Deux seulement franchissent cette borne modeste. Dallery se flatte sans vraisemblance de livrer un régiment ; Sabran de Baudisnar se prévaut de ce qu'il a dans le paradis un saint de sa famille[26], dont la protection ne manquera pas aux rois qui emploieront son parent. Le Régent ne pouvait retenir sa moquerie sur ce groupe de ses prétendus ennemis[27]. Ce juste dédain ne nuisit ni à la vivacité ni à l'adresse des recherches. Le Blanc et d'Argenson interrogeaient eux-mêmes les prisonniers. Des émissaires se répandaient de tons côtés pour éventer les coupables, ou pour attirer la vérité sur les lèvres des captifs. Un abbé, qui n'est pas sans réputation dans les lettres savantes, Lenglet du Fresnoy, accepta ce complaisant ministère. Il était-sorti, ainsi que Chavigny, de cette double école d'espionnage dont M. de Torcy et le prince Eugène avaient infesté toutes les cours de l'Europe. Ces ténébreux disciples, autant par avidité que par prudence, manquaient rarement de servir à la fois les amis et les ennemis, et plaçaient l'honneur dans l'égale distribution de leurs perfidies. Tout ce que Dubois avait espéré de la conspiration fut réalisé. Un cri public s'éleva contre l'ambassadeur déloyal qui violait le droit des nations, et contre les mutins qui tramaient la guerre civile par vanité. La vieille cour pâlit de frayeur, et remarqua comme un grand évènement le jour où les mousquetaires quittèrent leurs bottes. La guerre contre l'Espagne fut résolue dans le conseil de régence à l'unanimité, et Villeroy, qui ne savait jamais s'arrêter entre l'arrogance et l'abjection, voulut répéter son suffrage dans une lettre au Régent[28]. Les fugitifs trouvèrent jusqu'au fond des provinces les plus éloignées l'horreur de leur complot, et les pères même refusèrent acyle à leurs enfants[29]. Cellamare put lire l'indignation dans les honneurs forcés qu'on lui rendait ; il fallut des précautions pour lui faire traverser en sûreté la ville d'Orléans[30]. Mais à Poitiers deux gentilshommes de l'ambassade furent grièvement insultés par les étudiants ; la justice poursuivit ces jeunes patriotes avec une extrême diligence, et ils n'obtinrent grâce qu'à la sollicitation de Cellamare[31]. Au reste, cet ambassadeur parut dans sa défaite fort soulagé de voir la fin de son rôle ; et, jetant le masque qu'une politique impérieuse lui avait attaché, il ne montra plus que des traits pacifiques et un cœur bienveillant[32]. L'opiniâtre Alberoni essaya de tirer quelque étincelle des cendres de sa cabale ; dans un dernier billet du 14 décembre, qui fut surpris à Bordeaux par le maréchal de Berwick, il écrivait à Cellamare, dont la disgrâce ne lui était pas encore connue : Ne quittez Paris que lorsque vous y serez contraint par la force, et ne partez pas avant d'avoir mis le feu à toutes les mines[33]. Mais il éprouva lui-même l'impuissance de telles armes. En effet, il fit imprimer tous ces écrits, si longuement médités par les conjurés, et quelques exemplaires pénétrèrent en France, où leur exagération n'inspira que le dégoût. D'un antre côté, Philippe V écrivit à chacun des parlements de province une lettre de sa main, pareille à celle qu'il avait destinée au parlement de Paris ; mais tous ces tribunaux, sans en excepter celui de Rennes, condamnèrent les libelles par des arrêts, et envoyèrent respectueusement au Régent les officiers du roi d'Espagne, en protestant de leur fidélité. Ce n'était pas un médiocre sujet d'étonnement de voir le petit-fils de Louis XIV transformé en copiste laborieux par un prêtre Italien, et traité par toute la magistrature française en calomniateur séditieux. Alberoni eut moins de part dans la seconde tentative dont je vais 'parler. Le comte de Charolais, frère de M. le Duc, avait fait la campagne de Hongrie, et, depuis la paix de Passarowitz, n'était point rentré en France ; le bruit se répandit que les conspirateurs réfugiés en Espagne espéraient l'y attirer[34], et qu'Alberoni lui destinait la vice-royauté de Catalogne. Les amis du Régent lui témoignèrent leur crainte sur le danger de voir un tel transfuge devenir le ralliement des rebelles, et recommencer peut-être les malheurs de la Fronde. Soyez sans alarmes, leur répondit-il, le cardinal y pensera deux fois avant de se mettre sur le corps un prince du sang qui voudra de l'argent et du pouvoir[35]. Vaincu néanmoins par leurs sollicitations, il fit des démarches pour obtenir le retour de ce jeune homme ; mais un étrange artifice fut alors dévoilé ; les voyages du comte de Charolais n'étaient point un caprice de jeunesse, mais le résultat de la politique de sa famille. Elle avait prévu les inquiétudes qui en naîtraient, et en demanda le prix : le Régent eut la faiblesse de payer par de grands sacrifices le rappel d'un enfant de dix-huit ans, dont l'esprit rebelle à toute culture, et le cœur plein d'atroces dispositions, devaient plutôt faire acheter l'éternelle absence. Son père était, suivant Saint-Simon, nain, difforme et cruel, qui, dans un de ses jeux les plus Milo-cens, empoisonna le poète Santeuil. On peut dire de lui que s'il voulut laisser un portrait de son naturel, il l'esquissa dans M. le Duc, et l'acheva dans le comte de Charolais. Un héros plus brillant vint remplir le dernier épisode des intrigues d'Alberoni. Le Régent fut instruit que deux émissaires de ce cardinal, le baron de Schlieben et le comte Marini, l'un Allemand et l'autre Italien, traversaient la France pour aller ourdir quelque trame à la cour de Prusse. Ces aventuriers mis à la Bastille, l'Allemand y resta ; mais l'Italien, plus subtil, offrit ses services et retourna en Espagne[36]. Alberoni, qui cherchait alors les moyens de surprendre quelqu'un de nos ports, accepta la proposition que lui fit Marini, de gagner le duc de Richelieu, colonel de l'un des deux régiments de la garnison de Bayonne. Il était difficile qu'un jeune extravagant, qui ne devait encore sa réputation qu'à des duels fameux, à un jeu effréné et à des galanteries d'un grand scandale, ne fût pas tenté de s'élever à la gloire d'un crime d'état. La négociation marcha donc sans obstacle jusqu'au 29 mars, que le duc d'Orléans, la jugeant assez mûre, fit arrêter le duc de Richelieu. On trouva chez lui, sur une bande de papier, la lettre de créance d'Alberoni[37] ; on lui représenta deux billets écrits de sa main aux émissaires de ce ministre[38], et une lettre qu'il avait adressée au maréchal de Berwick, pour empêcher son régiment de sortir de Bayonne[39]. Tombé si grossièrement dans le piège, et convaincu par son propre ouvrage, il garda néanmoins le silence tant que MM. Le Blanc et d'Argenson furent réunis ; mais il ne fit nulle difficulté de s'avouer coupable[40], dès qu'il fut interrogé par chacun d'eux séparément. Il avait usé du même manège avec deux messagers d'Alberoni, qu'il ne voulut jamais voir ensemble. Quelques fausses notions mal arrangées dans sa tête, lui avaient persuadé que des aveux faits de cette manière étaient sans valeur, et dans cette inconséquence méditée on reconnait déjà le mélange de ruses et d'étourderie qui fut le caractère de toute sa vie. Au reste, trop de vices veillaient à la conservation de ce fat éblouissant, et le Régent fut forcé de le rendre, après cinq mois, aux larmes effrontées de quelques femmes du plus haut rang. Quand Dubois eut rapporté l'affaire ai conseil de régence, sans néanmoins en découvrir les premiers ressorts, ce prince ajouta froidement : J'ai fait grâce à ce jeune homme parce que j'ai vu dans sa conduite la folie de son âge plutôt qu'un crime réfléchi. Le Régent avait résolu d'avance de ne point ensanglanter par des supplices une conjuration si bénigne. Le duc de Saint-Simon et le maréchal de Berwick, poussés par la dureté de leur naturel, et le dernier surtout, par l'ambition de remplacer le duc du Maine dans l'emploi de grand-maître de l'artillerie, travaillèrent seuls et sans fruit, à le dissuader de sa clémence. On renvoya d'abord les subalternes, et la captivité des chefs fut adoucie. La duchesse du Maine avait été transférée du château de Dijon à la citadelle de Châlons, où mille terreurs continuèrent à l'assiéger[41]. Un vieillard hypocrite, sous figure d'aumônier, pleurait avec elle, provoquait ses confidences par des consolations, rendait compte à l'autorité des paroles et même des gestes de la prisonnière et de ses gardiens, et brûlait de franchir le court espace qui sépare un espion d'un bourreau[42]. Ces images lugubres s'éclaircirent, et la princesse habita une maison de campagne ; son mari eut la permission de chasser. La prison de Malezieu se transforma en cabinet de physique ; Laval jouit des privilèges d'une maladie simulée, et le chevalier de Mesnil, ami courageux de l'abbé Brigault, et amant léger de la demoiselle Delaunay, fit préférer à celle-ci les verrous de la Bastille aux lambris du palais de Sceaux. A la fin, le Régent ne mit d'autre condition à la grâce entière des coupables qu'une confession franche et volontaire de leur conduite, non qu'il en eût besoin pour pénétrer des faits dont tous les détails lui étaient connus, mais parce que ce témoignage attesterait qu'il avait accusé avec justice et absous avec indulgence. Brigault s'empressa de donner l'exemple ; Pompadour, prétextant sa misère, demanda humblement aumône et pardon ; il eut l'un et l'autre ; et un don de quarante mille livres sembla plus digne de la magnificence du Régent que de la bassesse de son ennemi. Malezieu renonça aux défenses captieuses dont il avait cru devoir, en serviteur fidèle, colorer les projets de sa maîtresse ; on n'exigea rien de M. le duc du Maine, parce que son innocence passive était démontrée ; après quelques combats d'amour-propre, la princesse écrivit des lettres soumises et une longue exposition de ses torts généralement fort sincère. En publiant pour la première fois ces diverses pièces qu'on peut regarder comme les monuments les plus curieux de l'histoire de ce temps-là, je mettrai un terme aux fausses interprétations qu'on en imagine trop légèrement[43]. Le Régent les fit lire au conseil, et ce fut sa seule vengeance. On y conspua cet embryon de révolte, où tout parut informe, puéril, efféminé, le but vague, les intérêts discordants et les moyens et les acteurs pleinement justiciables de ce ridicule qui termine tout en France. La prodigieuse facilité avec laquelle une régence si désordonnés[44] se joue des complots formée, contre elle, ne tient pas seulement à la maladresse des mains qui les dirigèrent ; mais à des causes générales que nous examinerons dans la suite. Cependant, faut-il le dire ? cette clémence du Régent n'était qu'un acte d'équité rigoureuse, et le pardon qu'il accordait en France lui eût été nécessaire en Espagne. Après la course infructueuse de Louville, le duc de Saint-Aignan avait reçu des instructions comparables à celles du prince Cellamare. Il s'agissait de détruire Alberoni, chasser la faction des Italiens, empêcher que la mort de Philippe V fit passer la régence à sa veuve, et rendre aux Espagnols le gouvernement de leur monarchie. Un corps de troupes porté dans le voisinage des Pyrénées[45], sous le faux prétexte de mouvements parmi les calvinistes, appuyait ces intentions hostiles. Que ne devait pas oser, dans cette position, un ambassadeur de trente ans, spirituel, impétueux et avide de renommée ? Egaré par son imagination, et persuadé que Philippe V et ses enfants ressentaient déjà les atteintes d'une mort prochaine, il ne songeait pas tant à purger d'Italiens les avenues du trône d'Espagne, qu'à en préparer la possession à la maison d'Orléans. Le Régent blâmait avec douceur ce zèle outré, et s'efforçait de tempérer la fougue de son jeune ministre, tandis que, par un sort contraire, Alberoni aiguillonnait la paresse du vieux Cellamare. Les matériaux de l'incendie étaient, à la vérité, plus considérables en Espagne. La fortune d'Alberoni avait soulevé tous les grands sans les rendre ni plus chers au peuple ni plus unis entre eux. Trois cabales différentes consumaient l'activité de Saint-Aignan. A la tête de la première était le duc d'Aguilar, esprit mobile et présomptueux, général un peu connu des soldats, mais ne pouvant supporter d'égaux, et réduit à n'employer que des hommes de second rang. Ses projets tenaient de la frénésie. Il se vantait de faire enfermer le roi et la reine, couronner le prince des Asturies et opérer cette révolution dans une seule émeute suscitée par une mascarade[46]. Ce vain bruit ayant transpiré, Alberoni se contenta d'éloigner de Madrid un fou orgueilleux dont on ne parla plus. Le second parti se composait des ducs de Bejar et de Nacara, des comtes de Lemos et de Legnareda, et du vicomte de Miracalçar qui en était l'âme. Ses attaques ne se dirigeaient que contre Alberoni, et toutes ses espérances résidaient dans le crédit de la nourrice de la reine, et l'avantage qu'avait Miracalçar de parler à cette femme dans son patois parmesan. Laure Piscatori ayant une fois laissé apercevoir que la reine était lasse d'Alberoni, on la chargea de dire à cette princesse que si elle voulait, en signe de son consentement, venir à la messe un jour indiqué avec un ruban vert sur son bras gauche, des hommes de résolution la délivreraient à jamais d'un insolent ministre[47]. Le signal ne parut point, et le Régent défendit à Saint-Aignan de souiller son influence dans ces basses atrocités. La troisième faction était une cohue de presque tous les grands du royaume, dangereuse peut-être, si des noms éclatans et des titres superbes tenaient lieu d'union, de talents et de grandeur d'aine. Le duc de Veragna y dominait par intervalle, homme d'une élocution immodérée, se disant propriétaire de la Jamaïque et descendant de Christophe Colomb, mais frappé de deux vices irrémédiables dans un chef de parti, l'avarice et la pusillanimité, Plusieurs mémoires produits par cette cabale, et dignes de figurer dans les œuvres des Pompadour et des Laval, furent adressés au Régent. Le dernier avait la forme d'une allégorie monastique où il fut obligé de se reconnaître, non sans rire, dans le personnage du Père Prieur[48]. Ce prince, lassé de ne voir dans cet amas d'esprits vains et d'aines personnelles que des ligues sans accord, des plaintes, sans courage, et des projets sans moyens, désespéra d'en rien tirer d'utile, et ordonna au duc de Saint-Aignan de brider, avant son départ, tous ces papiers qui pouvaient compromettre tant de têtes illustres. Une vanité barbare porta ce jeune homme à suivre plutôt la foi d'un moine franciscain qui, par bonheur, cacha fidèlement les archives de la conjuration. Pendant les deux années que durèrent ces intrigues secrètes de Saint-Aignan, il était difficile qu'elles ne nuisissent pas à son caractère public. Quoique ses instructions lui eussent recommandé de déguiser sa jeunesse sous des habitudes graves et son esprit sous le masque de l'ingénuité, Alberoni le tint d'abord pour suspect[49]. Il osa même éclaircir ses doutes en faisant enlever par des brigands, au passage des montagnes, un courrier que le duc expédiait en France. Les dépêches, en effet très-répréhensibles, étaient heureusement chiffrées, et l'affront de Poitiers fut réservé tout entier au prince Cellamare[50]. Quand le Régent songea sérieusement à se rapprocher d'Alberoni, il fallut envoyer le marquis de Nancré en lui défendant de communiquer avec l'ambassadeur ordinaire. Lorsqu'enfin tout espoir de paix fut évanoui, Saint-Aignan eut ordre de revenir en France ; mais en prenant congé du mi, ses yeux prévenus crurent apercevoir sur le visage du monarque la pâleur de.la mort qu'on avait cachée sous du rouge[51], comme en usa Mazarin dans sa dernière maladie. Il prit dès lors la téméraire résolution d'attendre à Madrid avec ses amis le moment de la catastrophe. Un séjour si équivoque lassa bientôt la patience d'Alberoni. Le père d'Aubenton vint, de la part du roi, inviter le duc de Saint-Aignan à presser son départ. Mais celui-ci répondit, avec assez peu de décence, qu'il n'obéirait qu'à un ordre de Sa Majesté. Le lendemain, un détachement de gardes enleva de leur lit le duc et son épouse, et les conduisit hors des portes de la ville, le 13 décembre, le même jour où Cellamare sortait de Paris pour se rendre à Blois. Le cardinal traita cette aventure fort légèrement. J'ai renvoyé ce baladin,
écrivait-il à Cellamare et à Nancré, lorsque ses
extravagances ont eu suffisamment amusé Madrid et servi de supplément au
carnaval. Deux Français domiciliés en Espagne[52], et qui avaient
été les principaux facteurs de la cabale, furent aussitôt arrêtés. On les
livra, pour être interrogés, au baron de Walef qui exerçait ainsi, sans le
savoir, les représailles de son parti vaincu. Le duc de Saint-Aignan eut à se féliciter de la précipitation de son ennemi, lorsqu'au milieu de sa route il rencontra le courrier du Régent qui venait lui apprendre l'arrestation de Cellamare. Il comprend à l'instant que cette nouvelle va lui fermer tous les chemins de la France, s'il n'en devance la publicité par une fuite que son rang ; ses équipages, et les habitudes du pays ne rendent pas facile. Il dissimule avec soin, et affecte un air libre et satisfait. Pour mieux endormir la surveillance du vice-roi de Navarre, il lui écrit deux jours d'avance et l'engage à ne pas honorer du salut militaire son arrivée à Pampelune, parce que madame de Saint-Aignan, qui est enceinte, redoute le bruit de l'artillerie. Pendant ce temps, il trompa ses propres gens par le prétexte d'une promenade, et s'échappa avec sa femme sur des mules de louage, par des routes détournées. Après des fatigues extrêmes, après tous les dangers qu'offrent au sein de l'hiver des chemins âpres et perdus sous les neiges, après s'être rachetés à prix d'argent des mains des montagnards qui les avaient saisis comme contrebandiers, les fugitifs touchèrent enfin les frontières de la France. Il fallut la jeunesse et la dextérité du duc de Saint-Aignan pour se tirer d'une position si critique. Une place au conseil de régence paya ses inutiles travaux. Ce fut la récompense d'une conspiration qui eut avec celle du prince Cellamare de grands traits de ressemblance, fut aussi condamnable dans son but, aussi inconsidérée dans sa marche, et ne dut qu'au hasard l'obscur bonheur d'avorter sans honte. Pour ne point séparer des événements de même nature, je vais exposer les complots qui se tramèrent en Bretagne. Il reste aujourd'hui peu de vestiges de l'état d'ignorance et de barbarie où le défaut de grandes routes et la médiocrité des villes maritimes tenaient plongée la plus vaste partie de cette province. Une féodalité restée imparfaite, le droit appartenant à tout noble de voter dans l'assemblée des états, le parlement et le clergé qui n'étaient que des fractions de la noblesse sous des robes différentes, une démocratie de six mille gentilshommes opprimant un million et demi d'habitants, et se débattant sans relâche sur les limites de l'autorité royale, rapprochaient singulièrement le régime breton de la constitution polonaise. La plupart de ces nobles confinés dans d'obscurs manoirs, vivaient pauvres, oisifs, étrangers à. toute culture de l'esprit, et se formaient, à la manière de sauvages, les idées les plus exagérées de leur importance. Ne pouvant, comme leurs aïeux, exercer ce brigandage pittoresque imprudemment décoré du nom de chevalerie, ils bornaient leurs violences à faire la guerre aux employés du fisc, et à l'époque dont je parle, plusieurs gentilshommes qui vont paraître sur la scène étaient poursuivis dans les tribunaux pour la contrebande du tabac[53]. La bourgeoisie végétait sans influence, et le petit nombre de députés qu'elle envoyait aux états se perdait dans la foule, ou se voyait accueilli, à la moindre discussion, far la menace de ce traitement honteux dont la tactique allemande a fait une peine militaire. La fonction de représenter le roi, si délicate dans un tel pays, se trouva par malheur entre les mains du maréchal de Montesquiou. Ce commandant avait des intentions droites, un esprit borné et la hauteur qui en est la suite trop ordinaire. Il choqua la' noblesse par quelques procédés d'étiquette, et cette faute d'un moment alluma trois années de discorde. Les états assemblés en 1717, au lieu de voter le don gratuit par acclamation suivant l'usage, voulurent vérifier auparavant la situation de leurs finances. Là cour s'alarma d'une nouveauté qui changeait une forme gracieuse en un droit absolu, et dans la faculté d'examiner supposait celle de refuser. Les états furent dissous et quelques-uns des membres les plus ardents mandés ou exilés. La douceur du Régent, les conseils modérés du maréchal de Montesquiou et quelques signes de repentir de la part des novateurs, abrégèrent la durée de cette rigueur. On fixa la reprise des séances au mois de juillet 1718, et l'on poussa l'imprudente bonté jusqu'à autoriser, dans l'intervalle, des assemblées diocésaines par députation pour préparer les travaux de l'assemblée générale. Cette espèce de diétine développa les ferments les plus dangereux, la haine contre le commandant, l'ambition de mettre à profit la faiblesse naturelle d'une régence, et l'espoir des obligations politiques qui sont les délices d'une noblesse oisive. Aussi la marche de la session de 1718 eut tous les caractères d'une perfidie méditée. Le don gratuit fut voté sans difficulté ; on s'occupa de réformes qui soulagèrent la province de plus de cinq millions[54] ; et tout à coup, sous le faible prétexte d'un arrêt du conseil relatif à des droits d'entrées, la noblesse protesta, et le parlement eut l'audace d'enregistrer cet acte irrégulier. L'assemblée prit fin au milieu des orages, et des lettres de cachet dispersèrent de nouveau quelques mutins. Cette folle conduite des Bretons était applaudie par tous les ennemis de la régence, et jusqu'au pied d es autels de Saint-Cyr faisait tressaillir le cœur vindicatif de l'octogénaire Maintenon[55]. Les approches de la guerre d'Espagne fournirent un autre encouragement aux factieux. Il leur manquait, pour atteindre l'anarchie polonaise, une confédération armée, et ils tentèrent de l'obtenir. Un acte d'union fut dressé, où l'on se promit un mutuel secours, où l'on déclara infamies et dégradés de noblesse ceux qui refuseraient d'y prendre part. On employa l'hiver à colporter cet écrit chez les pauvres gentilshommes ; car les grands propriétaires, attisant le feu sans se montrer, laissèrent tous les périls à la tourbe ignorante susceptible de fanatisme. Une femme était dépositaire du ; traité de l'union, une autre tenait le bureau des correspondances[56]. Le printemps vit se former quelques rassemblements, d'abord timides et dans, des lieux écartés. Deux gentilshommes qui s'y rendaient, étant entrés dans une auberge, crurent s'apercevoir que les valises de quelques marchands qui prenaient leur repas étaient remplies de chaînes et de cadenas. Ils répandent le bruit que des soldats de maréchaussée parcourent le pays déguisés, et cette terreur panique dissipa les confédérés. Cependant on se rassure. Des chefs s'annoncent en divers lieux. Les principaux sont Bonnamour, Montlouis, Pontcallet, Dugroesquart, Rohan-Polduc. D'autres, tels que Lambilly, conseiller au parlement, Coëtivy-le-Borgne, et l'abbé Dugroesquart tâchent de diriger vers un but commun ces mouvements épars. Les gentilshommes qui avaient commencé à se fortifier dans leurs châteaux, sentant bientôt que c'est serrer le filet qui les enveloppera, vont au contraire camper dans les bois avec leurs petites troupes. Bonnamour donne à la sienne le nom de soldats de la liberté. Poncallet commande sous sa hutte de feuillage avec une morgue impolitique, et Ducourdic, capitaine réformé des dragons de Bellabre, figure auprès de lui comme son général de cavalerie. Chaque confédéré change de nom. Lambilly devient Maître Pierre, et Dugroesquar le chevalier de bon sens. L'uniforme est une veste de coutil et un chapeau de paille d'où pend un ruban noir. L'expression entrer dans la forêt signifie embrasser la guerre civile. Cette vie nomade ne tente point les habitants. En vain, les confédérés, imitant le stratagème des oiseleurs, font porter à leurs valets des habits de paysans ; en vain ils arment leurs vassaux pour des chasses de loups ; en vain ils enrôlent des bûcherons pour travailler dans la forêt. L'autorité ne leur réussit pas mieux que la ruse. Ils invoquent le secours des milices bourgeoises, les capitaines le refusent ; ils veulent sonner le-tocsin dans Guérande, les magistrats s'y opposent. Quelques sénéchaux, poussés par la crainte du parlement, intriguent sans succès. Deux seuls prêtres paraissent à la tête d'une poignée de mendiants. Le peuple, qui n'est troublé ni dans sa religion ni dans ses propriétés, et à qui on ne demande point de nouveaux impôts, voit avec indifférence, et peut-être avec une maligne curiosité, l'agitation des seigneurs. C'est ce qui arrivera toutes les fois qu'une aristocratie naturellement odieuse ne saura pas attacher à ses passions l'intérêt de la multitude. La noblesse, réduite à ses propres forces, avait eu dès le mois 'de mars la coupable pensée d'appeler dans la province une armée étrangère. Un simple lieutenant, Hervieux de Mélac, était parti pour cette honteuse mission. La cour de Madrid accueillit avec transport le jeune ambassadeur, et lui promit que la flotte espagnole effectuerait une descente en Bretagne, aussitôt que quelques personnages plus graves seraient venus garantir les dispositions du pays. Hervieux de Mélac reparut en Bretagne apportant de la part du roi Philippe une somme de trente mille livres[57] et la lettre suivante aux confédérés : Le sieur de Mélac Hervieux m'a apporté des propositions de la part de la noblesse de Bretagne concernant les intérêts des deux couronnes. Je m'en remets à ce que ledit sieur leur dira sur cela de ma part. Mais je les assure ici moi-même que je leur sais moi-même un très-bon gré, du glorieux parti qu'ils prennent et que je les soutiendrai de mon mieux, ravi de pouvoir leur marquer l'estime que je fais de sujets aussi fidèles du roi mon neveu dont je ne veux que le bien et la gloire. Au camp de Saint-Estevan, ce 22 juin 1719. PHILIPPE. Bonnamour et Lambilly accompagnèrent le lieutenant à son retour au camp espagnol, dans le dessein de presser les secours et de s'offrir en otages. Mais déjà la délation qui suit les traîtres creusait un précipice autour d'eux, et le nommé Laureaux, chirurgien français établi à Saint-Ander, avait pénétré leurs secrets et les révélait au Régent. L'attente d'un débarquement dont l'époque et le lieu demeuraient inconnus redoubla l'audace des confédérés et le désordre de leurs mouvements. On fabriqua des armes ; des partis se mirent en marche ; on força des caisses publiques ; on vit des commissions délivrées au nom du roi d'Espagne, régent de France ; des plans de pillage et de massacre furent tracés par les chefs[58]. Cependant la saison s'avançait, le pavillon espagnol ne paraissait pas ; quelques gentilshommes rentraient secrètement dans da leurs foyers, aussi effrayés du tumulte qui était leur ouvrage, que du calme affecté où restaient le commandant et les garnisons de la province. Mais ce repos n'était qu'apparent. Depuis que onze gentilshommes avaient refusé d'obéir aux lettres de cachet qui leur ordonnaient de se rendre à Rennes, auprès du maréchal de Montesquiou, celui-ci surveillait avec soin les rebelles ; par son ordre, La Vieuville, grand-vicaire de Nantes, simulant une visite diocésaine, suivait leurs traces de presbytère en presbytère. Rochefort, jeune lieutenant de cuirassiers, avait la témérité de les observer de plus près, sous les haillons d'un mendiant. Le marquis de Langey, lieutenant-colonel d'un régiment cantonné à Ploërmel, était particulièrement chargé par le maréchal des mesures répressives : Son caractère défiant et rigoureux semblait fait pour la guerre civile[59]. Le 22 septembre, à la pointe du jour, il avait manqué de surprendre tous les chefs dans le château de Rohan-Polduc. Mais l'assemblée s'était dispersée pendant la nuit, après avoir signé un écrit où chacun se promit, sous d'horribles serments, de persister dans la désobéissance. Len., fuite fut même si précipitée, qu'ils laissèrent sur une table la lettre où le frère de M. de Polduc les avertissait de la marche des troupes[60]. Le marquis de Langey leur était personnellement odieux, et, comme ils avaient plus de haine que d'argent, ils mirent sa tête au modique prix de cent pistoles, et payèrent même d'un à-compte la bonne volonté de trois bandits. La dernière ressource des principaux conjurés fut d'indiquer pour le 7 octobre un grand rassemblement dans la forêt de Noé. Cinq cents nobles doivent y amener chacun deux chevaux et un valet armé ; le projet est de se porter rapidement sur Rennes, d'enlever le maréchal de Montesquiou, et de négocier ensuite une amnistie. Folle espérance ! il ne se trouve que onze hommes au rendez-vous. Quelques détachements de troupes sortent en même temps des places ; toute résistance a disparu, et on ne tire pas un seul coup de fusil. Ces bandes dé gentilshommes, si arrogants la veille, ne tombent point dans-une lutte courageuse, mais s'enfuient comme une vile proie dévolue à la chambre royale, qui vient les juger à Nantes. La flotte espagnole parait seulement alors ; le maréchal de Montesquiou accourt sur la côte, et se plaint des vents qui s'opposent au débarquement d'un ennemi dont il se flattait d'avoir assuré la défaite[61]. Pendant le cours de ces tristes excès, la calomnie n'avait pas épargné le plus grand homme qu'eût alors la Bretagne. Elle avait publié que le fameux Duguay-Trouin, couvert des lauriers de Rio-Janeiro, était sorti de Brest en déserteur, emmenant sa flotte dans les ports d'Espagne. Irrité de cet outrage, l'illustre marin consigna ses sentiments dans une lettre au Régent[62], où, sans, flatter la cour et sans dissimuler son mépris pour les séditieux, il osa ne paraître qu'un grand citoyen. C'est dans l'âme de ce plébéien fidèle qu'il est consolant de retrouver la noble énergie du caractère breton et les restes du beau siècle de la France. Ceux d'entre les rebelles qui ne purent s'échapper parla mer, furent traduits devant la commission ; elle ne vit pas sans étonnement la rustique simplicité de ces nobles perturbateurs, leur ignorance égale à celle des pâtres les plus grossiers, leur lâcheté à s'accuser mutuellement, leur impuissance à expliquer la cause ou le but de la révolte[63]. Leur crime avéré appelait la vengeance, leur ineptie inspirait la pitié ; la signature de la paix fit espérer leur pardon ; mais des principes de gouvernement supérieurs aux circonstances mobiles de la politique, enchaînèrent la clémence du Régent ; la Bretagne passait d'ailleurs pour une contrée à demi-sauvage, où la profusion des supplices, la barbarie des peines et la facilité des condamnations, n'avaient point déplu à la justice de Louis XIV. Quatre des plus coupables furent décapités à la lueur des flambeaux, dans un appareil terrible ; la même peine fut prononcée contre seize autres, réfugiés en Espagne, et l'on ordonna que le procès serait continué à cent vingt-quatre, parmi lesquels on comptait des ecclésiastiques et des femmes. Un édit moins sévère ne tarda pas à faire grâce au plus grand nombre, et transféra la chambre royale à l'Arsenal de Paris, pour y juger encore vingt-six Bretons, qui étaient exceptés de l'amnistie[64]. Mais quand on fut las de payer les commissaires, le crime, les accusés, le tribunal, tout s'évanouit. La mort des quatre Bretons, qui ne parut que juste, même dans la province témoin de leur supplice, couvrit de deuil la cour d'Espagne. Quelques précautions qu'on eût prises pour l'annoncer à Philippe V, elle bouleversa son âme ; des larmes amères coulèrent de ses yeux[65], et sans doute il se reprocha le piège où il avait poussé lui-même ces aveugles victimes. Cependant on ne saurait taire que ce supplice des Bretons, quoique mérité par leur crime, mais infligé par des commissaires, ne fût très-illégal. A la vérité, on n'avait nulle justice à attendre du parlement de Rennes, qui était le juge naturel et en partie le complice des accusés ; et dans les antres cours du royaume la condamnation des rebelles eût été probablement lente et incertaine. L'anxiété où se trouva le Régent, entre une mesure irrégulière et une légalité insuffisante, prouve combien était vicieuse l'organisation judiciaire. La magistrature n'avait pas su mieux que l'église se renfermer dans ses fonctions, et notre manie commune de gouverner en avait fait deux corps politiques. Aussi dans les troubles civils où la justice devrait être surtout plus grave. et plus impartiale, il était rare qu'elle ne se montrât pas hostile et passionnée, et ne se jetât pas dans la Mêlée, comme un ennemi de plus qui tuait sans courage, sans réflexion et sans équité. Malheureusement la création d'un ordre judiciaire indépendant était un effort au-dessus des lumières du temps et de la volonté des monarques. Au lieu de fournir à la paix publique ce gage de stabilité, ils aimèrent mieux improviser au besoin de petits simulacres de tribunaux, et cacher à demi la vengeance sous le masque d'une fausse justice. Combien de pages, dans nos annales, sont souillées par ces commissions homicides, toujours abhorrées et toujours reproduites, toujours désavouées par la magistrature et toujours composées de magistrats[66] ! Ce ne sont pas seulement les rois familiarisés avec la tyrannie, tels que Louis XI et François Ier, qui usèrent de ce docile instrument ; sans parler des âges antérieurs, que de fois Louis XIII et son ministre n'en firent-ils pas un sanguinaire abus ? Tout en protestant de son respect pour l'ordre des juridictions, Louis XIV ne s'en abstint pas davantage, et le Régent, autorisé par leurs exemples, suivit sans examen cette route plus commode que sûre, et plus ancienne que respectable ; car la sainteté des lois n'est pas moins violée quand l'autorité donne arbitrairement des juges suspects à l'accusé, que quand les juges légalement institués ont aliéné leur conscience. Dans les deux cas, l'état est menacé de périr par la plaie la plus profonde dont l'ordre social puisse être atteint. |
[1] Lettre d'Alberoni à Cellamare, du 20 août 1718. — Le même ton de dénigrement et de fureur se trouve dans d'autres dépêches du cardinal à l'ambassadeur. Voici un passage de sa lettre du 8 février 1717 : Je ne suis point étonné que dans le pays où vous êtes on fasse bon accueil au traitre Bonneval. Il n'y a qu'à faire bonne chère pour être honnête homme. Il ne peut y avoir un plus grand fripon. Il porte la marque d'un coup de marteau qu'un maréchal lui a donné sur le nez en Italie. Ailleurs qu'à Paris, il ne pourrait paraitre parmi les honnêtes gens. Un tel homme pourrait fort bien se mêler avec les mécontents de cette cour-là. Au nom de Dieu, M. le prince, soyez attentif à ce qui peut arriver.
[2] La reine a fort agréé la satire que vous savez. LL. MM. s'en sont diverties deux jours entiers. Lettre d'Alberoni à Cellamare, du 15 mars 1717.
[3] Lettre de Cellamare à Alberoni, du 19 juin 1718.
[4] Ce pamphlet, intitulé : Lettres de Filtz Moritz sur les affaires du temps, fut composé par l'abbé Margon, d'après les instructions du Régent. Il traite en ennemis de ce prince les jésuites, les parlements de France et les casuistes espagnols. La question principale, que le sentiment national jugerait aujourd'hui si promptement, y est perdue dans ses subtilités. Cet écrit, qui fut si fameux en 1718, parait maintenant bien médiocre. L'histoire peut néanmoins en exhumer ce fait curieux : Le duc d'Orléans, averti de l'irrésolution où était Louis XIV d'accepter le testament de Charles II, forma le dessein de se dérober de la cour et de gagner un port d'Espagne. Dans ce lieu il devait se faire connaitre aux Espagnols pour le petit-fils d'Anne d'Autriche, et leur déclarer qu'il voulait tenir la couronne uniquement de leur choix. Il avait alors un cheval anglais merveilleux coureur ; il devait le monter et le pousser jusqu'où il pourrait aller, pour se rendre en fort peu de temps à Lyon, où un homme, envoyé par avance, l'attendait avec une cabane pour descendre le Rhône. Un autre lui avait préparé, vers l'embouchure de ce fleuve, un petit bâtiment toujours prêt à mettre à la voile. Louis XIV déclara qu'il acceptait le testament ; dès-lors M. d'Orléans renonça à toutes ses vues, et demeura tranquille. Lettre de Filtz Moritz, page 176.
[5] Le frère du cardinal de Polignac, qu'on distinguait de celui-ci par le surnom de Polignac l'imbécile, ayant été l'un des sir gentilshommes emprisonnés à cause de la requête de la noblesse, le cardinal eut, à cette occasion, une entrevue avec le Régent, où il s'épuisa en protestations d'attachement et de fidélité. Il venait seulement alors de prendre l'ordre de la prêtrise. Le besoin de rétablir sa fortune perdue en prodigalités, lui fit surmonter son aversion pour toute étude ecclésiastique. Cet esprit, si facile et si brillant, avait, sans pouvoir l'achever, commencé trois fois sa licence.
[6] L'abbé Le Camus, la demoiselle Delaunay, Avranches et Despavots furent arrêtés et interrogés d'après les déclarations très-détaillées de la dame Dupuy, et la correspondance des personnages de l'intrigue où madame du Maine figurait sous la désignation de la Reine du grand roman.
[7] Je transcris les expressions de l'original, parce que c'est le seul endroit de cette immense correspondance où la duchesse du Maine et le marquis de Pompadour soient nommés ; partout ailleurs ils ne sont que désignés.
L'interlocutrice che me gli ha
spiegati in una longa e secreta conferenza nell' Arsenale è la Sa duchesse Du
Maine. Ella si è servita del marchese di Pompadour, permezzano del nostro
abboccamento, e desidera aver qualche riscontro del real gradimento.
La scrittura segnata con y n° 2 e opera di maki notai ; e la parola la porta il sopra mentorato Pompadour.
[8] C'était un songe allégorique dirigé contre le Régent, comme empoisonneur et méditant le meurtre du roi. L'auteur se supposait transporté dans une galerie de tableaux dont chacun représentait la mort tragique de quelque prince qui avait tué son pupille pour monter sur le trône. Gaillande, docteur de Sorbonne, avait fourni tous ces traits historiques à Bentivoglio, à cause de la profonde ignorance de ce prélat ancien soldat, qui n'avait eu d'autre séminaire que les camps de t'Autriche. Le docteur fut exilé et le Régent demanda justice au pape. Mais Rome était sans justice pour un prince qui ne persécutait pas les jansénistes. (Instruction de la cour de France à Laffiteau, du 11 juillet 1719.)
[9] Lettre de Cellamare à Alberoni, du 4 juillet.
[10] Lusingare.
[11] Con il remedio della più fina dissimulazione.
[12] Lettre du 20 août.
[13] Déclaration donnée à la Bastille par Boisdavy, le 24 mai 2779. — Je ne la ferai pas imprimer parce qu'elle est longue, fastidieuse, et ne serait maintenant d'aucun intérêt.
[14] Le premier fut refusé comme un radoteur ; le second retira sa demande au bout de huit jours pour raison de sauté.
[15] Pour répondre à ce que vous me marquez du désir que plusieurs Français ont de servir le roi, Sa Majesté les recevra quand ils viendront avec des soldats pour former un corps de Français au service d'Espagne. Sa Majesté prendra jusqu'à dix mille hommes. Mais, pour recevoir seulement des officiers, cela ne convient point, à moins qu'ils ne soient d'une grande distinction, vu le nombre considérable de réformés que nous avons à placer. Lettre d'Alberoni, du 21 novembre.
[16] Lettre à Alberoni, du 7 novembre.
[17] Il n'y a point de brigue ni de voie souterraine que le prince de Cellamare n'ait employée pour préparer et exciter du trouble en France, et pour soulever des gens de toute espèce contre Son Altesse Royale, mais très-inutilement. Lettre de Dubois au marquis de Nancré, du 25 octobre.
[18] Je fais en sorte que nos ouvriers n'abandonnent point le travail ; mais je n'entends pas qu'ils s'exposent à l'ardeur du soleil ; je veux qu'ils attendent la bonne saison et trouvent en attendant un couvert sans s'arrêter à la qualité du logement. — Le chef qui les dirige commence à dire qu'il a fait de grandes dépenses et que sa bourse est vide. Je crois qu'en effet il se trouve dans le besoin d'argent, et que ses parents, quoique riches, ne lui donnent aucun secours. Cependant je ne lui ai fait aucune réponse positive. — J'espère que, quand il en sera temps, la reine sera bien servie. — Je donne à nos ouvriers de bonnes paroles et je tâche de les maintenir en fidélité. Lettres de Cellamare, des 5 et 26 septembre, 3 et 24 octobre.
[19] L'abbé Portocarrero et Monteleone ne hâtèrent par leur voyage. Ils arrivèrent seulement le 20 décembre à Bordeaux, où le maréchal de Berwick, quoique informé de ce qui s'était passé, les accueillit très-bien et les laissa retourner en Espagne. Il écrivit même, le 22, au Régent que l'abbé avait l'air d'un bon garçon.
[20] Voici les pièces qu'elle contenait :
Des copies corrigées des quatre écrits dont j'ai précédemment parlé ;
Deux projets de manifeste, l'un par Pompadour et l'autre par Brigault ;
Des observations de Brigault sur ces deux projets, très-plates, très-insignifiantes ;
Un mémoire du comte de Laval sur les moyens de soulever quelques provinces lorsque l'armée d'Espagne arriverait. Véritables rêveries sans suite et sans bon sens ;
Un extrait du Traité de Pierre Dupuy, sur les régences et majorités ;
Un catalogue des noms et qualités des officiers français qui demandaient du service en Espagne ;
Une lettre particulière de Cellamare à Alberoni pour lui recommander spécialement le chevalier de Saint-Geniez et le comte Daydie, qui méritent d'être distingués de la foule comprise dans le catalogue ;
Enfin, la lettre d'envoi qui contient l'inventaire de toutes les pièces, et a rendu impossible la soustraction d'aucune d'elles. Le Régent fit imprimer ces deux lettres en supprimant seulement dans la première les noms de Saint-Geniez et Daydie.
[21] Cet écrit n'est pas la seule preuve existante que Buvat fit le véritable auteur de la découverte de la conspiration. Quand Dubois n'eut plus besoin de cet homme, il lui refusa toute récompense. Mais dans la suite, Buvat s'adressa au roi, qui lui fit une pension de trois cents livres. J'ai lu sur les originaux le placet où Buvat explique les faits, le certificat de l'abbé Bignon qui les confirme, le rapport du comte de Morville, successeur de Dubois au ministère des affaires étrangères, qui les déclare véritables, et le brevet signé par le roi, le 30 mai 1726.
[22] C'était une déclaration assez artificieuse du roi d'Espagne pour rassurer les négociants français dans le cas d'une rupture entre les deux états. On la distribue aux passants, dit Dubois, comme des billets de danseurs de corde. Lettre à Berwick, du 3 décembre.
[23] Il lui fit rendre le manuscrit de l'Anti-Lucrèce dont il était fort inquiet, et qui se trouvait dans les papiers de Malezieu ; il lui fit offrir tout l'argent dont il aurait besoin, par des mains amies qui lui en cachaient la source. Polignac recevait aussi toutes les visites qui lui plaisaient. Le plus malheureux ce n'était pas lui, mais un officier nommé Montchenu qu'on lui avait donné pour surveillant, et qui, dans toutes ses lettres à Dubois, gémit de garder un cardinal dans les marais de la Scarpe, tandis que l'or coule dans la rue Quincampoix.
[24] Il faudrait bien des pages pour raconter toutes les fables qui se débitèrent dans les cercles. La plus absurde fut la supposition d'une armée de faux sauniers commandée par un général Colinieri. Ce général était un pauvre paysan des environs d'Amiens nommé simplement Colin, qui avait en effet été contrebandier, avait obtenu une amnistie et était demeuré tranquille dans son village. Je n'aurais pas parlé de ce conte si Voltaire ne l'eût adopté dans son Siècle de Louis XIV, qu'il a écrit longtemps après avec les vagues réminiscences de sa jeunesse. Il ne faut pas perdre de vue que, lorsque Cellamare fut arrêté, sa conspiration n'était qu'un projet sans mesure d'exécution. Alberoni n'en exigeait même pas davantage. Nous avons tout l'hiver, lui écrivait-il, pour voir comment les choses tourneront, et quelles mesures nous prendrons. Abbiamo tutto l'inverno per vedere come le cose s'anderanno mettendo, e secundo quelle prenderemo le nostre misure. Lettre d'Alberoni, du 19 septembre 1718.
[25] Voici cette liste supplémentaire que j'ai formée moi-même en compulsant les papiers de Cellamare : Mensel de Saint-Jean ; Soupat de Lyon ; Noury d'Aunac ; le chevalier Dupaty ; Laverne ; Petiti ; Maubon ; Le Blanc et Conchon, ingénieurs ; Dastours, enseigne de vaisseau ; Saint-Privas ; La Ferté ; Candie ; Vorangis ; La Neuville ; le second fils du duc de Rohan-Chabot ; le frère Siméon, récollet de Tréguier, qui a un secret pour brûler les vaisseaux ; et les nommés La Feuille et Dubois pour la partie des nouvelles.
[26] Saint Elzéar, marié à sainte Delphine, tous deux morts en état de virginité et enterrés chez les cordeliers d'Apt en Provence. Mémoires de Sabran.
[27] Le Régent rencontre dans sa galerie le chevalier Destouches, père du célèbre d'Alembert, et l'aborde en lui, disant : Savez-vous une chose bien plaisante ? — Qu'est-ce, Monseigneur ? — Le prince Cellamare a mis votre nom sur la liste de ses conspirateurs. — Mais la chose n'est pas si plaisante, répond Destouches en pâlissant ; le Régent éclate de rire et l'accable d'amitié et de caresses folâtres. Lettre du chevalier Destouches à l'abbé Dubois, du 1er janvier 1719.
[28] La lettre de Villeroy est du 8 janvier ; la déclaration de guerre fut publiée le 10.
[29] Mémoires de Ferrette.
[30] Le peuple de cette ville me paraissant extrêmement irrité, j'ai pris quelques précautions très-secrètement. Lettre de Dulybois, du 16 décembre.
[31] Autre lettre de Dulybois, du 5 mars.
[32] En se séparant de Dulybois, ils convinrent l'un et l'autre de ne pas s'éloigner de la frontière, et ils entretinrent pendant plusieurs mois une correspondance qui ne cessa que par l'ordre d'Alberoni, et où tous les moyens de rapprocher les deux puissances furent épuisés. Cellamare écrivait dans sa lettre de Pampelune, du 13 avril : Si vous croyez que je puisse, dans le même temps, faire des représentations pour l'intérêt personnel de S. A. R., vous pouvez compter que personne au monde ne souhaite plus que moi de servir ce prince. Si de fâcheuses conjonctures m'ont causé le malheur de lui déplaire, mon intention a toujours été de mériter ses bonnes grâces par un profond respect et par un attachement sincère. Il persista toute la vie dans ces sentiments, fut grand-écuyer de mademoiselle de Montpensier, reine d'Espagne, et témoigna, dans beaucoup d'occasions, son dévouement à la France, au Régent et à la maison d'Orléans.
[33] Mine sans poudre. dit Cellamare avec un geste de mépris, quand on lui fit lire ce billet. Lettre de Dulybois, du 27 février.
[34] Suivant la coutume des réfugiés, ceux-ci concevaient les plus folles idées. Cardillac proposait à Philippe V de gagner le duc de Bourbon en lui donnant la Sicile, et Seyssan promettait tous les secours du Languedoc, si ce dévot monarque voulait rétablir l'édit de Nantes en faveur des protestants.
[35] Mémoires manuscrits de Saint-Simon, page 2288.
[36] Quoique le sieur Marini, qui a beaucoup d'esprit, soit employé par son Altesse Royale, je crois, pour plus grande sûreté, qu'il est bon que vous soyez sourdement informé de ses démarches. Lettre de Le Blanc à Berwick, du 14 janvier 1719. Le ministre chargé aussi le maréchal d'interroger une femme amie de Schlieben et de Marini, la dame Framboisière, femme du commandant du château neuf de Bayonne.
[37] Monsieur le duc de Richelieu aura la bonté d'ajouter foi au porteur du présent et pourra s'y fier entièrement sur tout ce qu'il voudra le charger. LE CARDINAL ALBERONI.
[38] Premier billet. Trouvez-vous à sept heures précises chez moi demain. Vous n'aurez qu'à demander mon intendant, et il vous mènera par un escalier où pas un de mes gens ne vous verront. Cet intendant, appelé Sandrier, fut arrêté avec son maitre.
Deuxième billet. J'ai reçu le petit diamant que vous m'avez envoyé par le présent porteur. Il vous rendra compte du troc que je suis à portée de faire avec vous.
[39] Comme mon régiment, Monsieur, est des plus a portée de marcher, et qu'il est apres a faire un abillement qu'il perdrait totalement si, avant qu'il fut achevé, il était obligé de faire quelque mouvement. J'ai lhonneur de vous suplier, Monsieur, de vouloir bien le laisser à Bayonne jusqau comencement de mai que labillement sera fait, et je vous suplie de me croire, etc. LE DUC DE RICHLIEU. Comme cette lettre est signée et authentique, j'en ai conservé l'orthographe.
[40] Vous aurez été surpris sans doute d'apprendre, par le courrier que M. Le Blanc a dû vous dépêcher hier, que M. le duc de Richelieu devait livrer Bayonne aux Espagnols, et qu'il a été mis à la Bastille, où il n'est pas disconvenu de son intelligence avec le cardinal Alberoni. Lettre de Dubois à Berwick du 1er avril 1719. Je n'ai point été surpris de l'aventure de M. de Richelieu, dont la conduite, jusqu'à présent, n'a pas été d'un homme sensé, et ce n'est qu'à de pareils esprits qu'Alberoni peut s'adresser. Réponse de Berwick du 17 avril. On arrêta, le même jour que M. de Richelieu, le marquis de Saillant, colonel de l'autre régiment en garnison à Bayonne ; mais il fut mis en liberté quelques heures après.
[41] Desangles, militaire doux et compatissant, qui commandait dans la citadelle, raconte plusieurs traits pitoyables de la princesse. Voici un fragment de sa lettre à M. Le Blanc du 30 juin 1719. Ensuite madame la duchesse du Maine, tombant dans une espèce de désespoir et pleurant amèrement, fit des serments de son innocence dans les termes les plus forts et les plus sacrés, disant qu'elle voyait bien qu'il fallait mourir ici ; que ses ennemis attendaient sa mort pour pouvoir l'accuser impunément après, et justifier la conduite qu'on a tenue à son égard, mais qu'avant de mourir elle chargerait son confesseur de dire à toute la France qu'elle mourait innocente de tout ce qu'on l'avait accusée, qu'elle en jurerait même sur l'hostie en la recevant, et qu'elle avait déjà pensé le faire plusieurs fois. Je la calmai, etc., etc.
[42] Je suis, écrivait-il, audax omnia perpeti. Lettre de l'abbé Desplanes à M. Le Blanc, du 27 juin 1719.
[43] Voyez, aux Pièces justificatives, les déclarations de l'abbé Brigault, du marquis de Pompadour, de M. de Malezieu et de la duchesse du Maine. J'y ai joint des notes pour l'éclaircissement de quelques faits isolés qui n'ont pu trouver place ici.
[44] Rien ne peint mieux le désordre de ce gouvernement que ce qui arriva dans cette même occasion. On croyait avoir vidé les prisons de tous les prévenus ; quel fut donc l'étonnement du lieutenant-général de police d'Ombreval, lorsque, cinq ans après, il découvrit à la Bastille, le marquis de Bon-Repos qu'on y avait laissé par mégarde ! C'était un vieux militaire très-pauvre, qui s'était fort accommodé d'une prison où il trouvait une vie réglée et une subsistance assurée. Il prit l'offre de sa liberté pour un trouble à sa possession et consentit d'assez mauvaise grâce à échanger le séjour de la Bastille pour une pension à l'Hôtel des Invalides. Lettre de d'Ombreval au comte de Morville, du 14 février 1724.
[45] J'ai fait avancer trente bataillons et cinquante escadrons du côté de la frontière et à portée d'entrer en Espagne en peu de jours à la moindre réquisition des Espagnols. C'est ce que vous pouvez déclarer à ceux à qui votre prudence jugera à propos de le faire. Lettre du Régent à Saint-Aignan, du 29 novembre 1717. Je suis bien aise que les Espagnols soient contents de ce que j'ai fait avancer des troupes sur la frontière, comme ils l'ont désiré. J'en ferai marcher autant qu'ils en demanderont. Autre lettre, du 31 janvier 1718.
[46] Lettre de Saint-Aignan au Régent, du 19 avril 1718.
[47] Lettre de Saint-Aignan au Régent, du 17 février 1718.
[48] Joint à la lettre de Saint-Aignan, du 21 septembre 1718.
[49] J'ai prié le duc de Saint-Aignan de ne me parler, à l'avenir, que de la pluie et du beau temps. Ce bienheureux homme est parvenu à se rendre tout-à-fait inutile ; mais il est toujours prêt à critiquer tout ce qui se fait. Lettre d'Alberoni, du 30 mars 1716.
[50] On dissimula, dans cette occasion, des deux côtés. Alberoni fit rendre au duc de Saint-Aignan ses dépêches intactes en apparence. L'ambassadeur reconnut fort bien qu'elles avaient été visitées. Le Régent remercia Alberoni de son zèle et de sa loyauté.
[51] Lettre de Saint-Aignan au Régent, du 25 novembre 1718.
[52] Sartines et Bataille.
[53] Entre autres le marquis de Pontcallet, le comte et le chevalier de Rohan-Polduc.
[54] Les états assemblés à Tréguier, en 1715, avaient fait douze millions de fonds, tandis que les états réunis à Dinan, en 1758, n'en firent que sept millions. Mémoires du duc d'Antin.
[55] J'admire les Bretons ; toute la sagesse des Français est donc dans cette province-là. Lettre de madame de Maintenon, du 24 janvier 1718.
[56] Les dames Kaukoën et Bonnamour. Mais en même temps une autre femme, la dame d'Egoullas, révélait à M. Le Blanc ce qui se passait dans les conciliabules des parlementaires et des gentilshommes, et lui apprenait que la correspondance avec l'Espagne se faisait à l'aide de bouteilles de vin où l'on insérait les lettres dans de petits étuis de cuir.
[57] Cette somme faillit à être saisie, au moment de son débarquement, par les émissaires du maréchal de Montesquiou. Sur la dénonciation d'un matelot, ils arrivèrent dans le château du sieur de Lantillac une heure après que le frère de Lambilly l'en eut emportée. Interrogatoire de Lantillac.
[58] Kantré m'a dit qu'il vous avait laissé quatre mille livres pour égaliser dans l'évêché de Quimper, et que j'en prendrais cent pistoles pour lever du monde. J'ai cent hommes dans ma forêt, et autant de chez moi, que je paierai à huit sous par jour. Faites-en de même, et donnez vingt pistoles à chacun des gentilshommes de vos cantons, comme Tiralouet, Coïdu, etc. Lettre de Pontcallet à Montlouis qui fut produite au procès. Voir aux Pièces une instruction plus étendue de Pontcallet. Elle peut servir à comparer la guerre civile de Bretagne, en 1719, avec celle qui a, de nos jets, désolé la même province.
[59] Je vous conseille de veiller sur le comte de Rieux. Tout mon parent et mon ami qu'il est, je crains qu'il ne soit assez malheureux de déplaire à son Altesse Royale, à qui je sacrifierais mon fils s'il était coupable. Lettre du marquis de Langey au Maréchal de Montesquiou, du 27 juillet.
[60] Lettre du maréchal de Montesquiou, du 24 septembre.
[61] Lettres de Montesquiou, des 4 et 7 novembre.
[62] 25 avril 1719.
[63] Le maréchal de Tessé vit à Madrid les chefs de la noblesse bretonne condamnés à mort par contumace, et voici comme il les peint au duc de Bourbon : Il y a ici de pauvres Bretons ; ils sont d'une figure à faire croire qu'ils ne feront pas révolter la Bretagne. Qui les déchausserait les trouverait chèvres-pieds. Lettre de Tessé à M. le Duc, du 6 mars 1724.
[64] La création de la chambre royale est du 3 octobre 1729 ; son installation à Nantes, du 30 ; l'arrêt et l'exécution, du a6 mars 1720 ; l'amnistie, du 15 avril. Les quatre exécutés furent de Guet de Pontcallet, de Montlouis, Le Moyne, dit le chevalier de Talhouët, et du Coëdic. Quelques têtes ardentes du parlement de Rennes en furent expulsées. M. de Marbœuf, commandant à Brest, proposa au Régent de prévenir le retour des révoltes en réduisant à cent cinquante le nombre des nobles qui auraient séance aux états. Je n'approuve pas, lui écrit-il, qu'on se borne à fixer l'âge auquel on pourra entrer aux états, car il y a en Bretagne autant de vieux fous que de jeunes.
[65] Lettre à l'abbé Dubois par M. Schaub, ministre anglais en Espagne, du 19 avril 1720.
[66] Quoique les commissions fussent déshonorées en France, il est inouï qu'on ait jamais manqué de magistrats pour les remplir, ni qu'aucune condamnation, sérieusement demandée, ait été refusée par elles. Cette triste facilité s'explique par deux causes. Le nombre de juges a toujours été si excessif en France, qu'a côté d'un grand nombre d'hommes vertueux, il a dû s'en trouver bien d'autres au-dessous de la noblesse de leurs fonctions. En second lieu, la faveur exerce un si grand empire parmi noua, que peu d'aines ont le privilège d'y résister. Or, un magistrat qui se fait courtisan n'est pas seulement le pire des magistrats, mais encore le pire des courtisans ; parce qu'il a eu plus de devoirs à oublier. On ne compte pas à l'infâme Laubardemont moins d'imitateurs que de modèles. J'en crois le témoignage du célèbre Mathieu Molé, qui, tout à la fois premier président et garde-des-sceaux, n'est pas suspect en cette matière. Voici un passage qui m'a singulièrement frappé dans son histoire écrite par M. le comte Molé, l'un de ses petits-fils, ministre de sa majesté Louis XVIII : On commença à instruire le procès de l'abbé de Saint-Cyran, comme hérétique et faux docteur. Mathieu Molé se hâta de lui faire dire d'avoir grand soin de parapher toutes les pages de son interrogatoire, et de tirer des lignes depuis le haut des pages jusqu'en bas ; car, ajouta-t-il, il a affaire à d'étranges gens. Vie de Mathieu Molé, page 13. Que pourrait-on ajouter à un semblable jugement ?