HISTOIRE DE LA RÉGENCE

 

 

CHAPITRE II.

 

 

Premières opérations de la régence. — Établissement des conseils. — D'Uxelles, Noailles, D'Aguesseau.

 

LE Régent était animé contre le gouvernement précédent des mêmes passions que le peuple. Aussi les premières opérations de sa haine ou de sa politique furent applaudies comme des bienfaits. Le testament de Louis XIV avait ordonné que son successeur serait élevé à Vincennes. Le Régent cassa lui-même cette disposition qui déshéritait Paris de la présence de son roi, et il fit préparer pour le recevoir le palais des Tuileries. La capitale, qui depuis les troubles de la Fronde n'avait pas possédé son maitre, reçut cette nouvelle avec transport comme un gage de sa fortune et une réhabilitation de sa fidélité[1].

Quelques essais d'économie parurent aussi une nouveauté bien touchante. On réforma une partie de la maison du feu roi et de son faste si cruel pendant nos malheurs ; on rendit à l'agriculture vingt-cinq mille soldats, et l'exemption de six- années de taille fut, promise à ceux d'entre eux qui remettraient en valeur des maisons abandonnées ou des terres sans culture ; loi singulière qui réunissait à une disposition très-humaine une satire sanglante[2].

Depuis longtemps la solde des troupes n'était pas payée ; une fomentation sourde régnait dans les garnisons, et déjà dans quelques-unes la sédition avait éclaté. Le Régent employa, pour leur soulagement, la première somme qu'il put emprunter sur son crédit personnel, car à la mort du roi tous les coffres se trouvèrent vides. De l'argent réel fut envoyé dans les villes frontières, et l'on célébra ce phénomène par des estampes qui eurent un débit prodigieux. Des curieux ont conservé, pour servir de commentaires aux médailles de Louis XIV, ces peintures grossières où étaient si simplement figurés des sacs d'écus. Le Régent, qui sentait combien dans sa position l'amour des soldats lui était utile, augmenta ensuite leur paie d'environ un septième[3]. Il fit faire ainsi en Europe le premier pas rétrograde à cet art merveilleux qui depuis deux siècles y avait progressivement poussé l'abstinence militaire aux dernières limites de la force humaine.

Partout il se pressa de montrer la main d'un gouvernement paternel. Un arrêt du conseil[4] assura au peuple que les monnaies ne subiraient plus de variations ; une déclaration ordonna la libre circulation des grains dans l'intérieur, et permit, dans certains cas, leur sortie à l'étranger. On proscrivit l'usage despotique de lever des deniers en vertu des ordres d'un ministre ; les droits d'entrée sur les consommations de Paris furent modérés ; on fit des remises importantes, sur la taille, le dixième et la capitation de l'année suivante ; enfin, une lettre menaçante commanda l'humanité aux percepteurs des impôts et promit aux contribuables que bientôt une plus juste répartition adoucirait le poids des charges publiques. L'application de ces belles théories fut d'autant mieux reçue que les plaies de l'état étaient plus profondes. On ne peut se figurer dans toute son étendue la détresse des citoyens et l'anéantissement du commerce. Une usure exécrable rongeait les derniers débris des fortunes, et le caprice des lois monétaires. avait excité une folle, défiance qu'on ne trouvait pas à emprunter à 30 pour 100, sur dépôt de vaisselle, d'argent.

Au milieu de ces malheurs qu'elle aurait pu consoler, l'assemblée du clergé, alors réunie, ne s'occupait qu'à forger des censures contre d'obscurs écrits, et à dénoncer les prélats qui ne fléchissaient pas sous la puissance des jésuites. Le Régent ferma cet atelier de discorde, et défendit de publier les censures. Il rappela les exilés et ouvrit les prisons d'état. Les cachots rendirent à la lumière les martyrs du jansénisme, pris dans toutes les classes de la société. Leur nombre étonna et leur état fit horreur. Il fallut que la police protégeât les persécuteurs contre les excès de la pitié publique. Le Régent se contenta d'éloigner le père Le Tellier avec une pension de six mille francs. Ce moine, privé de ses victimes, alla mourir à La Flèche, odieux à ses propres confrères. La crédulité n'acheva pas quelques miracles commencés sur sa tombe. Son éloge, prononcé à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, fut un modèle de laconisme bien rare dans les compagnies savantes.

La régence croyant avoir, par ces sages mesures, suffisamment payé les suffrages de la multitude, s'abandonna aux idées des novateurs. L'idée de remplacer les ministères par des conseils appartenait aux instituteurs du duc de Bourgogne. Louis XIV en trouva le projet dans la cassette dé ce prince, et l'ayant lu devant le duc d'Antin, il dit à ce dernier : Ces gens-là ne connaissent guère les Français, ni la manière dont il faut les gouverner. Mais l'autorité d'un pareil oracle était devenue bien peu imposante. Le mécanisme du nouveau gouvernement consistait en six conseils particuliers, entre lesquels les affaires devaient être distribuées suivant leur nature. Chacun d'eux les rapportait ensuite au conseil de régence ; celui-ci décidait seul. à la pluralité des voix, et formait ainsi le centre et la clé de l'édifice. Ce plan, qui attestait la modération du duo d'Orléans, et qui offrait de nombreux emplois pour les grands du royaume, convenait assez à l'établissement d'une régence. Philippe cependant différait les nominations[5], parce qu'il espérait que l'émulation des concurrents les porterait à faire des avances d'argent, dont le besoin était extrême. Mais cette fois l'ambition fut avare, et l'on ne peut prévoir quelle crise en eût été la suite sans le patriotisme d'un simple négociant, d'un de ces hommes sana naissance qu'on allait bannir de l'administration publique. Ce fut Crozat aîné qui, recevant alors quelques retours de l'Inde, prêta généreusement trois millions[6].

La France connut enfin les hommes qui allaient la gouverner. Le conseil de régence fut composé des princes, du chancelier, des maréchaux de Villeroy, d'Harcourt et de Besons, du duc de Saint-Simon et de Cheverny, ancien évêque de Troyes. Torcy faisait le rapport des placets, et La Vrillière les fonctions de secrétaire[7]. Parmi ces membres, trois seulement, Saint-Simon, Cheverny et Besons, étaient des choix nouveaux du Régent ; les autres avaient été appelés par le testament du feu roi. Le maréchal de Tallard, appelé comme eux, se trouvait seul oublié : Mais l'ambition trompée de ce courtisan s'étant : changée en une maladie de consomption, le Régent, qui n'avait besoin ni d'aimer ni d'estimer les hommes qu'il employait, le nomma par pitié.

Le nom des six conseils particuliers, de con- science, de la guerre, des finances, de la marine, des affaires étrangères et du dedans du royaume indiquait leurs. attributions. Le cardinal de Noailles, le maréchal de Villars, le duc de Noailles, le maréchal d'Estrées, le maréchal d'Uxelles, et le duc d'Antin les présidaient. Trois espèces d'hommes, choisis par la convenance, par la faiblesse et par la nécessité, en remplissaient les listes : d'abord de grands seigneurs, vieux dans les intrigues, novices dans les affaires, et moins utiles par leur crédit qu'embarrassants par leur morgue et par leurs petitesses ; ensuite les amis du Régent, l'élite des roués, esprits frondeurs et pervers ignorants et spirituels, hardis et paresseux, et bien mieux faits pour harceler que pour conduire un gouvernement. Enfin au-dessous d'eux étaient jetés pêle-mêle des conseillers d'état, des maîtres des requêtes, des membres du parlement, gens instruits et laborieux, destinés désormais à ramper' dans le fond des comités, et à réparer sans gloire et sans émulation les bévues qu'il fallait attendre de l'incapacité de leurs premiers collègues et de l'étourderie des Seconds.

Aux premiers mouvements de cette machine, on s'aperçut que le commerce y avait été oublié, et par la création d'un septième conseil on s'empressa de corriger une erreur bien excusable de la part d'un gouvernement de gentilshommes[8]. De toutes les matières partagées entre ces divers départements, le Régent n'en réserva qu'une pour lui, ce fut le soin de l'Académie des Sciences. Je compte même, dit-il avec cette grâce spirituelle qui lui appartenait, demander au roi, à sa majorité, d'être toujours secrétaire d'état de l'Académie[9]. Un règlement honorable pour cette compagnie[10] prouva bientôt que sa bienveillance n'était point oisive, et réforma ce qui paraissait désormais trop mesquin et trop servile dans l'essai de Colbert. Le duc d'Orléans est en effet le véritable auteur de la supériorité que les sciences ont depuis lors affectée parmi nous sur les autres travaux de l'esprit humain, et nous aurons plus d'une occasion de remarquer les progrès et la profonde influence de cette nouveauté. Le Régent aimait les sciences par les motifs les plus chers au cœur de l'homme. Elles avaient charmé l'ennui de sa disgrâce, et lui-même avait souffert pour elles. On sait que la chimie, dont il faisait ses délices, et que le vulgaire distinguait peu de l'impiété des arts magiques, servit contre lui de prétexte aux plus noires calomnies.

La composition des conseils décelait la forme, mais non l'esprit du gouvernement. Soixante et dix ministres ne pouvaient agir que comme des bras ; la pensée résidait ailleurs. Ceux qui connaissaient le caractère facile et voluptueux du Régent prévoyaient bien qu'il chercherait un maitre. Sa femme, sa mère ou sa fille auraient pu le subjuguer ; mais la première dédaigna cet empire par indolence ; la seconde le refusa par sagesse[11], et la duchesse de Berry préféra la célébrité des vices et la liberté des plaisirs. Les courtisanes politiques ne furent, sous la régence, qu'un fléau subalterne, suivant l'usage des cours galantes où un peu de corruption donne du crédit aux femmes, et où beaucoup de corruption le leur ôte.

Les roués se partageaient en deux classes. Les ambitieux étaient, comme on l'a vu, épars dans les conseils ; les insouciants restaient attachés à la personne du Régent et aux emplois de sa maison : Derrière eux s'apercevaient à peine l'abbé Dubois : vieux précepteur du prince, également flétri à leurs yeux par la sainteté de son habit, et par la bassesse de sa naissance. Plus loin encore tâchait de se montrer un aventurier sorti des comptoirs de l'Ecosse, et colportant dans les cours de l'Europe des doctrines financières que personne en France ne comprenait. La soif de l'argent et des plaisirs réunissait ces divers groupes autour du duc d'Orléans ; mais ils lui avaient si bien prêché le mépris des hommes que cette odieuse morale lui servait d'égide contre eux-mêmes. On remarqua qu'au milieu des fumées du vin et de l'ivresse des amours, jamais il n'était arrivé à ce prince si léger dans ses sentiments et si intempérant dans ses paroles, de compromettre les secrets de l'État par la moindre indiscrétion. Sa cour lui offrait donc des complaisants, des compagnons, peut-être des amis, mais pas un guide.

Le duc de Saint-Simon l'eût été, s'il avait pu être quelque chose. Le courage, la probité, l'amour du travail, des mœurs pures, et une vieille amitié pour le duc d'Orléans et pour sa maison, se réunissaient sans fruit dans rame de l'honnête homme le plus propre à perdre un royaume. La banqueroute, et les états-généraux étaient des jeux pour son esprit entreprenant. A l'exemple des maniaques qu'une seule idée possède, il ne voyait dans l'univers que les prérogatives de la pairie, véritable fantôme qui, ne ressemblant à rien de ce que son nom rappelle, devenait un perpétuel sujet de discordes. C'était d'ailleurs un caractère insociable, l'orgueil, la haine, la jalousie universelle, l'indignation vivante. Le duc de Saint-Simon, outrant toujours ses vertus et ses défauts, représentait parfaitement, au milieu des orgies de la régence, ces philosophes de l'antiquité, hargneux et inutiles, qui rodaient, sans être invités, autour des tables dé la débauche, prenaient une sobre part du banquet, et insultaient les convives.

La nécessité fit alors ce que l'inclination du Régent eût peut-être différé, et le gouvernement se concentra de lui-même. Les relations politiques et les finances embrassaient tous les grands intérêts du moment. Le maréchal d'Uxelles tenait les premières et le duc de Noailles les secondes. Tous deux étaient devenus de guerriers médiocres hommes d'état, et de créatures de madame de Maintenon serviteurs du Régent. Le crédit du maréchal paraissait le moins solide. C'était un rustre silencieux, cachant sous l'habit d'un quaker un courtisan très-délié, et sous la gravité d'un sage d'étranges turpitudes. Il n'avait su expier ses anciens torts avec le duc d'Orléans que par une abjection dégoûtante. Quoique la paix d'Utrecht eût consacré son nom, on ne croyait pas que ses talents diplomatiques s'élevassent au-dessus des routines les plus communes. Son influence devait disparaître aussitôt que le premier souffle des nouveautés emporterait le goût des vieilles formules. L'homme que l'opinion publique eût voulu conserver à la tête des affaires étrangères était le secrétaire d'état Torcy, infiniment supérieur à d'Uxelles. On le renvoya pour son mérite, mais on le retint pour ses connaissances dans l'espionnage des postes, et il fut employé avec aussi peu d'utilité pour l'état que d'honneur pour lui-même.

Le duc de Noailles, en dirigeant les finances, était de fait un premier ministre, et l'on pouvait également tout craindre ou tout espérer de ce choix hasardeux. L'ambition avait toujours été dans ce courtisan le double besoin d'une âme avide et d'un esprit inquiet. Il devait des connaissances très-variées à son extrême application, et il avait tenu la plume dans les bureaux du contrôleur général Desmarets, comme le czar avait manié la hache dans les chantiers de Sardam. Son élocution était facile, séduisante et pleine de ces saillies qui, dans les hommes d'un rang élevé, passent aisément pour de la profondeur. Il soutenait avec un rare talent des idées qu'il abandon- nait un instant après, tant sa tête était mobile, sans arrêt, sans justesse, et refaisant toujours ce qu'elle n'achevait jamais. Les projets les plus extraordinaires, tels que celui de faire de Paris une place forte, d'expulser les jésuites, de transporter par lambeaux Versailles à Saint-Germain, l'avaient sérieusement occupé. La gloire des bons citoyens le touchait, et quoiqu'il s'aimât lui-même bien plus que la patrie, il préférait la patrie à tout le reste. Un peu de folie dans son talent, un peu de vertu dans son égoïsme, ajoutaient aux variations de ce Protée que la cour avait vu changer successivement de parti, de goûts, de mœurs, et qui probablement aussi eût changé d'amis s'il en avait eu. Dans la suite, le temps épura son caractère sans corriger tous les défauts de son esprit. Le duc de Noailles trouva, dans une vieillesse utile et considérée, un port où se reposent rarement des ambitieux aussi inquiets.

Torcy avait été immolé au maréchal d'Uxelles. Noailles eut aussi sa victime. Ce fut Desmarets son maître, à qui an ministère rigoureux avait suscité beaucoup d'ennemis. Renvoyé avec menaces, le neveu du grand Colbert ne refusa pas le combat, et publia ce compte si fameux dans l'histoire de nos finances. C'est un modèle de clarté, de précision, de simplicité, sans plainte, sans ornements, sans justification. Un genre de défense si ferme et si fier lui fit le plus grand honneur. On pardonna les duretés et l'on admira les ressources de l'homme qui pendant huit ans avait soutenu seul toutes les ruines de la France. Noailles eut plus de peur que de remords, et l'on se hâta de laisser eu repos, sans le poursuivre et sans l'employer, un athlète si vigoureux.

Après la mort du chancelier Voisin, son successeur. D'Aguesseau se réunit à Noailles et à d'Uxelles, et forma ainsi le premier triumvirat de la régence. L'élévation de ce grand magistrat parut un affront à la cour de Rome et un hommage à la vertu. Le même jugement pouvait être porté sur les soins qu'on prit alors de la gloire de Fénelon. Quelques fragments de Télémaque, dérobés à l'auteur, et furtivement imprimés, avaient disparu devant la colère de Louis XIV ; le Régent fit lui-même donner la première édition de ce livre immortel[12], et du moins l'on ne reprochera pas à ce prince d'avoir voulu, au milieu de ses égarements, anéantir les maximes qui le condamnaient.

 

 

 



[1] Le roi fut établi aux Tuileries le 2 janvier 1716.

[2] Déclaration du 30 novembre 1715.

[3] Ordonnances des 30 décembre 1716 et 6 avril 1718.

[4] 12 octobre.

[5] Le plan des conseils avait été envoyé au parlement, le 15 septembre, accompagné d'une autre déclaration qui rendait à cette cour le droit de remontrances. La chambre des comptes et la cour des aides en reçurent une semblable. Le Régent se réserva la signature de toutes let ordonnances de fonds, par une déclaration du 23 septembre.

[6] Mémoires du duc d'Antin.

[7] Les motifs des choix et des refus n'étaient pas toujours bien graves. La Vrillière, exact et laborieux, trouvai un grand obstacle dans l'exigüité de sa taille. On se moquera de moi, disait le Régent à Saint-Simon, si je montre ce bilboquet.

[8] Le conseil de commerce, établi par une déclaration du 14 décembre 1715, tint sa première séance le 21 décembre. Deux fermiers généraux y assistaient.

[9] Histoire de l'Académie des Sciences, année 1716.

[10] 3 janvier 1716.

[11] On ne m'a point enseigné l'art de régner, et je m'y prendrais fort mal. On m'a tourmentée, mais j'ai tenu ferme. Ce royaume n'a malheureusement été que trop dirigé par des femmes jeunes et vieilles de toute espèce. Il est temps enfin qu'on laisse agir les hommes. En Angleterre, les femmes peuvent régner ; mais il faut que la France soit gouvernée par des hommes, si l'on veut que tout aille bien. Fragments de lettres originales de la princesse de Bavière, mère du Régent.

[12] On imprime le Télémaque, écrivait madame de Caylus à madame de Maintenon, et l'on s'en promet l'âge d'or.