IL y a environ huit ans[1] que je fus invité par le gouvernement de l'empereur à écrire l'histoire de France sous le règne de ses deux derniers rois. Je demandai les moyens de connaître la vérité et la liberté de la dire : on m'accorda les uns et l'on me promit l'autre. Plusieurs personnes, informées de l'entreprise dont j'étais chargé, s'empressèrent de me communiquer, soit des mémoires inédits soit une foule de pièces officielles conservées dans leurs familles. La richesse et la nouveauté de ces matériaux ont soutenu mon courage contre l'immensité du travail que m'a coûté leur étude. rai dû m'applaudir de ma constance lorsque j'ai appris que six cents volumes de documents originaux que j'achevais à peine de compulser avaient passé entre les mains des puissances dont Paris a reçu les armées à la fin du mois de mars 1814 ; en sorte qu'aujourd'hui il est probablement plusieurs circonstances historiques pour lesquelles je puis seul, en France, faire autorité. Ces deux volumes sont le premier fruit de mes veilles. Ils embrassent une époque singulière où la France fut gouvernée par les chefs des deux branches collatérales de la maison régnante, et ils forment, sous ce point de vue, un ouvrage distinct et complet. Cette période de dix années se fait remarquer par une prodigieuse variété d'événements et par un jeu de passions qui intéresse sans relâche l'observateur. Jusqu'à présent elle a été peu connue ; et parce qu'on la jugeait légèrement, on la croyait d'une légère importance. La nécessité d'une révision paraîtra peu douteuse si l'on considère à quelles sources il a fallu, jusqu'à ce jour, puiser la certitude historique sur cette portion de nos annales. Le duc de Saint-Simon est le Procope de la régence. Le public ne connaît que la moindre partie de ses Mémoires. L'extrait qu'on lui en a donné est fait sans discernement, sans liaison, sans aucune vue historique[2]. Les manuscrits de ce duc sont considérables. Ses Mémoires forment douze volumes in-folio d'un caractère serré et d'une lecture pénible. L'abbé de Voisenon en tira, pour l'amusement de Louis XV, des morceaux piquants et scandaleux dont il composa trois volumes in-4°, qui sont restés inédits. Le duc de Saint-Simon s'était procuré le Journal du marquis de Dangeau. Il le fit copier par articles séparés, et y ajouta de sa main un énorme commentaire qu'on peut regarder comme une nouvelle version de ses propres Mémoires. Ce travail remplit trente-trois gros volumes in-folio. Il faut y joindre une correspondance immense et variée, et de nombreux traités de politique et d'érudition sur diverses matières. La collection de cet écrivain infatigable s'élève à près de cent volumes. On ne saurait exploiter cette mine sans de grandes précautions. Les Mémoires de M. de Saint-Simon se terminent à la mort du Régent, et ne parlent que par forme d'épisode du ministère de M. le duc de Bourbon. Mais l'auteur les composa dans sa vieillesse longtemps après les événements ; aussi lui arrime-t-il fréquemment d'oublier les dates, de confondre les faits, de se méprendre sur les personnes. La trempe de son esprit le rendait peu propre aux grandes affaires, et l'on voit que, même sous la régence, où il joua un rôle important, ii ne connut que très-superficiellement le système de Law et le complot du prince Cellamare. J'ai d'ailleurs la preuve que plus d'une fois le duc d'Orléans prit plaisir à le tromper, par de fausses confidences. Mais ce qui l'égare le plus souvent, ce sont ses passions, son fanatisme ducal, ses haines, ses jalousies. Il accueille et amplifie sur parole, des sarcasmes sans vérité, des bruits fabuleux, de méprisables calomnies. Par exemple, il se condamne à entasser cent absurdités pour prêter quelque vraisemblance à un mariage imaginaire du cardinal Dubois. Quand, aigri par la solitude, il compose son fiel, tout lui semble bon, pourvu que ce soit méchant, étrange ou scandaleux. Sa correspondance, qui dura toute sa vie, offre à l'historien un aliment plus pur et plus substantiel ; quelquefois elle explique ou rectifie les injustices de ses Mémoires. Au lieu de réminiscences équivoques, on y entend, pour ainsi dire en présence des faits, le langage de l'homme vrai et du citoyen courageux. Cependant je ne conseillerais de s'abandonner entièrement à la foi de M. de Saint-Simon que sur les affaires où il a été personnellement acteur désintéressé, et lorsque son récit est confirmé par des témoignages moins suspects que le sien. Le maréchal de Villars eut le projet de laisser des Mémoires. Quelque temps après sa mort, trois volumes, sous ce titre, parurent en Hollande. Un tiers seulement provenait d'une copie dérobée des papiers du maréchal, le reste était une compilation de gazettes. Ce ne fut qu'en 1769 que le duc de Villars, indolent héritier de ce grand capitaine, remit au marquis de Castries les manuscrits de son père, et le pria de les examiner. Le marquis s'acquitta de ce soin avec scrupule, et déposa les résultats de son travail dans un mémoire très-détaillé et dans une lettre qu'il adressa au duc de Villars, le 22 juillet 1769 ; voici ce que ces deux pièces nous apprennent de l'état où se trouvaient alors les Mémoires du maréchal. Les originaux sont inintelligibles ; c'est un chaos de feuilles éparses et d'une écriture illisible ; mais il y en a deux copies faites probablement sous les yeux du maréchal, puisqu'elles portent des annotations de sa main. Ces copies offrent deux genres de lacunes ; les unes consistent dans l'omission de plusieurs années de la vie du héros ; et les autres, dans l'espace laissé en blanc pour divers passages que le copiste et l'auteur lui-même n'ont pu déchiffrer ; car on sait que l'impossibilité de lire .sa propre écriture ferma plus d'une fois la bouche au maréchal dans le conseil de régence. Il a composé avec légèreté, et en consultant moins les pièces réelles que sa mémoire, ses intérêts ou son imagination. A côté du texte d'une lettre qu'il est supposé 'avoir adressée à madame de Maintenon en 1706, à l'occasion d'un ordre qu'il avait reçu de passer en Italie, il a écrit à la marge le mot à refaire ; sur bien d'autres passages on lit le mot à changer. Le style est constamment lâche, diffus et incorrect ; les raisonnements de l'auteur sont faibles, et ses conséquences nulles ; il affecte de poser des règles générales et ne conclut jamais. Sa négligence à spécifier, au début de chaque campagne, la force et la situation des armées rend sa lecture inutile à l'instruction des gens de guerre. Les défauts de sa manière se renforcent surtout dans la vieillesse, et lorsqu'il a dépassé le siècle de Louis XIV, il ne parle plus de lui-même qu'avec une présomption intolérable, et il juge les personnages du temps avec une rigueur outrée. Le garde des sceaux Chauvelin est un parvenu sans services et sans mérite ; le cardinal de Fleury un ingrat, toujours faible et toujours irrésolu ; M. de Brancas, un homme cupide, qui n'a cherché dans l'ambassade d'Espagne que de l'argent et la grandesse ; le maréchal dé Berwick un traître qui n'a cessé, depuis la paix d'Utrecht jusqu'à la guerre de 1733, d'entretenir avec l'Angleterre des intelligences préjudiciables à la France. Le Marquis de Castries conclut de toutes ces remarques qu'on ne saurait publier les Mémoires du maréchal sans les refondre en totalité, et il indique comme propre à ce travail M. Turpin, professeur au Collège d'Harcourt. L'insouciant duc de Villars mourut sans avoir profité de ce conseil, et les manuscrits de son père passèrent dans la famille de Vogué. Le marquis de Castries étant devenu dans la suite ministre et maréchal de France, se ressouvint de ce dépôt, et engagea M. Anquetil à le mettre en état de paraître au jour. Cet écrivain expéditif publia, en 1784, La Vie du maréchal de Villars écrite par lui-même. Les lacunes sont remplies et les convenances observées. L'ouvrage du maréchal est méconnaissable ; mais il est imprimé avec approbation et privilège, avantages dont je crois qu'aucuns mémoires historiques n'avaient encore joui en France. Peut-être ce livre, ainsi transfiguré, eh vaut-il mieux. Mais enfin il est dépouillé de ses qualités naturelles ; il ne forme plus qu'un témoignage vague et mort, privé des caractères qui permettaient de l'apprécier ; cependant ces. Mémoires mutilés par Anquetil sont à peu près le seul guide des historiens qui ont cru nous faire connaître le ministère de M. le Duc. Ce guide est bien peu sûr si on ne répare pas ses omissions et ses méprises par les correspondances du comte de La Marck, du cardinal de Polignac, du maréchal de Tessé du comte de Merville et du prince de Condé lui-même. Les six volumes qu'on appelle improprement les Mémoires de Noailles ne sont qu'un dépouillement de pièces historiques qui avaient été recueillies par le dernier maréchal de ce nom. L'abbé male a été gêné, clans ce travail, par l'intérêt de la famille qui l'en avait chargé, et par une foule d'autres considérations. Cet embarras se fait surtout sentir dans les deux derniers volumes qui commencent à la mort de Louis XIV. Les pièces justificatives y sont de peu d'importance, et la franchise des révélations n'y dédommage point le lecteur de la sécheresse inévitable de cette sorte d'ouvrages. La, relation la moins incomplète qui s'y trouve est celle des intrigues du duc de Saint-Aignan en Espagne, et cependant on verra que les circonstances les plus curieuses en sont omises. A la mort du cardinal de Fleury, une correspondance familière commença entre Louis XV et le Vieux maréchal ; elle remplit seule quatre volumes in-folio manuscrits. L'abbé Millot cite à peine quelques phrases des lettres du jeune roi nouvellement émancipé. Ce silence, qu'on aura soin de réparer, nous a privés de plusieurs traits sous lesquels on ne trouvera de ce monarque qu'une physionomie imparfaite. Les Mémoires de Noailles, qu'on doit considérer comme un recueil estimable de matériaux historiques, eurent, au moment de leur publication en 1776, un succès qui ne s'est pas soutenu. Je n'examinerai pas l'authenticité des Mémoires du maréchal de Berwick, quoique je doute qu'ils soient sortis bien intacts des mains du compilateur Margon. Une telle question serait oiseuse, puisque ces Mémoires s'arrêtent à l'avènement de Louis XV, et que, de l'aveu même de l'éditeur, la partie qui dépasse cette époque ne sort point de la plume du maréchal. Cette suite, quoique très-superficielle, ne l'est point encore assez pour déguiser l'ignorance du rédacteur. Un anonyme publia, il y a quelques années, des Mémoires du maréchal de Tessé. Ils renferment un petit nombre de pièces dont la vérité m'a été prouvée par la comparaison que j'en ai faite avec les originaux. Je présume qu'ils furent rédigés longtemps après la mort de M. de Tessé, sur quelques documents trouvés dans ses papiers. Le style n'a aucune ressemblance, avec les dépêches de ce, vieillard aimable, qui fut un guerrier médiocre et un courtisan très-spirituel. Il ne prit part aux événements du règne de Louis XV que par sa négociation avec Pierre-le-Grand, et par son ambassade d'Espagne. Pour éclaircir l'un et l'autre, j'ai puisé dans de meilleures sources que de prétendus mémoires. Les Mémoires secrets de Duclos, parurent en 1791, dix-neuf ans après la mort de l'auteur. Si l'on n'y cherche qu'un tableau de mœurs et des satires ingénieuses, on peut les regarder comme un chef-d'œuvre d'esprit et de verve, où l'amour du juste et de l'honnête a consigné son dépit. Si on les considère comme une histoire du règne de Louis XV, et c'était assez l'opinion de Duclos, il faut avouer que la composition en est diffuse et heurtée, et qu'elle ne satisfait le lecteur ni par l'enchaînement des masses ni par la grandeur des résultats. Si, au contraire, on ne veut y voir qu'une utile collection de matériaux, je dirai que quelques-uns sont en effet précieux mais que l'emploi du plus grand nombre réclame une critique attentive. Duclos s'est trop occupé à tremper des flèches dans le venin de Saint-Simon. Son impatience, sa vertu, sen humeur le trompent souvent. Ses réflexions ont de la profondeur, et ses recherches sont légères. Je l'ai suivi dans la mine abondante qu'on lui avait ouverte, et j'ai partout reconnu qu'il s'était arrêté aux surfaces, ce qui l'a jeté, à son insu, dans beaucoup d'erreurs et d'injustices. Il était Sur la route de la vérité dans la conspiration de Cellamare, dans le passage d'Albéroni en France, dans la révolte des petits nobles en Bretagne, et cependant à chaque instant il la néglige, ou il s'en écarte. On s'étonne surtout que les détails les plus remarquables de l'insurrection bretonne, qui s'était passée dans sa province, et durant sa jeunesse ; lui soient complètement inconnus. Malgré ces torts, les Mémoires de Duclos conserveront leur brillante réputation, et seront toujours lus comme l'étude singulièrement piquante des saillies d'un écrivain habile et des malices d'un homme de bien. Parmi les œuvres posthumes de Marmontel, l'Histoire de la Régence a été peu remarquée ; une division malheureuse, par ordre de matières, nuit au mouvement de sa narration. Quelques morceaux d'apparat, d'un style pur et soigné, ne dédommagent pas assez le lecteur de la monotonie du reste. Marmontel, venu trop tard, n'a rie n appris de nouveau, et n'a rien rectifié. Comme Duclos, il tire ses matériaux des œuvres de Saint-Simon ; mais il ne sait pas employer les caustiques aussi vivement que son confrère de l'académie. Pour en être plus graves, ses jugements ne sont pas moins sévères que ceux de l'historien breton. Malgré leur intégrité, et l'autre cédaient à l'esprit improbateur du dernier siècle. |