HISTOIRE DE LOUIS XI

SON SIÈCLE, SES EXPLOITS COMME DAUPHIN - SES DIX ANS D'ADMINISTRATION EN DAUPHINÉ - SES CINQ ANS DE RÉSIDENCE EN BRABANT ET SON RÈGNE

TOME SECOND

 

CHAPITRE TRENTIÈME.

 

 

Conséquences de la mort de Louis XI. — Comment tant de préjugés attaquent sa mémoire.

 

La mort de Louis XI fit une grande sensation dans toute l'Europe. Il semblait être arrivé à ce degré de puissance et d'autorité où un souverain tient en quelque sorte la balance entre les rois ses contemporains. On craignit alors, et avec raison, que la paix qui régnait partout ne fût troublée. On était généralement dans une sorte d'appréhension, comme à la veille d'un grand événement. La nouvelle en vint à Rome le 10 septembre ; le 13 on lui fit un service solennel où assistèrent le pape et les cardinaux.

Mais c'est surtout en France que cette mort, bien qu'on s'y attendît, excita une vive inquiétude. Le régime des lois s'établissait de plus en plus : on n'entendait plus parler de ces hardies entreprises des grands, dont les populations finissaient toujours par être victimes, ni de bandes armées parcourant et dévastant les campagnes. L'impôt avait été augmenté, mais on vivait tranquille : si beaucoup d'argent avait été dépensé, l'État n'avait point de dettes. Quelquefois des critiques s'étaient élevées contre certaines innovations : le signal en fut donné presque toujours par les classes privilégiées qui sentaient ce qu'elles perdaient tous les jours d'influence ; mais, en définitive, on commençait à s'apercevoir des bons effets de ce gouvernement, protecteur éclairé du commerce et de toutes les industries. Voilà ce que les sages entrevoyaient. Maintenant, qu'est-ce que tout cela allait devenir ?

S'en est-il trouvé dans le royaume, comme on l'affirme[1], qui se soient réjouis de la mort de Louis XI ? Nous n'en serions point étonné, tant il arrive souvent aux peuples de mal juger de leurs vrais intérêts, et de méconnaître le bien qu'on leur fait, s'il leur faut s'y aider, par une suite de travaux et de sacrifices ! Que dire de cette joie de quelques-uns, si elle a réellement existé, sinon d'y voir les signes de l'inintelligence d'une époque ? Pour ceux qui, sans s'émouvoir, ont vu brûler Jeanne d'Arc et fuir Jacques Cœur, comme ils ont admiré les prouesses de Charles VII, vivant dans l'indolence au milieu des périls de la patrie, exclusivement entouré de gentilshommes et affichant ses dédains envers sa vertueuse épouse ; pour ceux-là, sans doute, Louis XI, père de famille comme un autre, dont la femme était la véritable reine, qui admettait de simples commerçants parmi ses familiers, et acceptait de prendre place à la table de ses officiers de justice, des finances ou de sa maison, toujours reconnaissant de tout service rendu et fidèle à payer ses dettes, d'ailleurs plus occupé des affaires de l'État que de galanteries, pour eux un tel roi devait être un personnage vulgaire, un peu trop bourgeois et presque dérogeant. Mais au dix-neuvième siècle en sera-t-il encore ainsi ? Pourquoi ne finirait-on pas par rendre justice à un roi si longtemps calomnié ? « Il faut suivre les détails de ce règne pour a juger l'ensemble ; c'est une des plus utiles études que puisse a méditer quiconque est destiné à prendre part au gouvernement a d'un grand empire[2]. » Rien n'est plus vrai ; mais on ne saurait s'en former une exacte appréciation en l'isolant des faits qui l'ont précédé et des fautes qui compromirent ses résultats.

Qu'était la France avant Louis XI ? Elle avait pour voisins les ducs de Bourgogne et de Bretagne, le comte de Provence et d'Anjou ; une grande partie des provinces étaient occupées et dominées, presque en dehors de toute autorité royale, par les maisons de Bourbon, d'Alençon, de Vendôme, d'Armagnac, d'Albret et par d'autres seigneurs ; ces ducs, comtes et barons, étaient pour la plupart aussi puissants chez eux que certains rois. Sous Louis Xi tout changea de face. Les droits de la couronne furent reconnus, non pas seulement par une adhésion nominale ou officielle des seigneurs grands ou petits, ecclésiastiques ou laïques, mais par l'exercice même des droits de la souveraineté chez chacun d'eux, et par l'influence toujours croissante du tiers ordre de la bourgeoisie et du pouvoir municipal. De plus la couronne de France s'était accrue de l'Anjou, des comtés de Provence et du Maine par legs et par héritage ; du duché de Bourgogne par réversion, bien qu'elle fût contestée ; de la Franche-Comté, de l'Artois et des villes de Picardie par dévolution, par conquête et par rachat ; du Roussillon et de la Cerdagne, qui nous restaient à juste titre comme gages d'une dette. La maison d'Armagnac était abattue, celle de Foix divisée ; il n'y avait plus rien à craindre du côté de l'Angleterre ; et la Bretagne, presque soumise, n'osait broncher. Enfin, grâce à l'appui du roi, la Savoie était pacifiée, et la couronne de Navarre passait à Catherine de Foix.

On sait les améliorations qui d'ailleurs se sont produites sous ce règne touchant l'ordre dans les finances, dans l'armée, aussi bien que dans l'administration civile et dans la justice, pour la détermination plus précise de tous les droits et de toutes les juridictions, pour une plus exacte séparation des pouvoirs temporel et spirituel, trop souvent confondus alors et même depuis. A ne considérer que les avantages matériels, on se rappelle les manufactures-de laine et de soie qu'il a établies, sa protection pour le commerce et l'industrie, son zèle à les développer en ses États, à faciliter l'exploitation de nos mines, ses soins à diminuer les entraves qui rendaient les communications difficiles, à repeupler les villes et contrées que la guerre, l'incendie, les inondations ou la peste avaient décimées, à creuser les ports, à rétablir les digues, les encouragements qu'il accorda aux premiers efforts de l'imprimerie naissante et aux essais de la chirurgie, et surtout sa belle institution des postes. Sous le rapport intellectuel Louis XI a été encore le plus zélé promoteur du progrès qui civilise. « Non-seulement, comme le dit très-bien un auteur à sa gloire[3], il fut instruit a dans la langue et dans les sciences ordinaires, et surtout dans a la politique et dans l'histoire, mais il témoigna une véritable a affection aux bonnes lettres : ce qu'on voit par ses soins à auge monter la bibliothèque royale, par son attention à rechercher les savants, à les attirer dans son royaume, à protéger l'imprimerie naissante, à bannir ainsi peu à peu la barbarie des écoles ; » en sorte qu'on peut dire qu'il a préparé la restauration du goût.

Parmi les érudits qui vinrent alors à Paris[4], on a remarqué Grégoire Typhernes, Hermonyme de Sparte, Tranquillus Andronicus, qui les premiers enseignèrent les lettres grecques dans l'université. Outre le théologien Guillaume Fichet, on parlait encore du curé de Saint-Séverin, Guillaume Houpelande, auteur d'un traité sur l'immortalité de l'âme, et de la Somme Rurale, écrite par Jean Bouthillier, conseiller au parlement. Érasme de Rotterdam, assure-t-on, se glorifiait d'avoir étudié à Paris sous le règne de Louis XI, et le beau style des épîtres bien connues de Michel de l'Hospital, du siècle suivant, prouve avec quel succès les lettres latines furent alors cultivées.

N'oublions pas que Louis XI a lui-même puissamment aidé à la formation de notre langue, qui alors avait peine à sortir di l'enfance. Quoiqu'il s'exprimât fort bien en latin, et même souvent avec élégance, on le voit presque toujours, dans ses lettres et dans ses instructions ou actes diplomatiques, se servir de la langue maternelle. Il s'y était déjà exercé avec succès dans ses Nouvelles nouvelles. Le français n'est réellement connu et intelligible que depuis lui ; lorsqu'on le compare aux écrivains de son temps, on n'en peut douter. C'est un service de plus qu'il nous a rendu.

Mais un malheur se mêlait à tous les bienfaits de ce règne : c'est que l'œuvre de Louis XI n'était pas achevée. Il eût fallu après lui, pour la rendre complète, les vues élevées qu'il avait, beaucoup de résolution et une main toujours ferme. Au lieu de rencontrer cette supériorité d'idées et cette décision inflexible, on tomba en un conseil de régence où les avis furent souvent partagés, presque toujours flottants ou déterminés par de mesquines passions. Cette régence discutée allait avoir à compter avec la jalousie, avec les intrigues, les cabales et les réactions qui surgirent non-seulement de la part de toute cette aristocratie féodale pleine de colère, qui, dès lors, voyait d'un œil d'envie les honneurs et privilèges partagés par la bourgeoisie et par le tiers ; mais de la part même des princes les plus rapprochés du trône, accoutumés à tout calculer au gré de leurs ambitions égoïstes, et heureux de se venger des préférences ouvertement données par Louis XI au mérite sur la naissance.

Ceux que le roi avait honorés de sa confiance en ses dernières années furent poursuivis. On ne se contenta pas de faire un mauvais parti à Olivier le Dain et à quelques autres, on persécuta jusqu'au plus indigne supplice Jean de Doyat. Le duc de Bourbon, dont on avait peur, se crut alors en mesure d'écraser celui qui avait osé scruter ses actes, et qu'il regardait comme un ennemi personnel. L'humble conseiller du feu roi fut puni de son zèle, d'abord dans sa personne et dans sa famille, puis bientôt dans la personne de son frère Claude de Doyat. Celui-ci, en effet, élu un peu plus tard évêque de Saint-Flour par le libre suffrage du chapitre, se vit, attaqué par Alexandre VI pour les formes de son ordination ; et ce n'est pas sans peine qu'il parvint à se faire réhabiliter.

Anne de Beaujeu avait vingt-deux ans. Elle déploya dans ces circonstances toute son habileté et tout son courage : sa prudence fut au-dessus de son âge. Elle vit bien vite qu'elle aurait affaire à forte partie, et fit d'abord ce qu'elle put pour détourner l'orage. S'assurer des voix les plus autorisées du conseil, du parlement. et du palais, donner l'épée de connétable au duc de Bourbon, qui la convoitait depuis longtemps, ôter la lieutenance au sire de Miolans pour la donner à Dunois II, combler de faveurs les seigneurs les plus notables ; tels furent ses moyens.

La situation était difficile ; cependant on peut trouver que ses concessions furent excessives. Qu'on fît un peu rendre gorge au médecin Coytier, personne ne s'en étonnera ; mais c'était une grande faiblesse d'oublier les promesses faites au roi mourant, d'abandonner plusieurs de ses bons serviteurs, par exemple Jean de Doyat, livré à la vengeance du duc de Bourbon, de promettre des dégrèvements à peu près impossibles, enfin de licencier les six mille Suisses, que bientôt on allait être obligé de rappeler à grands frais, et plus tard de faire rendre à René Me Barrois.

L'appui de l'opinion pouvait être utile contre le mécontentement et les exigences des partis : on se souvient qu'en 1468 et 1470 les états avaient soutenu la monarchie contre la prétention des ducs de Bourgogne et de Bretagne. Ils furent demandés. Anne de Beaujeu les convoqua. On remarque même qu'elle eut soin de faire intervenir dans les élections les paroisses rurales, lesquelles envoyèrent des délégués aux chefs-lieux des bailliages, pour élire les députés des trois ordres[5].

Les états que présida l'évêque de Lombez soutinrent en effet la régence établie par le feu roi ; ils se déclarèrent, aussi bien que le parlement, contre les 'prétentions de Louis d'Orléans[6], et confirmèrent les dispositions prises par Louis XI ; mais ils se préoccupèrent d'économies. Sous Charles VII il y avait moins d'impôts, sans doute ; mais les troupes, mal soldées, pillaient les campagnes. L'avenir montra bien que sur ce point, pour les demandes d'argent comme pour le reste, le roi avait administré avec une extrême prudence ! Voilà ce qu'oublia trop le juge du Forez, rapporteur de la langue d'oïl, et ce que ne sut pas remontrer le chancelier de Rochefort, dans la crainte peut-être de trop déplaire aux princes !

Louis d'Orléans fut le principal instigateur de tous ces troubles. Marie de Clèves, sa mère, l'avait élevé dans la haine de Louis XI. Quel était le motif de cette aversion de Marie de Clèves, qui, dit-on, alla jusqu'à tenter de faire mourir le roi pendant la guerre du bien public ? H nous serait difficile de le préciser ; mais il est certain que cette tentative, connue du roi, fournit encore une preuve de la générosité de celui-ci, puisqu'il parut l'ignorer, et qu'alors même, par lettres de Meung 31 mai 1465, il donnait à cette princesse les seigneuries de Chaumont, de la Borde et des Rochettes, confisquées sur Pierre d'Amboise pour cause de forfaiture[7]. Mais Louis d'Orléans, de quoi avait-il à se plaindre ? Eût.il jamais dû oublier que Louis XI, d'accord avec d'autres seigneurs, s'était rendu caution auprès des Anglais pour la liberté de Charles d'Orléans, son père ? Le roi n'avait-il pas toujours agi en bon parent envers sa famille ? Il lui avait donné sa fille Jeanne en mariage. Il est vrai qu'une alliance ayant été projetée entre Marie d'Orléans, sa sœur, et Pierre de. Bourbon, sire de Beaujeu, le roi fit rompre ce dessein pour faire épouser à Pierre Anne de France ; mais les raisons d'État rendaient alors ces exemples fréquents, et le duc d'Orléans ne devait-il pas respecter les motifs politiques que pouvait avoir eus son souverain, son parrain et beau-père ? En épousant Jean de Foix, vicomte de Narbonne, sa sœur avait fait un mariage en tout fort convenable ; on sait qu'elle fut la mère du héros de Ravenne. Si Louis XI se servit peu de la coopération de son gendre, c'est qu'il redoutait avec raison la légèreté et les idées aventureuses de ce prince à l'égard de l'Italie. D'ailleurs se trouvant, après le dauphin, le premier prince du sang, il était sage encore qu'il ne fût pas régent. N'avait-on pas alors même sous les yeux l'usurpation de Richard III, et celle de Ludovic à Milan ? Louis d'Orléans n'avait donc nul sujet d'en vouloir tant à Louis XI.

Les manifestations de ses rancunes ont été cependant jusqu'aux plus tristes cabales, jusqu'à l'entier oubli de ses serments, même jusqu'à l'outrage envers la famille royale, puisque, suivant l'exemple du tyran d'Angleterre, il a essayé, ce qu'à peine on peut croire, de faire passer Charles VIII pour bâtard ! Son audace fut si grande qu'en plein parlement, le 7 janvier 1485, le sage président La Vacquerie se crut obligé de le rappeler à l'ordre, et de lui dire « qu'il compromettait la paix publique. » On sait que cette conjuration dégénéra en une guerre civile. Louis d'Orléans poussait ainsi le pays aux ruineuses expéditions d'Italie, dissuadées par Anne, par Comines, par tous les esprits élevés, qu'essaya en vain d'empêcher avant de mourir le prudent de Querdes, et que Louis XI redoutait tant !

Il était beau sans doute à Louis XII de dire ce mot célèbre, que « le roi ne venge pas les injures du duc d'Orléans » ; mais, il faut bien en convenir, le duc, pendant la régence, s'était déjà bien trop vengé de n'avoir pas été mis, durant le règne du père et la minorité du fils, en bien haute évidence ; il a malheureusement trop justifié la défiance qu'il inspirait au roi, et qui certainement ne fut pas assez grande.

On a d'ailleurs plus d'une preuve de ses rancunes. A la prise de Milan, en 1500, ses soldats mirent en pièces un magnifique modèle en terre, œuvre de Léonard de Vinci, prêt pour la fonte d'une statue équestre de François Sforza[8] ; acte de vandalisme à jamais regrettable I

Malgré tout, la postérité, en faveur de quelques actes de bon vouloir, a passé sur les graves reproches qu'il mérite pour sa détestable politique et aussi pour sa conduite. Nous nous associerions à l'indulgence des historiens si du moins, reconnaissant ses fautes, il avait rendu quelque justice à Louis XI ; mais son âme ne s'est point élevée à ce degré de générosité. Sans contester la gloire de son règne, on sait que le mérite de ce qui s'y est fait de bien et de grand revient en partie à Georges d'Amboise, son ministre. Or cet homme illustre est le huitième fils de cette noble maison de Pierre d'Amboise, déjà initiée par Louis XI aux grandes affaires, d'abord en la personne du gouverneur de Bourgogne, Charles Chaumont d'Amboise, l'aîné de cette belle famille, et en celle aussi du quatrième fils, Louis, évêque d'Alby, qui fut lieutenant général du roi en Languedoc, en Bourgogne, en Roussillon, et même gouverna la France pendant la maladie du roi. Le cardinal Georges n'eut donc qu'à suivre les traces de ses frères. Louis XI, d'ailleurs, ne pouvait mieux le désigner à ses successeurs qu'en le faisant encore bien jeune évêque de Montauban. A ce point de vue encore il ne fut pas étranger à la gloire du règne de Louis XII. Pourquoi ce dernier a-t-il provoqué et même accepté la louange au préjudice de celui qui avait si bien préparé l'œuvre des rois à venir ? On ne peut s'en prendre qu'à l'influence de l'éducation et à l'absence d'une véritable élévation d'esprit.

Les travaux de Louis XI lui auraient certainement dû mériter une autre réputation que celle qu'il a eue. A qui la faute ? Un historien moderne[9] nous semble avoir mis le doigt sur la plaie. Faisant allusion à certains rapprochements imaginés par malveillance entre Louis XI et les caractères les plus odieux qu'on ait connus, il dit : « Il est une poésie qu'il faut retrancher de l’histoire, c'est celle de la haine. Louis XI fut l'ennemi des grands, et les grands lui ont fait sa renommée de tyrannie sanguinaire. » Toutefois nous rappellerons ici qu'il a su protéger les grands lorsqu'ils étaient dans leurs droits, comme il le fit à Nîmes ; il ne fut l'ennemi que de ceux restés insoumis à la loi commune.

Déjà, auparavant, l'abbé Legrand avait entrevu la véritable cause de ce déni de justice fait à Louis XI ; il nous l'explique en ces mots : « Comme il n'a pu se dispenser, pour établir l'ordre et une bonne police dans le royaume, de maltraiter plusieurs grands seigneurs, même des princes de son sang, tels que les ducs d'Alençon et de Bourbon : comme on a vu en lui le principal auteur de la ruine de cette grande maison de Bourgogne, et que les princes et seigneurs ont eu leurs écrivains à gage, ceux-ci ont cru qu'ils n'avaient qu'à suivre leur inclination et leur intérêt, et qu'ils étaient dispensés d'avoir les ménagements et les égards dus à leur roi. » Il faut ajouter à ces raisons, qui d'ailleurs se ressemblent un peu, qu'après Charles VIII une autre branche des Valois arrivait au trône. Il semblait que ce fût un changement de dynastie ; et de même que l'on croyait devoir suivre, à l'égard de l'Italie, une conduite tout opposée à la sage politique de Louis XI, on seconda les rancunes et les efforts de la réaction aristocratique. Un rapide coup d'œil jeté sur les anciens chroniqueurs nous donnera le secret de tant d'erreurs transmises et acceptées.

Faut-il s'étonner du mauvais vouloir des écrivains bourguignons et flamands ? Mais, à cause des intérêts si différents et des luttes particulières des maisons de France et de Bourgogne pendant tout ce quinzième siècle, pour eux, se poser en adversaire de la France et de Louis XI, c'était faire preuve de patriotisme. Le continuateur anonyme de Froissard, Georges Châtellain, Jean Molinet, Olivier de la Marche, puis Amelgard, Mathieu de Coucy et Jacques Meyer, venus un peu plus tard, étaient plutôt des pontes que des historiens. Leur dévouement envers le grand-duc d'Occident, nom qu'on donnait alors aux derniers ducs, allait jusqu'à ne trouver juste, noble et digne de louange que ce qui augmentait l'éclat et la gloire de la cour de Bourgogne. A travers le prisme de leurs idées, ne voyant en Louis XI qu'un ennemi sans enthousiasme pour les tournois, pas d'armes et autres fêtes dont ils raffolaient, ils ne pouvaient goûter sa politique si positive, ses procédés bourgeois, ni surtout comprendre ses vues d'amélioration sociale.

Georges Châtellain n'est guère plus intelligible dans ses poésies et récits dramatiques que dans sa grande chronique. Du moins a-t-il le mérite, dans sa Consolation à une reine, d'avoir accordé une généreuse sympathie à l'héroïsme de Marguerite d'Anjou. Fait chevalier de l'ordre de la Toison d'or en 1473, il mourut deux ans après.

Jean Molinet, chanoine de Valenciennes et bibliothécaire de Marguerite d'Autriche, fut, comme indiciaire, le successeur de Châtellain. C'est lui, on s'en souvient, qui à l'occasion d'un ordre donné en 1478 par le roi au sire de Mouy d'abandonner Condé, croyait railler Louis XI en disant qu'il aimerait mieux perdre dix mille écus que de risquer la vie d'un seul archer !

Les mémoires d'Olivier de la Marche, chambellan de Charles le Téméraire, embrassent l'époque de 1435 à 1492. Ses fausses conjectures sur les desseins du bâtard de Rubempré ont pu être le fruit de l'erreur : son zèle l'a peut-être entraîné jusque-là ; mais son enlèvement nocturne sur la route de Genève d'Yolande de Savoie et de sa famille, au mépris des lois les plus vulgaires de l'honneur, témoigne trop d'un dévouement sans scrupule.

Amelgard, chanoine de Liège, nous a laissé l'histoire de Charles VII et de Louis XI. Écho des colères flamandes, il donne à tout acte de Louis la plus sinistre interprétation. Mathieu de Coucy, continuateur de Monstrelet, n'a guère été moins hostile, et Jacques Meyer ne recule point devant la calomnie pour affirmer sa haine envers le roi.

Outre la cour de Bourgogne, les princes les moins dignes de louanges, tels que les ducs François II de Bretagne, Jean d'Alençon, ont eu leurs historiens. Ceux-ci, fidèles à leur mission, n'ont cessé d'inculper le suzerain, et de donner raison aux grands vassaux, qu'ils peignent toujours comme victimes. Du moment que ces derniers sont forcés de plier, c'est un Néron qui les opprime. Tous ils racontent ; mais leur récit est fait en vue d'un éloge intéressé. Une démarche, une résolution, une action quelconque paraît-elle faire ombre au tableau, ils la passent sous silence ou la présentent sous des couleurs qui en effacent tout l'odieux ; quelquefois même ils l'imputent à l'adversaire. Qu'un fait immoral ou compromettant se présente à leur plume, ils le relégueront parmi les fautes légères qui échappent à la fragilité humaine.

Après les rancunes étrangères allaient s'élever les mécontents de l'intérieur ; et ils étaient nombreux et puissants. On ne dompte pas tant de résistances sans froisser bien des susceptibilités, et il est difficile d'appeler à soi le mérite personnel sans provoquer aussi bien des déceptions. Le respect de l'autorité que Louis XI avait su imposer les contint jusqu'à la fin ; mais, après sa mort, le déchaînement fut prompt et n'épargna rien. Les poètes, selon l'usage du temps, si disposés à la satire, sont des premiers à écrire contre le roi. Martial, dit d'Auvergne, procureur en parlement, l'un des bons écrivains de l'époque, écrit ses Vigiles de la mort de Charles VII comme un éloge de ce règne et aussi en vue de lancer à Louis XI le trait final qui termine son poème. Il a peu survécu à cette méchanceté..

Thomas Basin, qui avait été tiré de l'université de Caen pendant que les Anglais en étaient maîtres, pour être élevé au siège de Lisieux, s'attacha d'abord à Charles de France, frère de Louis XI, dans l'espérance d'une plus grande fortune. Il visait à gouverner à la fois le duc et la Normandie : la légèreté et la faiblesse de ce prince autorisaient de pareilles prétentions ; mais Charles ayant promptement perdu son nouveau duché, Basin se retourna vers le roi, qui non-seulement lui pardonna, mais l'envoya à Perpignan pour être chancelier de Roussillon et de Cerdagne. A sa demande, ses frères furent établis économes du temporel de son évêché, position qu'ils conservèrent tout le temps qu'il demeura lui-même en son diocèse. C'était vers 1468 ; il semblerait qu'à cette époque une secrète jalousie eût éclaté entre Thomas Basin et le ministre Jean Balue. Peu après le prélat, ayant quitté son évêché sans congé, était parti pour Genève, où l'on assure qu'il conspirait contre la France. Alors on ôta à ses frères J'économat qu'ils géraient, et même ils furent enfermés. De Genève, Thomas se retira en Hollande. Ainsi passé à l'ennemi, il se venge donc du roi de son mieux dans l'histoire très-sommaire qu'il a écrite.

Robert Gaguin, général de Mathurins, et successeur de Guillaume Fichet, bien qu'il eût paru, dans ses épîtres, fort disposé à reconnaître le mérite de Louis XI, ne l'attaque pas moins assez vivement dans ses médiocres annales. D'où vient une pareille contradiction ? On sait qu'en 1477 il échoua dans son ambassade en Allemagne. Comment, après cela, reprocher à Louis XI « d'avoir fait peu de cas des savants quand ils n'étaient que savants[10] ? » Certes, grande est la différence entre les savants et les hommes d'État. Pour les affaires publiques il faut surtout des hommes pratiques : les idéologues y réussissent rarement, et d'autres que Louis XI en ont jugé ainsi. Aussi, lorsqu'il a voulu charger Gaguin d'une mission diplomatique, il a pu s'apercevoir de son erreur, et il n'y est pas retombé. Mais le général des Mathurins a eu le tort d'accepter la mission, et surtout de se venger comme historien de son insuccès politique.

Pour balancer les récits haineux de tant de libelles si soigneusement conservés, qu'avons-nous à opposer ? Peut-être la chronique de Jean de Troyes, et les mémoires de Duclerc, sieur de Beauvoir ? Délaissés dans la bibliothèque de Saint-Waast en Artois, parce que, sur la persécution exercée contre Jacques Cœur, sur les procédures des Vaudois et sur nombre d'exécutions qu'il révèle, faites pour simple motif de suspicion, il a parlé avec la franchise d'un honnête homme. Les mémoires de Duclerc sont restés longtemps inconnus et n'ont vu le jour qu'à la fin du dix-huitième siècle ; mais ce caustique écrivain, loin de rendre justice à Louis XI, ne paraît non plus rien comprendre à sa vraie politique.

La chronique de Jean de Troyes n'est, assure-t-on, que.la copie exacte de celles dites de Saint-Denis, rédigées par Jean Castel. Ces chroniques n'ont donc : été ni perdues, ni détruites par ordre de Louis XI, et n'ont évidemment disparu que depuis sa mort I Généralement Jean de Troyes s'abstient de toute critique. Toutefois, la divulgation des faits historiques étant alors un privilège exclusivement réservé, l'auteur ne pouvait publier son livre qu'en lui ôtant toutes les apparences d'une chronique officielle, y insérant par intervalle de fausses anecdotes, comme celle de la folle du Mans, comme l'histoire de la dame de Chaumergis de Dijon, et le récit de certaines visites invraisemblables que le roi et son oncle René, l'un et l'autre dans la vieillesse, auraient faites à Lyon chez les dames des négociants de la ville. Il dut même, en donnant ainsi à son livre les allures d'un roman, y ajouter un titre fantastique : ce fut donc la Chronique scandaleuse qui réellement, sauf certaines interpolations faciles à reconnaître, ne fut scandaleuse que de nom et pour se faire mieux accepter. Jean de Troyes est un témoin contemporain d'un grand prix. Malgré quelques erreurs de détail, c'est avec raison qu'on lui accorde créance, surtout pour les faits de l'intérieur.

Mais, on le conçoit, ce n'était point assez de ce petit livre un peu sec et empreint de vétusté pour prévaloir contre le parti pris d'un dénigrement absolu. Est-ce que, parmi tant d'hommes éminents initiés aux grandes affaires de ce règne et à toutes les confidences du roi, pas un ne nous laissera ses appréciations et le récit des faits sous leur vrai jour ? On connaît déjà la disparition de l’œuvre de Jean Castel. Par quelle fatalité la chronique écrite, dit-on, par Guillaume Cousinot jusqu'en 1484 ne nous est-elle pas parvenue ! A ce torrent de faits controuvés, de suppositions odieuses, d'injures et de malignes interprétations, nous n'avons que trois choses à opposer : les preuves originales très-nombreuses où il nous a été donné de puiser, l'exactitude des faits, et la sincérité évidente d'un témoin éclairé qui a écrit spontanément sans engagement pris, et plusieurs années après la mort de Louis XI ; témoin précieux qui, nouveau Joinville, mérite aussi bien la confiance de la postérité que celle qu'il a su obtenir du roi son maître. On a déjà reconnu le sire Philippe de Comines. Mêlé à toutes les grandes affaires de son temps, il est le meilleur guide à suivre pour bien connaître cette époque, et l'on supplée aisément à ce qu'il laisse à désirer sur le détail des faits qui se sont passés loin de lui. Ses jugements renferment un commencement de bonne critique, des vues élevées, et une opinion juste aussi bien sur le roi qu'il a fidèlement servi que sur les princes de son temps, qu'il a fort bien connus. Même on peut dire que, sous sa plume d'historien, le moraliste et le philosophe se montrent assez souvent. Mais, en dehors de tout autre mérite, ce qui le distingue à nos yeux, c'est que, malgré le débordement de diatribes et d'outrages dont il a entendu les premiers bruits, il n'a pas désespéré ; il a cru qu'on rendrait un jour bonne justice à Louis XI. Peut-être même ces commencements de critiques et de calomnies ont-ils décidé Angelo Catho à le prier d'écrire, et lui à prendre la plume.

La voix de Comines nous semble, en effet, comme la protestation d'un cœur généreux, désireux de communiquer à tous les sentiments qu'il garde à un souverain aimé et respecté. Aussi les ennemis de Louis XI ont-ils fait leurs efforts pour envelopper Comines dans la disgrâce qu'ils infligeaient à la mémoire du roi, et l'ont-ils appelé séide du tyran. Mais, grâce à Dieu, le temps finit par tout remettre à sa place !

Ce ne fut pas sans troubles, toutefois ; il semble que nulle expérience ne lui ait fait défaut. En parlant des cages de fer il dit lui-même « qu'il en a tasté ». Pendant les orages de la régence, ayant été accusé, ainsi que les évêques.de Périgueux et de Montauban[11], les sires de Bucy et autres, d'entretenir des relations coupables avec Louis d'Orléans, Dunois II et autres seigneurs fugitifs de Bretagne, il fut, avec eux, constitué prisonnier par ordre du roi, en janvier 1485, et on leur lit un long procès. Les huit mois de la captivité de Comines à Loches datent de ces jours-là, et n'ont point altéré sa fidélité à la couronne. Il plaida lui-même sa cause pendant deux heures en pleine audience contre cette accusation de lèse-majesté, qu'il sut faire écarter. Sa fortune fut aussi pour lui une source de tribulations. S'il parut d'abord trop largement récompensé, il eut ensuite bien des mécomptes. Sans parler des oppositions qui vinrent l'inquiéter avant 1483, les La Trémoille, pressés de profiter des dernières volontés de Louis XI, s'étaient fait délivrer par l'official de Tours[12] dispense de tenir le serment de garder l'accord du 8 mai 1480 ; ils étaient alors rentrés dans leurs seigneuries de Thouars et de Talmont par ordonnance de Charles VIII, du 29 septembre 1483, en donnant, dit-on, 17.000 livres à madame de Beaujeu. Comines, à qui ces biens avaient été en partie dévolus, fut jeté par ce retrait dans un certain embarras. Toutefois on ne le voit point s'en plaindre, et il est évident que cette considération d'intérêt personnel n'a ni arrêté sa plume ni refroidi son zèle envers le roi son maître. C'est déjà un honneur de mériter d'avoir de tels serviteurs. Louis XI, d'ailleurs, pour le seigneur de Bressuire et pour Comines, avait songé au dédommagement. Charles VIII s'en acquitta royalement, dit une biographie des personnages du quinzième siècle[13].

Non-seulement Comines « a écrit en français l'histoire de son temps que l'on estime la plus véritable », mais lorsqu'on le compare à Châtellain et à Molinet, on est frappé de sa supériorité comme écrivain. Ce mérite ressort surtout de la droiture de son caractère et de la nature de son sujet qu'il explique loyalement. On peut à juste titre lui appliquer ces paroles dites au sujet de Ville-Hardouin : « Il n'est ni clerc ni docteur ; son langage n'en est que plus franc et que mieux dépouillé de toute recherche littéraire. Sa langue a passé, mais la simplicité, le naturel, qualités de son style, n'ont pas vieilli[14]. » A propos encore du sire de Joinville, un critique[15] peint du même trait Comines en définissant la prud'homie : « Ce mot, est-il dit, comprenait toutes les vertus : la sagesse, la prudence, le courage, l'habileté au sein de la foi, l'honnêteté civile et le comme il faut, tel que l'entendait cette race de vieux chrétiens dont Joinville est pour nous le rejeton. » Aussi bien qu'en Joinville[16], en effet, « la bonne foi respire dans tout ce qu'il nous dit. Cette bonne foi est chez lui comme une espèce de verve qui anime ses paroles et lui fait presque toujours rencontrer l'expression la plus vraie et la plus pittoresque. On sent qu'il ne mentirait pas même pour faire valoir le héros qu'il veut nous faire aimer. »

Des écrivains considérables, tels que Scévole de Sainte-Marthe et Thevet, nous ont présenté Comines comme le Polybe de son siècle, et ont vu en lui une preuve de l'habileté de Louis XI à connaître et à attirer les hommes de mérite. Ronsard a dit de lui :

. . . . . . . . ni pour duc ni pour roi

Il n'a voulu trahir d'historien la foi.

Montaigne[17] lui trouve une narration pure en laquelle la bonne foi de l'auteur reluit évidemment, exempte de toute vanité. « Ses discours, dit-il, sont accompagnés de bon zèle et de vérité ; partout il a autorité et gravité, représentant son homme de bon lieu, et élevé aux grandes affaires. »

Telle était l'estime qu'on avait de lui, que ses mémoires ont été reproduits en latin, en italien et en allemand. Sleidan, son traducteur latin, nous le cite comme un modèle à suivre, « ne louant ni ceux de sa patrie, ni les princes auprès desquels il fut en grand honneur, qu'autant que la vérité l'y porte ; et pour les instruire, ainsi que les rois à venir, il leur montre le plus souvent en quoi ils ont failli ».

Or Comines se prononce sans réticence lorsque, dans son prologue, parlant à Angelo Catho du roi défunt, il dit : « A Dieu seul appartient la perfection ; mais quant en ung prince la vertu et bonnes conditions précèdent les vices, il est digne de grant mémoire et louange J'ose bien dire de luy à son loz qu'il ne me semble pas que jamais aye cognu nul prince où il y eust moins de vices que en luy, à regarder le tout. » Il est aussi affirmatif quand il ajoute : « La plupart de ses œuvres Mahomet Il les conduisoit de luy et de son sens ; ainsi faisoit notre roy, et aussi le roy de Hongrie Mathias Corvin, et ils ont été les trois plus grands hommes qui ont régné depuis cent ans. » Tel est son sentiment nettement exprimé ; et il a soin de ne le contredire nulle part.

Comment ne pas prendre confiance en ses éloges quand on le voit si disposé à trouver matière à censure ? Or le sait, les reparties de Louis XI décelaient souvent une humeur toute gauloise. Il avait quelque chose de Rabelais, sans rien avoir de son inconsistance. « Personne, dit Comines, ne fut à la fois plus imprudent en ses discours, et plus caché en sa conduite. » Cela paraît difficile à concilier avec sa prudence si reconnue. Est-il plus dans le vrai lorsqu'il reproche à Louis XI « d'avoir voulu paix ou trêve quand il estoit en guerre, et de n'avoir pu endurer la paix quand il l'avoit ? » Cette inconstance n'a point existé dans la conduite politique du roi. Les hostilités et les résistances étant permanentes, les suspensions d'armes de sa part ne pouvaient être que momentanées ; autrement il eût évidemment compromis et les intérêts de la France et son but politique. Mais il a gardé la paix tant qu'il a pu la conserver avec honneur. Lorsque, lui reprochant d'entrer en trop de détails, Comines dit « qu'il étoit mieux fait pour seigneurier un monde qu'un royaume, » nous y voyons plutôt un éloge qu'une critique.

Cette libre façon d'apprécier est précisément ce qui caractérise les jugements du chroniqueur ; le blâme est un gage de la sincérité de la louange. A ses yeux l'histoire est un enseignement. En chaque fait il aime à trouver une leçon pour les princes, et ne la leur ménage point. « S'ils avoient ferme foi, feroient-ils ce qu'ils font ?... » Lorsque Comines observe plusieurs partages qui de son temps se sont faits en Écosse, en Navarre, dans le duché de Gueldres et ailleurs contre l'usage et le droit, il dit sur l'utilité des ennemis : « Veu la mauvaiseté des hommes, et spécialement des grands, qui ne se cognoissent et ne croient qu'il est un Dieu, il faut reconnoître qu'il est nécessité que chacun seigneur et prince ait son contraire pour se tenir en crainte et humilité ; autrement nul ne pourroit vivre sous eux ou auprès d'eux. » Remarquables paroles où se laisse voir une grande connaissance du cœur humain !

Toutefois la verve philosophique de Comines l'entraîne quelquefois mal à propos. Pourquoi comparer les dernières souffrances si noblement supportées par le roi à celles que durent souffrir ceux que sa justice avait atteints ? Apprécier s'il a été ou s'il a voulu être juste, voilà le point. La miséricorde n'est pas toujours possible au chef d'un grand peuple, dont le devoir est de réprimer tant de méfaits. Ce n'est point « dominer absolument » que d'établir sur tous le règne de la loi ; de ramener l'autorité à un centre pour en arrêter les abus et couvrir les faibles de son égide. Qu'est-ce « être piteux au peuple », sinon tout faire pour ménager son sang, donner de l'essor à tout travail, toute industrie, abaisser les prétentions qui l'accablaient et viser à son entier affranchissement ? Agir ainsi ce n'est pas seulement être piteux au peuple, c'est préparer son bonheur à venir et le servir plus efficacement que ne le font souvent ses prétendus défenseurs. Pour atteindre ce but Comines aurait-il pu dire où devait s'arrêter la fermeté du roi ? Sans doute ceux qui font souffrir « ont à leur tour leur part de souffrance, » mais bien souvent aussi ceux qui n'ont fait souffrir personne ! Ces pensées frappèrent sans doute le chroniqueur lui-même, car aux reproches qu'il a insinués il se hâte d'ajouter ces mots : « quoique je ne veuille pas le charger ni dire avoir vu meilleur prince ».

L'ambition est l'écueil ordinaire des grands. Pour les en détourner, que de sacrifices, que de peines, il leur signale comme de pures illusions ! « Il me semble, dit Comines, que dans l'existence des souverains on trouveroit bien vingt jours de souffrances et de travail contre un de plaisir et d'aise. » Cela est vrai ; telle fut la vie de Charlemagne, de saint Louis et de tous ceux qui pour faire de grandes choses ont en beaucoup d'obstacles à vaincre. Mais qui songerait à les en plaindre ? N'est-ce rien que de fonder l'avenir de son pays ? Malgré l'ingratitude qu'ils ont plus d'une fois rencontrée, ils ont fini par être honorés dans la mémoire des hommes, et nous ne savons pas de plus beaux titres de gloire.

Comines ne veut y trouver pour les princes qu'une leçon d'abnégation et d'humilité. Il pressent déjà les solennelles paroles que Bossuet prononcera deux siècles plus tard : « Écoutez, grands de la terre, et méditez les enseignements de l'adversité ! » Ces sentiments sont nobles et dignes d'un cœur chrétien ; mais la meilleure leçon que l'historien puisse donner aux souverains, c'est celle de la justice et du devoir. Il doit considérer surtout les biens réels qui sont sortis de l'activité des grands hommes et les motifs qui les ont guidés. Bien différent en cela de Charles le Téméraire, dont l'ardente agitation, issue des passions vulgaires, de la jalousie et de l'orgueil, n'a produit que des maux pour l'humanité et pour lui, le dur labeur de Louis XI, en consumant sa vie, a été pour la France une source de progrès.

Or ces essais de critiques faites en vue de moraliser, on s'en est emparé contre Louis XI et contre la propre intention de l'écrivain ; on a exagéré ses concessions, au lieu d'y voir une preuve de plus de son impartialité. Sur tout le reste, la voix de Comines a été impuissante à dominer totalement ce concert de récriminations et de calomnies contre la mémoire de son maître. Pour donner à l'opinion une direction si prononcée et si tenace, il a fallu la persistance d'une pression extraordinaire, à une époque où le pouvoir royal disposait de toute publicité. Là encore nous retrouvons la funeste influence de Louis XII.

N'ayant pu faire admettre ses prétentions à la régence ni des états ni du parlement, qui au contraire appuyèrent le comte et la comtesse de Beaujeu, il cabale dans le royaume ; puis, quand il se croit assez fort, il prend les armes : il est battu et pris à Saint-Aubin. Son épouse, Jeanne de France, sollicite et obtient sa liberté ; elle réussit à le réconcilier avec le roi, son frère, qui le tire de Novare, où il était en danger de périr. On sait quelle fut sa récompense. Charles VIII mort, Louis XII répudia Jeanne et n'épargna ni mensonges ni parjures pour arriver à cette séparation. Il fallut soutenir alors que ce mariage avait été fait par force et peindre Louis XI des plus noires couleurs. C'est ce que fit Claude de Seyssel, évêque de Marseille, le plus intrépide apologiste qui fut jamais.

Pour justifier son patron, rien ne l'arrête ; il déprime sans scrupule nos plus illustres souverains. Charlemagne fit trop la guerre, même contre les infidèles, et l'on usait alors plus de force que de raison. Louis VI est cité, mais sans parler de l'affranchissement des communes. Philippe-Auguste parait à peine digne de mention ; Louis IX fut un saint, mais la France n'eut presque jamais plus d'adversités que sous son règne. La grande faute de Charles V est d'avoir fait épouser Marguerite de Flandre à son frère plutôt que de la prendre lui-même, et d'avoir en outre donné à celui-ci le duché de Bourgogne et plusieurs autres terres. Prenant ainsi tout le mauvais côté des règnes les plus glorieux pour attribuer à Louis XII une supériorité qu'il fut loin d'avoir, on conçoit qu'il s'efforçât surtout d'abaisser Louis XI et de ne trouver en sa vie qu'à blâmer. Sans nulle preuve, il lui suppose une haine profonde contre le sang royal. Là est la première source de tant de diffamations, à savoir que l'éducation de son fils était négligée ; qu'il l'avait relégué à Amboise, au milieu de gens de peu ; qu'à sa mort il renvoya la reine Charlotte en Savoie, et que, de son vivant, il lui tint longtemps « mauvaise courtoisie », toutes allégations de la plus évidente fausseté ; à ce point que, selon Étienne Pasquier, « Claude de Seyssel a moins fait le panégyrique de Louis XII que la vie médisante de Louis XI ».

Telle était si peu l'opinion générale de ce temps, que l'auteur lui-même est forcé de convenir que « beaucoup de ses contemporains parlent incessamment de ce roi, de ses faits, de ses dicts, et le louent jusques aux cieux, disant qu'il a été le plus saige, le plus puissant, le plus libéral, le plus vaillant et le plus heureux qui fut jamais en France ; ne veulx pas, ajoute-t-il, détracter à ses vertus et louanges, qui sont grandes, mais il convient de rendre à chacun selon son los ». Or celui qui se montre si scrupuleux à l'endroit de la justice des éloges nous apprendra que Louis XII, en se départant de Madame Jeanne de France, s'est gouverné bien plus chrétiennement que Philippe Ier et Philippe II, et il se vantera d'avoir été lui-même un des juges de la nullité du mariage, nous montrant, de la sorte jusqu'où peut aller l'adulation et l'audace !

Ainsi, pendant tout le règne de Louis XII, Claude de Seyssel et d'autres ne cessèrent de composer contre Louis XI les satires les plus vives. « C'est sur le témoignage si partial de ces écrivains qu'on s'est formé du règne de Louis XI une idée si peu conforme à la vérité. Alors, avec une constante méchanceté, on a atténué, gâté même tant qu'on l'a pu, ce qu'il avait fait de bien ; on a nié ou affaibli toutes les bonnes qualités qui étaient reconnues en lui ; et en exagérant outre mesure ce qu'il pouvait y avoir à reprendre dans son caractère, dans son extérieur et dans sa manière d'être, on en a fait un type odieux et entièrement de convention, mais contraire à la réalité[18]. » Cette appréciation d'un homme consciencieux et éclairé, qui a passé sa vie entière à recueillir les pièces et les documents relatifs à ce règne, ne peut, ce nous semble, que paraître rationnelle et faire autorité.

Taire le bien que Louis XI a fait, surfaire le mal qu'il n'a pu empêcher, et même souvent le lui attribuer, telle a été la tactique qu'on a suivie à son égard. N'est-ce pas toujours ainsi ? On déprécie ceux qu'on veut faire oublier. Le chevaleresque François Ier suivit en tout les errements de son cousin et prédécesseur Louis XII. Longtemps on continua d'attaquer la mémoire de Louis XI et de poursuivre en Italie des conquêtes chimériques. Avait-on une victoire, on le raillait d'avoir eu les batailles en horreur ; était-on battu, on se consolait du désastre en glosant sur sa prétendue avarice. Quelques anciens serviteurs écoutaient encore à regret de pareils propos ; mais que pouvaient-ils ? et leur nombre diminuait chaque jour. Les esprits étaient alors tournés à la poésie et aux fictions. Marguerite de Valois, sœur de François Ier et élevée à la cour de Louis XII, nous a laissé un exemple du goût des beaux esprits du temps. Depuis Boccace la science gaie ne s'attachait qu'à des récits fantastiques, toujours fort licencieux et assaisonnés du sel de la satire. Qu'importe la vérité, pourvu que l'on amuse ! La mode était aux contes piquants, même échevelés. On le voit dans Rabelais.

Le sire de Brantôme en introduisit donc dans ses silhouettes historiques des hommes et des dames célèbres. Il s'inspira de préférence des chroniques bourguignonnes, et d'ailleurs la cause de l'aristocratie n'était-elle pas la sienne ? Pierre do Bourdeilles, plus connu sous le nom de Brantôme, dont il était seigneur, était un homme d'esprit et d'une noble maison du Périgord. Son père avait été sénéchal de cette province, et l'archevêque de Tours, Hélie de Bourdeilles, était son oncle. Or on sait que ce prélat, d'abord en très-grande faveur puisqu'il présida la commission chargée de juger l'abbé de Saint-Jean d'Angely, reçut plus tard une assez verte admonestation pour s'être mêlé du différend du roi avec la cour de Rome. Le neveu a-t-il voulu venger son oncle ? Cela se pourrait ; mais bien plutôt il a suivi le goût du jour. Avec cette allure légère qui rit de tout et n'approfondit rien, on se fait lire volontiers ; et les portraits ainsi tracés, fussent-ils de fantaisie, laissent pour l'avenir une profonde impression. Qui mieux que Louis XI pouvait faire les frais de ces piquants récits ? Alors que sa politique était réprouvée, ses annexions presque toutes perdues, rien n'était mieux reçu à la cour et à la ville que d'entendre mal parler de lui.

La plupart des fables inventées alors sur Tristan l'Hermite, non-seulement remplacé longtemps avant en son office de prévôt des maréchaux, mais mort depuis plusieurs années, et sur les petites images au chapeau, « fables recueillies d'abord par un ennemi, puis répandues par le conteur gascon Brantôme[19], » ont pris leur source dans les conjectures qu'on se glissait à l'oreille pendant les longs jours où le roi restait invisible au Plessis. Le premier il nous parle du fait aussi atroce que faux des enfants du duc de Nemours mis sous l'échafaud de leur père ; ces histoires ne sont en résumé que l'écho des plus méchants propos de cette époque. Il est bien difficile d'être le « plus amusant des chroniqueurs » sans trahir quelquefois la vérité.

Les hommes les plus consciencieux s'y sont laissé prendre. Comment les bénédictins eux-mêmes ont-ils si indignement traité Louis XI ? Cependant Jean Castel, qu'il avait choisi pour son historiographe, était de leur ordre. Le roi ne leur a rien refusé de ce qu'ils lui ont demandé, soit pour leur abbaye de Saint-Germain-des-Prés, soit pour toute autre collégiale de leur ordre. Encore en ses dernières années, on le voit, malgré tant de soins qui l'accablent, écrire de sa main au parlement pour leurs affaires privées. Au moins auraient-ils dû n'affirmer le mal qu'à bon escient. Constatons toutefois que dans leur seconde édition de l'Art de vérifier les dates, ils ont singulièrement adouci l'âpre jugement qu'ils avaient porté de Louis XI par l'appréciation finale de la première. « Nous pensons, disent-ils, qu'il s'en faut de beaucoup que nos rois aient porté atteinte aux droits de la nation par la réunion des grands fiefs à la couronne, et des portions de la puissance publique qui en avaient été détachées, ni par le droit de ressort, attribut essentiel de la souveraineté, dont ils ont confié l'exercice à leurs parlements. Enfin nous pensons que l'on ne doit pas regretter la destruction de la polyarchie féodale, sous l'empire de laquelle la puissance publique était partagée et déplacée, la nation séparée de son roi, la noblesse asservie au joug des grands vassaux, et les peuples opprimés par la tyrannie des seigneurs ; anarchie destructive de toute espèce d'émulation, et qui a retardé de plusieurs siècles le rétablissement et les progrès de la civilisation, des arts, des sciences, du commerce, de tout ce qui contribue au bonheur et à la civilisation des empires[20]. »

Voilà une appréciation pleine de justesse, et qui justifie entièrement Louis XI. Les savants religieux n'ont pas cru sans doute que ce fût une mince gloire de faire rentrer cette redoutable puissance féodale dans les limites du droit et du devoir, ni que la royauté ait pu y réussir sans habileté et énergie. Comment donc avoir blâmé Louis XI d'avoir fait ce qu'on approuve ?

C'est cependant sur ces premières traditions tout à fait inexactes, où la haine et l'intérêt eurent d'abord la plus grande part, que Pierre Mathieu, historien et poète aussi, forma son opinion. On le sait, il écrivit à la demande d'Henri IV l'histoire de ce prince. Il chercha donc un parallèle pour faire valoir son héros. C'est Louis XI qu'il choisit. Il devait savoir combien cette maison de Navarre et d'Albret était redevable à Louis XI, le roi ayant tant qu'il put, protégé et maintenu en cette souveraineté la postérité de sa sœur Madeleine de France. Néanmoins Mathieu suit l'erreur commune. De son aveu il s'en rapporte aux historiens bourguignons, et sans rechercher dans les pièces originales de ce règne la preuve des odieuses fables alors admises, il les reproduit, malgré le silence de Comines et des autres contemporains même hostiles à Louis XI. Il lui rend une certaine justice ; mais son but étant d'établir par la comparaison que Louis XI est aussi inférieur à Henri IV -que celui-ci fut supérieur aux autres rois, toujours il laisse dans l'ombre le roi du quinzième siècle. C'est donc la flatterie qui domine.

Plus occupé de donner couleur à son style que soucieux d'être exact, il écrit la vie de Louis XI et il en ignore des faits considérables. Ainsi, sans parler des erreurs matérielles qui vont jusqu'à supposer que Tanneguy du Châtel, qui en 1418 sauva le dauphin, et son neveu, tué en 1471 en Flandre, furent le même homme, et ainsi de Louis d'Amboise, évêque d'Alby, et de Georges le cardinal, son plus jeune frère, il ne sait pas que le dauphin offrit à son père de prendre part aux conquêtes de Normandie et de Guienne. En revanche il l'accuse « d'avoir manqué de constance en ses résolutions ; de mieux aimer pays ruiné que perdu, de n'avoir jamais laissé d'offenses impunies ; de s'être plu à abattre les tètes des princes ; enfin, d'avoir méprisé les sciences et les lettres et négligé l'éducation de son fils ; » toutes imputations également fausses et détestables. Pour disculper Henri IV il ne croira pas non plus, malgré l'affirmation de Comines, que depuis la mort de son fils Joachim, Louis ait tenu son serment de garder la fidélité conjugale. Là encore il ne convenait point à Mathieu de donner à Louis XI cet avantage sur le roi dont les galanteries ne sont un mystère pour personne.

Mais il est bien difficile, lorsque la vérité seule ne guide pas l'historien, qu'on ne rencontre sous sa plume bien des contradictions. Ainsi, après avoir accepté comme vraies et répété les plus graves allégations contre Louis XI, Pierre Mathieu ne croit point trop dire en déclarant « qu'en ce prince la foi n'a rien retenu de la superstition ni de l'hypocrisie ; la clémence, rien de la crainte ; la justice, rien de la cruauté ; la prudence, rien de la ruse ; qu'il fut libéral sans prodigalité, habile sans artifice ni dissimulation ». Il ajoute qu'il ne faut point chercher sa vie dans les histoires étrangères, qui en parlent comme si Dieu l'avait fait naître pour le malheur public, comme si lui-même avait fait autre chose !

Louis XI et Henri IV sont certes tous deux de grands rois ; mais les circonstances au milieu desquelles ils ont vécu sont entièrement différentes aussi bien que leur mission ; vouloir exalter l'un aux dépens de l'autre était une singulière idée, presque même une injustice. Entre ces deux règnes il y a cependant un lien plus sérieux que Mathieu n'a pas entrevu, et qui a fort bien été signalé de nos jours. A ses premières vues sur Henri IV, M. Poirson ajoute « les actives menées des grands seigneurs au dedans et au dehors pour rétablir la féodalité, la conspiration de Biron, la conjuration pour la destruction de l'unité nationale. » Là surtout le vainqueur de Joyeuse et de Mayenne dut sentir quelle avait été la tâche de son devancier du quinzième siècle, et quel immense service il avait rendu à la France. A cause de cette lutte, sans cesse re naissante sous divers prétextes, entre la royauté et la haute aristocratie, on e encore comparé Louis XI à Louis XIII ; mais ce que le premier fit par lui-même, le second en fut redevable à son ministre. Si jamais on en faisait le parallèle, on verrait que tout l'avantage resterait à Louis XI ; qu'avec moins de force il a surmonté de plus grands obstacles ; que ses conquêtes il les a affermies, il l'a cru du moins, par de solides traités, tandis que Louis XIII et son ministre ont laissé le royaume dans de cruelles guerres, qui n'ont été terminées qu'après bien des années.

Pierre Mathieu, pour ne s'être pas donné la peine d'examiner lui-même les griefs dont il se rendait l'écho, a été induit en erreur, et son témoignage, trop souvent reproduit, a fini par faire autorité. André Duchesne, l'honneur de la Touraine, nese hasardera point du moins à suivre cette voie. Historien laborieux, et appelé par Richelieu à son poste d'historiographe, il se serait gardé, sans preuves, d'ajouter foi à des allégations qui devaient, avant tout, être examinées. A lui commencent les études consciencieuses sur l'histoire des anciens jours. Il n'eut point, il est vrai, dans son histoire d'Angleterre, à traiter directement du règne de Louis XI ; mais on aime à constater qu'il rend justice à l'héroïsme de Marguerite d'Anjou. Ainsi, à l'occasion de la bataille de Wakefield, où le duc d'Yorck fut tué, il dit : « La reine, élevant son courage au-dessus de l'appréhension de toutes sortes de périls, et les estimant moindres que la capacité du roi son mari, se résolut de lui rendre la liberté ou de perdre la vie. » S'il n'eut pas le loisir d'étudier en détail la vie de Louis XI, il l'apprécie du moins avec une certaine vérité. A propos de l'année 1461 il dit : « Louis commença son règne par de charitables témoignages d'affection, et se montra bienveillant à ceux mêmes, lesquels avaient été grands et mortels ennemis de son père et de son royaume ! » Enfin, à l'occasion de l'usurpation de Richard III contre les fils d'Édouard et des sanglantes tragédies dont l'Angleterre fut alors le théâtre, affirmant qu'à cette époque les députés de Richard allèrent d'abord en Bretagne auprès de François II, puis vinrent au Plessis, il constate la répulsion du roi pour leur maître et son refus de les recevoir.

Les historiens qui le suivirent, sauf François Duchesne, son fils, n'eurent point la même réserve. Varillas, historiographe de Gaston d'Orléans, continua l'autre école. Comme son devancier Claude de Seyssel, il a aussi poursuivi avec acharnement la mémoire de Louis XI. Il a fait de lui, et par assertions toutes dénuées de preuves, le portrait le plus fantastique et le plus faux. C'est peut-être à cause de son infidélité bien reconnue que Colbert le priva de sa pension ; mais ses écrits n'en ont pas moins pesé de leur poids dans l'opinion publique.

Jusque-là on avait écrit l'histoire avec quelques notes, on essaya d'y mettre du style et de se passer d'exactitude. Mezeray était jeune quand il entreprit son immense tâche. Si la vie d'un homme suffit à peine à connaître un siècle, pour mettre en relief une grande personnalité qu'on en aura détachée, c'est une œuvre qu'il ne faut pas attendre d'un abréviateur dont le plan aura embrassé quatorze siècles. Là, le talent d'écrire ne peut suppléer à la difficulté des recherches et à l'étude des documents originaux ; ce n'est que par eux, cependant, qu'une époque et les hommes éminents qui y ont joué un rôle peuvent être appréciés. Mezeray n'a donc pu, ainsi que ses successeurs dans le même travail, que suivre les sentiers déjà tracés, et, tout en les présentant dans un ordre peut-être plus lumineux, produire les faits comme ils étaient connus. Aussi a-t-on dit de lui a qu'il pèche par défaut d'exactitude, qu'il accueille trop légèrement les assertions hasardées, les soupçons vagues ». En effet, il saisit avec empressement toute anecdote piquante : que ce soit médisance ou calomnie, peu lui importe. Il n'est pas seulement hardi, il est aventureux. Il affirme le mal sans en chercher la preuve, non par méchanceté peut-être, mais pour donner de l'attrait à son récit. En cela il oublie que « si l'histoire doit être une leçon pour les grands, il est bon aussi qu'elle les encourage[21]. C'est fort bien a de représenter Annibal et Antigone en profil pour cacher l'œil ; mais il faut que l'historien montre le visage tout entier, afin que chaque prince reconnoisse ses défauts, en observant les vices d'autrui ». Mezeray perdit ses pensions ; toutefois, il a trouvé le secret de donner de la vogue à son nom.

Le président Hénault, avec plus de mesure, paraît plus profond dans ses appréciations ; mais il lui a manqué aussi de remonter aux sources. Prendre, comme Mezeray, Gaguin et Brantôme pour guides, c'était se tromper gravement. Travailleur, mais homme du monde, magistrat et plein de goût pour la poésie, le président crut pouvoir connaître Louis XI par autrui. Telle fut son erreur. Aussi le caractère qu'il trace n'est-il nullement vrai : « Avare par goût, prodigue par politique, etc. » S'il fut avare c'était surtout du sang des siens. Quant à ses libéralités, elles furent généralement dictées par l'intérêt du pays ; mais en les examinant on y trouve souvent autre chose qu'un calcul. Lui-même, le président en convient, quand il loue ce traité de Londres du 13 février 1479 par lequel Louis XI s'engage, ainsi que ses successeurs, à payer pendant cent ans 50.000 écus à l'Angleterre. Où le président voit-il encore que le roi « préférait la finesse à toutes les vertus... et qu'il était moins habile à prévenir le danger qu'à s'en tirer » ? Il est plus aisé d'apercevoir les périls dont il s'est échappé que ceux qu'il a prévenus. Pour le juger il fallait considérer les résultats positifs de son règne. Là est la faute de l'auteur ; et à cause de la maturité remarquée dans le reste de son œuvre, son erreur a entraîné à sa suite presque tous nos historiens.

II ne faut pas attendre plus de justice de celui qui affecte d'aller puiser ses renseignements, non aux titres officiels eux-mêmes ni aux chroniques de France, mais le plus souvent aux textes de Gaguin, de Meyer et des autres conteurs flamands et bourguignons. Daniel ne mérita guère mieux que Mezeray son titre d'historiographe, si ce titre suppose une recherche consciencieuse des faits et un patriotisme éclairé. Nous ne lui reprocherons pas d'être ennuyeux, comme on l'a fait, mais bien d'avoir été, par maintes insinuations malveillantes, fort partial envers Louis XI.

Quelle confiance aurait-on dans un écrivain qui n'a nul souci d'être d'accord avec lui-même ? Ainsi Garnier, tout en affirmant que « si Louis XI n'eût pas régné, c'en était fait de la France[22] », trace de lui, dans la même page, le plus indigne portrait. Il faudrait, au moins, voiler un peu ses contradictions.

Fontanieu semble vouloir réagir contre Daniel et surtout contre Duclos, autre historien de cette époque, sous prétexte qu'ils n'auraient pas puisé aux sources originales ; mais lorsqu'on observe dans quel esprit il a écrit ses pages historiques, on se demande à quoi ont abouti toutes ses recherches. On serait même tenté, puisque toutes les pièces lui ont passé sous les yeux, de le croire moins excusable que tout autre. Paye-t-on, le 27 octobre 1473, les blés qui avaient été pris à Marseille pour l'armée du Roussillon, dans une note de sa main il dit : « D'armée, je n'en vois point. » Mais n'était-ce pas alors que du Lau se défendait contre Jean II dans le château de Perpignan et que Philippe de Bresse se hâtait d'aller à son secours ? Et ailleurs, ne tenant compte de nul empêchement, ne croit-il pas expliquer comment échoue le mariage du dauphin et de Marie de Bourgogne, en disant que Louis XI était jaloux de son fils et craignait de le rendre trop puissant ? Enfin le roi fonde-t-il une chapelle le 7 décembre 1478 dans l'église de Saint-Antoine de Viennois, Fontanieu n'hésite pas à y voir « une preuve de sa dévotion très-suspectes. Mais cette preuve elle-même il eût fallu la donner ; et ainsi de tant d'autres insinuations aussi mal établies, qui confirment si bien les propres paroles de l'auteur à propos d'autrui : « Qu'il est bien dangereux de s'en fier au témoignage des historiens. »

Parlerons-nous de l'Encyclopédie méthodique ? Malgré ses soins à s'attacher à toutes les plus malveillantes affirmations, elle rend cependant cette justice à Louis XI que, « plus sage que son successeur, il ne voulait conquérir que ce qu'il pouvait conserver ».

Que tant d'auteurs, écrivant presque tous dans un but déterminé, plus ou moins personnel, aient suivi l'un après l'autre la voie tracée, soit par confiance en leurs devanciers, soit par calcul, on le conçoit ; mais quel sujet de réflexion d'entendre la grande voix de Bossuet se mêler à ces injustes accusations ! Si dans un abrégé historique, écrit pour l'éducation d'un prince, l'éminent prélat énumère avec éloquence les éléments de force et de puissance que Louis XI sut créer autour de lui en faveur de la nation française ; s'il ajoute : « Cela est grand et illustre, » il n'est pas moins vrai qu'il a cru sans examen à cette barbarie des enfants du duc de Nemours placés sous l'échafaud de leur père ; et cela sans que l'invraisemblance d'une telle atrocité de la part d'un homme capable de si grandes choses l'ait excité à aucune recherche sur l'origine de cette odieuse fable.

Que Louis XI, toujours défiant à l'égard de l'Angleterre, ait eu contre lui les historiens anglais, et que Walter Scott se soit rendu populaire en son pays par le ridicule qu'il jette sur la France et l'un de ses plus grands rois, on ne saurait s'en étonner. Que, malgré tous ses services à la monarchie, ce roi ait été ainsi maltraité tant que les principes aristocratiques qu'il a voulu abaisser se sont maintenus, cela se comprend encore. Mais que des cœurs français aient accepté et applaudi des jugements étrangers dictés par la haine de la France ; que des écrivains qui font profession de libéralisme, historiens et poétes, aient continué d'attaquer ce roi lorsque ce sont ses idées qui triomphent dans l'ordre social de l'Europe, voilà ce qu'on ne peut expliquer.

De nos jours, sous le régime qui prévaut, il semble qu'on devait s'attendre à plus de justice pour cette mémoire si méconnue. Mais la république, telle que Chénier et d'autres rêveurs la comprenaient à la fin du dix-huitième siècle, avait trop à faire pour se livrer à de patientes recherches. Elle a voulu avant tout démolir la royauté dans la personne de ceux de nos rois sur qui elle croyait trouver prise. Les plus mauvaises traditions ont donc été par elle accueillies, accentuées, même amplifiées. Il fallut à tout prix trouver des tyrans. Comment l'empire, occupé à relever tant de ruines, aurait-il trouvé le temps d'approfondir les reproches faits à un roi du quinzième siècle ? Aussi voit-on Anquetil admettre sur ce point toutes les assertions de Mezeray. Les jours de la restauration n'ont point restauré l'histoire. Légitimistes et libéraux ont suivi les mêmes errements, à l'égard de Louis XI. Malgré les sommes énormes bien certainement versées par lui dans les coffres de l'insatiable Édouard IV, Royou nous apprendra en 1819 que « Louis trouva moyen de satisfaire Édouard à peu de frais[23] ! » Il voudra bien convenir qu'au quinzième siècle « il restait quelques vestiges du gouvernement féodal ». Ce que les autres ont eu le tort de conjecturer, il l'affirmera sans nulle preuve : dès le début il verra dans le dauphin un jeune prince « naturellement inquiet et présomptueux », et il passera sous silence ses belles actions dans le Languedoc, à Dieppe, à Bottelen, et tout ce qui serait à son éloge.

Un collectionneur de mémoires, M. Petitot, eût certainement été juste s'il avait pris le temps d'examiner les faits. Comme tant d'autres, il trouva plus simple de suivre l'erreur commune et de dire de Louis XI : « Sa haine poursuivit partout avec acharnement Antoine de Chabannes, comte de Dammartin, qui avait demandé en vain la permission de se justifier ; » comme si l'on ignorait que pendant plus de dix ans Chabannes fut le plus fidèle serviteur de Louis XI ! « Pendant le tumulte des fêtes du nouvel avènement, dit-il encore, Louis méditait ses vengeances et préparait la ruine de tous ceux qui avaient fidèlement servi son père. » Or, on sait qu'il n'en fut pas ainsi : la plupart de ceux. qu'on veut désigner ici devinrent ses fidèles confidents, et il prenait alors même pour secrétaire le sire de Reilbac, qui venait de l'être de Charles VII.

Dans une histoire qui restera, M. de Barante a cru devoir suivre cette voie. Cependant ses recherches, nous le savons, l'ont conduit à s'assurer que le plus atroce grief contre la mémoire de Louis XI était un conte inventé par ses ennemis plusieurs années après sa mort. Pour quiconque aime la vérité, une telle découverte, qui apprend à douter du reste, sera précieuse.

Comment, une fois ce pas fait, l'auteur est-il revenu aux appréciations des ennemis de Louis XI ? Certes il ne s'est pas montré complaisant envers le Téméraire ; le portrait qu'il en fait est juste et sévère. Mais peut-être qu'à force d'entendre les chroniqueurs bourguignons calomnier le roi, interpréter en mal ou travestir tous ses actes, et lui supposer des intentions malveillantes, a-t-il fini par se laisser aller à une opinion de parti pris. L'abolition de la pragmatique sanction nuit à Louis XI dans l'esprit de M. de Barante et de bien d'autres ; mais certaines causes politiques, on le sait, atténuaient la gravité de ce fait. Lorsqu'il le fallait le roi s'est montré ferme et résolu, et, en définitive, la pragmatique a continué d'être observée comme loi de l'État.

On a peine aussi à comprendre qu'un historien de ce mérite impute à Louis XI comme superstitions personnelles des pratiques qui étaient celles de son temps et communes à tout le monde. Nier sa piété, c'est aller contre l'évidence. Mais l'auteur ne se trompe pas lorsque, dans une page pleine de vérité[24], il constate « que ceux qui avaient vécu dans la confidence du roi ne pouvaient se défendre d'un fonds d'attachement et d'admiration pour lui ». En effet ce sentiment existait même quand ils pensaient avoir eu à se plaindre. Tel était le respect qu'ils avaient pour ce prince, qu'il « leur paraissait, pour ainsi dire, au-dessus de leur jugement ». L'événement leur semblait avoir si bien réparé ce qu'ils avaient considéré comme des fautes, « qu'ils n'osaient jamais prononcer que le roi eût eu tort ». Là où d'autres croyaient voir de la cruauté ils hésitaient à porter un pareil jugement. Eux qui connaissaient tous les faux bruits qu'on avait fait courir, tous les pièges qu'on lui avait tendus, l'insigne mauvaise foi des ennemis dont il était entouré, « ils se demandaient si ces sévérités n'avaient pas été nécessaires, si l'on n'avait pas ourdi contre lui des trames criminelles dont il aurait eu à se défendre. »

A ces appréciations, si dignes d'être méditées, on reconnaît une véritable impartialité. Mais quand l'auteur veut nous donner une idée de ce que pensait du roi la foule, gui n'avait ni connu l'habileté de ses moyens, ni apprécié l'élévation de ses vues, ni saisi les avantages que la France entière devait retirer de sa politique, « ceux-là, dit-il, étaient impressionnés par ce qui se passait au dehors ». Sans doute ils jugeaient comme le peuple a jugé Colbert et tant d'autres ! c'est-à-dire sur les plus odieuses calomnies. Les plaintes qui, sous l'influence d'une réaction, retentirent aux états généraux de 1481 étaient injustes et exagérées. De même origine que les diatribes des écrivains d'alors, elles ont paru en être une confirmation ; c'est ainsi que ceux qui n'écrivirent que longtemps après les ont prises pour bases de leurs récits. Mais qu'un esprit aussi éclairé que l'historien des ducs de Bourgogne semble souscrire à tant d'assertions inexactes attribuées au vulgaire, comme celle-ci : « Que le royaume était ruiné et le peuple au dernier degré de la misère ; » et qu'il se demande en parlant de l'habileté du roi, « quels en furent les effets pour le bonheur et même pour la grandeur du royaume », on s'en étonne. Quoique l'auteur n'acquiesce pas formellement à ce jugement, c'est trop déjà de le reproduire sans y ajouter aucun correctif. C'est le droit de l'historien de reproduire les bruits populaires, mais son devoir aussi est de les rectifier. Loin d'abaisser et d'appauvrir le peuple, Louis XI, en courbant les privilégiés sous la loi commune, et en ranimant l'industrie par la liberté et l'extension du commerce, a relevé au contraire le populaire et lui a montré les voies véritables du bien-être et de la richesse.

L'écrivain est bien plus près de la vérité quand il retrace les répliques qui suivaient ces propos. On ne pouvait, en effet, « lui refuser d'avoir fait le royaume plus grand que jamais ; de s'être fait respecter de toute la chrétienté, d'avoir ajouté à la couronne les deux Bourgognes, l'Artois, la Provence, l'Anjou, le duché de Bar et le Roussillon ». Disons aussi d'avoir fait pénétrer la justice royale et les décisions du parlement chez les grands vassaux, où depuis longtemps il n'en était plus question ; d'avoir facilité la péréquation de l'impôt par les premiers essais d'un dénombrement exact des feux et d'une bonne statistique ; d'avoir mieux fait comprendre aux pays de coutume les avantages d'un droit écrit de plus en plus rapproché d'un type uniforme : on ne pouvait lui refuser rien de tout cela, ni tant d'antres progrès obtenus tandis qu'il s'oubliait lui-même. Mais disons-le, le savant historien des ducs de Bourgogne n'a jamais pu pardonner à celui qui fut si justement l'adversaire de cette puissance. Qui oserait dire, après cela, « qu'on a écrit pour raconter et non pour soutenir une idée ? »

M. Michelet a certainement aussi beaucoup étudié ce quinzième siècle. Lorsque tant d'autres se sont faits flatteurs des princes, il est bon, peut-être, que quelques-uns aient écrit le martyrologe s peuples : c'est ce que l'auteur a fait en parlant des villes de Flandre, si maltraitées par les ducs de Bourgogne. Pourquoi alors s'élever si vivement contre le souverain qui a voulu affranchir et préserver son peuple de toutes les tyrannies plus ou moins traditionnelles ? M. Michelet, si remarquable par le relief de son style pittoresque, a raison de blâmer ceux qui faussent l'histoire ; mais que fait-il lorsqu'il déclare qu'en appelant les Suisses pour former son infanterie nouvelle, « le roi désarmait la France » ; lorsqu'il insinue que ce fut Louis XI qui, en 148e, poussa contre l'évêque de Liège Louis de Bourbon, le terrible sanglier des Ardennes ; et qu'il affirme, d'un seul mot, que « la féodalité, ce vieux tyran caduc, gagna fort à mourir de la main d'un tyran » ?

Toutefois il reconnaît que les faits horribles dont on osait charger la mémoire de Louis XI étaient de pures fables ; que la guerre civile et la guerre étrangère avaient fait reculer la France vers la barbarie ; que l'autorité ferme du roi fut propice à la gloire du pays et au complet affranchissement des classes populaires. Il s'exprime ainsi nettement : « Sous ce règne, il faut le dire, le royaume, jusque-là tout ouvert, acquit ses indispensables barrières, sa ceinture de Picardie, de Bourgogne, de Provence, de Roussillon, de Maine et d'Anjou : il se ferma pour la première fois, et la paix perpétuelle fut fondée pour les provinces du centre. » Ces affirmations sont d'une valeur incontestable ; toutefois elles ne sauraient effacer à nos yeux des hardiesses inacceptables.

Dans une autre nuance d'opinion, M. Laurentie nous semble tomber parfois en de bien étranges contradictions. Il s'élève, il est vrai, contre « cette théorie de dénigrement philosophique si prompte à défigurer notre histoire[25] ». Mais lui-même ne cède-t-il pas à ce courant lorsqu'il dit qu'après Morat : « Louis XI, en plaignant le duc, l'irritait encore contre les Suisses ? » S'il ne lui eût pas montré quelque sympathie, qui ne l'en aurait blâmé ?

Sans se livrer à d'aussi grandes recherches que MM. de Barante et Michelet, d'autres modernes ont pensé pouvoir apprécier un tel règne. Le baron Trouvé croit mieux connaître Louis XI que n'a fait Comines : il blâme cet historien. Biographe de Jacques Cœur, il semble oublier ce que fit Louis XI pour cette famille ; puis, après avoir fort maltraité ce roi, dont la conduite était en si parfait accord avec l'apologie de son héros, il en vient cependant à citer quelques traits de la munificence de ce prince envers ses fidèles serviteurs, et il dit à propos des lettres de juin 1474, publiées après la sédition du Berry : « Louis XI ne se montra pas moins reconnaissant envers la ville de Bourges, où il avait reçu le jour ; car par ses lettres patentes au maire et aux échevins de cette cité, le privilège de la noblesse leur est accordé. » Enfin, à la suite de bien des critiques amères, le même auteur ajoute[26] : « Avouons pourtant qu'aucun souverain de l'Europe ne l'emportait sur Louis XI... Il faisait lui-même ses instructions pour ses ambassadeurs ; il minutait ses dépêches ; il dressait ses édits ; il donnait de fréquentes audiences ; et pour tout ce qui concernait les finances, les troupes et la marine, il entrait dans les plus grands détails. On sait combien le commerce attirait son attention ; il y encourageait les roturiers par des privilèges ; il le permettait aux gentilshommes et aux ecclésiastiques, pourvu que leurs marchandises ne vinssent que sur des vaisseaux français : il devançait ainsi de deux siècles l'acte de navigation de l'Angleterre. Protecteur éclairé de l'industrie nationale, il établit des manufactures d'étoffes et de soie, d'or et d'argent, et fit venir d'habiles ouvriers de Grèce et d'Italie. On lui doit les postes, et il tenta d'établir l'uniformité des poids et mesures dans tout le royaume. » Tout le bien qu'il a fait n'est pas là ; mais encore c'est d'un tel roi qu'on a trouvé tant de mal à dire !

Pour celui qui a conçu la grande idée de l'inamovibilité des offices royaux, surtout de judicature, trouvera-t-on dans les hommes de loi une sympathie marquée ? Cela devrait être ; mais, quoique la pragmatique n'eût point été abolie de fait, on lui a tenu rigueur pour cet acte. On voit donc M. Pastoret, dans sa collection des ordonnances, se permettre à diverses reprises des appréciations plus que sévères. M. Isambert, dans son recueil des lois françaises[27], va plus loin encore. Parlant du roi le plus ferme et le plus constant en ses desseins qu'il y ait eu, il dit[28] : « Sa politique n'était pas réglée par des principes ; elle variait selon les circonstances. » La commission des trente-six, établie par le traité de Confins en 1465, agit-elle de bon accord avec le roi, M. Isambert ajoute : « Il est à croire que Louis XI en corrompait les membres. » Cite-t-il un édit de novembre même année ordonnant qu'à chaque vacance d'un office important le parlement présente au roi trois candidats, il exprime le regret qu'une telle loi n'existe pas chez nous, mais sans nulle approbation du souverain qui en eut la première pensée il y a plus de trois siècles. Enregistre-t- il en 1467 les lettres sur l'organisation des métiers, « Louis XI a été battu, dit-il, il se fait populaire ». Ainsi blâmer Louis XI, en tout et toujours, parait être un parti pris, et comme une habitude.

Une récente histoire générale semblait devoir être plus libérale et plus juste que les autres ; mais on y trouve un blâme de l'héroïque Marguerite d'Anjou, un éloge de la belle Agnès[29]. Si Charles VII n'y est pas ménagé, Louis XI non plus : il est signalé dès son jeune âge comme un esprit dangereux. On remarque cette conclusion[30] : « Louis régnait en maître absolu sur un royaume dont il avait reculé au loin les limites. La maison de Bourgogne, rivale de la maison de France, n'existait plus... Louis avait atteint le but de ses immenses intrigues ! » Tel est le sentiment que tant de services rendus à la France ont inspiré.

Après les justes observations de M. Dareste[31] sur les « vices a et l'impopularité » de la féodalité, sur le mal qu'elle a fait, et sur les obstacles qu'elle opposait à la civilisation ; après son approbation donnée à l'énergie du connétable de Richemont[32], si nécessaire à la cause royale, compromise par l'indolence de Charles VII ; après l'avoir vu présenter Agnès Sorel[33] dans tout « l'éclat et le scandale » de sa faveur, on devait s'attendre à une meilleure appréciation de Louis XI. Il n'en est rien : dauphin ou roi, M. Dareste suit à son égard l'erreur commune. Il essaye même[34] de lui ôter le caractère « de réformateur et d'organisateur », son principal mérite aux yeux de plusieurs historiens. Cependant M. Mignet a cité ce passage de l'auteur « que Louis XI a disposé habilement l'organisation qui constitua chaque grand a gouvernement à l'image du pouvoir central et rendit possible l'unité de la France ».

En traitant cette grave question des Fondateurs de l'unité française, un très-moderne auteur[35] a dit avec beaucoup de sens ces paroles : « Aux dernières années du quinzième siècle, la concentration du pouvoir était devenue une nécessité, regrettable sans doute, mais évidente. La prédominance du pouvoir royal pouvait seule préparer en France l'égalité civile et l'unité territoriale.» Avec de pareilles opinions, lorsqu'on admire Richelieu, lorsque l'on convient qu'il « acheva au dedans l'œuvre des grands esprits qui l'avaient précédé ; » quand on le justifie d'avoir fait tomber plusieurs têtes « parce qu'une intrigue aurait suffi pour l'abattre ; » comment se fait-il qu'on traite si mal Louis XI ?

On tient compte au premier ministre du but politique qu'il voulait atteindre et des nécessités qui s'imposaient à lui ; nous lisons même dans la préface : « En même temps qu'il décapitait les partis, qu'il rasait leurs villes ou qu'il y mettait garnison, le cardinal imprimait une impulsion uniforme à l'organisation de la marine et de l'armée, à l'administration des provinces, à celle des finances, faisant partout prévaloir la centralisation... Il lui sacrifiait sans hésitation comme sans scrupule les intérêts locaux et les stipulations mêmes qui, consignées dans les contrats, avaient réglé les conditions de l'accession des provinces ; » or louer tout cela en Richelieu, et cependant à l'égard de Louis XI, qui avait eu de plus grandes luttes à soutenir et n'était jamais allé jusque-là, n'avoir que le blâme et les reproches, est-ce être juste ? Plus loin on dit encore : « Diviser les princes du sang pour les affaiblir l'un par l'autre, telle était l'œuvre obligée de la royauté. » Oui ; et plus encore pour Louis XI que pour Louis XIII : il est impossible de le nier.

Nous n'insisterons pas sur les expressions et sur les insinuations dont l'auteur a usé envers Louis XI, ni sur tant de jugements singuliers qu'on rencontre à chaque page. Une telle réfutation entraînerait trop loin. Nous relèverons cependant quelques points notables. On convient que « l'habile persistance de Louis XI s'est élevée à la hauteur du génie politique ». On semble même se faire une idée exacte de son but, en disant que « son plan fut de renforcer le pouvoir royal en rattachant à tout prix à la couronne les provinces démembrées par voie d'apanage ; » et aussi, eût-on pu ajouter, par voie d'engagement, comme les villes de Picardie qu'il lui fallut payer d'abord et ensuite conquérir. Mais comment concilier avec une telle appréciation cette étrange assertion « qu'il ne pouvait embrasser de vastes horizons » ? et celle-ci encore, qu'après la mort du Téméraire, lorsque Louis XI eut de grandes provinces à réunir au royaume, « il n'eut pas l'esprit à la hauteur de sa fortune inattendue ; qu'alors son jugement si sûr dans sa politique défensive se troubla » ? Comment accorder ensemble de pareilles affirmations, si contraires d'ailleurs à la vérité historique ?

Les contrastes répandent la lumière, toutefois c'est à condition qu'il sera tenu compte des époques et des faits. M. dé Carné n'a que des éloges pour Louis IX, et c'est avec raison. « Il attaqua, dit l'auteur, la féodalité territoriale par l'autorité des lois et par sa sainteté. » On eût pu citer aussi plusieurs autres moyens, qui ne furent pas moins nécessaires, comme la victoire de Taillebourg, et la fermeté de caractère dont il fit preuve en maintes circonstances, même à l'égard du Saint-Siège. Mais, par antithèse, on ajoute : « Louis XI attaque la féodalité par l'astuce et par le crime. » Cela est bref et incisif ; reste à savoir si cela est vrai.

Avoir affaire à Thibaud de Champagne ou à Charles le Téméraire, c'était certes bien différent ; puis du commencement du treizième siècle à la fin du quinzième un grand changement s'était opéré dans les habitudes des souverains et des peuples. Louis XI a attaqué les puissances féodales comme on le pouvait faire à son époque. Il a quelquefois usé de ruse ; mais de l'astuce ii y en eut plutôt de la part de ses adversaires que de la sienne, puisqu'ils l'ont attiré dans des pièges odieux pour lui dicter en maîtres leurs volontés. Trop souvent il a été leur dupe. Quand on étudie le caractère des rois, princes et seigneurs au milieu desquels il lui a fallu se débattre, quand on voit en quelle atmosphère de mauvaise foi il eut à vivre et à défendre les intérêts de sa couronne, on peut s'étonner de son trop peu de confiance, mais non pas que l'impatience l'ait quelquefois gagné, et qu'il ait songé à la loi du talion. Comme toutes celles d'autres souverains, ses lettres ne devraient jamais être séparées des conjonctures qui les ont produites, et qui souvent les expliquent.

Si nous ne pouvons admettre l'astuce dans le sens personnel où elle a été prise, nous comprenons encore bien moins l'autre expression. Quels crimes reproche-t-on à Louis XI ? Après la mort de Charles de France, duc de Guienne, des bruits sinistres furent, comme on sait, propagés par les ennemis du roi : « Ces soupçons, dit M. de Carné, ne reposaient, il faut le reconnaître, sur aucun fondement sérieux. » Charles de Guienne succomba, en effet, à une maladie de langueur, et il mourut en recommandant ses serviteurs à son frère. Or tous les autres griefs ne sont pas plus fondés que celui-là. Lorsqu'on avoue « que les princes d'Anjou, d'Alençon, de Bourbon et de Bourgogne, » auxquels nous ajouterons le duc de Bretagne et le comte d'Armagnac, « se firent Anglais par la conduite », on doit se faire une idée des difficultés dont Louis XI sut triompher. Si donc, comme on le dit encore, « il était résolu de ne rien laisser à la force et au hasard de ce qu'il pourrait leur ôter par prévoyance, » pourquoi incriminer les mesures qu'il prend pour prévenir et arrêter tout conflit meurtrier ?

Celui que n'émeut pas le supplice des Montmorency, des de Thou, des Cinq-Mars, jeunes hommes dont la complicité avec l'étranger était fort douteuse, ne déplorera pas trop fort les actes de sévérité du quinzième siècle. Il dit cependant : « Le sang impérial des Luxembourg coula en place de Grève, comme celui d'un conspirateur vulgaire Les chefs de la maison d'Armagnac avaient déjà, payé de la tête ou de la ruine le projet coupable d'arracher par le concours de l'Angleterre le midi à la domination royale... Le duc de Nemours, issu de de cette famille, succomba à la pensée qui avait perdu toute sa race ; il approuva le projet souvent formé d'ôter au roi le gouvernement pour le donner à une régence. » Du moins la culpabilité de ces nobles patients n'est nullement révoquée en doute par ceux même qu'on ne soupçonnera pas d'être trop favorables au roi.

Bien loin de recourir au crime, on voit Louis XI mettre son expérience au service de ses adversaires. Au lieu de le pousser à une perte certaine il engagea, par exemple, Charles de Bourgogne à accepter les offres de paix des Suisses et à ne pas se commettre avec eux ; même après la déroute de Morat, on le verra observer généreusement la trêve de Soleure, malgré les griefs qui pouvaient l'en dispenser. Enfin, dès qu'il apprend que les jours du duc sont menacés par le traître Campo-Basso, il fait loyalement prévenir le prince par le sire de Contay, son plus fidèle ami. Ce ne seront jamais là les procédés d'un adversaire sans scrupules.

M. de Carné, cependant, veut bien convenir de plusieurs choses. A ceux qui croiraient Louis XI trop méfiant, il répond ainsi : « Le poignard qui venait de frapper presque en même temps Galéas Sforza et l'un des Médicis semblait lui annoncer une destinée que des tentatives fréquemment réitérées contre sa personne rendaient en effet vraisemblables... Il ne paraît pas, ajoute-t-il, que ses contemporains éprouvassent rien de l'horreur que sa politique nous inspire... En lisant les auteurs du temps on est frappé de l'impassibilité de l'opinion. » C'est que l'émotion de ses adversaires est sans motif ni mesure, c'est qu'elle est posthume et le fruit de l'erreur. « Louis XI n'était pas plus cruel que la plupart des princes de son temps, nous dit encore M. de Carné ; il croyait en son droit comme Louis XIV... En résumé, il a triomphé de grandes difficultés et laissait son pouvoir mieux affermi que jamais. » Sauf cette assimilation à Louis XIV d'un roi qui lui ressembla fort peu, c'est précisément ce que nous pensons. Parmi les fondateurs de l'unité française, celui qui eut un des premiers l'idée de cette unité, et y a consacré tous les instants de sa vie, méritait, ce semble, une des meilleures places.

Lorsque, sous Henri IV, étaient si solidement établis, Mercœur en Bretagne, Épernon en Saintonge, les Montmorency en Languedoc, Lesdiguières en Dauphiné, « grandes existences élevées par l'imprévoyance de la royauté[36]... il fallait avoir pour soi la bourgeoisie et le peuple, et c'est à cela que le Béarnais consacra tous ses soins. » Ceci est juste et vrai ; mais aussi vrai pour Louis XI que pour Henri IV ; peut-être même davantage ; car il est bien évident que les prétentions des princes apanagistes étaient plus redoutables que les velléités d'indépendance de quelques dignitaires de fraîche date ; ainsi le véritable « initiateur d'une ère nouvelle, ce ne fut pas Richelieu ; ce fut Louis XI[37] ».

Nous le croyons, c'est lui rendre encore médiocrement justice de dire, comme fait la critique historique[38], « qu'il fut, par d'heureux hasards et d'habiles calculs, le grand destructeur de la féodalité apanagée ». Quelque mérite qu'il y eût à renverser ce système politique, ce que Louis a fondé, établi et préparé, passe certainement de beaucoup ce qu'il a détruit.

Si généralement ici les historiens ont été si peu équitables, il ne faut point trop s'en étonner. Les pièces, instructions et documents de toutes sortes sont immenses. Trois in folio peuvent à peine contenir les seules lettres patentes les plus importantes de ce règne. Sans suivre les campagnes, les sièges, les opérations de guerre, cette époque, à cause des passions du temps, ne pouvait être élucidée que par une très-nette exposition des faits, puisqu'il y faut moins d'assertions que de preuves. C'était une étude longue et difficile. Pouvait-on l'attendre des premiers maîtres de l'enseignement public ?

M. Daunou, qui faisait revivre parmi nous ses anciens confrères de l'Oratoire, a souvent, dans ses travaux, mis le zèle et la persévérance des plus savants religieux. Se fiant, sur le temps et la personnalité de Louis XI, aux appréciations des Bénédictins, il n'a malheureusement pas dirigé ses recherches sur ce point. Avec l'érudition profonde, la bonne foi et la critique élevée qu'on lui connaît, il eût sans doute mis chaque chose à sa place et trouvé l'esprit libéral et patriotique où il était réellement. Il n'a dit que quelques mots de ce règne dans son cours d'histoire au Collège de France[39]. Le retrait de la pragmatique a surtout attiré son attention ; encore n'en a-t-il pas examiné toutes les circonstances. « Louis XI, dit-il, préférait les négociations à la guerre. » Certes il avait grandement raison. Il était trop sage pour ne pas comprendre que le sort des armes ne règle pas les questions pour longtemps. Dire aussi qu'après Montlhéry « il pouvait aisément repousser les faibles troupes des princes et qu'il lui convint de traiter avec les rebelles », c'est montrer qu'on n'a nullement approfondi cette, question. Louis XI a pris alors le seul parti raisonnable ; il les a dispersés.

Faut-il espérer mieux de la littérature ? En 1826, on le sait, alors que les cours de la Sorbonne attiraient à la voix de professeurs illustres une foule enthousiaste, les idées étaient tournées vers la politique. Peut-être s'attaquait-on plutôt à une ombre qu'à une réalité : quoi qu'il en soit, à tort ou à raison, le pouvoir était impopulaire. Avec ce thème de Louis XI et de son historien on avait un texte excellent pour gloser contre la tyrannie. Alors, sans se donner la peine de rechercher si l'opinion reçue était équitable et vraie, on l'admettait ; les souverains nés ou à naître recevaient ainsi une leçon aux grands applaudissements de l'auditoire. Le roi que l'on faisait comparaître on l'envisageait, non au milieu de son siècle, mais au regard du nôtre. Quant à Comines, on veut bien lui concéder un certain mérite de forme ; mais pourquoi s'est-il obstiné à ne pas voir, comme nous, un despote ombrageux dans le roi son maure ?

Voilà comment, depuis surtout qu'on donne en France plus de temps à l'enseignement de l'histoire, les notions inexactes qu'on avait de cette époque se sont développées et aggravées, faute d'avoir été examinées avec soin ; et cela, il faut bien le dire, sous le patronage des maîtres de la parole. Ainsi se propagent encore des préjugés qui enlèvent aux générations présentes le respect du passé et de ceux auxquels elles doivent en partie les bienfaits dont elles jouissent, préjugés qui semblent dégénérer en tradition de nationale ingratitude.

Les hommes d'État les plus habiles sont ceux qui, par un tact judicieux, reconnaissent ce qui peut encore manquer à l’équilibre des éléments de vie dont est doué leur pays. Telle a été la pénétration de Louis XI. Il a senti qu'avec de bonnes lois, avec une administration uniforme et surtout obéie, avec l'industrie et le commerce joints à la sécurité des intérêts, à la richesse qui en découle, la France devait être la première nation du monde. Il a compris aussi que, pour réaliser avec le temps cette prospérité, il fallait ambitionner d'autres succès que ceux des armes, suivre d'autres voies que celles où ses contemporains voyaient exclusivement la gloire ; qu'il fallait donner plus d'essor à la bourgeoisie, et pour cela étendre ses droits, lui accorder des privilèges, réunir à la couronne le plus de provinces possible, et enfin réprimer de toute sa force ces grands vassaux apanagistes, successeurs de la première féodalité, qui faisaient obstacle à toute amélioration.

Ce fut le but de Louis XI. Pour nous, qui voyons une France homogène obéissant partout aux mêmes lois, à la même impulsion de l'autorité, des magistrats et d'un seul chef, cette uniformité générale dans le devoir et dans le droit nous semble chose toute naturelle. Mais si nous nous reportons à l'époque du quinzième siècle, où d'autres habitudes et d'autres opinions prévalaient, nous comprendrons quel fut le mérite de Louis d'entretenir en son esprit de semblables idées, et de viser à leur réalisation sans se laisser détourner jamais de son objet.

Sa politique ne fut pas seulement justifiée par sa situation, par les résultats immédiats de son administration et par tant d'améliorations qui lui sont dues, mais encore et surtout par la comparaison avec celle de ses successeurs ; politique de conquête italienne qui devait attirer tant de maux à la France et que Louis XI avait toujours si sagement repoussée.

On s'est récrié sur les impôts qu'il prélevait. Mais pouvait-il s'en dispenser ? N'en a-t-il pas usé pour le bien de la France et s'en est-il réservé quelque chose ? Ces dépenses étaient-elles sans compensation ? Le laboureur était tranquille et sûr de sa récolte. Licenciés, ou en activité, les officiers et soldats ne vivaient plus de rapines, ne s'enrichissaient plus des dépouilles des campagnes. Ils étaient loyalement payés par le fisc. Mais si l'on jouissait d'être délivré de toute pillerie, on oubliait à quelle condition, et l'on trouvait les charges trop pesantes ; ce fut une cause de plaintes aux états généraux de 1484 ; comme si le peuple n'avait pas été plus foulé et maltraité sous Charles VI et Charles VII par les gens de guerre que sous Louis XI par les impôts ! Ces plaintes étaient-elles raisonnables ?

Il y avait alors trois sources du revenu : le domaine, la taille et les aides qui comprenaient les gabelles. Si Louis maintint l'impôt du quart de sel établi par Charles VII, si même il l'augmenta, c'est qu'il avait trouvé le trésor vide et eut constamment à se tenir sur le pied de guerre, malgré son désir de la paix. D'ailleurs il eut soin de se conformer à cette maxime si bien préconisée par Comines, « qu'un roi ne peut, si ce n'est en son domaine, imposer un denier sur ses sujets, sans le consentement de ceux qui le doivent payer». Son budget était de 4.700.000 livres, au plus 188.000.000 de notre temps. Or les états, tout en paraissant l'incriminer, se sont chargés de le justifier. En effet, à Charles VIII, qui n'avait ni villes à racheter, ni armée à créer, ils accordent 2.500.000 livres pour le pied de paix, déclarant que s'il fallait davantage, « ils le donneraient au roi à son plaisir ; qu'en cas de guerre, non-seulement cette somme serait convenablement augmentée, mais qu'ils y mettraient leurs biens et leurs personnes. »

Ainsi donc Louis XI ne demandait pas plus d'argent pour acquérir de belles provinces que son successeur pour perdre la Franche-Comté, l'Artois et le Roussillon. Que serait-ce si nous comparions ce dont on se plaignait alors avec notre situation actuelle ? Il ne serait certainement pas inexact de dire que, tout mis en balance, nous payons par tète six fois plus d'impôt que du temps de Louis XI.

Si l'expérience sert quelquefois en politique, les membres des états devront faire d'amères réflexions sur l'opportunité des critiques, lorsque, peu d'années après leurs remontrances, ils verront Charles VIII abandonner d'abord les belles conquêtes conservées avec tant de peine par Anne de Beaujeu ; puis, malgré l'impôt de guerre, se trouver à court dès le début de son expédition l'Italie, à ce point même d'être obligé d'emprunter les joyaux des princesses qui l'avaient accueilli. Il leur restait encore à apprendre ce que conteraient à la France ces folles entreprises et à quels expédients financiers descendrait cette maison d'Orléans-Valois qui se posait avec une si étrange présomption contre Louis XI. Réduite par les aventures de sa politique à faire flèche de tout bois, elle imagina, après la déroute de la Bicoque du 29 avril 1522, d'enlever la grille d'argent dont Louis XI avait entouré les reliques de Saint-Martin moins d'un demi-siècle auparavant. En vain François Ier essaya-t-il la persuasion envers le doyen et les chanoines ; les évêques de Bazas et de Tournay, qu'il envoya de Blois en ce but avec d'autres commissaires, ne réussirent pas mieux que le sire de Beaune de Semblançay, maire de Tours. Le chapitre répondit à cette demande par une remontrance précédée d'un éloge de Louis XI, et la conclusion fut : Nous ne pouvons.

La force trancha la difficulté. « Le 8 août 1522, dit la chronique, les voûtes de l'église retentissent des coups de marteaux et des rudes paroles des ouvriers et des archers chargés de cet enlèvement, et conduits par des commissaires royaux. » La grille pesait 6.776 marcs 2 onces moins 1 gros. Elle avait coûté à Louis XI 72.846 livres 6 sous 3 deniers tournois ; ce qui ferait en notre monnaie actuelle 2.913.840 francs. Les chanoines, selon leurs droits, attaquèrent cette violation devant le parlement ; mais le roi ne laissa pas poursuivre ses mandataires. Ses lettres du 23 octobre suivant évoquèrent l'affaire devant le conseil.

Cet argent ne devait pas porter bonheur. On a remarqué qu'à Pavie le terrain sur lequel François Ier fut fait prisonnier trois ans après avait été donné à Saint-Martin par Charlemagne en 774. Nous ne savons ce qu'on peut inférer de cette coïncidence, mais il est certain qu'on regarda le fait comme une punition du ciel ; que Louise de Savoie et le roi au retour de sa captivité, en 1526, vinrent, pour demander grâce, s'agenouiller au tombeau de saint Martin. On pria, on demanda l'intercession du saint ; on amnistia même les, chanoines de leur résistance ; mais de restitution il n'y en eut point. Il faut encore observer que, treize ans après cette spoliation contre l'apôtre des Gaules, François Ier faisait allumer des bûchers contre les protestants, qu'il accusait de ne pas honorer les saints. N'avait-il pas donné lui-même le plus notable exemple de cette irrévérence ? On ne trouvera point de telles contradictions dans la vie de Louis XI.

Si jusqu'à ce jour on n'a point rendu à ce roi la justice qui lui est due, nous savons à qui en est la faute. Sous l'influence du parti bourguignon et de la réaction aristocratique, plusieurs imputations odieuses et erronées n'ont cessé de trouver créance dans les esprits, et, une fois crues, ont fait croire à tout le reste. La plupart des historiens les ont reproduites sans en rechercher les preuves, et en cela ils ont faussé l'histoire.

On le conçoit, ceux qui ont eu à décrire ou à apprécier les faits de plusieurs longues périodes, de celles dont une seule suffirait pour occuper la plus longue vie d'un historien, ont été obligés d'admettre le récit des faits tel qu'il a été présenté par les auteurs les plus connus, et n'ont pas toujours pu consulter les pièces officielles et les témoignages contemporains. Cependant l'historien est lié par un principe. S'agit-il de louer ? il peut se montrer facile sur les preuves, peut-être même hasarder un éloge ; mais quand il s'agit de blâmer ou d'inculper, alors l'historien fait office de juge : il doit connaître avec certitude les faits qu'il prétend incriminer. Il faut que le mal soit certain et prouvé ; il ne peut être conjecturé. Tels sont les principes irréfragables qui serviront éternellement de règle à toute bonne critique, et que n'ont nullement suivi ceux qui ont si amèrement censuré la vie et les actes de Louis XI. Tous, on l'a vu, paraissent l'avoir fait de parti pris, plutôt que par conviction ; on procède ordinairement par insinuations malveillantes ; on présente les faits sous un point de vue équivoque ; ce qui est évidemment louable on le passe sous silence, ou on le montre sous un faux jour : ce n'est pas là l'équitable histoire.

Ainsi a prévalu cette tradition mensongère qui dépouille Louis XI de tout son mérite et nous le montre tout autre qu'il n'était. Tous ses efforts pour nous transmettre officiellement les actes de son règne ont échoué par une fatalité qu'on ne s'explique pas. Les véritables mémoires de Louis XI, c'est son Rozier des Guerres, c'est le texte de ses lettres, de ses instructions diplomatiques et de ses édits. Voilà jusqu'où il faut remonter pour le connaître et pour trouver la vérité.

En résumé, qui observera avec attention restera convaincu que les hommes les plus éminents de son temps dans l'ordre civil ou dans les armes sont venus à lui, ont été comblés de ses faveurs, l'ont fidèlement servi, et qu'en les attirant à sa personne il a augmenté le prestige et la gloire de la France ; que, même dans ses annexions, il n'a rien ambitionné au-delà de son droit ; que la Savoie, par exemple, sur laquelle on eût pu craindre qu'il ne voulût entreprendre, s'est mise plusieurs fois à sa discrétion, et qu'il l'a fait paternellement administrer avec une abnégation absolue ; que les actes monstrueux qu'on lui impute sont de pures calomnies inventées longtemps après lui ; que ceux dont il avait détruit ou refoulé les prétentions ont réagi cruellement contre sa mémoire, et que, parvenus au pouvoir, ils se sont crus intéressés à l'abaissement de sa gloire pour justifier leur politique trop chevaleresque.

On remarquera encore qu'au risque de ne pas être compris de ses contemporains, il a voulu cette belle unification de la France, qui fait aujourd'hui notre grandeur et notre force ; qu'il a deviné trois siècles avant nous les sources de la prospérité nationale ; que, pour y parvenir, il a visé dès lors à l'extinction graduelle du privilège et à l'élévation de tous vers le niveau de la loi ; que, pour opérer cette transformation, ses moyens ont été précisément ceux que nous reconnaissons pour les meilleurs, savoir, l'extension de l'industrie, la liberté commerciale même en temps de guerre, la discipline de l'armée, le perfectionnement de la puissance militaire, le développement de notre marine, la facilité des communications, la suppression dans la mesure du possible des entraves et de toutes les résistances ; qu'enfin, pour tout cela il n'avait qu'un budget assez restreint.

Nous croyons donc que le jour de la justice viendra aussi pour Louis XI ; que la réhabilitation due à sa mémoire depuis si longtemps sera l'œuvre de notre siècle. Nulle époque ne fut plus capable de comprendre combien ses vues étaient justes, libérales et utiles à la patrie. Si Louis XI n'a pu être apprécié de son temps, parce que son but n'était pas à la portée du vulgaire, il n'en est pas de même aujourd'hui que les bienfaits de sa politique rayonnent à tous les yeux. Jouissant enfin à peu près paisiblement du fruit de ses travaux et de ses luttes, en ces jours où l'on pratique avec succès les principes d'ordre, de division des pouvoirs, de non-intervention, de liberté commerciale et maritime, d'affranchissement municipal, de concentration administrative et judiciaire, d'inamovibilité des juges, et tant d'autres dont Louis XI s'est montré l'initiateur, justice lui sera rendue. Il cessera d'être un roi calomnié, et la France de mériter ce reproche. Ce serait la première fois qu'un peuple civilisé méconnaîtrait les services d'un souverain qui ne semble avoir vécu que pour assurer dans l'avenir le bonheur et la gloire de son pays. Rendre à chacun selon ses œuvres, c'est le but de l'histoire et la leçon que les générations futures en attendent.

Les peuples qu'on opprime cherchent dans les révolutions la sécurité de leur avenir. On a demandé pourquoi nos voisins d'outremer ont eu plus tôt que nous des garanties contre l'arbitraire : « C'est, répond un légiste[40], parce qu'ils ont eu plus à se plaindre de leurs rois. » Cela est une grande vérité ; et dans cet éloge indirect de la royauté française, Louis XI mérite, nous le croyons, une bien grande part.

Nulle voix n'est plus digne de nous frapper à cet égard que celles des députés de la France aux états de 1481. Après qu'ils eurent confirmé le conseil de régence et entendu les réclamations des seigneurs d'Armagnac et de Nemours, contre lesquelles le comte de Chabannes s'éleva avec énergie et soutint que l'on n'avait rien fait qu'avec juste raison, maître Jean de Rely, chanoine de Paris et orateur des trois ordres, reprit sa harangue interrompue de l'avant-veille. Il montre aux princes, par l'histoire et par la sainte parole, la nécessité d'être unis ; puis, s'adressant à ce roi de treize ans, dont la royauté, reconnue de tous, échappait du moins à toute rivalité : « Béni soit Dieu, dit-il, qui a mis cette volonté de concorde au cœur du roi votre feu père, au point de laisser ce royaume en paix et en très-grande union ! Béni soit-il d'avoir déraciné toutes les causes d'où la division pourrait naître. Le peuple français est bien tenu de prier Dieu pour lui, car il nous a laissé le testament de paix que Notre-Seigneur a donné à ses disciples Ayant toujours devant les yeux cette grande union en laquelle il a laissé ce royaume, et le travail qu'il s'est imposé toute sa vie pour y parvenir, ne soyons pas ingrats : faisons en sorte qu'on ne nous compare pas au maudit enfant de Chanaan... Béni soit votre feu père, car il n'a point laissé d'ennemis puissants dans ce royaume. Une des principales causes de divisions civiles c'est la résistance de quelques-uns à l'autorité, quand les princes s'entretuent et que le roi n'en peut être le maitre. Béni soit Dieu qui a donné à feu votre père d'avoir toujours été le plus fort et de n'avoir laissé de son temps nul de ses sujets résister par grandeur à la punition des crimes. »

C'est ainsi qu'en présence d'une assemblée officielle et nombreuse on parlait de Louis XI plus de cinq mois après sa mort, alors que l'on sentait déjà trop qu'il n'était plus là pour contenir toutes les ambitions des princes, et pour veiller au maintien de la concorde.

 

FIN DU SECOND ET DERNIER VOLUME

 

 

 



[1] Barante, t. XII, p. 357.

[2] Ferrand, page 139.

[3] Naudé, Addition à l'histoire de Louis XI, pages 24, 34, 48.

[4] Félibien, Histoire de Paris.

[5] De Cherrier.

[6] Masselin, Journal des états de 1483.

[7] Dom Rousseau.

[8] De Cherrier, ch. VIII.

[9] M. Laurentie, Histoire de France, p. 413, éd. de 1857.

[10] Barante, t. XII, p. 158.

[11] De Jaligny.

[12] Mademoiselle Dupont.

[13] A. Tiffaine, 1617.

[14] Francis Wey.

[15] Sainte-Beuve.

[16] Michaud aîné, Histoire des Croisades.

[17] Livre II, chap. 10.

[18] Legrand, t. XXVI, p. 66, 67.

[19] Michelet.

[20] Art de ver4er les dates, t. II.

[21] Comices, t. VI, p. 170.

[22] Histoire de France, t. XVIII, p. 6.

[23] T. III, p. 569.

[24] Barante, t. XII, p. 358.

[25] T. I, p. 6.

[26] Histoire de Jacques Cœur, page 460.

[27] T. Xe, passim.

[28] T. Xe, p. 529.

[29] Histoire de France, par Henri Martin, t. VII, p. 368.

[30] T. VIII, p. 171.

[31] Histoire de France, t. I, p. 58 et suivantes.

[32] T. III, p. 83.

[33] T. III, p. 167.

[34] T. III, p. 301.

[35] M. de Carné.

[36] Poirson, t. II, p. 108, n° XIV.

[37] Poirson, t. II, p. 190, n° XXX.

[38] M. Mignet, 31 juillet 1847.

[39] T. VI, p. 374.

[40] Isambert, Préface du Recueil des lois.