Serment du roi et du
dauphin. — Enregistrement du traité et réserves du parlement. — Procession à
Saint-Denis. — Serment de l'archiduc. — Réception de Marguerite d'Autriche en
France. — Mort d'Édouard IV, et usurpation de Richard III. — Louis XI protège
maître Chauvin. — Sollicitude du roi pour la Navarre. — Il repousse les dons
de Bajazet II. — Actes administratifs. — Pierre de Beaujeu. et Anne de France
initiés au pouvoir. — Palamède de Forbin justifié. — Pierre Doriole remplacé.
— Louis X1 au Plessis. = Ses motifs de désirer la vie.
Tel
était ce second traité d'Arras, qui devait tout apaiser. Les, articles
convenus et arrêtés, il fut question des serments. Le 4 janvier 1481 arriva
donc à Paris une nombreuse députation de l'archiduc et des états de Flandre.
Les députés furent reçus par l'archevêque, de Marseille, lieutenant du roi,
accompagnés d'une grande assistance des prévôt, échevins et notables
bourgeois de Paris. Le.5 ils assistèrent au Te Deum chanté à Notre-Dame en
actions de grâces de la paix. Ils dînèrent à l'hôtel de ville, passèrent la
soirée chez le cardinal de Bourbon, où fut représentée une sottie, et le 6
janvier ils partirent pour Tours. « De cette ambassade les principaux
estoient Guillaume Rim et Cappenole, gouverneurs de Gand... Le roy estoit jà
fort bas. A grant peine se vouloit-il laisser voir. Il fit gant difficulté à
jurer les traictés faicts en cette matière ; mais c'estoit pour n'estre point
veu : toutefois il les jura[1]. » Les
députés de Flandre trouvèrent en effet le roi malade, ayant même, dit-on, le
bras droit en écharpe : ils le prièrent particulièrement de retirer ses
troupes de ce malheureux pays d'Arras qui avait tant eu à souffrir, afin que
les ducs en pussent/faire autant. Ils lui demandèrent aussi de rappeler les
Français qui étaient encore au service de Guillaume de la Marck et de
désappointer les officiers qui n'obéiraient pas à l'ordre de ; rappel ; de
rétablir[2] François et Marie de Luxembourg
dans les biens de leur père, de leur oncle et de leur aïeul ; enfin de mettre
en liberté ou à rançon raisonnable les prisonniers faits du temps du feu duc
et depuis. Le roi promit d'examiner toutes ces réclamations avec bienveillance
; puis, s'étant excusé d'être obligé de prendre de la main gauche le livre
des saints Évangiles, il fit son serment. Comment trouver en cette réception
un sujet de risée et de pitié, ainsi qu'ose le dire un chroniqueur
bourguignon[3], et quelle justice attendre
d'un historien après de telles appréciations ? De lâ
cette députation se rendit à Amboise, pour saluer et féliciter le jeune
dauphin, objet alors de tant d'espérance. Leur but était aussi d'obtenir
qu'il fît le serinent d'observer les articles du traité qui Je concernaient,
celui surtout d'épouser la princesse Marguerite. Le sire de Beaujeu demanda
aussitôt à M. du Bouchage ce qu'il fallait que le dauphin signât, dît et
promît ; ou de lui envoyer en cette occasion quelque homme de robe[4]. Autorisé par le roi, le
dauphin jura sur le corps de Notre-Seigneur, et 'sur le bois de la vraie
croix les articles de la paix et la promesse de mariage. On fit en sorte que
les ambassadeurs fussent satisfaits ; la formule du' serment leur fut même
communiquée d'avance. Cela' fait ; les ambassadeurs revinrent à Tours. En
donnant ici son scellé le 16 janvier, Jean II, comte de Nevers, réserva,
dit-on, ses droits sur le Hainaut et sur le Brabant[5]. Mais il était d'un âge avancé
; de ses deux filles, l'une, Élisabeth, était mariée à Jean de Clèves, d'où
vient la suite des ducs de Nevers ; l'autre., Charlotte, avait épousé le sire
d'Orval, Jean d'Albret. D'ailleurs d'un tempérament pacifique, il avait
toujours paru plus disposé à céder ses droits qu'à les défendre, comme on l'a
vu à Péronne en 1466. Lorsque le duché de Bourgogne fut réuni à la couronne,
il ne voulut élever aucune réclamation, n'ayant en effet nul droit puisqu'il
n'était pas de ligne directe. Ses réserves semblaient donc être de pures
formalités et ne menaçaient point l'avenir. C'est
le 22 janvier que le roi ratifie le traité. Par acte du même jour, il renonce
à toutes les prétentions qu'il pourrait avoir sur tous les biens cédés au
dauphin et à sa future épouse. Le roi promet encore que si le jeune duc
Philippe mourait sans enfants, et que ses États échussent à sa sœur
Marguerite, tous ces pays seraient conservés dans leurs coutumes, droits et
privilèges, sans que rien fût changé à leur gouvernement. Enfin, par un
quatrième acte, il s'engage à laisser les villes, château et banlieue de
Saint-Omer dans l'état où ils sont et à n'en requérir la possession qu'après
la consommation du mariage. Alors
les ambassadeurs, comblés de présents, prirent congé du roi. Ils reçurent,
dit-on, 30.000 écus et une belle argenterie. Maître Jean d'Auffay était
porteur de l'acte qui devait être présenté à l'enregistrement du parlement.
En 'passant par Amboise, lui et les autres saluèrent encore le dauphin et ils
continuèrent leur route vers Paris, accompagnés de Guillaume Picard, bailli
de Rouen. Le 9 février celui-ci présenta au parlement la lettre close du roi,
du 22 janvier, portant l'ordre d'enregistrer ; car Louis XI pressentait les
objections qu'on ne manquerait pas de faire ; et aussi y était-il ajouté :
« et qu'il n'y ait point faute ». D'ailleurs maître Guillaume
Picard devait expliquer la pensée du roi. La cour, ce jour-là, observa
dignement le cérémonial. La députation entière assistant à la séance, elle
fit siéger à côté des prélats les ambassadeurs ayant réellement ce titre,
c'est-à-dire les abbés de Saint-Bertin, de Saint-Omer et de Saint-Pierre de
Gand, les chevaliers Baudoin de Lannoy et Jean de Berghes, ainsi que le
bailli de Rouen ; puis messire Jean de Goy, grand bailli de Gand, maître Jean
d'Auffay et les autres prirent place après le greffier des présentations et
les notaires du parlement. Sur
l'observation faite à maître d'Auffay que le duc n'avait point fourni les
lettres et traités qu'il devait présenter, les ambassadeurs déclarèrent
qu'ils s'en étaient occupés, que ces pièces étaient prêtes, et qu'il n'y
aurait à cet égard aucune difficulté. Mais la cour ne s'en tint pas là. A ses
yeux le roi n'avait pas le droit d'aliéner, même conditionnellement, des
seigneuries pouvant faire partie du royaume, ce qui arrivait ici dans le cas
où il y aurait eu lieu à restitution de la dot. En effet, dans l'éventualité
trop probable de non-accomplissement final de ce projet de mariage, ces
belles provinces de l'Artois et de la Franche-Comté, conquises avec tant de
peine et alors annexées à la couronne, pouvaient être perdues pour la France
dans un avenir peu éloigné. Le
procureur général Michel de Pons, et les deux avocats généraux, maitres
Gannay et Le Maistre, firent une protestation qui contenait toutes réserves
et demandèrent l'enregistrement de cette opposition. Le premier déclara qu'il
ferait valoir lesdites réserves lorsqu'il y aurait lieu ; mais que maintenant
on déférait au vif désir du roi de faire la paix. Il fut donc dit et écrit
que l'enregistrement du traité ne porterait nul préjudice aux droits du roi
et de sa souveraineté. On inscrivit : « Enregistré, le procureur général
présent et de son consentement. » C'est la formule que maitre Jean d'Auffay
préféra. Le lendemain les traités furent lus et publiés ; puis on stipula de
nouveau que les deux parts demeurant également liées, la cour serait
dépositaire de la ratification du duc. Peu après les ambassadeurs partirent. Ces
oppositions de la haute magistrature sont fort à remarquer. Elles entraient
dans la constitution de la monarchie en ces temps-là. Organe vigilant de la
volonté de la nation, depuis surtout que les états généraux n'étaient
assemblés que dans les circonstances les plus graves, le parlement de Paris
conservait une attitude pleine de dignité. Il avait l'œil ouvert sur les
intérêts du pays et sur le maintien des bonnes traditions. Pour la royauté,
cette éternelle tutrice de la France, il était une perpétuelle lumière. Dès
qu'un acte semblait compromettre une des libertés du pays, sa résistance
apparaissait. Ainsi, quand il fut question d'homologuer les concordats comme
satisfaction politique donnée au saint- siège, il s'y opposa formellement ;
et cette opposition, appuyée des autres parlements de France, prévalut dans
la pratique. Un acte royal semblait-il porter une atteinte quelconque à la
nation ? il supposait toujours que le roi avait cédé à quelque mauvais
conseil, et refusait l'enregistrement. De là résultait un nouvel examen,
souvent fort utile, de l'affaire en question. En cela
le parlement ne faisait que se conformer à ce qui était encore prescrit au
commencement du seizième siècle dans le serment du chancelier : « Quand on
vous apportera quelque lettre à sceller par le commandement du roi, si elle
n'est de justice et de raison, ne la scellerez point, encore qu'il le
commande une ou deux fois ; mais viendrez vers ledit seigneur, et lui re-
montrerez tous les points par lesquels ladite lettre n'est pas raisonnable.
Cela entendu, s'il vous commande la sceller, la scellerez ; car alors la
faute ne sera plus vôtre... » Ce veto
du parlement n'était donc point absolu. Il éclairait la question ; c'était
déjà un avantage. Souvent le roi passa outre aux admonitions qui lui furent
faites ainsi, lorsqu'il institua une université à Bourges, en 1463, ses
lettres ne furent enregistrées que par jussion, et seulement le 6 décembre
1469 ; quand il céda, en avril 1468, la Guienne à Charles de France, son
frère, cette cession ne put être enregistrée que le 8 novembre de l'année
suivante ; le don fait au maréchal de Rohan, don où se trouvaient compris des
droits royaux, ne fut entériné que par lettres de jussion de Bapaume, 18 mai
1477. Enfin, sans parler de beaucoup d'autres exemples déjà cités, le traité
même d'Arras qui termina la guerre de Flandre fut aussi enregistré par
jussion, parce qu'une des clauses principales assujettissait plusieurs belles
seigneuries de France, considérées comme dot de Marguerite future dauphine,
aux chances d'une réversibilité à l'archiduc d'Autriche. C'est
malheureusement ce qui arriva et l'on connaît les longues luttes que Louis
XIV eut à soutenir pour les reconquérir à la France. Mais
alors Louis XI dut céder quelque chose, pour assurer le reste. Il s'estimait
encore heureux de cette paix et n'omit point d'en remercier le ciel. Sitôt
après le départ de Tours des députés de Flandre, il avait écrit au parlement,
le lundi 3 février, pour lui demander qu'il fût fait une procession d'actions
de grâces à Saint-Denis et des prières solennelles afin d'obtenir de Dieu ses
bénédictions pour la prospérité du royaume et pour la santé du roi et du
dauphin. Sa lettre fut reçue à Paris, le vendredi 7 février, et le lendemain
8 eut lieu la cérémonie. Le parlement nomma des commissaires pour que tout
fût convenablement disposé. On convint que les cent magistrats de la cour
prendraient avec eux cent religieux des églises que l'on nomma ; que de chaque
couvent un religieux portant la chape apporterait une relique manuable
; que les religieux des autres couvents seraient priés de faire ce même jour
des processions dans leurs cloîtres et.de dire solennellement une messe. On
dut donc se rendre le lendemain, dès six heures du matin, dans la salle du
palais ; d'où chacun des présidents, conseillers et notaires allèrent à pied
jusqu'à la porte Saint-Denis ; celle-ci passée seulement, il fut permis, par
impotence ou vieillesse, de monter à cheval jusqu'à la porte de la ville. De
là on se rendit en procession à l'église ; ce fut l'évêque de Marseille, Jean
Allardel, alors gouverneur de Paris, qui mena lui-même la procession à
Saint-Denis, le 8 février, et y célébra pontificalement la messe. C'était la
veille de l'enregistrement du traité. A peu
de jours de là, le roi envoya aussi une ambassade à Maximilien, pour recevoir
son serment. Nous relèverons à ce sujet de singulières erreurs. Ne nomme-t-on
pas à la tête de cette députation l'archevêque de Rouen et le premier
président Jean Le Boulanger[6] ? Or, comme on sait,
l'archevêché de Rouen était vacant, et Jean de La Vacquerie avait remplacé
depuis un an feu le président Le Boulanger. Ces inexactitudes ont peu
d'importance, sans doute, au regard des faits ; mais, par leur évidence,
elles prouvent la légèreté des historiens bourguignons, et avec quelle
circonspection il faut admettre leurs assertions. Les députés français
entrèrent à Gand le 1er mars. Ils y reçurent un très-bienveillant accueil.
Dans l'audience qui leur fut donnée ils prièrent l'archiduc de vouloir bien
jurer la paix comme avait fait le roi, et comme ferait la dauphine
lorsqu'elle aurait la parole. On prit jour pour cette cérémonie, qui eut lieu
dans l'église de Saint-Jean, après la messe. Le duc fit serment en son nom et
comme curateur de ses deux enfants. Mieux
traité qu'il n'eût dû l'être, Maximilien prend-il du moins son parti de la
paix d'Arras ? Loin de là. Il ne refuse pas son serment, mais il se sent
humilié : on disposait de ses enfants presque malgré lui ; en cela surtout
son amour-propre était blessé. Ses compagnons d'armes les plus distingués,
entre autres le sire de Ravestein à qui les Gantois avaient confié la
direction du jeune prince Philippe, finissaient, comme plusieurs corporations
des villes, par se prononcer en faveur de Louis XI ; Maximilien, à peu près
seul, est mécontent et froissé : tant il y a en son esprit de légèreté et
d'inaptitude aux grandes affaires ! Enfin sa mauvaise humeur était si bien
connue que, dans la crainte qu'il ne fit enlever sa fille, les Gantois
avaient fait accompagner d'une garde nombreuse madame de Ravestein, qui
devait conduire la jeune princesse à Hesdin, pour la remettre aux nobles
mandataires de la France. Pierre
de Bourbon, sire de Beaujeu, et la princesse Anne de France, son épouse,
désignés pour aller au-devant de la future dauphine Marguerite et la recevoir
au nom du roi, ne tardèrent pas à partir, suivis d'un nombreux cortége. Avec
eux étaient les seigneurs de Dunois II, d'Albret et de Saint-Vallier, les
dames de Dunois et de Thouars, et plusieurs autres grands seigneurs, barons
et nobles personnes. Ils s'acheminèrent vers Paris. Ce fut pour le parlement
une question à examiner toutes chambres assemblées, de savoir si l'on irait
ou non-recevoir madame Anne de France, qui faisait le 19 avril sa première
entrée dans la capitale. Comme jusque-là on n'était encore allé qu'au-devant
du roi et de la reine, et qu'aucun ordre n'avait été donné à ce sujet, il fut
décidé « que la cour n'irait point en manière de cour au-devant de ladite
dame ». Ainsi on ne voulut point faire autant d'honneur à la fille du
roi, sur qui allait reposer tout l'espoir de la France, et deux mois après on
ira en grande pompe rendre cet hommage à une petite étrangère seulement
dauphine en espérance ! On dirait que la faction de Louis d'Orléans
essaye déjà ses forces. Anne de
France et son époux s'arrêtèrent peu à Paris. Les premiers, vers le 15 mai,
ils arrivèrent à Hesdin, lieu du rendez-vous où devait être amenée la jeune
princesse. Déjà elle était en route, et elle approchait. Outre madame Anne de
Ravestein ; fille naturelle du feu duc Philippe, sa noble compagnie se
composait des sires Adolphe de Ravestein, de Vère et de Ligne ; de l'abbé de
Saint-Bertin, du sieur d'Ubière, chancelier de Brabant, et de plusieurs
autres seigneurs, de Marguerite de Gueldres et autres nobles dames[7]. Les scellés des princes et
seigneurs de France furent livrés de la part du sire de Querdes, lieutenant
général de Picardie et d'Artois, et de Guy Pot, gouverneur de Touraine, aux
abbés de Saint-Bertin, de Saint-Pierre de Gand, et au chancelier de Brabant,
députés de Maximilien. Ceux-ci remirent en même temps aux délégués de France
les scellés des seigneurs, villes et états des Pays-Bas. Le 19 mai le sire de
Beaujeu en donna son reçu[8]. Très-peu de jours après arriva
Marguerite d'Autriche avec son cortège. Elle fut très-solennellement remise à
Pierre de Beaujeu et à madame Anne, pour être désormais élevée à la cour de
France. Le sire
de Ravestein voulut, avant de quitter la jeune princesse, la mettre en
possession des prérogatives de son rang. Ainsi, en entrant à Béthune, il
donna, au nom de Marguerite, future dauphine et comtesse d'Artois, une
rémission à deux prisonniers qui, l'année précédente, avaient tué quatre
hommes au pays d'Armagnac ; et la grâce fut confirmée par Charles VIII, le 9
novembre suivant, malgré l'opposition du sénéchal d'Armagnac. D'ailleurs
toute requête venue de Flandre est aussitôt accordée. Ainsi Maximilien ayant
demandé le 96 mai au parlement de lui donner par extrait en forme des
registres de la cour, la lettre du 22 janvier portant engagement du roi pour
le cas où le duc Philippe mourrait sans hoirs, le greffier reçut ordre d'en
délivrer de suite une expédition. Marguerite,
sous la garde de sa nouvelle escorte, continua sa route en nos pays de
France. Son passage à Amiens fut un jour de fête. C'est le lundi 2 juin
qu'elle fit son entrée à Paris. Le parlement, le prévôt des marchands, Henri
Déliart, et les corps de l'État allèrent la recevoir, comme dauphine, hors de
la porte de, Saint-Denis. Sur son passage les rues étaient richement tendues.
Elle fut conduite à Notre-Dame, où la reçurent l'évêque de Paris Louis de
Beaumont et l'évêque de Marseille Jean Allardel, lieutenant du roi. On se
rendit ensuite au palais des Tournelles. Pour constater aussi son droit
Pierre de Beaujeu donna, au nom de la princesse, des lettres de maîtrise à un
maître en chaque métier, lettres que Louis XI et le dauphin approuvèrent ;
puis, après quelques jours de repos, on partit pour Amboise. C'était
là que devaient se faire les fiançailles. Les députés des vingt-deux bonnes
villes furent conviés à la fête ; il y en eut quarante-cinq. Ceux de Lyon, de
Bordeaux, de Bourges, d'Auxerre et de Paris n'arrivèrent qu'après la
solennité[9]. Plusieurs des plus importantes
villes du royaume, comme Lyon, Rouen, Bourges, n'eurent que deux députés ;
Tours en eut quatre, sans doute à cause du voisinage. Les plus remarquables
de ces mandataires sont Guillaume Savaron de Clermont, Étienne Raguenau,
maire de Tours ; Guy, maire de La Rochelle ; Jean Blanchefort, maire de
Bordeaux ; Jean et Pierre Compaing d'Orléans, et le prévôt des marchands de
Paris, Henri Déliart. Le
dimanche 22 juin Marguerite d'Autriche et sa suite arrivèrent à Amboise. Le
dauphin alla à leur rencontre jusqu'à la métairie dite de la Reine. Il
portait une robe toute de satin cramoisi doublée de velours noir ; il était
monté sur une haquenée, accompagné des sires de Dunois, de La Trémoille, du
grand sénéchal de Normandie, du bailli de Meaux et autres seigneurs. Après
les premiers compliments on revint vers la ville. A un logis près le pont le
dauphin vêtit une longue robe de drap d'or. Proche de là était une estrade
fermée : il y entra, puis arriva madame la dauphine ; ils furent incontinent
fiancés par le protonotaire neveu du grand sénéchal. Aux questions d'usage
ils répondirent oui à haute voix ; ils se donnèrent ta main, et le dauphin
embrassa deux fois la dauphine[10]. Le narrateur ajoute ; « A
l'entour et au dedans des barrières, estions avec ceux des villes mandées, et
avec nous archiers pour nous garder d'être oppressés, ainsi qu'il avoit été
ordonné par le roi. » Après la cérémonie on se rendit au château. Bientôt
arrivait aussi là, pour féliciter le dauphin de la part du duc, de son fils
Philippe et des trois états du pays, une grande ambassade de Flandre. On y
remarquait les abbés de Saint-Bertin, de Saint-Pierre de Gand, Jean de
Berghes, seigneur de Valhain ; messire Baudoin de Lannoi, seigneur de
Molembrie ; Jacques de Goy, grand bailli de Gand ; Jean d'Auffay, maître des
requêtes ; Jacques Jumerselle, bourgmestre de Louvain et d'Anvers ; Girard
Rolland, conseiller de Bruxelles ; Georges de la More, premier échevin de
Gand ; Guillaume Rey, premier conseiller, et Jean de Vihem, bourgmestre de
Bruges. L'abbé
de Saint-Bertin harangua le dauphin. Son discours, en comparant l'union
actuelle à celle d'Assuérus et d'Esther, reflète bien les idées du temps. Il
semble mieux inspiré et plus logique lorsqu'il loue les bienfaits de la paix
et rappelle tous les bonheurs que les cinq Marguerite ont valus à la maison
de Bourgogne. Marguerite, fille de Philippe V, avait en effet apporté à Louis
Ier, son époux, les comtés d'Artois et de Bourgogne, qui étaient aujourd'hui
la dot de leur princesse ; Marguerite, épouse de Louis II, lui avait à son
tour apporté les duchés, pays et seigneuries de Brabant, de Lotric et de
Limbourg ; sa fille, la bonne Marguerite de Flandre, fut femme de Philippe le
Hardi ; par la quatrième, Marguerite de Bavière, épouse de Jean-sans-Peur,
étaient venus au duc les comtés de Hainaut, de Hollande et de Zélande, et la
seigneurie de Frize ; enfin celle d'aujourd'hui, la cinquième, issue des
fleurs de Lys et des quatre illustres Marguerite, leur donnait une paix
durable. Ces souvenirs, il est vrai, semblaient être de bon augure. C'est
le 23 juin que furent célébrées les fêtes des fiançailles. On y mit beaucoup
de pompe. Les sires de Beaujeu, de Dunois Il et d'Albret, le sire de
Saint-Pierre, grand sénéchal de Normandie, et Gui Pot, comte de Saint-Pol,
gouverneur de Touraine, durent en faire les honneurs ; les délégués des
bonnes villes furent royalement défrayés pendant deux jours. Le roi ne voulut
donc pas que, par égard pour sa situation, on se privât des réjouissances
d'usage ; il s'en occupa même et pourvut au bon ordre. Ainsi on passait des
jours d'allégresse à Amboise tandis que tout près de là le roi se mourait, et
que partout on demandait des prières publiques pour sa vie ; et cela pour
deux enfants dont l'un devait compromettre les merveilleux résultats de ce
règne, et l'autre ne jamais partager cette belle couronne, prix de la paix.
Car, bien que Marguerite d'Autriche ait été considérée pendant dix ans comme
future reine de France, le 12 juin 1493 elle fut remise aux ambassadeurs de
son père. On sait qu'elle épousa d'abord Jean, infant de Castille, et ensuite
Philibert II, duc de Savoie. Édouard
IV ne vit point ces belles fiançailles d'Amboise. A peine eut-il le temps de
regretter ses espérances déçues. Jeune encore, il était mort soudainement, le
9 avril. C'est une histoire ténébreuse où apparaît trop la main du duc de de
Glocester, son frère. On sait combien Édouard était à la fois prodigue et
avide d'argent ; sa cruauté n'était pas moindre. « M'a conté le roy
Édouard, dit Comines[11], qu'en toutes les batailles
qu'il avoit gagnées, dès qu'il venoit au-dessus, il montoit à cheval et
crioit qu'on sauvast le peuple et qu'on tuast les seigneurs. » Sur ce point
il allait encore être dépassé. Il
laissait deux fils : Édouard, âgé de treize ans, qui fut un instant Édouard
V, et Richard, son cadet. Le duc de Glocester réunit d'abord un grand conseil
de son choix et s'y fait déclarer protecteur du royaume ; peu de jours
ensuite, ayant fait courir de faux bruits sur la légitimité du mariage de son
frère, il se saisit du jeune roi Édouard, force la reine douairière, qui
s'était retirée dans l'asile de Westminster, à lui livrer l'autre fils, et
les enferme tous les deux dans la tour de Londres. Enfin, le 22 juin, le
tyran, après s'être assuré ou défait de ceux qui pouvaient lui faire ombrage,
se fit proclamer roi sous le nom de Richard III, qu'on surnomma le Bossu. Louis
XI apprit sans tristesse ni joie la mort d'Édouard, qu'il savait bien n'être
pas son ami. Toutefois il en reçut une pénible impression, sachant bien qu'un
souverain ne saurait être frappé sans qu'il y ait attentat à la sûreté de
tous les autres. Aussi un des premiers soins de Richard ayant été d'envoyer
une ambassade au roi de France, et de lui témoigner une sorte de cordialité,
Louis ne vit en lui qu'un traître, qu'un usurpateur comme il en craignait un
pour son fils ; « il ne voulut ni répondre à ses lettres, ni ouïr le messager
; il l'estima très-cruel et mauvais, car il était toujours actif, au moins
d'esprit[12]. » Il
pressentait, en effet, le meurtre que tant d'infamies préparaient. De son lit
de douleur il avait observé toutes les hypocrisies de Richard. Il savait que
les préparatifs faits pour le sacre du neveu avaient servi pour l'oncle et
que, paraissant céder à la demande de la nation anglaise et du parlement,
celui-ci s'était fait couronner roi d'Angleterre à Westminster, le 6 juillet,
avec son épouse Anne, fille du comte de Warwick. Bientôt on sut encore que,
pour mieux s'assurer de ce trône usurpé, Richard avait fait tuer ses deux
neveux de la main du bourreau Jacques Tyrrel. Ces
nouvelles ne pouvaient manquer d'inquiéter le roi. Elles lui donnaient un
pressentiment de la dureté des oncles et de ce qu'on en peut craindre.
Lui-même se devait-il bien fier aux serments du duc d'Orléans ? L'avenir
montrera combien ses appréhensions étaient fondées. Aussi tout son désir
est-il de préserver le dauphin d'un sort pareil. « Quant
à l'Angleterre, elle avait vu commettre ces crimes sans s'ébranler ; mais
Dieu en réservait la vengeance à un temps peu éloigné[13]. » En effet, Richard ayant
essayé, par une ambassade adressée à François II, de se faire livrer Henri,
comte de Richmond, seul rejeton de la maison de Lancastre, alors réfugié en
Bretagne, cette ouverture ne réussit pas mieux que l'autre. Malgré Landais,
qui le voulait livrer, Henri échappa à ce péril et passa en France. « Deux
ans après il débarqua en Angleterre, vainquit et tua le tyran à Bosworth, et
fut roi sous le nom de Henri VII. Alors, 'par son mariage avec Élisabeth,
fille aînée d'Édouard IV, il réunit les droits des deux maisons rivales. Qui
pourrait méconnaître, dans les vicissitudes et les meurtres des princes de
Lancastre et d'Yorck, les effets d'une justice éternelle/ De son
côté Maximilien, délivré enfin de cette grande lutte avec la France, venait
plus aisément à bout de réduire ses ennemis de l'intérieur. Ce fut pour lui
le premier fruit de la paix. Il vit tomber la résistance des citoyens
d'Utrecht. Guillaume d'Aremberg, que nous avons laissé aux prises avec les
troupes conduites par le sire de Nassau, se trouvait fort affaibli par
l'abandon des Français qui étaient le nerf de ses bandes. Toutefois, ayant
osé tenir la campagne avec Pierre Rousslaër, maire de Liège, ils furent
battus. D'Aremberg s'enferma dans la ville, et pour n'avoir pas un long siège
à faire, il fallut traiter avec lui, le 22 mai 1483. Il se retirait encore de
ce mauvais pas avec la seigneurie de Bouillon et quelques débris de fortune ;
mais il noua, dit-on, de nouvelles intrigues, commit divers brigandages :
bref, deux ans après ce traité, Maximilien le fit surprendre et arrêter au
coin d'un bois par le seigneur de Montigny, un des propres amis de ce
rebelle. Il est conduit à Maëstricht, et presque immédiatement il est
juridiquement décapité. Il avait mérité un tel sort, sans doute ; on trouvera
cependant que l'archiduc s'est délivré de son ennemi par un indigne moyen, et
qu'il eût fallu avant tout se rendre loyalement maître de sa personne. Pour le
roi, il ne songeait qu'à préparer le règne suivant et à lui assurer la paix.
Avec René II de Lorraine toutes difficultés s'étaient aplanies à l'est de la
France. Depuis peu ce prince avait envoyé au roi le bailli de Nancy, pour le
remercier de la restitution des places de Gondrecourt sous Verdun, de
l'Esclaron près Joinville, et d'une autre encore. Le bailli portait aussi au
roi des lettres de la duchesse Yolande dans le même sens. En repos au nord
par le traité d'Arras, on avait à compter encore avec la Bretagne. François
II était fait pour être gouverné. De Lescun avait été d'abord son ministre
dirigeant. Lorsque Louis XI se le fut attaché, Landais, sous le nom de
trésorier, dirigea tout à son tour. Ce séide emporté et cruel : ne recula
devant aucune bassesse ; il combla la mesure de ses forfaits par
l'emprisonnement arbitraire de Guillaume Chauvin, ancien chancelier du duc.
Cet homme sage et ministre intègre fut traîné de prison en prison, nonobstant
ses protestations et ses appels au parlement. Les
états de Bretagne, alors réunis, demanderont-ils que le procès soit achevé ?
Nullement. Par la plus insigne lâcheté ils sanctionneront de leur silence
l'œuvre de l'odieux ministre, en déclarant qu'ils n'ont point à s'occuper
d'une affaire qu'ils sont censés ignorer. Ils montreront ainsi, en certaines
limites, comment l'esprit de parti peut détourner une grande assemblée des
voies de la justice et de la raison. Mais Louis XI, on le sait, avait entendu
les plaintes du chancelier et il avait enjoint au duc de déférer au juste
appel du persécuté. Nul doute qu'il ne se fût fait obéir par la force si la
mort ne l'eût surpris. Là encore il prit la défense du droit et montra
combien il importait qu'au-dessus des décisions particulières il y eût un
recours possible à une justice supérieure et souveraine. Mais, tout en
donnant cette grande leçon, il ne s'en tint pas toutefois à une simple
théorie. A Poitiers il faisait alors élever les enfants du chancelier[14] : de même il entretenait
également à Paris beaucoup d'autres enfants qu'il avait fait venir de Suisse
et de divers pays. Certes, lorsque nous comparons ces actes aux assertions de
certains chroniqueurs peu éclairés et surtout bourguignons[15] qui ont si légèrement et si
faussement parlé du roi, nous ne pouvons assez déplorer tant d'audace et de
partialité. Aussi cette généreuse conduite de Louis XI au milieu des
souffrances inspire-t-elle à un écrivain judicieux ces belles paroles : «
Ainsi ce prince, que les historiens nous représentent dans ses derniers jours
comme uniquement saisi des frayeurs de la mort, vivait retiré du monde, il
est vrai, mais était toujours occupé ou de bonnes œuvres, ou des soins de la
royauté[16]. » Si le
roi ne put malheureusement sauver l'infortuné chancelier qui expira
misérablement dans son cachot, da moins ses leçons et ses exemples ne furent
pas tout à fait stériles pour la Bretagne. Landais n'échappa point à la
justice populaire ; il fut expéditivement condamné, et pendu le 19 juillet
1485 à l'insu de son maître. Alors le duc, effrayé de l'indignation des
Bretons, réunit de nouveau les états de Bretagne à Nantes, et par lettres
patentes du 22 septembre 1485 les déclara sédentaires. Telle frit l'origine
du parlement de Rennes. On sait que François II mourut en 1488 : on a dit de
lui que, « sans ses maîtresses et ses favoris, on n'aurait presque rien
eu à lui reprocher que de s'être trop mêlé des affaires étrangères[17]. » A cela les bénédictins
ajoutent : « Ne pourrait-on pas regretter aussi son peu de sincérité dans les
traités ? » Il est évident qu'il eut, en effet, tous les vices et les
préjugés des hommes que Louis XI eut à combattre dans l'intérêt de la France,
et qu'il fut de tous les complots. Si après Louis XI il devait y avoir un
foyer de troubles ce devait être en Bretagne. François
II, le dernier de la maison de Montfort, n'avait point eu d'enfants de
Marguerite de Bretagne, sa première épouse. La veuve du sire de Villequier,
Antoinette de Maignelais, sa maîtresse après l'avoir été de Charles VII,
retarda longtemps son second mariage. Un des quatre enfants qu'il eut d'elle
fut François, bâtard de Bretagne, tige des comtes de Vertus et de Gaëlo[18]. Enfin, s'étant remarié avec
Marguerite de Foix, il en avait eu deux filles, Anne et Isabelle, lesquelles
se trouvaient être encore très-jeunes lorsqu'il touchait à la vieillesse. Depuis
le traité de Guérande il était intervenu sous le duc François Ier, entre les
deux maisons rivales de Montfort et de Blois, un secret arrangement par
lequel si Arthur de Richemont, son oncle, et François II, son cousin,
mouraient sans postérité masculine, Jean et Guillaume de Penthièvre et même
le seigneur de Brosses ou leurs enfants devaient succéder, à. l'exclusion des
filles de la maison de Montfort. Louis XI, à qui ces lettres patentes avaient
été remises par la veuve de Tannegui du Châtel, voyant la succession prête à
s'ouvrir en faveur des Penthièvre, avait acheté, comme on sait, leurs droits
au duché pour les transmettre à son fils ; d'où il est facile d'entrevoir
comment cette question de la Bretagne ne se pouvait guère dénouer que par les
armes. Déjà
beau-frère de Madeleine, sœur de Louis XI, il semble d'ailleurs que, tout en
lui faisant la guerre, le duc soit forcément entraîné vers la maison de
France. Suivant la mode d'alors, il avait cherché pour sa fille aînée une
alliance prématurée. Il crut l'avoir trouvée dans le prince de Galles, fils
d'Édouard IV ; mais, après l'assassinat des deux fils de ce roi, il songea à
d'autres projets tous aussi stériles. En 1491 Anne de Bretagne épousera
Charles VIII. Les
deux extrémités de la chaîne des Pyrénées ne cessaient d'être pour le roi
l'objet de vives préoccupations. Des deux côtés, en effet, il avait affaire
plus ou moins directement à Ferdinand d'Aragon, prince qui ne fut guère plus
esclave de sa parole que Jean II, son père. « Ce fut, dit Brantôme, un fort
excellent roi, mais ne se souciant de rompre sa foi, pourvu qu'il en tirât
profit. » La France l'éprouva. Depuis qu'on y était rentré, en 1476, le
Roussillon et la Cerdagne s'étaient tenus en repos. Louis dut achever son
règne avec la pensée que ces provinces étaient du moins solidement acquises à
la France. Qu'arriva-t-il cependant ? La régence d'Anne de Beaujeu sut fort
bien conserver cette précieuse acquisition ; mais le pouvoir lui ayant
échappé en 1492, Ferdinand demanda avec menaces la remise de ces comtés, et
le trop faible Charles VIII, poussé par les princes de la branche d'Orléans,
commit la faute de les livrer sans compensations par le traité de Figueras.
Il fallut que par quatre ans de guerre Louis XIII en refit la conquête en
1642. En ce point notable encore la politique de Richelieu s'est trouvée
d'accord avec celle de Louis XI. Lorsqu'en
Navarre on croyait la paix bien établie, le jeune roi de quinze ans François
Phœbus mourut en janvier 1482 ; le bruit courut qu'il avait été empoisonné
par le bec de sa flûte, parce que Ferdinand d'Aragon aurait cru à un projet
de le marier avec Jeanne de Castille, qui réclamait toujours contre Isabelle.
François Phœbus, en mourant, légua ses droits par testament à sa jeune sœur
Catherine de Foix. Ce fut une autre difficulté. Jean, vicomte de Narbonne,
second fils de Gaston le Magnifique et frère de Gaston V, prétendit à la
couronne de Navarre. Son droit, en effet, primait celui de Catherine ; de
plus il était soutenu par Louis, duc d'Orléans, dont il avait épousé la sœur
Marie, et par le duc de Bretagne, époux de Marguerite de Foix, tous deux avides
de faire de l'opposition au roi. Mais Louis XI voulut faire respecter le
testament et maintenir le droit de sa nièce Catherine. Il entrevoyait dans
l'avenir la possibilité d'annexer, encore une fois, au moins une partie de la
Navarre à la couronne de France. Ferdinand
n'eut garde de prendre parti en cette affaire. Il craignait trop d'attirer de
nouveau les armes de France aux Pyrénées : il essaya seulement de marier son
fils Jean à la jeune reine Catherine. Cette union n'eut pas lieu. Catherine
épousa ensuite Jean d'Albret et fut la bisaïeule de notre Henri IV. Ainsi,
comme il l'avait été en Savoie pour Yolande, Louis XI fut encore le véritable
appui de Madeleine de France et tint lieu de père aux enfants de ses deux
sœurs. Si Louis XII avait eu son habileté, la Navarre entière eût continué à
se rapprocher de la maison de France. Il en
fut des républiques d'Italie comme de celles de ta Grèce : quand l'une
d'elles s'élevait, les autres, qui sentaient leur indépendance compromise, se
coalisaient contre elle. C'est ce qui advint lorsqu'après Vellétry, les
troupes victorieuses des Vénitiens et leur habile chef furent venus se faire
admirer à Rome. Le pape, qui avait demandé leur secours contre les bandes
napolitaines, inquiet à son tour de leur puissance, eût voulu les obliger à
lever le siège de Ferrare, qu'ils pressaient de plus en plus. Il passe donc,
le 12 décembre 1482, du côté de leurs ennemis ; enfin, voyant ses récents
auxiliaires porter le ravage partout, même sur ses terres, tandis que leur
flotte menaçait toutes les côtes, il implore avec insistance la protection de
Louis XI. Le roi
suivait de l’œil toutes ces vicissitudes, mais il ne se laissait prendre à
aucune de ces brillantes chimères qui devaient bientôt éblouir les trois
successeurs qui vinrent après lui ! Dans cette dernière circonstance,
pour témoigner au pape sa bonne volonté, il envoya sans retard des
ambassadeurs à Naples, à Milan et à Venise. Ces derniers partirent le 15 mai.
Sans doute Louis s'intéressait aux divers États de ces pays, mais son but principal
était d'obtenir la paix pour Milan, où Bonne de Savoie, sa belle-sœur,
luttait si péniblement contre l'ambitieux Ludovic, et pour Florence que
gouvernaient ses amis ; car, à vrai dire, tous ces troubles étaient les
suites de l'incendie allumé par les Pazzi. Telle
était sa grande réputation et le respect qu'il inspirait, que tous les
princes recherchaient encore son appui. Djemm, on l'a vu, s'était fait amener
en France, espérant le gagner à sa cause. En cette vue il n'avait pas, sans
doute, ménagé les promesses. Les sultans savaient parfois caresser les
chrétiens ; l'on se souvient qu'après la prise de Constantinople, en 1453, le
patriarche Gennade avait reçu son investiture de Mahomet II. Bajazet essaya
aussi d'obtenir la faveur de Louis XI ; il lui envoya donc une ambassade, et
croyant ainsi capter sa bienveillance il chargea ses députés de lui apporter
les plus précieuses reliques qu'on pût trouver à Constantinople. Mais, dès
que Louis XI apprit leur arrivée en France, il donna ordre de les faire
attendre en Provence, refusant également de les voir et d'accepter leurs
présents[19]. Un tel fait devrait, ce nous
semble, faire réfléchir : ceux qui se plaisent à le croire si superstitieux !
A ses yeux les musulmans n'étaient que des barbares, aussi ennemis de la
France que du reste de l'Europe ; et comme il ne connaissait pas de maison
rivale, sa politique n'allait pas jusqu'à voir en eux un contrepoids, ainsi
qu'il fallut faire depuis François 1er, à cause de la puissance de l'Autriche
unie à l'Espagne. En
Savoie, on vivait enfin paisible, grâce à la protection du roi. Là encore il
avait dignement rempli sa tâche et avec un désintéressement inconnu à cette
époque ; car non-seulement il ne prétendit à rien pour lui-même, mais
lorsque, par suite des projets ambitieux soit d'un homme d'État, soit d'un
prince impatient, Louis XI dut recourir à la force armée pour appuyer son
autorité, il pourvut à toutes les dépenses, souvent fort considérables,
qu'entraîne le déplacement des troupes. Malgré
un état de langueur qui tous les jours le rendait plus méconnaissable,
l'administration ne resta jamais en souffrance, même en ces derniers mois. Le
14 janvier il ordonne par lettres patentes que François Hailé, président de
l'échiquier de Normandie, chancelier de l'ordre de Saint-Michel, et récemment
fait archevêque de Narbonne, ait séance et voix dans toutes et chacune des
chambres du parlement de Paris. Ce fut sans doute pour affermir son autorité
comme suzerain que, par lettres du Plessis, 11 février 1483, il remet en
vigueur, touchant la fabrication des draps, les anciens règlements de la
ville d'Ypres établis en 1427 par le duc Philippe ; en cela il cède a aux
supplications de ses bien aînés les a avoués, échevins et conseillers de
cette ville ». Le roi de Sicile a-t-il fait un don de cinq cents livres à
Pierre Moreau, son bon serviteur ? Louis XI, qui récompense si bien les
siens, se hâte de le confirmer par lettres de février[20]. Un receveur du Languedoc a
payé sur son ordre 10.000 livres comme à-compte de la somme due pour
Château-sur-Moselle ; 40.000 livres aux procureurs des ligues suisses pour
achat des droits de celles-ci sur la Comté de Bourgogne ; et 1,200 écus pour
don à Sainte-Marthe de Tarascon ; le roi édicte, le 22mars 1482, que ces
sommes lui seront restituées. Parmi
ses rémissions incessantes on remarque celle d'un clerc de l'œuvre de
Saint-Martin ; en février, celle du maitre de la monnoie de Bourges, dont les
écus ne contenaient pas assez d'or fin ; celle d'Antoine, bâtard de Beauvoir,
et de trois autres serviteurs du sire de Bellenave ; ajoutons une abolition
aux deux frères de Gapanes qui, obligés de se battre contre le frère d'un
moine, le tuèrent, et une autre encore à Jean Joanne, notaire en Rouergue,
pour fausses signatures. Ses concessions de foires et de marchés étaient de
chaque jour : en janvier il en accorde à Roger, seigneur de Montespan, à
l'amiral comte de Roussillon pour Chileurre en Auvergne, à Jean du Lac pour
sa seigneurie de Chamerons, et à madame Anne d'Orléans, abbesse de
Fontevrault, pour sa seigneurie de Tussun. Après avoir donné aux villes du
royaume la confirmation générale des privilèges qu'il leur a accordés, il
concède en février plusieurs immunités aux habitants de Troyes et du
Bazadois. En mars il érige en châtellenie la seigneurie de Cayette pour
Hugues de Chante-Merle, et il permet au sire de Crèvecœur de donner ses
terres de La Motte à Nicolas de Longvillier. Il fait en avril 1483 un
règlement sur l'exploitation des mines de Consérans en Gascogne. Croyant ne
pouvoir plus se fier à son panetier Ives du Fou, le roi le décharge du
bailliage de Touraine, transforme ce bailliage en un gouvernement, et y
appelle Gui Pot, comte de Saint-Pol. Il avait donné au grand maître des eaux
et forêts le droit de nommer aux charges de cet office ; il reprend ce droit,
qui appartient à la couronne. Pour
préparer le règne à venir, c'était déjà beaucoup que de laisser la paix à
l'étranger, l'ordre à l'intérieur, et de remplir jusqu'à la 'fin les grands
devoirs de la royauté. Comment ne pas voir, en effet, dans ces actes mêmes
dont nous ne pouvons mentionner que la moindre partie, la preuve irréfragable
du soin qu'avait le roi des affaires publiques et de son constant désir de ne
laisser aucun service sans récompense ! Pas plus que ses exemples, ses
conseils n'ont manqué, on le sait. Il lui restait encore à initier aux
relations du dehors et à l'administration intérieure sa fille aînée et son
gendre chargés par lui de' la régence pendant la minorité de son fils. « Anne
de Beaujeu, dit Brantôme, fut fine et déliée S'il en fut oncques, et vraie
image en tout du feu roi Louis, son père Elle gouverna sagement le roi... et
administra l'État de même. » Elle était estimée de tous, en effet, pour son
intelligence, sa sagesse et sa vertu. Cette femme courageuse aurait eu besoin
sans doute de trouver en son époux Pierre de Bourbon une plus grande énergie
morale pour résister aux efforts de la réaction. Du moins elle n'eut point à
combattre en lui les résistances de l'orgueil et de l'ambition. Comines se
plaît à nous dépeindre ce prince avec un caractère « doux, facile et
modéré » ; tel il fut toujours. _
Pendant les premiers mois de cette année, le roi, qui sentait de jour en jour
que ses forces répondaient moins à son courage, se plaisait à faire
intervenir sa fille aînée et son gendre en l'exercice du pouvoir royal. Dès
lors ils commencèrent à régler toutes choses ; ils s'initiaient ainsi à la
direction du gouvernement du pays. On voit même qu'en une certaine mesure
Louis associe son gendre à ses actes. Ainsi le prouve une nomination de
Pascault comme maître juré de la monnaie de la Rochelle, faite par Pierre de
Beaujeu, au nom de la dauphine, parce que, est-il dit dans l'ordonnance de
ratification du 17 juillet suivant, « le roi a voulu que dès l'entrée de sa
très-amée fille la dauphine en son royaume, il lui fût donné loisir de créer
dans toutes les bonnes villes un maître juré de chaque métier, lequel, ainsi
créé, doive jouir dudit métier comme les autres maîtres, et soit ainsi nommé
par son très-cher fils le comte de Clermont et de la Marche, ayant de sa part
le gouvernement de sadite fille, une fois entrée dans le- royaume, comme
femme de son très-cher fils le dauphin de Viennois ». Le roi toutefois
continua de garder la direction des grandes affaires. Il était encore, même
en son état, un puissant appui. On s'était habitué à le respecter, tant on
était souvent revenu des faux jugements portés d'abord sur ses actes, tant on
avait été obligé de reconnaître qu'il voyait toutes choses mieux que personne
! Ses
dons et rémissions continuent. En mai il prend sous sa protection les
chanoines de Narbonne, et leur accorde d'avoir un marché à Pipion ; il fait
grâce à Gilson de Romaingue, homme d'armes sous le gouverneur de Bourgogne,
lequel avait tué dans une dispute son créancier, se croyant quitte envers lui
; à un sergent du Maine, pour avoir tué en se défendant le faux saulnier de
Loysonnière, et à tant d'autres ! Alors aussi il donne des lettres de
légitimation à Jean de Lafayette, fils naturel du chevalier Charles de
Lafayette, et un titre de naturalité à Jean Wallès, dit Hastings, né en
Angleterre, mais marié en France. En juin il accorde aux gens d'Orléans
d'acquérir des fiefs pendant dix ans sans payer finances : par lettre, il
avertit le parlement du don des seigneuries de Villeterre et de Rouvres fait
encore à son médecin Jacques Coytier, président des comptes, et il donne le
droit de haute justice en sa terre à Guillaume Lebrun, juge-mage à Toulouse.
Il ratifie aussi plusieurs actes de sa fille et de son gendre, qu'il aime à
voir prendre part dans les affaires d'État. Il y a
longtemps, on le sait, que la calomnie et la délation voltigent autour des
trônes. Elles trouvent surtout un accès plus facile jusqu'aux oreilles des
rois, lorsque, obsédés et comme enchaînés par la douleur, ils ne peuvent se
déplacer ni s'assurer des faits par eux-mêmes. Dans chaque province le roi
avait un mandataire avec le titre tantôt de gouverneur ou de sénéchal, tantôt
de lieutenant. Il s'y fiait entièrement, et tout en leur donnant des
instructions généralement assez précises, il ajoutait quelquefois : « Vous
ferez comme vous verrez à l’œil. » Leur pouvoir était donc assez étendu ;
partant, bien des intérêts pouvaient être froissés. De là aussi il était
facile de les attaquer en leur absence, et souvent sur des points fort
délicats. C'est ce qu'il advint au gouverneur de Provence, Palamède de
Forbin. Il
s'était élevé des plaintes contre lui : peut-être avait-il, en effet, mais en
de bonnes intentions, excédé ses pouvoirs. Enfin il fut accusé de travailler
en d'autres vues que dans l'intérêt du roi. Louis crut un instant à ces faux
rapports. Les bons rois ne sont pas ceux qui ne se trompent jamais, puisque
tous sont sujets à faillir, mais ceux qui, dès que l'erreur leur est
démontrée, réparent loyalement leur faute. Pour tout éclaircir Louis envoya incontinent
en Provence le gouverneur de Bourgogne, sire de Baudricourt, avec mission
d'examiner les faits. Le résultat de cette enquête fut que les plaintes en
question avaient été inspirées par l'envie. De son côté Palamède de Forbin
était venu rendre compte au roi des affaires de son gouvernement ; car il
avait administré ce pays avant et depuis l'annexion, et même aussi le
Dauphiné pendant quelque temps. Le roi fut satisfait de sa gestion, augmenta
encore son autorité et lui rendit toute sa confiance. Pierre
Doriole, on le sait, avait jusque-là toujours bien servi le roi, et quoique
parfois, aigri par l'injustice et la souffrance, Louis XI lui eût écrit d'un
ton sévère, i4 savait apprécier de si loyaux services. Mais il fallait au
timon des affaires une main vigoureuse, et le chancelier commençait à être
d'un âge avancé. Le roi jugea qu'un tel office devenait trop lourd pour
celui-ci, lorsque lui-même n'avait plus la force de rien diriger. Il le fit
donc président[21] de la chambre des comptes avec
quatre mille livres de pension outre ses honoraires, et pour le remplacer il
nomma chancelier Guillaume de Rochefort, lequel, comme maître de La
Vacquerie, avait longtemps servi sous les ducs de Bourgogne. On a même dit que
lorsqu'il fut question de remplacer Hugonet, Rochefort, qui s'attendait à lui
succéder, passa en France parce qu'on lui avait préféré maître Carondelet. La
nomination est du 12 mai 1483 ; toutefois il ne parut au parlement que le 8
août. « Il a apporté à la cour[22] lettres de crédence et aussi
lettres touchant le procès du comte du Perche et aultres. Il s'est assis
comme ont accoutumé de faire chanceliers de France. Après peu de temps il
s'en est parti. Ce fait, la cour a délibéré que les lettres de don dudit
office seroient lues en jugement. » Le roi sans doute crut faire un bon
choix ; mais si nous considérons quelle fut plus tard l'attitude de maître
Guillaume dans les débats des états, nous trouvons qu'il ne sut pas être un
bien ferme appui pour la mémoire de celui qui l'avait élu. Cependant,
amaigri et changé par le mal, le roi s'isole de plus en plus : il lui répugne
de laisser voir en sa personne l'amoindrissement de la majesté royale ; il
évitera du moins de donner ce spectacle à ses ennemis : que les ambassadeurs
viennent de Flandre, de Bretagne ou d'ailleurs, peu importe. A combien de
récits ridicules cette réclusion n'a-t-elle pas donné lieu ? Il se faisait
garder comme en une place forte, dit-on. Mais une chronique nous explique ce
fait. Depuis qu'il ne pouvait aller au loin pour étudier les engins de
guerre, il en faisait faire l'expérience sous ses yeux. Voilà comment
quelques chausse-trapes furent semées aux abords du Plessis. Ces tourelles,
ces fossés et ces ponts-levis étaient un usage du temps, dont il nous reste
encore des vestiges. Quatre cents archers de garde par jour et « quarante
arbalétriers en sentinelle dans les fossés, ayant mission de tirer à tout
homme qui approcheroit de nuict jusqu'à ce que la porte soit ouverte le matin
», n'ont rien d'excessif ; et l'on se demande si l'arbalète est une arme bien
dangereuse dans l'obscurité. Mais le roi sentait sa faiblesse ; peut-être
redoutait-il que, par quelques surprises, on ne le privât malgré lui de son
pouvoir. Il se souvenait qu'on avait fait à son père une sorte de contrainte
aux derniers jours, et que lui-même avait été violenté à sa première attaque. De là
toutes ses précautions que Comines justifie ainsi : « Il s'enfermoit fort,
dit-il, et tantque peu de gens le voyoient. Il entra en merveilleuse
suspection de tout le monde, ayant peur qu'on ne lui ostast ou diminuast de
son autorité. Il recula de luy toutes gens qu'il avoit accoutumez (de voir) et les plus prochains eust,
jamais sans rien leur osier ; et ils allèrent dans leurs offices et charges,
ou en leurs maisons ; mais cecy ne dura guères, car il ne véquit pas
longuement. Quant à estre soupçonneux, tous grands princes le sont, et par
espécial les sages... Hay de plusieurs de ses nourris, et qui avoient reçu
biens de luy, eust-il trouvé un grand nombre de ceux-là qui pour la mort ne
lui eussent faict faulte ?... Il n'entroit guères de gens dedans le Plessis,
fors domestiques et archers... De nulles matières ou ne luy parloit que des
grandes qui luy touchoient... Il se vestoit richement, ce que jamais n'avoit
accoutumé paravent, et ne portoit que robes de satin cramoisy fourrées de
bonnes martres... Il remuoit offices et cassoit gens d'armes, de Crainte,
disoit-il, qu'on ne le'tinst pour mort. Hors du royaulme il envoyoit gens de
tous côtés. Il vouloit faire parler de luy partout, mais estre seul au
Plessis ; car nul grand personnaige n'y lœoit nul n'y venoit que Monseigneur
de Beaujeu... » Enfin
Comines ajoute : « Pour compaignie il tenoit un homme ou deux auprès de luy,
gens de petite condition et assez mal renommés. » Cette réflexion, ajoutée au
reproche d'inconstance pour son service personnel, montre de la part de
Comines et du prélat, son ami, le regret de n'avoir été exclusivement alors
dans l'intimité du roi. Louis XI ne voulut jamais se mettre entièrement à la
discrétion de personne ; et c'était raison. Mais eût-il pris quelques mesures
de prudence alors qu'il se commettait tant de crimes politiques, que Richard
III supprimait ses neveux, comme François Ier de Bretagne avait fait
disparaître Gilles, Jean II, dona Blanche, et tant d'autres encore,
pourrait-on s'en étonner ? Afin même que personne n'en fût blessé, ces
précautions durent être générales ; elles ne furent du moins jamais
ostensibles, puisque, selon Comines, l'officier chargé d'examiner à l'entrée
du palais si l'on portait des armes, ne devait point faire apercevoir l'objet
de sa mission. Quant à
ces cris plaintifs sortant des demeures du château, et aux victimes de la
justice expéditive de Tristan l'Hermite restant attachées aux arbres des
environs, ce ne sont que des tableaux de fantaisie propres à fournir
peut-être les épisodes d'un roman, mais complétement sortis de l'imagination
de Walter Scott, lequel, s'il lui fallait un type cruel et despote, eût
certes bien pu en trouver un en son pays. On conçoit peu comment de graves
écrivains français se sont arrêtés à ces contes et associés à ces haines
britanniques. Depuis plusieurs années, on le sait, Tristan l'Hermite n'était
plus prévôt des maréchaux ; il est même fort probable qu'il n'existait plus.
Ainsi tombent, devant le moindre examen des faits, tous les reproches qu'on
s'est permis de faire à Louis XI. Ceux qui ont trouvé bon de faire du Tacite
à ses dépens auraient dû s'apercevoir qu'il leur manquait un Tibère ou un
Caligula. Comines leur réplique brièvement : « Ceux-là avoient été cruels,
tyrans ; mais celui-ci n'a fait du mal à nul qui ne lui eust fait quelque
offense. » Telle
est à l'égard du roi la persistance du blâme, que même ses plus pacifiques
délassements sont tournés en ridicule. Il se plaisait à réunir en son parc
les animaux et les plantes des plus lointains pays, et à essayer leur
acclimatation en Touraine. On cite parmi les premiers les rangiers ou rennes
de Laponie[23]. Cette idée a produit plus tard
nos serres, nos muséums d'histoire naturelle, nos jardins botaniques ; on y a
cependant encore vu un sujet de critique : « Il lui semblait, dit-on, que
cela ferait parler de lui[24] !... » Réduit
par sa faiblesse à l'inaction, il avait dû renoncer à la chasse, son exercice
favori. Sans doute il y avait trouvé jadis une utile diversion à tant de
travaux assidus ; mais quelquefois aussi son ardeur l'emportait au-delà de la
mesure de ses forces. Un antre de ses passe-temps de prédilection avait été
de rester de longues heures à deviser familièrement après le repas avec ses
convives. Souvent sa parole était railleuse : en voici un exemple. De même
qu'il acceptait volontiers l'hospitalité chez ses officiers, il invitait
fréquemment aussi des bourgeois à sa table. On rapporte que l'un d'eux, nommé
maître Jean[25] et riche marchand de Tours, y
fut plusieurs fois convié. Le roi semblait prendre plaisir à l'entretenir des
choses de son négoce. Un jour le commerçant s'avisa de demander à être anobli
: il l'obtint ; mais, s'apercevant ensuite qu'il n'était plus aussi bien vu,
il en parut surpris. « C'est votre faute, lui dit le roi ; vous étiez un des
premiers marchands du royaume, vous avez mieux aimé devenir le dernier
gentilhomme. » Ne reconnaît-on pas là une causticité toute française ? Maintenant
il était seul en son palais. Il pense se distraire de ses souffrances, en
réunissant une centaine de musiciens qu'on nomme « joueurs de doux et bas instruments[26] », qu'il fit loger à
Saint-Cosme, près Tours, et parmi lesquels on distinguait plusieurs bergers
du Poitou ; mais c'était en vain, et on le conçoit : on affronte mille morts
à un assaut ou sur un champ de bataille ; l'attendre dans la douleur et la
voir venir pas à pas, est un supplice. Combien d'autres en ont jugé ainsi !
Le grand Condé lui-même, étant tombé gravement malade, ne se montra pas sans
appréhension de la mort. Voici comment un poète du temps le lui rappelle
dans, une épître : Convenez
en ce triste état, Monseigneur,
que le cœur vous bat, Comme
il bat à tant que nous sommes ; Et
que vous autres, demi-dieux, Quand
la mort ferme aussi vos yeux, Avez
peur comme d'autres hommes. Il ne
paraît pas que le héros se soit fâché de cette boutade de Voiture. Cette
crainte de la mort se concilie avec la plus mâle intrépidité de l'homme de
guerre. On ne l'a jamais reprochée à Condé, d'où vient qu'on la reproche à
Louis XI ? Toute
l'Europe connaissait son courage. Non-seulement il était brave, mais nul ne
savait mieux que lui distinguer la vaillance militaire et la récompenser. On
peut même dire qu'il fut prodigue de faveurs pour ceux qui en firent preuve,
et c'est ce qui lui attira sans doute tant de serviteurs dévoués. Mais
que Louis XI ait désiré de vivre encore quelque temps, rien n'était plus
raisonnable. Il voyait qu'il allait trop tôt manquer à son jeune fils, que
par sa mort les résultats politiques obtenus avec tant de peine pourraient
être compromis. Encore ne voyait-il pas le danger aussi grand qu'il était :
il devait croire à l'efficacité des précautions qu'il avait prises et qu'il
confirmerait par l'expression de sa volonté ; il devait croire que Louis
d'Orléans, son gendre, serait fidèle à ses serments, ce dont il ne fut rien ;
que la régence qu'il allait si sagement instituer serait respectée, ce qui au
contraire fut une cause perpétuelle de troubles. Là encore il a été trop
confiant. Combien ce regret de quitter la vie n'eût-il pas été plus vif s'il
avait pu pressentir les règnes qui allaient suivre : la perte imminente de
l'Artois, du Roussillon et de la Franche-Comté, qui lui avaient tant coûté à
conquérir, et la désastreuse politique qui, malgré lui et les sages
prévisions de sa fille, porterait nos armes en Italie ! II est
vrai que saint Louis, attaqué de la peste à Tunis, fut promptement résigné à
mourir ; mais son fils avait vingt-cinq ans ; il était d'âge à comprendre ses
avis et à les suivre. Quelle différence avec Louis XI, qui laissait un enfant
de treize ans et une régence discutée pour lui succéder ! Et il n'aurait pas
souhaité de vivre, lorsque quelques années de plus lui eussent donné le temps
de consolider son œuvre et de préparer son fils à ta maintenir ? Son désir
était donc légitime et une preuve de plus que, malgré son affaiblissement, il
conservait toute la lucidité de son esprit. Comment d'ailleurs, après l'avoir vu si simple dans ses goûts, si réglé dans ses dépenses, si laborieux, si exclusivement dévoué à la chose publique, lui reprocherait-ou de tenir à la vie ? Mais on aurait quelque raison de le faire, s'il avait vécu dans les délices et les intrigues, comme Édouard IV d'Angleterre et François II de Bretagne ; dans le luxe, comme Charles de Bourgogne ; dans une honteuse inertie, comme l'empereur Frédéric III ; dans les calculs de l'ambition, comme Jean II d'Aragon ; ou dans la dissipation et la légèreté, comme Maximilien. Il tenait à la vie parce que la sienne avait été trop courte pour l'accomplissement de ses vues, et parce que, en présence d'une réaction toujours menaçante, les rênes de l'État avaient besoin d'une main ferme. |
[1]
Comines.
[2]
Legrand.
[3]
Amelgard.
[4]
Legrand.
[5]
Garnier.
[6]
Molinet.
[7]
Chronique citée par Legrand.
[8]
Legrand.
[9]
Mademoiselle Dupont, t. III, p. 352.
[10]
Pièces de Comines, livre VI, chap. 8.
[11]
Comines, livre II, chapitre 5.
[12]
Michelet, t. VI, p. 441.
[13]
Legrand.
[14]
Legrand.
[15]
Thomas Bazin, Amelgard, Meyer, Molinet, Claude de Seyssel.
[16]
Legrand, t. XXVI, p. 51.
[17]
Dom Lobineau.
[18]
Valentin Parisot.
[19]
Legrand.
[20]
Pièces de Legrand.
[21]
Legrand.
[22]
Pièces de Legrand.
[23]
Comines.
[24]
Barante, t. XIV, p. 300.
[25]
Barante, t. XXI, p. 1.
[26]
Jean de Troyes.