Bataille de
Guinegatte. — Ses effets et ses compensations. — Imprudence des chefs
français. — Modération de Louis à leur égard. — Dernière campagne et vertige
de Maximilien. — Politique extérieure du roi. — Point ou peu d'intervention
dynastique. — Maison de Blois. — Confirmation des traités de Bretagne. —
Négociations et instructions du roi sur les trêves anglaises. — Jean de
Bourbon, Jean de Doyat, et son mémoire. — Décision du parlement et rémission
du roi. — Ce qu'était l'Auvergne à cette époque. — Les grands jours à
Montferrand. — Jean de Doyat et autres appréciés. — On ne déroge point par le
commerce. — Actes administratifs de 1479. — Projets ambitieux de René II. —
Le Barrois et Michel de Pons. — Agitation de la Flandre. Campagne du
Luxembourg. — Sollicitude du roi pour le dauphin.
Tandis
qu'à la fin de juillet et au commencement d'août Louis XI prend possession
des pays annexés de Bourgogne qu'il qui avait fallu deux fois conquérir, la
guerre continuait sur les marches de Flandre. En réunissant toutes ses
ressources, Maximilien avait assemblé à Saint-Orner une armée qu'on évalue à
vingt-sept mille quatre cents combattants. Le dimanche 25 juillet, il arrive
à Arques, y séjourne trois jours, et le jeudi suivant 29 il vient attaquer et
investir Thérouenne. L'idée de sa supériorité numérique, le désir de réparer
ses échecs de Bourgogne, et petit-être aussi l'absence du roi qu'il savait
occupé à Dijon, l'avaient décidé à prendre l'initiative. D'ailleurs il ne
pouvait garder son monde que pour un temps fort limité. C'était donc le
moment de tenter la fortune. La
ville, défendue par le sire de Saint-André avec quinze cents arbalétriers et
trois ou quatre cents lances, pouvait faire bonne contenance quelque temps.
Cependant le sire de Querdes, qui avait, comme lieutenant du roi, le
commandement de cette frontière du nord, réunit à cette nouvelle les forces
dont il dispose, et sans hésiter, secondé du maréchal de Gié, il part de
Hesdin pour aller au secours de la place. Il a, dit-on, dix-huit cents
lances, une bonne artillerie, et quatorze mille archers. L'archiduc
avait une bonne infanterie, mais il ne comptait guère plus de huit cent
vingt-cinq lances dans son armée. Sa résolution est bientôt prise ; il
décampe, fait conduire à Aire ses grosses, bombardes, et tandis que ceux de
la garnison narguent les siens de cette retraite, il va bravement au-devant
des nôtres, décidé sinon à les combattre, du moins à les tâter. Laissant
donc devant la ville le comte de Nassau avec quelques milliers d'hommes, sous
les ordres de Louis de Crenne et de Georges des Cornets, il lance en avant,
pour savoir des nouvelles, le jeune Salazart, officier fort brave, mais
aventureux. Celui-ci surprit aux avant-postes une compagnie de Français qui
avaient débridé ; il les chargea dans la bourgade de Tenau, et s'en retourna
vers l'archiduc avec une cinquantaine de prisonniers. On sut ainsi que les
Français, partis de Blangy, approchaient, par Lisbourg, et de part et d'autre
on fut immédiatement résolu de ne pas reculer. Maximilien,
ayant à ses côtés le maréchal de Fiennes, les sires de Mingoval, de Lalaing
et Jean de Berghes, s'apprêta à franchir, sur un pont improvisé, la rivière
de Cresaque. Il y fit passer les Flamands. Avec les sires de Romont, Charles
de Croy et les autres chefs, il échelonna son armée en forme de herse au pied
de la colline, mit en tête cinq cents archers anglais à pied, commandés par
Thomas Aurican, soutenus eux-mêmes d'autres archers allemands, puis il
disposa sa cavalerie à droite et à gauche sur ses ailes, par pelotons de
vingt-cinq hommes d'armes. Les
Français, outre leurs premiers chefs, avaient à leur tête le grand maître des
arbalétriers, seigneur de Torcy, les sires de Saint-Pierre, de Curton, Jean
le Beauvoisien, le Moine de Blosset, les seigneurs du Lude, de Joyeuse, du
Maigne, Meurice de la Sauvagère, Cobrian, Perrin des Ages et beaucoup
d'autres nobles hommes de guerre. Ils étaient précédés d'une forte
avant-garde sous les ordres du sire de Baudricourt. Déjà ils ont occupé la
colline d'Enghien, qui est en face de celle de Guinegatte. On voit même le
sire de Baudricourt s'emparer avec deux cents lances du sommet de cette
dernière ; les Flamands envoient alors le jeune Salazart escarmoucher avec
lui. Tandis
que les Français se rangent à la hâte en trois corps de bataille, Maximilien
appelle autour de lui ses plus intrépides officiers, les comtes de Nassau,
d'Engelbert, de Romont, de Juvigny et de Ravestein, les sires de Bièvres, de
Croy, Josse de Lalaing, Jean de Luxembourg, Beaudoin de Lannoy, de Berghes,
de Traisignies, de Ligne, de Montigny, et plusieurs autres parmi lesquels
quelques-uns, dit-on, s'avançaient le bras nu en signe de vaillance. Selon
l'usage, l'archiduc arma quelques chevaliers : Charles de Croy, fils aîné du
comte de Chimay, Adrien de Blois, Jean Grec, Georges de la Roche, Louis de
Pret, Jean de la Gruthuse, Michel de Condé, Antoine de Barlette et Thomas
Aurican (ou
Abrican). Les
deux chefs haranguèrent-ils ? Le bruit du canon en faisait perdre dès lors la
coutume. Toutefois, si de Querdes parla il ne dut sans doute pas traiter de
rebelles[1] ceux dont le drapeau avait
longtemps été le sien, mais bien plutôt montrer leurs ennemis si divers de
nature et d'intérêt. Comment, après la violation des promesses et des trêves,
pouvait-on encore se fier en la parole du duc d'Autriche ? La présence même
des archers anglais, malgré les engagements d'Édouard et les sacrifices de
Louis XI, n'était-elle pas une nouvelle preuve de leur peu de scrupule ?
Telles durent être, ce nous semble, les considérations du chef français. Ce
n'est guère qu'après midi de la journée du samedi 7 août que l'action
principale s'engagea. De Querdes, avec six cents hommes d'élite, tenta sur sa
droite d'envelopper la gauche des Flamands. Les gens d'armes de Flandre
coururent à la défense du point attaqué. Bientôt toute la• cavalerie se
trouva engagée et la lutte devint sérieuse. Mais les Flamands, séparés de
leur infanterie, furent forcés de céder, et se mirent à fuir vers Aire,
Thérouenne et Saint-Omer. Les Français crurent la bataille gagnée. Encouragé
par le succès, de Querdes se lança lui-même à la poursuite des fuyards ;
cette ardeur était excitée par l'avidité de faire de riches captures. «
Philippe de Ravestein, nous dit la chronique[2], avait « un manteau de drap
d'or, » si bien que, le prenant pour le duc Maximilien lui-même, on courut
après lui jusqu'aux portes d'Aire, faute qui fut chèrement payée. Il s'en
fallait bien, en effet, que tout fût fini, comme le croyait de Querdes. Peu
d'hommes d'armes étaient restés pour soutenir l'infanterie de France.
L'espérance revint à Maximilien ; il redoubla d'ardeur avec les milices
flamandes et les arquebusiers allemands. Déjà les archers français, voyant
tous leurs efforts pour rompre la ligne ennemie repoussés, se ralentissaient
et laissaient percer leur découragement, quand arriva le sire de Saint-André
avec la garnison de Thérouenne. Il pouvait encore dans ce moment suprême
ramener la victoire. Mais, ô honte ! au lieu de se porter au fort du combat,
il se jette sur les bagages et sur les provisions de l'ennemi, comptant y
faire un riche butin. Certes bien des chefs ont payé de leur tête de moins
coupables manœuvres. Maximilien
se crut un instant perdu : déjà même on lui enlevait son artillerie, lorsque,
par un vigoureux effort, « ses hommes de pied, qui avaient avec eux aussi à
pied[3] deux cents gentilshommes de
bonne étoffe, résistèrent et prirent l'offensive, » quand les plus braves des
nôtres étaient blessés et harassés de fatigue. Alors les sires de Romont et
de Nassau, voyant les archers occupés à piller, tombèrent sur eux. Dans ce
tumulte ils les mirent en désordre. Ainsi Maximilien, pendant que sa
cavalerie fuyait en déroute, mettait lui-même le trouble dans les rangs des
Français ; à son tour il les poursuivit avec le petit nombre de cavaliers
dont il disposait, et resta maitre du champ de bataille. La
lutte avait duré six heures environ. Sept mille hommes restèrent sur le
terrain, et l'on peut dire que chaque parti fut alternativement vainqueur. La
France perdit en cette journée plusieurs vaillants capitaines, tels que Wast
de Montespédon et Jean le Beauvoisien ; toutefois l'armée put encore se
réunir à Blangy, avec un butin assez considérable. Mais Maximilien s'y épuisa
: il y fit des pertes irréparables ; le grand bailli de Bruges, Jean, fils du
bâtard Corneille qui avait péri à Rupelmonde, et beaucoup d'autres
gentilshommes y perdirent la vie : parmi les prisonniers étaient les sires de
la Gruthuse, Michel de Condé, Olivier de Croy, et le plus intime familier de
l'archiduc, le sire de Polhein. Les comtes de Romont, de Joigny et d'autres
encore furent blessés. Prétendre alors que les Flamands, avec un peu plus de
diligence, eussent pu s'emparer de Thérouenne et même d'Arras, montre
jusqu'où allait la jactance des chroniqueurs bourguignons[4] ; illusion qui, du reste, a été
partagée par des historiens modernes[5]. Mais le duc pouvait-il se
flatter d'avoir encore une armée ? Il ne lui en restait que l'ombre et
l'incertitude d'en pouvoir mettre une autre sur pied. Au lieu de réparer ses
échecs de Bourgogne, il les avait aggravés. Aussi leva-t-il le siège de
Thérouenne et il ne se hasarda que deux mois après à tenir la campagne. A la
nouvelle de cet échec, Louis XI eut un profond chagrin. Peut-être
regretta-t-il alors l'absence du chef habile et éprouvé, qui s'était si bien
acquitté de la défense de ces frontières ! Comines, qui pour lors revenait de
sa mission en Italie, nous a gardé l'impression du roi en ce premier moulent.
« Je trouvay ung peu le roy nostre malstre envieilli, dit-il. Il commençoit à
soy disposer à maladie ; toutes voies il conduisoit toutes ses choses
par grand sens J'estoye avec lui quand les nouvelles de la bataille lui
vinrent. Il en fut très dolent ; car il n'avoit point accoutume de perdre ;
mesme il sembloit que toute chose allât à son plaisir ; mais aussi son sens
aidoit bien à lui procurer cet heur... Il eut d'abord certaine frayeur
d'avoir perdu ses avantages ; mais quand il sçut la vérité, il eut patience, et
délibéra de faire en sorte que de telles choses ne fussent plus entreprises
sans son sceu. » Le sire
de Crèvecœur, en effet, avait pris en cette affaire une immense
responsabilité. Il connaissait la volonté formelle du roi de ne pas livrer
les grands intérêts de la France aux hasards d'une bataille. Non-seulement il
avait passé outre, mais sa témérité l'avait presque fait perdre. Il semble
qu'il dut lui être difficile de se justifier : il y réussit cependant. En
précisant la situation, en énumérant les pertes de l'ennemi, il rendit ses
excuses acceptables. On parle quelquefois de la colère que le roi fit
paraitre ; certes il y avait lieu. Cependant il na destitue ni le chef de
l'armée, ni le sire de Saint-André. On ne voit même point que la moindre
disgrâce les ait atteints. Aussi cette conduite mesurée fait-elle dire à
Comines, avec raison : « Jamais je ne cogneus si saige homme en adversité. » Sans se
croire victorieux, et aussi sans manquer à la vérité, le roi écrivit aux
bonnes villes pour les rassurer. D'ailleurs, toute regrettable qu'elle fût,
la perte de cette bataille n'était pas sans compensation. Selon une chronique[6] « il y eût, peu de temps après,
une autre rencontre, nommée la journée des fromages de Béthune, où les
Bourguignons, qui pensoient surprendre ladite ville, furent déconfits. n Mais
l'archiduc devait à son tour éprouver quelques déboires. Pour lui, la
campagne sur mer avait été des plus défavorables. Les soins et la persévérance
de Guillaume de Casenove, appelé le vice-amiral Coulon, avaient valu à la
France une flotte, la première qu'elle ait réellement eue. Depuis plusieurs
années, en effet, on s'était occupé sans relâche à construire des navires, à
en perfectionner la forme, et à en augmenter la dimension et la force. On
pouvait désormais soutenir sur mer une lutte sérieuse, même avec les plus
habiles. Pour les peuples du nord, la pêche du hareng a longtemps été une des
principales sources de richesse et un précieux moyen de subsistance. L'amiral
français, profitant du moment où les marins de Zélande et de Hollande
ramenaient dans leurs ports le fruit de leur pèche, s'en fut à leur
rencontre, les attaqua hardiment, et emmena leur flotte presque entière dans
les ports de Normandie. En vain, pour servir d'escorte à leurs pêcheurs, les
Hollandais armèrent-ils plusieurs vaisseaux. Coulon se présenta de nouveau,
les dispersa, et ramena encore ses captures. Ainsi les seigles de Prusse,
aussi bien que les poissons dont ils se nourrissaient leur étaient à la fois
interceptés. Le roi
conservait donc tous ses avantages dans la comparaison avec son adversaire.
Cependant l'affaire de Guinegatte n'était pas sans gravité, et Louis ne
manqua pas d'y aviser. De sa part le sire de Querdes eut ordre d'adresser une
verte semonce aux officiers qui s'étaient montrés trop avides de butin, et à
ceux de Thérouenne pour s'être attaqués « non aux gens de guerre, mais aux
vivandiers, aux prêtres, aux femmes et aux enfants, inhumanité qu'il déclare
être un scandale éternel pour ce règne[7]. » Il s'indigne justement
de toutes violences commises contre les laboureurs et habitants des
campagnes, et des vengeances qu'elles provoquent. Aussi prépare-t-il de
nouveaux règlements pour la discipline des gens de guerre. On commencera
enfin à mieux traiter les gens paisibles, et à connaître ce que peut une
bonne infanterie. Dès que
Louis XI avait su, en effet, comment les hommes d'armes, ne songeant qu'à
faire beaucoup de prisonniers, avaient fait perdre une bataille presque
gagnée, il ordonna que tous les prisonniers et le butin seraient réunis,
vendus à l'enchère, et le prix également partagé entre tous. C'était remettre
les choses au point où elles étaient au siècle d'Achille ; c'était rappeler
l'équité naturelle des temps homériques, équité trop oubliée dans les siècles
barbares. Défendre aux hommes d'armes de rançonner les prisonniers sur le
champ de bataille était déjà un progrès considérable ; mais encore, avec ce
système, les chefs, sûrs d'avoir des prisonniers à bon compte après l'action,
songeraient moins à en faire pendant le combat. Pour
assurer l'exécution de son nouveau règlement, le roi écrit une longue lettre
de Selommes, 5 septembre, au sénéchal de Saint-Pierre. Il y 'maintient M. de
Saint-André chef des gens d'armes qui sont dans Thérouenne : « Puisqu'il
demande deux cents lances de plus, dit-il, ce doit être la compagnie de
Joyeuse et celle de Raoul de Lannoy. J'entends qu'ils viennent par
demi-bandes. Baudricourt ira à Franchise. » Le roi met en même temps sous les
yeux du sire de Saint-Pierre, les lettres qu'il écrit au sire de Saint-André
et au prévôt des maréchaux, et ajoute : « Je vous prie de remontrer à M.
de Saint-André que, tant que la guerre dure, je veux être servi à mon profit
et non par avarice ; et s'il ne le veut faire de gré faites-le-lui faire de
force. Empoignez ses prisonniers et mettez-les au butin comme les autres. A
l'égard de ceux qui me pourroient nuire, faites en sorte qu'ils ne soient
point délivrés ; que les capitaines, qui les achèteront bon marché sur le
butin, s'obligent à moi de ne les point délivrer d'un long temps que vous
aviserez. » Il
s'étonne fort que le capitaine de Saint-André et d'autres critiquent l'ordre
de tout mettre au butin. Qu'on ait ainsi les plus gros prisonniers pour un
rien, c'est ce qu'il souhaite. Alors on ne songera plus à prendre des chevaux
; et à piller, « et nous ne perdrons plus de batailles. Je vous prie,
monsieur le sénéchal mon ami, continue le roi, parlez à tous les capitaines à
part et faites que la chose vienne ainsi que je le demande ; et incontinent
faites-moi savoir que vous m'aurez rendu ce service. Faites que les
capitaines achètent les grands prisonniers et les envolent dans leurs hôtels. « Je
vous envoie des Suisses pour garder Houdain jusqu'au retour de M. de Moreuil.
Pour le fortifier j'envoie deux mille livres à messire Tannegui de
Villeneuve. Bapaume est d'Artois ; abattez le plus tôt que plus tard : je
m'étonne que vous ayez tant tardé à le faire. Dites tout ceci à MM. de
Querdes, de Baudricourt et de Maigne ; car je leur dis de vous croire. Dites
à M. de Saint-André qu'il ne vous fasse pas du Boguet ou du rétif ; car c'est
la première désobéissance que j'aie jamais eue d'un capitaine. Pour ce qui
est de la défense je ne saurais vous a enseigner de si loin ; faites ainsi
que vous le verrez pour le mieux ; mais gardez qu'il ne demeure un seul
prisonnier dans Thérouenne. M. le sénéchal, s'il fait semblant de désobeir,
mettez-lui vous-même la main sur la tête, et lui ôtez par force les
prisonniers ; et je vous assure que je lui ôterai bientôt la tête de dessus
les épaules. Mais je crois qu'il ne contredira pas, car il n'a pas le
pouvoir. Je crois que le traître n'entendit uncque que je voulsisse que les
capitaines achetassent les bons prisonniers pour y gagner. Monsieur le grand
sénéchal et ami, l'écuyer Chandio vous dira le surplus, et adieu. » La
sévérité de ces dernières paroles ne saurait étonner quand on songe aux conséquences
de la faute ; et l'insistance du roi montre avec quelle raison il redoutait
de pareils exemples d'insubordination. Ge que Louis XI avait pressenti venait
de se réaliser. On sut alors que l'infanterie pouvait gagner des batailles.
Aussi l'indiscipline des francs-archers dans cette circonstance capitale
décida-t-elle de leur entière suppression. Toutefois, à cause de la guerre,
cette mesure fut successive ; les Suisses venaient en grand nombre combler
les vides, et les forces disponibles en Bourgogne pouvaient refluer vers les
Marches du nord. Maximilien,
meurtri des coups qu'il avait reçus à Guinegatte, voyait avec inquiétude son
ennemi plus fort qu'auparavant. Cependant, espérant en imposer par son
audace, et forcé de profiter de la présence de ses hommes, il reprit
l'offensive au mois d'octobre. Il part d'Aire, à la tête, dit-on, de mille
chevaux et de vingt-cinq mille hommes de pied ; le comte de Romont commande
sous ses ordres. Il vient attaquer le château de Malaunoi que gardait le
cadet Raymonnet d'Ossagne avec cent vingt braves. Raymonnet se défendit
vaillamment pendant trois jours. Il se laissa battre en brèche, soutint même
un assaut ; mais enfin, ayant perdu presque tous les siens, il se rendit
prisonnier de guerre. Trois jours après, au mépris des lois de la guerre
telles qu'elles furent admises mente chez les païens, l'archiduc le fit
pendre de sang-froid avec ses compagnons. Cette
atrocité ne pouvait rester sans vengeance ; c'était une insulte à la France
et au roi. Louis, indigné, fait saisir cinquante des principaux prisonniers
qu'on avait, et sur-le-champ, par son ordre, le prévôt des maréchaux, à la
tête de six mille archers et de huit cents lances, va les pendre aux lieux
les plus en vue : d'abord sept à la porte d'Aire où l'infortuné Raymonnet
avait perdu la vie ; puis de là, suivi de son escorte à qui personne n'osa
disputer le passage, il alla exécuter les autres devant les principales
villes, Douay, Lille, Saint-Omer, et antres. Si la
punition fut sévère, elle était méritée ; car cette perfidie n'était pas la
première. Malheureusement elle ne frappait pas assez le vrai coupable et trop
des innocents ; mais telles étaient les lois de la guerre. Louis XI sut
encore en adoucir la rigueur. Ayant appris toute l'amitié de l'archiduc pour
le sire de Polbein, lequel était au nombre des prisonniers désignés, il dépêcha
en toute hâte un courrier qui arriva à temps pour lui sauver la vie. Ainsi
c'est alors qu'il a ses meilleurs chefs et amis aux mains des Français, que
Maximilien fait honteusement mettre à mort, contre toute foi, un vaillant
soldat qui n'avait fait que son devoir ! Ces exécutions, à jamais
regrettables, prouvent du moins où en était réduit ce prince, qui ne pouvait
empêcher quelques milliers d'hommes d'accomplir une pareille mission à la
porte de ses plus fortes places. Louis XI lui accorda néanmoins une trêve
jusqu'au 1er avril suivant. On
s'est quelquefois étonné que Louis XI n'ait pas cherché une revanche après
Guinegatte. Certes, s'il est toujours dangereux pour un prince de hasarder
une bataille, c'est bien surtout avec des soldats vaincus ! A cela Comines se
charge d'ailleurs de répondre. « Les courages de ses gens changent plus
qu'il n'est à croire, dit-il ; ils entrent en murmures, en machinations ; ils
se courroucent quand on les refuse : un escu lui servoit plus auparavant que
ne feroient trois. Si celui qui a perdu étoit saige, il ne mettroit de cette
saison rien au hasard avec ceux qui ont fui ; mais seulement se tiendroit sur
ses gardes, et essayeroit de trouver quelque chose de léger à vaincre, pour
leur faire revenir le cœur. » C'est
ce que pensait sagement le roi ; d'ailleurs sa santé déclinait visiblement :
tant de travaux et une vie si profondément agitée portaient leur fruit. « Si
Dieu lui avoit faict la grâce de vivre cinq ou six ans sans estre trop pressé
de malladie, il eût faict encore beaucoup de bien à son royaulme[8]. » Tel était le sentiment
unanime ; mais si l'affaiblissement de sa santé pouvait lui faire désirer la
paix et le repos, elle n'ôtait rien à l'activité de son esprit, et à ses
soins pour préparer la campagne prochaine ; tant il était pénétré de, ses
devoirs et décidé à les remplir jusqu'à la fin ! Tous
ses actes de politique intérieure et étrangère se ressentaient de ces
dispositions. « S'il continuait à s'entremettre des affaires d'Italie,
c'était afin de tout pacifier[9]. » Par ses ambassades à
Florence et à Rome, on le sait, il avait soutenu de son influence le parti
opprimé, c'est-à-dire l'indépendance des Florentins, et la prépondérance des
Médicis ses alliés. Après un séjour d'une année en Italie, Comines était
revenu à la mi-août 1479, emportant l'estime de cette seigneurie et sa
reconnaissance pour les bienfaits du roi. Tels sont les sentiments
constamment exprimés dans la correspondance de Laurent de Médicis à Louis XI.
Là, dans ce milieu si policé, et le plus lettré d'alors, le sire de Comines
avait acquis ces vives lumières de l'esprit et du goût qui ont répandu tant
d'attrait sur ses mémoires. Cette mission lui fit honneur, et le roi eut en
lui plus de confiance que jamais. L'apaisement
des troubles d'Italie devait en amener d'autres. Louis savait les récentes
révoltes de Gènes contre l'autorité de la duchesse de Milan et les
vicissitudes de cette capricieuse république. Le 7 août 1478, en effet, les
Génois rebelles avaient battu le bâtard Sforza Visconti et les Milanais qu'il
commandait. Ils avaient, il est vrai, admis Baptiste Frégose, que la duchesse
leur avait donné pour gouverneur ; mais celui-ci, au lieu de se contenter de
ce titre, s'était fait nommer doge. Puis Obietto de Fiesque était entré dans
la ville remplie de désordres par la rivalité des factions des Adorne, des
Fiesque et des Frégose. Pour ces faits et d'autres encore les Génois crurent
devoir des excuses au roi. Il écouta avec complaisance leurs ambassadeurs,
Hector de Fiesque et Raphaël de Sopranis. Mais Louis XI savait trop bien le
peu de créance que méritaient leurs promesses et leurs protestations. Aussi,
éclairé par leur inconstance si récente et par les explications de son
ambassade d'Italie, il n'eut garde d'exposer encore à leur service quelqu'un
de ses officiers. Leur fit-il la réponse crue et impolitique qu'on lui
attribue ? Nous en doutons. Après une légère allusion à leur mobilité, il se
contenta de leur témoigner son bon vouloir. La
diplomatie avait encore quelque chose à faire du côté des Suisses. Les
lettres du sire Perceval de Dreux, alors délégué du roi au nord-est,
l'avertissaient que MM. des ligues offraient secrètement leur médiation à
Maximilien ; qu'ils s'inquiétaient un peu de notre voisinage de la
Franche-Comté, et que si l'archiduc pouvait leur offrir un appointement égal
à celui du roi, ils seraient prêts à abandonner le parti de la France. Bien
que Maximilien fût loin de pouvoir faire de pareils sacrifices, il lui était
loisible de les promettre, et les Suisses, on le savait, n'écoutaient que
leurs intérêts. Or il importait surtout au roi de conserver ces précieux
auxiliaires et d'en priver son adversaire. Louis, dit-on, fait passer cette
année même 100.000 livres aux Suisses. Il emploie auprès des cantons les
hommes les plus dignes do leur confiance, les sires de Vauldrey, de Vergy et
autres ; et en même temps il fait travailler avec diligence aux places
principales de la Comté, telles que Poligny, Auxonne et Faucogney. Il n'en
fallut pas moins pourvoir aux subsides des autres négociations. Il semblait
qu'on n'eût jamais assez gratifié les ambassadeurs de tous les pays. Le
difficile était de trouver tant d'argent. Dans ces conjonctures le roi
retranche un quartier à ceux qui avaient des pensions. Il fait assembler les
états de Normandie, de Quercy, de Périgord et autres provinces, pour aviser
avec eux aux moyens de fournir à toutes les dépenses et à l'entretien de ses
troupes. La Normandie s'engagea à entretenir l'armée de Picardie ; la
Champagne, celle du Luxembourg ; et les provinces d'au-delà de la Loire à
pourvoir de tout l'armée de Bourgogne. Dans ce
moment le Midi ne pouvait lui donner nulle inquiétude. Depuis la paix de
Saint-Jean-de-Luz avec le roi de Castille, Alphonse de Portugal, dénué de
tout appui, avait été battu à Albufera le 28 février ; il s'était donc vu
obligé de renoncer, par un traité du 4 septembre suivant, à toute prétention
sur la Castille. Les dispositions pacifiques d'Isabelle et de Ferdinand,
entretenues d'ailleurs par le cardinal Mendoça qui savait inspirer à ceux-ci
une sorte de respect pour la personne de Louis XI, s'en étaient accrues.
L'évêque de Lombez revenait alors de sa mission en Espagne, et en ramenait
une solennelle ambassade qui fut reçue à Paris, le 3 juillet 1479, avec une
très-grande distinction. Il y eut de grandes fêtes en l'honneur des députés
espagnols ; Olivier le Dain les traita magnifiquement, les mena chasser à
Vincennes, et le roi les combla de riches présents en pièces d'argenterie.
Enfin, à leur départ, l'évêque de Lombez et le sire de Grammont durent les
accompagner par honneur, et aussi avec ordre de terminer complétement
l'affaire du Roussillon et de la Cerdagne, qui semblaient définitivement
acquis à la France. Sans
doute c'était une satisfaction pour le roi que les sollicitations de
l'archiduc n'eussent pas trouvé de sympathie sur les bords de l'Èbre et du Tage,
mais ce n'était qu'un malheur reculé et non conjuré. Malheureusement
l'importance des annexions qu'il revendiquait et la guerre qu'il fallait
soutenir au nord ne lui permettaient pas de porter une grande attention à
l'orage qui reformait au sud. Que de choses cependant le faisaient entrevoir
? La réunion des royaumes de Castille et d'Aragon et l'affaiblissement du
Portugal étaient déjà de dangereux faits politiques ; mais encore venait de
mourir Éléonore de Foix, fille de Jean II d'Aragon, après avoir porté fort
peu de temps cette couronne de Navarre si, ambitieusement désirée ! François
Phœbus, petit-fils d'Éléonore, en héritait. Madeleine de France, sa mère, fut
donc régente d'un roi de onze ans et dans un pays toujours troublé par les
factions. On touche aussi à l'époque où, par une bulle du pape Sixte IV (1480), et à la demande du roi et de la
reine de Castille, guidés en cela par le dominicain Thomas Torquemada,
l'inquisition fut établie à Séville. Ce tribunal avait déjà existé, mais
transitoirement en Languedoc, vers 1229, contre les Albigeois ; puis au
quinzième siècle en Artois contre la secte des Vaudois. En Espagne il fut
surtout dirigé contre ceux qu'on appelait mécréants, juifs ou musulmans. De même
que Louis XI s'était constamment abstenu de prendre part aux querelles
dynastiques de son voisinage, aussi bien à l'égard des prétentions de la
maison d'Anjou sur le royaume de Naples, qu'en Espagne où les intérêts de la
France l'y conviaient, il n'avait garde d'intervenir dans les affaires
d'Écosse. De graves débats s'étaient élevés entre les deux frères, Jacques III
et le duc d'Albanie. Celui-ci avait fini par être privé de sa liberté ; mais
étant parvenu à s'échapper de sa prison, il vint d'Édimbourg à Paris. Tout
fugitif qu'il était, le roi lui fit, comme fils et frère de roi, un
bienveillant accueil. Gaucourt reçut l'ordre d'aller le recevoir à la porte
Saint-Antoine et de lui rendre tous les honneurs dus à son rang. Le sire de
Concressault, gentilhomme écossais, dut, par ordre du roi, l'accompagner
partout. Ce
prince venait chercher un asile et, s'il se pouvait, du secours. Or la France
était depuis longtemps la fidèle alliée de l'Écosse, laquelle se trouvait
alors en guerre avec Édouard IV. Jacques III, parait-il, se laissait
gouverner par gens de peu de valeur ; il ne se plaisait qu'avec eux ; et
auprès de lui n'eût souffert personne capable de lui donner bon conseil. Pour
un voisin devenu impopulaire, Édouard n'était pas un mince ennemi. Que fera
Louis XI ? Il n'oubliera ni l'ancienne alliance de la France et de l'Écosse,
ni non plus les ménagements qu'il s'est imposés-envers le roi d'Angleterre.
Là encore il restera dans une juste limite et ne mécontentera aucun des deux
rois. S'il ne donne point au duc d'Albanie les secours qu'il espérait, il
négocie son mariage avec Anne de la Tour-d'Auvergne, et le fait conduire avec
un riche cortège au pays de sa fiancée, lui permettant de résider en France à
son plaisir. A son heure le duc quittera la France (en 1483), pour aller tenter sur l'Écosse
une expédition dont le succès sera facile. Pouvant détrôner son frère, il ne
le fera pas ; Jacques lui en saura peu de gré, et il reviendra en France y
chercher le repos. A
l'ouest, Louis ne cessait de tenir l'œil ouvert sur ce qui pouvait inquiéter
ou troubler la France. Malgré tous ses serments le duc de Bretagne
n'abandonnait aucune de ses secrètes intrigues avec les ennemis de la
couronne, aussi bien au dehors qu'à l'intérieur. Il convenait donc au roi de
se prémunir contre un mauvais vouloir si persistant. D'ailleurs, homme
d'avenir, s'il y avait une adjonction qu'il dût préparer, c'était bien celle
de la Bretagne. Il ne laissa donc pas échapper l'occasion de s'y créer un
parti. On connait la longue et sanglante querelle entre les maisons de
Montfort et de Blois. La première avait prévalu. Jean V, dit le Vaillant, s'était assuré la couronne ducale par la
victoire d'Auray en 1364 et par le traité de Guérande en 1365. Les droits de cette maison
avaient été depuis longtemps reconnus et sanctionnés par les rois de France ;
mais dans toute cette province, connue par la ténacité de ses sympathies,
l'opinion contraire conservait un grand nombre de partisans. Madame
Nicolle se trouvait alors représenter seule les droits de la maison de Blois.
De son mariage avec Jean de Brosse, fils du maréchal de Boussac, elle avait
eu Paule de Brosse, mariée à Jean comte de Nevers, d'Eu et de Rethel, et duc
de Brabant. Soit que Louis XI ne voulût pas que le comte de Nevers réunît
encore ce titre à ceux que peut-être il songeait à faire valoir, soit qu'il
pensât à se prévaloir plus tard de ses droits, il résolut de les acheter.
Guillaume de Clugny, évêque de Poitiers, et président du grand conseil en
l'absence du chancelier, ainsi que Raoul Pichon, maître des requêtes, sont
commis par le roi, le 16 janvier 14U, pour traiter cette affaire avec le duc
de Brabant. Il paiera donc au duc, pour devenir acquéreur de ses droits,
35.000 livres qui restaient à solder des 50.000 livres à lui promises par son
contrat de mariage avec feu son épouse la dame Paule, fille de Jean de Brosse
et de Nicolle', comte et comtesse de Penthièvre. Pour les 15.000 livres qu'il
reste devoir à Jean de Brosse il lui donne plusieurs seigneuries rachetables
en six ans en un seul payement. Le roi promit en outre, dit-on, s'il arrivait
qu'il devînt maître de la Bretagne, de rétablir Jean de Brosse et son épouse
en possession de la baronnie de Penthièvre, et de toutes les terres qu'ils
possédaient jadis en cette province. Il n'en
fallait pas davantage pour exciter les susceptibilités de l'ombrageux duc de
Bretagne. Le roi s'aperçut que ses relations avec les ennemis de France
devenaient plus actives. Bientôt il en fut informé par les affidés qu'il
conservait à la cour d'Édouard et ailleurs. Il sut même qu'une ligue secrète
était près de se faire, si elle n'était déjà faite, laquelle eût donné pour
auxiliaires à Maximilien le duc de Bretagne et le roi d'Angleterre. Louis
XI était trop habitué au manque de foi de la part de tous pour en être
très-étonné. Il agit donc auprès du duc François comme s'il ignorait tout. Il
lui envoie en ambassade Jacques Louet, puis Raoul Pichon, habiles juristes,
munis de longues instructions comme il avait coutume d'en faire. Ils
remettront sous les yeux du duc ses lettres, ses promesses, ses serments, et
particulièrement le traité de 1477. La conclusion sera l'obligation où il est
d'aider le roi à maintenir les droits de la couronne « violemment attaqués
par le duc et la duchesse d'Autriche. ri A l'appui de cette plainte ils
représenteront les actes de guerre qui se sont accomplis, la rupture
inattendue des trêves, la suppression de l'hommage qu'on devait pour les
comtés de Flandre, d'Artois et autres terres, dont les fruits, suivant la
règle, auraient dû être perçus par le roi jusqu'à l'hommage. Ils ajouteront
donc que le duc François, outre son obligation comme vassal de défendre le
royaume, y est encore tenu par un article secret du dernier traité dont il ne
peut avoir sitôt perdu le souvenir ; qu'ainsi il ne s'agit que de renouveler
un engagement déjà pris. Pendant ce temps, et pour appuyer le mandat de ses
ambassadeurs, le roi échelonnait ses troupes sur les marches de Bretagne et
du nord. Le duc
n'eut garde d'opposer un refus à de telles raisons ; il resta dans un état
d'inertie qui ressemblait à la neutralité. Cependant il fallait y répondre.
Le 24 février 1479(80), le duc fait deux mandements portant pouvoir au chancelier maître
Guillaume Chauvin, à Guy du Bouchet, vice-chancelier, et au sénéchal de
Rennes Nicolas de Kermeno, de traiter avec le roi de France touchant leurs
différends, et aussi de confirmer l'arrangement qui avait été convenu en 1477
et remis le 21 août de cette année au roi par Jean Budé, gardien des chartes. Vis-à-vis
d'Édouard la situation de Louis XI était encore plus délicate. N'a-t-on pas
dit[10] « que le roi anglais n'avait
pas ajouté une foi entière aux assurances de Louis, et que, ne pouvant s'y
fier, il pactisait volontiers avec François II et Maximilien ? » Un tel
langage étonne. Louis ne se contentait pas de faire des promesses ; il payait
exactement l'annuité convenue de M.000 écus. Malgré cela n'avait-on pas vu
aux premiers rangs, à la bataille de Guinegatte, cinq cents archers anglais ?
Était-ce Louis ou Édouard qui manquait à ses engagements ? Louis avait fait à
ce sujet une simple observation, et, sur un timide désaveu, il continuait à
payer le prix mis à l'abstention de toute hostilité. Les
négociations avec l'Angleterre se continuaient toujours. Elles y étaient
habilement suivies par l'évêque d'Elne, appuyé d'autres députés de France. Ne
paraissant rien savoir du traité secret conclu avec Maximilien, où, le
qualifiant de duc de Bourgogne, on renouvelait avec lui la ligue faite avec
Charles le Téméraire en 1474, traité qu'Édouard avait confirmé le 18 décembre
précédent, le roi achève de payer la rançon de la reine Marguerite. La
dernière quittance est du 21 mars 1479(80), pour dix mille couronnes d'or qui restaient dues. Alors
aussi, Louis, « qui commençoit à envieillir et à devenir mallade[11] » sous prétexte de faire
régler le douaire et l'entretien de la princesse Élisabeth, promise au
dauphin, envoya en Angleterre Guyot du Chesnay, son maitre d'hôtel avec Louis
Garnier, maître des requêtes et maire de Poitiers. Rien ne tenait plus au
cœur du roi anglais que ce projet d'union, sans oublier toutefois les
questions financières. Les envoyés français offrirent jusqu'à 25.000 écus
pour la pension de la future dauphine[12]. Les prétentions d'Édouard
allaient jusqu'à en exiger 80.000. Aussi cette affaire n'aboutissait pas. Déjà
Charles de Montigny, évêque d'Elne, avait dû, comme on sait, assurer le roi
d'Angleterre que sa sœur, madame Marguerite d'Yorck, serait indemnisée des
pertes que, par suite de la guerre, elle aurait pu éprouver en ses revenus :
que si le roi est conduit par les événements à se rendre maître des terres
qui lui ont été assignées pour douaire, elle recouvrera ensuite la complète
jouissance desdits pays. Le 10 février 1479(80) le même prélat, accompagné des
sires de Castelnau et de Baillet, reçoit de nouvelles lettres de créance avec
mission d'aller traiter enfin avec Édouard de la forme à donner à la trêve de
cent ans, déjà convenue à partir du décès de 'l'un des deux rois. D'autres
lettres encore du 13 février l'autorisent à donner toute assurance aux sujets
du roi d'Angleterre pour les marchandises, effets et dettes actives qu'ils
pourraient avoir ès pays tenus par Maximilien, dans le cas où le roi
viendrait à s'en rendre maître. Toutes ces lettres, aussi bien que celle
directement adressée par le roi, devaient être remises à Édouard par les
trois ambassadeurs. De
plus, ils portaient des instructions secrètes-fort étendues, telles que Louis
XI ne manquait jamais, en d'aussi graves circonstances, d'en pourvoir ses
représentants. a Ils n'omettront a point, y est-il dit, de prodiguer de sa
part, au roi son allié, a tous les témoignages possibles d'obligeance et de
cordialité. Pour confirmation de la trêve de cent ans, arrêtée en principe,
si le roi Édouard voulait suivre la forme des lettres faites par-delà pour
renouvellement de ladite trêve et livrées audit prélat, il sera dit que
raisonnablement les choses ne se peuvent ainsi passer ; car le roi
d'Angleterre y nomme, entre ses alliés, le duc de Bourgogne, ce qui a semblé
chose bien étrange. Il n'y a, en effet, aujourd'hui de duc de Bourgogne que
le roi de France, auquel le duché revient par les plus justes titres,
notamment par succession, puisque le duc Charles est décédé sans hoirs mâles.
Que si l'on prétendait que Madame Marie dût succéder, il serait répondu qu'en
France un apanage ne saurait passer aux filles, non plus que la couronne ;
que si les filles succédaient la couronne n'eût point échu à Jean ni à
Philippe de Valois, père de Philippe le Hardi, lequel ainsi n'eût jamais eu
la Bourgogne en apanage. » Ces
raisons étaient péremptoires assurément ; mais Édouard, qui conservait
quelque ressouvenir des prétentions que Richard II avait eues par les femmes
au trône de France, et qui s'intitulait toujours roi d'Angleterre et de
France, n'en pouvait guère être touché. D'ailleurs ses infidélités actuelles
envers Louis XI avaient encore d'autres causes : peut-être n'avait-il pas
oublié ce que le roi avait fait en faveur de Marguerite d'Anjou et de la
maison de Lancastre ; mais à coup sûr l'opinion en Angleterre, et surtout le
parti sur lequel il s'appuyait dans son parlement, en gardait une profonde
rancune. Non-seulement tout le bien qu'avait fait en ce pays cette reine
infortunée était mis en oubli, mais la haine contre la France s'en était
augmentée. Aussi, dans la guerre que Louis soutenait pour les droits de sa
couronne, les Anglais n'avaient de sympathies que pour ses adversaires quels
qu'ils fussent. De là, cet appui plus ou moins secret, plus ou moins
efficace, que le roi d'Angleterre accordait tantôt au duc de Bretagne, tantôt
à Maximilien, quelquefois à tous les deux ensemble : de là aussi la constante
attention de Louis XI sur ce point vulnérable. « Par
ces mêmes lettres de renouvellement, disent les instructions, Édouard
garantit le duc de Bretagne, ce qui ne peut encore se faire, puisque ledit
duc est sujet du roi de France, et que son duché est du ressort du parlement
de Paris. Si on objecte que ce duc fut bien compris dans la trêve du mois
d'août a 1475, il pourra être répondu qu'alors les choses étaient en autre
terme ; que le duc de Bretagne avait encore les armes à la main et adhérait à
ceux qui s'étaient élevés contre le roi. Il y a d'ailleurs une bien grande
différence entre la trêve d'alors et le prolongement dont il s'agit ici. Il
ne se peut encore que le duc et la duchesse d'Autriche soient nominés dans
les trêves actuelles ; le roi n'y pourrait consentir ; mais il veut
très-exactement payer les 50.000 écus d'indemnité, comme il est dit. Cette
somme sera chaque année payée à Pâques, en la cité de Londres. Pour établir
tous ces points, les ambassadeurs emploieront toutes les plus douces et les
plus convenables persuasions qu'ils pourront. » Du
reste le roi n'oubliait point d'appuyer ses négociateurs de ses libérales
recommandations ; ainsi le prouve la lettre que, le 13 mai, le sire d'Hasting
écrit au roi en réponse à celle qu'il a reçue de la main de l'évêque d'Elne,
l'assurant qu'il est toujours fort disposé à complaire à Sa Majesté. Il ose,
dit-il, lui envoyer, par le porteur, des lévriers et une haquenée assez
douce. Oter au
duc de Bretagne l'appui de l'Angleterre c'était le forcer au repos : rassuré
de ce côté, Louis n'avait pas la même sécurité en son royaume. Les grands, on
le sait, habitués à se gouverner sans contrôle, abusaient souvent de leur
autorité et méconnaissaient ouvertement celle du roi. Toute sa vie Louis XI
eut à lutter contre ce désordre et il n'y faillit jamais. Le duc de Bourbon,
Jean II, avait coopéré à la reprise de la Normandie : il s'était évidemment
détaché des intérêts de Charles le Téméraire ; mais il avait été compromis
par les déclarations du connétable et par les aveux plus récents du duc de
Nemours. Depuis la mort de Charles le Téméraire il s'intéressait à Marie de
Bourgogne, sa proche parente, et ne la blâma nullement de ce mariage étranger
fait au grand déplaisir du roi et au détriment de la France. Ensuite,
aspirant à la connétablie, il voyait avec peine qu'on n'eût point encore
songé à lui conférer cette haute charge, bien qu'il fût beau-frère du roi.
Son mécontentement n'était pas douteux ; il l'avait plusieurs fois laissé
apercevoir, et il en était revenu quelque chose à Louis. En
pareils cas, les grands seigneurs se retiraient dans leurs terres, comme
Achille dans sa tente, et s'ils prenaient part aux affaires ce n'était pas
toujours pour en assurer le succès. Ainsi faisait Jean II, duc de Bourbonnais
et d'Auvergne. De son côté Louis XI s'abstenait de l'employer dans sa
politique active. Toutefois il lui avait conservé ses honneurs et
prérogatives ; malgré ses froissements, le duc continuait d'être gouverneur
du Languedoc, dignité qu'il devait au roi depuis que celui-ci l'avait retirée
au comte du Maine. Deux ans après on voit encore l'évêque d'Alby, lorsqu'il
vient tenir les états du Languedoc en 1482, s'intituler « lieutenant
général du roi et du duc de Bourbon, gouverneur de ladite province. » Une
surveillance en Bourbonnais était chose assez délicate : il convenait
cependant au roi d'être, sur ce point, exactement informé. Or, parmi ses
officiers, il y en avait un, à la fois homme d'épée et de robe, qui était de
ce pays et connaissait les personnes et les lieux. Jean de Doyat était
surtout un légiste. Né au château de Doyat, en Auvergne, et l'aîné de cinq
frères, il sentit de bonne heure pour lui et pour les siens la nécessité
d'une vie active. Au sortir de ses études il servit le duc de Bourbon, puis
passa au service du roi, suzerain de tous, qui semblait lui faire espérer
plus d'avancement. Le roi, qui voulait observer le duc, et avait besoin en
cela d'un homme sûr, intelligent et éclairé, le remarqua : il se l'attacha
par quelques dons ; lui conféra un office au parlement, enfin il tarda peu à
le nommer d'abord gouverneur de Cusset, puis en 14'79 bailli de Montferrand. Les
seigneurs avaient leur justice ; mais, on le sait, partout dans le royaume,
et en Auvergne comme ailleurs, il y avait des bourgeois royaux, ayant droit
d'être jugés, au moins en dernière instance, par la justice du roi. C'est
ainsi qu'il y eut à Montferrand un bailli royal, et même aussi sur plusieurs
points des baillis des ressorts et exemptions. Bientôt
on reconnut l'utilité de cette surveillance. Le duc de Bretagne, qui sans
cesse s'avisait de nouvelles entreprises, avait fait fabriquer quantité
d'armes à Milan. Le difficile était de les faire passer en Bretagne : le duc
imagina de leur faire traverser la France par les montagnes d'Auvergne, à dos
de mulets et sous la forme de ballots d'étoffes. De la clairvoyante
administration de ce bailliage, il arriva que la fraude fut prise sur le fait
et qu'on intercepta le convoi. Si ce n'était point l'affaire des grands
seigneurs d'être ainsi contrôlés c'était celle de Louis qu'on le servit
loyalement. « Ce Doyat, dit-on à ce sujet[13], devenait de plus en a plus
cher au roi ; » c'était avec raison, puisqu'il faisait son devoir. Le sire
de Doyat s'acquitta avec zèle et intelligence de sa mission secrète.
Non-seulement il observa, mais il résuma sans réticence, en un mémoire
adressé au procureur général près le parlement vers 1480, tous les méfaits à
sa connaissance ; et cela sans ménager le duc de Bourbon ni son chancelier,
ni non plus ses sénéchaux de Bourbonnais et d'Auvergne, son bailli des forêts
et leurs lieutenants. « Quoiqu'ils
soient sujets du roi et tenus de recourir à sa justice, y est-il dit, ils
entreprennent sur les droits du roi et de sa couronne, et ils usent d'un
pouvoir souverain ; car. Mgr de Bourbon fait fortifier ses places, sans
demander nulle permission au roi : il soudoie et tient gens de guerre et
archers ; puis lui et ses officiers s'en servent pour arrêter et prendre
d'abord sans aucune formalité de justice, gens et sujets du roi, pour
s'emparer de leurs biens, quelques appellations et réclamations qu'ils
fassent, les emmener prisonniers dans les places fortes ; et cela jusqu'à ce
que ledit seigneur et ses officiers en aient fait à leur bon plaisir, sans
crainte ni souci de la justice du roi. Très-souvent les sujets du roi sont
ainsi obligés de renoncer à leurs appellations, comme unique moyen d'échapper
à tant de violences. « De
plus, ledit seigneur et ses officiers, après s'être ainsi emparés de
plusieurs sujets du roi et les avoir enfermés, les ont, aucuns d'entre eux du
moins, et par voies et moyens qu'ils ont voulu, fait mourir de nuit et à
heure indue ; et cela sans garder aucun ordre de justice, n'agissant que de
leur propre volonté, comme s'ils étaient souverains. En outre, ledit seigneur
et ses officiers, entreprenant toujours de plus en plus sur tes droits et
prééminences du roi, ont, à l'instar de la chancellerie royale, établi une
chancellerie du Bourbonnais, où se donnent chaque jour grâces, rémissions,
abolitions de tous cas et crimes, relèvements de proscription, committimus,
lettres d'évocation des juges subalternes de tous les pays que ledit seigneur
affirme lui être sujets, en premier ressort et pour toutes espèces de causes,
devant lui, son conseil et les gens de ses comptes à Moulins ; et cela
nonobstant les oppositions et appellations ; de sorte qu'en tous lesdits pays
de Bourbonnais, d'Auvergne, de Forez, de Lyonnais et autres que ledit
seigneur regarde comme ses sujets, nul ne recoure plus au roi ni à son
chancelier ; et s'ils s'avisent d'y recourir, ils sont tellement harcelés et
fatigués par détention de leurs personnes et de leurs biens, qu'ils se voient
contraints de renoncer aux provisions par eux obtenues du roi, et de se
soumettre en tout aux officiers et conseil du duc. « Bien
plus encore, pour mieux parvenir à leurs fins et entreprises, quand les
baillis, prévôts, gardes des sceaux, sergents et autres officiers royaux vont
auxdits pays.de Bourbonnais, d'Auvergne, de Forez et autres du même ressort
accomplir aucunes commissions et aucuns mandements royaux, avant de les
laisser exploiter ils les contraignent à prendre une annexe à leur mandement,
par laquelle ledit seigneur mande qu'on leur obéisse ; et pour cette annexe
ils exigent de l'argent. Il faut même préalablement que lesdits officiers
royaux aillent aux sièges capitaux desdits pays, comme à Moulins, à
Montbrison, à Riom, faire enregistrer cette annexe ; en sorte que le roi
n'est obéi que sous le bon plaisir du duc, et que s'ils ont quelque mission
secrète à remplir, ils ne le peuvent, le motif de leur venue étant divulgué. « Si
quelques officiers, pour mieux remplir leur mission, se sont affranchis
desdites déclarations, ils ont été arrêtés, leurs chevaux ont été pris, et
leurs personnes emprisonnées par les archers et officiers de Monseigneur,
malgré leurs commissions écrites, malgré leurs oppositions et appellations ;
ils ont même été condamnés à des amendes et obligés de renoncer à leurs
appeaux avant d'avoir pu échapper, enfin ils ont été tellement molestés que,
depuis quinze ou seize ans, à peine ose-t-on aller ès dits pays pour y
exécuter commissions ou mandements royaux. Ne sont-ce pas tous moyens de
s'exempter de la justice souveraine ? « Enfin
on saura que Mgr de Bourbon et ses officiers ont contraint plusieurs des
sujets royaux, nobles et non nobles, qui ont obtenu du roi grâces et
rémissions des meurtres, larcins et autres crimes, d'obtenir du seigneur de
Bourbon lettres semblables à celles du roi, comme si celles-ci ne suffisaient
pas ; qu'ils ont été jusqu'à faire défense aux notaires jures des
chancelleries du roi, ès dits pays, de n'y recevoir aucuns contrats sous les
sceaux du roi, fors sous les sceaux de mondit seigneur de Bourbon. Il faut
ajouter que, chaque jour, les sénéchaux, baillis et autres officiers du duc,
ainsi que leurs lieutenants, s'efforcent d'entreprendre et entreprennent
connaissance et juridiction de tous cas privilégiés ou non, comme de
rescision de contrats, de falsification de monnoies et usance d'icelles, et
autres cas, dont ils n'ont pouvoir ni droit de connaître. » Ce mémoire,
remis par l'auteur même au chancelier Doriole, conclut à demander que cette
affaire devienne l'objet d'une enquête du parlement, et aussi que lorsque tes
états d'Auvergne s'assembleront, ils soient autrement composés qu'ils ne sont
d'habitude. Qui appelle-t-on, en effet ? Le sénéchal d'Auvergne pour le duc
de Bourbon, le comte de Montpensier[14], le seigneur de la Tour, Mgr le
cardinal, le marquis de Canilhat et autres de leurs familiers ; et quand
lesdits seigneurs n'y peuvent être, ils y envoient certaines personnes qui
les remplacent. Mais comme en ces états il s'agit autant des affaires du roi
que de celles du duc de Bourbon, le roi aurait donc tout intérêt à y avoir
quelque homme de son choix pour observer ce qui s'y passe. Naguère aussi à
ces assemblées étaient appelées les bonnes villes, surtout quand on y
traitait des questions de finances : il importerait au roi de remettre en
usage cette bonne coutume, laissée en oubli depuis plusieurs années. Telle
est la substance de ce curieux document si fécond en enseignements. Il ne
révèle pas seulement, en effet, les usurpations faites alors sur les
attributions royales ; il montre surtout combien était vague et indécise,
entre toutes les autorités, la limite des droits et des juridictions. Rien ne
fait mieux connaître ce siècle et quelle était, au milieu de tous ces
conflits et de ces prétentions diverses, la situation des justiciables. Ce
rapport, fait pour éclairer la justice royale, est une preuve de ce que la
haute aristocratie, malgré la sévérité du roi, osait encore se permettre,
même à la fin de ce règne. Alors que la santé du roi déclinait visiblement,
il fallait un certain courage pour remplir cette mission, au risque de se
créer un ennemi puissant. C'est ce que fit Jean de Doyat. Or il devait
entrevoir, comme Régulus, ce que l'avenir lui réservait ! Comment
concevoir que les historiens se soient acharnés contre sa mémoire ? Un
d'entre eux, et des plus autorisés[15], après l'avoir dépeint comme un
homme de peu qui aurait dû son élévation au caprice du maître, et après
s'être raillé surtout de sa mission en Auvergne, ajoute cette réflexion
remarquable : « Sans doute il pouvait y avoir quelque vérité dans les
imputations de Jean a Doyen ; car les seigneurs en agissaient souvent ainsi
envers leurs vassaux, sans se soucier de la puissance du roi. » C'est
précisément ce qu'il importe de savoir. Or tout prouve qu'il y avait là non «
quelque vérité », mais beaucoup de vérité, et que ce tableau des abus est
tracé par un homme fort compétent. Au surplus, avant et depuis cette mission,
maître Jean de Doyat avait mérité et obtenu la confiance du roi. Il était
devenu, ainsi que maître de la Loëre, son compatriote, un des secrétaires
intimes de Louis. Quand le roi voulait expédier quelque lettre soit
confidentielle, soit diplomatique, où il ne jugeait pas à propos que sa
signature parût, il en dictait les termes, mais la faisait écrire par un de
ses confidents les plus sûrs ; et si ce n'était par les sires du Bouchage, de
Beauvau, ou du Lude, du moins c'était par un de ses secrétaires, tels que
Jean Bourré, Pierre Parent ou quelques autres. Maître Jean de Doyat en signa
plusieurs. Il fut
donné suite aux conclusions du commissaire du roi dans l'affaire d'Auvergne
et de Bourbonnais. La cause fut instruite. On y ajourna les officiers du
prince Jean II, son capitaine des gardes, son procureur général et plusieurs
de ses principaux officiers. On prit surtout à partie son premier ministre et
chancelier, Geoffroy ou Godefroy Hébert, évêque de Coutances. Le seul moyen,
en effet, de mettre les grands barons eux-mêmes dans l'impossibilité de
contrevenir aux principes de la justice et aux droits de la royauté,
n'était-ce pas de faire peser sur leurs ministres une responsabilité directe
et d'appeler ceux-ci à répondre de leurs actes devant le parlement ? Après
donc avoir réglé avec le comte de Nevers les conditions de son arrangement et
en avoir pressé le contrôle auprès du parlement, le 16 janvier, le roi
publie, dès le 17 janvier, à la date de Saint-Bonaventure près Chinon, une
ordonnance officielle destinée à obvier aux entreprises faites, par prétexte
de pairie et par abus des privilèges accordés aux pairs, sur la juridiction
du parlement et autres juridictions royales. Un
arrêt du parlement porte ces mots : « Vu les informations faites contre
Geoffroy Hébert, prisonnier en la Conciergerie, comme prévenu de plusieurs
méfaits et spécialement du crime « de lèse-majesté à l'égard du roi Louis, il
sera dit que les meubles dudit évêque seront mis dans la main du roi, et
défense est faite à maître Jean Hébert, son père, de rien lever dudit évêché[16]. » Toutefois, après les
procédures d'usage, nulles sévères sentences ne furent prononcées contre
aucun des accusés ; et à la date du 22 décembre 1480 on lit encore cette
décision du parlement : « Ouï maître Baillet, maître des requêtes, sur
les lettres que le roi lui a écrites pour l'élargissement de l'évêque de
Coutances, prisonnier à la Conciergerie, la cour lui permet de procéder audit
élargissement, selon la teneur desdites lettres et sous les conditions en
icelles contenues. » Ainsi c'est par ordre du roi qu'il fut mis en liberté.
Louis voulut s'en tenir à cette démonstration juridique. Mais si
l'on n'avait pas, directement inculpé le duc par suite des ménagements dont
on ne voulait point se départir envers lui ; si l'on s'était contenté d'une
procédure contre ses officiers, s'abstenant même de pousser les choses à une
extrême rigueur, on n'en reconnaissait pas moins que le rapport de Jean de
Doyat était exact dans toutes ses principales assertions. Le roi n'omit point
à l'en récompenser. Ainsi, par lettres du Plessis, 30 décembre 1480, il
informe la chambre des comptes « qu'il a fait don à Jean de Doyat, son
féal conseiller et chambellan, écuyer, seigneur de Montréal, lieutenant et
gouverneur de sa part ès haut et bas pays d'Auvergne, des revenus du
bailliage de Montferrand, et que son intention est qu'il en jouisse
pleinement ». On conçoit qu'une telle faveur et une telle autorité fissent
ombrage au duc de ces lieux. Ce qui déplaisait souverainement aux grands
vassaux, c'était surtout ce contrôle des justices seigneuriales si
rapprochées d'elles. Mais le roi ne s'en tint pas là, et voulut encore suivre
de tous points la pensée de son conseiller. Les
villes et seigneuries nuement sujettes au roi ès dits pays étaient, 1° dans
la haute Auvergne, Saint-Flour, Orlhac, Mauriac, Mauves, les terres de
l'évêque, de l'abbé de Mauves, du doyen de Mauriac, de l'abbé d'Orlhac, et
généralement toutes les terres des églises et celles qui furent au feu duc de
Nemours, ressortissant à Orlhac devant le bailli des montagnes, maitre Josselin
Dubois ; 2" dans la basse Auvergne, Clermont, Montferrand, Algue-perse,
Issoire, Brioude, Billon), Cusset, Saint-Pourçain, Ebreule, Saint-Germain-
Lambronc, les terres et seigneuries de l'évêque de Clermont, de l'abbé de la
Chaise-Dieu, de l'abbaye d'Issoire, de l'abbé de Mauglieu, des prieurs de
Poncillarges et de la Vote, des abbesses de Beaumont et de Blesly, et en
général tous les fiefs d'Église, ainsi que les bailliages d'Usson
ressortissant au siège de Montferrand, dont le bailli était Antoine de Moliat
; et cela lorsque Jean de Doyat était gouverneur et capitaine de Cusset, son
frère, Guillaume de Doyat, juge et garde de ladite prévôté ; c'est-à-dire à
l'époque où il fit son mémoire, qui explique si clairement comment, en chaque
province, il y avait à la fois, avec autorité de juge, le seigneur du lieu
pour les vassaux et un gouverneur royal pour les terres et sujets royaux. A côté
de Montferrand, siège du baillage d'Auvergne, grandissait Clermont. Une sorte
de rivalité commençait à poindre entre ces deux villes, l'une royale depuis
longtemps, l'autre encore sujette de son évêque. Les gens de Clermont étaient
de vieille date en contestation avec lui. « Plusieurs fois ils avaient
perdu et reconquis le droit de s'assembler pour délibérer de leurs affaires[17] ». Presque. toujours les
rois s'étaient déclarés en leur faveur ; Louis XI ne pouvait manquer d'en
faire autant. Alors et depuis 1476, l'évêché était tenu mi commende par le
cardinal Charles de Bourbon, archevêque de Lyon, et frère du duc, lequel
administrait par son vicaire Pierre de Lassaudun, chanoine de Clermont. Les
bourgeois de cette ville, ayant élevé de nouvelles plaintes et réclamé leurs
anciennes libertés, le roi leur confirma leurs antiques privilèges : de plus
il leur accorda le droit de consulat et de ville jurée, et l'exemption de
toutes tailles, à la condition de payer les assises (ou
l'équivalent), et
le huitième sur le vin. Ses lettres, citées par le président Savaron, sont
dignes de remarque. Il dit : « A la demande de nos chers et amés les consuls,
bourgeois et habitants de Clairemont, au bas pays d'Auvergne, ne voulant pas
que leur condition soit pire que celle des autres bonnes villes du royaume,
et désirant que nos sujets soient traités et gouvernés par une même loi,
voulant d'ailleurs les soulager autant que possible selon le cas, par ce
motif nous inclinons libéralement à la requeste des suppliants, etc. » Toutefois
le cardinal eut assez d'influence pour retarder l'expédition de ce mandement[18]. D'un autre côté les consuls et
les bourgeois trouvaient que les cinquante écus d'or exigés pour le sceau et
la somme qu'il fallait d'abord payer étaient au-dessus de leurs moyens ;
leurs réclamations se portèrent sur ce point[19], et le 28 janvier 1480(1) ils chargèrent le seigneur de
la Tour d'exposer au roi leur grande misère et détresse, tout en le
remerciant d'avoir accédé à leur première demande. L'arrivée
en février 1480(1) de
Jean de Doyat, baron de Montréal, fit grande sensation à Clermont. Il ne lui
fut pas difficile de persuader à la bourgeoisie combien il leur importait de
s'élever au rang des villes capitales des provinces, et, en conséquence, de hâter
l'expédition du mandement, promettant de les y aider de tout son pouvoir[20]. Il y eut alors entre lui et
les notables de la ville un échange de procédés pleins de courtoisie. Le 25
mars 148(1, les états furent tenus à Clermont, en présence de messire Jean de
Doyat[21], gouverneur du haut et bas pays
d'Auvergne. Là fut terminé le différend entre les treize bonnes villes-
représentant le tiers état et gens du plat pays ; il fut convenu, par
conciliation, que toutes les dépenses seraient payées en commun. Dès lors il
était aisé de pressentir la fusion des deux villes de Clermont et de
Montferrand, laquelle s'opéra vingt-cinq ans plus tard. La joie
fut grande à Clermont quand on se vit en possession de l'indépendance
relative, tant désirée. Mais ce ne devait pas être pour longtemps. Trois ans
après, sitôt la mort du roi, bien qu'ils eussent payé les sommes demandées,
les gens de Clermont retombèrent sous la domination du duc de Bourbon ; leur
évêque ressaisit les clefs de leur ville, et ils durent subir encore
longtemps un pouvoir sans contrôle. Ils ne purent s'assembler pour leurs
affaires sans licence du seigneur évêque présent ou représenté par un de ses
officiers. Enfin il leur fallut attendre encore soixante-huit ails pour
revoir des jours plus heureux ; « tant il est vrai[22] que les conquêtes de la liberté
sont bien difficiles à conserver ! » A cause
surtout du siège épiscopal, Montferrand, ancien siège de bailliage, devait
être absorbé par Clermont, comme Saint-Pierre-le-Moustier, à peu de distance
de là, le fut par Moulins. Les coutumes des villes étaient diverses.
Plusieurs de celles de Montferrand sont remarquables[23]. Pour juger de ce temps il est
bon d'en connaître quelques- unes. Le 29 octobre 1291, le seigneur Louis de
Beaujeu confirme les coutumes et privilèges de cette ville ; il érige les
habitants en corps de commune, avec droit d'élire tous les ans huit consuls
qui se choisiront des conseillers, et tous ensemble des successeurs, avant de
sortir de leurs charges. L'autorité des consuls est déterminée, aussi bien
que la loi et les pénalités attachées aux délits. C'est un code complet, où
les testaments et les successions sont réglés comme le reste. « Plus
de torture dite question. Le bailli n'aura au-dessus de lui que le seigneur
ou le lieutenant d'icelui. Tout homme peut arrêter celui qui emporte le bien
d'autrui, tant qu'il est sur le territoire de Montferrand. Celui qui tue un
animal surpris en dommage, et qui pouvait l'enfermer, en payera le prix. On
ne saisira point les instruments nécessaires à chacun pour gagner sa vie. Le
sergent qui insulterait ou frapperait serait puni corporellement. Le seigneur
n'a point droit de garenne ; il lui est interdit d'introduire dans la ville
ni choses ni personnes pouvant nuire aux habitants. A moins de cas
très-graves, nul ne pourra être arrêté, s'il donne caution de comparaître au
jour dit. Protection est due aux étrangers. Qui ne viendra pas quand on
criera au secours, payera l'amende. » Parmi
ces lois il y en a que nos codes attendent encore. Déjà, sous Charles VI, la
ville de Montferrand fut déclarée unie à la couronne ; ses privilèges ayant
été confirmés par Charles VII en 1424 et en 1452, Louis XI les maintint. On
sait que, le 3 janvier 1448, Jacques de Mille, grand prieur d'Auvergne,
devenu grand maître de l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem, tint chapitre à
Montferrand. Ce ne
fut pas en vain que la justice eut les yeux ouverts sur les abus et les
crimes qui avaient attristé ces provinces ; car, par suite de l'initiative de
maître Jean de Doyat et vers le même temps, les grands jours furent, par
ordre du roi, tenus à Montferrand. On sait ce qu'étaient les grands jours.
Lorsque Philippe le Bel eut rendu le parlement sédentaire à Paris, il fallut,
pour dispenser les intéressés de faire de trop longs voyages, que de temps à
autre, en telle ou telle province, des membres délégués des parlements
allassent former extraordinairement de solennelles assises, où se jugeaient
d'abord tous les appels des sentences rendues par les baillis et autres
officiers de la justice royale et seigneuriale, et toutes les affaires les
plus importantes qui avaient pu se produire dans un vaste rayon. Ainsi les
grands jours de Montferrand de 1481, les seuls que fit tenir Louis XI,
étendaient leur ressort sur tout le centre de la France. Plusieurs fois, et
notamment après l'expulsion des Anglais, Charles VII s'était servi de cette
institution, particulièrement à Poitiers et Bordeaux, et beaucoup d'actes de
violence y furent punis ; mais ces tribunaux extraordinaires furent
évidemment impuissants à contenir les prétentions et usurpations continuelles
des grands feudataires. Il y fallait l'œuvre et la volonté ferme de Louis XI.
Ces assises, si souvent ternies sous François Pr, et les treize exécutions de
Poitiers, montrent assez quelles en furent les suites. Louis XIV y recourut,
et, du temps de Fléchier, on nous les montre encore à Clermont[24]. Si l'on
manque de détails à l'égard des grands jours de Montferrand, on y voit du
moins une nouvelle preuve du zèle de Louis XI pour une bonne justice.
L'ordonnance du Plessis, 25 juillet 1481, porte ces mots : a Pour le bien et
l'utilité de notre royaume, et pour l'abréviation des plaicts et procès de
nos sujets, plusieurs plaintes nous ayant été par cidevant faites afin de
réformer et corriger les fautes et abus qui se font et se peuvent faire par
plusieurs personnes et en divers lieux, dont punition n'a pu être faite le
temps passé, nous, de l'avis de plusieurs seigneurs de notre sang et notables
gens de notre conseil, avons reconnu la nécessité de faire tenir les grands
jours en notre ville de Montferrand, parce que, depuis l'époque (1454) où ils y furent tenus,
plusieurs procès, tant d'appel qu'autres, se sont mus ès dits pays, et ne
finiroient pas si de grands jours n'intervenoient. Ainsi à Montferrand seront
envoyés un des présidents de notre parlement de Paris, douze de nos conseillers,
un substitut de notre procureur général et autres officiers « de justice
nécessaires pour expédier les causes des pays des plaines et montagnes
d'Auvergne, du haut et bas Bourbonnais, du Nivernais, du Foretz, du
Beaujolais, des bailliages de Saint-Pierre-le-Moustier, de Montferrand, du
Lyonnais, de Combraille, de la Marche, et du ressort d'iceux, à commencer du
premier septembre prochain, jusqu'à la fin d'octobre suivent. Ces juges connoîtront
de toutes matières réelles et possessoires jusqu'à 10.000 livres tournois
payables une fois, et aussi de toutes matières d'appel et de toutes
exécutions pour répression de tous abus et crimes perpétrés par nos officiers
et autres personnes : nous voulons même qu'ils corrigent, si besoin est, ès
usages, tout ce qu'ils verront être déraisonnable, ainsi qu'ils verront être
à propos de faire pour le bien de nos pays ; nous voulons enfin que leurs
décisions soient définitives, comme si elles avoient été rendues par le
parlement lui-même. » Le sire
de Beaujeu, comte de la Marche, ayant fait réclamer qu'en raison de son privilège
de pair, les causes de son comté où il serait intéressé fussent renvoyées au
parlement de Paris, il fut répondu que si lé comte était partie en quelques
procès, le renvoi pourrait alors être demandé, et que les commissaires en
décideraient. On vit
donc arriver à Montferrand le président du parlement Mathieu de Nanterre, les
conseillers et autres officiers de justice requis en pareil cas. En ces
grands jours siégeaient le comte de Montpensier, grand-oncle du duc de
Bourbon, et aussi parmi les commissaires royaux, maître Jean de Doyat. « Un
des arrêts rendus par la commission, dit M. de Pastoret, eut pour objet la
réparation des injures dites contre lui. » Comment s'en étonmer ? Il y a des
injures qu'on méprise, il est vrai ; mais on doit toujours aussi faire
respecter en sa personne l'autorité qu'on représente. Avec
beaucoup de raison, le roi le tint au nombre de ses plus fidèles officiers et
ne manqua pas de le témoigner. Ainsi, par lettres de Cléry, 14 août 1482,
adressées à MM. des comptes, il dit : « A cause des grands, louables et
recommandables services que notre amé et féal conseiller et chambellan, Jean
de Doyat, nous a par ci-devant faits et continue de faire chaque jour à
l'entour de notre personne en nos plus grands et principaux (sic) affaires, nous avons joint
ensemble et dans une même seigneurie en fief certaines terres et héritages
plus à plein spécifiées en nos lettres ; auxquelles terres nous avons imposé
le nom de Doyat, et avons donné à icelui tout droit de justice haute, moyenne
et basse, comme vous verrez en nosdites chartres que nous vous envoyons. Et
pour ce que nous avons les affaires de notre dit chambellan fort à cœur, nous
vous mandons et expressément enjoignons que, incontinent que nos lettres vous
seront présentées, vous les vérifiiez de point en point selon leur forme et
teneur, sans y faire aucune difficulté ou restriction. » On verra quel fut
l'effet de ces bonnes intentions. Si le
roi, en ses dernières années, compta quelques faux amis, hommes avides qui
exploitaient indignement son désir de vivre encore quelques années, il ne s'y
trompa qu'à demi. Au premier rang fut l'insatiable Jacques Coytier, et aussi
Adam Fumée qui, plus habile encore que celui-ci, sut conserver et accroître
son crédit sous le règne suivant. On le vit même commis à la garde des sceaux[25] après Guillaume de Rochefort.
Que l'histoire traite sévèrement les ambitieux, elle en a le droit et le
devoir ; mais en examinant ce qui est connu des actes de Jean de Doyat et
même d'Olivier le Dain, fait simplement comte de Meulan, et qui par sa coopération
rendit un si notable service à la prise de Tournay, on ne voit sur quoi se
fondent à leur égard les rigueurs des historiens. Que leur reproche-t-on, en
effet ? Serait-ce leur modeste naissance ou leur profession vulgaire ? Mais
est-ce que saint Louis et Philippe le Bel n'avaient donné leur confiance qu'à
des hommes de haute extraction ? Ne voyait-on pas, sous Louis XI, assez de
prélats et de grands seigneurs à la tête des diverses missions ? Quelquefois
même ne leur arrivait-il pas d'y échouer, comme le sire de Comines en Flandre
et Robert Gaguin à Cologne ? D'ailleurs « quelque basse en apparence que
fût la profession de barbier, dit le baron de Reiffenberg, elle était
cependant plus relevée qu'aujourd'hui, puisqu'elle se confondait avec celle
de chirurgien. » D'autres
ont été, chacun en leur temps, victimes des réactions. Pierre Labrosse,
chirurgien et barbier de saint Louis, jouit à la cour de Philippe III d'un
crédit qu'il expia cruellement. Mais si, à leur tour, Jean de Doyat et
Olivier le Dain furent, sans examen, des hommes sacrifiés, ce n'est point
qu'ils eussent mal servi le roi et la France. Louis XI avait recherché en eux
la capacité et en cela il ne fut pas trompé ; mais ils déplurent aux grands
qui ne l'oublièrent pas. Il ne
serait pas non plus juste de croire que le roi fit une opposition
systématique à la noblesse. Bien des fois il le prouva. Ainsi les habitants
ruraux du diocèse de Nîmes, s'étant insurgés contre les nobles, voulurent les
assujettir à l'impôt de la taille, particulièrement Arnault de Saint-Félix,
seigneur de l'Isle, et cela sous le prétexte qu'ils avaient acquis ces biens
par concession ou autrement : il y avait eu à ce sujet de longs procès, des
arrêts, même des voies de fait, et l'on comptait plusieurs blessés. Que fera
le roi ? Louis XI vient en aide à la noblesse dès qu'il la voit opprimée ; il
maintient les nobles dans leurs privilèges : d'Amiens il déclare, en juillet,
que leurs biens leur seront rendus ; qu'ils ne sont pas contribuables, même
pour les terres qu'ils tiendraient de leurs propres mains. Il est donc fort
inexact de dire « que sa volonté fut implacable contre les antiques débris de
l'aristocratie nobiliaire ». En
toutes les dispositions du roi se retrouvaient les idées libérales qu'il
savait allier au maintien de ses droits. Comprenant toute l'importance du
commerce pour la prospérité du royaume, il déclare par acte authentique que
l'on ne déroge pas par un loyal trafic. Tel est le dispositif de son
ordonnance. « Désirant, de tout notre cœur, chercher et faire pratiquer tous
les moyens qui peuvent tourner au profit de nos sujets, et voulant leur
donner l'industrie, afin ciels puissent profiter, s'enrichir et plus aisément
vivre sous notre autorité ; de notre science certaine et autorité royale, et
aussi de l'avis et délibération de plusieurs notables qui connoissent bien
cette matière, nous déclarons et ordonnons, par édit perpétuel, que à tous,
seigneurs, gens d'église, nobles, officiers de nous ou des seigneuries étant
sous nous, et généralement à toutes manières de gens, de quelque état,
qualité ou condition qu'ils soient, il est loisible de marchander par terre,
par mer et par eaux douces, sans déroger à leur noblesse, état, office,
dignité ou prérogative ; qu'il ne pourra, à cause de ce, leur être rien
imputé, s'ils ont payé les droits dus à cause dudit exercice de marchandise
ou commerce ; pourvu toutefois qu'ils ne transportent aucune artillerie,
poudre de canon, ni autre matière de guerre, à moins d'avoir obtenu pour cela
congé et licence. Nous voulons en outre que notre présente permission
s'étende à tous seigneurs, nobles ou officiers, qui auroient par ci-devant
exercé le commerce, pourvu qu'ils l'aient exercé sans fraude. Nous imposons
donc sur ce à nos justiciers un perpétuel silence. Ainsi sera la présente
ordonnance exécutée nonobstant les défenses ou restrictions qui pourroient
avoir été faites par nous ou par nos devanciers. Rien de
ce qui intéresse l'industrie et la loyauté des transactions ne lui était
indifférent. H s'était fait rendre compte de l'état de la draperie et avait
provoqué une enquête à ce sujet. Ayant donc chargé maître Jean Colletier, un
des échevins de Paris, d'examiner les ordonnances sur cette branche de
commerce et d'interroger les principaux drapiers de Paris, de Senlis, de
Rouen, de Beauvais, de Barfleur, de Saint-Lô et de Montivilliers qui
fréquentaient les foires du Lendit, et après avoir reçu le rapport dudit
enquesteur fait sur leurs déclarations écrites, il rendit à Tours, 2 novembre
1479, une ordonnance qui obligeait les fabricants à n'exposer en vente que
des draps d'une qualité bonne et loyale. A fort
peu de temps de là, le roi exigea, dans l'intérêt de sa marine, que si le
trafic se faisait par mer, les marchandises qui viendraient de l'étranger en
France, celles de l'Orient surtout, ne fussent importées que sur des
vaisseaux français. Ainsi un marchand de Pézenas, qui s'était servi de
gabasses de Venise venues à Marseille, pour exporter ses draps en Sicile et
importer du sucre et du coton qu'il voulait vendre à Lyon, ne put introduire
sa marchandise qu'en s'adressant au général des finances, et il lui fallut,
selon la règle, la débarquer à Aigues-Mortes. Les précautions du roi vont
jusqu'à écrire en Afrique au bey de Bône. Il souhaite la liberté du commerce
sur mer entre les sujets dudit roi et les Provençaux. Il désire que les
traités déjà faits par le roi René, son oncle, soient maintenus ; et il le
prie, avec promesse de réciprocité, d'accorder sa protection aux sujets de
France qui iront trafiquer en ces contrées. Toutes
justes réclamations trouvaient auprès du roi un bienveillant accueil. Ainsi
Guyot Pot, bailli de Beauvais et autres lieux, après lui avoir rendu compte
de sa mission touchant les blés de son bailliage, demande respectueusement
que les douze cents livres de gages qui lui sont assignés soient établis en
bon lieu par messieurs des finances. C'était alors un beau traitement, égal à
celui de Jean Jacquelin, président des parlements de la Bourgogne, et cela
tandis que le gouverneur, Charles d'Amboise, touchait deux mille livres
d'honoraires ; le capitaine de Mâcon, Louis de Furs, était appointé le 3 août
à cent livres, et chacun des archers de Champagne à quatre livres dix sous
par mois. Ces exemples et tant d'autres, que les comptes du temps
permettraient de citer, nous confirment dans cette pensée qu'en multipliant
par quarante on transforme assez exactement en valeur actuelle une somme de
cette époque. Alors aussi les seigneuries tenaient souvent lieu de pension :
ainsi, en septembre 1479, la terre de Bagneux fut donnée au bâtard de Bourgogne
pour une redevance promise de deux mille livres. Jamais
on ne vit Louis XI remettre à un temps plus calme aucun acte de gratitude. Se
souvenant que récemment son chambellan, Jean d'Estouteville, avait été
grièvement blessé à Guinegatte et d'autres fois encore lui avait rendu de
grands services, par lettres du Plessis, en mars, il lui donne la haute
justice et d'autres avantages notables en plusieurs seigneuries. Dans le même
temps, pour dédommager Olivier Coëtivy et Marie de Valois, épouse de
celui-ci, de la terre de Taillebourg accordée à Gaston du Lion, il leur cède
en échange la seigneurie de Rochefort. Parmi les rémissions qu'il ne cesse
d'accorder nous en citerons qui eurent une couleur politique. Jean de
Bédiers, châtelain et receveur de Pouancé, avait notoirement favorisé les
Bretons lorsque ceux-ci s'étaient emparés de cette ville : le i2 mars 143r,
le roi lui accorda du Plessis une abolition. Il en prononça une aussi en
faveur de Joachim Barrois et autres gentilshommes également compromis.
Baudichon de Beaurain, un de ses comptables, avait fort malversé et était
poursuivi par les commissaires chargés de la recherche des abus en matière de
gabelles ; mais il faisait aveu de sa faute et il avait deux fils hommes
d'armes qui servaient l'un sous le gouverneur de Bourgogne, l'autre sous le
sire de Vergy ; le roi lui donne aussi complète abolition, déclarant que les
pouvoirs de ses délégués ne s'étendaient point sur les nobles. Enfin,
non satisfait de combler l'église de Cléry de ses dons, il veut rétablir
l'ordre dans les finances de cette collégiale, et le 20 mars il précise ses
ordres à cet égard. Suivant le vœu qu'il avait fait d'offrir à l'église de
Notre-Dame-du-Puy en Anjou, dès que son fils aurait dix ans, une statue en
argent du poids de l'enfant, il édicte de Tours, cloître Saint-Martin, 1479,
ce qui assurait l'effet de cette promesse. Il provoque encore une mesure qui
devait honorer Dieu et fortifier la morale publique. Le vendredi 16 juin
1480, le parlement, d'accord en cela avec la lettre du roi au maire d'Angers,
du 12 mars 1478, ordonne que par cri public, et à son de trompe, défense sera
faite que personne ne déteste, ne renie, ne maugrée le nom de Dieu, de Notre-Dame
et des Saints, surtout au lieu où l'on tient le berlan : pour première peine,
amende arbitraire ; pour récidive, le poteau ; une troisième fois on aura la
langue percée. Avec grande raison on pensait alors que quiconque aura cessé
d'honorer Dieu, oubliera bientôt toute idée du devoir. Tandis
que par un travail incessant le roi réglementait toutes choses en son
royaume, il ne perdait de vue ni les soins de sa défense ni les démarches
équivoques de ses voisins. Ainsi, par ordonnance du 18 janvier 1479(80), ce jour même où il proclame
que les évêques doivent au roi l'hommage et le serinent de fidélité, il
ordonne la levée du ban et de l'arrière-ban, et il désigne Jacques de
Beaumont, seigneur de Bressuire, pour commander les troupes qui auront été
levées dans tous les pays de l'ouest, y compris le Maine, la Touraine et le
Poitou. Ayant donc pourvu aux réparations des murs et fortifications des
villes du duché et de la Comté, renforcé son armée de Bourgogne, et pris
toutes les mesures que prescrivait la prudence, il veille à se prémunir contre
d'autres complications. Outre
son adversaire de Flandre, le roi, à force de services, s'en était
insensiblement créé un autre qui pouvait devenir un dangereux rival. On se
rappelle que Louis XI, depuis son entrevue à Lyon avec son oncle et du gré de
celui-ci, faisait administrer l'Anjou comme province de la couronne. Peu après,
le roi René avait pris des dispositions par lesquelles il léguait la Provence
au fils de son frère, Charles du Maine. Or Louis savait que René de Vaudemont
faisait d'actives démarches auprès de son grand-père maternel pour le décider
à changer à cet égard le testament qu'il avait fait. C'était chose fort
grave. Aussi, pour observer ce qui se passait à la cour de son oncle,
envoya-t-il le sire de Blanchefort, maire de Bordeaux, et François Genas,
général des finances. L'année
précédente Louis, par une convention secrète et un peu gratuite, avait cédé
au jeune duc René de Lorraine ses droits sur le Luxembourg, qu'il se souciait
peu d'annexer à la France, et sur la comté de Bourgogne, dont il n'espérait
presque plus la conquête. La guerre avait changé ces situations. La Comté avait
été conquise sans nulle participation du jeune duc ; il lui convenait donc
fort peu de la revendiquer. II eut d'ailleurs été encore plus difficile de
forcer ces peuples à être Lorrains qu'à les faire consentir à être Français. Le duc
René II, tout enivré de ses succès, oubliait que le roi, à qui il les devait
en partie, tenait en échec depuis deux ans toutes les forces de Flandre et de
Bourgogne, et qu'à cela seul il devait aussi sa sécurité. Cette paix même,
dont il jouissait, lui donna l'idée de travailler à devenir l'héritier de son
aïeul, déjà bien affaibli par l'âge. Ce dessein était devenu manifeste. Déjà
même « René Il s'était fait consentir un bail pour le duché de Bar, et « il
en avait pris le gouvernement ». C'était un vaste projet. Qu'on se figure un
prince vaillant et ambitieux, réunissant les duchés de Lorraine et de Bar au
Luxembourg et à la Provence, et l'on comprendra combien de telles prétentions
étaient contraires à l'intérêt de la France, à l'unité et à la concentration
du pouvoir. Là encore le roi s'exposera-t-il à voir se former sous ses yeux
une autre puissance- féodale presque aussi étendue que fut le duché de
Bourgogne ? Il ne fera point une telle faute. Le roi
René lui-même songeait peu à satisfaire les vues de son petit-fils ; car il
se concertait avec Louis XI touchant l'administration de ses domaines ; afin
d'arriver plus sûrement à un accord sur plusieurs points essentiels, il
s'adressait même d'avance au sire du Bouchage, ainsi qu'on le voit dans une
lettre de Tarascon, 28 août 1479, adressée à ce conseiller intime[26], avec prière de faire expédier
les députés qu'il envoyait au roi sur les affaires de ses duchés d'Anjou et
de Bar. Cependant Louis s'inquiétait avec raison de la présence du jeune duc
en Provence : or celui-ci, se voyant deviné, s'éloigna bientôt ; et comme les
Vénitiens en guerre avec Ferrare l'appelaient, il se hâta d'aller en Italie y
cacher sa déconvenue. On a dit que la proposition lui fut faite de 'remplacer
ses armes de Lorraine par les armes pleines d'Anjou, et qu'il n'y aurait pas
consenti ; mais il céda à de plus graves motifs. Il n'avait pu mettre dans
ses intérêts les ministres de son aïeul, particulièrement Palamède de Forbin. Le
Barrois, à l'ouest de la Lorraine, était à l'est du Vermandois et de la
Champagne, une porte presqu'ouverte pour communiquer du Luxembourg avec les
Bourgognes. Cette position était trop importante pour que Louis XI la laissât
échapper. Il n'a pu oublier tout ce qu'il a dépensé d'or pour cette maison de
Lorraine ; n'a-t-il pas droit au moins à un titre de garantie ? On convient
d'ailleurs « que le duché de Bar était un fief de la couronne ; que le
cardinal Louis de Bar l'avait usurpé sur Robert de Bar, son neveu, et l'avait
donné à René, qui en jouissait encore[27] ». En 1476, on s'en
souvient, Marguerite d'Anjou, seconde fille du roi René, avait cédé à Lotis
Xi ses droits présents et à venir sur tous les biens paternels et maternels ;
parce que, dit cet acte, « elle doit tout au roi ; qu'il l'a assistée dans
tous les temps, l'a tirée de prison, et qu'enfin c'est encore lui qui la fait
vivre ». Dès le
mois de décembre, le roi avait donc envoyé à Nancy, muni du testament de
Marguerite et des pièces nécessaires, Michel de Pons, son avocat général près
le parlement, pour soutenir les droits de cette princesse et pour demander à
la douairière de Lorraine de lui faire justice des biens de leur mère, dont
elle et son fils jouissaient seuls depuis plus de sept ans. A cette
réclamation étaient jointes des répétitions de sommes fort légitimement dues
au roi. Yolande était fière et hautaine ; elle le montra dans sa réponse ;
mais, se ravisant bientôt, elle s'en fit excuser par Jean de Wiss, bailli de
Nancy. Puis, son conseil entendu, elle répondit, « qu'elle honorait la reine
Marguerite comme sa bonne et chère sœur ; que si elle voulait venir en
Lorraine elle y serait dignement traitée ; que, sous peu, sitôt que son fils
serait de retour, ils enverraient à la reine, sa sœur, des propositions
qu'elle ne pourrait rejeter ». C'était un atermoiement. Michel
de Pons ne put obtenir davantage ; mais pendant ce temps vinrent de Provence
auprès du roi, avec des pouvoirs suffisants, l'évêque de Marseille et Honorat
de Berre, grand’maître d'hôtel de René, et, au nom de leur maître, ils lui
transportèrent pour six ans la ville et prévôté de Bar, à condition que le
roi de Sicile y conserverait ses droits, dignités et prééminences, que Louis
XI lui payerait chaque année six mille livres, et que les habitants
garderaient leurs privilèges. Le
contrat fut signé à Tours, le 8 janvier 1479(80) ; le roi le ratifia le 12 à
Bonaventure-lès-Chinon, et dès le 13 il nomma, pour prendre possession
desdites ville, château et prévôté de Bar, Guillaume Bournel, son maitre
d'hôtel, et Robert de Montmirel, clerc des comptes. Le 12 février ils
trouvèrent à Bar-le-Duc Bertrand de la Jaille et antres commissaires du roi
René députés à cet effet ; alors la cession se fit suivant les termes de
l'acte du 8 janvier : il y fut dit « que c'était par arrendement et pour six
ans ». Pourquoi
s'étonner si le roi recommande à ses délégués d'insérer quelque mot qui
rappelât le droit primordial de la couronne ? Ce droit, qui existait
réellement, consolidait la transaction actuelle, et était aussi une pierre
d'attente pour l'annexion future. Le roi, dès lors, fit gouverner en son nom
Bar et plusieurs autres villes de ce duché. C'est
deux mois après, le 15 avril 1480, que la seigneurie de Château-sur-Moselle
et ses dépendances furent encore, par Jean Allardel, évêque de Marseille, et
autres députés du roi de Sicile, vendues aux représentants du roi, Pierre Doriole,
chancelier, Guillaume de Clugny, évêque de Poitiers, et maître Raoul Pichon
pour 60.000 livres, dont 10.000 payables à la Trinité prochaine, et même
somme chaque année pendant cinq ans. L'expiration
de la trêve de Flandre approchait : au dehors sur quels appuis pouvait
compter la France ? Sigismond, parent de Maximilien, et toujours aux
expédients lui-même, aurait plutôt demandé aide et secours qu'il n'eût pu en
donner. Tous les princes allemands étaient alors plus ou moins occupés de
luttes personnelles. Ainsi, hors les Suisses, peu ou point d'alliance
étrangère. Cependant le roi n'avait point omis de cultiver celles que, deux ans
auparavant, la mission du bailli de Vitry, sire de Lenoncourt, avait
attachées à ses intérêts. Pourquoi, en effet, ne pas profiter des haines que
la maison de Bourgogne s'était attirées par de criantes injustices ? Dès le 7
novembre Louis avait donné des instructions étendues à Perceval de Dreux,
seigneur de Blanc-Fossé, et à maître Pierre Framberge. Ils durent se rendre à
Metz et y conférer, le 15 janvier suivant, avec les ambassadeurs de madame
Catherine de Gueldres et autres gens notables des comtés de Nimègue, de
Zutphen et d'Arnheim, en vue d'une confédération réciproque. « Le roi sera
content de faire alliance avec les dessus-dits et expressément contre le duc
d'Autriche et la duchesse Marie, sa femme ; et aussi contre le duc de Clèves,
son épouse, s et leurs enfants, et il désire qu'ils leur fassent la guerre la
plus âpre qu'ils pourront. » C'était,
en effet, ce que faisaient les gens de Gueldres. On se rappelle que la
succession de ce duché, qui fut plus tard la première des provinces unies,
avait déjà donné lieu à de vives résistances. Sans doute le duc Arnould avait
pu, en toute justice, déshériter son fils Adolphe, coupable de tant
d'ingratitude et de perfidie ; mais les deux enfants de celui-ci, Charles et
Philippine, étaient innocents des fautes de leur père, et les peuples qui
haïssaient la domination bourguignonne leur étaient restés fidèles. Aussi,
comme le duc Charles, Maximilien croyait de sa sûreté de les garder en
otages. Les gens de Gueldres soutinrent les armes à la main les droits de
leur jeune duc. Ils mirent d'abord à leur tête Frédéric de Brunswick, et
ensuite le vaillant évêque de Munster, Henri de Schwartzemberg, lequel s'empressa,
dès le mois de janvier 1479, de conclure un traité d'alliance avec les
députés de France, le sire Perceval de Dreux et maître Framberge. Le roi,
suivant le désir exprimé par les lettres de Catherine de Gueldres, s'engage à
ne faire avec le duc d'Autriche ni paix ni longue trêve sans que le duc de
Gueldres et sa sœur, « violemment retenus prisonniers, » soient mis en
liberté. Mais ce ne fut « qu'en 1492 que Maximilien perdit ce duché et
que Charles d'Egmont, fils d'Adolphe, fut réintégré en son héritage[28] ». Quant à Philippine de
Gueldres, elle fut épouse de René II, duc de Lorraine, et elle lui donna une
postérité. Aussi
bien par ses représentants que par le rapport d'un nommé Herman Wliestedt que
l'évêque de Poitiers avait envoyé en Flandre au mois de mai 1479, Louis XI
était au courant de tous les embarras de Maximilien. C'est ainsi qu'il sait
que les gens de Gueldres ont tué beaucoup de monde au duc ; le duc de Juliers
serait, heureusement pour lui, venu à son secours : toutefois, malgré le
désir de Maximilien, les gens de Gueldres n'ont point voulu entendre à un
accommodement que leur jeune duc ne fût libre. Mais surtout le duc manquait
d'argent ; on conçoit qu'à une époque où tout service militaire se vendait en
Allemagne et ailleurs cette pénurie pouvait le perdre. Faute d'argent les
Suisses l'avaient quitté, et le prince d'Orange était réduit à l'inaction. Il
était bien difficile d'obtenir de nouveaux subsides de tous ces pays las de
payer sous toutes les formes, aides, tailles et gabelles. Cependant on
essaya. Il y eut donc à Gand une réunion des états de Flandre ; le
chancelier, maître Carondelet, y lut un rapport qui concluait à une demande
d'hommes et d'argent, et en particulier à l'entretien de mille lances pour la
défense du Luxembourg ; ce à quoi les Gantois se refusèrent, conseillant de
s'adresser à des villes moins foulées[29]. Or une réponse à peu près
semblable fut faite par les trois autres membres de Flandre. A cette occasion
Maximilien, désappointé, écrivit de Bruxelles aux Gantois d'assez vives
remontrances[30]. Sa lettre, lue publiquement,
avait été fort mal accueillie. Les murmures furent suivis d'une information
et du bannissement de plusieurs. Un
d'entre eux, nommé Guillaume Vanderslagh et conseiller du duc, qui s'était
réfugié de Gand à Bruges, devint la cause d'une mésintelligence entre les
deux villes. Les gens de Bruges l'enfermèrent d'abord ; mais, au lieu de le
livrer aux Gantois, ils le mirent en liberté, à la demande de Maximilien. De
là vive altercation : les gens de Bruges tinrent trois jours tous leurs
métiers en armes ; cens de Gand réparèrent leurs fortifications, et, lâchant
leurs écluses, inondèrent leurs pays jusqu'à Oudenarde. Le duc
voyait donc ses villes prêtes à se faire la guerre ; dans ces villes 'mêmes
les bourgeois et les nobles, divisés en factions ; et les partis, au lieu de
prendre l'autorité souveraine pour point de ralliement, ne tomber d'accord
que pour lutter contre elle._ Mais ce n'était pas tout encore. Nulle part
l'anarchie n'était plus grande qu'en Hollande, et pour comble de malheur, à
cause d'une rivalité d'intérêts maritimes, les Hollandais étaient en guerre
ouverte avec ceux de Gueldres. Ainsi paraissaient également et la détresse du
duc et la faiblesse de son autorité ; et avec elles la difficulté de lever
une nouvelle armée. Bien
différente était la situation de Louis XI. La saison qui ramenait les faits
de guerre ne le trouvait pas au dépourvu. Outre ses troupes nombreuses de
Champagne et de Bourgogne, destinées à agir au nord-est, sa principale armée
était en Artois et sur les marches de Flandre, sous les ordres du sire de
Querdes. Disséminée dans les garnisons, et cependant prête à marcher au
premier signal, elle tenait en échec toutes les forces de Maximilien. Cette
fois l'initiative vint de la France. Afin de concentrer la guerre au nord,
Charles d'Amboise eut ordre d'entrer dans le Luxembourg. Il vint mettre le
siège devant Virton : la ville résista peu. Ivoy fut aussi emporté. Les sires
de Chimay et de Romont n'avaient point assez de forces pour lutter. Attaqué
de trois côtés à la fois, et sollicité par ses lieutenants de leur envoyer de
l'argent, Maximilien ne savait auquel entendre. La guerre lui était faite
alors par ses propres officiers, entre autres par le sire de Genouillac dit le
Galiot, naguère défenseur de Valenciennes, et passé comme de Querdes au
service de la France. Toutefois cette campagne ne fut en réalité qu'une suite
de pillages, de dévastations et de courses autour des places. Les sires de
Bossut et du Fay s'emparèrent de quelques petits forts sans nom : le
commandeur de Chantereine pilla Stavelot et parvint même à surprendre
Langres, qui dut se racheter pour 10.000 florins. Marie de Croy, comtesse de
Vernembourg, surprise et attaquée en l'absence de son mari, gouverneur de
Rodemack pour le roi, tint ferme avec une poignée de gens. Malgré les ruines
et l'incendie qui l'entouraient, elle ne se rendit, en mai, qu'à de bonnes
conditions, et lorsqu'elle en eut reçu l'ordre du comte son époux, qu'elle
alla rejoindre. De son côté, de Querdes, qui avait à venger plusieurs
violations de trêves antérieures, imagina d'envoyer au sire de Cohen,
gouverneur d'Aire, un traître nommé Robin, pour lui persuader de venir
s'emparer d'Hesdin par surprise. Cohen fut pris au piège et pensa y périr
avec tous les siens ; ruse de guerre, habile peut-être, mais que nous ne
saurions approuver. Se
figure-t-on, au milieu de ces luttes, quel était le sort des habitants des
frontières flamandes ? Comment plaindre, comparativement, celui des provinces
françaises de l'intérieur qui, pour quelques impôts indispensables, se
voyaient désormais à l'abri des guerres seigneuriales, des dévastations des
compagnies, et partout protégées sous l'égide de la royauté, par le
développement de la bourgeoisie et des communes, prospéraient au sein d'un
progrès industriel jusqu'alors inconnu ! Si la foule ne sut pas alors
apprécier la cause d'un tel bienfait, serait-ce une raison pour ne pas rendre
aujourd'hui justice au dévouement et au patriotisme de Louis XI ? Dès la
fin d'avril le roi partait de Tours et venait passer quelque temps aux
environs de Paris ; de là il dirigeait la marche des événements, et si la
guerre ne fut pas poussée plus vivement, ce fut par sa volonté. Fatigué d'un
travail incessant, avec une santé chancelante, il désirait la paix.
Malheureusement ses ennemis le savaient, et voulaient la lui faire acheter
par d'énormes sacrifices. Il les avait battus : eût-il mieux fait de les
écraser par un suprême effort ? Nul ne le sait. Mais il ne le voulut pas ; il
détestait ces hécatombes humaines, qu'on appelle batailles ; et il espéra
toujours obtenir cette paix par des moyens moins violents. Pendant
que la politique et ses complications absorbaient toutes ses heures,
aurait-il négligé ses devoirs de père, comme on l'a dit ? Les faits et les
lettres de ce temps prouvent le contraire. On sait que le Dauphin, né le 20
juin 1470, était élevé à Amboise, presque toujours sous les yeux de sa mère.
Louis XI, dans sa sollicitude paternelle, l'avait confié à un excellent
gouverneur ; il ne cessa de veiller sur son premier âge, et de l'entourer de
tous les soins. L'enfant est-il malade ? ses officiers lui rendent compte de
la situation : e Nous avons appelé avec maître Michel, maître Jean Millet et
maître Pierre Dubois, qui sont les deux plus loués médecins de par deçà. Si
votre plaisir est d'envoyer des vôtres, la chose n'en sera que mieux. Nous ne
vous mandons point renfort de médecins pour extrême nécessité qu'il en soit à
cette heure ; nous le faisons pour notre acquit, et par devoir de vous
avertir de tout ce qui survient. Les tranchées le prirent dimanche, furent
âpres, et durèrent bien une heure et demie ; le soir, à environ neuf heures,
il s'endormit et a reposé jusqu'à environ une heure après minuit... Sire,
cette lettre est enveloppée en celle que nous vous écrivons par ménagement
pour la reine, qui est grosse. Nous ne voudrions pas la mélancolier en lui
exposant la vraie vérité, Nous pensons que, dans le cas où il vous plairoit
lui montrer notre lettre, il n'est point besoin de lui en dire autant qu'à
vous. » La
santé délicate du dauphin justifiait donc la sollicitude du roi. Aussi, avant
de partir, avait-il vivement recommandé à maître Bourré, son secrétaire
intime, et à Mme de Tournelle, gouvernante du jeune prince, de redoubler de
soins pour lui. Du Plessis à Amboise il y avait de fréquents courriers. Mais
le roi voulut, malgré son éloignement, avoir souvent et plus promptement des
nouvelles de son fils : il établit donc alors, pour son usage, les postes
(l'Amboise à Paris. Des lettres importantes du médecin Claude des Moulins à
Mgr d'Alby et au sire du Bouchage, datées du 16 juin 1480, laissent entrevoir
que la santé du dauphin n'était nullement rassurante. Il avait eu quelques
accès de fièvre et une toux violente. A ses
craintes se rattachent certainement les dons excessifs que le roi fit alors à
l'église de Sainte-Marthe de Tarascon, en laquelle sainte il avait une
très-grande dévotion. C'est aussi dans ce mois de juin qu'il donne de
nombreux privilèges à Sainte-Catherine du Val des Écoliers, et que, plein de
confiance en la sainte Vierge, il augmente ses dons à Notre-Dame de Cléry. Du
temps où il resta au Plessis on a encore plusieurs lettres où sa tendresse
paternelle est très-marquée. « Monsieur du Plessis et vous, maître Claude,
écrit-il, ne menez plus Monsieur, le dauphin aux champs jusqu'en février ; et
me mandez demain matin comment il s'est porté cette nuit, pour avoir été aux
champs, et adieu. » — Le 23 novembre : « Monsieur du Plessis, j'écris à
Étienne de Vescq que si Monsieur le dauphin est en bonne santé il vienne
incontinent vers moi, et qu'il dise bien à Jean du Moustier ce qu'il devra
faire. Je vous prie d'y mettre une grande attention ; et s'il vous plaît,
qu'il n'y ait faute. » Voici
au même sujet quelques lettres de réponse au roi. Maître Bourré écrit
d'Amboise : « Sire, nous avons reçu vos lettres contenant de ne point
faire partir Monsieur le dauphin, jusqu'à ce que sa toux lui ait passé et que
nous voyions qu'il soit bien sain, et aussi de vous faire savoir où il a pris
cette toux, et comment. Sire, nous ne le ferons point partir que la toux
n'ait cessé, laquelle, Dieu merci, n'est pas grande. Au regard de vous écrire
où il l'a prise et comment, nous nous en sommes enquis, et n'avons pu savoir
autre chose sinon que Mme de Tournelle nous a dit ne s'en être aperçue que
lundi dernier, et qu'elle a couché depuis avec lui ; mais qu'elle sache
comment cette toux lui est venue, elle ne sait, sinon par la mutation du
temps ; et qu'elle dit qu'il a été trop étouffé cet hiver. Autres nous ont
dit qu'il fut jeudi aux champs, et il n'y avoit guère qu'il en étoit venu
quand nous arrivâmes en cette ville. »... Quelques jours après, 13 avril, il
dit encore : « Le dauphin est, grâce à Dieu et à Notre-Dame, en très-bon
point ; puisqu'il ne vous plaît me donner congé d'aller un voyage dans ma
maison, vous plaise au moins me mander quand votre plaisir sera que j'y
puisse aller huit jours seulement pour disposer de mon ménage en telle
manière que je ne vous demande plus d'y aller... » Enfin le roi écrit plus
tard au sire du Bouchage : « Pour ce que Mme de Tournelle ne peut plus
prendre la peine autour de Monsieur le dauphin, je vous prie qu'incontinent
ces lettres reçues-, vous vous en veniez devers moi pour m'aider à aviser ce
que j'y aurai à faire, et adieu. » Tant de
preuves manifestes des attentions du roi pour son fils ont arraché à un
auteur[31] ces paroles d'une juste
indignation : « On ne peut comprendre, dit-il, quelle est l'ignorance ou
l'impudence des écrivains qui traitent Louis de mauvais père. Jamais roi n'a
plus aimé ses enfants. » Même ses adversaires sont contraints de nous faire
de précieux aveux. « Le dauphin fut souvent malade, dit l'un d'eux[32] ; quelquefois même
dangereusement. Pour lors le roi s'en montrait fort inquiet et paternellement
occupé. Il n'oubliait rien pour qu'il fût bien soigné et entouré de médecins
habiles. » Mais, a-t-on dit, il n'était pas avancé en ses études ?
D'études sérieuses au quinzième siècle, lés gentilshommes n'en faisaient
guère. Mais comment concevoir un pareil reproche à l'égard d'un enfant de dix
ans et d'une santé languissante ? Il faut donc reléguer parmi les fables tout
ce qu'on a dit et répété sur la prétendue négligence de son éducation. Il en est de même de l'assertion si inexacte faite sous la foi de Claude de Seyssel, un des plus malveillants contre la mémoire du roi, « qu'alors Louis XI avait envoyé la reine habiter le Dauphiné ». Nulle part nous n'avons vu trace de ce voyage, et l'examen des faits qui suivent prouve la fausseté de cette allégation. Si la reine Charlotte a vécu quelquefois à Loches, plus souvent à Amboise, éloignée du gouvernement, c'est que son goût ne la portait nullement aux affaires d'État. On l'a vue prendre part, à Paris et ailleurs, aux fêtes données au roi, et même y être personnellement l'objet d'une réception royale. Plus tard elle assiste avec les autres princesses aux processions d'action de grâce ; et mère de famille, elle vit en son intérieur, sans rivale comme reine, et sans honte comme épouse. Où trouver sujet de la plaindre ou de blâmer Louis XI si, trop exclusivement livré aux devoirs de la royauté, il dut se priver souvent de jouir du bonheur de la famille ? Il convenait peut-être au panégyriste de Louis XII, lequel traita comme on sait sa pieuse épouse, Jeanne de France, d'inventer de pareilles calomnies ; mais tout esprit impartial ne saurait y ajouter foi. |
[1]
Barante.
[2]
Molinet.
[3]
Comines.
[4]
Amelgard.
[5]
Barante.
[6]
Legrand.
[7]
Barante.
[8]
Comines.
[9]
Barante.
[10]
Barante, t. II, p. 312.
[11]
Comines.
[12]
Legrand.
[13]
Barante, t. XII, p. 208.
[14]
Pièces de Legrand, t. IV, ch. XI.
[15]
Barante, t. XII, p. 102.
[16]
Registres du parlement.
[17]
Gonod, Trois mois de l'histoire d'Auvergne.
[18]
Gonod, Trois mois de l'histoire d'Auvergne.
[19]
Registre des consulats de la ville de Clermont en 1481, fol. L et LI.
[20]
Annales de l'académie de Clermont.
[21]
Président Savaron.
[22]
Gonod.
[23]
Brétigny, t. XIV.
[24]
Gonod.
[25]
Mademoiselle Dupont.
[26]
Legrand.
[27]
Legrand.
[28]
Notes sur Comines.
[29]
Barante.
[30]
Pièces de Legrand.
[31]
Legrand, t. XXIII, p. 25.
[32]
Barante, t. XII, 254.