Campagne de Flandre ; le roi à Cambray. — Siège de Bouchain et mort de Tanneguy-du-Châtel. — Le Quesnoy et Raoul de Lannoy. — Dammartin devant Avesne. — Négociations touchant le mariage du dauphin et de Marie de Bourgogne. — Échec du sire de Craon à Vesoul et félonie de Jean de Châlon. — Les volontaires suisses soutiennent les Bourguignons. — Révolte à Dijon et guerre en Franche-Comté. — Jean de Baudricourt. — Le roi change le gouvernement en Bourgogne. — Prétendants de la duchesse Marie. — Le roi aigri par les résistances. — Procès et exécution du duc de Nemours : — Fausses traditions à ce sujet. — Efforts inutiles du roi pour empêcher le mariage de Marie de Bourgogne et de l'archiduc Maximilien. — Le mariage a lieu.Ayant soumis la Picardie et en partie l'Artois, Louis songea aussitôt à poursuivre la guerre dans le Hainaut. Par la seule nécessité des annexions à la couronne et sans avoir été déclarée, elle se trouvait en effet engagée dans le nord. Là commandait avec peu de monde le grand maître, comte de Dammartin. Dès le 7 mai le roi lui écrivait : « J'ai pris Arras ; je m'en vais à Notre-Dame de la Victoire ; j'irai ensuite à votre quartier et y mènerai bonne compagnie. » Laissant donc Arras à la garde du sire du Lude, Louis XI quitta l'Artois et se tint vers Senlis et Péronne, pour surveiller ce qui se passait sur toute la ligne de Flandre. Le 18 mai il fait publier à Paris la criée de l'arrière-ban, ordonnant « que tout homme noble ou non noble, privilégié ou non, fût prêt et en armes pour le servir contre les Flamands et autres[1]. » Déjà ceux-ci, en effet, tenaient la campagne et faisaient de nombreux ravages aux alentours. Malgré la résistance de certaines villes, malgré les négociations qui se suivaient en vue d'écarter tout mariage de Marie de Bourgogne à l'étranger, et de ménager une préférence en faveur du dauphin, Louis décida de marcher résolument en avant. Il ne voulut point entendre, dit-on, aux propositions que, suivant la chronique[2], un parent de Comines lui vint faire alors de la part des gens du Hainaut, moyennant certaines garanties. Peut-être avait-il raison de se défier de pareilles avances, et ceux même qui lui demandaient sûretés lui en offraient peu sans doute. Mais là encore, malgré les insinuations de Comines, il ne pouvait abdiquer son droit, ni subordonner toute sa politique à un projet d'alliance très-incertain. Déjà la ville de Tournay venait de se donner à la France par les soins d'Olivier le Daim, qui s'y était retiré après son insuccès de Gand. A un signal de lui, une garnison française, sous les ordres de Colard de Mouy, fils du capitaine de Saint-Quentin, y entra le 23 mai. C'était un vrai service rendu au roi et fort à propos, car les Flamands menaçaient déjà de s'en emparer. La ville de Tournay a donné un bel exemple ; « elle s'est obstinée à rester française, bien qu'elle fût dans un état de siège perpétuel[3]. » De là, le jour de la Pentecôte, 25 mai, Mouy se porta sur Leuze ; il prit le château, le démolit, et y fit de nombreux prisonniers, « qu'on vendit à l'encan avec des troupeaux saisis dans la place ! » Ainsi la guerre s'engage de plus en plus entre les Français et les Flamands. Cambray se trouvait la première étape du roi. C'était dès lors une ville très-forte, assise sur l'Escaut, comme Arras sur la Scarpe à l'ouest, et Avesne sur la Sambre à l'est ; sa position avantageuse en faisait un excellent point d'appui pour l'armée. Elle devait hommage à l'empire ; mais libre, elle était sous l'autorité de son évêque et des trois états, et ne faisait point partie des États de Bourgogne. Le roi fit donc demander aux états de Cambray d'être reçu dans leur ville avec sa suite ; les nécessités de la guerre lui imposaient cette démarche. Les états envoyèrent à la hâte des délégués à Mons auprès d'Adolphe de Clèves, sire de Ravestein, pour le consulter ; mais comme les députés tardaient à revenir, les habitants, se souvenant qu'ils avaient autrefois fait partie du royaume de France, ouvrirent leurs portes au roi : ils demandèrent même et obtinrent aisément de demeurer sous son autorité. Louis, sire de Marafin, fut nommé gouverneur de la ville et du château. Quant aux députés, le sire de Ravestein, sans vouloir à peine les écouter, les retint prisonniers à Mons ; il ne les relâcha que plusieurs mois après et pour trois mille livres de rançon. Ce fut vers la fin de mai que le roi, selon sa promesse, vint rejoindre l'armée de Chabannes devant Bouchain ; la ville résista ; il-fallut battre les murailles avec l'artillerie, et dans un moment où le roi observait l'effet des pièces, appuyé sur Tanneguy du Châtel, son lieutenant et ami, ce dernier fut frappé d'un coup de fauconneau et expira bientôt après. La perte était grande pour le roi et pour la France. Tanneguy était le neveu de celui qui, ayant sauvé le dauphin Charles lors de la guerre des Bourguignons et Armagnacs, aida si vaillamment à chasser les Anglais de France et mourut sénéchal de Beaucaire en 1449. Issu d'une illustre famille de Bretagne où le dévouement au roi était le plus beau patrimoine, Tanneguy du Châtel, vicomte de Bellière, fut disciple de son oncle. Il avait été en 1449 un des tenants du célèbre tournois de Tarascon en présence du roi René. A la mort de Charles VII, il resta auprès du feu roi, son maitre, présida aux obsèques et en avança les frais. Comme tant d'autres, il bouda, et se retira à la cour de Bretagne : mais bientôt fatigué, lui aussi, des intrigues de Mme de Villequier, il crut pouvoir le laisser paraître au duc François : or ses représentations ayant été mal accueillies, il revint en 1466 à la cour de France. Louis XI l'avait alors cordialement reçu, lui avait rendu son ancienne charge, et le nomma un des premiers de son ordre de Saint-Michel. Malgré les dons du roi, il n'avait point de fortune et son intégrité était proverbiale ; il expira en priant le roi de marier la seconde de ses trois filles et de payer ses dettes en faveur de ses services. Louis XI regretta vivement ce brave militaire et le fit inhumer à Notre-Dame de Cléry, à côté de la place qu'il s'y préparait. Dès le lendemain Bouchain se rendit et put se racheter pour cinq mille écus. On alla ensuite devant le Quesnoy ; la garnison ayant refusé de capituler, il fallut encore faire gronder l'artillerie. Bientôt la brèche permit de tenter l'assaut et les francs-archers, excités par la promesse d'un riche butin, y montèrent avec ardeur. Là se distingua entre tous par sa vaillance Raoul de Lannoy, dont les services ne dataient que de la prise d'Hesdin. La lutte fut suspendue par un violent orage : les assiégés en profitèrent pour se rendre. Le roi leur accorda vie et bagues sauves, et les tint quittes pour neuf cents écus, dont il dédommagea ses francs-archers. Puis, s'adressant à Raoul de Lannoy, dont il avait remarqué la belle conduite : « Mon ami, lui dit-il, vous êtes trop furieux dans un combat ; il vous faut enchaîner ; » et ce disant, il lui passa au cou le collier de son ordre de Saint-Michel, celui-là même qu'il portait. Ainsi le roi savait allier la délicatesse à la générosité, et par là il gagnait mieux que des batailles. Tout en devisant avec les bourgeois, il aurait, dit-on, exposé sa politique. « Si ma cousine était bien conseillée, aurait-il dit, elle épouserait le dauphin. » Mais ces suppositions ne sont pas assez positives pour trouver créance dans l'histoire. Par Avesne on touchait au Luxembourg. Alain d'Albret, qui était seigneur de cette ville, ne l'avait jamais bien réellement possédée, par le fait de l'opposition du duc Charles. Le roi devait donc s'en assurer, et en cela il ne faisait que réclamer ce qui relevait de lui. Or il y avait là un fort parti bourguignon. Dammartin s'étant présenté avec son armée, les notables de la ville, le maire à leur tête, s'en vinrent le trouver. On convient des conditions de la soumission, tout est arrêté et signé ; mais pendant l'absence des magistrats on s'était soulevé dans la ville. Le capitaine de la place, Antoine de Lannoy, sire de Mingoval, avait reçu de la part du sire d'Aimeries, bailli de Hainaut, un renfort de quelques cavaliers commandés par les sires de Perwis et de Culembourg. Aussitôt la croix de Saint-André est arborée, et tout est rompu. Ainsi, quand le roi vint avec le gros de l'armée, rien n'était fait. Il députa donc aux chefs flamands un héraut avec une lettre ; le message fut renvoyé sans être lu, tant ce jour-là, 11 juin, la population était émue ! En vingt-quatre heures la brèche est faite ; mais le premier assaut est repoussé. Toutefois Perwis vit bien qu'avec tant de désaccord et si peu de monde on ne pourrait tenir longtemps. Il profita de ce petit succès pour demander à parlementer. Le roi fit cesser le feu : par une lettre il recommande au grand maître de suspendre les hostilités, ajoutant que les sires de Perwis et de Culembourg viendront dîner le lendemain avec lui ; enfin il envoie un capitaine, nommé Jean de Marissal, pour entendre aux propositions que l'on voulait faire. Mais, au mépris de tout droit, les gens de la ville tirèrent sur lui à l'insu des chefs et le tuèrent. Pour lors ceux-ci, ne pouvant prendre la responsabilité d'un tel apte, ouvrirent secrètement la poterne et se rendirent au roi. Avesne fut mis à feu et à sang : victime de sa propre anarchie et des lois de la guerre, elle subit le sort qu'elle méritait. On ne peut toutefois que déplorer ces exécutions en masse, où presque jamais les vrais coupables ne sont punis. Restaient encore bien des villes à soumettre, particulièrement Valenciennes, Douai, Lille, Saint-Orner. Le roi décida qu'on ferait le siège de Douai et de Saint-Omer, car les garnisons sortaient de ces villes et ravageaient au loin toute la contrée. L'armée passa quinze jours devant Douai sans résultat. Portée à vingt mille hommes sous les ordres des sires de Querdes et du Lude, elle marcha vers Saint-Orner, fit fuir par sa seule présence une armée de dix-sept mille Flamands qui étaient concentrés à Blanchefosse, alla se loger entre Arques et Saint-Omer, et, tout en attaquant les boulevards de cette dernière place, où commandait, le sire Philippe de Beveren, elle poussa ses excursions jusqu'aux portes d'Armentières et de Lille. Là, et tenant en échec les pays d'alentour, était Dammartin. On approchait de la Saint-Jean. Le roi, de retour vers Péronne et Saint-Quentin, lui envoya quatre mille faucheurs pour hâter la dévastation des récoltes. Tristes représailles des ravages exercés par les Flamands I Il mande en même temps à son lieutenant qu'il peut employer les douze cents lances qui sont à Tournay, et qu'avec ce renfort il ne doit pas craindre quinze cents chevaux : « Faites le dégât de façon qu'on n'y retourne plus, lui dit-il ; car vous êtes aussi bien officier de la couronne comme je suis ; et si je suis roi, vous êtes grand-maître. » Ces faits de guerre, ces dévastations réciproques et les rancunes qui s'ensuivent nécessairement semblent peu d'accord avec les secrets désirs du roi ; car il n'avait point abandonné la pensée ni l'espoir d'un mariage utile à la France. Au sire de Mouy fut spécialement confié le soin de cette délicate négociation. Il dut se rendre à Tournay et de là s'adresser au sire de Lannoy, à la dame d'Antoing et au seigneur Pierre de Luxembourg. Si ses démarches aboutissent au mariage du dauphin avec la duchesse Marie, de grands biens lui sont promis en récompense. Les instructions du roi à ce sujet, datées de Saint-Quentin, 20 juin, témoignent de ses sentiments dont on a eu le tort de douter. « Il désire vivement cette alliance, y est-il dit, afin qu'il puisse par ce moyen garder la princesse, ainsi que ses pays et seigneuries, comme il garde le royaume de France ; il a hanté et connu cette maison plus que nul autre, et le plus grand service qu'on lui puisse faire, c'est d'arriver à cette fin que ce mariage s'accomplisse : il serait bon d'avoir pour soi les Flamands ; on leur continuerait leurs privilèges et on leur en donnerait de nouveaux ; que s'ils ne voulaient pas consentir à ce mariage, on eût à leur déclarer que le roi prétend retirer tout ce qui est du royaume, et laisser seulement le reste au mari futur de mademoiselle de Bourgogne avec lequel il a envie de bien vivre. » Enfin Louis désirait surtout éloigner tout projet de mariage qui pût amener à l'avenir des complications politiques, comme le serait une rivalité avec l'Angleterre ou avec la maison d'Autriche, et dans le cas où l'on allèguerait pour ce dernier projet les promesses antérieures, les députés emportaient les deux scellés que Mademoiselle avait donnés naguère au prince de Savoie. Mais à l'est les adjonctions du duché et de la comté de Bourgogne, d'abord facilement faites, comme on l'a vu, devaient encore rencontrer bien des obstacles et des défections. Jean, fils du duc de Clèves, que le feu duc avait nommé son lieutenant dans la comté de Bourgogne, aidé des conseils et de la coopération du sire de Traisignies, et dans l'espoir surtout d'épouser la duchesse Marie, défendit cette province. Les sires de Vauldrey, qu'on avait vus aux premiers rangs de l'armée de René II en Lorraine, étaient restés cependant attachés à la bannière de Bourgogne en Franche-Comté ; ils secondèrent très-vivement Jean de Clèves. Ils s'emparèrent de Vesoul, et lorsque le sire de Craon voulut reprendre la place, ils le surprirent pendant la nuit du 17 mars 1476(7), et le mirent en déroute. Dans un village, dit Grattery notamment, le sire de Craon perdit beaucoup de monde, surtout des Écossais, et ce ne fut qu'à Gray qu'il put réunir les débris de sa troupe. Tout fier de ce succès, Jean de Clèves s'empressait, dès le 30 mars 1476(7), de mander ces bonnes nouvelles à la duchesse par messire Jean de Traisignies, ajoutant que, « sauf Gray où est le sire de Craon, il n'y a plus un seul Français dans sa comté de Bourgogne ». C'est ainsi que la guerre s'alluma de ce côté et fut le prélude d'autres complications. Jean II de Châlon avait succédé en1475 à son père Guillaume VII, prince d'Orange. A la mort de Charles de Bourgogne, il passa au roi par dépit d'une préférence que le duc défunt avait donnée à ses oncles, les sires de Château-Guyon. Alors, il est vrai, il travailla activement à faciliter l'annexion des deux Bourgognes à la France. Peut-être espérait-il avoir le gouvernement de ces provinces ; mais de promesses du roi à ce sujet ; on n'en voit nulle trace. Comment Louis XI, qui connaissait la mobilité des princes d'Orange, et jusqu'où ils avaient porté le goût des aventures, passant aisément du service de France à celui de Bourgogne, et réciproquement, eût-il pu se fier à lui à ce point ? Il savait que Jean avait supporté avec une vive peine la longue captivité de son père et le traité humiliant qui l'avait terminé : bien qu'il eût reçu son hommage à Saumur, il ne doutait pas qu'il ne fût mécontent : à ce point qu'il croyait encore devoir faire occuper le château d'Orange par ses troupes. On ne peut donc s'étonner, les choses étant ainsi, que le roi ait nommé le sire de Craon gouverneur de Bourgogne, lequel depuis plusieurs années commandait sur les frontières du nord-est ; ce n'était certes pas oublier Jean de Chaton que de lui donner le second rang comme lieutenant du gouverneur. La nomination du sire de Craon est du 1er février 1476(7). Pour justifier Jean, on dit[4] : « Le trop puissant gouverneur avait différé d'exécuter les ordres très-positifs du roi. Le prince s'était plaint de n'être pas encore rentré dans toutes ses terres : les délais n'en finissaient pas ; il n'y tint plus. » Or il s'était écoulé moins de trois mois Le vrai c'est qu'il était jaloux de son supérieur, et prétendait au premier rang. Le prince d'Orange dissimula quelque temps son dépit, mais quand il vit le parti de la duchesse reprendre le dessus en Franche-Comté, il fut bientôt décidé à embrasser cette cause : à la nouvelle de l'échec du 17 mars devant Vesoul, il vit là une occasion. Dès le 26 il écrit aux états de Dijon pour les exciter à la défiance ; il leur conseille même « de ne pas recevoir de troupes françaises[5] ». Sans tarder davantage, il se joignit aux sires Jean de Clèves et de Vauldrey, entraînant dans sa défection un certain nombre de gentilshommes bourguignons. Ainsi l'on peut « dire avec raison que de malheureux qu'il était ce prince devint misérable[6] ». C'était un grave mécompte pour la' politique de la France. Louis XI le sentit vivement. De la part du prince d'Orange on y voyait une véritable félonie. Le roi envoya immédiatement au sire de Craon les ordres les plus sévères contre lui, et ordonna au parlement de Grenoble de lui faire sans délai son procès. De Hesdin, 13 avril, il écrit de sa main au président Pierre Gruel, seigneur du Saix, et à son procureur général, Étienne de Beauport, dans les termes les plus précis, de hâter cette affaire. Ainsi, par arrêt de la cour du 5 mai 1477, Jean de Châlon est condamné à mort, avec confiscation de sa principauté et de toutes ses autres seigneuries. Il fut donc exécuté en effigie à Dijon dans le courant de juin, mais la seconde peine était plus réelle. Par lettres patentes du 20 septembre suivant la principauté d'Orange étant déclarée unie au Dauphiné, le gouvernement en fut donné à Jacques, baron de Sassenage ; et Louis, bâtard de Chalon, qui tenait la garnison française confinée dans le château, livra sans hésiter la ville et les environs au nouveau gouverneur. La duchesse Marie avait immédiatement nommé Jean de Chalon son lieutenant général dans les deux Bourgognes. Ce fut comme un nouveau drapeau autour duquel se rallièrent ces opposants. Aux premiers rangs de cette coalition, et après les sires de Vauldrey, on cite les seigneurs de Vergy, de Fienne, de Quingey ; les sires Guillaume de la Baume, de Toulongeon, Jean, Simon et Eliot d'Andelot, de Digoine, de Cottebrune, Léonard de Châlon, le comte de Joigny, les sires de Rouchaud, de Montclerc et beaucoup d'autres. Dès ce moment la politique française devint plus difficile et plus belliqueuse. La résistance que les villes de Hainaut et de Flandre opposaient au roi encourageait et fortifiait les partisans de la duchesse dans les deux Bourgognes. La noblesse du pays leur était généralement favorable ; peut-être aussi le sire de Craon, d'ailleurs brave soldat, manqua-t-il de cet esprit politique et conciliateur qu'il eût fallu. Ajoutons que les rebelles avaient le secret espoir d'être appuyés, sinon des cantons, du moins des volontaires suisses qui ne demandaient qu'à se vendre. La chute de Charles avait singulièrement rehaussé la gloire militaire des Suisses : on se disputait leur alliance. Après les grandes luttes d'Héricourt, de Granson, de Morat et de Nancy, la Franche-Comté et l'Helvétie étaient deux pays ennemis ; mais il y avait eu d'abord entre les deux peuples une trêve, obtenue par les soins de l'archevêque de Besançon, Charles de Neufchâtel, agissant au nom et comme délégué des états. Ensuite on alla plus loin. Il était délicat de solliciter le secours des Suisses contre Louis XI, depuis longtemps leur allié : on essaya cependant. Cette demande hardie, soutenue le 25 avril au grand conseil des ligues à Lucerne par les ambassadeurs de l'empereur, échoua après une grave discussion. On y décida au contraire qu'on observerait les anciens traités avec la France, et que, sur la demande qu'elle en ferait, six mille hommes de guerre seraient enrôlés à son service et à sa solde. Pour lors les députés de la France en Suisse étaient le doyen de Grenoble, les sires de Rochechouart, de Baudricourt, le premier président de Toulouse et Louis Tindo. Toutefois les cantons conclurent aussi un traité avec la duchesse de Bourgogne, trouvant bon de recevoir ainsi des deux mains à la fois. Seul le canton de Lucerne refusa d'adhérer au traité bourguignon, et Louis XI le remercia vivement. Les gens de Lucerne lui envoyèrent même Albin de Silnion pour lui renouveler leurs assurances de fidélité, et pour lui dire que les autres cantons, en traitant avec la duchesse, n'avaient en aucune façon voulu contrevenir à leur alliance avec la France. « S'il a cru autrement, ajoutent-ils, le roi a été mal informé. Messieurs des ligues n'ont point promis aux ennemis du roi de les assister dans la Comté ni ailleurs ; loin de favoriser la duchesse, ils sont décidés à entretenir avec le roi les traités dont ils lui ont donné leurs scellés, et même dans tous les cantons ils viennent de faire publier défense, sous peine de confiscation de corps et de biens, de porter les armes contre le roi. » Il est certain cependant que le ban ainsi publié était fort mal gardé, et qu'il y eut bon nombre de Suisses à la solde du prince d'Orange et des autres seigneurs francs-comtois. Les Suisses qui revenaient de la Lorraine avaient pris goût à la guerre : ils furent plus accessibles aux instances et promesses des Comtois-Orangistes. Ceux-ci comptèrent bientôt dans leurs rangs plus de quatre mille hommes de cette nation ainsi volontairement engagés. Ce fut la principale force des dissidents. Avec un tel renfort, Jean de Clèves, les sires Claude et Guillaume de Vauldrey, Jean de Châlon et son oncle, Hugues de Château-Guyon, marchèrent en avant, firent appel à la noblesse de Bourgogne et furent bientôt maîtres de la Franche-Comté, à l'exception de Gray. Du reste, là comme en Flandre, plusieurs s'attribuaient à la fois, au nom de la duchesse Marie, le commandement supérieur du pays : c'était une véritable anarchie. Ainsi, pendant que l'armée du nord, sous les ordres du roi, réduisait à grand'peine quelques places, et que les plus importantes résistaient, l'armée de l'est, sous les ordres du sire de Craon, gouverneur de Bourgogne, perdait du terrain. La résistance qu'on rencontrait en Flandre enhardissait nos ennemis de Franche-Comté, et la révolte des Comtois-Orangistes encourageait nos adversaires flamands à tenir bon ; en sorte que le moindre revers d'un côté se ressentait de l'autre. La défection de Jean de Châlon, en soulevant la comté de Bourgogne, rendait donc la guerre de Flandre plus meurtrière et compromettait même la soumission du duché. Les troupes du sire de Craon s'étaient, on le sait, repliées sur Gray. Le gouverneur ne tarda pas à reprendre l'offensive. Il apprit que Hugues de Châlon, sire de Château-Guyon, venait avec des forces et attendait de l'infanterie pour l'assiéger ; il marcha hardiment à sa rencontre, et l'atteignit au village du Pin, sur le bord de l'Ognon, au lieu-dit le Pont-de-Magny. La lutte fut sanglante et opiniâtre ; le sire de Château-Guyon fut battu, pris, et laissa douze cents hommes sur la place. Tel est le résultat non douteux de cette journée, dont, par erreur[7], on a attribué l'honneur à Jean de Châlon. Le gouverneur poussa les vaincus jusqu'à Besançon ; mais il fut obligé d'en revenir, par suite d'une émeute fomentée à Dijon, laquelle coûta la vie au président de Bourgogne, Jean de Joard. Là, en effet, les partisans de la duchesse, exaltés par les nouvelles mensongères qui leur étaient apportées, avaient pris les armes sous la conduite d'un chef nominé Christiennot[8], et après avoir commis de grands désordres, s'étaient à peu près rendus maîtres de la ville. L'esprit de révolte se répand promptement. On se mutina donc aussi à Châlons, et les échevins parlementaient déjà avec le sire de Toulongeon, qui était à leurs portes, quand le 15 mai, le maréchal de Bourgogne arriva à temps pour conserver la ville au roi ; le lendemain il y était rejoint par les sires de Combronde et de Montboissier. A Mâcon il y eut hésitation sur le parti qu'on prendrait. : heureusement que Jean de Damas, sire de Clessi et gouverneur du Mâconnais, accourut de Bourbon-Lancy et calma les esprits. Ainsi, dans le même temps où le sire de Craon était rappelé du Jura vers Dijon, les sires de Toulongeon, de Marigny et autres, avec leurs vassaux, tenaient la campagne, au mépris des serments qu'ils avaient faits. Toutefois plusieurs villes, Tournus par exemple, firent preuve de fidélité au roi et fermèrent leurs portes aux insurgés. Ceux-ci se virent donc obligés de se jeter dans le Charolais. Ils en furent bientôt débusqués par le gouverneur, et si bien que le sire de Marigny resta prisonnier en ses mains, ayant été saisi le 20 juillet à Doudain. Maître de cette province, le sire de Craon y commanda quelques exécutions pour intimider les rebelles, puis il rentra dans la Franche-Comté, où il fallut encore guerroyer contre les Suisses et les Allemands qui, sous un capitaine nommé de Montbaillon, défendaient la capitale du pays. Il vint donc assiéger Dôle à la fin de juillet ; mais la ville avait été mise en un très-bon état de défense, et bien que secondé par Gaston du Lion, sénéchal de Toulouse, il y échoua. Ayant fait ses approches avec trop peu de précautions, il tenta un assaut sans être assuré si la brèche était suffisante. Il fut repoussé ; un second ne réussit pas mieux, et on y perdit plus de mille hommes. La nouvelle de l'arrivée des sires de Vauldrey et d'un corps d'auxiliaires allemands l'obligea, au commencement d'août, à battre en retraite. Le sire de Miolans dut même abandonner Cusery et Pressy, et les orangistes menacèrent de passer la Saône, pour assiéger Tournus. Pour lors l'alarme fut grande dans le Mâconnais et le Charolais. Gray était encore mur l'armée française un lieu de refuge. Là commandait Salazart, capitaine d'un grand renom et mieux que nul autre capable de se bien défendre. Mais les habitants se concertèrent avec les sires de Vauldrey, et par une nuit sombre lui ouvrirent les portes de la ville, malgré la vigilance des chefs. Toute défense devint donc impossible. Salazart n'eut d'autre ressource que de mettre le feu à la ville, pour couvrir sa retraite, et il se sauva lui-même à grand'peine vers Dijon avec cent hommes. Tout le reste fut massacré par la cavalerie ennemie, qui ne faisait ni quartier ni merci. Les sires de Vauldrey et le prince d'Orange osèrent encore une fois, à la tête d'une dizaine de mille hommes, et munis d'artillerie et d'échelles, s'approcher de la capitale du duché. En peu de jours, Salazart, qui avait à se venger de son échec, les attaqua vivement, les mit complétement en déroute, et les obligea à rebrousser chemin jusqu'à Auxonne. Tant d'audace de la part des seigneurs francs-comtois ne venait évidemment que de l'appui qu'ils recevaient des volontaires suisses. De tels événements émurent Louis XI ; il ne manqua pas de remonter à la source de tous ces maux. Était-ce l'intention des cantons de jouer un double jeu et de lui faire ainsi une guerre cachée ? Si les magistrats et les lois sont impuissants à empêcher les Suisses de sortir à leur gré de leurs montagnes, ils peuvent du moins infliger des peines ou interdire le retour dans leurs foyers à ceux qui osent aller combattre les alliés de la communauté ; et s'ils ne le font, que penser de leur alliance ? Telles étaient les plaintes amères que le roi adressa aux avoyers. Jean de Baudricourt, appuyé du sire du Bouchage, en fut l'interprète. Fils du comte Robert, qui présenta Jeanne d'Arc au roi Charles VII, ce seigneur avait passé au service de Louis XI après la guerre du bien publie : il fut nominé chevalier de l'ordre de Saint-Michel vers 1472. Devenu l'un des plus intimes conseillers du roi, il remplit avec zèle auprès des cantons cette importante mission. Les hommes sages trouvaient ces plaintes fort justes et inclinaient à y faire droit. A Berne surtout on prit des mesures énergiques, et plusieurs de ceux qui, malgré toute défense, étaient allés guerroyer contre la France, furent, assure-t-on, punis de mort à leur retour. Toutefois cette désapprobation officielle et la sanction pénale qui s'ensuivit furent médiocrement efficaces à modérer l'ardeur belliqueuse d'un certain nombre et l'avidité de plusieurs. Les Suisses désiraient, en résumé, rester en paix avec la Bourgogne, dont ils n'avaient plus rien à redouter, et avec la France, dont ils n'avaient point à se plaindre. L'assemblée des cantons à Zurich décida donc d'envoyer des députés aux deux partis en vue de la paix. Parmi ceux qui durent aller au roi étaient les capitaines qui avaient vaincu à Granson et à Morat : or on sait de quelle façon les Suisses faisaient alors la guerre. Comment croire qu'en voyant à leur passage le sire de Craon ils lui aient insinué des conseils de douceur à l'égard des Francs-Comtois, comme le prétendent quelques historiens[9] ? D'ailleurs quels avis auraient-ils pu donner sur les vrais intérêts de la France ? Louis XI avait un plan bien arrêté, qui ne devait se modifier que par la force des circonstances. En ruinant la prépondérance exclusive des classes privilégiées, il élevait le niveau des classes bourgeoises et laborieuses, et travaillait ainsi autant pour les Suisses eux-mêmes que pour la France. Cette politique juste et profonde n'était point à leur portée, il est vrai : aussi le roi différait-il de les entendre. Pour remédier à la situation des affaires en Bourgogne, il importait surtout de pourvoir ce pays d'une bonne administration civile. Par lettres d'Arras, 6 juillet, Louis nomme donc, à cet effet, un commissaire spécial temporaire, auquel il confère les plus grands pouvoirs. C'était Jean Blosset, comte de Saint-Pierre, déjà sénéchal de Normandie. Il aura une autorité administrative illimitée ; il pourra disposer des finances de la province, punir ou gracier selon les cas. Le roi s'engage à approuver ce qu'il aura fait, car il le connaît pour un homme ferme et avisé ; en même temps Jean Jacquelin était nommé en la place du président Joard. Restait à renouveler l'autorité militaire. Certes Georges de la Trémoille, sire de Craon, avait fidèlement servi la France, et Comines lui-même n'hésite pas à le louer. Les historiens qui lui reprochent sa dureté ont puisé leurs renseignements à des sources non-françaises, ou poursuivent Louis XI jusqu'en ses plus fidèles serviteurs. Le roi se retira avec tous les ménagements convenables ; il honora ses services, et il fit bien. Son insuccès final fut le résultat des circonstances et de l'insuffisance de ses forces ; mais il avait tracé la voie à ses successeurs. Louis appela au gouvernement militaire de Bourgogne Charles d'Amboise, gouverneur de Champagne : celui-là même qui, au nom du roi, avait reçu le serment du sire de Craon. Vaillant, habile et résolu, il était aussi l'homme juste, conciliant et intègre qu'il fallait au nouveau pouvoir. Philippe Pot, seigneur de la Roche-Nolay, qui dès le 18 mars avait été établi premier chevalier du parlement, puis bailli de Dijon, fut désigné comme sénéchal de la province. Ainsi que les grands juristes romains, il avait débuté par les armes, puis s'était distingué comme orateur-légiste. Le duc Philippe, son parrain, l'avait fait un de ses conseillers et l'employa comme diplomate dans les trois mariages que fit successivement le comte de Charolais. Vers le même temps Jean de Very fut établi gruyer du bailliage de Dijon à la place du sire de Toulongeon. De tels choix disaient assez le bon vouloir du roi et devaient aplanir toutes difficultés. Les sires du Bouchage et de Baudricourt durent, en allant en Suisse, s'arrêter en cette ville et y préparer les voies aux nouveaux commissaires et officiers que le roi y envoyait. Leur mission était toute d'apaisement et de conciliation. Par lettres closes de Melun, 12 octobre, à Messieurs des comptes de Dijon, le roi a soin de leur expliquer ses intentions. « Il les prie d'avoir confiance en ses commissaires autant qu'en lui-même. » Du Plessis, 18 novembre, il donne par ordonnance à Charles, seigneur de Chaumont, son lieutenant dans les duchés et comté de Bourgogne, les mêmes pouvoirs qu'avait le sire de Craon, avec mission de conquérir, au besoin même par les armes, les pays qui seraient en rébellion. Peu après il fait écrire par son chancelier et de la part de son grand conseil à ses officiers de la justice et des finances de Dijon à peu près en ces termes : « Le roi a été affligé que vous ayez été traités autrement qu'il entendait ; car il voulait que vous fussiez mieux traités qu'autres bonnes villes. Pour y donner provision, il a appelé à ce gouvernement messire Charles d'Amboise, qui, lorsqu'il a été déjà dans ce pays, a fait faire justice à chacun autant du pauvre qu'au riche, et s'est grandement conduit au fait de la guerre. Le roi lui a écrit et mandé par nous qu'il vous traite bien doucement ; qu'il vous délivre de toutes les oppressions et mangeries, et qu'il vous entretienne bonne intelligence. De gens de guerre il n'en conservera chez vous que de sa solde et de son ordonnance ; et si nuls autres y demeurent, ils seront payés, afin qu'ils ne prennent rien sur le peuple, et qu'ils ne fassent aucune violence. Ainsi, en tous les cas, ayez donc recours à lui. Il vous fera faire justice comme il vous appartiendra. « Messieurs, le roi vous mercie de la bonne loyauté que avez tenue envers lui et de l'obéissance que M. le sénéchal a trouvée entre vous. Le roi vous prie que toujours la veuillez continuer. Vous savez que vous êtes anciennement le vrai patrimoine de la couronne de France, et le vrai héritage du roi ; et êtes bien avertis que l'apanage de la couronne de France ne peut venir à sa fille. Par le trépas de Charles, le duché est retourné de plein droit à la couronne, dont le roi a délibéré de ne jamais le séparer. L'ordonnance expresse de l'apanage est faite de si longtemps et fondée en si grande raison, que nul ne le peut rompre. Si ladite ordonnance n'eût été toujours observée, le royaume ne fût pas toujours demeuré en son entier comme il est à présent, grâce à Dieu ; car, quand des princes issus de la maison de France eussent eu aucune fille pour seule héritière, elle eût pu pendre et épouser un prince étranger et ennemi du royaume, comme fait aujourd'hui Madame Marie, qui épouse un prince d'Autriche sans le consentement de ses plus proches parents. « De même la comté de Bourgogne appartient de droit au roi, comme le roi le fera apparoir par chartres et enseignements en temps et lieux, quand besoin sera. Est le roi délibéré (décidé), au plaisir de Dieu et de Notre-Daine, d'y mettre à la saison qui vient, une si bonne armée, et de la fournir si bien d'artillerie et autres choses nécessaires, qu'avec l'aide de Dieu, de vous et de ceux du pays, il la remettra en son obéissance. « Messieurs, le roi désirant que, tandis que le gouverneur sera occupé à la guerre, vous ayez quelque homme de bien résidant la plupart du temps en cette bonne ville, il a créé grand sénéchal de ce pays M. de la Roche, que bien connaissez, et qui est du pays, pour vous aider et secourir en toutes vos affaires. » Il est à remarquer que le dauphin, dont le mariage, par un article secret, était déjà le point essentiel du traité de Pecquigny, avait encore été présenté comme gage de paix pour devenir l'époux futur de Marie de Bourgogne. Louis XI suivait avec anxiété les négociations entamées à ce sujet. Le jeune âge du dauphin y était un grand obstacle. Mais comment reprocher au roi[10] de n'avoir point proposé pour ce mariage Charles d'Angoulême, petit-fils de l'infortuné due d'Orléans et de Valentine, lequel avait alors vingt ans ? Ainsi Louis XI aurait donc refait pour ses successeurs une maison de Bourgogne plus puissante que la première, car cette fois elle eût étreint le royaume au sud, à l'est et au nord ! Certes il avait un trop grand sens politique pour adopter une telle idée. Le riche héritage de cette princesse n'avait pas au dehors moins de puissance attractive, et les prétendants étaient nombreux. Si la duchesse douairière, Marguerite d'Yorck, le désirait pour son frère Georges, duc de Clarence, la reine d'Angleterre, Élisabeth Woodwill, le convoitait aussi pour le sien, le comte de Rivers. Cette heureuse rivalité devait sauver la France de ce danger ; car Édouard, bien qu'il sentit le prix d'une telle alliance pour sa maison, n'ayant d'ailleurs nulle confiance en son frère ni guère plus en son beau-frère, ne se montra empressé ni pour l'un ni pour l'autre. Philibert de Savoie eut eu le droit de penser à la main de Marie, si l'on pouvait compter pour quelque chose les engagements que le duc Charles prodiguait si aisément. Ses prétentions restèrent dans l'ombre. Quant à Frédéric de Tarente, prince d'un beau caractère, il s'était retiré, et avant la bataille de Morat avait quitté la cour de Bourgogne. Deux ans après, Louis XI lui fit épouser sa nièce Anne de Savoie, fille d'Amédée IX et d'Yolande de France. Il lui aurait même abandonné pour dot les comtés de Roussillon et de Cerdagne en faveur de ce mariage, célébré près Chartres le (er septembre 1478, si le vieux roi Jean d'Aragon ne s'était absolument refusé, même alors, à se désister des droits qu'il croyait toujours avoir sur ces deux provinces. Frédéric arriva légitimement au trône de Naples en 1496 par la mort de Ferdinand II, son neveu, et il en reçut l'investiture du pape le 10 août 1497 ; mais dès le 11 novembre de cette année il fut menacé par un traité qu'imagina Ferdinand le Catholique, trompeur comme son père, et qu'eut la faiblesse de ratifier Louis XII dès son avénèment ; mauvaise politique qui faisait les affaires des Espagnols bien plus - que celles de la France et agrandissait une maison déjà trop puissante. Ce prince détrôné pas ses parents est un exemple du mérite mal récompensé. Il vint passer à Tours ses dernières années, et son tombeau, qui était dans l'église des Minimes du Plessis, fut détruit en 1562 par les protestants. Mais autour même de Marie de Bourgogne se nourrissaient bien des espérances plus ou moins avouables. Aux premiers rangs des candidatures était celle de Jean, fils du duc de Clèves, qui défendait si courageusement dans la Comté la cause de la duchesse, et celle d'Adolphe de Gueldre, ce mauvais fils, duc sans duché, que les Gantois venaient de mettre à la tète de leurs troupes. Ce dernier, sans s'inquiéter des discordes des gens de Gand et de Bruges, s'en vint, brûlant et dévastant tout sur son passage, jusqu'aux portes de Tournay, où commandait le sire de Mouy. Celui-ci les avait laissés avancer ; mais aux approches de la nuit il alla, avec des forces imposantes, se poster sur leur passage de retour. Brusquement attaqués par le sire de la Sauvagère à la tête de quarante lances, leur déroute fut complète et Adolphe de Gueldres y fut tué. C'était le 27 juin ; trois jours après, quatre mille Flamands se trouvant encore à Pont-d'Espierre, trois cents lances sorties de Tournay les chargèrent et les battirent au point que la moitié furent tués ou pris. De là une véritable épouvante se répandit dans la Flandre wallonne. On blâme Louis XI de n'avoir pas marché en avant[11]. Mais pouvait-il attaquer Bruxelles, Gand et même Bruges, lorsque dans la Flandre française il laissait derrière lui Lille, Saint-Omer, Valenciennes et Douai remplies de troupes ennemies qui ne sortaient de ces places que pour répandre autour d'elles l'incendie et le pillage ? Car telle était la misère de ces temps que le pays était également dévasté des deux parts. Certes le roi savait le métier de la guerre mieux que ceux qui le critiquent. La mort du duc de Gueldres délivrait du moins la duchesse du prétendant qu'elle redoutait le plus. Alors le duc de Clèves, grand chambellan de la princesse, travailla plus activement que jamais au succès de Jean de Clèves, son fils ; mais ce jeune seigneur, malgré son zèle pour défendre les intérêts de mademoiselle Marie, n'avait nullement ses sympathies. Tout le débat était donc entre un mariage français ou allemand. Louis XI avait fait proposer son fils par l'évêque de Liège, Louis de Bourbon, son parent et l'oncle de la duchesse. La proposition avait été soutenue par les sires de Mouy et de Lannoy ; mais l'idée d'un mariage avec le dauphin, alors âgé de huit ans, ne pouvait prévaloir. Il y avait peu de cœurs français à cette cour de Bourgogne ; la duchesse douairière y dominait, et désespérant de faire agréer son frère, le duc de Clarence, elle secondait visiblement les prétentions 'du duc Maximilien. Le parti flamand devenait tous les jours plus puissant sous le même patronage, et les sentiments hostiles à la France ne se cachaient pas. On cite même ces paroles hardies de la dame de Halwyn, dites en plein conseil : « La princesse est nubile ; il lui faut un mari en état de défendre ses seigneuries. » Le moment sembla donc propice à l'empereur Frédéric III, et pour hâter une solution favorable il envoya en Flandre une ambassade solennelle où figuraient les électeurs de Trèves et de Mayence, l'évêque de Metz, Louis de Bavière, et Georges Hesler, chancelier de l'empire[12] ; elle était chargée de demander officiellement la main de Mademoiselle Marie pour son fils le duc Maximilien. Le duc de Clèves, pour éloigner un prétendant qu'il redoute, atermoie, écarte et tâche de fatiguer les députés de l'empereur : ce fut en vain. Admis enfin à une audience, l'évêque de Metz eut le bon goût de haranguer la princesse en langue bourguignonne ; il lui rappela une promesse écrite qu'elle avait signée et accompagnée d'an diamant. La duchesse ayant répondu « qu'elle avouait les lettres et reconnaissait le diamant, » le duc de Clèves comprit que tout espoir était perdu, et dès ce moment se retira en ses seigneuries, où son fils le rejoignit bientôt. Cette décision toutefois n'était pas approuvée de tous. « Est bien grand inconvénient à ung pays quand il faut qu'il quière seigneur de pays estrange[13]. Le duc Maximilien n'avoit cognoissance de riens, tant pour sa jeunesse que pour estre en aultre pays : et aussi avoit été assez mal nourry (élevé), au moins pour n'avoir cognoissance de grand'chose. » C'était évidemment un défi jeté à la France. Alors passait à son service, comme l'avaient fait déjà la Vacquerie, de Querdes et d'autres, Antoine de Bourgogne, seigneur de la Roche, dit le grand bdtard. Il avait été fait prisonnier à Nancy. Louis XI se l'était fait livrer à Arras par René II, moyennant dix mille écus que le roi fit payer à Jean Bidet pour sa rançon. Il était considéré en toute l'Europe. Mais quand il vit ce bel héritage de Bourgogne passer à une race étrangère, se ressouvenant qu'il descendait de la maison de France, « il se réunit sagement à Louis XI[14]. Cette réconciliation dans un tel moment fait honneur aux sentiments du roi pour les princes de la maison de Bourgogne qui voulurent profiter de ses bonnes dispositions ». Par acte authentique du 15 août 1477, Antoine fit à Louis XI un serment très-explicite d'obéissance et de fidélité, « comme sujet et parent du roi très-chrétien ». Louis le combla de bienfaits : il lui donna dès le 4 juillet, et à plusieurs époques successives, le comté d'Ostrevant, la châtellenie de Bapaume et autres terres. L'enregistrement de ces dons ne se fit pas d'ailleurs sans difficulté : le parlement, sur les réquisitions des gens du roi, maintint son opposition générale de 1470 contre les aliénations du domaine, nonobstant ce que le roi faisait contre ledit arrêt. Antoine fut légitimé en 1485 ; il était fils de Jeanne de Prelle. Pendant toutes ces négociations de Querdes continuait le siège de Saint-Omer, ville très-forte, mais surtout vaillamment défendue par Philippe, sire de Béveren, fils d'Antoine de Bourgogne. Aux menaces que lui fit le roi de s'en prendre à son père de sa persistance, il ne voulut pas croire et eut le bon goût de se défendre hardiment. Le père et le fils, comme les Salazart, servaient ainsi deux drapeaux opposés. Telles étaient ces guerres presque civiles. Le commandeur de Chantereine se distinguait aussi dans les rangs de nos ennemis. Le roi résolut du moins d'atteindre celui-ci de quelque façon, et fit saisir à Rhodez quarante mille écus, fruit des indulgences que les chevaliers de Saint-Jean avaient le droit d'accorder : c'était de l'argent tout français destiné contre les infidèles. Ou donc les chevaliers trouvaient-ils le droit de combattre la France ? Ils faussaient ainsi leur institution ; ils en méconnaissaient le but. Le commandeur, en portant les armes pour la croix de Saint-André contre une autre croix, ne manquait-il ainsi à aucun des engagements par lui jurés ? Suivait-il en cela les intentions du sage Pierre d'Aubusson, alors grand maître de l'ordre ? Certes il s'en fallait. Le 20 septembre de cette année 1477, en effet, le commandeur de Blison, à la suite d'une assemblée tenue à Lyon, et comme interprète des sentiments des chevaliers justement émus de la perte du trésor de l'ordre, lui mandait : « C'est à l'occasion de vous, monsieur de Chantereine, que cette confiscation a lieu. Le roi l'a dit et répété. J'ai eu charge de vous dire ces choses qui sont bien grandes. Hélas ! auriez-vous bien le cœur si dur de souffrir que par vous notre religion vienne à un tel inconvénient et fasse une si grande perte des pardons, spécialement au royaume de France dont vous êtes natif, et dont tout bien, honneur et secours nous a toujours, en nos plus grandes affaires, été donné de par le roi en aides, subventions et bonnes faveurs ! Ce serait mal reconnaître les biens et honneurs qu'elle vous a faits. « Ayez, monsieur, ayez mémoire de feu monsieur votre oncle, qui tant a aimé la religion et lui a fait services. Ne soyez cause, pour un plaisir singulier, de la totale perdition de notre État.... Voici donc ce dont je vous avise à regret, c'est qu'il vous plaise vous arrêter en cette voie et vous retirer à Rhodez au service de la religion et pour la garde de la ville : que sinon toute notre religion est décidée à procéder contre vous par toutes les voies que possible lui sera, tant par la justice d'icelle que par le saint-père et autrement, tendant à la privation de votre habit et de tout office à avoir à toujours en icelle : qu'enfin en faisant le contraire vous seriez désobédient et rebelle à nos lois. Je vous le déclare, le cœur bien serré, mais comme vrai fils d'obédience, et je vous fais ce commandement en suivant ce qui m'est commandé. Retirez-vous donc sans dissimuler, pour le bien de la religion et pour le vôtre. » Mais le commandeur de Chantereine ne fut nullement déconcerté par les reproches de ses frères d'armes. Il persévère et récidivera même en s'associant plus tard à la défense de Douai ; comme si le salut de la chrétienté eût eu à redouter l'agrandissement de la France ! Ainsi les seigneurs ne se souciaient de leur titre féodal que pour y trouver le droit de tirer l'épée contre le roi, selon leur convenance. Louis, environné de trahisons, exaspéré de tant de résistances, résolut d'en finir d'abord avec l'affaire du duc de Nemours. Le moment était mal choisi : alors qu'on se sent aigri par les difficultés on doit se défier de soi et ne rien décider à l'égard de ses adversaires. Mais presque toujours la passion se fait mieux écouter que la raison. Depuis un an Jacques d'Armagnac, duc de Nemours et comte de la Marche, était sous les verrous. En son jeune tige il avait été camarade du dauphin, tandis que son père, Bernard, comte de Pardiac, le second fils du connétable massacré à Paris en 1418 par les Bourguignons, en était gouverneur. Par sa mère Éléonor, fille de Jacques de Bourbon qui devint roi de Naples par son mariage avec Jeanne, il était du sang royal de France. Louis XI, dès son avènement, lui accorda beaucoup de confiance et toutes sortes de bienfaits : malgré même l'opposition du parlement, il avait érigé son comté en duché-pairie. Une lettre de Robert (le Newill nous le dépeint avec un air de douceur qui prévenait en sa faveur. Il entra néanmoins dans la ligue du bien public et s'était fort étroitement lié avec son cousin, l'audacieux Jean V, comte d'Armagnac ; selon même une chronique que l'abbé Legrand dit avoir eue sous les yeux, il aurait alors proposé au sire du Lau un projet de se défaire du roi. il est certain du moins qu'après avoir signé en Auvergne sa paix avec Louis, il était allé, avec son cousin et le duc de Bourbon, trouver le comte de Charolais devant Paris. Compris ensuite dans le traité de Confins, il avait reçu le gouvernement de Paris et de l'Ile-de-France en même temps que Saint-Pol l'épée de connétable ; il avait prêté solennellement serment de fidélité au roi dans la Sainte-Chapelle. Malgré cela, en 1469, il participa à la révolte du comte d'Armagnac en faveur des Anglais ; puis, contraint par le comte de Dammartin de signer la paix à Saint-Flour le 17 janvier 1470, il avait confessé sa faute et déclaré que, s'il récidivait, il renonçait aux droits de la pairie. Alors il reçut des lettres d'abolition, mais conditionnelles. Malgré tant de clémence, malgré tous ses serments, d'ailleurs comblé de biens tous dus à la folle confiance du roi qui lui avait fait épouser Louise d'Anjou, fille de Charles Ier, comte du Maine, ses promesses ne furent point tenues : « Comme Saint-Pol, qui avait épousé sa nièce, le duc de Nemours avait bien gagné la haine du roi. Quinze ans durant leur conduite fut invariable : ils ne perdirent pas un jour, pas une heure pour trahir, brouiller, remettre l'Anglais en France, recommencer ces affreuses guerres... Il continua à agir en ennemi, n'envoyant pas un de ses gentilshommes pour servir le roi, ne souffrant point d'appel au parlement, faisant piller les consuls d'Aurillac quand ils venaient pour affaires de taxes, s'étant surtout montré hostile avant la descente des Anglais[15]. » Enfin, outre les déclarations de Jean Deymier en 1472 et celles du connétable, l'année suivante, on trouva, en examinant les papiers de Jean d'Armagnac tué dans Lectoure en 1473, des lettres récentes du duc de Nemours, lettres compromettantes qui le montraient coupable de complot. Cette découverte mit le comble à la mesure. C'est alors que le roi le fit poursuivre et prendre dans Carlat par le sire de Beaujeu, et l'envoya à la Bastille, en août 1476, sous la garde du sire de Saint-Pierre. Il décida qu'il serait jugé. Le crime étant politique et le duc ayant renoncé à son droit de pairie en cas de récidive, Louis voulut que, selon l'usage, il y eût des hommes d'État réunis à des membres du parlement. Ainsi, sur quinze juges, le parlement en donna d'abord neuf. L'instruction fut faite par une commission mixte. Le roi désirait surtout qu'on le fit expliquer sur le projet qu'avaient eu les conjurés de le détrôner pour lui substituer le duc de Bourgogne, ou pour faire régner le dauphin sous leur tutelle, projet qu'il avait connu. Rien ne put être éclairci. Toutefois il n'était pas seulement prévenu de non-révélation ; il n'y avait point eu de cabale où il ne fût entré. On l'accusait surtout d'avoir eu des relations avec l'Angleterre à l'insu du roi ; d'avoir voulu enlever le duc de Bourbon parce que celui-ci n'avait pas jugé à propos d'adhérer aux fantaisies du connétable ; de se mêler d'astrologie judiciaire avec un père cordelier de Valence, son confesseur ; d'avoir été d'avis qu'il fallait enfermer le roi et tuer le dauphin[16]. Le duc fut tenu à rigueur. Il y eut défense de le faire sortir de sa cage de fer, même pour l'interroger. Pressentant ce qu'il devait craindre, il résolut d'écrire au roi, de lui dire la vérité et d'implorer son pardon. Déclare-t-il que depuis son abolition de 1470 il n'a rien à se reprocher contre le roi ? Il s'avoue au contraire fort coupable : « J'ai tant méfait, envers vous et envers Dieu, que je vois bien que je suis perdu, si votre miséricorde ne s'étend sur moi. » Il demande grâce pour lui et pour ses enfants ; il invoque le souvenir de feu son épouse, leur mère et la cousine du roi, et implore que le roi seul soit juge en sa cause. La clémence du roi, qui avait été extrême à l'égard du duc d'Alençon, eut cette fois des limites. Cette lettre du duc de Nemours[17] datée de la cage de la Bastille, 31 janvier 1477, et signée « Le pauvre Jacques », ne produisit point l'effet qu'il en espérait. Son crime était de ceux qu'on ne pardonne guère, et les circonstances y prêtaient peu : il n'était bruit, en effet, que d'horribles perfidies : le duc de Bourgogne venait de périr par trahison, le roi le savait. Tout récemment Galéas Sforza avait été assassiné dans un complot de gentilshommes ; aucune époque ne présente un plus grand nombre de ces attentats. Comment reprocher à Louis XI de n'avoir pas connu l'amitié, alors qu'il se voyait enveloppé d'une atmosphère de perfidie qui gagnait ses plus proches parents ? La conspiration n'était pas douteuse, et l'invasion de l'étranger était un des moyens concertés par les conjurés. En sondant ce mystère on trouva que de grands noms, tels que le duc de Bourbon, le cardinal-archevêque de Lyon, le comte de Bresse, le sire d'Urfé et plusieurs autres, s'y trouvaient compromis. Le roi crut devoir changer d'abord quelques membres de la commission, puis se décida à remettre l'affaire au parlement présidé par le sire de Beaujeu. Cette cour s'adjoignit les quatre commissaires de l'instruction, les quatre présidents de la chambre des comptes et quelques hommes de justice et de finance, en tout dix-huit voix, nombre réduit à quatorze, puisque Aubert de Viste, Louis de Graville et Boffile de Judice se récusèrent, et que le sire de Beaujeu s'abstint de voter. Louis voulut que toutes les formalités fussent observées. « Quand le procès fut instruit, il écrivit aux bonnes villes du royaume d'envoyer des députés pour assister au jugement[18]. » Pourquoi lors de conclure transféra-t-il le parlement à Noyon, l'accusé étant d'ailleurs resté à la Bastille ? On n'en voit guère de motif sérieux. C'est le jeudi 10 juillet que l'arrêt de condamnation fut prononcé par le sire de Beaujeu. Le lundi 4 août au matin, le premier président Jean le Boulanger, accompagné de quelques autres, alla à la Bastille signifier au duc cette sentence de mort sans appel. Le jour même l'exécution se fit aux halles, dans le plus grand appareil. Que dire de cette tradition dont Mezerai, Duclos, Garnier, Bossuet lui-même et beaucoup d'autres se sont faits les échos, suivant laquelle les enfants du duc de Nemours auraient été mis sous l'échafaud, pour que le sang de leur père tombât sur eux ? C'est un mensonge odieux qui prouve le danger de ne pas remonter aux sources historiques d'assertions aussi graves. On ne trouve, en effet, nulle mention de cette circonstance dans aucun des chroniqueurs français, bourguignons ou flamands de ce temps. Ni Comines, ni les historiens de Bourgogne les plus acharnés contre Louis XI, n'en disent mot. Aux états de 148f l'avocat qui plaida en faveur de ces enfants, et qui certes ne ménagea nullement le roi, n'a point parlé de cette horrible invention. Masselin, qui assista aux états, et rapporte les discours qu'on y a tenus avec les plus minimes incidents, n'en parle point. Cette fable cruelle a été imaginée par Brantôme, qui prétend l'avoir apprise de sa grand'mère, hésitant sans doute à en assumer la responsabilité. « Ils estoient vestes de blanc, dit-il, testes nues et mains jointes ; » et il ajoute que préalablement le roi leur avait fait arracher les dents ! Et c'est alors que, pénétré du scepticisme du dix-huitième siècle, on constatait à regret les actes de dévotion si familiers à Louis XI, le traitant de superstitieux, qu'on croyait à cela ! « J'ai méprisé, dit Duclos, les traditions populaires ; content de les supprimer, je n'ai pas cru qu'elles méritassent d'être réfutées. » Comment donc admet-il sans preuve, sans aucun témoignage contemporain, cette infamie qui à elle seule, si elle était vraie, suffirait pour imprimer à un homme le stigmate d'un tyran ? Disons toutefois que plusieurs historiens[19] ont déjà, de notre temps, reconnu et constaté cette erreur. C'est avec juste raison qu'on tend aujourd'hui à repousser tout système de commission judiciaire, bien que de nos jours ce principe d'une juridiction commune et précise ait été parfois méconnu en politique. Louis XI trouvait d'autres traditions établies. Ses-prédécesseurs faisaient juger les crimes d'État par des commissions. Parfois même on se passait de jugement. Sur un simple soupçon de complot, le roi Jean ne fit-il pas enlever, à Rouen, de chez le dauphin, le 5 avril 1355, Charles de Navarre et ses amis ? Même sous Charles VII, et sans parler des jugements de la Pucelle et de Jacques Cœur, est-ce que le connétable de Richemont, qu'on appelait le terrible justicier, n'eut pas à l'égard de Giac, de le Camus, de Beaulieu et ensuite de Georges de la Trémoille, ministres du roi, une justice bien autrement expéditive que celle des commissions ? Ainsi, et les preuves surabondent, alors les seigneurs hauts barons, particulièrement les ducs de Bretagne, de Bourgogne et de Bourbon, ne manquaient jamais de faire juger par commission ceux qu'ils accusaient de crimes d'État, du moins quand ils les croyaient en valoir la peine ! Ils ne se donnaient pas le soin de justifier ce droit ; ils le prenaient. A plus forte raison le roi lui-même. D'ailleurs, est-ce qu’au seizième siècle et même au dix-septième siècle l'inviolabilité humaine était bien plus respectée ? Si l'on compare, même abstraction faite des temps, ce jugement du duc de Nemours, tel qu'il est, aux actes de rigueur du cardinal de Richelieu, et spécialement au procès qui amena la condamnation de Cinq-Mars et de Thou à la peine capitale, on rendra mieux justice à Louis Xl. L'usage malheureux de prononcer contre les criminels d'État la confiscation de leurs biens au profit du fisc ou de la couronne est descendu des plus tristes époques de l'histoire romaine. Les rois en disposaient à leur gré ; souvent, par un singulier abus, les donataires avaient été juges des condamnés : on en a même vu recevoir le don avant que la sentence fût prononcée. Ainsi, sous le règne précédent, le comte de Chabannes eut les biens de Jacques Cœur, et plus tard Charles de Melun eut à son tour ceux du comte de Chabannes. C'était de même à l'étranger. En 1465 Édouard IV, pour récompenser Harington de la prise du roi Henri, lui donna les terres de Richard Tunstall qui n'étaient disponibles que par confiscation[20]. Rarement ces dons profitèrent mieux à ceux qui les reçurent, que la fortune de Burrhus à Sénèque. Suivant cette déplorable coutume, Louis XI mit d'abord sous le séquestre les biens du duc entre les mains du sire du Bouchage ; puis, après l'arrêt qui en portait confiscation, il rend d'Arras en septembre une ordonnance d'attribution. « Puisque le duc, y est-il dit, est déclaré criminel de lèze-majesté, tant par deux preuves que par confessions volontairement faites ; qu'il a été pugni comme tel ; que ses biens appartiennent au roi, le roi n'en peut faire un meilleur usage que de les céder à ceux qui lui ont rendu loyaux services. » Il cède donc à Philippe de Comines, outre les dons qu'il lui a faits, pour lui et ses hoirs, 262 livres 10 sous 11 deniers de rentes tournois, et une partie de rente annuelle assise sur le corps de ville de Tournay ; au sire de Beaujeu, le comté de la Marche ; à Boffile de Judice, le comté de Castres ; à Jean de Foix, vicomte de Narbonne, le comté de Pardiac ; à Thierry de Lenoncourt, bailli de Vitry, la seigneurie de Montluçon ; au sire du Lude, qui déjà possédait la Ferté-Milon, Lusarche, et d'autres confiscations faites sur Jean de Châlon, Louis donna encore la seigneurie de Beaufort, Nogent, Pont-sur-Seine et autres terres. La part attribuée au sire du Bouchage lui fut disputée par un sire de Pompignac, et devint matière à procès. L'aîné des enfants ainsi dépouillés fut remis à Boffile de Judice, gouverneur du Roussillon. Enfermé dans la citadelle de Perpignan, il y mourut d'une contagion qui se répandit dans le pays. Comment ne pas déplorer ici cette fatale coutume de rendre les enfants solidaires des fautes paternelles ! On regrette que Louis XI, qui s'est si souvent élevé au-dessus de son siècle, ait partagé ce préjugé. Le duché de Nemours ne fut rendu à ces enfants, en 1484, que par provision ; il le fut définitivement par acte de Charles VIII, le 29 mai 1491. Malgré de beaux exemples d'indépendance on ne se faisait alors une idée exacte ni des règles absolues de la justice, ni de la nécessité de l'inamovibilité du juge. Sur ce point, Louis XI était encore plus avancé que la plupart des hommes de son temps, puisqu'il avait précisément fait une loi pour assurer aux justiciers, sauf le cas de forfaiture, la conservation de leur office. Mais les rois, en prenant la main de justice, se croyaient alors investis de toute la puissance judiciaire ; ils pensaient, et cette erreur dura longtemps encore, avoir un droit de contrôle sur ceux qui rendaient la justice en leur nom. C'est par suite de cette opinion que Louis XI suspendit trois conseillers du parlement qui avaient opiné avec moins de rigueur. Aux plaintes du parlement le roi répondit du Puiseau, 1 t juin 1478, qu'il lui semblait « qu'ils faisoient trop bon marché de sa peau ; que le crime de lèse-majesté étoit clairement défini ; que lorsqu'on ne vouloit pas exécuter les lois, il n'en falloit pas faire sa profession ». La réplique semblait difficile. Observons toutefois que ces suffrages adoucis, qui attestaient, du moins en une certaine mesure, la liberté des juges, réunis eux-mêmes aux récusations volontaires, à l'abstention de son gendre et à l'attitude du chancelier Pierre Doriole, eussent dû être pour Louis XI des conseils de clémence. De ce regrettable procès est issue (Plessis-lès-Tours, 22 décembre 1477) la loi qui punit les non-révélateurs du crime de conspiration contre le roi et sa famille, des mêmes peines que les auteurs. Fondée sur la fréquence de ces sortes de crimes, et rendue à la requête des grands corps de l'État, elle n'était qu'un éclaircissement des anciennes lois et ordonnances antérieures qui exigeaient la révélation des complots connus. Cela était textuellement dit dans le serment de l'ordre de Saint-Michel, et le duc de Nemours y avait formellement contrevenu. La non-révélation est, en effet, une participation et presque un encouragement au méfait : elle devient une complicité. Le 15 novembre 1479 le roi insiste encore sur la même déclaration. Comment y trouver un sujet de blâme contre Louis XI, quand de nos jours encore l'article 59 du code pénal en fait notre loi ? On a pu remarquer que, dans l'instruction des procès du connétable et du duc de Nemours, plusieurs princes de la maison de Bourbon se sont trouvés parfois assez gravement compromis, et que cependant le roi semble avoir fermé les yeux sur leurs torts. Il est à croire d'abord qu'à la distance qui nous sépare de ces temps, les nuances de culpabilité doivent en partie nous échapper, tout aussi bien que les motifs de l'indulgence du roi. Mais quand on observe cette belle filiation de la maison de Bourbon, on ne peut qu'être frappé des grands services qu'elle avait rendus et continuait de rendre à la France. Louis XI y avait choisi deux gendres qui le servaient fidèlement, et si le duc Jean Il fut un des promoteurs de la ligue du bien public, un des premiers aussi il était revenu au roi. D'ailleurs les alliances si intimes des deux familles de Bourgogne et de Bourbon influençaient nécessairement leur politique et expliquaient bien des choses. Louis XI savait cela ; aussi fit-il tous ses efforts pour ne point créer à la France de nouvelles complications. Comme par le pressentiment de tous les maux que devait nous attirer un jour l'union de Marie de Bourgogne et de Maximilien, il tentait tous les moyens d'y mettre obstacle. Mais tout le bon vouloir de Louis de Bourbon, évêque de Liège, qui pour lors soutenait à peu près seul la politique française dans le conseil de la duchesse, avait échoué contre les préventions de cette cour et l'inimitié constante de la duchesse douairière. Le roi sut bientôt où en était cette fâcheuse affaire par les rapports d'un jeune gentilhomme d'origine allemande, nommé Henri Hisbuch, qu'il avait fait partir pour Strasbourg sous le prétexte d'un voyage de famille. Il apprit ainsi de lui que l'empereur et son fils étaient attendus à Francfort, où les députés de la duchesse allaient les rejoindre, afin de convenir finalement des articles et pour les signer. Le roi imagina encore un dernier expédient. Robert Gaguin, général des Mathurins, était tenu alors pour un docteur fort habile. Les nominaux n'eurent pas d'adversaire plus redoutable. Il passait pour connaître le droit civil aussi bien que la théologie. Louis XI, s'étant figuré que sa dialectique réussirait aussi bien en diplomatie qu'à la Sorbonne, l'envoya en qualité d'ambassadeur auprès des princes allemands. Suivant ses instructions il devait, après avoir conféré avec Hisbuch, représenter aux électeurs réunis à Francfort ce que ;la France avait fait pour l'alliance des deux pays et l'intérêt qu'ils avaient à y persévérer. Il ne dut point oublier.de remontrer que, d'après les lois et coutumes féodales, Marie, issue du sang de France, était sa proche parente et sa sujette, et ne pouvait se marier que du gré du chef de sa maison ; que si son père et son aïeul s'étaient souvent -mis au-dessus de ces sortes de devoirs, il ne convenait pas au chef du Saint-Empire d'appuyer de son exemple de pareilles infractions, lesquelles pouvaient tourner à son préjudice. Tout cela, juste sans doute, ne servit à rien. Ils ne restèrent que six jours à Strasbourg et apprirent là que le mariage agréait à tout le monde de l'autre côté du Rhin ; que de part et d'autre l'empressement de conclure était tel qu'il n'y aurait point d'assemblée à Francfort ; que Maximilien descendait le Rhin en toute diligence et ne s'arrêterait qu'à Cologne. Gaguin et Hisburg s'y rendirent donc un peu secrètement : ils espéraient remettre quelques-unes de leurs lettres à certains princes allemands et en sonder plusieurs autres. Mais comment y réussir quand l'accord était unanime en faveur de l'archiduc ? Au duc de Juliers seul, maître Gaguin remit sa lettre ; encore fut-elle reçue très-froidement. « C'est trop tard, répondit-il ; j'ai donné ma parole à Maximilien et n'y puis ; » encore ajoutait-il qu'il n'y avait pas sûreté pour eux à rester ; que cependant il s'emploierait pour qu'il ne leur arrivât rien de fâcheux. En ce voyage la sordide avarice de Frédéric III se fit remarquer plus que jamais. Comme il ne lui plaisait point de payer ses frais de route, il n'eût pas honte en cette circonstance de les accepter des Flamands. Il fallut que Maximilien et toute sa suite, qui était nombreuse, attendissent à Cologne l'argent nécessaire pour continuer leur voyage. Ces fonds lui furent envoyés par la duchesse Marie[21]. Alors, royalement accompagné des électeurs de Mayence, de Trèves, des marquis de Brandebourg et de Bade, des ducs de Saxe et de Bavière, d'autres princes encore et de cinq ou six cents lances, escorte qui plaisait le plus aux seigneurs flamands, il partit de Cologne le 18 août et fit solennellement son entrée à Gand. Cette arrivée fut splendide. Tous les cavaliers allemands portaient pennons de deuil ; selon un témoin de cette ovation, il y eut des trompettes et autres instruments en si grand nombre « que l'on n'y eût pas entendu Dieu tonner. » Les rues furent tendues de tapisseries, et à la rencontre du prince étaient allés les doyens marchands et bourgeois de Gand, tous richement habillés. Les fiançailles de Marie et de Maximilien se firent ce même jour. Tous deux de même âge, ils avaient l'un et l'autre la jeunesse, une gracieuse figure et de nobles manières. Bien que la duchesse ne sût pas l'allemand, ni Maximilien le français, ils Se comprirent bientôt et se plurent mutuellement. « Ce mariage de luy et d'elle fut fort sortable, dit Brantôme, car s'il étoit beau et brave, elle étoit aussi fort belle comme j'en ai vu le portrait au naïf. » Le lendemain, 19 août 1477, eut lieu, sans trop d'appareil, la cérémonie nuptiale. La duchesse fut conduite à l'autel par le sire de la Gruthuse et par le comte de Chimay, que l'archiduc ramenait d'Allemagne comme prisonniers de Nancy ; l'évêque de Tournay célébra l'office divin. Les Flamands étaient dans la joie ; ils croyaient avoir enfin secoué le joug de la France : une fois de plus il leur restait à apprendre quels maîtres ils se donnaient, et ils penseront autrement au temps du duc d'Albe et de Philippe II. |
[1] Jean de Troyes.
[2] Molinet.
[3] Michelet.
[4] Dom Plancher.
[5] Barante, t. XI, p. 250.
[6] Chorier.
[7] Art de vérifier les dates.
[8] Legrand.
[9] Muller. — Barante.
[10] Barante.
[11] Barante.
[12] Olivier de la Marche.
[13] Comines.
[14] Dom Plancher.
[15] Michelet.
[16] Legrand.
[17] Mss. Colbert, n° 64.
[18] Legrand.
[19] Barante. — Michelet. — Laurentie.
[20] Rymer, quæ nuper fuerunt Bichera Tunstelli.
[21] Olivier de la Marche.