Bataille de Nancy. —
Mort du duc Charles de Bourgogne. — Conséquence de cette mort. — Prévoyance
du roi ; ses lettres aux villes de Bourgogne. — Assassinat du duc de Milan. —
L'annexion est discutée en Bourgogne. — Annexion du comté d'Auxerre. — Lettre
de Marie aux États de Bourgogne. — Le roi va à Péronne. -- Insuccès du sire
de Comines devant Arras. — De Querdes et La Vaquerie passent au service de
France. — Le roi entre à Arras par transaction. — Soumission du duché de
Bourgogne. — Troubles de Flandre. — Réponse du roi aux députés des états de
Flandre. — Exécution des sires Hugonet et d'Himbercourt. — Soumission de la
Picardie et de l'Artois. — Sévérité du roi. — Arras se rend au roi. — Projet
de mariage du dauphin et de Marie de Bourgogne.
Ainsi
la gloire et la fortune de cette puissante maison de Bourgogne allaient
encore être livrées au hasard d'une lutte, et cela par l'aveugle obstination
de son chef. C'est l'esprit plein de sinistres pressentiments que le duc
règle son ordonnance. Certain que les Suisses viendront promptement à lui,
dès le 5 janvier au matin, il abandonne son camp le plus doucement possible,
y laisse quelque peu de troupes sous les ordres de Butin de Tello, de Jean
Milton, et des baillis de Hainaut et de Brabant, et vient s'établir sur un
ruisseau passant entre la Madeleine et Jarville, au lieu aujourd'hui appelé Bon-Secours.
Il plaça son artillerie sur un petit tertre qui commandait le grand chemin
par où les Suisses devaient passer. Son armée est partagée en trois corps :
le premier était l'avant-garde sous les ordres de Jacques Galliot, capitaine
italien qu'on estimait, et qu'il ne faut pas confondre avec le sire Galiot de
Genouillac. Il rangea cette troupe près le gué de la Meurthe : le corps de
bataille où il commandait avec ses principaux officiers était sur le grand
chemin de Saint-Nicolas ; le troisième corps, ou l'arrière-garde, s'étendait
le long des prés jusqu'à Sault-Rupt, vers l'occident près le hameau de
Houdemont. Il était sous les ordres de Josse de Lallain, grand juge ou
gouverneur de Flandre. La cavalerie, commandée par le sire de la Rivière, se
portera sur les points qu'il faudra fortifier. Telles sont les mesures
adoptées par le duc ; mais on voyait que son esprit troublé mettait en ces
apprêts plus d'ardeur fébrile que d'espérance. De leur
côté les capitaines suisses et le duc René II étaient convenus le 4, à
Saint-Nicolas, de marcher à l'ennemi dès le lendemain au matin. Ainsi, le
dimanche 5 janvier 1471, les Suisses et les autres entendirent la messe, et
après le repas militaire partirent en belle ordonnance. Le froid était vif :
en avant marchaient les couleuvriniers et les piquiers ; le due, la noblesse
et la cavalerie venaient ensuite, et en dernier lieu les hallebardiers ;
lorsqu'ils arrivèrent à l'hermitage de la Madeleine, quelques gentilshommes
d'Allemagne et de Lorraine se présentèrent au duc, le priant de les faire
chevaliers. Ils prêtèrent le serment d'ordinaire ; René leur ceignit le
baudrier, et leur donna l'accolade. Pendant ce temps les bourgeois de la
ville sortent et viennent mettre le feu au camp des Bourguignons, mais ils
sont promptement ramenés vers leurs portes. L'armée
suisse et lorraine formait aussi trois corps. L'avant-garde de sept mille
Suisses et de douze pièces d'artillerie était commandée par le Strasbourgeois
Guillaume Herther, et par les gouverneurs de Zurich, de Berne, de Lucerne, de
Schwitz, d'Underwald et autres héros de Granson et de Morat. Il y avait en
outre deux mille hommes d'armes que commandait Oswald de Thierstein ayant à
ses côtés le seigneur de l'Étang, le bâtard de Vaudemont, les capitaines de
Malhortie, d'Oriole et d'autres. Messire de Dom-Julien portait la bannière
ducale de damas blanc[1], où était représenté, un bras
armé d'or tenant une épée avec trois bandes aux couleurs du duc. Le deuxième
corps, formé de huit mille hommes de pied, avait à sa droite le duc René,
monté sur son cheval gris de Morat et accompagné des comtes de Bitche, de
Linanges, de Salm et autres seigneurs allemands et grand nombre de seigneurs
lorrains, tels que les sires de Saint-Amand, Vaultrin de Wiss, Jacques de
Savigny, Balthazar et Jean d'Haussonville, de Hardemont, de Bassompierre et
autres ; le seigneur de Ribeaupierre avec cinq cents cavaliers tenait la
gauche de l'infanterie. On y remarquait la principale bannière portée par
Jean de Bade ; elle était de damas blanc frangée d'or et représentait
l'Annonciation. Partout brillait la double croix blanche. On voyait aussi,
mêlées entre elles, les bannières nombreuses et diverses de Sigismond, des
Suisses et des villes impériales : il n'y avait d'arrière-garde que huit
cents couleuvriniers destinés à porter secours aux endroits menacés. René
avait pour toute artillerie quatorze canons, dont on fit peu usage. Le
froid, vif d'abord, s'était adouci, et la neige tombait en abondance : vers
le milieu du jour le ciel s'éclaircit. Pour lors un prêtre allemand parla
d'une petite éminence à toute l'armée, remontra aux Suisses l'injustice des
agressions de Charles et leur donna sa bénédiction. L'attaque commença par
des escarmouches du côté du bois. Le comte de la Rivière, avec ses cavaliers,
en eut promptement raison. Pendant ce temps, un corps nombreux de Lorrains et
de Suisses passe derrière le bois de Jarville, arrive droit à la Malgrange et
prend les Bourguignons à revers : ainsi pressés de toute part, ceux-ci se
trouvent en grand péril. Toutefois on rencontrait plus de résistance à la
gauche des Bourguignons rangés le long de la Meurthe, sous les ordres du
brave et habile Galéotto ou Galliot. Contre elle marchèrent le corps suisse
de Herther et la cavalerie du comte de Thierstein. Évitant avec soin
l'artillerie du duc Charles, ils arrivent en face des Bourguignons, les
chargent avec ardeur ; mais ils furent si énergiquement reçus qu'ils auraient
fini par lâcher pied, si des troupes lorraines n'étaient venues fort à propos
les soutenir. Là, Galéotto fut gravement blessé. Alors
le corps de bataille du duc Charles se trouvant attaqué de tous les côtés à
la fois, sa résistance ne put être de longue durée. Voyant que sa droite, où
avait commencé la lutte, était menacée, Charles s'y porta lui-même avec
quelques archers : tout fut inutile ; la déroute de ce côté entraîna celle de
tout le reste. Dès lors le carnage devint horrible ; il fut bien pire dans la
fuite que dans le combat. C'était un sauve qui peut général ; cette chasse
aux Bourguignons dura jusqu'à deux heures après minuit[2], et à quatre lieues aux
environs on ne trouvait que gens morts par les champs et chemins. De ces
malheureux qui cherchaient à gagner Metz, ou le Luxembourg, les uns se
jetèrent dans le bois de Laxou, d'autres passèrent la Meurthe à Tomblaine,
d'autres enfin coururent au pont de Bouxières, où ils trouvèrent la mort. Le
duc de Bourgogne, qui n'avait cessé d'encourager les siens et de donner
l'exemple du courage, blessé lui-même, fut entraîné dans cette déroute
générale. Il est certain qu'il quitta un des derniers le champ de bataille.
Là commence l'incertitude : on croit qu'il voulut gagner le quartier de
Saint-Jean, près Nancy, où il logeait pendant le siège, et qu'en longeant un
étang voisin, son cheval moreau s'embarrassa dans la glace. Alors un châtelain
de Saint-Diey, appelé Claude de Blamont, aurait frappé d'un grand coup de
lance sur la croupe du cheval sans reconnaître le prince dans les ténèbres.
Il blessa te duc et le renversa. Étant sourd, il n'entendit pas Charles lui
crier : « Sauve le duc de Bourgogne ! » et il lui fendit la tête de sa hache
d'armes. Olivier de la Marche, qui était présent et raconte ainsi le fait,
ajoute que le sire de Blamont mourut peu après, a regrettant vivement d'avoir
« plutôt tué que rançonné un si grand prince. n D'autres ont accusé de sa
mort le traître Campo-Basso, et non sans vraisemblance. D'armée
bourguignonne il n'en existait plus. Les récits contemporains parlent de huit
mille hommes tués ou blessés, chiffre difficile à concilier avec celui de
quatre mille que l'on attribue à l'armée entière. Le fait est qu'il y en eut
trois mille neuf cents enterrés à Bon-Secours. Bien de nobles chefs y
trouvèrent la mort. Après une glorieuse défense Galéotto resta sur le champ
de bataille avec le sire de Contay, dont les avis furent trop peu écoutés,
ainsi que le sire de Vaux-Marcus ; de Rubempré, qui avait gouverné la
Lorraine avec tant de douceur ; Frédéric de Florsheim, chef des alliés de
Bade ; le fils aîné d'Antoine, grand bâtard de Bourgogne ; les seigneurs de
Bretonville, -de la Vieuville, et maints autres braves gentilshommes qui
eussent mérité de mourir pour une meilleure cause. Parmi les prisonniers on
cite les comtes de Chimay, de Rothelin et de Nassau ; Josse de Lalain, fort
grièvement blessé ; Olivier de la Marche, le grand bâtard Antoine et le fils
du sire de Contay. Mais du duc, on n'avait nulle nouvelle. C'est en vain que
le soir de la bataille René avait suivi la Meurthe bien au delà de
Champinelle et de Pixerécourt. Il revint à Nancy sans avoir rien appris. Là,
il entre en triomphe, acclamé de tous comme un libérateur, et va rendre grâce
à Dieu en l'église de Saint-Georges. Le lendemain, jour des Rois, mêmes
recherches aussi infructueuses. Enfin le mardi 7 janvier, sur l'indication
d'un page italien, on le trouve dans la boue glacée de l'étang de Saint-Jean
d'Atre. Il était nu et méconnaissable parmi quatorze autres victimes, tant
l'immense blessure qui lui avait fendu la tête l'avait défiguré ! Son médecin
et son secrétaire le reconnurent à certains signes, à n'en pouvoir douter.
René lui fit faire de belles funérailles en l'église de Saint-Georges, et le
dimanche suivant on le transporta à la chapelle de Saint-Nicolas, d'où en
4550 il fut transféré à Saint-Donat de Bruges. Là
finissaient les rêves de gloire de Charles de Bourgogne, et la grandeur de
cette maison. Vivant, on craignait ses fureurs et ses caprices ; mort, on le
jugea et beaucoup le plaignirent. « De juste qu'il était d'abord, il
était devenu aussi perfide que la a plupart des autres princes. Il n'aimait
personne. Sa colère était violente et hautaine. Il avait mis ses ennemis au
point, qu'il leur fallait le détruire pour se sauver[3]. » Comines nous dit : « Il
n'estoit point cruel pour le temps que je l'ai cognu ; mais par désir de
gloire, il le devint avant sa mort Depuis que le duc Charles entreprint la
guerre pour les terres de Picardie que notre roy avoit rachaptées de son père
le duc Philippe, et qu'il se mit avec les aultres seigneurs du royaulme en
cette guerre du bien public, quel ayse eut-il ? Toujours travail sans nul
plaisir et de la personne et de l'entendement... se levoit le premier, se
couchoit le dernier, tout vestu, comme le plus povre de son ost. S'il se
reposoit aucuns yvers, il foisoit ses diligences de trouver argent : à quoi
chacun jour besoignoit dès dix heures du matin ; et prenoit grant plaisir à
ouyr grant nombre d'ambassadeurs, et en ce travail et misère fins ses jours.
» Tous ces maux ne venaient-ils pas de son orgueil et de son désir de se
faire toujours plus grand ? Il fut deceu, dit encore Comines, par celuy
auquel plus il se fioit, et ainsi justement payé pour le cas qu'il avoit
commis contre le connétable, par avarice de ladite ville de Nancy. Je le dis
pour donner à entendre combien un bon prince doibt fuyr à consentir un tel
vilain tour. » Il faut ajouter que son obstination et sa haine mal fondée
pour le roi lui firent mépriser les deux meilleurs avis qui lui aient été
donnés, et ce fut sa perte. Louis
cherchait par le temps et la patience à obtenir ce qu'il croyait juste et
profitable pour la France, le duc demandait toutes ses conquêtes à la force
brutale et quelquefois à des moyens moins avouables. Tous deux intrépides au
combat, ils l'étaient cependant différemment. « Charles, élevé selon les
principes de la noblesse du temps, dans une cour occupée de tournois et de
faits d'armes, et surtout familiarisé avec la lecture et les récits des
joyeux contes de chevalerie, aimait les aventures et portait le courage
jusqu'à la témérité. Louis, au contraire, dédaignait ces rêveries
romanesques, et quoiqu'il fût brave, n'estimait la bravoure que pour ses
conséquences solides et pour ses avantages positifs[4]. » De ses
trois mariages Charles ne laissait qu'un enfant, Marie de Bourgogne, née
d'Isabelle de Bourbon le 12 février 1456, et ainsi presque âgée de vingt ans
; d'ailleurs de sang royal par son père et par sa mère à la fois. Quel sort
et quelle fortune allait lui faire ce douloureux événement ? Pour suffire à
toutes ses folles entreprises le duc avait pressuré ses sujets : il ne
pouvait en être aimé. Mais Dieu donne souvent aux nations des souverains
comme ils les méritent. Ces peuples du nord, qui trop aisément changèrent de
maîtres, sentirent bientôt leur faute. Comme son père, le duc Charles, on le
sait, avait méconnu leurs anciennes immunités, d'autre part leurs révoltes et
leurs troubles attiraient sans cesse sur eux de terribles châtiments. Aussi,
après la mort de ce prince redouté, allaient naître de vives aspirations à un
régime plus équitable et plus respectueux des traditions et des droits des
peuples. Par suite d'une si longue compression on devait voir éclater des
haines et des émeutes ; la réaction à peine contenue par la rigueur allait
percer sous une autorité moins forte. Les villes de Flandre surtout, qui
avaient si souvent réclamé contre la suppression de leurs assemblées et de
leurs privilèges, même jusqu'à les soutenir les armes à la main, ne pouvaient
que se montrer ardentes à ressaisir leurs vieilles franchises et le pouvoir
de diriger elles-mêmes leurs affaires. Peut-être même à ces justes
revendications mêleront-elles quelques idées de vengeance contre les fidèles
serviteurs du régime précédent. Malgré l'intérêt qu'elle inspire, combien de
difficultés ne va pas rencontrer la jeune duchesse Marie pour conserver en sa
main les vastes pays qui lui appartiennent réellement, loin de pouvoir
établir son droit héréditaire sur des fiefs qui, déclarés masculins et
d'ordre des apanages, doivent faire retour à la couronne I Le
bruit de la bataille de Nancy et de cette mort prématurée du duc à l'âge de
quarante-trois ans, retentit en toute l'Europe. A cause de sa puissance et de
l'étendue de ses États il tenait un haut rang en toutes les cours. Par ses
conséquences c'était assurément le plus grand événement du quinzième siècle.
Mais plus que tous les autres souverains Louis XI avait pris un vif intérêt à
cette lutte. Le soir même de la bataille le sire de Craon lui en écrivait du
Barrois le résultat, sans toutefois lui annoncer la mort encore ignorée du
duc. Ses courriers, en faisant toute diligence, lui apportèrent la lettre au
Plessis le jeudi 9 janvier au matin. Il ne fut point affligé de cette
nouvelle, disent les chroniques, et cela se conçoit aisément. Comment eût-il
pu désirer voir son constant adversaire maître encore de la Lorraine ? Ce vœu
eût-il été conforme aux intérêts de la France ? Pourquoi donc s'étonner des
sentiments du roi ? Cette agression contre la Lorraine était une flagrante
injustice, et si Louis XI s'était montré secourable pour René, son parent, il
n'avait point manqué de générosité envers Charles de Bourgogne. D'ailleurs en
son esprit si clairvoyant nul doute que le roi ne fût prêt à toute
éventualité. Aussi répond-il au sire de Craon, le 9 janvier 1476(7), jour même de la réception de
son message. « Il est temps, dit-il, de déployer vos cinq sens de nature pour
mettre les duché et comté de Bourgogne en mes mains. Pour cela, s'il arrive
que le duc soit mort, avec votre bande et le gouverneur de Champagne — M. de
Chaumont d'Amboise — mettez-vous dans lesdits pays, et gardez-les.
Prouvez-moi votre dévouement en y faisant tenir aux gens de guerre meilleur
ordre que si vous étiez dans Paris. Faites bien coma prendre à ceux du pays
que je les veux mieux traiter que nuls de mon royaume, et que j'ai bien
l'intention de marier ma filleule avec le dauphin, comme il en a déjà été
question. Monsieur le comte, ajoute-t-il, j'entends que vous n'entrerez audit
pays et ne ferez mention de ceci, sinon que le duc soit mort. » Le même
jour, et dans le même sens, le roi écrit aussi aux bonnes villes de Bourgogne
des lettres courtoises ; il leur exprime sa volonté de garder le droit de sa
parente et filleule comme le sien propre : mais les sujets du duché doivent
savoir que, dans le cas d'extinction de la postérité masculine, leur pays est
de la couronne et du royaume. Du reste il s'en remet aux délibérations et à
la sagesse des bonnes villes. En attendant de connaître leur sentiment, il
leur promet de pourvoir à leurs demandes de façon à les satisfaire. Ses
bonnes dispositions sont même précisées en la forme d'un engagement : 1° ses
délégués feront sortir les gens de guerre de la province ; 2° le roi, par
lettres patentes, maintiendra chacun dans ses charges et offices et ne
poursuivra point ceux qui auraient tenu contre lui le parti du duc ; 3° les
aides imposées depuis la mort du duc Philippe sont annulées ; 4° ses délégués
s'emploieront auprès du roi pour lui faire approuver toutes choses
raisonnables ; 5° le roi conserve les gages et pensions à vie accordées par
les derniers ducs. En même
temps Louis dépêchait vers la Picardie et l'Artois l'amiral bâtard de Bourbon
et le sire de Comines, avec plein pouvoir de faire rentrer sous le sceptre de
France les pays qui s'y voudraient rallier, et de hâter leur soumission, afin
de prévenir les désordres que l'esprit de parti y ferait naître. Si les
hommes qui durent pourvoir aux intérêts français dans les Flandres et
ailleurs avaient un caractère moins autorisé, le roi y veillait et était de
tout point bien informé des détails. Toutes
ces sages mesures étaient prises quand, le lendemain 10 janvier, il reçut de
Nancy une lettre de René II, datée du 7 lui mandant les détails de la
bataille et comment le duc Charles venait enfin d'être trouvé parmi les
morts. A cette nouvelle Louis n'affecta point encore une tristesse qu'il ne
pouvait ressentir. « Jamais, dit-on, la mort d'un prince n'avait excité
une joie plus universelle. A l'exception de ceux qui étaient à gages ou
craignaient de perdre leurs offices, il n'y avait personne qui ne se sentit
content et délivré. Dans les principales villes de Flandre on laissa les
serviteurs seuls du duc prier pour lui, et même les Gantois murmurèrent
contre les dépenses du service funèbre ![5] » Tels étaient les sentiments
contre lesquels la jeune duchesse allait avoir à lutter. Sitôt
que le roi eut ainsi la certitude de la mort du duc, son but fut tout tracé :
il écrit de nouvelles lettres plus pressantes aux villes de Bourgogne où il
rappelle avec insistance les conditions de réversibilité que les rois Jean et
Charles V avaient mises en détachant la Bourgogne comme apanage de
Philippe-le-Hardi ; puis il part en pèlerinage à Notre-Dame-du-Puy, en Anjou,
pour recommander ses affaires à la protection de la sainte Vierge en laquelle
il avait une singulière dévotion. Cette année 1476 avait été féconde en
événements tragiques et malheureux. Jacques de Brézé, comte de Maulévrier,
avait, comme on sait, épousé, sous les auspices du roi, l'aînée des trois
filles d'Agnès Sorel. Ayant surpris sa femme avec un sien veneur nommé Pierre
de Lavergne, il les perça tous deux de son épée. Le roi le fit poursuivre ;
Jacques fut condamné à une amende de cent mille écus, pour le paiement de
laquelle il dut abandonner au roi ses terres de Maulevrier, d'Anet et de
Nogent. Mais Louis XI les rendit à son fils, bien que certains biographes
aient attribué cette restitution à l'année 1484. Le ter décembre de l'année
1476 était morte au château de Moulins Madame Agnès de Bourgogne, sœur du feu
duc Philippe et épouse de Charles e, duc de Bourbon. Fervente Bourguignonne,
il semble qu'elle ne voulut pas voir la chute de sa maison. Mais
surtout le 26 décembre, en l'église de Saint-Étienne de Milan, Galéas-Marie Sforza
tombait assassiné en expiation de crimes personnels ; il fut frappé par les
proches de ses victimes : terrible vengeance, quoique méritée. Jeune encore,
il avait trouvé le temps d'être un tyran. Indigne successeur de son père, il avait
d'abord dissimulé : après la mort de Dorothée de Gonzague, sa première
épouse, dit-on, il avait épousé Bonne de Savoie, sœur de la reine de France ;
de ce mariage étaient issus deux filles et deux fils, dont l'aîné devait lui
succéder sous la tutelle de sa mère. Mais Ludovic le More, oncle du jeune
duc, prétendit à la régence ; non satisfait encore, il lui fallut toute
l'autorité : après de criminelles exécutions, il força la duchesse à sortir
de Milan et enferma son neveu à Pavie, lequel, dix ans après, mourait
empoisonné. Et ce fut à la prière d'un tel homme que Charles VIII passa en
Italie ! Quant à la malheureuse Bonne, elle était morte de chagrin en 1485.
Que de maux eussent-été évités si cette mère infortunée avait trouvé un ferme
appui comme Yolande de Savoie en Louis XI ! Mais, tout occupé de recouvrer
les provinces réversibles, il ne pouvait étendre son bras aussi loin. Dès ce
moment, dit-on, Louis d'Orléans, pour lors âgé de quatorze ans, demanda au
roi les moyens de faire valoir sur Milan les droits de Valentine, sa
grand'mère : ainsi son ambition se révélait déjà et devait être un
avertissement pour Louis XI. Cependant
tout faisait craindre que les questions en litige ne pussent se résoudre tout
à fait sans résistance. La guerre semblait imminente. Le roi savait que les
accommodements ne se font point sans sacrifices pécuniaires ; que le moment
était venu de rapatrier les villes de Picardie, dont le rachat possible avait
été stipulé dans le traité de Péronne pour l'époque de la mort du duc. Il
fallait donc de l'argent, et beaucoup. Convoquer les états généraux eût été
long et fort impolitique. Louis XI s'adresse donc directement aux bonnes
villes du royaume, les priant de lui prêter les plus grosses sommes possibles
; et aux états du Languedoc réunis à Montpellier, il leur demande 188.000
livres tournois pour le même but. L'armée
aussi attirait l'attention du roi. On sait tout ce qu'il avait fait déjà pour
le bon ordre et la discipline de ses troupes : il avait régularisé le service
militaire et généralement on rendait justice au progrès obtenu. Toutefois
d'aussi vieux abus ne sont pas aisément réprimés, et souvent Louis XI dut y
revenir par de nouveaux règlements. Les désordres antérieurs subsistaient
encore dans les pays de la domination bourguignonne. Au moment où peut-être
il y faudrait guerroyer, il importait grandement que les populations
n'eussent pas à souffrir d'une autorité qu'on désirait leur taire aimer. Or,
pour prévenir le retour de tous les excès, le plus sûr moyen était l'exact
paiement de la solde. Le roi fit donc jurer aux trésoriers, serment prêté sur
la croix de Saint-Laud, « de payer exactement les hommes d'armes et les
archers ; de ne détourner nulle somme pour leur usage particulier ;
d'assister aux revues ; de réserver au profit du roi les gages de ceux ayant
quitté le service ; de ne payer les officiers que du jour de leur commission
; de payer en argent, jamais en chevaux et en denrées ; de ne faire de
retenues que pour la nourriture ; d'empêcher les gens d'armes de piller leurs
archers ; enfin de veiller même aux intérêts des bourgeois et habitants[6] ». Ainsi cet ensemble de
mesures tendait à la fois au bon ordre des finances et des troupes.
Toutefois, tout en se tenant prêt à la guerre, Louis XI procédait par des
voies pacifiques. Au reçu
de ses lettres, les états de Bourgogne s'étaient promptement réunis à Dijon.
On y discutait des graves questions soulevées à ce sujet. Le duché et la
comté étaient-ils réversibles, comme le roi l'affirmait ? Quelques-uns
disaient qu'il y avait eu, il est vrai, stipulation de réversibilité, mais
sans condition de ligne masculine ou non ; ils ajoutaient qu'à cet égard les
règles sur fiefs et pairies étaient assez variables ; que la coutume de
Bourgogne était favorable aux filles comme héritières. Ils savaient bien que,
par dispositions expresses, Philippe IV et Charles le Sage avaient déclaré
que les apanages seraient restreints à la masculinité ; mais ils déclinaient
l'autorité de ces lois, soit qu'on ne s'y fût pas toujours conformé, soit
qu'on leur attribuât un effet rétroactif. Tous
ces arguments étaient plus spécieux que solides. La masculinité est-elle
nécessaire pour empêcher le retour à la couronne ? Telle était la question.
Or il est dit « que, le.27 juin 1363, Philippe, quatrième fils de Jean, alors
âgé de vingt et un ans, fut créé lieutenant du roi en Bourgogne et, le 6
septembre 1364, à la demande des nobles et du peuple, duc et souverain de
Bourgogne en même temps que pair de France, avec cette clause que, faute
d'enfants males, le duché serait réversible[7]. » Il est vrai que la coutume
de Bourgogne admettait les filles à l'héritage du fief, et que pour les fiefs
et les pairies de France la pratique n'avait pas été tellement constante
qu'il ne fût possible de citer quelques exemples de transmission féminine[8]. Mais, conformément à
l'ordonnance testamentaire de Philippe le Bel en 1314, confirmée elle-même
par celle de Charles V, et déclarant que les apanages seraient purement
masculins, la Champagne, l'Anjou et le Berry avaient été réunis à la
couronne, quoiqu'il existât des filles pour hériter. Or ces exemples étaient
péremptoires. Sans doute il y a eu des variations dans l'application des
droits de succession ou de dévolution. Ainsi, bien que les seigneuries du
domaine fussent réputées inaliénables, cependant, dans le contrat de mariage
de Jean de Bourbon et de Madame Marie de Berry, fille de Jean de France, fait
à Paris, le 27 mai 1400, on voit que, du consentement du roi, les duchés de
Berry et d'Auvergne, les comtés de Poitou et de Montpensier, quoique domaniaux,
ont été donnés auxdits mariés et à leur postérité masculine à certaines
conditions. Toutefois ces exemples n'étaient point identiques et ne pouvaient
préjudicier au cas présent. D'ailleurs il existait encore un rejeton dont les
droits primaient ceux de Marie de Bourgogne, encore n'était-il pas de la
ligne directe. C'était Jean, comte de Nevers, second fils du comte Philippe
II et par conséquent petit-fils de Philippe le Hardi, premier duc de cette
race ; celui-là même qui s'était vu dépouillé à Péronne de ses dernières
terres et seigneuries par une odieuse surpris e de Charles le Téméraire. On
connaît sa protestation. Après la mort du duc il maintint ses droits sur ce
qu'il possédait, mais n'éleva aucune prétention sur le duché de Bourgogne. Ainsi
la réversion semblait avoir le droit pour elle. Est-ce à dire que Louis XI
fit fausse route en la réclamant au nom de la loi plutôt que par un mariage
disproportionné et presque impossible ? Telle était l'opinion de Comines : « Toutefois,
ajoute-t-il, le sens de notre roy estoit si grand, que moy ni aultre qui fût
en sa compagnie, n'eussions sçu voir si clair en ses affaires comme lui-même
faisoit ; car sans nul doute, c'étoit un des plus saiges princes et des plus
subtils qui aient régné de son temps D'ailleurs il est bon à penser qu'il
n'est nul si saige prince qu'il ne faille aucune fois, et bien souvent, s'il
a longue vie. » Rien n'était plus juste que la volonté du roi en cette
occasion. « Ce droit de réunir à la France ce que le défunt avait eu de
provinces françaises, et de détruire l'ingrate mai- son de Bourgogne, il
n'était besoin de l'aller chercher loin ; c'était pour la France le droit
d'exister[9]. » Le roi
désirait avec raison arriver à ce but par voie de persuasion et par
l'acquiescement volontaire des villes et des états. C'est
ce qui eut lieu, moins peut-être par inclination réelle pour la France que
par le souvenir de tous les maux qu'on avait endurés les années précédentes.
Bien maladroit eût été le roi de procéder par intimidation, en cette délicate
affaire. Cependant déjà les partis et les ambitions personnelles s'agitaient
en Bourgogne. Jean de Clèves, un des prétendants à la main de Mademoiselle
Marie, et autres courtisans de la princesse, intriguaient déjà, cherchant à
faire croire à une opinion factice qui n'existait pas. Le sire de Craon,
Charles Chaumont d'Amboise, le duc évêque de Langres et le prince d'Orange,
Jean H de Chaton, entrèrent donc en Bourgogne de différents côtés à la fois à
la tête de sept cents lances. Trois conseillers du parlement, Jean de Canters,
Guillaume Allegrin et Pierre Turquain, les suivirent de près avec les
pouvoirs les plus étendus. Ce peu de forces suffisait à maintenir l'ordre et
ne pouvait inquiéter. Pourquoi eût-on résisté ? Toute tentative d'opposition
n'eût pas été le moyen d'obtenir du roi l'extension des libertés et privilèges
du pays. Louis témoignait d'ailleurs tant de bon vouloir qu'on ne pouvait
guère espérer plus qu'il n'accordait spontanément. Enfin, épuisé comme on
l'était, quelles forces lui eût-on opposées ? Tel était le sentiment des
états ; aussi décidèrent-ils d'entrer en pourparlers avec Louis d'Amboise,
évêque d'Alby, et avec les trois conseillers du parlement envoyés par le roi
pour négocier un arrangement, et cela sans consulter la duchesse. Ce
qu'ils demandaient d'ailleurs semblait être déjà promis, savoir : « retrait
des troupes sans nul dommage ; amnistie entière, garantie du maintien de
chacun dans son office, conservation des libertés publiques, annulation de
toutes charges imposées par le duc. » Les demandes des états de Bourgogne
n'avaient rien d'excessif. Le sire de Craon y avait déjà : souscrit selon son
pouvoir, sauf nullité de toute convention au cas où le duc ne serait pas
mort. C'était au roi à faire le reste. Louis ne mit jamais plus d'activité
qu'en cette circonstance. Ayant donc pourvu à tout, et rassuré sur les bonnes
dispositions de la Bourgogne, il part du Plessis le 17 janvier 1476(7). Il se hâte d'acquiescer aux
demandes des états. Dès le 19, de Selommes, près Vendôme, il proclame une
large abolition pour tous les méfaits du passé, en faveur du clergé et autres
sujets des duché et comté de Bourgogne : « Comme plusieurs, suivant
l'impulsion du prince leur chef, y est-il dit, ont porté les armes contre la
France, d'où sont résultés de grands maux, ce qui pourrait les détourner
aujourd'hui d'obéir au roi, il fait savoir qu'ayant toujours et de tout cœur
désiré la paix et la tranquillité du royaume, ainsi que l'union de tous ses
sujets, et voulant user envers tous de grâce et de libéralité, pour lever
tous les doutes et tous les scrupules, de sa propre puissance, il quitte,
abolit et pardonne tous les cas, offenses, crimes, délits et maléfices que
ses sujets desdits duché et comté de Bourgogne ont pu commettre contre lui,
contre son autorité et majesté en quelque manière qu'ils soient spécifiés. Il
restitue donc les gens d'église en tous leurs bénéfices, les officiers en
leurs Offices et charges, et tous autres en tous leurs biens en quelques
lieux du royaume qu'ils soient situés. » Enfin le roi n'oublie point en ces
lettres, contresignées des plus grands seigneurs de France, d'inviter les
états à le reconnaître pour leur souverain, leur promettant de toujours
conserver leurs privilèges et libertés, pourvu que de leur côté ils promissent
de lui être sujets obéissants et fidèles. En même
temps, le roi « rappelant que Charles V avait acheté en 1370 les comté,
ville et seigneuries d'Auxerre, et l'année suivante les avait réunis à la
couronne, à laquelle ils demeurèrent unis jusqu'en 1435, époque où Charles
VII en fit don à Philippe de Bourgogne ; que depuis la mort de celui-ci et
celle du dernier duc, les sujets de tous les ordres s'étaient volontairement
soumis à la France, et avaient demandé avec instance la révocation de
l'aliénation ci-dessus mentionnée ; pour toutes ces causes il prononce de
nouveau la réunion de ces pays à la couronne, crée un bailliage à Auxerre,
confirme les privilèges de cette ville, et accorde une abolition générale
pour tous les habitants ». Louis
XI n'avait pas manqué d'écrire à sa filleule, l'assurant qu'il ne voulait
rien lui enlever de ce qui constituait réellement son héritage ; mais ne
dissimulant point aussi que, pour les pays de Bourgogne et d'autres terres
encore, il y avait nécessité de retour à la couronne de France. Là était tout
le débat. Accablée
de chagrins, encouragée à la résistance par la duchesse douairière Marguerite
d'Yorck, Marie de Bourgogne avait à faire face aux embarras que l'esprit de
révolte suscitait sur tous les points de sa domination, surtout dans les
villes de Flandre. Là, deux hommes avaient précédemment dirigé les affaires :
investis de la confiance du feu duc, ils conservaient la sienne ; Maitre
Himbercourt et le chancelier étaient sans contredit deux fidèles serviteurs
de sa maison. Aussi suivait-elle souvent leurs avis. Toutefois elle avait en
son conseil des hommes d'un caractère tout différent, et les choses ne s'y
décidaient qu e lentement. Ce
n'est- que le 23 janvier que la duchesse écrit de Gand à ses officiers, aux
grands, aux états et aux villes de ses duché et comté de Bourgogne. « Vous
êtes informés, leur dit-elle, que la duché de Bourgogne ne fut onques du
domaine de la couronne de France, mais d'une lignée qui avoit autre nom et
autres armes quand, par la mort du jeune duc Philippe, elle vint et échut au
roi Jean, qui le donna à son fils Philippe pour lui et toute sa postérité
quelconque ; il n'est donc aucunement de la nature des apanages de France.
Aussi la comté de Charolais fut acquise par lui du comte d'Armagnac, et les
comtés de Mâcon et d'Auxerre ont été transportées par le traité d'Arras à feu
mon ayeul pour lui et ses hoirs mâles et femelles. Vous remontrerez ces
choses, si ne l'avez fait. Je les ai déjà expliquées au roi, qui fait savoir
qu'il ne veut rien ôter de mon héritage. Ainsi vous tâcherez d'obtenir un
délai. Si le gouverneur de Champagne ne se veut contenter de mes raisons,
disposez-vous à tenir le pays en mon obéissance, à garder les meilleures
places, et, Dieu aidant, vous aurez brièvement soulagement par appointement
ou autre voie. Le temps n'est pas pour asseoir sièges. « Au
regard de la Comté, il n'est pas besoin que ceux qui ne veulent ôter le mien
d'un côté songent à me le garder de l'autre : appointez avec les Allemands et
faites conclure la chose par Simon de Cléron : au surplus, croyez le porteur
en tout ce qu'il vous dira. » En post-scriptum on lisait : « Recommandez-moi
aux prélats, nobles et villes de par-delà, auxquels je prie qu'ils retiennent
toujours en leurs courages la foi de Bourgogne, quand ores ils seraient
contraints d'autrement en parler. » Signé : MARIE. Malheureusement
pour la jeune duchesse tout n'était pas adroit ni sans réplique en ce
message. Il était hors de propos de demander au roi un délai qu'il eût été
trop dangereux de sa part d'accorder ; le temps devait aussi faire justice de
la plupart de ses assertions. Mais elle avait encore d'autres soucis ; toutes
les grandes villes du nord, telles que Bruxelles, Bruges, Liège, Anvers, se
soulevèrent à la fois. Comme à Gand, où résidait la jeune duchesse, on cessa
de payer impôts et gabelles ; presque partout les collecteurs de taxes furent
maltraités par la population mutinée ; tous réclamaient quelque chose, si
bien que les conseillers de Bourgogne à Gand ne savaient à qui entendre. En
Picardie toutes les sympathies étaient françaises ; aussi quand les envoyés
du roi, l'amiral et le sire de Comines, y arrivèrent, ils trouvèrent
l'adjonction à la France toute préparée. Le sire de Torcy, chef des
arbalétriers, gouverneur d'Amiens, était déjà entré en arrangement avec les
envoyés d'Abbeville. Les habitants n'attendirent même pas l'ordre de leurs
chefs, et le 17 janvier ils lui ouvrirent leurs portes. Ham et Saint-Quentin
se déclarèrent aussi pour le roi. « Nous tirasmes à Dourlens, dit Comines, et
envoyasmes sommer Arras, ancien patrimoine des comtes de Flandre ; il fut
advisé que les capitaines de la ville viendraient au Mont- Saint-Éloy, et que
j'y irois ; estoit là aussi leur pensionnaire La Vaquerie, qui dut parler
pour eux et soutenir le droit de Marie. » En cette ville commandaient les
sires de Ravenstein et de Querdes, anciens amis du feu duc et sans contredit
les deux meilleurs chefs bourguignons. Les conférences s'ouvrirent donc au
lieu indiqué à deux lieues d'Arras. L'intègre magistrat, à qui le droit
international était plus familier qu'aux officiers français, prétendit que
l'Artois appartenait à la duchesse, et qu'à défaut de mâles le patrimoine des
comtes de Flandre allait aux filles. « Comines aurait pu contredire à de
telles prétentions ; cependant il convient qu'il n'eut rien à répliquer[10]. » Or, pour bien soutenir les
droits, de la France, il eût fallu en être roi même plus convaincu.
Contesterait-on, par exemple, le droit du roi sur le Hainaut ? Mais jadis les
Baudoin n'étaient-ils pas vassaux de France ? Avant
de nier les prétentions de la couronne, il eût été bien, ce semble, d'établir
les droits de la maison de Bourgogne sur cette province, légitime héritage de
Jacqueline de Hainaut, si injustement dépouillée par le duc Philippe. Chose
digne de remarque I les deux hommes éminents, de Querdes et la Vaquerie, qui
disputaient alors à Louis XI la possession d'Arras, frappés' eux-mêmes du
prestige de cette grande monarchie, sous Charlemagne la patrie de leurs
aïeux, devaient bientôt, comme tant d'autres, devenir une des meilleures
conquêtes du roi et servir fidèlement la France. Cependant
le roi s'avançait lui-même vers le nord, où les motifs de réversion étaient
plus compliqués, moins positifs, et où la mai-, son de Bourgogne semblait,
par sa présence et l'influence de la noblesse, obtenir des sympathies plus
difficiles à maîtriser. Guillaume de Bitche, gouverneur de Péronne, fut un
des premiers à venir au-devant du roi et à lui ouvrir les portes de sa ville.
Louis y entra, le 2 février, avec le sire de Lude. Alors les pourparlers d'Arras
n'avaient encore rien décidé. Louis XI trouva sans doute qu'on avait trop
longuement Raisonné : il n'ignorait point qu'en Flandre et en Bourgogne,
l'intérêt personnel était le meilleur argument. Provinces, villes, personnes,
chacun en effet songeait à traiter pour son compte, sous couleur de la chose
publique : la question se réduisait à obtenir les meilleures conditions.
Est-ce à dire que le sire de Comines ne fit pas preuve de bonne foi en cette
négociation[11] ? Nullement : c'est l'habileté
qui lui manqua. D'ailleurs sa position était délicate dans ce pays où il
avait servi une autre cause ; où la dame de Comines, sa parente et fort
ennemie de Louis XI, figurait à la cour de Bourgogne. Le roi s'aperçut vite de
son erreur ; il le rappela à Péronne, lui donna une mission en Poitou sur les
marches de Bretagne : « Mais avant de partir, dit Comines, je lui recommandai
aucuns, lesquels s'étoient tournés de son parti par mon moyen, pour quoi leur
avoye promis provision et bienfaits de luy. Il en print de moy les noms par
escript, et leur tint, ledit seigneur, mes promesses. » En ce
moment arrivait à Péronne une ambassade de Bretagne conduite par le
chancelier Chauvin et le sire de Quermeno. Le duc, leur maître, redoutait le
mécontentement du roi et ne se trouvait jamais assez rassuré sur le traité de
Senlis. Le roi sut y pourvoir. Là vinrent aussi les députés de Mademoiselle
Marie. C'étaient le chancelier Hugonet, le picard Himbercourt de la maison de
Brimeu, le protonotaire de Cluny, Wolfast de Borselle, seigneur de Zélande,
le sire de la Gruthuse, et autres nobles hommes clercs et laïcs des bonnes
villes. Ils informent le roi que la duchesse prend possession de son
héritage, que Marguerite d'Yorck, le sire de Ravestein et les deux chefs de
la présente ambassade composent un conseil pour la direction des affaires de
Bourgogne. De la part de Marie, ils offrent de restituer à la France toutes
les terres et seigneuries cédées par les traités d'Arras, de Confins et de
Péronne ; de se réduire à ce que possédait Philippe le Hardi ; de rétablir
partout l'appel au parlement de Paris ; enfin de rendre hommage pour les
trois pays d'Artois, de Flandre et de Bourgogne. Ils demandent en échange le
maintien de la trêve de Soleure. Ainsi
on aurait eu la paix jusqu'en 1484 ; mais à quel prix ? En sacrifiant les
droits de la France sur la Bourgogne. Le roi n'hésita pas : il répondit qu'il
avait deux devoirs à remplir : celui de réunir à la couronne les principautés
et terres réversibles, et celui de garder, selon le droit féodal, les États
de sa vassale mineure, pour les lui conserver jusqu'à ce qu'elle lui eût
rendu l'hommage qu'elle lui devait. « Il aime sa filleule, dit-il ; il
saura la défendre envers et contre tous ; mais, avant tout, il prétend
soutenir les droits de la couronne, comme il l'a juré à son sacre. » La
situation était difficile. La duchesse, sans armée, ne pouvait résister ; les
ambassadeurs essayèrent d'atermoyer et se crurent autorisés accorder que le
sire de Querdes pût, tous droits réservés, garder Arras pour le roi. Louis XI
entra donc le 4 mars dans l'ancienne ville, dite la Cité. Les
affaires de Bourgogne semblaient en tout marcher au gré du roi. Toutefois,
malgré les derniers édits et l'exemple récent de la disgrâce du maréchal
Rouhaut, les habitudes de rapine des gens de guerre étaient difficiles à
modifier : ils rançonnèrent quelques villes et livrèrent à des marchands de
Paris, venus avec eux, les vins dont ils s'étaient saisis. Louis XI n'aimait
pas à être trompé, et encore moins à le paraître. Aussi, lorsqu'on lui
écrivit touchant les prises faites sur le feu duc, il fit cette piquante
réponse : « Messieurs les comtes, j'ai reçu vos lettres et vous mercie de
l'honneur que vous me voulez faire de me mettre à butin avec vous. Je veux
bien que vous ayez la moitié de l'argent des restes que vous avez trouvés ;
mais je vous supplie que le sur- plus vous me le fassiez mettre ensemble, et
vous en aidiez à faire réparer les places qui sont sur les frontières des
Allemands, et à les pourvoir de ce qui sera nécessaire, en façon que je ne
perde rien. S'il ne vous sert, je vous prie, envoyez-le-moi. Touchant les
vins du duc qui sont en ses celliers, je suis content que vous les ayez. »
Péronne, 9 février. Par
lettres du 3 février le sire de Craon, comte de Ligny, avait été nommé
gouverneur des deux Bourgognes avec des pouvoirs fort étendus. Il peut
convoquer les états, réunir la noblesse, accorder toutes sortes de grâces,
envoyer le ban et l'arrière-ban, et cela non-seulement dans les deux
Bourgognes, mais aussi dans les provinces de Dauphiné, Lyonnais, Forez,
Beaujolais et Champagne, avec certitude que tout sera ratifié. Ces provisions
furent lues à Dijon et à Bêle, et le nouveau gouverneur prêta serment entre
les mains de Charles Chaumont d'Amboise, comte de Brienne. Philippe de
Hochberg, l'aîné de la maison de Bade, fut maréchal de Bourgogne ; plus tard
le roi lui donna le château de Joux, qui couvrait la principauté de
Neufchâtel. C'est lui qui épousa en 1480 Marie de Savoie, huitième enfant
d'Yolande de France. Il y
eut alors solennelle prise de possession de la Bourgogne. Louis d'Amboise,
évêque d'Alby, se joignit aux chefs militaires de la part du roi. On
s'installa également dans la Comté, dans Auxonne, dans les terres
d'outre-Saône et du ressort de Saint-Laurent. Jean de Joard, seigneur de
Chevannes et président de Dijon ; Jean Jacquelin, chancelier ; Jean Varry,
receveur général ; le chevalier Guille, procureur général au bailliage de
Dijon, et deux autres furent délégués par les sires de Ligny et de Brienne,
pour recevoir l'obéissance des gens de la Comté et d'Auxonne à
Saint-Jean-de-Lesne, à Saint-Aubin, à Dôle et autres lieux, et ils y
vaquèrent vingt-trois jours. La plupart des officiers du duc, les baillis de
Dijon, de Mâcon, de l'Auxois et autres obtenaient facilement de garder leurs
fonctions pour le roi, et par leur exemple ils concouraient très-activement à
la pacifique adhésion des peuples. Bientôt les états de Dôle imitèrent ceux
de Dijon, et, tous droits réservés, ils se soumirent au roi le 19 février.
Partout d'ailleurs Louis acquérait de nouveaux serviteurs, tels que Hugues de
Thoisy, et surtout Jean de Damas, sire de Digoin et de Clessi. Celui-ci,
naguère un des meilleurs capitaines du feu duc et chevalier de la Toison
d'or, prêta serment au roi comme conseiller et chambellan, et fut gratifié de
la seigneurie de Mont-Cenis. Tout semblait donc pacifié de ce côté. Aussi,
dès le 18 mars me, paraît un acte du roi, daté d'Arras, qui ordonne que le
pays sera évacué par les gens de guerre ; qu'il y aura abolition générale,
que tous demeureront dans leur situation, offices et franchises, et
conserveront leurs coutumes et privilèges. En même temps le roi créait, par
un autre acte, les parlements de Dijon et de Dôle, avec un président, deux
chevaliers, douze conseillers, deux avocats, un procureur fiscal et un
greffier ; de plus il est déclaré qu'il y aura à Dijon une chancellerie et un
scel à la garde duquel sera commis maître Jean Bude. Le 19
mars, les états ayant prêté serment, les lettres patentes du roi leur sont
appliquées et il y est dit expressément : a Avons « confirmé et confirmons
tous les privilèges qui ont été octroyés « à nosdits sujets d'iceux pays. »
Au mois de mai suivant (1477), sur la demande des états de Bourgogne, une chambre du conseil
est établie à Dijon pour entendre aux officiers de la province, avec pouvoir
de rendre la justice par commission. Le 31 août, il y eut confirmation
officielle de la chambre des comptes de Dijon : le roi fonda aussi en cette
ville un hôtel de monnaies, afin que toutes sortes d'espèces de cuivre,
d'argent et d'or y puissent être fabriquées. Jean de Cambray en fut
directeur. Ainsi Louis XI prouvait en tout son désir de complaire aux pays de
nouvelle annexion. Tout
allait à souhait pour la France, mais au pire pour Marie de Bourgogne. Les
Flandres regrettaient la perte de leurs privilèges ; les esprits y
fermentaient depuis longtemps. Les Flamands se rappelaient leurs anciens
griefs. Jadis le duc Philippe les avait conduits au siège de Calais, où ils
n'avaient trouvé que des mécomptes. Opprimés par la gabelle, ils se
laissèrent entraîner à la révolte ; mais que de maux leur avait fait cette
rude guerre qui se termina par la bataille de Rupelmonde et le siège de Gavre
! S'ils eurent la paix (avril 1458) ce ne fut que par médiation du dauphin Louis,
alors en leur pays. Les séditions des Liégeois eurent-elles d'autres motifs
que la violation de leurs libertés et privilèges ? Comment eût-on déjà oublié
les désastres de Liège et de Dinant ? Les Gantois surtout semblaient être à
la tête de ce mouvement de réaction. Ils avaient contracté des dettes non
encore acquittées, et après ceux de Liège, presque réduits à rien, ils
avaient été les plus maltraités. Toutefois le roi n'avait nullement encouragé
à la rébellion ce peuple, peut-être brutal, mais certainement poussé au
désespoir. Le sire de Meulen, Olivier le Daim, chargé en Flandre des intérêts
français, au lieu de rester à Gand, avait passé les mois de janvier et de
février à Tournay, où il servit très-habilement le roi. Homme de modeste
extraction, il ne jouissait pas des sympathies de la noblesse de cour : le
sire de Comines surtout lui pardonnait difficilement un succès qu'il n'avait
pu lui-même obtenir à Arras. Aussi raillait-il la mission de celui qu'il
affecte toujours « de nommer le barbier du roi ; et cela, tout en
convenant qu'il u y montre vertu et sens, en ce qu'il fit ». Que
n'avaient pas tenté cependant la duchesse et ses conseillers, pour apaiser
les Gantois ! Que ne leur avait-on pas accordé ! « Le 11 février,
privilège général de Flandre ; le 15, on met à néant le traité de Gavre qui
dépouillait Gand de ses droits ; le 16, on lui rend expressément les mêmes
droits, spécialement sa juridiction souveraine[12]. » Malgré tout cela,
l'esprit de sédition faisait chaque jour de nouveaux progrès. A peine
avait-on un peu calmé l'effervescence populaire par la prompte réunion des
états de Flandre et par l'engagement de ne rien faire sans leur consentement.
La révolte grondait jusqu'autour de la duchesse : les demandes de réparations
et les revendications de libertés méconnues arrivaient nombreuses à ses
oreilles. On allait jusqu'aux menaces plus ou moins voilées. Lorsque l'évêque
de Liège vient réclamer pour ses peuples l'argent et les privilèges qu'on
leur a pris, il se fait escorter du sire de la Marck, alors le plus redouté
des chefs de routiers. En cette réaction contre la tyrannie des derniers
temps tous les serviteurs de l'ancien gouvernement et toute la noblesse
étaient confondus dans la haine du peuple. Entre les 'seigneurs qui avaient
essayé de calmer le duc et ceux qui l'avaient excité, on distinguait à peine. A leur
tour les états envoyèrent à Péronne une ambassade au roi. Ces députés étaient
: 1° Henri de Witthem, seigneur de Berssèle ; Louis Sinnock, maire de
Louvain, et maître Godvaert Reolauts, pensionnaire de Bruxelles, pour le
Brabant ; 2° l'abbé de Saint-Pierre de Gand, Philippe, seigneur de Moldeghem,
de Dudzeele, et mal ire Godvaert Hebbelin, pensionnaire de Gand, pour Flandre
; 3° l'abbé de Saint-Bertin, Jean de Beaumont, Louis Lemire, pour l'Artois ;
4° le seigneur de Ligne et le pensionnaire de Mons pour le Hainaut[13]. On voit qu'ils n'étaient pas «
gens bornés, bourgeois ne connaissant rien à la politique[14] ». Tout en mettant quelque
mesure en leurs paroles, ils prirent avec le roi un certain ton de
remontrance : ils croyaient avoir à se plaindre de la façon d'agir un peu
trop prompte et trop entreprenante de la France ; ils vantaient les procédés
pacifiques du gouvernement de la duchesse, « très-décidée, assuraient-ils, à
suivre en tout la direction des états ». Le roi
les laissa dire, puis leur ayant expliqué son droit et son devoir, ainsi
qu'il l'avait fait devant les envoyés de Mademoiselle Marie, il rappela
l'inutilité de ses premières ouvertures à sa filleule, l'aigreur des lettres
écrites depuis par le gouvernement de celle-ci aux officiers et aux états de
Bourgogne, et les insoutenables prétentions qu'elle conservait au préjudice
des droits de la couronne de France. Il voyait là une politique, non de
conciliation et de paix, mais d'aversion et à peu près hostile. D'abord il
l'avait imputée aux ministres de la princesse, mais il s'était bientôt
détrompé. A cela les députés répliquèrent, et persistant à se dire maîtres du
pouvoir, ils offrirent de montrer leurs instructions. Alors Louis, ne voyant
d'autre moyen de les convaincre de la vérité, permit qu'on leur montrât une
lettre de la duchesse douairière où paraissait aussi l'écriture de la jeune
princesse : elles y priaient le roi de s'adresser pour toutes les affaires
d'État « à Marguerite d'Yorck, à M. de Ravestein, au sire d'Himbercourt,
au chancelier et non à d'autres ». Cette lettre, apportée par le sire
d'Himbercourt, n'avait point été donnée sous le sceau du secret ; au surplus
le roi ne recourut à cet expédient qu'à la dernière extrémité. La faute n'en
est-elle pas toute entière à la duplicité de cette cour de Bourgogne ?
D'ailleurs on a singulièrement exagéré l'effet de cette révélation. Le mal
était fait. Les Flamands, qui haïssaient le règne passé, s'en prenaient
aveuglément aux deux ministres du feu duc. De plus les sires de Saint-Pol et
de Clèves désiraient leur perte, le premier pour venger la mort de son père
le connétable, le second dans l'espoir de mettre un obstacle de plus au
mariage du dauphin et de Marie, dans l'intérêt des prétentions de son fils.
La tempête éclate donc le 13 mars. On saisit le 19 les quatre principaux
conseillers de la duchesse réfugiés dans un couvent. Bien que les sires
Hugonet et d'Himbercourt ne fussent pas de Gand, on prend droit de les juger.
On improvise une commission, et huit nobles seulement, au choix de la
duchesse, obtiennent de siéger parmi les échevins et les doyens. Les
griefs ostensibles étaient ceux-ci : d'avoir fait rendre Arras au roi ; de
s'être fait payer pour jugement d'un procès de la ville, et pendant la durée
de leurs pouvoirs d'avoir entrepris contre les privilèges de Gand. La réponse
était facile : 1° la cession d'Arras était devenue nécessaire ; 2° la ville
avait gagné son procès parce qu'il était juste et ils n'avaient point demandé
d'argent ; 3° enfin les Gantois n'avaient perdu aucun de leurs privilèges
sans y avoir consenti ; mais quelle raison a jamais été entendue d'un peuple
en délire Les lettres de la duchesse, du 11 février, rendaient inutile
l'appel des accusés au parlement de Paris. Ils furent donc condamnés et
exécutés le jeudi saint, 3 avril 147, après un procès où toutes les formes
juridiques avaient été violées. Quoi de
plus touchant que les adieux du digne chancelier Hugonet à son épouse Louise
de Laye, dame de Saillant et d'Espoise ! « Sa plus grande douleur,
dit-il, est de songer à la peine qu'elle aura, à cause de la honteuse mort
qu'il va souffrir. Cependant il la prie de se consoler par cette pensée qu'il
meurt innocent et dans un âge avancé. Il a confiance que sa mort ne sera une
tache ni pour elle ni pour leurs enfants ; et si leurs biens leur sont ôtés,
il espère que Dieu, qui les a créés, en prendra soin. » En vain la duchesse
se présente le vendredi 28 mars devant les juges et les supplie. Lorsqu'elle
apprend la dure sentence, elle accourt au milieu du marché pour demander leur
grâce, les mains jointes : démarche qui certes honore sa mémoire[15] ; tout est inutile. On conduit
à l'échafaud ces deux nobles victimes des passions populaires, si dignes par
leurs services passés de servir encore leur pays. Ces infortunés ne purent ni
se soutenir debout ni se mettre à genoux pour recevoir le coup mortel, tant
la question leur avait été cruellement appliquée ! Le
désordre fut grand et dura : un pouvoir révolutionnaire, on le sait,
n'abdique pas si vite. Les Bourguignons n'avaient jamais été aimés en Flandre
; ils rappelaient trop le vaincu et le pays conquis. La persécution s'étendit
contre tous les hommes de langue française, et valut ainsi à Louis XI
plusieurs bons serviteurs. Les Gantois restèrent en armes, mirent à mort
plusieurs notables citoyens et parmi eux un chevalier nommé Varissel. Le
coadjuteur de Thérouenne, Guillaume de Clugny, retenu prisonnier, échappa à
leur rage, passa en France et fut appelé par le roi au siège de Poitiers. La
duchesse douairière s'était prudemment esquivée, aussi bien que le sire de
Ravestein, et l'évêque de Liège lui-même était sous les verrous. Quant à la
princesse Marie, tenue en tutelle et gardée à vue, elle fut contrainte de
signer une abolition pour tous ces méfaits, de relâcher le comte de
Montbéliard et le prince Adolphe de Gueldres, enfermés par le feu duc, le
premier à Boulogne et le dernier à Courtray. H est
de toute évidence que les émissaires du roi, alors absents, n'ont eu aucune
part à la sédition de Gand du 3 avril, ni aux excès qui y furent commis.
D'ailleurs, à bien examiner les choses, Louis n'y pouvait trouver que perte
et nul profit. Il conçut, au contraire, la plus vive douleur de la mort des
deux ministres bourguignons[16] ; par lettre du 16 mai au
parlement de Paris il infligea un blâme public aux gens de Gand, prit sous sa
protection la veuve et les enfants d'Hugonet et réhabilita sa mémoire aussi
bien que celle du sire d'Himbercourt. « Bien que le conseiller et digne chancelier
n'eût rien fait contre l'intérêt de la princesse et de son pays, dit-il, et
que toujours il eût loyalement servi le feu duc jusqu'à sa fin, néanmoins les
gens de Gand, mus d'une haine inexplicable, l'ont frappé de mort malgré les
instantes prières de la duchesse ; à toutes supplications, le doyen de Gand a
répondu qu'il n'était pas coupable en effet, mais que l'exécution de l'arrêt
était nécessaire pour contenter le peuple de Gand. Le roi, considérant qu'en
cela les gens de Gand ont commis un crime de lèse-majesté, et repoussant les
effets des confiscations prononcées par la sentence, déclare que ladite
exécution a été faite iniquement, traîtreusement, sans cause ni raison ; que
les conséquences en sont nulles ; que la veuve et les héritiers pourront
saisir les meubles et immeubles de la succession partout où ils seront ; et
afin que la détestable cruauté des gens de Gand soit connue de tous, il
ordonne que les présentes lettres soient publiées par tout le royaume. » Le
parlement les enregistra le 17 juillet 1477. Cependant
les villes de Picardie et d'Artois se soumettaient successivement au roi.
Ainsi avaient fait le Tronquoi, Montdidier, Roye, Vervins et Saint-Gobain. Le
sire de Torcy ayant envoyé sommer Thérouenne, elle parut hésiter, mais se
rendit aussi ; les habitants profitèrent même du désordre pour aller piller
le palais du coadjuteur, alors à Gand auprès de la duchesse. « Le roi y vint
faire ses pâques[17] et après s'en alla à Hesdin, où
il eut la ville. » Il réduisit promptement la forteresse et permit à la
garnison d'en sortir avec armes et bagages. Raoul de Lannoy, qui s'y était
vaillamment défendu, passa alors au service du roi. C'est vers ce temps
aussi, le 13 avril, que Louis fit grâce à Gabriel de Bernes, depuis bien
longtemps prisonnier à la Bastille, et pour toute sûreté lui demanda un
nouveau serment. D'Hesdin le roi s'en fut devant Boulogne ; cette ville
dépendait du comté d'Artois, mais appartenait de droit à Bertrand de la Tour.
Le duc Philippe le Bon s'en était indûment emparé. Louis crut devoir en
prendre possession, pour la sûreté du royaume ; il en fit hommage à la Vierge
par lettres d'avril 1478, déclarant qu'il dédommagerait Bertrand de la Tour,
dont il reconnaissait les droits : il tint parole, et, le 3 janvier suivant,
il lui donnait en retour la seigneurie du Lauraguais. A Arras
les choses n'allaient point aussi bien. Par suite d'un compromis, le roi,
comme on sait, était entré le 4 mars dans la cité : mais la nouvelle ville,
fortifiée d'une vaste enceinte, résistait encore ; il y avait là un foyer
d'opposition qu'il fut impossible à de Querdes et à La Vaquerie, alors passés
au service du roi, d'éteindre ou de calmer. Les débris de l'armée battue à
Nancy et ailleurs s'y étaient réfugiés et y gouvernaient l'opinion. Aucun
moyen de conciliation cependant n'avait été oublié. Le cardinal de Bourbon
était venu sans armes, le 17 mars, loger dans l'abbaye de Saint-Waast, et le
1er avril on lut publiquement les lettres d'amnistie et les concessions du
roi pour la ville et la contrée. Ayant reçu les clefs de la cité et de la
ville, Louis en remit la garde aux échevins ; il rétablit chacun en pleine
jouissance de ses droits, et promit pareille faveur à ceux qui s'étaient
retirés en Flandre, pourvu qu'ils revinssent lui prêter serment avant le 1er
mai. Il réduisit l'imposition foraine sur les vins à huit sous par pipe,
déclara vouloir que tous les habitants de la ville et de la cité jouissent
des privilèges de noblesse sans être assujettis au ban et à l'arrière-ban ;
qu'ils n'eussent rien à payer pour les francs-fiefs et qu'ils gardassent leur
ville. Enfin il confirma toutes leurs franchises et leur remit les charges
imposées par les ducs. Toutes ces concessions furent inutiles. Le roi s'étant
éloigné avec une partie de ses troupes, on se révolta : on envahit le palais
du cardinal, lequel fut menacé de mort. Le comte du Lude, qui commandait
quelques troupes françaises dans la cité, eut à se mettre en défense et fit
approcher son artillerie. De leur côté les séditieux élurent pour leur chef
le sire d'Arcy, gentilhomme du pays. C'est sur ces entrefaites qu'ils
s'avisèrent d'envoyer à Hesdin une députation au roi, lui demandant la
permission d'aller trouver la duchesse. Un Parisien, nommé Oudart de Bucy, à
qui le roi avait donné récemment un office au parlement de Paris, la
présidait. Le roi leur répondit, assure-t-on, qu'ils eussent à aviser à ce
qu'ils devaient faire, réponse équivoque qui eût dû les faire réfléchir. Une
autre chronique[18] diffère sur ce point et
rapporte que les députés en question, ayant demandé et obtenu de l'amiral un
sauf-conduit, feignant d'aller -à Hesdin, s'en furent en Flandre, vers la
duchesse, ce qui rendait leur trahison manifeste. En même temps un corps de
troupes de seize cents hommes sortis des places fortes de Flandre, et
commandé par le jeune Salazart et le sire de Vergy, arrivait pour se' joindre
au séditieux. Le comte du Lude et le maréchal de Gié marchèrent à sa
rencontre avec le peu de troupes qu'ils avaient : les Bourguignons eurent le
dessous, et le tiers seulement parvint à entrer dans la place. Informé
de cette lutte qui pouvait devenir le signal d'une grande guerre, le roi fait
courir à Lens et arrêter les dix-huit députés bourguignons. On saisit leurs
instructions : ils sont ramenés à Hesdin le 25 avril, et, par décision du
prévôt des maréchaux, jugés et condamnés. Douze sont exécutés, comme
coupables de trahison, à cause du serment qu'ils avaient fait au roi. Le but
de cette rigueur était de frapper de terreur les gens d'Arras, qui du haut de
leurs murailles narguaient insolemment le roi et la France. L'histoire
enregistre à regret ces promptes exécutions, et s'il y eut félonie, elle
aimerait à en avoir la preuve. C'était un des préjugés de ce siècle de voir
en ces spectacles sanglants un moyen sûr de dominer les esprits, funeste
erreur qui devait encore durer longtemps, ainsi que l'atteste trop l'histoire
de Richelieu et de Louis XIV. La clémence eut aussi son moment. Guillaume de
Vergy, qu'on avait pris dans le combat, donna plus tard son serment au roi et
recouvra tous ses biens. Pour
dompter cette résistance d'Arras, le roi vint en personne en faire le siège
vers la fin d'avril. Bientôt la brèche fut ouverte et l'on allait donner
l'assaut lorsque les habitants demandèrent à capituler. La défense avait été
vive : le roi lui-même avait été blessé un jour qu'il faisait ajuster ses
coulevrines. Toutefois, le 4 mai, le roi donna de nouveau aux habitants des
lettres de rémission et laissa sortir la garnison avec armes et bagages. Il
entra lui-même dans la ville, puis, s'étant arrêté sur la place du marché, où
il y avait foule, il s'adressa aux habitants : « Vous m'avez été rudes,
leur dit-il, je vous le pardonne ; et si vous m'êtes bons sujets je vous
serai bon prince. » Toutefois il y eut quelques arrestations et
punitions des mutins les plus ardents. Pour avoir violé la capitulation
précédente, les gens d'Arras durent payer, le 12 mai, cinquante mille écus,
et, au mois de juillet, en prêter encore soixante mille. A cela, et aux
exactions imputées au sire du Lude et à Guillaume Cerisay, nommés par le roi
gouverneurs de la ville, le sire de Comines attribue la haine qu'on y garda
envers la France. « Le sire du Lude, dit-il, y gagna lui-même vingt mille
écus et deux pannes de martre. » Or il oublie que ces taxes avaient été
justement imposées pour infractions à la foi jurée. Mais lorsque la jalousie
et le dépit le dominent, cet historien' souvent si judicieux y fait parfois
céder ses impressions. Il ne pouvait se désintéresser en cette affaire, où il
avait échoué. C'était d'ailleurs avec justice que Louis XI lui accordait
moins de confiance qu'au sire du Lude pour toute diplomatie requérant énergie
et résolution. Une des
choses qui le plus préoccupaient alors le roi était le mariage incertain de
Marie de Bourgogne. Une union avec le dauphin eût été en quelques points
désirable pour la France. Aussi le roi, dans ses actes et ses paroles,
semblait toujours y préparer les voies. Toutefois, en cette question, combien
de délicatesse à observer et de difficultés à résoudre ! Déjà Louis
avait confié le soin des premières ouvertures à Olivier le Daim, comte de
Meulan. Le choix d'un premier valet de chambre, pour une telle ambassade,
n'avait alors rien d'étrange et ne doit pas être jugé d'après le sentiment de
la réaction féodale de 1481 ; mais quand celui-ci demanda une audience, le
conseil intime de la duchesse, en partie hostile à cette union et qui avait
d'autre vues, voulut qu'il se déclarât publiquement. Telles n'étaient pas les
instructions d'Olivier. Le dauphin, en effet, suivant le traité de Pecquigny,
devait épouser une fille d'Édouard IV ; cette insistance n'avait donc d'autre
but que d'attirer à Louis XI de nouvelles complications. En ce moment même on
apprenait par Guillaume Leroux que lord Hasting et douze cents Anglais
descendaient à Calais. Or les intrigues de Marguerite d'Yorck en faveur des
prétentions du duc de Clarence, veuf de la fille du duc de Warwick, n'étaient
un secret pour personne. Le roi ne s'en alarmait cependant qu'à demi, sachant
aussi toute la haine que portaient à ce prince le duc de Glocester, son
frère, et la reine Élisabeth ; il n'omit rien pour assurer son alliance avec
Édouard et ne lui laisser aucun sujet de reproche : des ambassadeurs anglais
étant venus à Paris, il les combla de prévenances, leur fit compter dix mille
écus sur ce qu'on devait encore de la rançon de madame Marguerite d'Anjou et
deux cents marcs d'argent pour eux, sans préjudice de l'annuité due au roi, « car
Edouard aimait les plaisirs, et était âpre à l'argent[19] ». C'était ainsi que ce sage administrateur de la fortune publique acquérait par quelques largesses sagement distribuées ce que tant d'autres demandent inutilement au sort chanceux des armes. Par ses émissaires secrets il pénétrait les ruses subtiles de ses adversaires, et par ses dons il s'attachait de bons serviteurs, gagnait d'utiles alliés, et retenait ceux qui hésitaient. En cette année on voit que René reçoit encore 30.000 liv., les Suisses 32.500 liv., et 38.500 de plus pour six mille hommes de pied et cent chevaux qu'ils devaient fournir au roi. Enfin, Sigismond touche aussi 10.000 liv. Mais si pour faire face à toutes ces libéralités politiques, à tant d'utiles constructions qu'il entreprit, aux réparations et améliorations de nos forteresses et en particulier de celle de la cité d'Arras qui fut rendue plus forte que la ville, il dut faire divers emprunts et mettre de nouvelles impositions, on ne le vit jamais, du moins, rien attribuer à sa satisfaction personnelle, ni rien convertir à son usage. « Le roi, nostre bon maistre, dit Comines, prenoit tout, dépendoit tout, il ne mettoit rien en trésor. » |
[1]
Dom Calmet.
[2]
Jean de Troyes.
[3]
De Barante.
[4]
Baron de Reffenberg.
[5]
Barante, t. XI, p. 197 et 198.
[6]
Barante, t. XI, p. 187.
[7]
Art de vérifier les dates.
[8]
Barante.
[9]
Michelet, t. VI, p. 375.
[10]
Dom Plancher.
[11]
Dom Plancher.
[12]
Michelet.
[13]
Bulletin de l'Académie des sciences de Bruxelles, t. VI.
[14]
Barante, t. XI, p. 2.
[15]
Michelet.
[16]
Dom Plancher.
[17]
Jean de Troyes.
[18]
Jean de Troyes.
[19]
Cherrier, Histoire de Charles VIII.