HISTOIRE DE LOUIS XI

SON SIÈCLE, SES EXPLOITS COMME DAUPHIN - SES DIX ANS D'ADMINISTRATION EN DAUPHINÉ - SES CINQ ANS DE RÉSIDENCE EN BRABANT ET SON RÈGNE

TOME SECOND

 

CHAPITRE DIX-HUITIÈME.

 

 

Mort d'Henri IV, roi de Castille. — Siège et capitulation de Perpignan. — Boffile gouverneur du Roussillon. — Le roi traite avec l'empereur et les princes allemands. — Les intrigues de René d'Anjou dévoilées. — Trêve rompue par le duc et campagne du Nord. — Secrètes trahisons du connétable. — Paix de Neuss. — Combats d'Arras et de Guipy. — Descente des Anglais et Édouard IV en France. — Paix avec Édouard et délivrance de Marguerite d'Anjou. — Entrevue de Pecquigny. — Traité de Soleure entre le roi et le duc Charles. — Traité de Senlis avec le duc de Bretagne. — Révélation de Charles du Maine. — Le connétable livré par Charles de Bourgogne. — Procès, condamnation et supplice du connétable. — Le duc Charles et le roi Louis. — Marguerite cède ses droits. — Affaires ecclésiastiques. — Disgrâce de Rouhaut et rémissions. — Le duc Charles veut se venger des Suisses. — Vains efforts du roi pour l'en dissuader. — Exécution de Granson.

 

Pendant toute cette année 1474 le singe de Perpignan se continuait ; la misère y était grande et tout faisait croire à une prochaine reddition. Au mois de janvier 1471 la situation se modifia par la mort d'Henri IV, roi de Castille. Ce prince déclara en ses derniers moments que Jeanne, dite la Bertrandeja, était bien sa fille et devait lui succéder : déclaration qu'il fit selon les uns par testament, selon les autres par disposition verbale. Cette difficulté dynastique alluma la guerre entre Alphonse de Portugal, oncle de Jeanne, et Ferdinand d'Aragon, époux d'Isabelle, sœur du roi Henri IV ; cette diversion était sans contredit favorable à la France, puisqu'elle lui assurait la possession du Roussillon par la difficulté où serait Ferdinand de payer à Louis XI les 300.000 écus qu'il devait. D'un autre côté grande fut la déception d'Édouard IV et de Charles de Bourgogne, qui dans leur ligue contre la France comptaient sur la coopération intéressée de Ferdinand d'Aragon.

Outre le roi de Portugal, Jean II avait à combattre le marquis de Villena, qui tenait en Castille le parti de Jeanne. Le prince don Juan, fils d'Alphonse, se promettait de prendre la reine Jeanne en mariage. Les partisans de cette princesse espéraient même que Louis XI, pour n'avoir pas un voisin trop puissant, se déclarerait en sa faveur, politique qui eût épargné à la France tant dé luttes ! Peut-être le roi en fut-il empêché par la crainte de fortifier en don Juan un allié de l'Angleterre.

Cependant une junte tenue le 22 janvier avait émis le vœu que le roi d'Aragon tâchât, par tous les moyens possibles, de faire une paix finale avec Louis XI. Ainsi des deux côtés on recherchait son alliance. De plus amples pouvoirs furent donc donnés aux ambassadeurs d'Aragon ; et malgré les démarches des envoyés castillans et portugais, Louis, qui s'était rendu les députés aragonais favorables, surtout don Peralte, dit-on, par une pension de quatre mille livres, envoya une grande ambassade. On y remarque l'évêque d'Alby et Jean d'Amboise, protonotaire apostolique. Le sire du Lude cependant recevait l'ordre de presser le siège ; et bien évidemment, Louis désirait qu'avant tout traité la ville fût prise ; aussi n'expédiait-il ses pouvoirs que successivement.

Les envoyés français durent s'efforcer d'obtenir l'appui du cardinal d'Espagne ; insister ensuite sur les comtés de Roussillon et de Cerdagne ; représenter surtout, que le roi les avait achetés bien au-delà de leur valeur, mais que par concession nouvelle il offrait de payer encore cent mille écus ; de n'exiger aucune dot pour le mariage d'Isabelle, fille de Ferdinand, avec le dauphin, et de renoncer aux prétentions léguées par sa mère Marie d'Anjou sur les États d'Aragon.

Pendant ces pourparlers Jean II était venu avec quelques troupes à Ampurias. C'était à la fin de janvier : alors la famine était extrême à Perpignan. Jean lui-même était si loin de pouvoir acquitter sa dette, qu'il fut obligé de payer ses muletiers en leur abandonnant une de ses robes. En ce dénuement il remet le ravitaillement de la ville à Robadilla, un de ses officiers. Celui-ci s'entend avec les plus intrépides bourgeois, et le 6 mars, de grand matin, une furieuse sortie est tentée : elle fut repoussée. Alors tout espoir de sauver la ville était perdu : elle capitula le 14 mars 147i. Il fut dit que les habitants pourraient aller demeurer où ils voudraient ; qu'ils auraient quatre mois pour se décider et emporter leurs meubles, et toute facilité de retour fut donnée à tous absents depuis quatre ans. Le mardi 21 mars les ambassadeurs arrivèrent à Ampurias, où était Jean II, et lui proposèrent une trêve de six mois expirant le 6 septembre 1475, laquelle fut, acceptée. Les conservateurs en sont les ambassadeurs mêmes pour l'Aragon ; pour la France, les sires du Lude et Boffile de Judice.

Dès la nouvelle tant désirée de la prise de Perpignan, Louis envoya le 23 mars en Roussillon le sire du Bouchage avec les plus amples pouvoirs. Ses instructions de ce même jour sont sévères, mais équitables. Il donne à son délégué l'ordre d'exclure de Perpignan tous ceux qu'il trouvera ne lui être pas fidèles ; de punir les traîtres, s'il en découvre ; de donner à ceux qui restent les sûretés convenables ; de démolir plusieurs places et d'en fortifier d'autres ; de changer les gouverneurs ; d'aviser enfin à tout ce que le roi ferait pour la conservation du pays. Son représentant est digne de toute sa confiance, et il promet de bonne foi, en parole de roi, d'approuver et de ratifier ce qu'il aura décidé.

Boffile de Judice, qui commandait en Roussillon, ne se trouva pas d'accord avec le sire du Bouchage sur l'exécution des ordres du roi. Louis manda à celui-ci de céder dans la mesure du possible aux avis de Boffile. Ce dernier commandait en qualité de lieutenant seulement, par déférence pour le chevalier Roque-Bertin, nommé gouverneur par le traité de 1473. Au surplus il n'y eut de punitions et confiscations ordonnées que contre les traîtres reconnus tels ; des sûretés furent prises à l'avenir contre ceux qui avaient quitté le pays : le roi se fit même remettre des notes à leur égard. Mais si les lettres de Louis inclinent vers la rigueur, on voit aussi qu'il sait calmer ses premières résolutions et choisir pour intermédiaire des hommes intègres et conciliants. On ne peut nier qu'il ne fit preuve alors de clémence et d'humanité en accordant à Perpignan une capitulation, tandis que la ville était à sa merci. Qu'on rapproche cette conduite de celle tenue par son adversaire à Dinant !

Cette guerre avait coûté à la France beaucoup d'hommes et d'argent. Malgré l'ordre que le roi maintenait en ses finances, le soin qu'il avait de récompenser tout service multipliait les dépenses. Toutefois, les résultats obtenus étaient aussi fort considérables pour la France. Non-seulement cette capitulation enlevait à Charles de Bourgogne l'alliance de la branche espagnole d'Aragon, mais aussi elle ramenait à Louis XI la cour de Naples. Les émissaires du duc en Italie chargés de recruter des soldats pour l'armée de Bourgogne cherchaient par tous les moyens à décrier en ces pays la France et son roi. Louis XI, disaient-ils, était surtout répréhensible d'avoir intercepté les routes aux ambassadeurs d'Aragon pendant le siège de Perpignan. L'évêque de Cahors, Antoine Alleman, alors à Rome, prit chaudement la défense du roi : il soutint que Jean d'Aragon avait le premier rompu la trêve ; qu'après avoir soulevé le Roussillon contre Louis, il était venu assiéger la citadelle défendue par les Français ; que ses envoyés étaient moins des ambassadeurs que des espions, ainsi que le prouvaient leurs lettres au duc de Bourgogne, et qu'enfin, sauf le retard en leur voyage, ils avaient été dignement traités.

Un envoyé du roi, Jean d'Arçon, alla alors en Italie trouver le roi Ferdinand ; c'était le moment où ce prince perdait un peu l'espoir d'obtenir pour son fils l'héritière de Bourgogne. Charles a-t-il jamais tenu le propos qu'on lui prête, que « quand il marierait sa fille il se ferait cordelier » ? On ne sait : toujours est-il qu'elle était un puissant moyen de séduction politique pour tous, et que les prétendants furent nombreux. Frédéric, fils de Ferdinand, avait été du nombre. Charles lui donna l'espoir tant qu'il crut pouvoir se servir utilement du père et du fils : mais l'illusion ne dura guère. Or deux galères napolitaines richement chargées ayant été capturées par le vice-amiral Coulon, sire de Casenove, il y eut à ce sujet de vives réclamations. Ferdinand même en écrivit au roi. Coulon avait alors sur mer de tels succès, qu'à cette époque où les astrologues étaient en renom, on les attribuait à ses relations avec Robert Cazel, célèbre astronome de ce temps. Le roi n'approuvait pas toujours ce que faisait Coulon ; mais cette fois il le soutint par des explications pleines de justesse et de raison. Toutefois, par pure condescendance, et les marchandises appartenant à des négociants florentins, suisses et allemands, il fit payer ou assurer aux uns et aux autres, en proportion de leurs pertes, la somme de trente-trois mille écus, lesdites marchandises n'existant plus en nature. Il déclara en même temps que, sur les marchandises arrivant de Gênes ou de Catalogne, le droit de marque continuerait d'être perçu comme du tempi de Charles VII. Par suite de cette prépondérance maritime, il vit bientôt les Vénitiens solliciter son alliance.

Ainsi, pendant que Louis calme les ressentiments et se fortifie d'alliés nouveaux, le duc de Bourgogne se consume au siège de Neuss, épuise son trésor, ruine ses pays par des levées incessantes d'hommes et d'argent, et s'attire sans cesse de nouveaux ennemis. Alors à la fin de mars arrivait à Neuss l'empereur Frédéric III lui-même, à la tête d'une armée bien lente à s'assembler. Là sont réunis les plus grands seigneurs de l'empire ; les archevêques de Mayence et de Trèves, les évêques de Munster, de Spire, de Worms et d'Aichstaed, Sigismond, duc d'Autriche ; trois princes de la maison de Bavière : Ernest, duc de Saxe ; Henri, landgrave de Hesse, frère du commandant de Neuss ; Christophe, marquis de Bade, et plus de cinquante comtes. Le but de l'empereur était de secourir Cologne et de forcer le duc Charles à lever le siège de Neuss. De tous côtés les ennemis de celui-ci se multiplient. Le duc de Saxe, le landgrave de Hesse et l'archevêque de Trèves menacent le Luxembourg ; Georges de Wirtemberg passe le Rhin. Le sire du Fay y commande pour le duc Charles ; il n'a guère de forces et ne peut espérer de secours. De plus il reçoit l'ordre de garantir les terres de l'évêque de Metz. Pour se remonter, cet officier se hasarde à enlever un convoi de chevaux, sous prétexte qu'ils sont vendus à des marchands français. On refuse de les rendre à René II, duc de Lorraine, qui les réclame ; alors les sires Arnould et Jacob de Fénestranges font, par représailles, des courses ruineuses pour le pays entre Metz et Montmédy. Le duc, cependant, ordonna la restitution des chevaux et prit des mesures pour empêcher Guillaume d'Aremberg de pénétrer de Cologne à Liège, et de Liège dans le Luxembourg.

Louis XI n'avait garde de négliger ses relations avec l'empereur et les princes de l'Empire. Il leur avait donc envoyé son chambellan Jean Tiercelin, seigneur de Brosses, et maître Jean de Paris, conseiller au parlement. Dès le 31 décembre 1474, était intervenu entre le roi et Frédéric III un engagement réciproque, sinon de se porter secours, du moins de ne point se nuire mutuellement. Quand les choses furent plus avancées, Louis envoya le 13 mars à ses ambassadeurs de nouvelles instructions, avec plein pouvoir de traiter avec tous les princes et de les engager, par deux conventions séparées et également obligatoires, dans une ligue plus étroite « contre le duc de Bourgogne, rebelle et désobéissant sujet, aussi bien que contre tous autres ennemis du saint-empire. » Ce second traité ne diffère du premier que par le nombre d'hommes que le roi devra faire marcher contre la Bourgogne ; de trente mille il était réduit à vingt mille. Le 25 mars il fut signé de l'empereur ainsi que des électeurs de Mayence, de Trèves, de Saxe et de Brandebourg. Le roi le ratifia le 13 avril 1475[1].

Loin d'accéder au désir des princes d'Allemagne, exprimé l'année d'avant, de refuser toute trêve au duc de Bourgogne, Louis XI souhaitait vivement une prolongation à celle qui expirait le 15 mai. Dans ce but il avait accepté la médiation du connétable. Les envoyés de celui-ci allèrent donc trouver le duc Charles à son camp devant Neuss. A la proposition pacifique qu'ils lui firent, le duc répondit par de présomptueuses bravades : il s'étendit avec complaisance sur ses propres avantages et finit par conclure qu'il consentait au renouvellement de la trêve, pourvu que les villes d'Amiens et de Saint-Quentin lui fussent livrées et qu'on y comprît l'Angleterre, l'Aragon et la Bretagne. Aux yeux du roi ces conditions équivalaient à un refus. Elles prouvaient aussi combien le duc jugeait mal leurs situations respectives : de toutes les alliances dont il se montrait si fier, il lui restait à apprendre comment il serait aisément quitté. La Bretagne même n'hésitait-elle pas à se déclarer ouvertement ? Quant au roi René, il ne songeait qu'à se tirer de son mieux du mauvais pas où il s'était engagé.

Lorsque, l'année précédente, le roi mit en sa main l'Anjou, le sire de Malicorne, pour lors gouverneur d'Angers, et Ambroise Cornille, son lieutenant, avaient tiré de prison un ancien secrétaire du roi René, nommé Bressin, qui était enfermé dans le château depuis plus de trois ans. En 1468, il avait servi d'intermédiaire à certaines démarches équivoques auprès de la cour de Bourgogne, puis était venu les révéler en France. Il avait raconté qu'alors fut nouée une intrigue où l'évêque de Verdun figurait. Le roi René aurait dit en confidence à un de ses familiers « qu'il serait à propos, pour tirer parti du roi, de lui ôter finances et gens d'armes ; de le mettre sous le gouvernement de quatre personnes dont il voudrait être avec le duc de Bourgogne ; que ces quatre gouverneurs choisiraient pour les hautes charges des hommes éprouvés ; que pour lui il avait déjà pensé aux sires d'Harancourt et de la Forest ». Cette étrange déposition, surtout compromettante pour un serviteur du roi René, Saladin d'Anglure, sire de Nogent, avait été faite en présence du premier président, du sire Gaucourt, gouverneur de Paris, et du greffier civil. C'était en punition de ses rapports que Bressin avait été maltraité et enfermé.

Louis XI, parait-il[2], eut la pensée de se servir de ce seigneur d'Anglure dans sa diplomatie avec son oncle. Une négociation était en effet entamée avec la cour de Provence. Le roi réclamait la moitié de tous les biens de la maison d'Anjou, comme échus à la reine sa mère, puis à lui ; et l'autre moitié comme équivalent de la dot de Madame Anne de France, reçue et dépensée par Nicolas de Lorraine. Il offrait en retour une rente de 60.000 livres. Le roi René paraissait peu disposé à accepter cet échange, et Louis, qui ne voulait pas presser trop fort son oncle, laissa traîner la chose en longueur. Il lui suffisait d'avoir déjoué les intrigues du duc Charles, lequel comptait bien exploiter la faiblesse du vieux roi. De son côté le duc René de Lorraine, qui depuis longtemps avait à souffrir des entreprises et insultes des soldats de Bourgogne, n'hésita plus ; le 9 mai il envoya au camp de Neuss une déclaration de guerre au duc, et même un défi. Le duc sentit le trait ; cependant il dissimula et renvoya le héraut avec des présents ; mais également furieux de cette injure et de son impuissance manifeste, il donne ordre à du Fay, son lieutenant en Luxembourg, de faire écarteler ceux qui étaient à Pierrefort au moment où René de Vaudemont s'en était emparé.

Bien mieux encore que celui de Beauvais, ce siège de Neuss dévoilait toute la faiblesse de cette grande puissance de Bourgogne. Chaque jour Charles se promettait d'emporter Neuss ; mais ses assauts étaient toujours héroïquement repoussés ; l'armée de secours qui le harcelait, paralysait ses forces et réussit à ravitailler la ville. Il en était réduit à craindre d'être lui-même assiégé dans son camp. Peut-être alors regrettait-il de n'avoir pas prêté l'oreille aux ouvertures de paix que dès le 17 novembre l'empereur lui avait faites par la médiation du sage Christian ter, roi de Suède et de Danemark, et aussi de n'avoir pas écouté les représentations du légat.

La trêve avec la France expirait le 15 mai ; mais bien avant l'échéance elle avait été rompue par les Bourguignons, qui s'étaient permis, comme on sait, des courses dans le Nivernais et une attaque contre Moulins-Engilbert. De plus, ils s'étaient emparés de Verdun, et il avait fallu envoyer le sire de Craon avec des forces pour reprendre cette ville. La guerre semblait donc imminente et le roi s'y préparait. La campagne s'ouvrit en Picardie et en Artois. La garnison de Roye s'étant approchée jusqu'aux portes de Compiègne, le sire de Torcy s'avança ; mais les Bourguignons s'étaient déjà retirés. Salazart, de son côté, qui commandait à Amiens avec quatre cents lances tirées de Beauvais et autres lieux, les fit soutenir par les gens du pays, et entra ainsi dans l'Artois : il enleva les blés, les bestiaux, passa même une nuit dans les faubourgs d'Arras, et s'en retourna chargé de butin. L'armée et les lieutenants du roi étaient disposés le long de la frontière, de manière à pouvoir se soutenir mutuellement. Ainsi les sires de Craon, de Baudricourt et de Curton sont en Champagne et dans le Barrois ; de Torcy sur les confins de la Picardie ; Salazart à Amiens, le maréchal de Rouhaut à Dieppe et l'amiral de Bourbon à Honfleur. Ils peuvent se réunir en peu de temps ; et de Paris, le roi avec sa réserve est prêt à se porter sur le point menacé. Aussi envoie-t-il, comme renfort, vers Beauvais et Amiens les archers et arbalétriers de la capitale, commandés par le prévôt de Paris, sire Robert d'Estouteville.

Après être allé à Vernon se concerter avec l'amiral et les autres capitaines, le roi revint à Paris le 14 avril. Il en partit bientôt pour le Pont-Sainte-Maxence, afin de préparer son armée. Il emmenait avec lui les gentilshommes, sa garde française et écossaise, et les officiers de son hôtel : il avait huit cents lances complètes, une forte artillerie grosse et petite, où l'on distinguait cinq bombardes, dont quatre avaient nom Londres, Brabant, Bourg-en-Bresse, Saint-Omer. Ajoutons encore les francs archers de France et de Normandie et de très-grands approvisionnements. IL n'oublia pas de demander le secours du ciel pour lui et le succès de ses armes. Une lettre du grand conseil aux évêques, ordonnant des prières publiques, signale vivement l'audace des ennemis de la France. Alors une procession solennelle, où assistaient le sire de Gaucourt, lieutenant du roi, le prévôt des marchands et les échevins, les présidents et conseillers du parlement et des comptes, se fit à Paris au milieu d'une très-grande foule de peuple, le jour de Sainte-Croix, et peu de jours après dans les provinces.

Le 2 mai le roi partit de Pont-Sainte-Maxence ; il se mit en campagne, prenait d'abord le Tronquoi le 3 mai, Montdidier le 5, Roye le 6, et ensuite Bray-sur-Somme. Les Bourguignons en sortirent « vies et bagues sauves ». Le château de Moreul fut rendu à la même condition, ainsi que Corbie. Là commandait le sire de Contay, lequel ne voyant nul espoir d'être secouru capitula le 11 mai aux meilleures conditions qu'il put. Dès lors Louis XI le distingua. « Si belles et si formidables[3] étaient l'armée et l'artillerie du roi, que tout fuyait à leur approche, et qu'elles eussent pris en peu de temps, si elles eussent été conduites, toutes les villes et places de l'ennemi, tant en Flandre qu'en Picardie. » Le roi fit raser celles qu'il tenait, et un arrêté de l'échevinage d'Amiens du 29 mai 1475 décide que les gens de Corbie, Roye, Montdidier, et autres, « venus non pour mal avec leurs femmes et leurs enfants depuis la destruction de ces villes de par le roy[4], parce qu'elles avaient pris le parti contraire, resteront encore à Amiens comme par le passé ». Une autre délibération du même conseil leur permet d'y exercer leur industrie.

Jusque-là tout allait bien pour : le roi. Malheureusement, par les avis du connétable, il se crut obligé de diviser son armée et d'en conduire avec lui une partie en Normandie. Le sire de Saint-Pol lui remontrait l'opportunité de ce voyage, lui disant de le faire hardiment, sans se soucier d'Abbeville ni de Péronne, qu'il saurait bien lui soumettre. Le roi crut ce conseil sincère ; il s'en alla, accompagné de l'amiral, suivi de cinq cents lances et d'un bon nombre de nobles et de francs-archers. H parcourut les ports de l'ouest, Harfleur, Dieppe, Caudebec et autres, mettant tout en état de défense contre une attaque des Anglais qui paraissait imminente. Par cette diversion les opérations de la campagne languirent en Picardie : « les Bourguignons y firent même du mal aux sujets et aux pays du roi. » Or les rumeurs de l'histoire en accusent la perfidie du connétable. Déjà l'on murmurait, et on soupçonnait fortement sa fidélité.

Alors le roi prit hospitalité en un hôtel près Notre-Dame d'Écouis, et qu'on appelait Gaillard-Bois, propriété du vice-amiral Coulon. Là il recevait maints messages remplis de faux bruits touchant l'arrivée plus ou moins prochaine des Anglais, et l'état du siège de Neuss. Ces nouvelles n'avaient d'autre but que de le tromper. On remarqua surtout les discours tenus par un prisonnier, nommé Scales, qui s'était sans doute fait prendre à dessein. Les lettres même dont il était porteur ne contenaient guère que des renseignements inexacts. 'Nul doute, le connétable trahissait le roi et l'induisait en erreur de plus d'une façon.

Charles de Bourgogne cependant n'ignorait point le mauvais succès de ses armes et son impatience était grande. La ville de Lintz, qui seule tenait pour l'archevêque de Cologne venait de se rendre à l'empereur. Son acharnement redouble contre cette ville de Neuss, qu'il n'a pu réduire en dix mois de siège. Le 24 mai il tente un dernier effort : il attaque brusquement les avant-postes allemands : après un combat assez long il obtint un demi-succès qu'il se plut à croire une victoire. Frédéric III, d'un caractère peu belliqueux, trouvait de son côté en avoir assez fait pour l'honneur de l'empire : il désirait la paix et une occasion d'en finir. Fort à propos se trouvait là l'évêque de Forli, Alexandre, légat du pape. Charles accepte la proposition de prendre le saint-père pour arbitre ; on convient donc, le 9 juin, que les deux armées se retireront en leurs pays respectifs, que la ville de Neuss sera remise au légat, et qu'au pape sera réservée la décision du différend entre l'archevêque de Cologne et son chapitre. On semblait d'accord, déjà même Charles avait écrit à son lieutenant du Luxembourg, sire du Fay, ce qui était décidé, et d'avoir bon espoir d'être bientôt secouru, lorsqu'une nouvelle lutte s'engagea à l'improviste. Le courroux des princes allemands était grand à la première nouvelle de cette paix ; leur mécontentement ne prenait nul soin de se cacher : ne s'avisèrent-ils pas de saisir et de brûler les bateaux où était embarquée la grosse artillerie du duc ? Pendant même qu'on cherchait à s'expliquer à ce sujet, le 16 juin, les troupes ennemies étant fort proches l'une de l'autre, les Allemands attaquèrent les Bourguignons : alors le duc passa la rivière, suivi de son monde ; il fondit sur ceux qui avaient attaqué. Lui-même nous rend compte de cette action : « Il en tua, dit-il, « 3.000, et ne perdit que quatre ou cinq hommes, bien que le « combat eût duré jusqu'à la nuit. » Cela peut donner la mesure de sa véracité.

Enfin le 27 juin Charles le Téméraire abandonne ce siège, funeste à sa puissance, qui l'avait retenu onze grands mois sans profit. Dès lors, tandis que Sigismond d'Autriche reste fidèle aux sympathies allemandes, l'empereur, en vue d'obtenir pour son fils Maximilien la main de Marie de Bourgogne, espoir que le duc entretenait, se montre favorable aux desseins politiques de son récent adversaire il rend à Charles l'artillerie saisie, et consent à quitter le premier le lieu disputé.

Pendant ce temps le roi était en Normandie, attendant toujours l'arrivée des Anglais. C'est le 6 juin à Rouen que Louis XI signe son traité avec Guillaume VII, prince d'Orange, fils et successeur de Louis le Bon dans la principauté d'Orange et autres seigneuries. D'abord, et très-activement depuis 1463, époque de son avènement, ce seigneur avait tenu le parti de Bourgogne : en 1469 il abandonna le service du duc et se retira à Orange. Alors le duc, qui faisait tout par emportement, avait saisi les terres qu'il possédait dans les deux Bourgognes. Les sujets mêmes du prince se montrèrent mécontents du parlement qu'il avait établi. H songea donc à se rapprocher de Louis XI ; mais bientôt, voyant que le roi voulait subordonner son parlement d'Orange à celui du Dauphiné, il renoua ses relations avec le duc Charles et fit avec lui un nouveau traité d'alliance en février 1472. C'était vers la fin d'une trêve avec la Bourgogne : le roi, qui voyait en Guillaume un de ses plus actifs adversaires, avait chargé son gouverneur du Dauphiné de le surveiller, puis, à la nouvelle du traité, il ordonna de l'arrêter à son retour en sa principauté. Cet ordre fut exécuté au Pont de Joux par le sire Philibert de Groslée, le 26 février 1473„ et le prince resta vingt-huit mois enfermé dans le château de Pierre-Encise à Lyon. Il ne recouvra sa liberté que par le traité fort onéreux du 6 juin 1475, qui l'obligeait à rendre hommage au roi, à se reconnaître vassal du Dauphiné, et pour les appels de son parlement à relever de cette province. Guillaume eut un très-vif chagrin de ce traité, et sa mort étant survenue le 26 octobre suivant, Jean II de Chalon, son fils, lui succéda.

Les hostilités se continuaient dans le nord : le 27 juin les troupes françaises, étant entrées en Artois, mirent le feu à plusieurs villages. La garnison d'Arras, qui était nombreuse, ne pouvait se résoudre à laisser ainsi dévaster le pays sous ses yeux. Elle sortit en grande partie ; pour lors les Français se retirèrent vers le bosquet d'Amonlieu, où était le gros de l'armée. C'était une embuscade. Les Bourguignons, croyant à une fuite, poursuivirent sans précaution : soudain les Français reprennent l'offensive, les repoussent à leur tour jusqu'aux portes d'Arras, en tuent un grand nombre et font beaucoup de prisonniers, notamment presque tous les chefs, tels que Jacques de Saint-Pol, frère du connétable, les sires de Carency, de Contay et d'Enquesme. Au surplus, fort peu se sauvèrent. Les réponses de ces officiers bourguignons, rapprochées de ce que l'on savait déjà, jetèrent beaucoup de lumière sur la situation, et surtout sur la conduite tortueuse du connétable. On sut tous ses efforts pour détacher le due de Bourbon de son devoir et le faire déclarer pour le duc Charles. Il s'adressait mal, et le duc, indigné de ses propositions, renvoya à Louis XI le scellé du connétable par l'évêque de Mende. Ce prince remplissait alors avec toute loyauté sa mission comme lieutenant général du roi sur les frontières de l'Est. Le 20 juin ses troupes remportaient à Guipy, près Château-Chinon, un notable avantage sur le comte de Roussi, fils du connétable et maréchal de Bourgogne, qui était venu l'attaquer avec deux cents lances italiennes. Le combat fut acharné et les Bourguignons si bien battus, que le comte de Roussi resta prisonnier, ainsi que la plupart des chefs, tels que le sire de Longy, le bailli d'Auxerre, le sire de Lisle, l'enseigne du seigneur de Beauchamp, le fils du comte de Saint-Martin, les sires Louis de Montmartin et Jean de Digoin, les deux fils du seigneur de Vitteaux, le seigneur de Chaligny et autres. Fort peu de monde échappa de la mêlée. Cependant quelques officiers, réunis à Dijon, prièrent instamment le sire de Neufchâtel de venir se mettre à la tête des débris de l'armée. Dans ce même temps le gouverneur du Mâconnais assiégea et prit plusieurs petites places de son voisinage.

Une lettre de Louis XI à Dammartin, datée de Croisy-sur-Andelle, 30 juin 1475[5], donne la note exacte de la situation. « Monsieur le grand maître, dit-il, je vais en Normandie en grande haste pensant trouver les Anglais prêts à descendre ; mais je trouve que la veille de mon arrivée l'armée de mer s'était retraite. N'ayant rien à faire, je crus, pour rompre le dessein des Anglais de venir en Normandie, qu'il était bon d'envoyer mes gens courir en Picardie, leur retranchant ainsi les vivres qu'ils eussent trouvés ; je les ai donc dirigés vers le pont Saint-Rémy ; et ils ont tout brûlé depuis la Somme jusqu'à Hesdin, puis sont venus jusqu'à Arras. Mardi, vers quatre heures, les sires Jacques de Saint-Pol, de Contay, de Miramont, de Romont sortirent pour éteindre le feu d'un village voisin de la ville. Il y eut vive escarmouche et nos gens les reçurent avec vigueur. Dès que l'amiral fut averti, il monta à cheval et fit marcher en avant Le Moine Blosset ; dès que celui-ci arriva ils furent chargés en travers, et tous tués ou pris. On a pris les sires de Contay, de Carency, de Bourbon, et Jacques de Saint-Pol. Romont n'est point trouvé encore, ni le sire de Miramont. J'enverrai quatre cents lances à Eu et y ferai porter les grains du pays pour Dieppe. Si le roi d'Angleterre vient à Eu, d'abord la Me se tiendra bien et dès qu'on saura qu'il est descendu à Calais, on le harcèlera. Il y a quatre à cinq mille Anglais en cette ville, mais ils ne bougent pas. Monsieur de Lescun est venu ici pour s'offrir. Les Anglais prennent manifestement les Bretons sur mer et disent qu'ils les ont trahis. Je me tiens ici autour de Neufchâtel tant que je sache si les Anglais marcheront en Normandie ou non ; j'ai les gens d'armes de la bande de Normandie avec moi, et je fais fortifier Dieppe le mieux que je puis. Antoine du Mouchet (Mouy) est vers le connétable et maître Jean de Paris ; je voudrais que les Anglais ne descendissent tant que cet appointement là fut fait. Je ne vous écris point les nouvelles de la bataille de Bourgogne ; car vous les avez sues beaucoup plus tôt que moi. »

Avant de tenter cette grande entreprise, Édouard 1V avait de nouveau envoyé le héraut Jarretière au roi, pour le sommer de lui rendre le royaume de France. Après avoir lu froidement la lettre de défi, Louis fit appeler le héraut en son cabinet, et seul avec lui. il commença ainsi à l'entretenir : « Je connais le roi d'Angleterre, lui dit-il ; je sais qu'il entreprend cette guerre malgré lui, et parce qu'il y est forcé par le duc de Bourgogne et par les communes d'Angleterre. Mais la saison est avancée, et voilà que l'armée du duc, épuisée par un long siège où elle vient d'échouer, est en ruines. Qu'on se garde bien de compter sur le connétable, qui ne songe qu'à se maintenir en semant le trouble et la division autour de lui. Votre maître, au lieu de se faire amuser par des gens qui le trompent, n'aurait-il pas quelque chose de mieux à faire ? Ne pourrions-nous pas nous entendre ? »

Le roi vit bien vite que cette ouverture ne déplaisait point au héraut. Aussi, pour appuyer ses arguments, lui fit-il compter trois cents écus avec promesse d'autres dons si la paix se décidait. Alors Jarretière informa le roi que, lorsqu'Édouard aurait passé la mer, on pourrait pour cela s'adresser utilement à lord Howard, maréchal d'Angleterre, et à lord Stanley, le grand écuyer. Louis XI prit note de l'avis ; il chargea Comines de bien traiter le héraut et de lui faire donner trente aunes de velours cramoisi. D'un air satisfait il revint ensuite s'entretenir avec ses familiers des provocations du roi d'Angleterre, et sembla dès lors avoir bon espoir.

Cependant le 20 juin Édouard était encore à Sandwich, où il présidait au départ des forces destinées simultanément au duc de Bretagne ; car celui-ci devait se prononcer dès que les Anglais auraient ouvert la campagne. Or voici ce qui était arrivé : vers la fin de juin, le duc Charles étant encore à Neuss, les Anglais débarquèrent à Calais. Depuis longtemps leur allié de Bourgogne les appelait ; mais leur retard se justifiait par les lois et coutumes de leur pays. « Les rois d'Angleterre, nous dit Comines à ce sujet[6], ne lèvent jamais rien que de leur domaine, si ce n'est pour ceste guerre de France. » Et ailleurs : « Y a-t-il roi ni seigneur sur terre[7] qui ait pouvoir, outre son domaine, de mettre un denier sur ses sujets, sans octroy et consentement de ceux qui le doivent payer, sinon par tyrannie et violence ? Or, selon mon avis, entre toutes les seigneuries du monde dont j'ai connaissance, où la chose publique soit le mieux traitée, où règne le moins de violence sur le peuple, c'est l'Angleterre. Là, dit-il encore, les choses sont longues, parce que le roi ne peut entreprendre la guerre sans assembler son parlement et demander des aides. »

Mais après de si pressantes instances de la part du duc de Bourgogne, grand fut le désappointement des Anglais à leur arrivée de ne trouver ni armée en campagne, ni provisions de vivres. Le duc de Bretagne restait prudemment en son duché et le duc Charles à ses querelles. Parti de Neuss le 27 juin, celui-ci ne paraît que le 5 juillet à Maëstricht et en fort mince équipage. Sans se soucier des promesses qu'il a prodiguées au roi Édouard, son beau-frère, il ne songe qu'à se venger du duc de Lorraine et du sanglant défi qu'il en a reçu. Aussi dès le 3 juillet y répond-il par un manifeste où il nie « avoir eu la pensée de faire la guerre « soit à l'empereur, soit à l'empire. Ses hostilités envers la France n'étaient qu'en vue d'assister le roi d'Aragon ; et le duc René, qui possède plusieurs fiefs relevant de lui, n'avait, disait-il, aucune raison de le défier pour quelques torts, peut-être, que ses sujets lui auraient faits ». En même temps il mandait au sire du Fay qu'il tarderait peu à venir rejoindre son armée à Thionville : et sur la nouvelle que le sire de Craon assiège Damvilliers, il annonce à son lieutenant, le 5 juillet, l'arrivée prochaine de Campo-Basso avec deux cents lances pour défendre cette place et d'autres.

Laissons encore ici la parole au roi. De Gaillard-Bois, 15 juillet 1475, il s'adresse ainsi à maître Doriole : « Monsieur le chancelier[8], j'ai eu ce matin des nouvelles de Bar-sur-Seine. Le frère de Guyot Pot y a été tué, et ceux qui étaient dedans s'en sont allés un bâton blanc au poing. La ville de Damvilliers est prise d'assaut et le château est à composition. L'empereur a écrit à M. de Craon le départ du duc nuitamment de Neuss ; l'empereur vient à Metz avec bien dix mille combattants. Il envoye l'évêque de Munster avec environ vingt mille hommes prendre possession des pays de Gueldres qui se sont tous rebellés : il m'a envoyé ici ses ambassadeurs pour me joindre à lui ; il a aussi envoyé quérir les Suisses, et veut venir à Bar, «, lui et toute sa puissance. Le duc de Bourgogne a partagé son armée en trois parts : les Lombards en Luxembourg et contre la Lorraine ; les Allemands pour garder les places qui lui sont restées, et il vient de sa personne guerroyer en Picardie. Nous avons eu une escarmouche devant Abbeville. Il fait mettre le feu à Eu et il a avec lui deux mille hommes d'armes. Les Anglais n'ont fait que danser à Saint-Omer. Si le roi est destendu c'est à bien petite compagnie. Vous direz des nouvelles à MM. de Cominges, de Thieux et au vice-amiral, trois hommes en qui j'ai confiance. »

Le roi ne se fiait encore qu'à demi en toutes ces apparences de désunion et rien n'était négligé de ce que conseillait la prudence. Il écrivait au prévôt de Paris, sire Robert d'Estouteville, « de contraindre tons les nobles et non-nobles tenant fiefs et arrière-fiefs, d'être prêts le lundi 10 juillet entre Paris et le bois de Vincennes pour d'illec aller où commandé leur serait ». Les mesures de liberté internationale ne sont point délaissées, et sur la demande des états 'du Languedoc il supprime le droit d'aubaine. L'édit, signé à Dieppe en juillet 1475, est fondé sur l'opportunité d'attirer pour toujours dans le pays les étrangers, gens de métiers mécaniques et autres. » Rappelant donc les ordonnances antérieures qui favorisent ce résultat, et voulant encourager les étrangers à venir s'établir en France pour la plus grande prospérité du commerce et de l'industrie, le roi leur accorde par ces lettres irrévocables le droit d'hériter et celui de disposer de leurs biens en faveur de leurs enfants ou parents. Nul souverain ne se montrait alors aussi libéral. Ainsi en guerre Louis XI préparait la paix, et il profitait du calme pour s'assurer du succès et prévoir la lutte.

De son côté la duchesse de Bourgogne, Marguerite d'Yorck, s'empresse de venir à Calais dès le 5 juillet souhaiter la bienvenue à son frère. Mais elle est seule ; le duc n'approche que lentement : le 10 il vient de Malines à Gand ; le 12 il est à Bruges ; et enfin le 14 il arrive à Calais presque seul aussi, et un peu trop escorté du bruit de ses revers. Il cherche à expliquer sa conduite, à la justifier, et pour donner courage aux Anglais il leur montre les lettres qu'il a reçues du connétable. Celui-ci, pour s'excuser à son tour de n'avoir point livré les villes et places qu'il avait promises, avait envoyé à Charles de Bourgogne Louis de Créville, pour lui dire que c'était afin de ne pas rompre avec le roi et en vue de conserver ainsi le moyen de le servir encore ; il promettait de faire ultérieurement ce que le duc voudrait. Le message était écrit de la main du comte et scellé de son sceau. L'armée s'avança donc, les deux princes cheminant séparément et ne se voyant qu'aux rares visites du duc au roi. Ils arrivèrent ainsi à Péronne, et sans nulle méfiance le roi Édouard et le duc de Bourgogne se présentèrent devant Saint-Quentin, se croyant sûrs d'y entrer. Non-seulement le connétable fit tirer sur eux des murailles, mais bon nombre des gens de la place sortirent de la ville et se mirent à leur poursuite ; ils durent donc rentrer au plus vite dans leur camp. Après ce nouveau mécompte, le duc Charles, ne sachant comment répondre au roi Édouard qui lui rappelait ses promesses d'autrefois, s'en retourna vers le 20 juillet à Cambray et Valenciennes, ne songeant plus qu'à sa guerre de Lorraine.

Malgré ce semblant de fidélité du connétable, « le roi s'apercevait bien que toute sa conduite n'était qu'un tissu de variations et de fourberies[9] ». Il pensait trouver sa sûreté en gardant ce qu'il avait sous la main. Aussi Louis XI était plein de méfiance à son endroit : chaque jour, en effet, dévoilait une nouvelle perfidie. On connaît ses intrigues auprès du duc de Bourbon et la preuve que ce seigneur en avait donnée au roi. Le duc de Nemours avait reçu de pareilles sollicitations, avec cette différence qu'il n'en disait rien. Louis savait d'autre part que le duc de Bretagne, malgré ses récentes promesses, recevait les troupes anglaises. En Lorraine, le duc René, aidé du sire de Craon, avait en l'avantage, mais les Français ayant été rappelés vers la frontière de Picardie, à cause de l'éloignement du roi et des faux avis du connétable, les Bourguignons, renforcés des deux cents lances qu'amenait Campo-Basso du siège de Neuss, reprirent le dessus et les Lorrains durent se tenir sur la défensive.

Sur ces entrefaites, comme le roi devisait à Compiègne, on lui présenta un serviteur de Jacques de Grassay, prisonnier des Anglais, que ceux-ci avaient relâché, selon l'usage ; car c'était le premier. On le prit d'abord pour un espion ; puis, le roi ayant consenti à l'entendre sur son insistance, il apprit de la bouche de cet homme que les lords Howard et Stanley l'assuraient de leurs meilleures dispositions. Aussitôt Louis se souvint de ce que lui avait dit le héraut anglais ; toutefois il était dans une grande perplexité. Enfin il crut avoir trouvé un expédient. « Il s'inclina vers moy, nous dit Comines[10], car il aimoit à parler en l'oreille et à s'ouvrir à ceux qui estoient plus prochains de lui ; et en préparant un sauf-conduit, il me commanda d'aller quérir un varlet, dit Mérindot, qui estoit à M. des Halles de Poitiers, fils de Jean Mérichon de La Rochelle, et de le décider à aller en l'ost du roi d'Angleterre en habit de liérault. C'estoit un homme de chétive apparence, mais d'une parole douce et amiable. Le roy ne lui avoit parlé qu'une seule fois. Il fut d'abord effrayé ; puis il écouta certaines promesses de récompense. Le roy n'en voulut point d'autre. Il lui parla lui-même, et en une parole il l'asseura plus que je n'avoye fait en cent. » On le munit des insignes d'un héraut et très-secrètement il partit directement pour le camp anglais, bien instruit de ce qu'il devait dire, mais avec ordre de s'adresser d'abord aux lords Howard et Stanley.

Les instructions du roi sont toutes pacifiques. « Il semble regretter d'avoir reçu Warwick et désire vivre en paix avec Édouard. Si le duc Charles croit devoir poursuivre la présente guerre, c'est uniquement par ambition ; mais en l'état où l'on est, une bonne paix serait également dans l'intérêt des deux rois. Il est prêt à envoyer une grande ambassade si les sauf-conduits lui sont donnés, et même, si tel est le bon plaisir du roi, à convenir d'une entrevue entre leurs deux armées. »

Édouard s'était vite aperçu qu'en cette affaire, un seul homme lui avait dit vrai : cet homme c'était le roi. Aussi écouta-t-il ces ouvertures avec complaisance ; le 13 août il assemble son conseil ; y expose les motifs qui le décident à un arrangement, et nomme sans retard, pour en poser les bases, sir Howard, Thomas Saint-Léger, garde du corps du roi, et le docteur John Morton, lesquels reçurent pleins pouvoirs de traiter. Louis XI désigne de son côté l'amiral bâtard de Bourbon, Jean Hébert, évêque d'Évreux, le chancelier Doriole, du Lude, gouverneur du Dauphiné, et Blosset, seigneur de Saint-Pierre. Le roi croyait si bien au succès de cette négociation qu'il envoya le jour même à Paris le chancelier, Mathieu Beauvarlet et Michel Gaillard, afin d'emprunter pour les besoins actuels 75.000 écus aux consignations ; ce qui fut fait moyennant caution et engagement de prompte restitution. Déjà en 1469 Louis XI avait eu recours au même expédient ; ainsi il pressentait dès cette époque les immenses ressources qu'on devait trouver dans le crédit.

Pendant ce mois d'août le roi se tint à Notre-Dame de la Victoire, près Senlis. Alors le duc de Bourbon arrivait à Paris « en belle et honnête compagnie de nobles hommes forts triomphants », qu'on évalue à cinq cents chevaux. Il en partit le 14 août pour aller passer quelques jours avec Louis XI ; puis quitta Senlis pour retourner en ses terres d'Auvergne. Le roi avait aussi auprès de lui le sire de Contay, pris à Arras. C'était un des fidèles serviteurs du duc Charles ; et Louis XI, qui s'y connaissait, le lui enviait peut-être. Les pourparlers de paix entre France et Bourgogne cessaient à peine à la voix du canon. Le roi, qui avait confiance en la loyauté de ce seigneur, employa sa médiation auprès du duc, son maitre ; déjà il avait fait secrètement plusieurs voyages en Bourgogne de la part du roi sans savoir toutefois où on en était avec l'Angleterre. Le connétable, de son côté, multipliait ses efforts auprès des deux rois et du duc pour mettre obstacle à tout accord qui ne se pouvait faire, en effet, qu'à ses dépens. Un jour donc Louis, voulant en finir des intrigues du comte de Saint-Pol, fit cacher le sire de Contay dans son cabinet, de manière à tout entendre sans être vu. Alors entrèrent les envoyés du connétable, Sainville et Jean Richer, qui, de retour de la cour de Bourgogne, venaient offrir au roi la médiation de leur maître pour arriver à une bonne paix. Or Sainville et son compagnon, pensant ainsi plaire à Louis XI, se moquèrent de leur mieux du duc Charles : ils redisaient de la manière la plus burlesque ses emportements à la nouvelle d'une paix possible avec l'Angleterre, n'omettant rien pour le rendre plus ridicule. Le roi, tout en s'égayant de cette petite scène, éluda de répondre à leurs offres et les congédia. Dès lors le duc put savoir par Contay ce qu'on pensait de lui chez le connétable, et les pratiques de ce dernier cessèrent d'être à craindre. Ni l'un ni l'autre, d'ailleurs, ne savaient combien les deux rois étaient près de s'entendre.

Les plénipotentiaires étant arrivés au rendez-vous près Amiens, on fut promptement d'accord. Il est à croire que Comines fait erreur quand il parle de certaines grandes exigences émises par les députés anglais. Dans son conseil Édouard proposa seulement[11] de demander 75.000 écus comptant et 50.000 en plus, payables par moitié à la mi-septembre et à la Saint-Michel.

Il fut aussi grandement question d'un projet de mariage entre une des filles du roi Édouard et le dauphin. On ne trouve aucunes autres propositions dans les pouvoirs et instructions donnés par le roi au cardinal-archevêque de Cantorbéry, son oncle, et à Georges, duc de Clarence, son frère. Telles furent les conditions acceptées par Louis XI. Il est donc entendu que sitôt que ladite somme lui aura été payée en écus de la valeur de trente-trois grands blancs, Édouard IV et son armée repasseront en Angleterre. Cette trêve durera sept ans, nonobstant les obstacles que le duc Charles et le connétable pourraient y apporter : elle ne finira que le 21 août 1482, après le coucher du soleil. Les garants et conservateurs de la trêve sont les ducs de Clarence et de Glocester, frères du roi, le chancelier d'Angleterre, le garde du sceau, le gouverneur des cinq ports et celui de Calais : de la part de Louis on ne voit que le sire de Beaujeu et le bâtard de Bourbon, amiral de France.

Le roi comprend dans cette trêve l'empereur, les électeurs du saint-empire, les rois de Castille, d'Écosse, de Danemark, de Sicile, de Hongrie ; les ducs de Savoie, de Milan, de Lorraine, l'évêque de Metz, la seigneurie et communauté de Florence, celle de Berne, la ligue de la haute Allemagne et le pays de Liège. Le roi d'Angleterre y nomme l'empereur, les rois déjà cités : de plus les ducs de Bourgogne et de Bretagne et la hanse Teutonique. Un autre traité du même jour porte que les deux rois s'assisteront mutuellement contre leurs sujets rebelles ; qu'ils se donneront réciproquement retraite en cas de besoin : il sera donné, y est-il encore dit, grande facilité au commerce par l'évaluation qui sera faite des monnaies des deux pays : le dauphin épousera la princesse Élisabeth, ou la princesse Marie en cas de décès de la première, et le roi Louis donnera 60.000 écus d'or par an pour l'entretien de cette princesse ; sans compter les 50.000 écus d'or déjà promis annuellement sous la caution de la banque des Médicis. Enfin un troisième acte stipulait la délivrance de l'infortunée Marguerite d'Anjou, encore captive, pour 50.000 écus d'or, dont dix payables lors de sa mise en liberté, et dix mille à la Saint-Michel de chaque année suivante. Ainsi cette veuve infortunée de Henri VI dut renoncer avec serment à tous ses droits sur la couronne d'Angleterre ; puis en novembre de cette année 4475, elle passa des mains de Thomas Wetel, qui la gardait, en celles de Thomas Montgomery, lequel la remit à Louis XI le 29 janvier, moyennant la somme convenue.

Cette trêve coûtait cher, il est vrai : cependant le roi en était satisfait. Dans cette allocation annuelle consentie comme l'équivalent du revenu de la Gascogne, les Anglais se plaisaient à voir une sorte de tribut : mais au moyen de cette pension Louis les tenait par l'intérêt ; il délivrait sa cousine, si digne d'un meilleur sort, contraignait le duc Charles à consentir à la paix, assurait le retour de plusieurs des places de la Somme rachetées jadis ; enfin il se donnait de longues années de repos pour assurer son œuvre, convaincu, d'ailleurs, que la prospérité et l'activité du commerce feraient revenir une partie du numéraire qu'il enverrait à l'étranger.

A la nouvelle de ces négociations la colère du duc de Bourgogne se peut aisément concevoir. Il allait perdre le fruit de ses habiles combinaisons ; aussi le 18 août, étant venu coucher à Péronne, il alla le 19 visiter Édouard à Saint-Christ-sur-Somme et fit tout pour rompre ce projet de paix ; mais il ne put rien gagner sur l'esprit du roi : le 20 il partit furieux pour Valenciennes, après avoir juré à Édouard que, pour lui, il ne ferait nulle trêve avec Louis XI avant trois mois. Une entrevue avait été décidée. Louis arrive donc lui-même à Amiens, le 22 août, avec grand nombre des siens ; son premier soin fut aussitôt d'accorder aux Anglais, dont le camp était proche, toute liberté d'entrer dans la ville. Ils s'y conduisirent sans retenue ni discipline, si bien que si Louis eût voulu, « il auroit pu les déconfire[12] ; mais bien au contraire il ne songeoit qu'à les festoyer et ne voulut jamais en rien les contraindre ». Bien plus, sachant que l'on manquait de tout chez le roi Édouard, il lui envoya de ses meilleurs vins, n'omettant aucun procédé délicat.

Le lieu choisi pour l'entrevue des deux rois était le château de Pecquigny, situé sur la rivière de Somme, à trois lieues d'Amiens : pour lors il appartenait au vidame d'Amiens, Jean d'Ailly, conseiller et chambellan du roi, dont l'épouse, Yolande de Bourgogne, était une des filles naturelles du duc Philippe. Bien que la place fût fort sûre, on y construisit un large pont et au milieu, une loge qui en occupait toute la largeur, laquelle était divisée en deux compartiments par une cloison à claire-voie. L'entrevue eut lieu le mardi 29 août. Avec le roi Édouard étaient les ducs de Clarence et de Glocester, ses frères, le chancelier et fort nombreuse compagnie : Louis XI avait avec lui le duc Jean de Bourbon, le cardinal de Lyon, frère de celui-ci, et le sire de Comines. « Estions douze avec le roy, nous dit Comines.... Le plaisir du roy avoit été que je feusse vestu pareil de luy. Édouard étoit un homme pesant, qui fort aimoit ses plaisirs et n'eust sceu porter la peine de la guerre de deçà. »

Louis, parti d'Amiens avec huit cents hommes, arriva le premier au rendez-vous, afin d'éviter le premier cérémonial et aussi parce qu'il était chez lui. Édouard IV ne tarda pas : il vint avec beaucoup de monde ; mais les cavaliers qui escortaient les deux rois se tinrent aux bords de la rivière. Dès qu'il fut près de la barrière, « Édouard mit un genou presqu'en terre, sa barrette à la main. Le roi lui rendit son salut », puis, s'approchant, ils se serrèrent la main, à travers les barreaux. Le roi d'Angleterre fit une seconde révérence plus profonde que la première ; alors Louis, prenant la parole, lui dit : « Monsieur mon cousin, soyez le bienvenu ; il n'y a homme au monde que je désirasse tant voir que vous ; et loué soit Dieu de ce que nous voilà assemblés à si bonne intention. » Édouard répondit en français à ce compliment : après quelques civilités, ayant fait approcher l'évêque d'Ély, son chancelier, et montré les lettres du roi et les traités, il demanda à Louis s'il avait toujours pour agréable ce qui avait été fait et arrêté ; il répondit que « oui et qu'il approuvait tout ». Pour lors un missel fut apporté, et les deux rois, mettant une main sur le livre et l'autre sur un crucifix, jurèrent de garder exactement la trêve de sept ans. Cela fait, la conversation s'égaya et le roi, qui mieux qu'un autre s'entendait en joyeux propos, anima tout par son esprit.

En cet instant, sur un signe de lui, Comines et les autres officiers français se retirèrent. Edouard en ayant fait autant pour les siens, les deux princes s'entretinrent secrètement. On croit[13] qu'il fut question des ducs de Bourgogne et de Bretagne, sans qu'on puisse cependant rien alléguer de précis à ce sujet. Bientôt ils rappelèrent leur suite et se séparèrent, l'un retournant à Amiens, l'autre vers son camp. On raconte que durant l'entrevue survint une forte pluie qui causa de grands dommages « aux belles houssures et nobles habillements[14] que les gentilshommes du roi avaient préparés pour la circonstance ». Ce contre-temps n'empêcha pas au retour de deviser gaiement sur les incidents de la journée : un mot ayant été dit de la possibilité d'une visite d'Édouard à Amiens ou à Paris, Louis XI répondit, assure Comines, qu'il le recevrait bien volontiers, n'était qu'il avait à s'occuper de ses difficultés avec la Bourgogne afin d'arriver aussi à une bonne paix ou longue trêve. D'ailleurs il ne cessa de se montrer plein de courtoisie et les portes d'Amiens continuèrent d'être ouvertes aux Anglais, armés ou non, malgré les remontrances du sire de Torcy. Les pensions et les présents d'argent ou de vaisselle précieuse furent royalement distribués aux hommes d'État d'Angleterre dont le roi espérait se faire des appuis ; surtout au grand chambellan Hasting, au chancelier et à lord Howard. Savait-il parmi les familiers d'Édouard quelques frondeurs disposés à insinuer une critique, il les faisait venir, leur parlait, et finissait toujours par les gagner. Tant de générosité et de loyauté lui concilièrent les esprits ; le roi Édouard, pour lui témoigner sa confiance, lui remit deux scellés qui attestaient la perfidie du connétable, et même une lettre plus récente où celui-ci osait lui faire les reproches les plus durs et les moins mesurés sur la trêve qu'il venait de conclure. Ces pièces, réunies à celle livrée déjà par le duc de Bourbon, devenaient des preuves accablantes. Comment expliquer autrement que par la démence de l'orgueil une semblable conduite ? Quel moyen de résister à tant d'ennemis à la fois ? « Je conseillerois à un mien ami, si je l'avois, nous dit avec sagesse le sire de Comines, qu'il mist peine que son maistre l'aimast, mais non pas qu'il le craignist ; car je ne vis oncques homme ayant grant authorité sur son seigneur jusqu'à le tenir en crainte, à qui il n'en méchût et du consentement de son maistre. » Ce n'était pas tout encore. Croyant parer les coups dont il se sent menacé, le connétable aggrave sa situation par une nouvelle maladresse. Il avait un serviteur, nommé Rapine, qu'il expédie à Louis ; mission qui eût dû être d'excuse plus que de diplomatie. « Le roy voulut[15] que monsieur du Lude et moy ouissions sa créance. » Il semblait offrir de réduire le duc Charles à aider Louis à détrousser le roi d'Angleterre. Il lui fut répondu assez sèchement qu'on était de bon accord avec Édouard et qu'on tiendrait loyalement la parole donnée. Comment le connétable ne comprit-il pas sa faute ? Il n'était point fait mention de lui dans le traité, et pendant les négociations, Louis avait cherché à l'attirer auprès de lui, ce dont il ne voulut jamais rien faire. Que pouvait-il donc espérer ? « Dans ma vie, dit encore Comines, j'ay peu yen de gens qui sachent bien fuyr à temps, ne ici ne ailleurs. » C'était, en effet, sa seule ressource, et alors il le pouvait.

Tout semblait terminé avec le roi d'Angleterre : Jean Hébert, évêque d'Évreux, avait reçu mission d'accompagner le roi jusqu'à Calais, et la somme convenue étant payée, il passa le détroit ; sitôt après son départ on publia à son de trompe tout ce qui avait été juré par les deux rois : trêve immédiate de sept ans jusqu'au 29 août 1482, et trêve dite marchande ; de telle sorte que les Anglais iraient et viendraient dans le royaume, armés ou non, pourvu qu'en armes ils ne fussent pas plus de cent hommes réunis. Deux barons anglais, le sire Howard et le grand écuyer, restèrent encore en France, comme otages, pour l'exécution de certains engagements : ils furent fêtés et libéralement gratifiés à Paris d'abord, puis à Notre-Dame de Senlis, où ils allèrent peu après prendre congé du roi. Leur départ étant proche, le roi fit publier à Paris u qu'on les laissât prendre des vaisseaux du pays de France autant quo bon leur semblerait pour les transporter en Angleterre ».

Avant de s'occuper de sa grande affaire de Bourgogne, le roi, sollicité par les ambassadeurs d'Aragon qu'il avait auprès de lui, signa le 4 septembre un prolongement de la trêve jusqu'au ter juillet 1476, sans y rien ajouter ni diminuer, et nomma les mêmes conservateurs. Quatre jours après il approuva un traité de ligue entre Alphonse de Portugal et le parti castillan de Jeanne et de Villena, s'engageant à attaquer avec eux le roi d'Aragon « aussitôt que les Portugais auraient chassé Ferdinand, roi de Sicile, et Isabelle de la Castille ». Cette dernière clause explique l'anomalie de cette situation. Qui pouvait croire que jamais la famille d'Aragon, si bien appuyée, fût vaincue en Castille ? Là, croyons-nous, est là faute de 'Louis XI. L'avenir a prouvé que la France avait eu tort de tolérer si aisément cette grande union de l'Aragon et de la Castille, qui créait à nos portes une puissance formidable. Toutefois, n'y a-t-il, pour le roi, aucune excuse dans les complications intérieures qui surgissaient à chaque instant ? Ce malheur, n'en doutons point, est encore une des conséquences des obstacles que la féodalité opposa constamment à l'autorité de la couronne.

Pendant ce temps, que faisait Charles de Bourgogne ? Il parcourait ses villes du nord pour en obtenir de nouveaux subsides. Ses ressources s'étaient épuisées à ce long siège de Neuss ; il fallait bien rétablir ses finances. Pour stimuler un zèle languissant il gourmandait ses villes manufacturières de leur indifférence : à Bruges surtout son mécontentement et l'aigreur de ses paroles froissèrent tous les cœurs. Le désaccord fut si grand qu'on a eu raison d'y voir une sorte de divorce entre le duc et le peuple. Malgré ses bravades au roi d'Angleterre il songe à son tour à un accommodement. Ses fondés de pouvoirs sont le chancelier sire Hugonet et le sire de Contay : pour le roi négociaient l'amiral bâtard de Bourbon, les sires du Bouchage et de Comines. Édouard, informé de ce projet, dépêcha sur-le-champ à Louis XI « Thomas de Montgomery[16], pour requérir qu'il ne voulsit point prendre avec le duc d'autres trêves que celles qu'il avoit faites. » Ce à quoi le roi sut pourvoir.

D'après les comptes de la maison royale et surtout d'après le neuvième de Jean Briçonnet, l'on suit chaque jour les pas du roi. D'Amiens il alla à Compiègne et de là à Senlis, où il resta les 11, 12 et 13 septembre. Ce jour-là il se rendit à Soissons pendant que le duc signait la trêve à Soleure, situé à deux lieues de Luxembourg, et il y était encore le 14. Ainsi tombe la relation de Comines qui fait aller Louis XI à Vervins avant la signature du traité. Le chancelier Doriole, alors occupé en Bretagne, ne put non plus y figurer, et tout porte à croire que Comines aura confondu ces conférences avec celles de Noyon de l'année suivante[17], dont il ne parle pas. A Senlis on dressa un projet de traité où furent insérés les articles arrêtés d'un commun accord à Bouvines l'année d'avant. On eut de la peine à s'entendre sur certains points ; cependant, grâce au bon vouloir du sire de Contay, tout s'arrangea. Les écritures furent remises de part et d'autre à Raoul Pichon. On passa rapidement sur les formalités : après le préambule ordinaire on déclara que la trêve commencerait le 13 septembre 1475, qu'elle durerait neuf ans et finirait à pareil jour 1484. Les principales clauses étaient que nulle ville ne serait admise à passer du duc au roi, ni réciproquement ; que d'un territoire sur l'autre il n'y aurait nulles courses de gens de guerre qui pussent troubler les marchands ou laboureurs. Des deux parts, y est-il dit, tous les sujets ecclésiastiques, nobles ou roturiers, pourront trafiquer librement sans entraves ; toutes réclamations se feront par voies ordinaires de justice et tous entreront en possession de leurs biens en prêtant serment au bailli ou lieutenant de qui ils relèvent. Le duc rendra au roi les places de Beaulieu et de Vervins quand le roi lui délivrera les villes et bailliage de Saint-Quentin : plusieurs terres du comté de Marie demeureront au roi, et il y lèvera les tailles et autres droits comme en ses autres pays ; les autres terres et châteaux seront rendus au comte de Marie sous l'obéissance du duc de Bourgogne ; enfin le duc excepte de l'abolition générale Baudoin, bâtard de Bourgogne, le seigneur de Renti, Jean de Chassa et Philippe de Comines. Les conservateurs de la trêve s'assembleront tous les mardis sur les frontières dont chacun d'eux aura la garde, et s'ils diffèrent d'opinion sur certains points, leurs différends seront soumis à des commissaires spéciaux, ou au conseil du roi et du duc. Sont compris dans la trêve de la part du roi les mêmes princes et États qu'il a nommés dans le traité de Pecquigny, sauf le duc de Lorraine dont il n'est point parlé.

De la part du duc de Bourgogne figurent d'abord les princes désignés par Édouard, puis la duchesse de Savoie, le duc son fils, le duc de Milan et de Gènes, le comte de Romont et toute la maison de Savoie, la seigneurie de Venise, le comte Palatin, les ducs de Clèves et de Juliers, l'archevêque de Cologne, les évêques de Liège, d'Utrecht, de Metz, lesquels auront à marquer leur consentement au roi avant le 1er janvier 1471. Le roi assistera le duc contre l'empereur, la ville de Cologne et leurs adhérents. Il consent à rendre toutes les villes qui ont été prises depuis l'arrangement de Bouvines de l'année précédente, et de plus la ville et le bailliage de Saint-Quentin, hors l'artillerie qu'il y a fait mettre depuis qu'il est en possession de cette ville. Sont conservateurs de la trêve le maréchal de Gamaches, Philippe de Crèvecœur, le seigneur de Vaux, Tristan de Toulongeon et Josse de Lalaing.

Le même jour le duc donna son scellé à une annexe du traité où il est dit que le connétable n'est point compris dans la trêve, « qu'il doit être réputé traître, rebelle, ennemi de la chose publia que, perturbateur de toute paix » ; de plus il promet de ne plus le recevoir en grime, mais au contraire de le saisir, d'en faire justice ; ou sinon de le remettre aux mains des gens du roi dans le délai de douze jours à partir de l'instant de sa saisie, comme étant l'auteur de toutes les discordes survenues entre eux, afin qu'il en fût fait une punition exemplaire. Le duc ajouta encore au traité d'autres explications le 26 septembre et autres jours, déclarant qu'il ne ferait point passer ses troupes par les terres de France et se réservant de donner secours à Ferdinand d'Aragon, aussi bien que Louis XI à Alphonse de Portugal dans l'affaire de Castille. Pour solution de quelques difficultés encore pendantes le roi décida, le 30 septembre, qu'il serait tenu une autre conférence le 22 octobre à Noyon. Ainsi la trêve fut publiée à Langres le 19 octobre, à Dijon le 27, et le 23 Louis XI ratifia les changements apportés aux conditions primitives.

Bien des choses étonnent dans cette paix de Soleure. Que penser de Charles le Téméraire qui livre froidement le connétable, son ancien ami, à une mort certaine ? car il ne pouvait douter que tel fût son sort. Toutefois ses rancunes étaient si vives qu'on le conçoit encore. Mais comment le justifier de délaisser le comte de Roussi, second fils de celui-ci, qui, pris en Bourgogne combattant pour sa cause, était toujours prisonnier dans la grosse tour de Bourges ? Louis XI, en faisant juger le connétable, ne trahissait pas l'amitié : jamais le comte de Saint-Pol n'avait fait que brouiller ses affaires et conspirer. N'avait-il pas tout essayé pour le retenir dans le devoir ? Il lui avait donné la plus grande dignité du royaume et la main de la sœur de la reine. Mais cette princesse venait de mourir depuis deux :ans, et Louis XI se trouvait ainsi dégagé de tout lien de parenté. D'un autre côté comment le roi abandonne-t-il René II, duc de Lorraine, États, avait jusqu'ici soutenu ? Il le savait fort populaire en ses états, et sans doute il le croyait assez fort pour se défendre ou pour réparer ses échecs. Toutefois, il fallait qu'il se sentit pressé par de graves raisons politiques, ou qu'il se fût promis de lui tendre plus tard une main secourable.

Le duc de Bretagne était bien compris dans la trêve ; mais le roi n'y voyait pas une suffisante garantie de tranquillité. Il voulut aussi là un traité spécial, afin de ne laisser rien d'équivoque qui pût tenter l'inconstance de l'Angleterre. Louis envoya donc au duc François II une ambassade présidée par le sire de Beaujeu : on le mit en demeure de s'expliquer et de s'engager positivement à ne rien entreprendre par quelque moyen que ce fût ni contre le roi ni contre la France. Il dut jurer solennellement ces promesses et les faire sanctionner du consentement et des serments des états au risque, s'il y manquait, d'encourir toutes les censures ecclésiastiques : on exigea même des otages. Enfin toutes les précautions furent prises pour qu'il ne pût faillir à sa parole.

D'ailleurs l'engagement était réciproque. Par le traité que les ambassadeurs du duc signèrent à Notre-Dame de la Victoire, près Senlis, on se promit de s'assister mutuellement au besoin, de ne rien entreprendre à l'encontre l'un de l'antre ; mais au contraire de s'avertir si quelque trame se formait contre la personne ou le pays de l'un d'eux ; tout le passé est oublié, et des deux parts il y aura rappel et réintégration dans leur fortune de leurs sujets exilés. Le roi, tout le premier, leur remet toute offense et les rétablit dans leurs biens et honneurs, sans exception même des terres ou seigneuries confisquées dont il aurait disposé. Bien plus, à l'égard de Poncet de la Rivière et de Pierre d'Urfé, le roi « leur donna lettres d'abolition selon les modifications déclarées ès lettres particulières sur ce faites ». Les serviteurs du roi retourneront aussi en Bretagne avec les mêmes avantages et sans crainte d'être inquiétés. Enfin on s'engage à s'avertir des propos qu'on croirait pouvoir attribuer à l'autre partie contractante, afin qu'il n'y ait lieu ni aux soupçons ni aux malentendus ; mais il fut surtout convenu que le duc renoncerait à toute autre alliance que celle de la France, notamment à celle de l'Angleterre. Le 15 octobre le roi jura cette paix, promettant « de ne jamais aller à « l'encontre pourvu que le duc fasse le même serment sur les reliques qui seront avisées ». Voulant alors montrer toute confiance à son nouvel allié, Louis XI institue, par lettres du 16 octobre, le duc de Bretagne son lieutenant général dans tout le royaume.

Se voyant enfin en paix, le roi fit de nouveaux dons aux églises qui étaient surtout l'objet de sa dévotion. Ses libéralités s'adressèrent alors particulièrement à Notre-Dame-du-Puy en Anjou et à Notre-Dame-de-Cléry. Il fit faire en argent, du poids de cent soixante marcs quatre onces, les deux villes de Dieppe et d'Arques et il les envoya à cette dernière église, en témoignage de sa reconnaissance pour la protection divine.

Par ces trois traités successifs, de Pecquigny, de Soleure et de Senlis, sortes de trêves marchandes et à longue échéance, « toute marchandise devait avoir libre cours dans tout le royaulme de France[18] », et aussi dans les pays des contractants. C'était un des premiers exemples de libre-échange et des franchises commerciales. Louis XI pressentait alors tous les avantages que la France, à cause de sa position géographique et de l'activité industrielle de ses habitants, devait retirer du commerce et de la facilité des communications. Son attention se porta de nouveau sur les monnaies ; c'était en effet une grave question et moins bien comprise alors que de nos jours. Les espèces, il est vrai, sont un excellent intermédiaire entre la valeur des divers produits ; c'est une valeur représentative qui porte sa garantie avec elle, et cette garantie est surtout dans le poids et dans la pureté du métal. Mais on croyait alors qu'en augmentant par édit la valeur nominale des métaux précieux on accroissait d'autant la richesse publique ; erreur qui s'est encore longtemps maintenue. La vraie richesse d'un peuple est dans son activité à créer, à mettre à la portée de tous les produits les plus utiles et les plus demandés, ou bien à se procurer ces objets par un lucratif échange. La valeur intrinsèque des métaux précieux est subordonnée à la règle positive de l'offre et de la demande, et leur cours dans les monnaies ne peut jamais s'éloigner beaucoup de leur valeur réelle. Aussi les lois portant augmentation de la valeur monétaire ont pu faire quelques victimes, elles ont pu être des expédients, mais n'ont jamais accru la richesse nationale. Louis XI cependant, tout en partageant l'erreur commune sur ce point, voulut qu'il se dut une assemblée à Lyon pour en discuter. La ville lui députa Jean Cottin pour lui apporter les décisions de ce conseil. Alors, le 2 novembre 1475, il mit le marc d'or fin à cent dix-huit livres dix sous tournois et celui d'argent à dix livres : l'écu d'or du roi fut porté de vingt-quatre sous parisis et trois tournois à vingt-cinq sous huit deniers parisis. En outre il destitua quelques officiers de la monnaie, par édit publié à Paris le 23 décembre, et les remplaça par une commission de quatre personnes. Il poursuivit aussi avec rigueur les faux monnoyeurs, et interdit toutes les monnaies étrangères, sauf celles du roi d'Angleterre, des ducs de Bourgogne et de Bretagne, dont il marqua le prix.

Tout ce qu'il avait fallu dépenser pour cette dernière trêve avec l'Angleterre avait épuisé le trésor. L'emprunt que le roi avait fait était à courte échéance ; on songeait à le rembourser. Avec raison on préféra recourir à un nouvel impôt que de grever l'avenir. A cet effet on rétablit « une aide d'un écu sur chaque pipe de vin « sortant du royaume et non sur autre marchandise ». Une ordonnance du roi parut à cet effet et les collecteurs furent en même temps nommés.

Pendant ce temps le roi oubliait-il l'exécution des traités ? Loin de là. Le lendemain même de celui de Soleure, c'est-à-dire le 14 septembre, Louis, qui ne se fiait nullement au connétable, se présenta devant la ville de Saint-Quentin avec une vingtaine de mille hommes. Il y entra vers le coucher du soleil et en chassa tous ceux qu'il supposait être amis du comte de Saint-Pol, celui-ci étant alors au Quesnoy. Mais rien ne lui pouvait ouvrir les yeux. On assure que la reine, qui jamais ne se mêla de politique, lui écrivit de s'éloigner. Que ne passait-il la mer ou les Alpes ? Était-ce s'éloigner que d'aller à Mons, bien que d'Aimeries, son amil en fût gouverneur ? Homme plein de 'ruse, d'audace et de présomption, il ne peut croire qu'on le livre. Juste représaille cependant, car avait-il donc oublié que son oncle et son tuteur Jean de Ligny, qui mena le deuil de Jean sans Peur, avait lui-même vendu la Pucelle ! Le traité de Bouvines encore si récent montrait au comte de Saint-Pol ce qu'il devait craindre d'une nature si ondoyante que celle du duc de Bourgogne. D'ailleurs comment expliquer sa conduite ? Il sait que le duc veut avoir à tout prix la ville de Saint-Quentin ; il s'en saisit sur le roi, et, tout en lui faisant croire qu'il l'aura, il la garde, se flattant ainsi d'être toujours le maître de la situation. Pouvait-il croire en la solide amitié de Charles le Téméraire ? Les motifs de froideur entre eux dataient de loin cependant. Lorsqu'en 1454 il voulut marier son fils Jean de Luxembourg à Isabelle de Bourbon, qui y avait consenti, le duc Philippe la demanda et l'obtint pour le comte de Charolais. Dix ans après, le duc ayant prononcé confiscation de ses terres d'Enghien, il alla hardiment à Bruxelles protester contre un tel acte, et vint alors en France se mettre au service de Charles VII. Mais ensuite il avait été réconcilié avec le duc de Bourgogne par Louis XI lorsque celui-ci monta sur le trône, en 1461. Depuis il avait, il est vrai, secondé les rancunes du comte de Charolais, soit en organisant la ligue du bien public en 4463, soit en 1465 par sa campagne de France et surtout de Montlhéry. Mais s'il servit alors chaudement les intérêts bourguignons, il se montra aussi peu reconnaissant de la médiation de Louis XI, et il eut tort d'attendre de la cour de Bourgogne une gratitude qu'il n'avait pas eue pour celle de France.

Maintenant il courait risque de trouver dans le roi un justicier sévère. Plus sa dignité de connétable l'élevait haut, plus grave était sa faute. Chaque jour amenait la découverte de quelque nouvelle perfidie. Charles, duc de Calabre et comte du Maine, s'était compromis en toutes ces intrigues. Le roi, le voyant prêt à rentrer dans le devoir, lui accorda une entière abolition du passé. L'édit rendu à Senlis en octobre porte « qu'il a révélé beaucoup des menées du comte de Saint-Pol, du duc de Nemours et autres ; qu'en considération de son prochain lignage et de son bon vouloir actuel de complaire désormais au roi en toute obéissance et bu- milité, et aussi de son jeune âge, il plaît au roi de lui accorder grâce, pardon et abolition. » Comment ce jeune homme avait-il donc été amené à ces révélations ?

Le roi, qui avait la certitude que Charles du Maine et son oncle étaient d'accord avec ses ennemis, fit dire au jeune prince, par un confident, qu'il savait bien des choses qu'on cherchait en vain à lui cacher ; que s'il voulait reconnaître sa faute et revenir à lui, il lui en saurait gré. Le jeune homme s'expliqua sur les mécontentements de son oncle ; puis, pressé par le roi sur certaines circonstances plus délicates, voici quels furent ses aveux.

Le roi René l'avait envoyé à une assemblée tenue à Genève où Hector de l'Écluse, serviteur du connétable, avait distribué plusieurs blancs-seings de son maître. Charles du Maine en avait pris pour son oncle, et en échange avait donné celui de René. De plus le connétable fit avertir alors le roi de Sicile qu'il était menacé et eût à se mettre en sûreté : il lui conseillait de se retirer en Bretagne, ou sur des galères qu'on lui tiendrait prêtes à Dunkerque, ou bien de se fortifier dans Guise. Pour lors Charles avait envoyé Renauld de Veloux en Bretagne avec son scellé, et par la même voie avait reçu celui de François II. Mais, pour lui, il ne donna point le sien au comte de Saint-Pol, ne voulant se joindre ni aux Anglais ni aux Bourguignons. Seulement il avait promis de faire ce que ferait son oncle. Il avouait aussi avoir fait sonder quelques-uns de la garnison d'Angers ; mais ne les ayant pas trouvés disposés à écouter ses propositions, il avait abandonné ce dessein. Les dires d'un valet de chambre du duc de Calabre, nommé Garda, interrogé quand il eut sa grâce, confirmèrent cette déposition, laquelle venait elle-même à l'appui de ce que le roi savait déjà.

Le connétable, qui donnait de si prudents avis, eût certes mieux fait de veiller à sa sûreté personnelle. Louis XI, en effet, ne le perdait pas de vue. Tout en paraissant revenir chasser dans les environs d'Orléans, il envoie les sires de Gaucourt, de Blosset et maître Cerisay au duc de Bourgogne, pour lui rappeler sa promesse, et en même temps il ordonne au sire de Craon, qui était en Champagne, de s'avancer vers la Lorraine. Or c'était ce que le duc craignait le plus. Sitôt après le traité de Soleure il s'était mis en campagne. Le 25 septembre, laissant à Gand la duchesse et sa fille Marie, il arrive à Pont-à-Mousson : le 14 octobre il assiège Épinal qui se rend le 19, et le 24 il vient mettre le siège devant Nancy. Il n'avait pas osé exclure personnellement de la trêve René de Vaudemont, ni même en faire la proposition ; seulement il était dit que ceux qui voudraient adhérer à la trêve eussent à le dire avant le I" janvier. Bien sûr que tel serait le désir de René II, il voulait, avant de livrer le comte de Saint-Pol, s'assurer que le jeune prince n'y serait pas compris, quand bien même il en ferait la demande. C'est cette concession que les deux conseillers bourguignons, les sires Hugonet et d'Himbercourt, furent chargés d'obtenir du roi. Louis XI dut donc, bien à regret, déclarer le 12 novembre, de Savigny-sur-Orge, que « s'il étoit vrai que René II, ayant eu connaissance de la trêve, eût depuis soutenu les habitants de Férette, et qu'il eût fait tirer des remparts & Nancy sur l'armée du duc de Bourgogne, il s'étoit mis par cette manifestation hors de la trêve ». Ainsi le duc de Lorraine fut de fait sacrifié comme le connétable, avec cette différence qu'il n'y allait pas de sa vie et que l'appui secret du roi lui donnait pour l'avenir l'assurance du succès.

Dès que les sires Hugonet et d'Himbercourt eurent, le 24 novembre, cette lettre tant désirée, ils livrèrent le connétable aux envoyés du roi venus à Péronne pour le recevoir. C'étaient l'amiral de Bourbon, Saint-Pierre, capitaine de la garde du dauphin, le sire du Bouchage et maitre Cerisay, greffier du parlement. Ils l'amenèrent à Paris bien escorté. « De fait, le duc, qui devait bailler le connétable sous huit jours, quoique pressé par les commissaires du roi, dépassa ce terme de plus d'un mois[19]. »

La sécurité que le comte avait eue jusqu’ici commençait à s'évanouir ; il venait d'envoyer à son ancien seigneur, qu'il avait si souvent obligé, une lettre des plus touchantes où il implorait sa pitié : il n'en avait reçu qu'une dure et froide réponse. Il comprit dès lors ce qu'il avait à craindre ; car, par testament daté de Péronne, on le voit faire des dons pieux, fonder des prières pour le repos de son âme et partager ses biens à ses enfants. Ce devait être d'un triste augure pour lui d'arriver à Paris peu de jours après une exécution significative. « Un gentilhomme du Poitou nommé Renauld de Veloux, dit une chronique[20], très-familier du seigneur du Maine, avait fait maints voyages très-suspects auprès de plusieurs seigneurs de France. » Il s'était fait, comme on l'a vu, entremetteur de traités contre le roi et au préjudice du royaume. On l'avait arrêté pour ces méfaits ; le parlement instruisit son procès, et par sentence de cette cour il fut écartelé le 20 novembre après avoir été assisté du curé de la Madeleine.

« Le conseil du roi, présidé par le chancelier Doriole[21], renvoie la cause du connétable à la cour du parlement, et ordonne qu'en attendant la décision, le connétable restera à la Bastille. » Le comte fut donc amené à la Bastille • le 27 novembre 1475. Là, s'étaient déjà rendus le chancelier Doriole, le président Boulanger, le gouverneur de Paris Gaucourt, plusieurs présidents, conseillers clercs et laïcs, le conseiller maitre de l'hôtel du roi Denis Hesselin, le conseiller et rapporteur en chancellerie, Aubert le Viste. Dès l'arrivée l'amiral, prenant la parole, dit qu'il leur remettait Louis de Luxembourg, comte de Saint-Pol, connétable de France, « pour que son procès lui fût fait par la cour touchant les charges et accusations qu'on disait être contre lui, et en faire tout ainsi que, selon Dieu, a raison, justice et leur conscience, ils aviseraient être à faire. » A quoi le chancelier, après avoir pris les opinions, répondit que, « si tel était le plaisir du roi de remettre le comte de Saint-Pol, son connétable, entre les mains de la cour qui est la justice souveraine et capitale du royaume, elle verrait les charges qui sont contre lui ; et lui interrogé, en ordonnerait ainsi qu'elle verrait être à faire par raison ». Cela dit, on se retira, et le connétable resta à la Bastille sous la garde de Blosset, sire de Saint-Pierre, et de Philippe Luillier, capitaine de la Bastille, tous deux chargés de ce soin. Le lendemain revinrent le chancelier, le premier et le second président du parlement et, six autres personnages, grands officiers de justice. D'abord le chancelier demanda au connétable s'il voulait écrire ou dicter sa déposition pour qu'elle fût envoyée au roi, ou s'il préférait subir un interrogatoire selon les règles usitées en ces sortes de procédures. Le comte demanda quelque temps pour y réfléchir, et dans l'après-midi il déclara qu'il aimait mieux être interrogé selon les formes ordinaires de la justice. Ignorait-il donc que ses scellés eussent été remis au roi par le roi d'Angleterre et le duc de Bourbon ? Mais il devait penser, du moins, que les principaux officiers de Charles de France étaient passés au service du roi, et sans doute l'avaient instruit des complots du feu duc avec le connétable ; que le comte du Maine, lequel tout récemment venait de recevoir des lettres d'abolition, pouvait avoir révélé quelques-unes des commissions délicates que le connétable lui avait données, ainsi qu'à Hector de l'Écluse, pour le duc de Milan et d'autres princes, tels que le duc de Nemours, le comte de Genève et Philippe de Bresse.

Il y eut plusieurs interrogatoires fort longs ; bon nombre de personnes très-notables du royaume se trouvèrent impliquées dans les questions ou réponses : le premier eut lieu le mardi 28 novembre, et le second le 4 décembre. En celui-ci il demanda à s'expliquer avec le roi, pour lui dire, s'il obtenait sa grâce, des choses qui intéressaient grandement la vie même de ce prince. Il parait cependant qu'au lieu de garder son secret pour le moment où il serait admis en la présence du roi, il confia au chancelier ce que tels et tels lui avaient dit et donné à entendre. Hector de l'Écluse, surtout, était cité comme l'émissaire principal et celui qui le plus avait reçu les confidences du duc de Bourgogne. « Ce jour-là[22] le comte avoue qu'il fit partie d'un complot ; qu'il y fut convenu que le duc de Bourgogne aurait l'autorité en France ; que si on parvenait à ce but on mettrait le roi quelque part ; qu'on ôterait de sa société tous ceux qui sont à côté de lui, et que dans le partage qui serait fait du royaume, le connétable aurait pour lui Compiègne et Noyon. » Ainsi l'on, voit qu'il charge le duc, espérant se sauver en l'inculpant. Toutefois il était vrai « qu'on avait comploté, afin que le duc de Bourgogne fût régent et le duc de Bourbon son lieutenant[23] » : or le comte de Saint-Pol, parait-il, était l'auteur de ce plan proposé au duc Charles.

Le chancelier lui ayant demandé s'il ne savait pas comment on devait s'y prendre pour tuer ou arrêter le roi, il répondit ne savoir rien de plus que ce qu'il avait dit ; qu'il semblait bien que pour cela on pensait à profiter de l'entrevue que le duc et le roi devaient, disait-on, avoir ensemble. Mais il parait aussi que c'était sur lui-même que le duc, alors occupé :au siège de Neuss, comptait pour frapper le roi. Tous les dires du comte tendent à retracer les paroles et menaces que le duc de Bourgogne en colère avait proférées, ajoutant que pour ces causes lui, Saint-Pol, s'était constamment refusé à concourir à toute entrevue ; que _pour tout au monde il ne se serait pas prêté à une si horrible action, et que son secrétaire Jean Richer, dès qu'il en eut connaissance, s'était précipité à ses pieds, les larmes aux yeux, pour le féliciter de son refus.

Le lundi 4 décembre arrive à Paris le héraut Montjoie, picard d'origine, que le comte de Marle et sa famille adressaient à maître Ladriesche pour l'intéresser en faveur de leur père. Ladriesche porta les lettres au chancelier sans les ouvrir. Le héraut qui s'en était allé à toute bride fut ramené par deux archers à Paris, où il demeura vingt-cinq jours aux arrêts. Alors aussi le roi fit venir au Plessis, de la tour de Bourges, le comte de Roussi, qui était prisonnier de guerre. Il lui reprocha, assure-t-on, tout le mal qu'il avait fait à ses peuples comme maréchal de Bourgogne, et sa foi mal tenue au sire de Combronde ; puis, après l'avoir menacé d'un traitement encore plus rigoureux, il mit sa rançon à quarante mille écus d'or, lui déclarant qu'il eût à les payer dans les deux mois sous les plus grosses peines. Procédé regrettable à tous égards, car il semble que plus la situation du père était grave, plus celle du fils avait droit à l'indulgence.

Le parlement, toutes les chambres assemblées, et présidé par le chancelier, décida le lundi H décembre que la cour et les commissaires du roi iraient à la Bastille pour y entendre la lecture de la confession ou des aveux du connétable. On s'y rendit. On fit jurer l'accusé sur les évangiles de dire la vérité. Il entendit cette lecture et affirma de nouveau que c'était bien ltivérité et qu'il y persistait. Le lendemain 12 il y eut un nouvel interrogatoire sur ses relations avec le duc de Guienne. Le 13 et le 14, devant toutes les chambres assemblées, maître Cerisay, greffier du parlement, lut tout le procès ; le 15 il fut conclu que sur les confessions du connétable, on procéderait à son absolution ou condamnation ; mais qu'auparavant il serait ouï sur plusieurs points nécessaires à éclaircir. Le chancelier et les commissaires retournèrent donc à la Bastille : on questionna le comte encore sur ses relations avec Charles du Maine, le maréchal Rouhaut, le duc de Nemours, et « touchant une assemblée où il s'était trouvé avec le sieur de Genlis. Enfin on le somma de nommer tous ceux qu'il savait avoir eu quelques pratiques ou intelligences préjudiciables au roi ; à quoi il répondit avoir dit tout ce qu'il savait ». Disons toutefois qu'en toutes ces procédures on ne voit point par qui l'accusé fut défendu, et si même il le fut.

Le 19 décembre au matin, le sire de Saint-Pierre éveilla le connétable pour aller en la cour du parlement. Il lui dissimula la gravité du moment : mais en causant il lui dit que le prévôt de Paris, sire Robert d'Estouteville, viendrait avec lui. Ce nom l'inquiéta ; car il considérait le prévôt comme son ennemi. Il alla donc au palais entre les sires d'Estouteville et de Saint-Pierre. A l'escalier se trouvaient pour le recevoir le lieutenant du roi sire de Gaucourt, et le prévôt des marchands, sire Hesselin. Conduit dans la chambre criminelle, il y trouva le chancelier qui l'exhorta à la constance ; puis le pria d'ôter de son cou le collier de l'ordre du roi : le comte le rendit après l'avoir baisé, et sur la demande de livrer aussi son épée de connétable, il déclara qu'on la lui avait prise en l'arrêtant.

Pour lors le président de Popincourt entra, et lui lut son arrêt. « Monseigneur, lui dit-il, vous avez été constitué prisonnier à raison de plusieurs cas et crimes à vous imposés, auxquels vous avez répondu et été ouï en tout ce que vous avez voulu dire, et sur tout avez baillé vos excusations. Tout vu à grande et mûre délibération, je vous dis et déclare et par arrêt d'icelle cour que vous avez été crimineux du crime de lèse- majesté, et comme tel êtes condamné par icelle cour à souffrir mort dedans ce jourd'hui ; que vous serez décapité devant l'hôtel-de-ville ; que toutes vos seigneuries, vos revenus et au- très héritages et biens sont déclarés acquis et confisqués au roi notre sire. » Une chronique nous dit : « A ce dictum[24] il se trouva fort perpleux, et non sans cause, car il ne cuidoit point que le roi et sa justice le deussent faire mourir. — Hélas ! voici une bien dure sentence, dit-il ; je demande instamment à Dieu qu'il me donne la grâce de le bien connaître aujourd'hui. »

Toutes ses pensées se tournèrent, en effet, vers la religion ; et l'on ne peut voir sans étonnement à quel point les hommes les plus qualifiés de ce temps conciliaient la duplicité, même la cruauté et la trahison, avec le sentiment d'une piété que tout annonce comme profonde et sincère. La mort du connétable fut résignée et chrétienne. Les quatre docteurs qu'on lui donna pour l'assister furent le cordelier Jean de Sordun, un augustin, un pénitencier de Paris, et maître Jean Hüe, doyen de la faculté de théologie et curé de Saint-André des Arts. Le comte demanda au chancelier et à ses confesseurs la sainte communion ; elle lui fut refusée, mais il lui fut chanté une messe ; on lui donna l'eau bénite et du pain bénit, dont il mangea ; puis, tirant de son pourpoint soixante-dix deniers d'or qu'il avait, il les partagea entre ses confesseurs pour être employés en bonnes œuvres.

Il descendit du palais vers deux heures après midi et s'en fut à cheval à l'hôtel-de-ville où étaient faits les apprêts de son supplice. Là il s'arrêta quelque temps dans le bureau : il y dicta même à sire Hesselin un codicille qui devait s'ajouter au testament par lui, fait à Péronne. Étant sorti du bureau à trois heures, il s'agenouilla très-dévotement sur l'échafaud, la figure tournée vers l'église de Notre-Dame : il fit son oraison en grande humilité, baisant le crucifix à plusieurs reprises ; puis, s'étant relevé, il se laissa lier les mains par l'exécuteur dit le Petit-Jean, et pendant qu'on lui bandait les yeux, et avant de se mettre à genoux sur le carreau, il dit à très-haute voix à la foule assemblée : « Priez « pour moi ! Priez pour le repos de mon âme ! » Enfin dès qu'il se fut agenouillé, d'un seul immense coup de glaive l'exécuteur lui trancha la tête.

Nous détournons avec horreur les yeux de cette tête que le bourreau prend par les cheveux pour la montrer au peuple ! Pourquoi ce spectacle ? n'était-il pas plus digne et plus chrétien de laisser la multitude réfléchir sur l'humilité et la piété dont le patient avait donné une preuve si édifiante ? C'était grand'pitié de voir un homme naguère si superbe et si puissant ainsi déchu. « Voilà, disait-on, voilà où conduisent les deux plus a mauvais conseillers des hommes et surtout des grands, l'orgueil a et l'ambition. » il parait évident que le comte, jusqu'au dernier moment, ne fut pas sans quelque espoir d'obtenir sa grâce du roi ; mais Louis voulait en finir de ces cabales et de ces luttes qui troublaient sans cesse le royaume et auraient certainement fini par le perdre. Par le supplice de Renaud de Veloux et celui du comte de Saint-Pol, Louis XI donnait à la petite et à la grande noblesse une sévère leçon. Si cette rigueur était nécessaire, comment l'imputer au roi ? Tous deux étaient coupables : le dernier surtout avait été perfide et ingrat[25]. Jamais, nous le croyons, le supplice de Montmorency, infligé deux siècles plus tard, ne sera aussi bien justifié. Cependant, disons-le, même avec d'aussi justes motifs, il n'était pas prudent peut-être de faire couler ainsi sur l'échafaud un sang presque royal.

Parmi les objets que Louis de Saint-Pol avait remis aux mains des docteurs était une petite pierre qu'il portait à son cou contre le venin et qu'il destinait à son petit-fils. S'il était vrai, comme on le dit[26], que le chancelier eût voulu la remettre au roi et que celui-ci l'eût retenue, ce se rait certes un acte fort répréhensible ; mais nulle part nous n'avons vu la confirmation de ce fait. On a encore insinué[27] que ce jugement politique avait été prononcé par une commission : le même auteur convient cependant que le parlement en décida toutes chambres réunies. C'est là tout simplement une contradiction. Le parlement jugea très-librement, puisqu'il nous apprend lui-même qu'avant tout jugement trois conseillers ont déclaré qu'ils ne prendraient point part au jugement.

Les restes du connétable furent inhumés religieusement, non à Saint-Jean de Grève, mais dans le cimetière des Cordeliers, comme il l'avait demandé ; ils y furent portés dans un cercueil entouré de quarante torches de cire fournies par les soins de Denis Hesselin. Il y eut aussi une atténuation à la sentence de la cour. Un gentilhomme flamand, Louis, seigneur de Piennes, le fils de Josse Halwin, avait été fait prisonnier de guerre des Français. Louis XI, ayant reconnu sa loyauté, se l'était attaché : il l'avait fait son conseiller, son chambellan. et même chevalier de son ordre de Saint-Michel : Or ce fut ce bon chevalier qui présenta au roi les héritiers du connétable quelque temps après le supplice de celui-ci, et Louis XI leur fit rendre une partie de la confiscation. Louis de Piennes se distingua sous les règnes suivants ; il était de ceux qui, en même costume que le roi, combattirent autour de Charles VIII à Fornoue.

Bien souvent une grande expiation est ce qui dispose le mieux à la clémence. Le jeudi 28 décembre 1475, le duc d'Alençon, qui avait été longtemps détenu prisonnier au château du Louvre, « en fut mis hors par la permission du roi[28]. Il fut conduit en l'hôtel de Michel de Laislier par sire Denis Hesselin, assisté de Jacques son frère, de Jean de Harlay, chevalier du guet, et de plusieurs autres ». Ainsi le roi semble se vouloir dédommager de la rigueur qu'il a montrée ; cependant, « si la mort du connétable avait délivré Louis XI d'un homme dangereux, il avait appris par ses aveux[29] comment les plus grands seigneurs de son royaume et les premiers de ses serviteurs le trahissaient ou étaient prêts à lé trahir, ou du moins savaient sans le lui révéler ce qu'on tramait contre sa personne. »

Mais que pensait-on alors de la conduite de Charles de Bourgogne envers le premier de ses vassaux ? Malgré les graves torts du connétable, Comines ne voit dans cette exécution que la trahison du duc. « Après cette grande honte qu'il se feit il ne mit guère à recevoir du dommaige. Il semble que Dieu ne veuille rien laisser impugni ! » L'éclat de cette maison allait bientôt disparaître.

Cependant le 30 novembre Charles entrait triomphalement dans cette ville de Nancy qu'il assiégeait depuis plus d'un mois ; ainsi il allait posséder cette belle province de Lorraine qu'il avait tant désirée ! En cette occasion il se montra tout étincelant d'or et de pierreries. A ses côtés étaient le grand bâtard de Bourgogne, les comtes de Nassau, de Marie, ce dernier fils aîné de l'infortuné comte de Saint-Pol et servant ainsi d'escorte à celui qui vendait son père ; le comte de Chimay, beaucoup d'autres seigneurs et spécialement le comte de Campo-Basso, à qui le duc accordait alors le plus de confiance et d'autorité : ce chef avait passé de la cour de Lorraine, qui ne l'avait pas maintenu dans ses terres et seigneuries, au service du duc Charles, sur lequel il prit bientôt beaucoup d'ascendant.

Tout fier de ce succès, qui devait causer sa perte, Charles se crut là solidement établi. Il y agit donc en souverain, convoque les états de Lorraine pour le 27 décembre et cherche par ses discours et surtout par des promesses, dont il n'était point avare, à se montrer bon prince. Ne songeait-il pas à faire de Nancy la capitale de toutes ses provinces ? Ne regardait-il pas les Lorrains comme ses sujets naturels ? Il regrettait de s'éloigner pour aller remettre en son obéissance les rebelles du comté de Ferette ; mais il reviendrait bientôt. « Il aimait Nancy, disait-il, et avait « dessein d'y finir ses jours ! » En signe de bienveillance il laissait pour gouverneur le sire de Brienne, son cousin. Enfin rien n'était oublié pour faire accepter et aimer sa domination ; du moins il le pensait ainsi.

La fortune ne semblait-elle pas lui sourire en toutes choses ? Il était convenu que le roi remettrait au duc non-seulement Saint-Quentin, mais tous les effets ayant appartenu au connétable, mobiliers ou immobiliers, de quelque nature et en quelques lieux qu'ils fussent. Louis se mit donc en devoir de remplir sa promesse. Charles tenait surtout à Saint-Quentin : il en reçut les clefs ; puis, pour s'assurer la paisible possession de la Lorraine, il écrit au roi, avec un désintéressement affecté, qu'il renonce aux confiscations faites en France contre Louis de Luxembourg. Le roi le voyant si disposé à entreprendre de nouvelles conquêtes, lui avait rappelé non-seulement l'hommage qu'il lui devait, mais aussi certaines dispositions territoriales très-utiles à la France. Il demanda donc au duc de renoncer aux villes de la Somme et du Vermandois, sauf Saint-Quentin qu'il lui avait abandonné ; encore offrait-il 200.000 écus de rachat. Cette proposition était certes très-équitable, puisque ces villes avaient déjà coûté, comme on sait, 400.000 écus ; mais il ne fut donné aucune suite à ces ouvertures.

On a dit quelquefois que « Louis XI payait sa conscience « comme ses adversaires par de pures formalités[30] » ; or dans cette transaction des villes de. la Somme, comme en ses autres stipulations, quel est celui qui fut le plus scrupuleux ? Ce siècle était en effet celui de la sophistique, ainsi qu'on le voit assez par la querelle des réalistes et des nominaux, à laquelle l'Église et le roi prirent part. Mais si l'on observe froidement les faits on verra que toutes les conventions réellement admissibles et librement consenties furent observées. Louis XI voyait tout en roi, c'est-à-dire au point de vue de l'intérêt national ; et en cela il faisait son devoir. Quels sont ceux de ses adversaires et de ses voisins à qui l'on trouverait des scrupules plus éclairés ? A les bien étudier, grands ou petits, monarques ou seigneurs, on reconnaîtra que Louis fut incontestablement le moins infidèle à ses engagements. On ne voit en Charles de Bourgogne qu'une sorte de constance ; la persévérance dans la haine : « Louis, au contraire, n'avait jamais nulle rancune ni mauvaise volonté pour les gens qui servaient leur maître avec zèle ; le duc avait exclu de toute abolition ou amnistie les sires de Comines et de Renti ; le roi a avait fait du pardon qu'il accordait au sire d'Urfé et de la Rivière un article spécial du traité de Senlis[31]. » On peut citer encore les seigneurs de Duras ramenés en France après Pecquigny. « Les sires de Genlis, de Sainville, Becter de l'Écluse, qui par les ordres du connétable avait fait tant de messages et s'étaient employés à tant de complots, ne furent pas plus maltraités[32]. » Enfle ne nomme-t-on pas des gentilshommes qui, après avoir pris part à toutes les conspirations avant et depuis la guerre du bien public, entrèrent au service du roi et eurent bientôt sa confiance ? Louis fut donc loin d'être soupçonneux et tint loyalement ses promesses.

Les marchands anglais avaient porté quelques plaintes sur l'exécution du traité de Pecquigny. Le roi écouta leurs griefs et défendit de nouveau de les inquiéter sous quelque prétexte que ce fût pendant tout le temps de la trêve, mais à la condition d'une parfaite réciprocité, c'est-à-dire que le roi Édouard ferait publier les mêmes défenses en faveur des marchands de France dans les ports d'Angleterre. On cite[33], entre autres lettres du roi à M. de Bressuire Jacques de Beaumont, sénéchal de Poitou, celle où il parle d'un navire de Monsieur de Bordes, que les Anglais avaient arrêté : « S'ils prennent rien, dit-il, qu'on prenne autant sur eux ; mais qu'on ne commence pas. » A ce propos le même auteur, plus plaisant que véridique, raconte l'anecdote que voici : « Louis XI ayant prié M. de Brezé, seigneur de Maulevrier, de lui indiquer pour les Anglais un présent qui lui coustast beaucoup et ne leur servist à rien ; — Sire, dit l'autre, donnez-leur votre chapelle et tous vos chantres. » Ces explications se firent par plusieurs ambassades. C'est aussi vers ce temps, en janvier 1471, que Thomas Montgomery fut chargé de remettre aux deux envoyés du roi, Jean, seigneur de Genlis, et sire Jean Raguier, Marguerite d'Anjou, reine déchue d'Angleterre, avec une lettre d'Édouard, son maître, par laquelle celui-ci transportait à Louis XI tous ses droits sur la personne et les biens de ladite princesse. Elle-même abdiquait, comme on sait, toute prétention à la couronne d'Angleterre et aussi à son domaine et à sa dot.

Il était enfin donné à cette reine si éprouvée de la fortune de passer paisiblement ses derniers jours en son pays de France. Tant de vicissitudes et de malheurs lui avaient enseigné la gratitude. Personne moins que le roi ne l'avait oubliée. Elle lui en témoigne donc sa reconnaissance. Six semaines environ après sa délivrance elle lui cède et transporte, ainsi qu'à ceux qui lui succéderont, tous ses droits et actions au duché de Lorraine et autres biens à elle échus par le décès de sa mère, Isabelle de Lorraine, femme d'un rare mérite, morte en février 1451-, et ce qui pourrait lui advenir du chef de son père, le roi René. Cette cession du 7 mars 1471, que d'ailleurs elle renouvela peu avant sa mort, est ainsi conçue :

« Dame Marguerite d'Anjou, veuve de Henri VI, roi d'Angleterre, etc., considérant les grands plaisirs et courtoisies que le roi notre sire, dont nous sommes cousine germaine, nous a faits et les somptueux dépens qu'il a soutenus en notre faveur pour le recouvrement du royaume d'Angleterre, pour le feu roi Henri, notre époux, et pour le feu prince.de Galles, notre fils, considérant aussi les grands secours qu'il a donnés aux-dits défunts et à nous, et que pour nous racheter et mettre hors des dangers du roi Édouard il a, à notre grande prière et requête, payé audit roi Édouard la somme de 50.000 écus d'or, et par ce moyen nous a fait venir et descendre en France ; ainsi connaissant de notre science certaine et en notre franche liberté que les choses susdites sont vraies, ne voulant pas être reprise du vice d'ingratitude et voulant reconnaître envers le roi lesdits grands plaisirs et les dépenses, et aussi demeurer quitte envers lui de ladite somme et de tout ce qu'il eût pu demander à l'occasion des choses dessus dites... nous donnons, cédons, transportons perpétuellement audit roi notre seigneur, et à ses hoirs et successeurs, tous les droits, noms, actions, vrais domaines, propriétés et seigneuries qui nous pourront et devront appartenir ès duchés d'Anjou, de Lorraine et de Barrois, et ès comté de Provence, tant après le décès du roi de Sicile, notre père, que autrement par cause ou titre que ce soit, sans aucune condition ou espérance de jamais révoquer cette donation ou venir au contraire. Consentant encore qu'il soit loisible audit roi notre seigneur de prendre et garder dès à présent la possession et saisine de tous les droits qui pourront et devront un jour nous appartenir. »

Si quelques écrivains peu français ont adopté à l'égard de l'infortunée Marguerite d'Anjou l'opinion trop répandue en Angleterre, en haine sans doute de son origine, d'autres, lui ont du moins rendu justice. « Cette malheureuse princesse, dit notre plus ancien historien[34], prisonnière d'Édouard et rachetée ensuite par Louis XI, mourut en 1482, après avoir donné l'exemple du plus grand courage et des plus grands malheurs. » Elle tenait ce noble caractère de sa mère Isabelle, qui eut le courage, elle aussi, pendant la captivité du roi René, son époux, d'aller avec Jean de Calabre, son fils, prendre possession du royaume de Naples.

Les affaires de Rome ne finissaient point. On sait tous les efforts de cette cour pour arriver à l'abolition toujours retardée de la pragmatique. Sixte IV, depuis son avènement (1471), n'avait point négligé cette importante affaire. Un peu moins pacifique que son prédécesseur, il mêla à ses instances quelques démonstrations d'autorité, et ses délégués mirent moins de ménagements en leurs procédés. C'est indirectement quelquefois que l'on heurtait l'autorité royale. Ainsi le cardinal de la Rovère, dit de Saint-Pierre-aux-Liens, neveu du pape et légat d'Avignon, eut la prétention d'étendre ses droits au-delà des limites de sa légation. Charles de Bourbon, archevêque de Lyon, s'y opposa. Mais le légat ne paraissant tenir aucun compte de ses observations, l'archevêque s'adressa au roi. La chose fut prise en grande considération par le conseil. De là le roi prit occasion de nommer des commissaires chargés d'examiner les brefs, bulles et rescrits venus de Rome, avec ordre de ne point admettre à l'enregistrement ni à la publicité tout ce qui serait contraire aux immunités ou privilèges de l'Église de France : or cette disposition fait encore partie de nos lois. Il envoya même un commissaire à Amiens dans le même temps, pour examiner si les écritures pontificales qui y arrivaient ne blessaient en rien les prérogatives royales. On n'avait point oublié, alors, qu'anciennement les rois de France usaient du droit d'assembler des conciles, et que celui de Constance avait déclaré que de cinq en cinq ans on réunirait des conciles généraux dans l'intérêt de l'Église et de la discipline. Appuyé de ces motifs, Louis XI, considérant que le dernier concile général, celui de Florence, s'était tenu en 1439 ; qu'il n'y en avait pas eu en France depuis le concile provincial de Soissons, présidé par l'archevêque. de Reims, Jean Juvénal des Ursins en 1456, déclara qu'il y aurait prochainement un concile à Lyon ou dans les environs. Il fit donc écrire aux prélats et hauts dignitaires de l'Église de France que, pour être prêts à s'y rendre, ils eussent à résider en leurs diocèses, abbayes ou bénéfices, sous peine de la suppression ou confiscation de leur temporel. Cette idée d'un concile fut ensuite abandonnée et reprise.

La condamnation du connétable avait entraîné de nombreuses disgrâces. La plus regrettable à tous égards était celle de Joachim de Rouhaut. On lui imputa surtout, d'après les dépositions du comte de Saint-Pol, d'avoir su, dans les derniers temps, sans en rien dire au roi, les manœuvres de plusieurs princes et notamment de ceux d'Anjou, peut-être même la promesse du roi René au duc de Bourgogne de le faire son héritier ; car entre le roi et la cour d'Aix on en était alors à des messages diplomatiques, et Louis XI, comme on sait, élevait auprès de son oncle plusieurs' réclamations comme héritier et créancier. Le maréchal fut donc arrêté. Son procès lui fut fait à Tours par une commission nommée par le roi et présidée par maître Bernard Louvet, premier président du parlement de Toulouse. Rien ne fut prouvé sur l'affaire du roi René, et l'accusation dut se replier sur quelques faits de concussion. Sur la liste des témoins cités par ordre du roi, on remarque Louis de Sorbières, le lieutenant de la, compagnie du maréchal qui dans la guerre du Bien public avait livré Pontoise. Le procès du maréchal lui fut lu à Tours le mardi 13 février, en plein conseil et en présence des nobles du Poitou ; mais on ne lui prononça sa sentence que le 16 mai suivant, alors que les circonstances enlevaient toute gravité à ses relations avec les princes d'Anjou. Il est à remarquer que ni à son égard.ni même pour le connétable, on n'employa point la torture. Le maréchal était condamné au bannissement, à la perte de son office de ses biens, et à payer 20.000 livres d'amende. Mais combien de motifs militaient en sa faveur ! Son aïeul et son bisaïeul avaient noblement servi le roi et la France dans les guerres de la Guienne ; lui-même s'y était illustré, ainsi que dans la conquête de la Normandie ; le premier il porta quelques secours au roi d'Écosse et à Marguerite d'Anjou ; surtout il avait fidèlement servi le roi en 1465 comme gouverneur de Paris. Il est vrai qu'il devait à Louis XI (lettres d'Avesne, 3 août 1461), son bâton de maréchal ; et depuis plusieurs autres dons ; on avait à lui reprocher une désobéissance et un peu d'avarice. Louis XI lui tint compte de ses services passés. Sa charge de maréchal fut donnée à Pierre de Rohan, seigneur, de Gié, et le reste de la sentence commué. « Il mourut en possession de ses biens, le 7 août 1478, ayant fait son testament la veille[35]. Il fut enterré à côté de sa mère dans l'église des Cordeliers, à Thouars. »

Par ordre du roi du 7 février, on procéda contre d'autres qui se trouvaient compromis par suite des révélations de Charles de Calabre, de Veloux, de Louis de Saint-Pol, et de toutes les enquêtes faites à cette occasion. On citait le Bègue de Pernay, le vicomte d'Aulnay, Étienne Josseaume, Jean de Lisse, Adam Fresne et d'autres encore ; la plupart eurent leur grâce aussi bien que les gentilshommes les plus attachés au connétable, et le sire de Marafin, qui avait été du complot de Sorbière à Pontoise. Ce dernier n'avait-il pas toujours suivi Charles de France et n'était-il pas allé chercher les Bretons à Fougère, pour les mettre dans Alençon ? On citait encore Robert de Beaufort, seigneur de Saint-Valery, attaché au duc de Nemours dans la guerre du Bien public. Le connétable leur avait dit à tous que Louis XI ne pardonnerait à aucun de ceux qui avaient servi contre lui en 1465. « Soit faute de preuves[36], soit que le roi voulût apaiser toutes ces affaires, il n'y eut de condamnations prononcées contre aucun accusé dont le nom fût connu. » Avouons plutôt que « tant de rémissions données pour des crimes de lèse-majesté[37] font bien voir que la sévérité était nécessaire pour maintenir l'autorité royale, et- que Louis XI n'a pas été aussi cruel qu'on l'a voulu faire croire. »

Ces faits devraient faire réfléchir ceux qui ont tant de fois entendu parler de la justice secrète et expéditive de Louis et de ce prévôt qu'on suppose constamment à ses côtés ; comme si Tristan l'Hermite n'avait pas aussi bien été prévôt des maréchaux sous Charles. VII que sous Louis XII Rien ne prouve, en effet, que ce justicier fût sans humanité, et s'il eût été tel qu'on le dit, tout porte à croire que Charles VII, plus faible que méchant, ne se fût pas accommodé si longtemps de ses services. « Tristan l'Hermite, chevalier, seigneur de Moulins 'et du Bouchet, conseiller et chambellan du roi, et prévôt des maréchaux de France, apporta à Reims, le 2 octobre 1435, le traité d'Arras fait entre le roi et le duc de Bourgogne[38]. » Ainsi sa faveur datait de loin.

Son fils, Pierre l'Hermite, fut panetier de Louis XI et l'un des cent gentilshommes de sa maison.

Malgré ses efforts pour gagner l'affection de ses nouveaux sujets, le duc de Bourgogne était loin d'être populaire en Lorraine. On l'y détestait. La résistance du pays et de la ville de Nancy le prouvait assez. Cette haine s'était encore accrue par les cruautés de l'invasion. Ainsi, à la prise de Briey par Campo-Basso, bien que les gens de la garnison eussent capitulé à condition d'avoir la vie sauve, ce perfide Italien les avait fait pendre, et parmi eux se trouvaient des Suisses. Le bruit de ces exécutions déloyales s'était répandu au loin, augmentant encore la terreur qu'inspirait le duc. Nul n'osait laisser apercevoir ce qu'il pensait de lui. Parti de Nancy à la tête de son armée le 11 janvier 1471, il vint à Toul, où Antoine de Châteauneuf était évêque ; on fit à son entrée de grandes illuminations. « Son nom seul faisait trembler tout le monde. » H alliait la cruauté avec de grands dehors de dévotion. Là, avant de partir, il entendit une messe solennelle dans la cathédrale de Saint-Étienne, baisa dévotement, ainsi que les seigneurs de sa suite, les reliques mises sur l'autel, et se recommandant aux prières des chanoines, il leur donna une offrande de vingt florins. Il resta à Neufchâteau jusqu'au 17 janvier 1476 et prit sa route vers Jonvelle.

Peut-être pourrait-on croire que le roi fût satisfait de voir son obstiné rival courir à sa perte et que volontiers il l'y eût poussé ? Bien loin de là : « Le roi de France[39] faisait tous ses efforts pour le dissuader de cette guerre.... C'était en toute sincérité qu'il faisait prier le duc de laisser en repos ces pauvres gens de Suisse, et de s'occuper plutôt de terminer tous leurs différends par une bonne et définitive paix. » Selon le même historien, le roi parlait aux envoyés de Bourgogne du danger de cette guerre ; il leur disait que les Suisses étaient les plus rudes jouteurs de la chrétienté : n'avaient-ils pas bravé durant deux cents ans toute la puissance de la maison d'Autriche ? Lui-même il avait bien vu à Saint-Jacques ce qu'ils valaient. « Le roi, voyant qu'il ne pouvait rien sur la résolution du duc de Bourgogne, cherchait tous les autres moyens de détourner la guerre. Il conseillait aux Suisses d'apaiser le duc et de traiter avec lui. Il leur offrait sa médiation[40]. » Que pouvait-il faire de plus ?

Les Suisses, en effet, à la suite d'une assemblée à Zurich, avaient offert au duc de remettre à des arbitres la décision de leurs affaires. Suivant une chronique bourguignonne[41], « c'est par le conseil de Louis XI que les Suisses envoyèrent des députés au duc pour lui offrir de rendre tout ce qu'ils avaient pris à la maison de Savoie ou dans la Franche-Comté, de réparer les torts qu'ils avaient faits, enfin d'acheter la paix le prix qu'il voudrait. » Ils représentaient en même temps leur pauvreté, « qui était telle, disaient-ils, que les mors de ses chevaux avaient plus d'or qu'on en pourrait trouver dans leurs montagnes. » Mais le duc reçut assez mal leurs députés ; il se répandit en reproches amers, de sorte que les explications ne firent qu'envenimer les choses. Les avis de Rodolphe de Bade, son ami, ne furent pas mieux écoutés, et bien que celui-ci eût un fils dans l'armée de Bourgogne, il se déclara pour les Bernois et s'en alla habiter leur ville après avoir mis de bonnes garnisons dans ses châteaux. Mais le duc semblait sourd à tout avertissement, tant l'orgueil lui avait endurci le cœur ! Il lui fallut pourtant entendre les remontrances des états de Flandre sur les sacrifices qu'exigeait cette lointaine expédition. Aussi en fut-il fort blessé, et sa réponse haute et insolente était peu faite pour lui ramener leur bon vouloir.

Ne se figurait-il pas déjà la Suisse conquise ? Il y joindrait la Savoie et la Provence, peut-être l'Italie ? Tels étaient ses rêves. D'ailleurs n'avait-il pas à venger l'affront d'Héricourt et son fidèle allié le comte de Romont ? C'était ce seigneur, en effet, qui le plus poussait à cette guerre ; voici à quel sujet. Un marchand suisse, qui conduisait une charretée de pelleteries, ayant été insulté sur les terres du comte de Romont, n'avait pu obtenir justice. Il y avait eu guerre contre le comte, et celui-ci avait demandé du secours au duc Charles ; sans pour cela ménager davantage ses voisins. Le comte de Romont, prince de Savoie, dont les terres étaient proches de Berne, s'avisa de mettre en garnison dans ses places des Italiens, connus alors comme pillards, et il interdit ses marchés aux Bernois. On le détestait presque à l'égal du duc ; or c'est lui que Charles venait de nommer gouverneur de Bourgogne à la place du comte de Roussi. Dès le 14 octobre, les gens de Berne avaient envoyé leur défi an comte de Romont, sûrs qu'ils étaient d'être appuyés des autres cantons. Ainsi la guerre s'était allumée. Par vengeance les Suisses avaient commis beaucoup de désordres et de cruautés : après avoir pris Lausanne ? ils marchèrent le long du lac sur Genève, qui pour se racheter dut payer vingt-six mille florins : si bien qu'en moins d'un mois le comte de Romont s'était vu dépouillé de tous ses États. Enfin le sire Château-Guyon de la maison d'Orange, autre étourdi de l'intimité du duc, était très-mécontent de voir ses terres, voisines de celles du comte de Romont, fort maltraitées, et poussait aussi à la lutte.

Le duc avait donc à venger sa querelle et celle de ses deux amis. Que pouvait-il craindre ? Dès le 27 novembre il avait fait un traité d'alliance 'avec l'empereur touchant l'Alsace. Il n'était point venu à Auxerre à l'entrevue projetée avec le roi, il est vrai ; cependant une lettre de Louis XI du 18 décembre lui donnait l'assurance qu'il n'y aurait pour la Lorraine nulle rupture de trêve. D'ailleurs, par leur initiative, les Suisses s'étaient mis en dehors de la trêve faite entre le roi et le duc, et même hors des conditions où Louis XI leur eût dû assistance d'après leur traité avec lui. Le sire de Romont aussi bien que l'évêque de Genève, son frère, lui garantissaient le succès, et la duchesse régente de Savoie, Yolande de France elle-même, dans l'espoir de marier son fils Philibert à l'héritière de Bourgogne, était du parti bourguignon. Elle avait même procuré au duc l'alliance de Galéas Sforza, duc de Milan, son beau-frère, et il existait un traité du 30 janvier. C'est ainsi que les Bourguignons se recrutèrent d'Italiens, qui, arrivant par le Saint-Bernard ou le mont Cenis, dévastaient tout sur leur route et faisaient détester le nom de Bourgogne.

Le duc était donc parti, plein d'une extrême confiance en son avenir. Son armée était belle ; il ne lui manquait que l'expérience de la guerre et le souvenir de ses succès. Le 22 janvier elfe arrive à Besançon, non sans avoir beaucoup pillé et surtout enlevé à Auxonne les fonds destinés à subvenir aux frais d'une croisade projetée. Le duc entrait en campagne à la tête de trente mille hommes, auxquels se joignaient, selon Müller et d'autres historiens allemands, six mille hommes d'Italie, quatre mille de Savoie, un grand train d'artillerie et quantité de somptueux bagages. C'était enfin la plus belle armée qu'on eût jamais vue. L'histoire nous la peint étincelante d'or et d'argent, de riches étoffes de soie, de broderies et de pierres précieuses, sans compter une longue suite d'hommes de service et de femmes, obstacle insurmontable pour une si rude campagne. Aux chefs déjà connus ajoutons Frédéric, duc de Tarente, le duc de Clèves et le margrave Philippe de Bade.

Le comte de Romont conduit l'avant-garde. Il s'empare d'abord, le 12 février, de Jougne et d'Orbe, petits forts que les Suisses dédaignent de défendre ; en pleine nuit, il surprend Yverdun où il s'était ménagé des intelligences. Les Suisses, en petit nombre, se retirent dans le château ; bientôt eux aussi, à la faveur d'une surprise, sortent la torche à la main, mettent le feu partout où ils passent, et vont avec leur artillerie s'enfermer dans la forteresse de Granson, située sur le bord du lac de Neufchâtel. Cette ville appartenait au sire de Château-Guyon et était aussi secrètement favorable au parti du comte de Romont. Les Bourguignons ayant réussi à s'emparer du chef de la garnison, le conduisent au pied des murs et menacent de le tuer si les assiégés ne se rendent sur-le-champ. « Brandolphe de Stein est un brave, répondirent-ils, il mourra content en nous voyant faire notre devoir. »

L'armée de Bourgogne, partie de Besançon le 6 février, vient camper le 19 devant Granson. A peine arrivée, elle tente un assaut contre la forteresse. Le duc y perd deux cents des siens. Un nouvel assaut est livré cinq jours après ; même défense, et de plus les cinq cents hommes de garnison repoussent l'attaque par une vigoureuse sortie. Plusieurs jours encore on résista ; mais à la fin les vivres manquent, le feu de l'artillerie ennemie fait crouler les murs ; la poudrière saute ; le commandant, Georges de Stein, tombe malade ; on est ainsi réduit aux dernières extrémités. Cependant on ne perd pas tout espoir. Deux de ces intrépides défenseurs se dérobent par des sentiers inconnus des ennemis et courent à toutes jambes annoncer à Berne leur détresse.

Là on était en éveil : on veut combattre, mais avec toutes forces réunies. Henri Dettlinger, à la tête d'un convoi de bateaux, est chargé de porter des provisions aux assiégés. Mais comment y parvenir, la ville étant aussi investie du côté du lac ? Cette tentative échoue. Le duc renouvelle ses sommations et ses menaces. On lui répond noblement. Pour lors un traître, nommé Ramschwag, pénètre dans la ville. C'est un gentilhomme allemand ; il dit venir de la part du margrave Philippe de Bade et avec la permission du duc Charles. A l'entendre tout est en ruine autour d'eux ; Berne et Fribourg ont capitulé ; il invoque la confiance qu'ils doivent à Philippe de Bade et jure sur son âme et sur son corps de la vérité de ses paroles. La garnison n'avait plus à sa tête Georges de Stein. Jean Weiler, qui commandait à sa place, inclinait déjà à se rendre. Les chefs se concertent : ils ajoutent foi aux paroles de leur ancien ami, et se décident à aller sans armes vers le duc à la suite de Ramschwag. Mais ils étaient dupes d'une abominable perfidie. On les insulte, on les lie les uns aux autres : le lendemain le duc, poussé, dit-on, à la cruauté par les sires de Romont et de Château-Guyon, en fait pendre sans pitié quatre cents aux arbres voisins, et le reste est noyé dans le lac. Ainsi ils périrent tous.

Le duc paya cher cette lâcheté. En vain il fit fortifier son camp d'une manière formidable ; en vain le prince de >Tarente et le comte de Campo-Basso, à la tête des Italiens, envahirent les bords du lac et Lausanne ; il eut à compter avec d'autres ennemis. Les Bernois, de leur côté, avaient écrit à tous leurs confédérés, et partout en Allemagne, avec l'insistance d'un peuple en détresse. Les seigneurs et les villes des bords du Rhin répondirent avec empressement à cet appel. L'armée de l'avoyer de Berne, Nicolas de Scharnachtal, était à Morat. Lors du siège de Granson elle ne comptait encore que huit mille hommes ; mais elle se grossissait incessamment des alliés du voisinage. De Morat l'avoyer conduisit son armée à Neufchâtel : il y fut rejoint par les contingents de Zurich, des bailliages libres d'Argovie, de Bade, de Strasbourg, de Lucerne et de Bêle, de Colmar de Schelestadt. Le jour même de la barbare exécution des victimes de Granson, il recevait des vieilles ligues allemandes Uri, Schwitz, Underwald et autres, quatre mille hommes commandés par Raoul Reding. Vinrent aussi les guerriers de Schaffouse, de Saint-Gall, d'Appenzel, et ceux de l'archiduc Sigismond ; en sorte que cette armée était de vingt mille combattants lorsque, le lei mars, elle marcha en avant.

 

 

 



[1] Pâques, le 26 mars.

[2] Legrand.

[3] Jean de Troyes.

[4] Comines, t. IV, ch. III.

[5] Mss. fonds de Béthune, n° 8537, p. 64.

[6] Comines, t. IV, ch. II.

[7] Comines, t. II, p. 141 ; et t. V, ch. XIX.

[8] Ms. de la Bibliothèque nationale de D. Garnier.

[9] Legrand, t. XVIII, p. 51.

[10] T. IV, ch. VI.

[11] Legrand.

[12] Comines.

[13] Legrand.

[14] Jean de Troyes.

[15] Comines, t. IV, ch. XI.

[16] Comines, t. IV, ch. XI.

[17] Legrand.

[18] Jean de Troyes.

[19] Comines, t. IV, ch. XII.

[20] Jean de Troyes.

[21] Isambert.

[22] Isambert.

[23] Michelet.

[24] Jean de Troyes.

[25] Pierre Mathieu.

[26] Legrand.

[27] Isambert.

[28] Jean de Troyes

[29] De Barante.

[30] De Barante.

[31] De Barante.

[32] De Barante.

[33] Brantôme.

[34] André Duchesne.

[35] Père Anselme.

[36] De Barante.

[37] Legrand.

[38] De Barante.

[39] De Barante.

[40] De Barante.

[41] Meyer.