Mariage des filles du
roi. — Le connétable s'empare de Saint-Quentin. — Il se réconcilie avec le
roi. — Les réalistes et les nominaux. — Trêves de Bourgogne prolongées. —
Ambassades et revues. — Difficultés graves du Roussillon. — Le duc de
Bretagne pris pour arbitre. — Reprise du Roussillon et siège de Perpignan. —
Sédition de Bourges réprimée. — Arrêt contre le duc d'Alençon. — Saisie de
l'Anjou. — Alliance de Charles de Bourgogne et d'Edouard 1V. — Hagenbach et
siège de Neuss. — Traité de Louis XI avec les Suisses. — Bataille
d'Héricourt. — Développement de la marine. — L'imprimerie en France. —
Administration du roi.
Le roi
se trouvait ainsi dégagé d'une affaire fort épineuse en réalité et qui lui
tenait fort à cœur. ll était pour lors en paix avec ses redoutables vassaux.
Sera-ce pour longtemps ? Il cherche à fortifier ses alliances, à se faire des
appuis. Ainsi il marie sa fille Anne de France, celle même qui avait dû
épouser le duc Nicolas de Lorraine, au cadet de la maison de Bourbon : tout
portait à penser qu'il en serait un jour l'aîné ; mais, avec sa prévoyance
accoutumée, pressentant qu'il pourrait mourir avant la majorité de son fils,
il convenait à Louis XI de laisser la régence à un prince pour toujours
éloigné de la couronne, puisqu'avant sa maison existaient alors celles
d'Orléans, d'Angoulême, d'Anjou, de Bourgogne et d'Alençon. Il en serait plus
attentif à là surveillance du dauphin et plus désintéressé pour le soin des
affaires. Le contrat de mariage de Pierre de Bourbon, seigneur de Beaujeu,
fut signé par le roi le 13 novembre 1413. Les stipulations sont toujours le-
retour des biens à la couronne au cas où il n'y aurait pas d'enfants issus de
ce mariage. Le roi donne cent mille écus de dot à sa fille, qu'il aime
tendrement : il est convenu que si l'aîné, Jean, duc de Bourbon, meurt sans
postérité, tous ses biens passeront à Pierre de Beaujeu, son frère ; et cela
sans porter préjudice au douaire et autres intérêts de Jeanne, duchesse de
Bourbon. Le
contrat de Jeanne de France avec Louis d'Orléans avait été signé une
quinzaine de jours avant celui d'Anne de France, le 28 octobre, à Jargeau,
puis ratifié le lendemain par Marie de Clèves, veuve de Charles, duc
d'Orléans et mère de Louis. « Mais ce mariage ne fut consommé qu'en 1476,
parce que Louis n'était que dans sa quinzième année et Jeanne dans sa
treizième. Le roi l'avait eue lors de son avènement. Elle était à peine née
que Charles d'Orléans la demanda pour son fils, et elle lui fut accordée. » Il
est évident qu'en ces alliances on ne considérait que les intérêts et les
convenances politiques. Rien n'annonçait alors que Louis d'Orléans dût être
un jour si près du trône et y arriver ; mais il était un des premiers princes
du sang. Il fut dit que le roi donnerait en mariage cent mille écus d'or,
payables en trois termes égaux : le premier, le jour de la célébration des
noces, et les deux autres, les deux années suivantes. Comment
a-t-on pu dire et faire croire que Louis XI eût donné sa fille Jeanne à Louis
d'Orléans parce qu'elle était contrefaite et qu'il pensait qu'elle n'aurait
pas d'enfants ? Sait-on jamais ce que sera un enfant quand il naît ? C'est
Cependant ainsi, sur des conjectures souvent haineuses, que l'histoire est
écrite. Jeanne de France fut une pieuse princesse, même une sainte. Elle
s'est rendue illustre par la bonté de son cœur, par sa patience à supporter
les dédains et la noire ingratitude de son époux et surtout la rupture de son
mariage en 1498. Les
causes de cette conduite de Louis d'Orléans sont manifestes : l'histoire ne
les peut passer sous silence et elles importent pour la parfaite appréciation
de bien des faits. Nous laisserons parler celui[1] qui le mieux connut et
rassembla les pièces de ce temps : « Ce
prince avait aimé la reine Anne de Bretagne, veuve de Charles VIII, dès sa
première jeunesse : M'aimait encore et désirait l'épouser. Son mariage près
de vingt-cinq ans auparavant, consommé et revêtu de toutes les formes avec
Jeanne de France, était un obstacle. Pour rompre ce mariage il n'eut point de
honte d'entasser faussetés sur faussetés. Il allégua que Louis XI lui avait
fait violence ; qu'il n'avait jamais consommé le mariage La prison qu'il
souffrit pour sa révolte et pour avoir été pris les armes à la main en
combattant contre son roi, il l'attribuait à la répugnance et à l'aversion
qu'il avait pour son épouse. Il joignit l'ingratitude et le parjure au
mensonge, crimes qui auraient jeté mille scrupules en toute âme religieuse,
si même ils ne rendaient le second mariage nul. » Ces
intérêts de passion expliquent les plus odieuses trames du duc d'Orléans
pendant la minorité de Charles VIII, les troubles qu'il suscita et les
calomnies qui, depuis lors, n'ont cessé d'être répandues sur tous les actes
de la vie de Louis XI. « Il serait à souhaiter pour la mémoire de Louis XII,
dit encore le même auteur, que ce mariage n'eût jamais été fait, ou qu'il
n'eût pas été cassé. Quiconque saura la vérité et croira qu'il y a une
providence, ne sera pas surpris que Dieu n'ait pas béni les autres mariages
de ce prince. » Citons
encore le témoignage de Brantôme, d'ailleurs si peu favorable à Louis XI :
« Jeanne de France fut si bonne, qu'après sa mort on la tenait pour
sainte... Louis XII a protesté ne l'avoir épousée que par force et craignant
l'indignation, de Louis XI, qui était un maître homme... C'est à douter,
ajoute-t-il, s'il ne la toucha point durant Louis XI et Charles VIII. Après
la mort du père et du frère il nia tout Quelle bonté fut la sienne ! Pour la
liberté de son époux elle importuna tous les jours Charles VIII, son frère,
et Pierre de Bourbon... Louis XII fut blâmé de méconnaissance lorsqu'il la
répudia. » Jeanne de France, après avoir édifié le monde par sa vertu et ses
exemples, mourut paisiblement au milieu des religieuses du couvent de
l'Annonciade, qu'elle avait fondé. Louis
XI avait donc suivi en ces deux mariages toutes les règles de la prudence à
l'égard de sa famille et de l'État. Comme pour porter bonheur, aux deux
unions qu'on célébrait alors, on procéda le 27 octobre à la révision et
annulation du procès de condamnation de Jeanne d'Arc : grande et juste
réparation qui fut suivie de l'éloge de cette héroïque victime. Mais plus
difficile était la conclusion d'une bonne paix entre la France et la
Bourgogne. Les conférences qui devaient s'ouvrir à Clermont en Beauvaisis
eurent lieu en juillet à Senlis et à Compiègne. Les officiers du roi reçurent
l'ordre de donner aux envoyés du duc de Bourgogne toute facilité pour s'y
rendre ; les députés français étaient : le chancelier Do-niole ; Georges de
la Trémoille, sire de Craon ; Jean le Boulanger, premier président du
parlement ; Guillaume Cerisay, greffier de cette cour, et Nicolas Bataille,
avocat ; mais, comme président de cette commission, le roi désigna le comte
de Dammartin. Après la verte réplique que celui-ci avait adressée au duc le
choix était significatif. Jusqu'à la mi-août on ne put convenir de rien. Le
duc d'ailleurs demandait Amiens et Saint-Quentin : le roi ne voulait pas
livrer ainsi les clefs de la Picardie. Louis XI désirait sincèrement la paix
: Charles de Bourgogne ne faisait paix ou trêve que pour recommencer la
guerre ou la porter sur un point différent. Il s'adressa même à la seigneurie
de Venise pour engager à sa solde Barthelemy Coglione, alors capitaine
illustre des Vénitiens : cette négociation échoua ; et ses envoyés, sires
Francisque de Montjeu et Guillaume de Rochefort, durent se contenter
d'enrôler Jacques Galiot et Nicolas Campo-Basso, deux chefs de compagnies
habitués à Fendre leurs services. Sur ces
entrefaites, un nouvel incident vint compliquer la situation. Le connétable
de Saint-Pol, lieutenant du roi en Picardie, avait reçu de grands pouvoirs,
entre autres celui de disposer des biens de ceux qu'on appelait « rebelles
tenant le parti du duc ». Ainsi en usa-t-il, le 6 novembre 1473, en faveur
des sires de l'Ile-Adam et de Flavy, au risque de se créer de nouveaux
ennemis. Tout à coup, on apprit qu'il venait de s'emparer de Saint-Quentin,
d'en chasser les gens du roi, et qu'il semblait se rapprocher du duc de
Bourgogne. Louis XI sentit toute la gravité du fait : pour y pourvoir il
nomme aussitôt, par lettres patentes du 14 décembre, le comte de Dammartin
lieutenant général ès villes de Senlis, Creil, Compiègne, Noyon, Soissons,
Laon, et ès marches des environs. Prenant encore des ménagements, il dit que
c'est pour entretenir et continuer le commerce entre ses sujets et ceux du
duc de Bourgogne qu'il veut avoir en Picardie un homme sûr et fidèle, à
l'effet de donner les congés nécessaires et de remplir toutes les
attributions que son titre comporte. Ce choix parlait assez, car le comte de
Chabannes n'était nullement l'ami du sire Louis de Luxembourg. Pendant
ce temps les conférences pour la paix se tenaient toujours à Compiègne, et le
7 décembre Louis XI avait fait partir le sire de Curton, sénéchal du
Limousin, avec ordre au grand-maître et au chancelier de l'admettre aux
conférences. De son côté le connétable, effrayé sans doute de sa hardiesse,
avait jugé prudent de se faire excuser auprès du roi. Le 91 décembre, par le
prélat Louis d'Amboise, Louis XI informe ses délégués de ce qu'il a appris
des gens du comte de Saint-Pol. Il leur dit « que le sire de Genlis lui
parait bien disposé ; qu'il lui a promis de gagner Mouy et ses hommes d'armes
: il exhorte ses ambassadeurs à entretenir le sire de Genlis dans ces mêmes
sentiments. Le point capital est d'avoir Saint-Quentin. Si le connétable le
veut rendre, il lui pardonnera. II faut cependant que l'on continue à presser
le duc de se prononcer, à lui laisser entrevoir la possibilité de traiter
avec le roi, afin qu'il n'entre pas en accommodement avec le connétable.
Peut-être pourrait-on se joindra par paix ou trêve aux dépens de celui-ci ;
mais, mieux encore, il faut tâcher d'être bien avec le duc et avec le comte.
» Telle, en effet, a toujours été sa maxime quand il a eu deux ennemis à la
fois. S'il faut qu'il s'approche pour faire réussir cette négociation, il se
rendra à Compiègne ; et sitôt ces instructions vues par le sire de Curton,
elles doivent être jetées au feu. Alors
les conférences se tinrent à Bouvines, près Namur : là les députés de France
et de Bourgogne conclurent un traité qui sacrifiait le comte Saint-Pol,
lequel était grandement haï de tous. Mais Louis XI, mieux conseillé, manda au
sire de Curton et à Jean Hébert, depuis évêque d'Évreux, qui travaillaient à
cet accord avec le chancelier de Bourgogne, maître Hugonet et le sire
d'Himbercourt, « de ne point presser l'affaire du connétable ». Rien ne
fut donc conclu, et peu après, le 20 janvier, il y eut près Noyon un
appointement et même une entrevue entre le roi et Saint-Pol ; Louis XI lui
laissa Saint-Quentin, et pour le dédommager de ce qu'il perdait, il lui
rendit Meaux et d'autres places. Il y eut à cette occasion rapprochement
entre le comte de Saint-Pol et Dammartin, qui n'avaient rien à se demander
l'un à l'autre. Le connétable promit et jura « de servir le roi delà en
allant à l'encontre de tous, sans nul excepter ». Mais il ne devait pas
plus tenir ce serment que les autres : il ne visait qu'à se faire craindre du
roi et du duc. Alors Louis s'en retourna à Senlis, Ermenonville,
Pont-Sainte-Maxence et autres lieux : de là il allait souvent à l'abbaye de
la Victoire faire ses prières, et il crut honorer la Sainte-Vierge en donnant
au prieuré de ce lieu une somme de 40.000 écus d'or. Pendant
ces pourparlers de paix ou de trêve vinrent au roi des ambassadeurs de la
part de l'empereur Frédéric III[2] et de plusieurs princes
allemands, pour le prier de ne point accorder de prorogations : ils
promettaient au roi de mettre le duc à sa merci, et ne demandaient qu'à
partager avec lui les résultats de la guerre. Le roi avait trop de sagesse
pour écouter de semblables propositions : il leur répondit néanmoins de
bonnes paroles, les fit accompagner par Jean Tiercelin, seigneur de Brosses,
son chambellan et gouverneur du duc d'Orléans, et ne traita avec les princes
allemands qu'au mois de décembre 1474. Quant au duc, il semblait toujours
chercher de nouvelles aventures. Renforcé de ses troupes d'Italie, il fait la
guerre en Alsace. Il se saisit du fils du comte de Wurtemberg, et s'empare de
la ville de Montbéliard. Les Suisses, alarmés, ayant menacé d'envahir la
Franche-Comté, Charles les apaise ; puis il revient à Dijon. Bientôt la
guerre s'allume dans le Nivernais, sous prétexte que quelques seigneurs
mécontents sont disposés à prendre son parti, mais en réalité pour se venger
de Jean, comte de Nevers, qui s'était fait relever par le parlement de la
cession de ses terres et seigneuries au duc de Bourgogne, cession que ce
dernier lui avait imposée par la force à Péronne. Châtillon-en-Bazois et
Châtenay sont pris : par bonheur le roi veillait et avait des troupes dans le
Bourbonnais le long de la Loire. Châtillon est repris ; Louis XI, offensé, ne
manque pas d'écrire une lettre très-vive à ses ambassadeurs avec ordre de
faire connaître ces infractions aux conservateurs de la trêve alors à Roye, à
Péronne et ailleurs, pour qu'ils aient à obtenir réparation des dommages
faits en Nivernais. Il ne souffrira pas que, sous couleur de la trêve, on
fasse de telles entreprises et qu'on moleste ainsi ses fidèles serviteurs. Le
duc, d'ailleurs, marche toujours entouré de sa grandeur accoutumée ; partout
où il s'arrête il reçoit avec pompe et munificence diverses ambassades ;
surtout, et contre son habitude, il se met en frais de générosité envers ses
deux officiers italiens, et leur fait un présent de diamants. Le roi
ne mettait pas tant d'appareil en ses voyages. A Ermenonville il s'en alla
loger chez Pierre l'Orfèvre, officier de finances ; et il y séjourna près
d'un mois. Il avait ainsi pris l'habitude d'accepter l'hospitalité de ses
officiers, de se rendre à leurs fêtes quand il y était convié, et aussi de
les faire asseoir à sa table. Aucun de ses prédécesseurs n'avait eu cet usage
si bien d'accord avec son but, d'élever le peuple à la bourgeoisie,
l'autorité au-dessus de tous, et de mettre partout l'ordre et l'unité sous
l'œil du roi. Ainsi le voit-on, au mois de juillet suivant, dîner chez maître
de Ladriesche, président des comptes, un des hommes les plus distingués de ce
temps. Toutes
ces luttes diplomatiques et ces rivalités d'influences ne s'agitaient qu'en
une certaine classe de la société : elles n'empêchaient pas les esprits
sérieux et méditatifs de se passionner pour des disputes abstraites et
inaccessibles aux vulgaires intelligences. Alors le monde lettré se
partageait en réalistes et en nominaux. Cette querelle philosophique avait
pris un caractère religieux. Dans la philosophie d'Aristote les
classifications et distinctions en genres et en espèces occupent, comme on
sait, une large place, et deviennent d'utiles auxiliaires du raisonnement.
Mais on en a fait abus. A force de grouper les objets d'après leur
ressemblance respective, ou du moins d'après une de leurs qualités communes,
on a fini par ne plus s'entendre. Entre
les êtres d'une même espèce, comme entre les espèces d'un même genre, il y a
toujours nécessairement une propriété qui en est comme le lien essentiel. Ces
propriétés ou qualités communes qui réunissent les êtres en plusieurs groupes
pour en former des espèces, ou les espèces pour en constituer des genres,
sont-elles des êtres réels et à part dans la nature, indépendamment de
l'esprit qui les conçoit, ou ne sont-elles que de purs modes de l'existence,
de simples aspects des choses ? On a
longtemps discuté sur ce point. Les uns ont dit : ce sont des êtres réels ;
et on les a appelés réaux ou réalistes ; les autres y ont trouvé de simples
points de vue de l'intelligence auxquels on a donné des noms ; et on les a
appelés nominaux. Le
sacré est bientôt venu s'unir au profane ; il en est résulté une question
religieuse, et le zèle pour la foi s'en est mêlé. On a fini par penser que la
croyance en la très-sainte-Trinité était intéressée au triomphe des
réalistes. C'est ainsi que les conciles et les papes sont intervenus dans ces
débats, où le dogme n'aurait jamais été en cause, si on avait bien voulu voir
qu'il s'agissait là de pures abstractions, c'est-à-dire de qualités
inhérentes aux êtres, mais considérées séparément. Cette doctrine si
naturelle fut Celle de Guillaume de Champeaux, d'Abeilard, d'Ockam, de
Grégoire de Rimini et d'autres, celle des hommes les plus éminents de
l'université de Paris, et particulièrement de l'illustre chancelier Gerson et
du docte cardinal Pierre d'Ailly, son ami. A cause
de la guerre il y avait eu, pendant un demi-siècle, apaisement de cette
discussion ; vers 1470 elle se ranima. L'Église s'étant prononcée, on conçoit
que Louis XI, pour être agréable au saint-père, excité aussi par Jean
Boucard, évêque d'Avranches, son confesseur, C par le docteur grec Vasselus
Gansfortius qu'il avait appelé à Paris, d'ailleurs fort désireux de mettre un
terme à ces querelles de l'école qui passionnaient les étudiants, ait rendu
son ordonnance contre les nominaux, avec la persuasion qu'il servait ainsi
l'Église. Il
ordonne donc, de Senlis, ter mars 1473, « que dans l’université on
enseigne la doctrine d'Aristote, et de son commentateur ‘Averroès ; celle
d'Albert le Grand, de saint Thomas-d'Aquin, d'Egidius de Rome, de Scot, de
Bonaventure et des autres docteurs réalistes. » Il caractérise sévèrement les
doctrines des nominaux ; il veut qu'elles ne soient nulle part ni
publiquement ni secrètement enseignées ; que le serment en soit fait au
recteur par tous ceux qui professent, et que le président du parlement tienne
la main à ce que les livres où les dites théories pourraient être contenues
soient avec soin examinés et au besoin saisis. Il y eut alors une sorte de
persécution ; mais, sept ans après, cet édit fut modifié ou rapporté. e Les
anathèmes cessèrent ; les livres des nominaux furent rendus, et le roi permit
d'étudier ce qu'on voudrait. L'université reçut avec joie et reconnaissance
cette nouvelle décision de Louis XI[3]. » Les
actes administratifs de cette année 1473 donnent, comme toujours, des preuves
de la munificence du roi. En mai et juin paraissent de nombreuses lettres
d'anoblissement, de naturalité et de légitimation ; on remarque parmi ses
diverses générosités un amortissement en faveur de l'Hôtel-Dieu de Paris.
Plusieurs lettres patentes portent accroissement seulement temporaire (Cléry, 16
octobre) du droit
de sel, pour supplément aux honoraires des officiers du parlement ; un
règlement pour la vacance et l'administration des bénéfices de l'évêque
d'Alby ; un affranchissement de tailles pour la ville de Laon ; une
confirmation de privilèges pour la chapelle de Vincennes ; un édit pour le
cours des monnaies de France et de Dauphiné et en tout le royaume, et une
interdiction contre les monnaies étrangères ; des concessions de foires et
des privilèges à celles de Provins. Cette année semble être celle où Louis XI
a été le plus prodigue de faveurs envers ses serviteurs. Il nomme (6 mars)
Louis d'Amboise, évêque d'Alby, à la présidence des états de Languedoc et
aussi lieutenant général du duc de Bourbon en cette province et lieux
voisins. On connaît surtout ses dons si nombreux à Jean de Daillon, seigneur
du Lude : outre les rémunérations et pensions déjà mentionnées, il lui
confère une autorité militaire sur le Languedoc et le Roussillon. Le roi
venait encore de découvrir une conspiration plus certaine et de courir un
danger plus grand que ceux auxquels il avait échappé à Alençon. Ayant désiré
d'attirer à son service le marchand Ithier, jadis maître de la chambre aux
deniers de son frère, le duc de Guienne, et alors au service du duc de
Bourgogne, il lui avait offert l'abolition pour tout le passé, un office de
maître des comptes, et une pension de mille livres. Ithier parut d'abord tout
repousser ; puis, feignant de s'adoucir, il envoie à Amboise auprès du roi,
comme pour écouter ses propositions, un de ses familiers, nommé Jean Hardi.
Le prétexte des divers voyages de celui-ci semblait être de stipuler dans
l'intérêt de son maître ; mais sa vraie mission était de faire empoisonner le
roi. « Bien fol, dit Jean de Troyes, non ayant Dieu devant les yeux, et ne
songeant point que, s'il eût réussi, le noble royaume de France était perdu.
» Hardi
s'ouvre de son dessein à un officier de bouche du roi sur lequel il croyait
pouvoir compter. Celui-ci paraît accepter la proposition, mais déclare ne
pouvoir s'en charger sans le concours d'un nommé Colinet qui avait été avec
eux en l'hôtel de monsieur de Guienne. On prend jour pour convenir de tout :
dans cette conférence Jean Hardi leur remit le poison dont ils devaient se
servir. L'argent était encore là le mobile du crime ! Mais ceux-ci
allèrent sur-le-champ trouver le roi, lui dirent tout et lui apportèrent le
poison. Hardi fut arrêté : on le mit dans une charrette, attaché sur un siège
élevé, pour qu'il fût vu de tout le monde. Blosset, capitaine des cent
archers du dauphin, était chargé de le conduire à Paris ; il y arriva le
20 janvier et il remit son prisonnier à sire Hesselin, prévôt des marchands,
et aux échevins accompagnés du greffier, des officiers et des archers de la
cité. D'après
la volonté du roi, la ville de Paris dut, par l'organe du parlement,
instruire l'affaire, la juger et faire punir le coupable. On lui fit aussitôt
son procès. Dans l'instruction des personnages fort considérables se
trouvèrent compromis. On ne se pressa point ; Hardi avoua tout. Il resta en
prison jusqu'au 30 mars. Ce jour-là, l'arrêt du parlement lui fut signifié
par le sire de Gaucourt, gouverneur et lieutenant du roi, assisté du premier
président le Boulanger, du prévôt et des échevins. On a le texte de l'arrêt :
« Comme crimineux de lèse-majesté, il est condamné à être traîné sur la
claie, de la Conciergerie à la porte du palais, de là, emmené en un tombereau
devant l'hôtel de ville, pour y être écartelé sur un échafaud dressé à cet
effet. » On dut ensuite mettre sa tête au bout d'une lance, envoyer ses
membres en quatre villes frontières, pour y être exposés, brûler son corps,
et raser sa maison. Toute la peine fut exécutée le même jour. Un notable
docteur en théologie, nommé Jean Hüe, lui avait été donné pour l'assister. L'arrêt
ne dit mot du duc de Bourgogne ; cependant le bruit public et plusieurs
historiens ne l'ont pas épargné en cette occasion. On a même avancé qu'il
avait promis 50.000 florins à qui empoisonnerait le roi. Un fait constant,
c'est que « Jean Hardi avait offert jusqu'à 20.000 écus à Colinet de la
Chesnaie, officier de bouche auprès du roi. » La fidélité de Colinet fut
dignement récompensée : de cuisinier qu'il était, Louis le fit son maître
d'hôtel ; il lui donna en outre la seigneurie de Castéra et d'autres biens
dans la sénéchaussée de Toulouse, pour lui et ses successeurs. Ce don fut
même plus tard maintenu par François Ier contre certaines prétentions. Malgré
tous ses sujets de plaintes à l'égard du duc de Bourgogne et les
sollicitations des princes d'Allemagne qui commençaient à leur tour à
s'effrayer de l'ambition insatiable de leur tracassier voisin, les
conférences se continuaient. Comme il était impossible de s'entendre pour une
paix définitive, il fallut donc simplement prolonger la trêve jusqu'au ter
avril, ce qu'approuvèrent le roi à Senlis, le ter mars, et le duc à Vesoul le
20 ; ensuite on prorogea jusqu'au 15 juin 1474 et encore à ce terme jusqu'au
ter mai 1475. Cette situation, qui n'était ni la paix ni la guerre, convenait
à merveille au duc Charles, qui espérait en avoir bientôt fini de ses
querelles allemandes et revenir promptement à la charge contre le roi.
D'ailleurs cet état transitoire le dispensait de tout hommage. Furent
compris dans la trêve de la part de Louis XI, le roi des Romains, les rois de
Castille et Léon, d'Écosse, de Danemark, de Sicile, d'Aragon, de Hongrie, les
ducs de Savoie, de Milan, de Lorraine, l'évêque de Metz, la seigneurie et
communauté de Florence, la seigneurie et communauté de Berne, leurs alliés de
la ligue de la haute Allemagne, et ceux du pays de Liège qui se sont déclarés
pour lui. De la part du duc de Bourgogne on nomme le roi des Romains, les
rois d'Angleterre, de Portugal, de Sicile, d'Aragon, le prince Ferdinand de
Castille, les rois de Danemark, de Hongrie, de Pologne, le duc de Lorraine,
la duchesse de Savoie, le duc d'Autriche, la seigneurie de Venise, le comte
Palatin du Rhin, les ducs de Clèves, de Juliers, les archevêques de Mayence,
de Trèves, de Cologne, les évêques de Liège, d'Utrecht et de Maëstricht. On
déclare toutefois expressément que de part et d'autre sont compris les alliés
existant au moment de la conclusion de la trêve et que ceux qui voudront
adhérer à la prorogation devront en donner avis dans les trois mois à partir
du jour de ladite prorogation. Cette
restriction regardait indirectement les difficultés pendantes entre les
souverains de France et d'Aragon. Alors Louis XI n'avait plus dans le
Roussillon que le château de Perpignan, Laroque, Bellegarde et Collioure.
Jean II, maître de tout le reste, espérait toujours profiter d'un moment où
la France, fatiguée de tant de résistance, finirait par lâcher prise, sans
recevoir la somme convenue. Le duc de Bretagne et lui étaient pour lors fort
unis. Aussi, d'accord avec son allié, Jean H fit-il partir de Barcelone vers
Louis XI, le 4 février 1473, les deux ambassadeurs Cardone, comte de Prades,
et Castellan d'Emposte, accompagnés d'une suite nombreuse et brillante. Avec
eux firent voyage l'évêque de Lombez, le sénéchal de Dauphiné et Jean
Tiercelin. Leur mission apparente était de traiter du mariage du dauphin et
d'Isabelle, fille alliée de Ferdinand d'Aragon, à peine alors âgée de quatre
ans ; mais aucun des deux rois ne songeait sérieusement à cette union : on ne
pensait, de part et d'autre, qu'à conserver les provinces engagées. De là
l'acharnement qu'on y mettait des deux côtés, en sorte qu'on disait
communément que « cette guerre « d'Espagne[4] était le cimetière des Français
». L'affaire
de Roussillon ne s'était donc nullement éclaircie par le fait du dernier
traité ; aussi les ambassadeurs ne venaient-ils que pour tromper la vigilance
du roi. A leur arrivée à Montpellier, ils demandèrent à Jean de Bourbon,
évêque du Puy et gouverneur du Languedoc, l'entrecours libre du commerce
entre la France et l'Aragon. L'évêque n'eut garde d'y accéder : il répondit
que pour une requête de cette importance le roi seul en pouvait décider. Les
seigneurs espagnols continuèrent donc leur route et arrivèrent à Paris le 30
mars. Alors le roi était sur la frontière de Picardie ; néanmoins ils furent
magnifiquement accueillis par le comte de Penthièvre, le sire de Gaucourt et
autres seigneurs. Les fêtes furent splendides, et durèrent jusqu'au jour de
Pâques fleuries. « Jamais, assure-t-on[5], il ne s'était rien vu de
pareil. » Sans parler des festins donnés à cette occasion, les ambassadeurs
reçurent tous les honneurs qu'on peut attendre d'un grand peuple. Les plus
riches dons ne manquèrent pas. C'est
le samedi 16 avril que le roi arriva à son tour à Paris : il s'y montra
accompagné de beaucoup de seigneurs. Là vint aussi une ambassade d'Allemagne,
dont le duc de Bavière était le chef, e une autre de Bretagne, présidée par
Philippe des Essarts, seigneur de Thieux, « lequel auparavant était été
contre le roi ». Louis XI lui fit bon accueil et lui remit les 10.000 écus
promis, ainsi que la charge de maître enquesteur et de général réformateur
des eaux et forêts ès marches de Brie et de Champagne, office que tenait le
sire de Châtillon. L'ambassade
de Bourgogne pour la prolongation de la trêve devait dans le même temps se
trouver également à Paris. Le roi profita donc de la présence de tant de
représentants des puissances pour passer, à la tête de ses meilleurs
capitaines et des gentilshommes de sa maison, une des plus belles revues ou
montres qu'il y eût encore eu des milices bourgeoises de la capitale. Il s'y
trouva, dit-on, cent mille hommes sous les armes, tous bien équipés, en bel
uniforme et munis d'une forte artillerie. Ce spectacle imposant semblait leur
dire : « Messieurs, qui vous souvenez de Montlhéry, n'y revenez plus. »
On y remarquait en grande tenue le comte de Dammartin, Philippe, comte de
Bresse, René, comte du Perche[6], Salazart et plusieurs autres
capitaines de renom. Après cette fête, qui eut lieu le mercredi 20 avril
1474, le roi retourna pour quelque temps en Picardie, laissant à Paris les
principaux membres de son conseil le chancelier Doriole, Tristan, évêque d'Aire,
le comte de Candale, le protonotaire Jean d'Amboise, et d'autres. Les
envoyés espagnols commencèrent par écrire aux plénipotentiaires réunis alors
à Compiègne pour se plaindre qu'on eût conclu une trêve sans prendre l'avis
du roi d'Aragon, leur maitre, qui, leur semblait-il, eût dû être consulté ;
car il ne lui suffisait point, à leur avis, d'y être compris : ensuite ils
demandèrent à être entendus devant le conseil. « Là ils se plaignent des
atermoiements qu'ils subissent ; ils protestent contre les dommages qui en
peuvent résulter. Pour ce qui est du passé, disent-ils, depuis que le roi
Jean II a engagé les deux provinces au roi, les événements ont singulièrement
annulé, ou au moins diminué cet engagement. D'ailleurs, suivant leur opinion,
les promesses du roi n'ont point été complètement remplies : il y a eu un
second traité postérieur au premier et conclu à l'occasion des différends
survenus entre les rois d'Aragon et de Castille ; d'après leur manière
d'interpréter certains articles de ce traité, les troupes françaises eussent
dû obéir au roi d'Aragon, ce qu'elles n'ont pas fait. Enfin on reproche au
roi Louis d'avoir assisté ensuite Jean de Calabre, qui était mort en effet à
Barcelone en guerroyant contre Jean II. » Telles étaient leurs doléances, où
ils avaient grand soin de ne parler d'aucun des méfaits qu'on pouvait leur
reprocher. Pour
répondre à ces griefs le conseil s'appuie avec raison sur le traité fait en
1462 avec le roi d'Aragon. « Avait-on donc oublié les services rendus
par les troupes françaises lorsqu'elles forcèrent les Catalans à lever le
siège de Girone où la reine était enfermée ? Aussi on ne peut s'empêcher de
rappeler, avec une certaine amertume, qu'au lieu de reconnaître ce que le roi
a fait pour lui, Jean II a constamment irrité, jusqu'à la révolte, les populations
des comtés engagés : qu'en présence des 'princes souverains il a tenu contre
Louis XI des propos injurieux, et que dans les derniers états assemblés à
Barcelone il a demandé des subsides pour faire la guerre à la France. Dans ce
moment même Bernard d'Olms, chef dévoué au roi d'Aragon, fortifiait Elne au
mépris du dernier traité, et cela après en avoir chassé l'évêque comme
favorable aux intérêts français. Ne savait-on pas aussi que les garnisons
aragonaises faisaient des courses jusque dans le Languedoc, commettant mille
désordres, comme dans une guerre ouverte, pillant les habitations et tuant
beaucoup de monde ? Depuis même le départ des ambassadeurs, des gens à cheval
et de pied de la garnison de Perpignan avaient fait irruption dans le comté
de Foix, et étaient venus jusqu'aux portes de Pamiers ; on savait encore
qu'ils avaient pris la tour de Cerdagne et le château de Saint-Félix de
Biotar, dans la sénéchaussée de Carcassonne ; qu'enfin un chef aragonais
avait fait pendre un nommé Jehannot, qui était au service du roi. Louis XI ne
peut souffrir tant d'indignités. D'ailleurs le conseil n'ignore pas qu'ils ne
sont point venus pour terminer aucune affaire, mais bien pour s'entendre avec
le duc de Bourgogne, et que leur mission, loin de se prêter à une bonne paix,
semble être de multiplier les difficultés qui s'y opposent. » Toute
réponse était difficile à des faits aussi graves. L'ambassadeur
du roi de Sicile, alors à Paris, se joignit bien aux députés aragonais dans
l'intérêt de leur maison ; mais on apprenait tous les jours des actes de
violence et d'hostilité réellement intolérables à l'égard des Français.
Voyant donc que leurs relations avec la Bourgogne étaient découvertes, les
envoyés espagnols n'attendirent pas le retour du roi et partirent pour Lyon,
non sans laisser un mémoire au protonotaire Jean d'Amboise dans lequel ils prétendaient
que, Louis XI étant parent et allié de Jean II d'Aragon, il devait
gratuitement porter secours à leur roi contre ses sujets rebelles, d'où
résultait que l'engagement de payer 300.000 écus était nul. Il fut dès lors
évident que le sort des armes en déciderait encore. Le roi,
en effet, avait envoyé Jean de Daillon avec quatre cents lances pour réprimer
les excès et envahissements commis ; il devait agir avec rapidité et dégarnir
de vivres les environs, de Perpignan. A leur arrivée au Pont-Saint-Esprit les
ambassadeurs durent s'arrêter et furent priés de revenir à Lyon, à cause des
opérations de l'armée française et du peu de sûreté des routes. En vain ils
protestèrent et se plaignirent à l'évêque de Lomboz et au sénéchal de ne
pouvoir continuer leur voyage. Le sire de Gaucourt, gouverneur de Paris, et
Regnault de Chesnay leur expliquèrent ce retard nécessaire et leur permirent
de repartir. Mais à Montpellier nouvel arrêt : ils durent encore attendre les
avis du sire du Lude, bien au fait des intentions du roi, afin de savoir la
route qu'ils pourraient prendre sans obstacle. Pendant
ce temps le roi d'Aragon, qui ne recevait nulle nouvelle de ses envoyés,
faisait directement au roi ses doléances ; le 46 juin il lui propose, s'il
veut bien accorder un sauf-conduit, de lui envoyer Pierre de Peralte, son
connétable de Navarre ; mais lorsqu'il voit approcher l'armée française il
proteste à son tour et demande à grands cris que la paix soit observée, comme
si lui-même s'y était tenu. Le duc de Bourgogne, qui venait d'envoyer l'ordre
de la Toison d'or au prince Ferdinand, fit aussi appuyer la réclamation de
son allié. Jean II se trouvait, en effet, compris dans la trêve ; mais ses
hostilités étaient postérieures à cette convention réciproque. Le retard que
les députés avaient éprouvé ne pouvait être attribué qu'à leur refus
d'attendre le roi et de revenir alors qu'il les en priait. Au fait, cette
pompeuse ambassade, destinée à tromper Louis XI, n'avait trompé personne, et
Jean II, malgré toute sa finesse, se trouvait comme pris dans son piège. Le roi,
non sans se douter des sympathies du duc de Bretagne pour le roi d'Aragon,
parut décidé à le prendre pour arbitre ; François II avait pour principal
conseiller le sire de Lescun, que Louis avait fait gouverneur de la Guienne
et qu'il croyait avoir gagné au parti français. Aussi, le 2 juillet,
nonobstant ce qui se passait en Roussillon, le duc de Bretagne faisait
publier la prorogation jusqu'au mois de mai 1475 de la trêve conclue en
novembre 1472. De ce côté on se pouvait ainsi croire assuré de la paix. C'est
donc à Nantes que les intérêts de la France en Roussillon durent être
discutés. Pour les soutenir Louis y envoya le chancelier Doriole, l'évêque
d'Aire et maître Apchon. Par eux il avance, sans toutefois se faire illusion
sur la valeur de cette prétention, qu'étant petit-fils d'Yolande d'Aragon et
donataire des droits de Marie d'Anjou, sa mère, il peut sans contredit
revendiquer les royaumes de Valence et d'Aragon. Toutefois, sachant le but à
atteindre, ils doivent avec soin séparer les droits du roi sur les comtés de
Roussillon et de Cerdagne des prétentions qu'il affecte d'avoir sur les
royaumes susdits. Celles-ci n'étaient évidemment qu'un moyen diplomatique de
conciliation sur les intérêts territoriaux des Pyrénées, si importants pour
la France. Le
chancelier Doriole expliqua d'une manière claire et irréfutable la situation,
c'est-à-dire la possession paisible du Roussillon par le roi pendant plus de
dix ans ; les ruses et perfidies du roi d'Aragon pour y susciter une guerre
cruelle. Le dernier traité dit positivement que le pays et les villes sont
sous le séquestre ; que si dans l'année Jean II ne paye pas la somme convenue
il consent à retirer ses troupes et encore à céder totalement le pays au roi
; que s'il paye les 300.000 écus, le roi retirera ses troupes et renoncera à
toute prétention sur le Roussillon : Doriole ajoute qu'en 1472, époque de la
trêve, le roi possédait Perpignan et le Roussillon ; c'est donc Jean d'Aragon
qui depuis la trêve a pris l'initiative des hostilités ; que plus tard il y a
eu un traité entre les deux rois de-France et d'Aragon. Or le roi croit avoir
le droit de poursuivre l'exécution de ce traité sans contrevenir à la trêve
faite entre lui et les ducs de Bourgogne et de Bretagne. Ne
pouvant réfuter des arguments si bien appuyés sur les faits, le duc François
déclara que la trêve entre les ducs et le roi n'ayant été faite que pour
parvenir à la paix, il ne pouvait approuver ce qui détournait de ce but ; que
sans doute le roi d'Aragon ignorait qu'il fût compris dans la trêve lorsqu'il
entra dans Perpignan où les peuples l'avaient appelé ; que s'il a tardé à
faire connaître sa volonté d'y être compris, ce retard devait être excusé,
parce que, soit à cause de la guerre, soit pour tout autre motif, le roi
avait fait arrêter les courriers que le duc de Bourgogne envoyait en Aragon
pour ratifier cette convention. Il ajouta que le roi Jean II, dans la paix
dernièrement faite, avait réservé ses anciennes alliances : sans doute les
dommages causés depuis la trêve &Avent être réparés, mais pour cela il
faut recourir, non aux voies de fait, mais aux conservateurs de la trêve.
Pour ce qui est des prétentions sur les royaumes d'Aragon et de Valence,
elles lui paraissent tout à fait nouvelles, et il en sera délibéré quand il
s'agira de la paix. Il remarque encore que dans les conférences de Compiègne
les députés de Bourgogne s'opposèrent formellement, d'après leurs
instructions, à ce que le Roussillon et la Cerdagne fussent exceptés, et
stipulèrent qu'il n'y fût point envoyé d'armée, si ce n'est pour préserver
les pays limitrophes de toute agression. Toutefois
l'armée française, sous les ordres de Jean de Daillon, seigneur du Lude,
d'Yvon du Fou, de Boffile de Judice et du cadet Romanet que le
cardinal-évêque d'Alby accompagnait, n'entra pas moins dans le Roussillon,
soutenue de l'artillerie et des nouvelles forces que le roi envoyait. Elle
alla directement assiéger Elne, défendue par Bernard d'Olms, gouverneur du
Roussillon pour l'Aragon. Jean II s'était approché de la place avec les
troupes qu'il avait pu réunir ; il fit bien avancer jusqu'à Figuières
l'évêque de Girone et Jean de Saravia, chefs d'un corps de cavalerie, afin de
jeter quelques secours dans Elne à un moment propice ; mais rien ne put
préserver la ville d'être prise. Une partie de la garnison se mutina, et
Jules de Pise, chef des gens d'armes de Naples, demanda à capituler. Le 5
décembre la ville se rendit à discrétion : Jules de Pise et d'autres eurent
liberté de s'en aller ; mais Bernard d'Olms, passé du service du roi à celui
de Jean II, et qui avait successivement été pour l'un et pour l'autre
gouverneur du Roussillon, fut arrêté, et à quelques jours de là on lui trancha
la tête au château de Perpignan. Figuières ne tint pas longtemps ; tous les
efforts du bâtard de Cardone qui commandait dans le Lampourdan ne réussirent
pas à rendre cette place à Jean II. Ainsi ces succès ouvrirent à l'armée
française la route de Perpignan ; le but de cette campagne étant la
soumission du pays et la prise de cette ville, on en fit donc le siège. Louis
XE, tout en surveillant avec attention les plus importantes opérations de la
guerre et les plus subtiles négociations, ne négligeait aucun détail de
l'administration. De Creil il complète l'ordonnance militaire de son père et
décide que chaque lance n'aura plus que six chevaux. Les gens d'armes ne
devront ni séjourner plus d'un jour en un même lieu, ni rien prendre à
crédit. Défense aux marchands, sous peine d'une grosse amende, de leur vendre
des étoffes au-dessus du prix de trente-deux sous l'aune, et de leur prêter
argent ou marchandise. Il décréta aussi une hausse dans la valeur de
plusieurs monnaies, pour atteindre le niveau de celles des autres pays :
ainsi les grands blancs, qui n'étaient que de dix deniers, furent portés à
onze. Au
milieu de cette tranq4illité momentanée une sédition éclata à Bourges. Un
impôt levé sur les habitants, sous le nom de barrage, pour réparation et
entretien des fortifications de la ville et pour autres frais municipaux, en
fut l'occasion. On délibéra dans le chapitre sur les moyens à prendre, les
sergents ne suffisant plus au maintien de l'ordre ; les avis semblèrent
s'accorder à saisir dans le peuple quelques-uns des plus coupables. Mais on
perdait à délibérer le temps où il eût fallu agir. Le roi crut voir là
quelque chose de politique ; il pensa qu'il se pourrait que quelques-uns des
notables de la ville eussent poussé la population, car il s'y trouvait en
effet d'anciens serviteurs de Monsieur de Guienne. Il nomma donc sur-le-champ
une commission pour instruire le procès des rebelles et envoya Yvon du Fou à
la tête d'une compagnie d'arbalétriers, avec ordre d'exécuter les décisions
qu'on y prendrait. On voit le sire du Bouchage, spécialement chargé de la
direction de cette affaire, en constante relation avec le roi : c'était un
homme sage et intègre, un ami fidèle, qui savait parfois faire la part de la
vivacité du premier moment. Aussi obtint-il une grande réduction sur les
peines et amendes d'abord infligées. Cette
commission, composée de trois chevaliers, les sires de Gié, du Fou, et du
Bouchage, de trois conseillers du parlement, d'un échevin de Paris
examinateur au Châtelet, et d'un secrétaire du roi, siégea à Montargis : il
ne devait y avoir pour les coupables ni franchises ni immunités, on avait le
droit de les saisir partout, fussent-ils suppôts de l'université ou
chanoines. Le 12 mai le roi recommande la sévérité envers les coupables et
ordonne d'envoyer à Vincennes ceux qui ont mérité la mort. Le 27 du même mois
il mande de nouveau au sire de Bastarnay ses doutes sur les causes de cette
affaire et sa volonté de faire instruire son procès à Pierre Tuillier, son
avocat fiscal au bailliage de Berry, pour n'avoir pas empêché la révolte. On
peut aisément s'imaginer le déplaisir que Louis XI ressentait d'avoir encore
à se débattre contre les séditions populaires, pouvant à peine dompter ses
grands vassaux. Un
certain nombre d'accusés avaient été mis en cause le 17 mai à Montargis. Il y
eut, en résumé, peu de peines capitales[7]. « On exila beaucoup de
personnes, un plus grand nombre furent condamnées à l'amende : les
ecclésiastiques mêmes n'en furent pas exempts ; mais dans la suite le roi
remit la plupart des amendes. » D'après ses ordres du Bouchage changea
le gouvernement de la ville, nomma maire François Gautier, et parmi les douze
échevins, comprit plusieurs des parents de Raoulet, qu'il établit prévôt.
Louis se réserva la nomination des officiers municipaux, comme il faisait à
Tours, et il leur donna les mêmes privilèges. Le roi
étant encore resté quelque temps aux environs de Senlis et de Noyon, revint à
Paris vers le mois de juillet, mais n'y demeura que peu de temps, ne voulant
pas peut-être s'y trouver pendant le procès du duc d'Alençon, qu'on avait
arrêté l'année précédente en février, alors qu'il allait trouver le duc de
Bourgogne pour lui vendre ses terres. Bien que le duc de Bretagne eût écrit en
sa faveur, l'affaire s'était poursuivie devant le parlement ; et d'après ses
confessions volontaires il fut condamné le 18 juillet 1474, par arrêt de la
cour prononcé par le chancelier Doriole, comme coupable avec récidive de
conspiration, de traités avec l'ennemi, de désobéissance au roi ; et aussi,
au grand détriment de la chose publique du royaume, de lèse-majesté et d'homicide,
d'où suit la peine de mort et la confiscation de ses biens. Le jour même un
autre arrêt commet deux conseillers de la cour, Jean Lemaitre et Guillaume
Allegrin, pour aller, au nom du roi, prendre possession de ses terres et
seigneuries. Sans
nul doute cette sévérité était juste et nécessaire ; après tant
d'infidélités, l'indulgence pouvait paraître de la faiblesse : cependant en
ses points capitaux l'arrêt ne fut pas exécuté. Jean n'eut point la tête
tranchée ; et René, comte du Perche, son fils, ayant humblement représenté au
roi qu'il n'avait jamais participé aux actes de son père, mais au contraire
voulait toujours le servir fidèlement, et en conséquence l'ayant supplié « de
lui « donner sur les biens de son père de quoi soutenir son état, » il y eut
encore rémission sur ce point. Le roi lui fit remettre par l'entremise des
commissaires et par manière de provision tout le revenu du comté du Perche,
les vicomtés d'Argentan, de Châteauneuf-en-Timerais, les terres françaises de
Cany, Montreuil, d'autres revenus encore et les ponts de Tours avec deux cent
quarante livres de rente à prendre sur la vicomté de Bayeux pour en jouir à
partir du prononcé de l'arrêt. Le 25 mars suivant, il ratifia cette décision,
et se réserva Sainte-Suzanne, Domfront, Pouancé, Séez et Bernay, ayant soin
de donner en échange au comte René la jouissance du comté de
Beaumont-le-Roger. Ainsi, loin de paraître accorder une grâce, il semble
plutôt transiger avec un égal. Le roi
entrevoyait que l'instant de calme dont on jouissait servait à préparer de
nouveaux orages : il savait qu'une coalition nouvelle se préparait, et il
s'apprêtait à lui tenir tête. Il avait aussi entendu dire que son oncle, le
roi René, séduit par quelques vagues promesses, était allé vivre à Aix, pour
entretenir plus aisément ses relations avec le duc de Bourgogne, et dans le
but de lui léguer la Provence. Il resserra donc ses alliances avec le jeune
René de Vaudemont et, prévoyant la convoitise du duc de Bourgogne sur le
duché du Bar et la faiblesse de son oncle, il le fit occuper par ses troupes
commandées par le sire de Craon. Le duché d'Anjou allait peut-être aussi
donner lieu à d'autres difficultés. En
1360, le dauphin Charles avait érigé en duché cette province en faveur de
Louis son frère : comme apanage il était donc, faute d'hoirs mâles,
essentiellement réversible à la couronne. Sans parler de ses droits au
royaume de Naples, réduits à un pur titre, René avait hérité en 1434 de
l'Anjou et aussi du comté de Provence de Louis HI, son frère. Maintenant son
fils unique Jean, duc de Calabre, était mort aussi bien que Nicolas, fils de
celui-ci. Charles Pr, comte du Maine, troisième frère de René, venait de
mourir en 1412, ne laissant qu'un fils, Charles II, qui ne pouvait succéder
qu'aux pays du Maine et de la Provence. Le roi René approchait alors de ses
quatorze lustres, et dans sa résidence d'Aix il se livrait entièrement aux
arts et à la poésie. Dans ces circonstances Louis XI, qui était lui-même
petit-fils de Louis II par Marie d'Anion sa mère, et sentait bien que, dans
l'intérêt de la France, il ne devait laisser l'Anjou ni passer en d'autres
mains ni dans une sorte d'abandon ; ému d'ailleurs de l'attitude inquiétante
prise par son oncle, dont il connaissait tous les secrets agissements, réunit
à la couronne, sinon de droit absolu, du moins de fait et par anticipation,
Angers et les terres de ce duché. Pour le gouverner il nomma Guillaume
Cerisay, greffier civil au parlement. Nous ne croyons donc point qu'il y ait
eu lieu aux plaintes qu'on trouve en la chronique d'Anjou de Jean de
Bourdigné. D'ailleurs
le roi s'entendait en justice autant et mieux que tout autre. Ayant quitté-
Angers pour aller au pays de Chartres, de Beauce et de Gâtinais, il y rendit
deux ordonnances remarquables. Par celle du Puiseaux, 2 septembre 1474, les
arrêts du parlement de Paris durent être, sans ordre exprès d'obéir, exécutés
dans tout le royaume, aussi bien dans le ressort des parlements de Toulouse
et de Bordeaux qu'ailleurs. La seconde, du 7 du même mois, ordonne
restitution au descendant d'un sire de Graville, de biens confisqués et
réunis au domaine. Le 5 avril 1355 ce seigneur avait été pris avec Charles le
Mauvais, le sire d'Harcourt et autres, le roi Jean étant à Rouen. « Depuis ce
jour, dit l'ordonnance de Louis XI, sans garder ordre et forme de justice, le
seigneur de Graville et autres ont été exécutés, et ledit roi a donné à la
comtesse d'Alençon, sa tante, et aux enfants de celle-ci les terres qui
avaient appartenu audit seigneur. Les terres de Bernay, Séez et autres
provenant du propre héritage du sire de Graville doivent, en toute bonne
raison, être rendues à notre cousin de Montagu qui a succédé audit seigneur,
son aïeul, lequel aurait bien su se justifier des cas à lui imputés, s'il
avait pu être entendu. » A ce sujet il est dit[8] : « On aime à voir un roi
despote comme Louis XI flétrir les actes d'une injustice révoltante commis
par un de ses prédécesseurs. » Mais nous demanderons à notre tour s'il est à
propos de flétrir la mémoire d'un tel roi. Vit-on jamais Tibère réhabiliter
les victimes des proscriptions ? Par le même sentiment d'équité on verra
Louis XI, l'année suivante, touché de la grande infortune d'Enguerrand de
Marigny et des regrets tardifs de Louis X, ajouter aux réparations dues à
cette mémoire, en autorisant les chanoines d'Écouis à honorer d'une épitaphe
la tombe de ce sage ministre. Pendant
ce temps le roi dans l'Orléanais et le Gâtinais inaugurait la saison de la
chasse ; « il s'y livrait avec ardeur[9], mais sans jamais oublier le
soin des affaires. » Surtout Louis avait à surveiller les actes et
procédés du duc de Bourgogne. On travaillait toujours à la paix et l'on se
préparait encore davantage à la guerre. La trêve ne garantissait même pas de
toute hostilité ; elle n'empêchait point le duc Charles de faire saisir
Verdun en Lorraine, « dont le roi était seigneur et gardien, » aussi bien que
Moulins-Engilbert, en Nivernais. Mais les Bourguignons furent promptement
débusqués de ces deux points par les hommes d'armes et les archers envoyés
par le roi. Alors venait de se nouer contre Louis XE une ligue redoutable. Le
duc de Bourgogne, qui méditait contre les Allemands une guerre dont il ne
prévoyait pas les suites funestes, et cela par pure ambition, ou peut-être
aussi pour se venger de n'avoir point reçu de l'empereur Frédéric III
l'investiture royale, fit une alliance perpétuelle avec Edouard IV dans le
but de l'attirer en France, et avec l'espoir de recueillir encore tous les
avantages de cette invasion. C'est le 25 juillet 1474 que fut signée cette
ligue qui renouvelait les vieilles alliances entre Anglais et Bourguignons.
Édouard, en vue de ce grand projet, refait ses anciens traités avec l'Écosse,
avec l'Espagne et même avec l'empereur. Enfin tout avait été prévu : le
contingent des deux belligérants en hommes et en argent fut déterminé, avec
promesse d'attirer le plus d'adhésions possible à leur alliance. En ce traité
Charles qualifie Louis XI d'usurpateur et Édouard de roi de France et
d'Angleterre : il l'appelle au secours du peuple de France, et lui permet de
venir se faire sacrer à Reims : car on y faisait un partage anticipé de nos
provinces suivant lequel le duc se donnait le duché de Bar, les comtés de
Champagne, de Nevers, de Rethel, les villes de Tournay, de Langres et autres.
C'eût été le cas de lui dira : « Du vôtre vous en pourriez disposer ; mais
non de nos terres !... » Le duc de Bretagne n'y était pas étranger et
une lettre de lui à Édouard IV, où il s'excuse de dissimuler encore auprès du
roi et demande à continuer cette tactique pour mieux servir le projet
d'invasion, prouve clairement qu'il était du complot. Mais
les temps avaient changé : Anglais et Bourguignons réunis - inspiraient en
France une juste horreur, et l'on était loin d'avoir oublié leurs exploits du
commencement du siècle. Cette intrigue ne put d'ailleurs être si secrète que
le roi n'en fût promptement informé, soit par ses émissaires de Londres, soit
par le roi d'Écosse, son ancien et fidèle allié. Édouard pensait cependant
l'avoir gagné en donnant en mariage à l'héritier de ce prince sa fille
Cécile, dont la dot fut, dit-on, payée d'avance. Mais il n'en était rien.
Aussi Louis XI le remercie de n'être point entré en cette ligue, et sachant
qu'il pensait à faire un pèlerinage à Rome, il lui envoie son chambellan, le
sire de Meny-Pény, pour le dissuader de quitter ses Etats en pareille
occurrence. « Il craint peu les préparatifs d'Édouard et ses levées
d'hommes, dit-il ; cependant si le roi d'Écosse, soit en l'attaquant, soit
par négociation, peut empêcher cette descente, il s'engage à lui payer 10.000
écus dès la désorganisation de l'armée anglaise. » Édouard,
en effet, qui aimait le plaisir et avait encore tant à faire pour contenir
les partis en son pays, ne pouvait pas être à lui seul un adversaire bien
redoutable. Le roi feignit tout d'abord de ne point croire à cette coalition
; et quand les hérauts anglais vinrent, selon l'usage de toute dénonciation
d'hostilités, sommer Louis XI de rendre à leur maitre la Guienne et la
Normandie qu'il disait lui appartenir, ils ne reçurent que de flatteuses
paroles et nulle réponse. Sur leur insistance et leur menace que, faute de
quoi, Édouard passerait incessamment en France : « Dites-lui, reprit le roi,
que je ne le lui conseille pas. » Il ne laissa pas de combler les hérauts de
beaux présents, aussi bien que s'ils étaient venus lui apporter une bonne
nouvelle, et envoya à Édouard, par Jean Laislier, le plus beau coursier de
ses écuries et quelques animaux de chasse. Mais le
roi pensait avec sagesse qu'en Bourgogne devaient se dénouer toutes ces
intrigues. Il songe, à son tour, à créer à Charles quelqu'un de ces obstacles
qu'il ne cessait de lui susciter : l'occasion ne se fit pas attendre. On sait
que Sigismond, neveu de l'empereur, ayant eu des difficultés avec les cantons
suisses en 1469, était venu à Arras emprunter au duc Charles 80.000 florins,
pour lesquels il lui avait engagé, par acte passé à Saint-Omer le 9 mai, ses
pays de Souabe, d'Alsace et de Tyrol, garantie qu'il avait auparavant donnée
aux Suisses. Dès lors il y eut rivalité de préteurs. Le duc Charles
s'était empressé d'envoyer prendre possession de ces terres par son maître
d'hôtel Pierre de Hagenbach, lequel avait lui-même pris part à ladite
transaction. Hagenbach
gouvernait donc pour le duc le comté de Férette. Cet homme, vrai tyran, avait
révolté, par un incessant abus de son autorité, tout le pays et les environs.
A Thann, pour refus de payer l'impôt sur le vin[10], il fit décapiter quatre des
habitants. Il commit des atrocités à Brisbach. Quand on se plaignait au duc
des excès de son gouverneur, il répondait : « C'est assez qu'il me convienne.
» Ainsi nul espoir d'amélioration. Tous le maudissaient, mais surtout la
ville de Mulhausen et les Suisses. Berne et Soleure l'accusaient
particulièrement de tuer les messagers pour prendre leurs dépêches, et on lui
prêtait des propos agressifs contre chacune des villes. Par le conseil de
Jacques de Savoie, comte de Romont, qui jugeait mieux la situation, le duc
Charles crut devoir envoyer aux cantons Henri de Colombier et Jean Allard,
afin de leur remontrer son droit et aussi avec mission de leur dire que des
ordres avaient été donnés pour qu'ils pussent aller à Férette y trafiquer en
toute liberté. Le duc offrait même de réparer les torts qui leur auraient été
faits et de punir Hagenbach lui-même, s'il était coupable. Les
autres cantons, passant condamnation sur leurs griefs, n'osèrent trop s'en
plaindre ; seul le canton de Berne demanda-du temps pour s'expliquer. Peu
après plusieurs députés, Adrien de Bubemberg, Hartemann de la Pierre,
l'avoyer de Scharnachthal, Franquelist boursier de la ville, allèrent trouver
les ambassadeurs ; ils remercièrent le duc de l'honneur qu'il leur faisait,
et promirent de chercher les occasions de lui être agréables ; ils
annoncèrent leur volonté « de bien vivre avec le roi et avec le duc et
d'entretenir leurs alliances avec l'un et avec l'autre ». Puis ils se
plaignirent hautement « des vexations, injustices et violences que se
permettait Hagenbach envers tous, sans excepter les sujets du duc, mais
surtout contre les bourgeois de Mulhausen et ceux de leurs compatriotes qui fréquentaient
les foires à Francfort et ailleurs ». Leur conclusion fut de demander
pour ces derniers les moyens de continuer leur commerce, afin de pouvoir
satisfaire leurs créanciers. Les
deux députés répondirent que le duc écouterait leurs demandes avec intérêt :
toutefois, ils crurent devoir défendre indirectement le gouverneur et faire
observer « que jamais ni eux ni « leurs voisins n'avaient été mieux traités
que sous l'autorité du « duc u. Un seul canton réclamait ; on fit plus
d'attention aux autres, parce que le duc en était plus flatté. Charles de
Bourgogne ne songea donc nullement à faire un traité avec les Suisses. Hagenbach,
informé de ces démarches et de ces plaintes non écoutées, loin de réformer sa
conduite, devint plus oppressif que jamais. Sa tyrannie était si manifeste et
le mécontentement général si grand, que l'archiduc Sigismond lui-même accorda
toute sa sympathie aux opprimés et chercha le moyen de remédier à tant de
maux ; car on en était venu• aux voies de fait contre le gouverneur. Une
place avait chassé la garnison bourguignonne, et à Brisach même il y eut
sédition : enfin le soulèvement fut tel qu'on s'empara du sire de Hagenbach,
et qu'après un court procès on le condamna à mort, le 4 mai 1474, pour crimes
publics et privés. Ses vingt-sept juges furent des hommes notables, députés
de chacune des villes et de la noblesse ; mais au milieu d'une si grande
excitation des esprits, peut-on compter jamais sur une justice impartiale ?
Ce fut donc moins un jugement qu'un acte de vengeance publique. Hagenbach
avait reçu, il est vrai, des ordres cruels ; mais loin d'avoir atténué le
rigueur de ces ordres, souvent donnés en des moments de colère, il les avait
aggravés. Il n'avait rien respecté, et beaucoup de ses actions incombaient à
sa responsabilité personnelle. Le 9 mai il fut donc exécuté sans rémission et
témoigna en ses derniers moments de son repentir et des sentiments les plus
chrétiens. Charles
de Bourgogne comprendra-t-il à quel point cette explosion de haine
rejaillissait sur lui ? Nullement ; rien, semblait-il, ne pouvait l'éclairer
sur ses vrais intérêts. Profondément irrité, il envoie en la place de Pierre
de Hagenbach son frère Étienne ; c'était une imprudence de plus : mais le
vertige commençait à s'emparer de lui. Sous le prétexte de venger son frère,
le nouveau gouverneur commit à Férette et aux environs d'affreux excès. Le roi,
sachant qu'il existait quelques sujets de contestation entre l'archiduc
Sigismond et les Suisses, cherche à les réconcilier ensemble et s'offre à
être l'arbitre de leurs différends. Ce que n'avaient pu faire jusqu'ici le
sort des armes et la diplomatie, la folle présomption de Charles le Téméraire
le rendit possible. Par suite des soins et des conseils de Louis, les députés
des cantons et ceux de Sigismond s'assemblent à Constance, y règlent à
l'amiable leurs difficultés, et dressent un acte que le roi ensuite approuve
et signe à Senlis le 11 juin. De plus il prête à Sigismond 80.000 florins
« pour retirer les terres que cinq ans auparavant le duc d'Autriche
avait engagées au duc de Bourgogne. » Mais le duc de Bourgogne refusa de
recevoir le remboursement de ces 80.000 florins ou 100.000 écus d'or, malgré
la clause de la cession. Alors son injustice et son ambition furent évidentes
: sa politique se résumait en ces mots : « Ce que je tiens, je le garde
» Il s'obstine donc à rester maitre du comté de Férette et des bords du Rhin,
c'est-à-dire des terres de Sigismond. Ces faits se passaient à l'époque où il
retenait injustement prisonnier le jeune Henri de Wirtemberg. Le comte Ulrich
avait envoyé son fils à la cour de Bourgogne ; mais ayant appris que le jeune
homme était confié au patronage de Pierre de Hagenbach, il l'avait mandé
auprès de lui. On avait cru voir en ce rappel comme une improbation de la
conduite du gouverneur favori : cela suffit pour motiver son incarcération. Ce
n'était point encore tout. Charles de Bourgogne, visant pour lors à devenir
vicaire de l'empire, voulut se mêler d'une querelle qui troublait toute
l'Allemagne. Ce devait être là le premier écueil de sa puissance. Il s'était
élevé un profo0 dissentiment entre Robert de Bavière, électeur et archevêque
de Cologne, et son chapitre. Le duc intervint en faveur de Robert, son parent
éloigné, et cela tandis que toute la noblesse de l'électorat et le chapitre,
formant un fort parti, élisaient Hermann, landgrave de Hesse, avec promesse
de lui donner leurs suffrages si l'électorat devenait vacant, et réclamaient
la protection de l'empereur. En quoi le duc Charles était-il forcé de se
mêler de cette querelle ? Mais, on l'a dit avec raison[11] : « L'ambition n'a de loi
que sa fantaisie. Pour régner elle confond tout, sépare ce qu'elle ne peut
rompre, porte ses titres au bout de son épée et se taille sans cesse de la
besogne. » Ainsi fit-elle en cette occasion. Nombreuse
et formidable était l'armée de Bourgogne. On y voyait Robert de Bavière,
électeur de Cologne et le plus intéressé en ce débat ; Frédéric, comte
palatin, frère de Robert ; Guillaume, duc de Julliers ; Jean, fils du duc de
Clèves ; les comtes de la Marck, de Nassau, de Marte, d'Aremberg, de Chimay,
de Meghen, Jean d'Egmont, Frédéric de Holstein, son frère ; le sire de la
Gruthuse ; Philippe, seigneur de Bergop-Zoom ; Jacques Galliot, le comte de
Campo-Bassode comte de Crémone, venus tous les trois de la Lombardie avec
huit mille hommes. Un peu plus tard vinrent encore au duc Charles les nobles
de Zélande, Jean Vassenaër et le maréchal de Hollande. A la tète de ces
nobles seigneurs il arriva le 30 juillet devant la petite ville de Neuss ; le
siège en était déj a commencé. Cette place, située sur la rivière d'Erft près
du Rhin, est voisine d'une petite île. Dans la ville s'était renfermée une
solide garnison toute composée de soldats tirés de Munster et de Westphalie
sous les ordres du landgrave de Hesse, secondé par Éverard de Clithèse ou de
la Maison-Blanche, Jean de Likerke et Gérolfe de Bredenbach. Ces vaillants
hommes repoussèrent glorieusement tous les assauts que le duc ne manquait pas
d'appuyer de sa présence. Dès que
Louis vit cette querelle ainsi engagée et le siège commencé, il envoya en
Suisse «en toute diligence Gratien Favre, pré« rident de Toulouse, Louis de
Saint-Priest et Antoine de Mohet, « bailli de Montferrand », avec
ordre de s'adresser directement à la cité de Berne. Ils ont pouvoir de
traiter avec la grande et la petite ligue d'Allemagne, de conclure de telles
et si amples confédérations et alliances qu'ils verront être opportun :
c'est-à-dire d'être réciproquement amis de leurs amis, de s'aider, même de se
revancher l'un l'autre en toutes querelles. Ce pouvoir est daté du Pies-sis,
2 août 1474, et le 26 octobre suivant fut signé à Lucerne le traité
remarquable qui servit de base à tous nos traités faits depuis avec les
Suisses. Il y est dit « que le roi payera tous les ans à Lyon 20.000 florins
à la ville de Berne ; qu'il donnera toujours aux Suisses aide et protection
au cas où ils seraient attaqués par leurs voisins ; et lorsque le roi
demandera tel secours qu'il voudra, il fera tenir la paye d'un mois dans
l'une des villes de Berne, Zurich ou Lucerne ; ils garderont leurs alliances
avec le pape, l'empereur et les autres puissances, se réservant d'en agir
avec le duc de Bourgogne comme il conviendra aux deux parties contractantes
». Pour rendre plus clair l'article qui concerne les secours mutuels une
annexe au traité dit « que le roi ne doit nullement se mettre en peine
pour le secours à donner, sinon en cas où il en serait requis par les
seigneurs de la ligue ; que d'ailleurs ceux-ci, sur la demande du roi,
l'aideront de six mille hommes en ses guerres et expéditions ». A ce traité
il y eut l'année suivante une légère modification consentie à Berne par
l'envoyé du roi. On ajoutait 20.000 livres de pension aux 20.000 florins déjà
promis ; mais on stipula que cette augmentation serait tenue secrète. Pendant
ce temps, le duc ne se faisait pas faute d'user de certains moyens de
séduction. Selon une chronique[12], « Charles envoie alors Simon
de Cléron, Antoine et Adrien, seigneurs de Colombier, et Guillaume de
Rochefort, maître des requêtes, pour pratiquer les principaux des Allemands
moyennant un subside de trois mille trois cent soixante-dix francs distribués
à plusieurs fois. Cette somme fut répartie, de l'avis d'Antoine, bâtard de
Bourgogne, chef des armées du duc, et des généraux des finances et des
comptes. Les Suisses et les Allemands différèrent donc d'entrer dans le comté
de Bourgogne jusqu'au 6 octobre, délai fort utile, puisque la trêve entre le
duc et le roi devait finir à la fin d'août. De cette somme on donna cent
florins à l'astrologue Adrien de Berne, par les conseils duquel les Bernois
se conduisaient ; et pour obtenir de lui le plus long délai possible, le sire
de Cléron fit donner aussi cent florins de la part du duc au chevalier de
Vembeck, qui avait la main en cette affaire. » Ces petites pratiques et cette
influence attribuée aux astres font connaître ce siècle, mais n'empêchèrent
rien. Pendant que Charles se tenait devant Neuss, les Suisses, comme membres
du Saint-Empire, et aussi enhardis par les sympathies de la France et de
l'Allemagne, lui envoyèrent une déclaration de guerre bientôt suivie
d'effets. Immédiatement, sous la conduite de l'avoyer Scharnachthal, ils
entrent par Montbéliard en Franche-Comté, ravageant tout sur leur passage, et
viennent assiéger Héricourt. Informé bientôt de l'approche des Bourguignons
commandés par le comte de Romont, ils se mettent résolument en ligne, au
nombre de quinze mille hommes. Le
prince de Savoie ne manquait certes ni d'habileté ni de courage ; il
disposait d'une nombreuse cavalerie : toutefois, le 13 novembre, tandis que
les gens d'Alsace tiennent en respect la garnison d'Héricourt, Keller, avec
ses Zurichois, marche de front contre le corps de bataille du comte, et d'un
autre côté, l'avoyer de Scharnachthal, avec ceux de Berne et de Lucerne
appuyés d'artillerie, charge à grands cris l'aile gauche bourguignonne. Le
comte, qui croyait surprendre les Suisses, est donc lui-même surpris. Les
siens firent d'abord assez bonne contenance ; mais comment résister à un
pareil choc, et que pouvaient les cavaliers contre de longues piques si
vigoureusement maniées ? Aussi le combat est court, mais sanglant. Les
Bourguignons sont mis en pleine déroute et la cavalerie allemande, lancée à
leur poursuite, en tua deux mille, dit-on. Suivant leur coutume, les Suisses
ne firent nul quartier ; surtout aux Italiens : parmi les prisonniers en
petit nombre étaient quelques malheureux Lombards : un mois après on les
brûla juridiquement comme sacrilèges et profanateurs. La forteresse défendue
par Étienne de Hagenbach fut bientôt reçue à composition et les Suisses s'en
retournèrent passer l'hiver dans leurs foyers. Le duc pouvait voir dès lors
quels ennemis il s'était faits ; mais l'avenir lui réservait encore de plus
rudes leçons. Pendant
ces événements, que faisait le roi de France ? Ne songeant jamais à attaquer,
mais veillant sans cesse à la défense de ses droits et de ses peuples, il
cherche à éclaircir les ténébreuses tra mes de ses adversaires. Le 11
octobre, il presse le sire de Lescun, son fidèle à la cour de Nantes, de
pénétrer, touchant la ligue anglo-bourguignonne, les hésitations et secrètes
pensées du duc François. « Si cette fois il se fie plus à moi qu'à eux, »
écrivait-il en parlant d'Édouard IV et du duc Charles, il ne s'en trouvera
pas mal tant qu'il vivra ; s'il veut les croire contre moi, je suis décidé à
ne pas me laisser plus longtemps amuser, sans savoir où nous en sommes. »
Malgré tant de défections on rendait une certaine justice à Louis XI, et ceux
mêmes qui croyaient avoir eu à se plaindre de ses actes lui revenaient :
ainsi fit l'ancien chancelier de Morvilliers, qui s'était retiré en Bretagne
après la mort du duc de Guienne. Il n'avait pas tardé à s'apercevoir que
nulle autorité ni politique ne valaient alors celles du roi. Tout en se
livrant au plaisir de la chasse, le roi ne laissait rien en souffrance. Le
bruit ayant couru que des vaisseaux anglais croisaient devant les côtes
normandes, Louis s'en émeut ; puis, rassuré, il écrit d'Argenton, 4 novembre,
au sire de Bressuire, qui commandait en Normandie, que rien ne lui semblait
alors à redouter de la part des Anglais ; toutefois d'y veiller ; ajoutant :
« Si vous avez besoin de moi, mandez-le moi, je m'en irai à vous. » Mais
pour lui les épreuves de la vie n'étaient point de stériles leçons. Ainsi
menacée des vaisseaux anglais et des Flamands, pourquoi la France
n'aurait-elle pas à son tour ses ports et sa marine ? La marine, en effet,
n'était-elle pas comme la poudre une force nouvelle ? On était loin de
l'époque où soit pour le périple d'Hannon d'Arsinoé à Gibraltar sous le roi
Néchos, soit pour le trajet de Néarque des bouches de l'Indus à celles de
l'Euphrate, les anciens, privés de cartes marines, n'avaient pour se guider
en mer que l'aspect du ciel et ne pouvaient s'éloigner des côtes toujours si
périlleuses. Déjà les Génois se servaient de la Marinette, dite ensuite
Boussole. On en disait des merveilles. Les Arabes, assure-t-on, la
connaissaient et s'en servaient bien avant la fin du treizième siècle. On
pense que les croisés l'avaient empruntée des Arabes et que ceux-ci la
tenaient des Chinois, qui paraissent l'avoir connue et lui avoir donné un nom
avant l'an 121. Toujours est-il qu'elle fut perfectionnée par le napolitain
Flavio, et depuis lors on s'en est utilement servi pour de lointaines
recherches. On approchait du temps où (1492), grâce à la boussole et à l'astrolabe, les
Espagnols et les Portugais allaient pénétrer par des routes nouvelles dans
les deux Indes. Si en effet la boussole permettait de s'orienter exactement
du nord au sud et réciproquement, l'astrolabe, surtout aidé du chronomètre,
donnait un moyen sûr de se diriger de l'est à l'ouest. Dès ce
moment la politique vit dans les forces maritimes un moyen d'action
considérable dans la guerre, et l'on distingua entre marines militaire et
marchande. Dès lors aussi les constructions navales, puisqu'il fallait oser
davantage et rester plus longtemps en mer, prirent plus d'ampleur et de
solidité. Toutes ces considérations faisaient entrevoir à l'esprit prévoyant
et à la sagacité de Louis XI quel serait l'avenir de la marine. Il s'en
préoccupa donc justement. Le grand amiral, sire de Bourbon, son gendre, était
fort au courant de ce genre de service, et son lieutenant Guillaume de
Casenove dit Coulon, excellent officier de marine, devait se couvrir de
gloire. Tous deux donnaient de fort bons avis au roi pour la défense des
côtes, entre autres celui de fortifier la Rogue et d'en faire un bon port ;
projet fort goûté de Louis, mais que ses luttes contre la noblesse apanagiste
ne lui permirent pas d'exécuter. Toutefois, l'armement de la flotte était si
bien dirigé « qu'en 1470, Louis XI rassembla jusqu'à soixante beaux
navires et en donna le commandement à son gendre[13] ». Une
autre grande et belle découverte avait encore attiré l'attention du roi. Vers
1450 Guttemberg inventait à Mayence l'usage des caractères mobiles. Le
psautier, le plus ancien des livres portant date, parut en 1457, et la bible
de Mayence en 1462. Louis XI s'empressa, en 1463, d'envoyer en cette ville
Nicolas Jenson, maitre de la monnaie de Tours, pour s'informer de la taille
des poinçons et caractères au moyen desquels se reproduisaient les plus rares
manuscrits. Mais l'envoyé Jenson, peu fidèle à sa mission essentiellement
française, songea à son propre intérêt, passa en Italie, et en 1468 fonda à
Venise une imprimerie devenue célèbre. Toutefois le roi ne se rebuta point
par ce mauvais succès. Alors vivait Théobald Manucio, digne précurseur des
Estienne qui furent aussi l'honneur de l'art typographique. Par leur zèle,
leur savoir et leur dévouement aux chefs-d'œuvre de l'antiquité grecque et
latine, ces deux familles ont des droits égaux à notre reconnaissance.
Manucio ou Alde l'Ancien, né en 1449 à Bassiano, et surnommé Romain à cause
de la proximité de ce lieu avec Rome, avait non-seulement fait d'excellentes
études à Rome et à Ferrare sous les plus habiles maîtres du temps, mais suivi
les leçons du célèbre professeur de grec Guarini. Son nom se rattache à celui
même des inventeurs de la typographie. Ce fut lui qui reçut de Louis XI la
mission d'aller auprès de Guttemberg pour parvenir à connaître enfin le
secret de l'imprimerie, et il s'en acquitta avec une profonde intelligence. A
son retour il épousa la fille d'André Torregiano d'Assola, qui en 1479 acquit
l'imprimerie de Nicolas Jenson. Ce fut
vers 1470 que les imprimeurs ou libraires de Mayence envoyèrent quelques
habiles de leur état qui s'établirent à la Sorbonne. C'étaient Ulric Gering,
Martin Crantz et Michel Friburger, venus à la requête de Guillaume Fichet,
savant de Savoie, professeur de rhétorique et de philosophie en la Sorbonne,
et de Jean Hélin de la Pierre, professeur d'Écriture sainte et prieur de
cette maison : ces deux hommes distingués partagent ainsi la gloire de ces
premiers essais. Tels furent les premiers typographes en France ; après eux
vinrent Pierre Cœsaris et Jean Stoll, que l'on considéra comme les disciples
de Gering. Ce dernier se montra reconnaissant de la protection que leur
accorda la Sorbonne, et sans doute pour cette raison les docteurs de cette
compagnie le désignent comme le fondateur de l'imprimerie française. La
bienveillance de Louis XI en faveur des fondateurs de la typographie trouva
en cette année 1574 à se manifester. Un facteur ou mandataire de Pierre
Schaeffer et d'autres imprimeurs de Mayence, né à Munster et nommé Hermann
Statelren, étant mort à Paris, le roi commit Jean de Chaumont son secrétaire,
et Jean de Gourville son panetier pour faire l'inventaire des biens du défunt
et les saisir comme appartenant à un étranger non naturalisé. D'ailleurs
celui-ci venait d'une ville bourguignonne, par le fait ennemie ; c'était le
droit d'aubaine du roi. Opposition est formée par l'université, qui demande à
avoir la garde des biens du décédé. L'affaire ayant été évoquée devant le
parlement la cour décide que les exécuteurs du testament de Hermann Statelren
et les gens de l'Hôtel-Dieu présenteront leur requête ail procureur du roi,
pour qu'il leur soit répondu ; qu'à l'égard des livres appartenant aux
marchands de Mayence, ville amie du duc de Bourgogne, il fallait que le roi
en décidât ; ce qu'il fit. « Le parlement, répondit Louis XI, n'a point
à s'occuper de cette affaire, pas plus que l'université. Tout ce qui était au
domicile du défunt, que ce soit à lui ou à d'autres, est et demeure
confisqué. » Le roi
voulait consacrer son droit : mais les imprimeurs ou libraires de Mayence
perdront-ils leurs livres ? Nullement : Louis, voulant favoriser cette utile
et très-libérale profession, fait en réalité abandon de son droit d'aubaine ;
il ordonne donc à Jean Briçonnet, receveur général, « de solder chaque
année aux imprimeurs de Mayence huit cents livres tournois jusqu'au parfait
payement de 2.425 écus d'or 3 sous tournois, montant de leur propre
estimation pour valeur des livres appartenant auxdits libraires, saisis et
vendus à la requête du roi, après le décès de Hermann Statelren, Allemand,
leur correspondant en France ». Par d'autres lettres il indique que le
remboursement se fera sur les deniers provenant des péages et crues qui
seront imposés sur certaines marchandises allant et venant en Berry et en
Nivernais. A cette
occasion nous ne pouvons passer sous silence l'injure qu'on a faite à Louis
XI. « Comment, s'écrie un historien[14], a-t-on pu dire que si la
curiosité de ce prince eût fait quelque réflexion sur l'avancement et la
décoration des bonnes lettres, la barbarie n'eût pas tyrannisé si longtemps
de beaux esprits t » Louis, en effet, fut certainement l'esprit le plus
cultivé de son temps et le plus supérieur au siècle où il vécut. Le juger
autrement c'est prouver qu'on ne l'a ni connu ni compris. « Ce fut sous Louis
XI que les lettres commencèrent à renaître[15]. » Nulle école au monde
n'était plus florissante que l'université. On y comptait alors douze cents
étudiants de tontes nations. De là sont sortis Reuchlin, qui a fait revivre
les sciences en Allemagne ; Érasme et beaucoup d'autres esprits éclairés. On
se rappelle l'accueil offert par la munificence royale aux savants grecs
venus d'Italie ou directement de l'ancienne Byzance. Par suite de cette
sympathie pour le monde savant et pour la mémoire de Charlemagne, le premier
initiateur des lettres en France, Louis ordonna que le 28 janvier, jour de sa
fête, fût célébré comme un dimanche, ce qui eut lieu. Ainsi pour renaître en
notre pays le goût des arts, comme celui des lettres, n'attendit point le
signal de nos malheureuses guerres d'Italie, car en 1473 venait de mourir
Jean Juvénal des Ursins, archevêque de Reims, qui le premier introduisit la
musique dans le chœur de sa cathédrale. Dès lors ce goût et celui de la
peinture se répandirent dans les églises et même dans les monastères. En 1464
on cite les orgues de l'abbaye d'Anchin, et parmi les notables dévastations
du XVIe siècle on remarque les orgues et les tableaux de Marmoutiers. Toutes
les fois que le roi put ouvrir un nouveau champ aux observations si diverses
de la science, il encouragea les essais des savants. En ce moment on
s'occupait de trouver un moyen de guérison à la maladie dite la pierre. Alors
le sire d u Bouchage, et d'autres aussi, en étaient atteints ; on n'avait
point encore osé opérer. Un archer condamné à mort pour crimes se trouvait
affecté de cette maladie. Chirurgiens et médecins demandèrent au roi qu'il
leur fût livré pour être taillé, s'il y consentait ; ils obtinrent pour
condition que s'il guérissait, comme on l'espérait, il aurait sa grâce. La
chose étant ainsi consentie et convenue, l'opération eut lieu au mois de
janvier ; elle réussit, et le patient, ainsi délivré, eut une pension du roi.
Ce ne fut pas le seul progrès que l'art médical fit sous son règne. Devançant
les idées de notre siècle, il pensa que les animaux, dont l'organisme a tant
d'affinité avec le nôtre, pouvaient servir utilement aux expériences
nécessaires à éclairer les points obscurs de la science. Le 19 février 1480[16] se réunissent par ordre de
Louis XI, en l'hôtel-de-ville de Tours, le maire, quatre échevins, Jean
Guérin, Louis de la Mezière, maître d'hôtel du roi ; Simon Moreau,
apothicaire ; deux officiers de Jean de Daillon, gouverneur de Touraine, et
les clercs de la ville, pour « assister à aucunes choses qui se devoient
faire de par le roi ». On fit sur un chien l'essai de certain poison, qui fut
administré à forte dose dans une fressure de mouton frite. Procès-verbal de
la mort du chien fut dressé, et le lendemain, afin d'examiner les désordres
causés par la matière toxique, on procéda à l'autopsie de l'animal en
présence de sept barbiers et chirurgiens de la ville. Jamais les grands soucis de la politique ne faisaient oublier à Louis XI les humbles devoirs de la royauté. Les actes de cette année 1474 en font foi. Il règle le ressort de ses hautes cours, de Senlis 14 avril : l'Armagnac sera du ressort de Bordeaux, et le Quercy du ressort de Toulouse. Du bois de Malesherbes, 10 août, plusieurs généraux et officiers des aides sont destitués et remplacés, et des mesures sont prises contre les abus dans la levée des deniers royaux. A la demande de l'amiral Louis de Bourbon, des foires sont accordées en ce mois à la Bogue et en décembre à l'église de Lyon. Aux faveurs publiques s'en mêlent de particulières : en mai il confère la haute justice à Jean d'Estouteville, la noblesse à Hugues Soult, la terre de Laveur à Jean de Foix, comte de Candale ; celle de Rivière à Jean de Foix, vicomte de Narbonne ; celle de Villa près Agen à Guillaume de Meny-Pény, sire de Concressaut ; ajoutons une remarquable manumission d'un ecclésiastique de Châlons, lequel, affranchi de ses seigneurs naturels, ne l'était point encore du roi de qui il avait encouru la servitude : e Le roi, inclinant libéralement à sa requête (Chartres, août), lui accorde tous les droits des hommes libres. » Enfin de Château-Thierry il récompense les services de Gilbert de Chabannes, sire de Curton, et de Imbert de Bastarnay, sire du Bouchage, par le don de plusieurs terres qui lui étaient échues pour raison de forfaiture. Les droits municipaux sont toujours favorisés : à Sens, sur la présentation de seize notables, il sera établi un maire et un conseil ; la ville de Mende aura un consulat perpétuel ; Angers une mairie complète ; et permission est donnée à la ville de Blois d'établir un pont. Paris ne saurait être oublié : un édit de la fin de novembre supprime tout impôt sur les vivres et lève tous les obstacles qui pourraient arrêter ou retarder l'arrivée des subsistances en cette cité. Une autre ordonnance pourvoit à la salubrité publique et prescrit l'assainissement du cours de la Bièvre près Saint-Nicolas du Chardonnet ; enfin nous ajouterons les lettres de rémission du 8 janvier en faveur des marchands de Paris, à cause de leur zèle pour Beauvais. Ainsi le roi donnait à tous l'exemple du travail et de la prudence ; il affermissait son autorité, procurait à son peuple la part de prospérité possible à cette époque, et ne laissait presque rien à l'imprévu. |
[1]
Legrand.
[2]
Jean de Troyes.
[3]
Art de vérifier les dates.
[4]
Jean de Troyes.
[5]
Sauval, Histoire de Paris, t. II, p. 87.
[6]
Jean de Troyes.
[7]
M. de Béthune, n. 2907.
[8]
Isambert, Recueil des lois.
[9]
Barante, t. X, p. 263.
[10]
Michelet.
[11]
Pierre Mathieu.
[12]
Pièces de Legrand.
[13]
Châtelain.
[14]
Legrand.
[15]
Legrand.
[16]
Archives de la ville de Tours.