HISTOIRE DE LOUIS XI

SON SIÈCLE, SES EXPLOITS COMME DAUPHIN - SES DIX ANS D'ADMINISTRATION EN DAUPHINÉ - SES CINQ ANS DE RÉSIDENCE EN BRABANT ET SON RÈGNE

TOME SECOND

 

CHAPITRE DIX-SEPTIÈME.

 

 

Mariage des filles du roi. — Le connétable s'empare de Saint-Quentin. — Il se réconcilie avec le roi. — Les réalistes et les nominaux. — Trêves de Bourgogne prolongées. — Ambassades et revues. — Difficultés graves du Roussillon. — Le duc de Bretagne pris pour arbitre. — Reprise du Roussillon et siège de Perpignan. — Sédition de Bourges réprimée. — Arrêt contre le duc d'Alençon. — Saisie de l'Anjou. — Alliance de Charles de Bourgogne et d'Edouard 1V. — Hagenbach et siège de Neuss. — Traité de Louis XI avec les Suisses. — Bataille d'Héricourt. — Développement de la marine. — L'imprimerie en France. — Administration du roi.

 

Le roi se trouvait ainsi dégagé d'une affaire fort épineuse en réalité et qui lui tenait fort à cœur. ll était pour lors en paix avec ses redoutables vassaux. Sera-ce pour longtemps ? Il cherche à fortifier ses alliances, à se faire des appuis. Ainsi il marie sa fille Anne de France, celle même qui avait dû épouser le duc Nicolas de Lorraine, au cadet de la maison de Bourbon : tout portait à penser qu'il en serait un jour l'aîné ; mais, avec sa prévoyance accoutumée, pressentant qu'il pourrait mourir avant la majorité de son fils, il convenait à Louis XI de laisser la régence à un prince pour toujours éloigné de la couronne, puisqu'avant sa maison existaient alors celles d'Orléans, d'Angoulême, d'Anjou, de Bourgogne et d'Alençon. Il en serait plus attentif à là surveillance du dauphin et plus désintéressé pour le soin des affaires. Le contrat de mariage de Pierre de Bourbon, seigneur de Beaujeu, fut signé par le roi le 13 novembre 1413. Les stipulations sont toujours le- retour des biens à la couronne au cas où il n'y aurait pas d'enfants issus de ce mariage. Le roi donne cent mille écus de dot à sa fille, qu'il aime tendrement : il est convenu que si l'aîné, Jean, duc de Bourbon, meurt sans postérité, tous ses biens passeront à Pierre de Beaujeu, son frère ; et cela sans porter préjudice au douaire et autres intérêts de Jeanne, duchesse de Bourbon.

Le contrat de Jeanne de France avec Louis d'Orléans avait été signé une quinzaine de jours avant celui d'Anne de France, le 28 octobre, à Jargeau, puis ratifié le lendemain par Marie de Clèves, veuve de Charles, duc d'Orléans et mère de Louis. « Mais ce mariage ne fut consommé qu'en 1476, parce que Louis n'était que dans sa quinzième année et Jeanne dans sa treizième. Le roi l'avait eue lors de son avènement. Elle était à peine née que Charles d'Orléans la demanda pour son fils, et elle lui fut accordée. » Il est évident qu'en ces alliances on ne considérait que les intérêts et les convenances politiques. Rien n'annonçait alors que Louis d'Orléans dût être un jour si près du trône et y arriver ; mais il était un des premiers princes du sang. Il fut dit que le roi donnerait en mariage cent mille écus d'or, payables en trois termes égaux : le premier, le jour de la célébration des noces, et les deux autres, les deux années suivantes.

Comment a-t-on pu dire et faire croire que Louis XI eût donné sa fille Jeanne à Louis d'Orléans parce qu'elle était contrefaite et qu'il pensait qu'elle n'aurait pas d'enfants ? Sait-on jamais ce que sera un enfant quand il naît ? C'est Cependant ainsi, sur des conjectures souvent haineuses, que l'histoire est écrite. Jeanne de France fut une pieuse princesse, même une sainte. Elle s'est rendue illustre par la bonté de son cœur, par sa patience à supporter les dédains et la noire ingratitude de son époux et surtout la rupture de son mariage en 1498.

Les causes de cette conduite de Louis d'Orléans sont manifestes : l'histoire ne les peut passer sous silence et elles importent pour la parfaite appréciation de bien des faits. Nous laisserons parler celui[1] qui le mieux connut et rassembla les pièces de ce temps :

« Ce prince avait aimé la reine Anne de Bretagne, veuve de Charles VIII, dès sa première jeunesse : M'aimait encore et désirait l'épouser. Son mariage près de vingt-cinq ans auparavant, consommé et revêtu de toutes les formes avec Jeanne de France, était un obstacle. Pour rompre ce mariage il n'eut point de honte d'entasser faussetés sur faussetés. Il allégua que Louis XI lui avait fait violence ; qu'il n'avait jamais consommé le mariage La prison qu'il souffrit pour sa révolte et pour avoir été pris les armes à la main en combattant contre son roi, il l'attribuait à la répugnance et à l'aversion qu'il avait pour son épouse. Il joignit l'ingratitude et le parjure au mensonge, crimes qui auraient jeté mille scrupules en toute âme religieuse, si même ils ne rendaient le second mariage nul. »

Ces intérêts de passion expliquent les plus odieuses trames du duc d'Orléans pendant la minorité de Charles VIII, les troubles qu'il suscita et les calomnies qui, depuis lors, n'ont cessé d'être répandues sur tous les actes de la vie de Louis XI. « Il serait à souhaiter pour la mémoire de Louis XII, dit encore le même auteur, que ce mariage n'eût jamais été fait, ou qu'il n'eût pas été cassé. Quiconque saura la vérité et croira qu'il y a une providence, ne sera pas surpris que Dieu n'ait pas béni les autres mariages de ce prince. »

Citons encore le témoignage de Brantôme, d'ailleurs si peu favorable à Louis XI : « Jeanne de France fut si bonne, qu'après sa mort on la tenait pour sainte... Louis XII a protesté ne l'avoir épousée que par force et craignant l'indignation, de Louis XI, qui était un maître homme... C'est à douter, ajoute-t-il, s'il ne la toucha point durant Louis XI et Charles VIII. Après la mort du père et du frère il nia tout Quelle bonté fut la sienne ! Pour la liberté de son époux elle importuna tous les jours Charles VIII, son frère, et Pierre de Bourbon... Louis XII fut blâmé de méconnaissance lorsqu'il la répudia. » Jeanne de France, après avoir édifié le monde par sa vertu et ses exemples, mourut paisiblement au milieu des religieuses du couvent de l'Annonciade, qu'elle avait fondé.

Louis XI avait donc suivi en ces deux mariages toutes les règles de la prudence à l'égard de sa famille et de l'État. Comme pour porter bonheur, aux deux unions qu'on célébrait alors, on procéda le 27 octobre à la révision et annulation du procès de condamnation de Jeanne d'Arc : grande et juste réparation qui fut suivie de l'éloge de cette héroïque victime. Mais plus difficile était la conclusion d'une bonne paix entre la France et la Bourgogne. Les conférences qui devaient s'ouvrir à Clermont en Beauvaisis eurent lieu en juillet à Senlis et à Compiègne. Les officiers du roi reçurent l'ordre de donner aux envoyés du duc de Bourgogne toute facilité pour s'y rendre ; les députés français étaient : le chancelier Do-niole ; Georges de la Trémoille, sire de Craon ; Jean le Boulanger, premier président du parlement ; Guillaume Cerisay, greffier de cette cour, et Nicolas Bataille, avocat ; mais, comme président de cette commission, le roi désigna le comte de Dammartin. Après la verte réplique que celui-ci avait adressée au duc le choix était significatif. Jusqu'à la mi-août on ne put convenir de rien. Le duc d'ailleurs demandait Amiens et Saint-Quentin : le roi ne voulait pas livrer ainsi les clefs de la Picardie. Louis XI désirait sincèrement la paix : Charles de Bourgogne ne faisait paix ou trêve que pour recommencer la guerre ou la porter sur un point différent. Il s'adressa même à la seigneurie de Venise pour engager à sa solde Barthelemy Coglione, alors capitaine illustre des Vénitiens : cette négociation échoua ; et ses envoyés, sires Francisque de Montjeu et Guillaume de Rochefort, durent se contenter d'enrôler Jacques Galiot et Nicolas Campo-Basso, deux chefs de compagnies habitués à Fendre leurs services.

Sur ces entrefaites, un nouvel incident vint compliquer la situation. Le connétable de Saint-Pol, lieutenant du roi en Picardie, avait reçu de grands pouvoirs, entre autres celui de disposer des biens de ceux qu'on appelait « rebelles tenant le parti du duc ». Ainsi en usa-t-il, le 6 novembre 1473, en faveur des sires de l'Ile-Adam et de Flavy, au risque de se créer de nouveaux ennemis. Tout à coup, on apprit qu'il venait de s'emparer de Saint-Quentin, d'en chasser les gens du roi, et qu'il semblait se rapprocher du duc de Bourgogne. Louis XI sentit toute la gravité du fait : pour y pourvoir il nomme aussitôt, par lettres patentes du 14 décembre, le comte de Dammartin lieutenant général ès villes de Senlis, Creil, Compiègne, Noyon, Soissons, Laon, et ès marches des environs. Prenant encore des ménagements, il dit que c'est pour entretenir et continuer le commerce entre ses sujets et ceux du duc de Bourgogne qu'il veut avoir en Picardie un homme sûr et fidèle, à l'effet de donner les congés nécessaires et de remplir toutes les attributions que son titre comporte. Ce choix parlait assez, car le comte de Chabannes n'était nullement l'ami du sire Louis de Luxembourg.

Pendant ce temps les conférences pour la paix se tenaient toujours à Compiègne, et le 7 décembre Louis XI avait fait partir le sire de Curton, sénéchal du Limousin, avec ordre au grand-maître et au chancelier de l'admettre aux conférences. De son côté le connétable, effrayé sans doute de sa hardiesse, avait jugé prudent de se faire excuser auprès du roi. Le 91 décembre, par le prélat Louis d'Amboise, Louis XI informe ses délégués de ce qu'il a appris des gens du comte de Saint-Pol. Il leur dit « que le sire de Genlis lui parait bien disposé ; qu'il lui a promis de gagner Mouy et ses hommes d'armes : il exhorte ses ambassadeurs à entretenir le sire de Genlis dans ces mêmes sentiments. Le point capital est d'avoir Saint-Quentin. Si le connétable le veut rendre, il lui pardonnera. II faut cependant que l'on continue à presser le duc de se prononcer, à lui laisser entrevoir la possibilité de traiter avec le roi, afin qu'il n'entre pas en accommodement avec le connétable. Peut-être pourrait-on se joindra par paix ou trêve aux dépens de celui-ci ; mais, mieux encore, il faut tâcher d'être bien avec le duc et avec le comte. » Telle, en effet, a toujours été sa maxime quand il a eu deux ennemis à la fois. S'il faut qu'il s'approche pour faire réussir cette négociation, il se rendra à Compiègne ; et sitôt ces instructions vues par le sire de Curton, elles doivent être jetées au feu.

Alors les conférences se tinrent à Bouvines, près Namur : là les députés de France et de Bourgogne conclurent un traité qui sacrifiait le comte Saint-Pol, lequel était grandement haï de tous. Mais Louis XI, mieux conseillé, manda au sire de Curton et à Jean Hébert, depuis évêque d'Évreux, qui travaillaient à cet accord avec le chancelier de Bourgogne, maître Hugonet et le sire d'Himbercourt, « de ne point presser l'affaire du connétable ». Rien ne fut donc conclu, et peu après, le 20 janvier, il y eut près Noyon un appointement et même une entrevue entre le roi et Saint-Pol ; Louis XI lui laissa Saint-Quentin, et pour le dédommager de ce qu'il perdait, il lui rendit Meaux et d'autres places. Il y eut à cette occasion rapprochement entre le comte de Saint-Pol et Dammartin, qui n'avaient rien à se demander l'un à l'autre. Le connétable promit et jura « de servir le roi delà en allant à l'encontre de tous, sans nul excepter ». Mais il ne devait pas plus tenir ce serment que les autres : il ne visait qu'à se faire craindre du roi et du duc. Alors Louis s'en retourna à Senlis, Ermenonville, Pont-Sainte-Maxence et autres lieux : de là il allait souvent à l'abbaye de la Victoire faire ses prières, et il crut honorer la Sainte-Vierge en donnant au prieuré de ce lieu une somme de 40.000 écus d'or.

Pendant ces pourparlers de paix ou de trêve vinrent au roi des ambassadeurs de la part de l'empereur Frédéric III[2] et de plusieurs princes allemands, pour le prier de ne point accorder de prorogations : ils promettaient au roi de mettre le duc à sa merci, et ne demandaient qu'à partager avec lui les résultats de la guerre. Le roi avait trop de sagesse pour écouter de semblables propositions : il leur répondit néanmoins de bonnes paroles, les fit accompagner par Jean Tiercelin, seigneur de Brosses, son chambellan et gouverneur du duc d'Orléans, et ne traita avec les princes allemands qu'au mois de décembre 1474. Quant au duc, il semblait toujours chercher de nouvelles aventures. Renforcé de ses troupes d'Italie, il fait la guerre en Alsace. Il se saisit du fils du comte de Wurtemberg, et s'empare de la ville de Montbéliard. Les Suisses, alarmés, ayant menacé d'envahir la Franche-Comté, Charles les apaise ; puis il revient à Dijon. Bientôt la guerre s'allume dans le Nivernais, sous prétexte que quelques seigneurs mécontents sont disposés à prendre son parti, mais en réalité pour se venger de Jean, comte de Nevers, qui s'était fait relever par le parlement de la cession de ses terres et seigneuries au duc de Bourgogne, cession que ce dernier lui avait imposée par la force à Péronne. Châtillon-en-Bazois et Châtenay sont pris : par bonheur le roi veillait et avait des troupes dans le Bourbonnais le long de la Loire. Châtillon est repris ; Louis XI, offensé, ne manque pas d'écrire une lettre très-vive à ses ambassadeurs avec ordre de faire connaître ces infractions aux conservateurs de la trêve alors à Roye, à Péronne et ailleurs, pour qu'ils aient à obtenir réparation des dommages faits en Nivernais. Il ne souffrira pas que, sous couleur de la trêve, on fasse de telles entreprises et qu'on moleste ainsi ses fidèles serviteurs. Le duc, d'ailleurs, marche toujours entouré de sa grandeur accoutumée ; partout où il s'arrête il reçoit avec pompe et munificence diverses ambassades ; surtout, et contre son habitude, il se met en frais de générosité envers ses deux officiers italiens, et leur fait un présent de diamants.

Le roi ne mettait pas tant d'appareil en ses voyages. A Ermenonville il s'en alla loger chez Pierre l'Orfèvre, officier de finances ; et il y séjourna près d'un mois. Il avait ainsi pris l'habitude d'accepter l'hospitalité de ses officiers, de se rendre à leurs fêtes quand il y était convié, et aussi de les faire asseoir à sa table. Aucun de ses prédécesseurs n'avait eu cet usage si bien d'accord avec son but, d'élever le peuple à la bourgeoisie, l'autorité au-dessus de tous, et de mettre partout l'ordre et l'unité sous l'œil du roi. Ainsi le voit-on, au mois de juillet suivant, dîner chez maître de Ladriesche, président des comptes, un des hommes les plus distingués de ce temps.

Toutes ces luttes diplomatiques et ces rivalités d'influences ne s'agitaient qu'en une certaine classe de la société : elles n'empêchaient pas les esprits sérieux et méditatifs de se passionner pour des disputes abstraites et inaccessibles aux vulgaires intelligences. Alors le monde lettré se partageait en réalistes et en nominaux. Cette querelle philosophique avait pris un caractère religieux. Dans la philosophie d'Aristote les classifications et distinctions en genres et en espèces occupent, comme on sait, une large place, et deviennent d'utiles auxiliaires du raisonnement. Mais on en a fait abus. A force de grouper les objets d'après leur ressemblance respective, ou du moins d'après une de leurs qualités communes, on a fini par ne plus s'entendre.

Entre les êtres d'une même espèce, comme entre les espèces d'un même genre, il y a toujours nécessairement une propriété qui en est comme le lien essentiel. Ces propriétés ou qualités communes qui réunissent les êtres en plusieurs groupes pour en former des espèces, ou les espèces pour en constituer des genres, sont-elles des êtres réels et à part dans la nature, indépendamment de l'esprit qui les conçoit, ou ne sont-elles que de purs modes de l'existence, de simples aspects des choses ?

On a longtemps discuté sur ce point. Les uns ont dit : ce sont des êtres réels ; et on les a appelés réaux ou réalistes ; les autres y ont trouvé de simples points de vue de l'intelligence auxquels on a donné des noms ; et on les a appelés nominaux.

Le sacré est bientôt venu s'unir au profane ; il en est résulté une question religieuse, et le zèle pour la foi s'en est mêlé. On a fini par penser que la croyance en la très-sainte-Trinité était intéressée au triomphe des réalistes. C'est ainsi que les conciles et les papes sont intervenus dans ces débats, où le dogme n'aurait jamais été en cause, si on avait bien voulu voir qu'il s'agissait là de pures abstractions, c'est-à-dire de qualités inhérentes aux êtres, mais considérées séparément. Cette doctrine si naturelle fut Celle de Guillaume de Champeaux, d'Abeilard, d'Ockam, de Grégoire de Rimini et d'autres, celle des hommes les plus éminents de l'université de Paris, et particulièrement de l'illustre chancelier Gerson et du docte cardinal Pierre d'Ailly, son ami.

A cause de la guerre il y avait eu, pendant un demi-siècle, apaisement de cette discussion ; vers 1470 elle se ranima. L'Église s'étant prononcée, on conçoit que Louis XI, pour être agréable au saint-père, excité aussi par Jean Boucard, évêque d'Avranches, son confesseur, C par le docteur grec Vasselus Gansfortius qu'il avait appelé à Paris, d'ailleurs fort désireux de mettre un terme à ces querelles de l'école qui passionnaient les étudiants, ait rendu son ordonnance contre les nominaux, avec la persuasion qu'il servait ainsi l'Église.

Il ordonne donc, de Senlis, ter mars 1473, « que dans l’université on enseigne la doctrine d'Aristote, et de son commentateur ‘Averroès ; celle d'Albert le Grand, de saint Thomas-d'Aquin, d'Egidius de Rome, de Scot, de Bonaventure et des autres docteurs réalistes. » Il caractérise sévèrement les doctrines des nominaux ; il veut qu'elles ne soient nulle part ni publiquement ni secrètement enseignées ; que le serment en soit fait au recteur par tous ceux qui professent, et que le président du parlement tienne la main à ce que les livres où les dites théories pourraient être contenues soient avec soin examinés et au besoin saisis. Il y eut alors une sorte de persécution ; mais, sept ans après, cet édit fut modifié ou rapporté. e Les anathèmes cessèrent ; les livres des nominaux furent rendus, et le roi permit d'étudier ce qu'on voudrait. L'université reçut avec joie et reconnaissance cette nouvelle décision de Louis XI[3]. »

Les actes administratifs de cette année 1473 donnent, comme toujours, des preuves de la munificence du roi. En mai et juin paraissent de nombreuses lettres d'anoblissement, de naturalité et de légitimation ; on remarque parmi ses diverses générosités un amortissement en faveur de l'Hôtel-Dieu de Paris. Plusieurs lettres patentes portent accroissement seulement temporaire (Cléry, 16 octobre) du droit de sel, pour supplément aux honoraires des officiers du parlement ; un règlement pour la vacance et l'administration des bénéfices de l'évêque d'Alby ; un affranchissement de tailles pour la ville de Laon ; une confirmation de privilèges pour la chapelle de Vincennes ; un édit pour le cours des monnaies de France et de Dauphiné et en tout le royaume, et une interdiction contre les monnaies étrangères ; des concessions de foires et des privilèges à celles de Provins. Cette année semble être celle où Louis XI a été le plus prodigue de faveurs envers ses serviteurs. Il nomme (6 mars) Louis d'Amboise, évêque d'Alby, à la présidence des états de Languedoc et aussi lieutenant général du duc de Bourbon en cette province et lieux voisins. On connaît surtout ses dons si nombreux à Jean de Daillon, seigneur du Lude : outre les rémunérations et pensions déjà mentionnées, il lui confère une autorité militaire sur le Languedoc et le Roussillon.

Le roi venait encore de découvrir une conspiration plus certaine et de courir un danger plus grand que ceux auxquels il avait échappé à Alençon. Ayant désiré d'attirer à son service le marchand Ithier, jadis maître de la chambre aux deniers de son frère, le duc de Guienne, et alors au service du duc de Bourgogne, il lui avait offert l'abolition pour tout le passé, un office de maître des comptes, et une pension de mille livres. Ithier parut d'abord tout repousser ; puis, feignant de s'adoucir, il envoie à Amboise auprès du roi, comme pour écouter ses propositions, un de ses familiers, nommé Jean Hardi. Le prétexte des divers voyages de celui-ci semblait être de stipuler dans l'intérêt de son maître ; mais sa vraie mission était de faire empoisonner le roi. « Bien fol, dit Jean de Troyes, non ayant Dieu devant les yeux, et ne songeant point que, s'il eût réussi, le noble royaume de France était perdu. »

Hardi s'ouvre de son dessein à un officier de bouche du roi sur lequel il croyait pouvoir compter. Celui-ci paraît accepter la proposition, mais déclare ne pouvoir s'en charger sans le concours d'un nommé Colinet qui avait été avec eux en l'hôtel de monsieur de Guienne. On prend jour pour convenir de tout : dans cette conférence Jean Hardi leur remit le poison dont ils devaient se servir. L'argent était encore là le mobile du crime ! Mais ceux-ci allèrent sur-le-champ trouver le roi, lui dirent tout et lui apportèrent le poison. Hardi fut arrêté : on le mit dans une charrette, attaché sur un siège élevé, pour qu'il fût vu de tout le monde. Blosset, capitaine des cent archers du dauphin, était chargé de le conduire à Paris ; il y arriva le 20 janvier et il remit son prisonnier à sire Hesselin, prévôt des marchands, et aux échevins accompagnés du greffier, des officiers et des archers de la cité.

D'après la volonté du roi, la ville de Paris dut, par l'organe du parlement, instruire l'affaire, la juger et faire punir le coupable. On lui fit aussitôt son procès. Dans l'instruction des personnages fort considérables se trouvèrent compromis. On ne se pressa point ; Hardi avoua tout. Il resta en prison jusqu'au 30 mars. Ce jour-là, l'arrêt du parlement lui fut signifié par le sire de Gaucourt, gouverneur et lieutenant du roi, assisté du premier président le Boulanger, du prévôt et des échevins. On a le texte de l'arrêt : « Comme crimineux de lèse-majesté, il est condamné à être traîné sur la claie, de la Conciergerie à la porte du palais, de là, emmené en un tombereau devant l'hôtel de ville, pour y être écartelé sur un échafaud dressé à cet effet. » On dut ensuite mettre sa tête au bout d'une lance, envoyer ses membres en quatre villes frontières, pour y être exposés, brûler son corps, et raser sa maison. Toute la peine fut exécutée le même jour. Un notable docteur en théologie, nommé Jean Hüe, lui avait été donné pour l'assister.

L'arrêt ne dit mot du duc de Bourgogne ; cependant le bruit public et plusieurs historiens ne l'ont pas épargné en cette occasion. On a même avancé qu'il avait promis 50.000 florins à qui empoisonnerait le roi. Un fait constant, c'est que « Jean Hardi avait offert jusqu'à 20.000 écus à Colinet de la Chesnaie, officier de bouche auprès du roi. » La fidélité de Colinet fut dignement récompensée : de cuisinier qu'il était, Louis le fit son maître d'hôtel ; il lui donna en outre la seigneurie de Castéra et d'autres biens dans la sénéchaussée de Toulouse, pour lui et ses successeurs. Ce don fut même plus tard maintenu par François Ier contre certaines prétentions.

Malgré tous ses sujets de plaintes à l'égard du duc de Bourgogne et les sollicitations des princes d'Allemagne qui commençaient à leur tour à s'effrayer de l'ambition insatiable de leur tracassier voisin, les conférences se continuaient. Comme il était impossible de s'entendre pour une paix définitive, il fallut donc simplement prolonger la trêve jusqu'au ter avril, ce qu'approuvèrent le roi à Senlis, le ter mars, et le duc à Vesoul le 20 ; ensuite on prorogea jusqu'au 15 juin 1474 et encore à ce terme jusqu'au ter mai 1475. Cette situation, qui n'était ni la paix ni la guerre, convenait à merveille au duc Charles, qui espérait en avoir bientôt fini de ses querelles allemandes et revenir promptement à la charge contre le roi. D'ailleurs cet état transitoire le dispensait de tout hommage.

Furent compris dans la trêve de la part de Louis XI, le roi des Romains, les rois de Castille et Léon, d'Écosse, de Danemark, de Sicile, d'Aragon, de Hongrie, les ducs de Savoie, de Milan, de Lorraine, l'évêque de Metz, la seigneurie et communauté de Florence, la seigneurie et communauté de Berne, leurs alliés de la ligue de la haute Allemagne, et ceux du pays de Liège qui se sont déclarés pour lui. De la part du duc de Bourgogne on nomme le roi des Romains, les rois d'Angleterre, de Portugal, de Sicile, d'Aragon, le prince Ferdinand de Castille, les rois de Danemark, de Hongrie, de Pologne, le duc de Lorraine, la duchesse de Savoie, le duc d'Autriche, la seigneurie de Venise, le comte Palatin du Rhin, les ducs de Clèves, de Juliers, les archevêques de Mayence, de Trèves, de Cologne, les évêques de Liège, d'Utrecht et de Maëstricht. On déclare toutefois expressément que de part et d'autre sont compris les alliés existant au moment de la conclusion de la trêve et que ceux qui voudront adhérer à la prorogation devront en donner avis dans les trois mois à partir du jour de ladite prorogation.

Cette restriction regardait indirectement les difficultés pendantes entre les souverains de France et d'Aragon. Alors Louis XI n'avait plus dans le Roussillon que le château de Perpignan, Laroque, Bellegarde et Collioure. Jean II, maître de tout le reste, espérait toujours profiter d'un moment où la France, fatiguée de tant de résistance, finirait par lâcher prise, sans recevoir la somme convenue. Le duc de Bretagne et lui étaient pour lors fort unis. Aussi, d'accord avec son allié, Jean H fit-il partir de Barcelone vers Louis XI, le 4 février 1473, les deux ambassadeurs Cardone, comte de Prades, et Castellan d'Emposte, accompagnés d'une suite nombreuse et brillante. Avec eux firent voyage l'évêque de Lombez, le sénéchal de Dauphiné et Jean Tiercelin. Leur mission apparente était de traiter du mariage du dauphin et d'Isabelle, fille alliée de Ferdinand d'Aragon, à peine alors âgée de quatre ans ; mais aucun des deux rois ne songeait sérieusement à cette union : on ne pensait, de part et d'autre, qu'à conserver les provinces engagées. De là l'acharnement qu'on y mettait des deux côtés, en sorte qu'on disait communément que « cette guerre « d'Espagne[4] était le cimetière des Français ».

L'affaire de Roussillon ne s'était donc nullement éclaircie par le fait du dernier traité ; aussi les ambassadeurs ne venaient-ils que pour tromper la vigilance du roi. A leur arrivée à Montpellier, ils demandèrent à Jean de Bourbon, évêque du Puy et gouverneur du Languedoc, l'entrecours libre du commerce entre la France et l'Aragon. L'évêque n'eut garde d'y accéder : il répondit que pour une requête de cette importance le roi seul en pouvait décider. Les seigneurs espagnols continuèrent donc leur route et arrivèrent à Paris le 30 mars. Alors le roi était sur la frontière de Picardie ; néanmoins ils furent magnifiquement accueillis par le comte de Penthièvre, le sire de Gaucourt et autres seigneurs. Les fêtes furent splendides, et durèrent jusqu'au jour de Pâques fleuries. « Jamais, assure-t-on[5], il ne s'était rien vu de pareil. » Sans parler des festins donnés à cette occasion, les ambassadeurs reçurent tous les honneurs qu'on peut attendre d'un grand peuple. Les plus riches dons ne manquèrent pas.

C'est le samedi 16 avril que le roi arriva à son tour à Paris : il s'y montra accompagné de beaucoup de seigneurs. Là vint aussi une ambassade d'Allemagne, dont le duc de Bavière était le chef, e une autre de Bretagne, présidée par Philippe des Essarts, seigneur de Thieux, « lequel auparavant était été contre le roi ». Louis XI lui fit bon accueil et lui remit les 10.000 écus promis, ainsi que la charge de maître enquesteur et de général réformateur des eaux et forêts ès marches de Brie et de Champagne, office que tenait le sire de Châtillon.

L'ambassade de Bourgogne pour la prolongation de la trêve devait dans le même temps se trouver également à Paris. Le roi profita donc de la présence de tant de représentants des puissances pour passer, à la tête de ses meilleurs capitaines et des gentilshommes de sa maison, une des plus belles revues ou montres qu'il y eût encore eu des milices bourgeoises de la capitale. Il s'y trouva, dit-on, cent mille hommes sous les armes, tous bien équipés, en bel uniforme et munis d'une forte artillerie. Ce spectacle imposant semblait leur dire : « Messieurs, qui vous souvenez de Montlhéry, n'y revenez plus. » On y remarquait en grande tenue le comte de Dammartin, Philippe, comte de Bresse, René, comte du Perche[6], Salazart et plusieurs autres capitaines de renom. Après cette fête, qui eut lieu le mercredi 20 avril 1474, le roi retourna pour quelque temps en Picardie, laissant à Paris les principaux membres de son conseil le chancelier Doriole, Tristan, évêque d'Aire, le comte de Candale, le protonotaire Jean d'Amboise, et d'autres.

Les envoyés espagnols commencèrent par écrire aux plénipotentiaires réunis alors à Compiègne pour se plaindre qu'on eût conclu une trêve sans prendre l'avis du roi d'Aragon, leur maitre, qui, leur semblait-il, eût dû être consulté ; car il ne lui suffisait point, à leur avis, d'y être compris : ensuite ils demandèrent à être entendus devant le conseil. « Là ils se plaignent des atermoiements qu'ils subissent ; ils protestent contre les dommages qui en peuvent résulter. Pour ce qui est du passé, disent-ils, depuis que le roi Jean II a engagé les deux provinces au roi, les événements ont singulièrement annulé, ou au moins diminué cet engagement. D'ailleurs, suivant leur opinion, les promesses du roi n'ont point été complètement remplies : il y a eu un second traité postérieur au premier et conclu à l'occasion des différends survenus entre les rois d'Aragon et de Castille ; d'après leur manière d'interpréter certains articles de ce traité, les troupes françaises eussent dû obéir au roi d'Aragon, ce qu'elles n'ont pas fait. Enfin on reproche au roi Louis d'avoir assisté ensuite Jean de Calabre, qui était mort en effet à Barcelone en guerroyant contre Jean II. » Telles étaient leurs doléances, où ils avaient grand soin de ne parler d'aucun des méfaits qu'on pouvait leur reprocher.

Pour répondre à ces griefs le conseil s'appuie avec raison sur le traité fait en 1462 avec le roi d'Aragon. « Avait-on donc oublié les services rendus par les troupes françaises lorsqu'elles forcèrent les Catalans à lever le siège de Girone où la reine était enfermée ? Aussi on ne peut s'empêcher de rappeler, avec une certaine amertume, qu'au lieu de reconnaître ce que le roi a fait pour lui, Jean II a constamment irrité, jusqu'à la révolte, les populations des comtés engagés : qu'en présence des 'princes souverains il a tenu contre Louis XI des propos injurieux, et que dans les derniers états assemblés à Barcelone il a demandé des subsides pour faire la guerre à la France. Dans ce moment même Bernard d'Olms, chef dévoué au roi d'Aragon, fortifiait Elne au mépris du dernier traité, et cela après en avoir chassé l'évêque comme favorable aux intérêts français. Ne savait-on pas aussi que les garnisons aragonaises faisaient des courses jusque dans le Languedoc, commettant mille désordres, comme dans une guerre ouverte, pillant les habitations et tuant beaucoup de monde ? Depuis même le départ des ambassadeurs, des gens à cheval et de pied de la garnison de Perpignan avaient fait irruption dans le comté de Foix, et étaient venus jusqu'aux portes de Pamiers ; on savait encore qu'ils avaient pris la tour de Cerdagne et le château de Saint-Félix de Biotar, dans la sénéchaussée de Carcassonne ; qu'enfin un chef aragonais avait fait pendre un nommé Jehannot, qui était au service du roi. Louis XI ne peut souffrir tant d'indignités. D'ailleurs le conseil n'ignore pas qu'ils ne sont point venus pour terminer aucune affaire, mais bien pour s'entendre avec le duc de Bourgogne, et que leur mission, loin de se prêter à une bonne paix, semble être de multiplier les difficultés qui s'y opposent. » Toute réponse était difficile à des faits aussi graves.

L'ambassadeur du roi de Sicile, alors à Paris, se joignit bien aux députés aragonais dans l'intérêt de leur maison ; mais on apprenait tous les jours des actes de violence et d'hostilité réellement intolérables à l'égard des Français. Voyant donc que leurs relations avec la Bourgogne étaient découvertes, les envoyés espagnols n'attendirent pas le retour du roi et partirent pour Lyon, non sans laisser un mémoire au protonotaire Jean d'Amboise dans lequel ils prétendaient que, Louis XI étant parent et allié de Jean II d'Aragon, il devait gratuitement porter secours à leur roi contre ses sujets rebelles, d'où résultait que l'engagement de payer 300.000 écus était nul. Il fut dès lors évident que le sort des armes en déciderait encore.

Le roi, en effet, avait envoyé Jean de Daillon avec quatre cents lances pour réprimer les excès et envahissements commis ; il devait agir avec rapidité et dégarnir de vivres les environs, de Perpignan. A leur arrivée au Pont-Saint-Esprit les ambassadeurs durent s'arrêter et furent priés de revenir à Lyon, à cause des opérations de l'armée française et du peu de sûreté des routes. En vain ils protestèrent et se plaignirent à l'évêque de Lomboz et au sénéchal de ne pouvoir continuer leur voyage. Le sire de Gaucourt, gouverneur de Paris, et Regnault de Chesnay leur expliquèrent ce retard nécessaire et leur permirent de repartir. Mais à Montpellier nouvel arrêt : ils durent encore attendre les avis du sire du Lude, bien au fait des intentions du roi, afin de savoir la route qu'ils pourraient prendre sans obstacle.

Pendant ce temps le roi d'Aragon, qui ne recevait nulle nouvelle de ses envoyés, faisait directement au roi ses doléances ; le 46 juin il lui propose, s'il veut bien accorder un sauf-conduit, de lui envoyer Pierre de Peralte, son connétable de Navarre ; mais lorsqu'il voit approcher l'armée française il proteste à son tour et demande à grands cris que la paix soit observée, comme si lui-même s'y était tenu. Le duc de Bourgogne, qui venait d'envoyer l'ordre de la Toison d'or au prince Ferdinand, fit aussi appuyer la réclamation de son allié. Jean II se trouvait, en effet, compris dans la trêve ; mais ses hostilités étaient postérieures à cette convention réciproque. Le retard que les députés avaient éprouvé ne pouvait être attribué qu'à leur refus d'attendre le roi et de revenir alors qu'il les en priait. Au fait, cette pompeuse ambassade, destinée à tromper Louis XI, n'avait trompé personne, et Jean II, malgré toute sa finesse, se trouvait comme pris dans son piège.

Le roi, non sans se douter des sympathies du duc de Bretagne pour le roi d'Aragon, parut décidé à le prendre pour arbitre ; François II avait pour principal conseiller le sire de Lescun, que Louis avait fait gouverneur de la Guienne et qu'il croyait avoir gagné au parti français. Aussi, le 2 juillet, nonobstant ce qui se passait en Roussillon, le duc de Bretagne faisait publier la prorogation jusqu'au mois de mai 1475 de la trêve conclue en novembre 1472. De ce côté on se pouvait ainsi croire assuré de la paix. C'est donc à Nantes que les intérêts de la France en Roussillon durent être discutés. Pour les soutenir Louis y envoya le chancelier Doriole, l'évêque d'Aire et maître Apchon. Par eux il avance, sans toutefois se faire illusion sur la valeur de cette prétention, qu'étant petit-fils d'Yolande d'Aragon et donataire des droits de Marie d'Anjou, sa mère, il peut sans contredit revendiquer les royaumes de Valence et d'Aragon. Toutefois, sachant le but à atteindre, ils doivent avec soin séparer les droits du roi sur les comtés de Roussillon et de Cerdagne des prétentions qu'il affecte d'avoir sur les royaumes susdits. Celles-ci n'étaient évidemment qu'un moyen diplomatique de conciliation sur les intérêts territoriaux des Pyrénées, si importants pour la France.

Le chancelier Doriole expliqua d'une manière claire et irréfutable la situation, c'est-à-dire la possession paisible du Roussillon par le roi pendant plus de dix ans ; les ruses et perfidies du roi d'Aragon pour y susciter une guerre cruelle. Le dernier traité dit positivement que le pays et les villes sont sous le séquestre ; que si dans l'année Jean II ne paye pas la somme convenue il consent à retirer ses troupes et encore à céder totalement le pays au roi ; que s'il paye les 300.000 écus, le roi retirera ses troupes et renoncera à toute prétention sur le Roussillon : Doriole ajoute qu'en 1472, époque de la trêve, le roi possédait Perpignan et le Roussillon ; c'est donc Jean d'Aragon qui depuis la trêve a pris l'initiative des hostilités ; que plus tard il y a eu un traité entre les deux rois de-France et d'Aragon. Or le roi croit avoir le droit de poursuivre l'exécution de ce traité sans contrevenir à la trêve faite entre lui et les ducs de Bourgogne et de Bretagne.

Ne pouvant réfuter des arguments si bien appuyés sur les faits, le duc François déclara que la trêve entre les ducs et le roi n'ayant été faite que pour parvenir à la paix, il ne pouvait approuver ce qui détournait de ce but ; que sans doute le roi d'Aragon ignorait qu'il fût compris dans la trêve lorsqu'il entra dans Perpignan où les peuples l'avaient appelé ; que s'il a tardé à faire connaître sa volonté d'y être compris, ce retard devait être excusé, parce que, soit à cause de la guerre, soit pour tout autre motif, le roi avait fait arrêter les courriers que le duc de Bourgogne envoyait en Aragon pour ratifier cette convention. Il ajouta que le roi Jean II, dans la paix dernièrement faite, avait réservé ses anciennes alliances : sans doute les dommages causés depuis la trêve &Avent être réparés, mais pour cela il faut recourir, non aux voies de fait, mais aux conservateurs de la trêve. Pour ce qui est des prétentions sur les royaumes d'Aragon et de Valence, elles lui paraissent tout à fait nouvelles, et il en sera délibéré quand il s'agira de la paix. Il remarque encore que dans les conférences de Compiègne les députés de Bourgogne s'opposèrent formellement, d'après leurs instructions, à ce que le Roussillon et la Cerdagne fussent exceptés, et stipulèrent qu'il n'y fût point envoyé d'armée, si ce n'est pour préserver les pays limitrophes de toute agression.

Toutefois l'armée française, sous les ordres de Jean de Daillon, seigneur du Lude, d'Yvon du Fou, de Boffile de Judice et du cadet Romanet que le cardinal-évêque d'Alby accompagnait, n'entra pas moins dans le Roussillon, soutenue de l'artillerie et des nouvelles forces que le roi envoyait. Elle alla directement assiéger Elne, défendue par Bernard d'Olms, gouverneur du Roussillon pour l'Aragon. Jean II s'était approché de la place avec les troupes qu'il avait pu réunir ; il fit bien avancer jusqu'à Figuières l'évêque de Girone et Jean de Saravia, chefs d'un corps de cavalerie, afin de jeter quelques secours dans Elne à un moment propice ; mais rien ne put préserver la ville d'être prise. Une partie de la garnison se mutina, et Jules de Pise, chef des gens d'armes de Naples, demanda à capituler. Le 5 décembre la ville se rendit à discrétion : Jules de Pise et d'autres eurent liberté de s'en aller ; mais Bernard d'Olms, passé du service du roi à celui de Jean II, et qui avait successivement été pour l'un et pour l'autre gouverneur du Roussillon, fut arrêté, et à quelques jours de là on lui trancha la tête au château de Perpignan. Figuières ne tint pas longtemps ; tous les efforts du bâtard de Cardone qui commandait dans le Lampourdan ne réussirent pas à rendre cette place à Jean II. Ainsi ces succès ouvrirent à l'armée française la route de Perpignan ; le but de cette campagne étant la soumission du pays et la prise de cette ville, on en fit donc le siège.

Louis XE, tout en surveillant avec attention les plus importantes opérations de la guerre et les plus subtiles négociations, ne négligeait aucun détail de l'administration. De Creil il complète l'ordonnance militaire de son père et décide que chaque lance n'aura plus que six chevaux. Les gens d'armes ne devront ni séjourner plus d'un jour en un même lieu, ni rien prendre à crédit. Défense aux marchands, sous peine d'une grosse amende, de leur vendre des étoffes au-dessus du prix de trente-deux sous l'aune, et de leur prêter argent ou marchandise. Il décréta aussi une hausse dans la valeur de plusieurs monnaies, pour atteindre le niveau de celles des autres pays : ainsi les grands blancs, qui n'étaient que de dix deniers, furent portés à onze.

Au milieu de cette tranq4illité momentanée une sédition éclata à Bourges. Un impôt levé sur les habitants, sous le nom de barrage, pour réparation et entretien des fortifications de la ville et pour autres frais municipaux, en fut l'occasion. On délibéra dans le chapitre sur les moyens à prendre, les sergents ne suffisant plus au maintien de l'ordre ; les avis semblèrent s'accorder à saisir dans le peuple quelques-uns des plus coupables. Mais on perdait à délibérer le temps où il eût fallu agir. Le roi crut voir là quelque chose de politique ; il pensa qu'il se pourrait que quelques-uns des notables de la ville eussent poussé la population, car il s'y trouvait en effet d'anciens serviteurs de Monsieur de Guienne. Il nomma donc sur-le-champ une commission pour instruire le procès des rebelles et envoya Yvon du Fou à la tête d'une compagnie d'arbalétriers, avec ordre d'exécuter les décisions qu'on y prendrait. On voit le sire du Bouchage, spécialement chargé de la direction de cette affaire, en constante relation avec le roi : c'était un homme sage et intègre, un ami fidèle, qui savait parfois faire la part de la vivacité du premier moment. Aussi obtint-il une grande réduction sur les peines et amendes d'abord infligées.

Cette commission, composée de trois chevaliers, les sires de Gié, du Fou, et du Bouchage, de trois conseillers du parlement, d'un échevin de Paris examinateur au Châtelet, et d'un secrétaire du roi, siégea à Montargis : il ne devait y avoir pour les coupables ni franchises ni immunités, on avait le droit de les saisir partout, fussent-ils suppôts de l'université ou chanoines. Le 12 mai le roi recommande la sévérité envers les coupables et ordonne d'envoyer à Vincennes ceux qui ont mérité la mort. Le 27 du même mois il mande de nouveau au sire de Bastarnay ses doutes sur les causes de cette affaire et sa volonté de faire instruire son procès à Pierre Tuillier, son avocat fiscal au bailliage de Berry, pour n'avoir pas empêché la révolte. On peut aisément s'imaginer le déplaisir que Louis XI ressentait d'avoir encore à se débattre contre les séditions populaires, pouvant à peine dompter ses grands vassaux.

Un certain nombre d'accusés avaient été mis en cause le 17 mai à Montargis. Il y eut, en résumé, peu de peines capitales[7]. « On exila beaucoup de personnes, un plus grand nombre furent condamnées à l'amende : les ecclésiastiques mêmes n'en furent pas exempts ; mais dans la suite le roi remit la plupart des amendes. » D'après ses ordres du Bouchage changea le gouvernement de la ville, nomma maire François Gautier, et parmi les douze échevins, comprit plusieurs des parents de Raoulet, qu'il établit prévôt. Louis se réserva la nomination des officiers municipaux, comme il faisait à Tours, et il leur donna les mêmes privilèges.

Le roi étant encore resté quelque temps aux environs de Senlis et de Noyon, revint à Paris vers le mois de juillet, mais n'y demeura que peu de temps, ne voulant pas peut-être s'y trouver pendant le procès du duc d'Alençon, qu'on avait arrêté l'année précédente en février, alors qu'il allait trouver le duc de Bourgogne pour lui vendre ses terres. Bien que le duc de Bretagne eût écrit en sa faveur, l'affaire s'était poursuivie devant le parlement ; et d'après ses confessions volontaires il fut condamné le 18 juillet 1474, par arrêt de la cour prononcé par le chancelier Doriole, comme coupable avec récidive de conspiration, de traités avec l'ennemi, de désobéissance au roi ; et aussi, au grand détriment de la chose publique du royaume, de lèse-majesté et d'homicide, d'où suit la peine de mort et la confiscation de ses biens. Le jour même un autre arrêt commet deux conseillers de la cour, Jean Lemaitre et Guillaume Allegrin, pour aller, au nom du roi, prendre possession de ses terres et seigneuries.

Sans nul doute cette sévérité était juste et nécessaire ; après tant d'infidélités, l'indulgence pouvait paraître de la faiblesse : cependant en ses points capitaux l'arrêt ne fut pas exécuté. Jean n'eut point la tête tranchée ; et René, comte du Perche, son fils, ayant humblement représenté au roi qu'il n'avait jamais participé aux actes de son père, mais au contraire voulait toujours le servir fidèlement, et en conséquence l'ayant supplié « de lui « donner sur les biens de son père de quoi soutenir son état, » il y eut encore rémission sur ce point. Le roi lui fit remettre par l'entremise des commissaires et par manière de provision tout le revenu du comté du Perche, les vicomtés d'Argentan, de Châteauneuf-en-Timerais, les terres françaises de Cany, Montreuil, d'autres revenus encore et les ponts de Tours avec deux cent quarante livres de rente à prendre sur la vicomté de Bayeux pour en jouir à partir du prononcé de l'arrêt. Le 25 mars suivant, il ratifia cette décision, et se réserva Sainte-Suzanne, Domfront, Pouancé, Séez et Bernay, ayant soin de donner en échange au comte René la jouissance du comté de Beaumont-le-Roger. Ainsi, loin de paraître accorder une grâce, il semble plutôt transiger avec un égal.

Le roi entrevoyait que l'instant de calme dont on jouissait servait à préparer de nouveaux orages : il savait qu'une coalition nouvelle se préparait, et il s'apprêtait à lui tenir tête. Il avait aussi entendu dire que son oncle, le roi René, séduit par quelques vagues promesses, était allé vivre à Aix, pour entretenir plus aisément ses relations avec le duc de Bourgogne, et dans le but de lui léguer la Provence. Il resserra donc ses alliances avec le jeune René de Vaudemont et, prévoyant la convoitise du duc de Bourgogne sur le duché du Bar et la faiblesse de son oncle, il le fit occuper par ses troupes commandées par le sire de Craon. Le duché d'Anjou allait peut-être aussi donner lieu à d'autres difficultés.

En 1360, le dauphin Charles avait érigé en duché cette province en faveur de Louis son frère : comme apanage il était donc, faute d'hoirs mâles, essentiellement réversible à la couronne. Sans parler de ses droits au royaume de Naples, réduits à un pur titre, René avait hérité en 1434 de l'Anjou et aussi du comté de Provence de Louis HI, son frère. Maintenant son fils unique Jean, duc de Calabre, était mort aussi bien que Nicolas, fils de celui-ci. Charles Pr, comte du Maine, troisième frère de René, venait de mourir en 1412, ne laissant qu'un fils, Charles II, qui ne pouvait succéder qu'aux pays du Maine et de la Provence. Le roi René approchait alors de ses quatorze lustres, et dans sa résidence d'Aix il se livrait entièrement aux arts et à la poésie. Dans ces circonstances Louis XI, qui était lui-même petit-fils de Louis II par Marie d'Anion sa mère, et sentait bien que, dans l'intérêt de la France, il ne devait laisser l'Anjou ni passer en d'autres mains ni dans une sorte d'abandon ; ému d'ailleurs de l'attitude inquiétante prise par son oncle, dont il connaissait tous les secrets agissements, réunit à la couronne, sinon de droit absolu, du moins de fait et par anticipation, Angers et les terres de ce duché. Pour le gouverner il nomma Guillaume Cerisay, greffier civil au parlement. Nous ne croyons donc point qu'il y ait eu lieu aux plaintes qu'on trouve en la chronique d'Anjou de Jean de Bourdigné.

D'ailleurs le roi s'entendait en justice autant et mieux que tout autre. Ayant quitté- Angers pour aller au pays de Chartres, de Beauce et de Gâtinais, il y rendit deux ordonnances remarquables. Par celle du Puiseaux, 2 septembre 1474, les arrêts du parlement de Paris durent être, sans ordre exprès d'obéir, exécutés dans tout le royaume, aussi bien dans le ressort des parlements de Toulouse et de Bordeaux qu'ailleurs. La seconde, du 7 du même mois, ordonne restitution au descendant d'un sire de Graville, de biens confisqués et réunis au domaine. Le 5 avril 1355 ce seigneur avait été pris avec Charles le Mauvais, le sire d'Harcourt et autres, le roi Jean étant à Rouen. « Depuis ce jour, dit l'ordonnance de Louis XI, sans garder ordre et forme de justice, le seigneur de Graville et autres ont été exécutés, et ledit roi a donné à la comtesse d'Alençon, sa tante, et aux enfants de celle-ci les terres qui avaient appartenu audit seigneur. Les terres de Bernay, Séez et autres provenant du propre héritage du sire de Graville doivent, en toute bonne raison, être rendues à notre cousin de Montagu qui a succédé audit seigneur, son aïeul, lequel aurait bien su se justifier des cas à lui imputés, s'il avait pu être entendu. » A ce sujet il est dit[8] : « On aime à voir un roi despote comme Louis XI flétrir les actes d'une injustice révoltante commis par un de ses prédécesseurs. » Mais nous demanderons à notre tour s'il est à propos de flétrir la mémoire d'un tel roi. Vit-on jamais Tibère réhabiliter les victimes des proscriptions ? Par le même sentiment d'équité on verra Louis XI, l'année suivante, touché de la grande infortune d'Enguerrand de Marigny et des regrets tardifs de Louis X, ajouter aux réparations dues à cette mémoire, en autorisant les chanoines d'Écouis à honorer d'une épitaphe la tombe de ce sage ministre.

Pendant ce temps le roi dans l'Orléanais et le Gâtinais inaugurait la saison de la chasse ; « il s'y livrait avec ardeur[9], mais sans jamais oublier le soin des affaires. » Surtout Louis avait à surveiller les actes et procédés du duc de Bourgogne. On travaillait toujours à la paix et l'on se préparait encore davantage à la guerre. La trêve ne garantissait même pas de toute hostilité ; elle n'empêchait point le duc Charles de faire saisir Verdun en Lorraine, « dont le roi était seigneur et gardien, » aussi bien que Moulins-Engilbert, en Nivernais. Mais les Bourguignons furent promptement débusqués de ces deux points par les hommes d'armes et les archers envoyés par le roi. Alors venait de se nouer contre Louis XE une ligue redoutable. Le duc de Bourgogne, qui méditait contre les Allemands une guerre dont il ne prévoyait pas les suites funestes, et cela par pure ambition, ou peut-être aussi pour se venger de n'avoir point reçu de l'empereur Frédéric III l'investiture royale, fit une alliance perpétuelle avec Edouard IV dans le but de l'attirer en France, et avec l'espoir de recueillir encore tous les avantages de cette invasion. C'est le 25 juillet 1474 que fut signée cette ligue qui renouvelait les vieilles alliances entre Anglais et Bourguignons. Édouard, en vue de ce grand projet, refait ses anciens traités avec l'Écosse, avec l'Espagne et même avec l'empereur. Enfin tout avait été prévu : le contingent des deux belligérants en hommes et en argent fut déterminé, avec promesse d'attirer le plus d'adhésions possible à leur alliance. En ce traité Charles qualifie Louis XI d'usurpateur et Édouard de roi de France et d'Angleterre : il l'appelle au secours du peuple de France, et lui permet de venir se faire sacrer à Reims : car on y faisait un partage anticipé de nos provinces suivant lequel le duc se donnait le duché de Bar, les comtés de Champagne, de Nevers, de Rethel, les villes de Tournay, de Langres et autres. C'eût été le cas de lui dira : « Du vôtre vous en pourriez disposer ; mais non de nos terres !... » Le duc de Bretagne n'y était pas étranger et une lettre de lui à Édouard IV, où il s'excuse de dissimuler encore auprès du roi et demande à continuer cette tactique pour mieux servir le projet d'invasion, prouve clairement qu'il était du complot.

Mais les temps avaient changé : Anglais et Bourguignons réunis - inspiraient en France une juste horreur, et l'on était loin d'avoir oublié leurs exploits du commencement du siècle. Cette intrigue ne put d'ailleurs être si secrète que le roi n'en fût promptement informé, soit par ses émissaires de Londres, soit par le roi d'Écosse, son ancien et fidèle allié. Édouard pensait cependant l'avoir gagné en donnant en mariage à l'héritier de ce prince sa fille Cécile, dont la dot fut, dit-on, payée d'avance. Mais il n'en était rien. Aussi Louis XI le remercie de n'être point entré en cette ligue, et sachant qu'il pensait à faire un pèlerinage à Rome, il lui envoie son chambellan, le sire de Meny-Pény, pour le dissuader de quitter ses Etats en pareille occurrence. « Il craint peu les préparatifs d'Édouard et ses levées d'hommes, dit-il ; cependant si le roi d'Écosse, soit en l'attaquant, soit par négociation, peut empêcher cette descente, il s'engage à lui payer 10.000 écus dès la désorganisation de l'armée anglaise. »

Édouard, en effet, qui aimait le plaisir et avait encore tant à faire pour contenir les partis en son pays, ne pouvait pas être à lui seul un adversaire bien redoutable. Le roi feignit tout d'abord de ne point croire à cette coalition ; et quand les hérauts anglais vinrent, selon l'usage de toute dénonciation d'hostilités, sommer Louis XI de rendre à leur maitre la Guienne et la Normandie qu'il disait lui appartenir, ils ne reçurent que de flatteuses paroles et nulle réponse. Sur leur insistance et leur menace que, faute de quoi, Édouard passerait incessamment en France : « Dites-lui, reprit le roi, que je ne le lui conseille pas. » Il ne laissa pas de combler les hérauts de beaux présents, aussi bien que s'ils étaient venus lui apporter une bonne nouvelle, et envoya à Édouard, par Jean Laislier, le plus beau coursier de ses écuries et quelques animaux de chasse.

Mais le roi pensait avec sagesse qu'en Bourgogne devaient se dénouer toutes ces intrigues. Il songe, à son tour, à créer à Charles quelqu'un de ces obstacles qu'il ne cessait de lui susciter : l'occasion ne se fit pas attendre. On sait que Sigismond, neveu de l'empereur, ayant eu des difficultés avec les cantons suisses en 1469, était venu à Arras emprunter au duc Charles 80.000 florins, pour lesquels il lui avait engagé, par acte passé à Saint-Omer le 9 mai, ses pays de Souabe, d'Alsace et de Tyrol, garantie qu'il avait auparavant donnée aux Suisses. Dès lors il y eut rivalité de préteurs. Le duc

Charles s'était empressé d'envoyer prendre possession de ces terres par son maître d'hôtel Pierre de Hagenbach, lequel avait lui-même pris part à ladite transaction.

Hagenbach gouvernait donc pour le duc le comté de Férette. Cet homme, vrai tyran, avait révolté, par un incessant abus de son autorité, tout le pays et les environs. A Thann, pour refus de payer l'impôt sur le vin[10], il fit décapiter quatre des habitants. Il commit des atrocités à Brisbach. Quand on se plaignait au duc des excès de son gouverneur, il répondait : « C'est assez qu'il me convienne. » Ainsi nul espoir d'amélioration. Tous le maudissaient, mais surtout la ville de Mulhausen et les Suisses. Berne et Soleure l'accusaient particulièrement de tuer les messagers pour prendre leurs dépêches, et on lui prêtait des propos agressifs contre chacune des villes. Par le conseil de Jacques de Savoie, comte de Romont, qui jugeait mieux la situation, le duc Charles crut devoir envoyer aux cantons Henri de Colombier et Jean Allard, afin de leur remontrer son droit et aussi avec mission de leur dire que des ordres avaient été donnés pour qu'ils pussent aller à Férette y trafiquer en toute liberté. Le duc offrait même de réparer les torts qui leur auraient été faits et de punir Hagenbach lui-même, s'il était coupable.

Les autres cantons, passant condamnation sur leurs griefs, n'osèrent trop s'en plaindre ; seul le canton de Berne demanda-du temps pour s'expliquer. Peu après plusieurs députés, Adrien de Bubemberg, Hartemann de la Pierre, l'avoyer de Scharnachthal, Franquelist boursier de la ville, allèrent trouver les ambassadeurs ; ils remercièrent le duc de l'honneur qu'il leur faisait, et promirent de chercher les occasions de lui être agréables ; ils annoncèrent leur volonté « de bien vivre avec le roi et avec le duc et d'entretenir leurs alliances avec l'un et avec l'autre ». Puis ils se plaignirent hautement « des vexations, injustices et violences que se permettait Hagenbach envers tous, sans excepter les sujets du duc, mais surtout contre les bourgeois de Mulhausen et ceux de leurs compatriotes qui fréquentaient les foires à Francfort et ailleurs ». Leur conclusion fut de demander pour ces derniers les moyens de continuer leur commerce, afin de pouvoir satisfaire leurs créanciers.

Les deux députés répondirent que le duc écouterait leurs demandes avec intérêt : toutefois, ils crurent devoir défendre indirectement le gouverneur et faire observer « que jamais ni eux ni « leurs voisins n'avaient été mieux traités que sous l'autorité du « duc u. Un seul canton réclamait ; on fit plus d'attention aux autres, parce que le duc en était plus flatté. Charles de Bourgogne ne songea donc nullement à faire un traité avec les Suisses.

Hagenbach, informé de ces démarches et de ces plaintes non écoutées, loin de réformer sa conduite, devint plus oppressif que jamais. Sa tyrannie était si manifeste et le mécontentement général si grand, que l'archiduc Sigismond lui-même accorda toute sa sympathie aux opprimés et chercha le moyen de remédier à tant de maux ; car on en était venu• aux voies de fait contre le gouverneur. Une place avait chassé la garnison bourguignonne, et à Brisach même il y eut sédition : enfin le soulèvement fut tel qu'on s'empara du sire de Hagenbach, et qu'après un court procès on le condamna à mort, le 4 mai 1474, pour crimes publics et privés. Ses vingt-sept juges furent des hommes notables, députés de chacune des villes et de la noblesse ; mais au milieu d'une si grande excitation des esprits, peut-on compter jamais sur une justice impartiale ? Ce fut donc moins un jugement qu'un acte de vengeance publique. Hagenbach avait reçu, il est vrai, des ordres cruels ; mais loin d'avoir atténué le rigueur de ces ordres, souvent donnés en des moments de colère, il les avait aggravés. Il n'avait rien respecté, et beaucoup de ses actions incombaient à sa responsabilité personnelle. Le 9 mai il fut donc exécuté sans rémission et témoigna en ses derniers moments de son repentir et des sentiments les plus chrétiens.

Charles de Bourgogne comprendra-t-il à quel point cette explosion de haine rejaillissait sur lui ? Nullement ; rien, semblait-il, ne pouvait l'éclairer sur ses vrais intérêts. Profondément irrité, il envoie en la place de Pierre de Hagenbach son frère Étienne ; c'était une imprudence de plus : mais le vertige commençait à s'emparer de lui. Sous le prétexte de venger son frère, le nouveau gouverneur commit à Férette et aux environs d'affreux excès.

Le roi, sachant qu'il existait quelques sujets de contestation entre l'archiduc Sigismond et les Suisses, cherche à les réconcilier ensemble et s'offre à être l'arbitre de leurs différends. Ce que n'avaient pu faire jusqu'ici le sort des armes et la diplomatie, la folle présomption de Charles le Téméraire le rendit possible. Par suite des soins et des conseils de Louis, les députés des cantons et ceux de Sigismond s'assemblent à Constance, y règlent à l'amiable leurs difficultés, et dressent un acte que le roi ensuite approuve et signe à Senlis le 11 juin. De plus il prête à Sigismond 80.000 florins « pour retirer les terres que cinq ans auparavant le duc d'Autriche avait engagées au duc de Bourgogne. » Mais le duc de Bourgogne refusa de recevoir le remboursement de ces 80.000 florins ou 100.000 écus d'or, malgré la clause de la cession. Alors son injustice et son ambition furent évidentes : sa politique se résumait en ces mots : « Ce que je tiens, je le garde » Il s'obstine donc à rester maitre du comté de Férette et des bords du Rhin, c'est-à-dire des terres de Sigismond. Ces faits se passaient à l'époque où il retenait injustement prisonnier le jeune Henri de Wirtemberg. Le comte Ulrich avait envoyé son fils à la cour de Bourgogne ; mais ayant appris que le jeune homme était confié au patronage de Pierre de Hagenbach, il l'avait mandé auprès de lui. On avait cru voir en ce rappel comme une improbation de la conduite du gouverneur favori : cela suffit pour motiver son incarcération.

Ce n'était point encore tout. Charles de Bourgogne, visant pour lors à devenir vicaire de l'empire, voulut se mêler d'une querelle qui troublait toute l'Allemagne. Ce devait être là le premier écueil de sa puissance. Il s'était élevé un profo0 dissentiment entre Robert de Bavière, électeur et archevêque de Cologne, et son chapitre. Le duc intervint en faveur de Robert, son parent éloigné, et cela tandis que toute la noblesse de l'électorat et le chapitre, formant un fort parti, élisaient Hermann, landgrave de Hesse, avec promesse de lui donner leurs suffrages si l'électorat devenait vacant, et réclamaient la protection de l'empereur. En quoi le duc Charles était-il forcé de se mêler de cette querelle ? Mais, on l'a dit avec raison[11] : « L'ambition n'a de loi que sa fantaisie. Pour régner elle confond tout, sépare ce qu'elle ne peut rompre, porte ses titres au bout de son épée et se taille sans cesse de la besogne. » Ainsi fit-elle en cette occasion.

Nombreuse et formidable était l'armée de Bourgogne. On y voyait Robert de Bavière, électeur de Cologne et le plus intéressé en ce débat ; Frédéric, comte palatin, frère de Robert ; Guillaume, duc de Julliers ; Jean, fils du duc de Clèves ; les comtes de la Marck, de Nassau, de Marte, d'Aremberg, de Chimay, de Meghen, Jean d'Egmont, Frédéric de Holstein, son frère ; le sire de la Gruthuse ; Philippe, seigneur de Bergop-Zoom ; Jacques Galliot, le comte de Campo-Bassode comte de Crémone, venus tous les trois de la Lombardie avec huit mille hommes. Un peu plus tard vinrent encore au duc Charles les nobles de Zélande, Jean Vassenaër et le maréchal de Hollande. A la tète de ces nobles seigneurs il arriva le 30 juillet devant la petite ville de Neuss ; le siège en était déj a commencé. Cette place, située sur la rivière d'Erft près du Rhin, est voisine d'une petite île. Dans la ville s'était renfermée une solide garnison toute composée de soldats tirés de Munster et de Westphalie sous les ordres du landgrave de Hesse, secondé par Éverard de Clithèse ou de la Maison-Blanche, Jean de Likerke et Gérolfe de Bredenbach. Ces vaillants hommes repoussèrent glorieusement tous les assauts que le duc ne manquait pas d'appuyer de sa présence.

Dès que Louis vit cette querelle ainsi engagée et le siège commencé, il envoya en Suisse «en toute diligence Gratien Favre, pré« rident de Toulouse, Louis de Saint-Priest et Antoine de Mohet, « bailli de Montferrand », avec ordre de s'adresser directement à la cité de Berne. Ils ont pouvoir de traiter avec la grande et la petite ligue d'Allemagne, de conclure de telles et si amples confédérations et alliances qu'ils verront être opportun : c'est-à-dire d'être réciproquement amis de leurs amis, de s'aider, même de se revancher l'un l'autre en toutes querelles. Ce pouvoir est daté du Pies-sis, 2 août 1474, et le 26 octobre suivant fut signé à Lucerne le traité remarquable qui servit de base à tous nos traités faits depuis avec les Suisses. Il y est dit « que le roi payera tous les ans à Lyon 20.000 florins à la ville de Berne ; qu'il donnera toujours aux Suisses aide et protection au cas où ils seraient attaqués par leurs voisins ; et lorsque le roi demandera tel secours qu'il voudra, il fera tenir la paye d'un mois dans l'une des villes de Berne, Zurich ou Lucerne ; ils garderont leurs alliances avec le pape, l'empereur et les autres puissances, se réservant d'en agir avec le duc de Bourgogne comme il conviendra aux deux parties contractantes ». Pour rendre plus clair l'article qui concerne les secours mutuels une annexe au traité dit « que le roi ne doit nullement se mettre en peine pour le secours à donner, sinon en cas où il en serait requis par les seigneurs de la ligue ; que d'ailleurs ceux-ci, sur la demande du roi, l'aideront de six mille hommes en ses guerres et expéditions ». A ce traité il y eut l'année suivante une légère modification consentie à Berne par l'envoyé du roi. On ajoutait 20.000 livres de pension aux 20.000 florins déjà promis ; mais on stipula que cette augmentation serait tenue secrète.

Pendant ce temps, le duc ne se faisait pas faute d'user de certains moyens de séduction. Selon une chronique[12], « Charles envoie alors Simon de Cléron, Antoine et Adrien, seigneurs de Colombier, et Guillaume de Rochefort, maître des requêtes, pour pratiquer les principaux des Allemands moyennant un subside de trois mille trois cent soixante-dix francs distribués à plusieurs fois. Cette somme fut répartie, de l'avis d'Antoine, bâtard de Bourgogne, chef des armées du duc, et des généraux des finances et des comptes. Les Suisses et les Allemands différèrent donc d'entrer dans le comté de Bourgogne jusqu'au 6 octobre, délai fort utile, puisque la trêve entre le duc et le roi devait finir à la fin d'août. De cette somme on donna cent florins à l'astrologue Adrien de Berne, par les conseils duquel les Bernois se conduisaient ; et pour obtenir de lui le plus long délai possible, le sire de Cléron fit donner aussi cent florins de la part du duc au chevalier de Vembeck, qui avait la main en cette affaire. » Ces petites pratiques et cette influence attribuée aux astres font connaître ce siècle, mais n'empêchèrent rien. Pendant que Charles se tenait devant Neuss, les Suisses, comme membres du Saint-Empire, et aussi enhardis par les sympathies de la France et de l'Allemagne, lui envoyèrent une déclaration de guerre bientôt suivie d'effets. Immédiatement, sous la conduite de l'avoyer Scharnachthal, ils entrent par Montbéliard en Franche-Comté, ravageant tout sur leur passage, et viennent assiéger Héricourt. Informé bientôt de l'approche des Bourguignons commandés par le comte de Romont, ils se mettent résolument en ligne, au nombre de quinze mille hommes.

Le prince de Savoie ne manquait certes ni d'habileté ni de courage ; il disposait d'une nombreuse cavalerie : toutefois, le 13 novembre, tandis que les gens d'Alsace tiennent en respect la garnison d'Héricourt, Keller, avec ses Zurichois, marche de front contre le corps de bataille du comte, et d'un autre côté, l'avoyer de Scharnachthal, avec ceux de Berne et de Lucerne appuyés d'artillerie, charge à grands cris l'aile gauche bourguignonne. Le comte, qui croyait surprendre les Suisses, est donc lui-même surpris. Les siens firent d'abord assez bonne contenance ; mais comment résister à un pareil choc, et que pouvaient les cavaliers contre de longues piques si vigoureusement maniées ? Aussi le combat est court, mais sanglant. Les Bourguignons sont mis en pleine déroute et la cavalerie allemande, lancée à leur poursuite, en tua deux mille, dit-on. Suivant leur coutume, les Suisses ne firent nul quartier ; surtout aux Italiens : parmi les prisonniers en petit nombre étaient quelques malheureux Lombards : un mois après on les brûla juridiquement comme sacrilèges et profanateurs. La forteresse défendue par Étienne de Hagenbach fut bientôt reçue à composition et les Suisses s'en retournèrent passer l'hiver dans leurs foyers. Le duc pouvait voir dès lors quels ennemis il s'était faits ; mais l'avenir lui réservait encore de plus rudes leçons.

Pendant ces événements, que faisait le roi de France ? Ne songeant jamais à attaquer, mais veillant sans cesse à la défense de ses droits et de ses peuples, il cherche à éclaircir les ténébreuses tra mes de ses adversaires. Le 11 octobre, il presse le sire de Lescun, son fidèle à la cour de Nantes, de pénétrer, touchant la ligue anglo-bourguignonne, les hésitations et secrètes pensées du duc François. « Si cette fois il se fie plus à moi qu'à eux, » écrivait-il en parlant d'Édouard IV et du duc Charles, il ne s'en trouvera pas mal tant qu'il vivra ; s'il veut les croire contre moi, je suis décidé à ne pas me laisser plus longtemps amuser, sans savoir où nous en sommes. » Malgré tant de défections on rendait une certaine justice à Louis XI, et ceux mêmes qui croyaient avoir eu à se plaindre de ses actes lui revenaient : ainsi fit l'ancien chancelier de Morvilliers, qui s'était retiré en Bretagne après la mort du duc de Guienne. Il n'avait pas tardé à s'apercevoir que nulle autorité ni politique ne valaient alors celles du roi. Tout en se livrant au plaisir de la chasse, le roi ne laissait rien en souffrance. Le bruit ayant couru que des vaisseaux anglais croisaient devant les côtes normandes, Louis s'en émeut ; puis, rassuré, il écrit d'Argenton, 4 novembre, au sire de Bressuire, qui commandait en Normandie, que rien ne lui semblait alors à redouter de la part des Anglais ; toutefois d'y veiller ; ajoutant : « Si vous avez besoin de moi, mandez-le moi, je m'en irai à vous. »

Mais pour lui les épreuves de la vie n'étaient point de stériles leçons. Ainsi menacée des vaisseaux anglais et des Flamands, pourquoi la France n'aurait-elle pas à son tour ses ports et sa marine ? La marine, en effet, n'était-elle pas comme la poudre une force nouvelle ? On était loin de l'époque où soit pour le périple d'Hannon d'Arsinoé à Gibraltar sous le roi Néchos, soit pour le trajet de Néarque des bouches de l'Indus à celles de l'Euphrate, les anciens, privés de cartes marines, n'avaient pour se guider en mer que l'aspect du ciel et ne pouvaient s'éloigner des côtes toujours si périlleuses. Déjà les Génois se servaient de la Marinette, dite ensuite Boussole. On en disait des merveilles. Les Arabes, assure-t-on, la connaissaient et s'en servaient bien avant la fin du treizième siècle. On pense que les croisés l'avaient empruntée des Arabes et que ceux-ci la tenaient des Chinois, qui paraissent l'avoir connue et lui avoir donné un nom avant l'an 121. Toujours est-il qu'elle fut perfectionnée par le napolitain Flavio, et depuis lors on s'en est utilement servi pour de lointaines recherches. On approchait du temps où (1492), grâce à la boussole et à l'astrolabe, les Espagnols et les Portugais allaient pénétrer par des routes nouvelles dans les deux Indes. Si en effet la boussole permettait de s'orienter exactement du nord au sud et réciproquement, l'astrolabe, surtout aidé du chronomètre, donnait un moyen sûr de se diriger de l'est à l'ouest.

Dès ce moment la politique vit dans les forces maritimes un moyen d'action considérable dans la guerre, et l'on distingua entre marines militaire et marchande. Dès lors aussi les constructions navales, puisqu'il fallait oser davantage et rester plus longtemps en mer, prirent plus d'ampleur et de solidité. Toutes ces considérations faisaient entrevoir à l'esprit prévoyant et à la sagacité de Louis XI quel serait l'avenir de la marine. Il s'en préoccupa donc justement. Le grand amiral, sire de Bourbon, son gendre, était fort au courant de ce genre de service, et son lieutenant Guillaume de Casenove dit Coulon, excellent officier de marine, devait se couvrir de gloire. Tous deux donnaient de fort bons avis au roi pour la défense des côtes, entre autres celui de fortifier la Rogue et d'en faire un bon port ; projet fort goûté de Louis, mais que ses luttes contre la noblesse apanagiste ne lui permirent pas d'exécuter. Toutefois, l'armement de la flotte était si bien dirigé « qu'en 1470, Louis XI rassembla jusqu'à soixante beaux navires et en donna le commandement à son gendre[13] ».

Une autre grande et belle découverte avait encore attiré l'attention du roi. Vers 1450 Guttemberg inventait à Mayence l'usage des caractères mobiles. Le psautier, le plus ancien des livres portant date, parut en 1457, et la bible de Mayence en 1462. Louis XI s'empressa, en 1463, d'envoyer en cette ville Nicolas Jenson, maitre de la monnaie de Tours, pour s'informer de la taille des poinçons et caractères au moyen desquels se reproduisaient les plus rares manuscrits. Mais l'envoyé Jenson, peu fidèle à sa mission essentiellement française, songea à son propre intérêt, passa en Italie, et en 1468 fonda à Venise une imprimerie devenue célèbre. Toutefois le roi ne se rebuta point par ce mauvais succès. Alors vivait Théobald Manucio, digne précurseur des Estienne qui furent aussi l'honneur de l'art typographique. Par leur zèle, leur savoir et leur dévouement aux chefs-d'œuvre de l'antiquité grecque et latine, ces deux familles ont des droits égaux à notre reconnaissance. Manucio ou Alde l'Ancien, né en 1449 à Bassiano, et surnommé Romain à cause de la proximité de ce lieu avec Rome, avait non-seulement fait d'excellentes études à Rome et à Ferrare sous les plus habiles maîtres du temps, mais suivi les leçons du célèbre professeur de grec Guarini. Son nom se rattache à celui même des inventeurs de la typographie. Ce fut lui qui reçut de Louis XI la mission d'aller auprès de Guttemberg pour parvenir à connaître enfin le secret de l'imprimerie, et il s'en acquitta avec une profonde intelligence. A son retour il épousa la fille d'André Torregiano d'Assola, qui en 1479 acquit l'imprimerie de Nicolas Jenson.

Ce fut vers 1470 que les imprimeurs ou libraires de Mayence envoyèrent quelques habiles de leur état qui s'établirent à la Sorbonne. C'étaient Ulric Gering, Martin Crantz et Michel Friburger, venus à la requête de Guillaume Fichet, savant de Savoie, professeur de rhétorique et de philosophie en la Sorbonne, et de Jean Hélin de la Pierre, professeur d'Écriture sainte et prieur de cette maison : ces deux hommes distingués partagent ainsi la gloire de ces premiers essais. Tels furent les premiers typographes en France ; après eux vinrent Pierre Cœsaris et Jean Stoll, que l'on considéra comme les disciples de Gering. Ce dernier se montra reconnaissant de la protection que leur accorda la Sorbonne, et sans doute pour cette raison les docteurs de cette compagnie le désignent comme le fondateur de l'imprimerie française.

La bienveillance de Louis XI en faveur des fondateurs de la typographie trouva en cette année 1574 à se manifester. Un facteur ou mandataire de Pierre Schaeffer et d'autres imprimeurs de Mayence, né à Munster et nommé Hermann Statelren, étant mort à Paris, le roi commit Jean de Chaumont son secrétaire, et Jean de Gourville son panetier pour faire l'inventaire des biens du défunt et les saisir comme appartenant à un étranger non naturalisé. D'ailleurs celui-ci venait d'une ville bourguignonne, par le fait ennemie ; c'était le droit d'aubaine du roi. Opposition est formée par l'université, qui demande à avoir la garde des biens du décédé. L'affaire ayant été évoquée devant le parlement la cour décide que les exécuteurs du testament de Hermann Statelren et les gens de l'Hôtel-Dieu présenteront leur requête ail procureur du roi, pour qu'il leur soit répondu ; qu'à l'égard des livres appartenant aux marchands de Mayence, ville amie du duc de Bourgogne, il fallait que le roi en décidât ; ce qu'il fit. « Le parlement, répondit Louis XI, n'a point à s'occuper de cette affaire, pas plus que l'université. Tout ce qui était au domicile du défunt, que ce soit à lui ou à d'autres, est et demeure confisqué. »

Le roi voulait consacrer son droit : mais les imprimeurs ou libraires de Mayence perdront-ils leurs livres ? Nullement : Louis, voulant favoriser cette utile et très-libérale profession, fait en réalité abandon de son droit d'aubaine ; il ordonne donc à Jean Briçonnet, receveur général, « de solder chaque année aux imprimeurs de Mayence huit cents livres tournois jusqu'au parfait payement de 2.425 écus d'or 3 sous tournois, montant de leur propre estimation pour valeur des livres appartenant auxdits libraires, saisis et vendus à la requête du roi, après le décès de Hermann Statelren, Allemand, leur correspondant en France ». Par d'autres lettres il indique que le remboursement se fera sur les deniers provenant des péages et crues qui seront imposés sur certaines marchandises allant et venant en Berry et en Nivernais.

A cette occasion nous ne pouvons passer sous silence l'injure qu'on a faite à Louis XI. « Comment, s'écrie un historien[14], a-t-on pu dire que si la curiosité de ce prince eût fait quelque réflexion sur l'avancement et la décoration des bonnes lettres, la barbarie n'eût pas tyrannisé si longtemps de beaux esprits t » Louis, en effet, fut certainement l'esprit le plus cultivé de son temps et le plus supérieur au siècle où il vécut. Le juger autrement c'est prouver qu'on ne l'a ni connu ni compris. « Ce fut sous Louis XI que les lettres commencèrent à renaître[15]. » Nulle école au monde n'était plus florissante que l'université. On y comptait alors douze cents étudiants de tontes nations. De là sont sortis Reuchlin, qui a fait revivre les sciences en Allemagne ; Érasme et beaucoup d'autres esprits éclairés. On se rappelle l'accueil offert par la munificence royale aux savants grecs venus d'Italie ou directement de l'ancienne Byzance. Par suite de cette sympathie pour le monde savant et pour la mémoire de Charlemagne, le premier initiateur des lettres en France, Louis ordonna que le 28 janvier, jour de sa fête, fût célébré comme un dimanche, ce qui eut lieu. Ainsi pour renaître en notre pays le goût des arts, comme celui des lettres, n'attendit point le signal de nos malheureuses guerres d'Italie, car en 1473 venait de mourir Jean Juvénal des Ursins, archevêque de Reims, qui le premier introduisit la musique dans le chœur de sa cathédrale. Dès lors ce goût et celui de la peinture se répandirent dans les églises et même dans les monastères. En 1464 on cite les orgues de l'abbaye d'Anchin, et parmi les notables dévastations du XVIe siècle on remarque les orgues et les tableaux de Marmoutiers.

Toutes les fois que le roi put ouvrir un nouveau champ aux observations si diverses de la science, il encouragea les essais des savants. En ce moment on s'occupait de trouver un moyen de guérison à la maladie dite la pierre. Alors le sire d u Bouchage, et d'autres aussi, en étaient atteints ; on n'avait point encore osé opérer. Un archer condamné à mort pour crimes se trouvait affecté de cette maladie. Chirurgiens et médecins demandèrent au roi qu'il leur fût livré pour être taillé, s'il y consentait ; ils obtinrent pour condition que s'il guérissait, comme on l'espérait, il aurait sa grâce. La chose étant ainsi consentie et convenue, l'opération eut lieu au mois de janvier ; elle réussit, et le patient, ainsi délivré, eut une pension du roi. Ce ne fut pas le seul progrès que l'art médical fit sous son règne. Devançant les idées de notre siècle, il pensa que les animaux, dont l'organisme a tant d'affinité avec le nôtre, pouvaient servir utilement aux expériences nécessaires à éclairer les points obscurs de la science. Le 19 février 1480[16] se réunissent par ordre de Louis XI, en l'hôtel-de-ville de Tours, le maire, quatre échevins, Jean Guérin, Louis de la Mezière, maître d'hôtel du roi ; Simon Moreau, apothicaire ; deux officiers de Jean de Daillon, gouverneur de Touraine, et les clercs de la ville, pour « assister à aucunes choses qui se devoient faire de par le roi ». On fit sur un chien l'essai de certain poison, qui fut administré à forte dose dans une fressure de mouton frite. Procès-verbal de la mort du chien fut dressé, et le lendemain, afin d'examiner les désordres causés par la matière toxique, on procéda à l'autopsie de l'animal en présence de sept barbiers et chirurgiens de la ville.

Jamais les grands soucis de la politique ne faisaient oublier à Louis XI les humbles devoirs de la royauté. Les actes de cette année 1474 en font foi. Il règle le ressort de ses hautes cours, de Senlis 14 avril : l'Armagnac sera du ressort de Bordeaux, et le Quercy du ressort de Toulouse. Du bois de Malesherbes, 10 août, plusieurs généraux et officiers des aides sont destitués et remplacés, et des mesures sont prises contre les abus dans la levée des deniers royaux. A la demande de l'amiral Louis de Bourbon, des foires sont accordées en ce mois à la Bogue et en décembre à l'église de Lyon. Aux faveurs publiques s'en mêlent de particulières : en mai il confère la haute justice à Jean d'Estouteville, la noblesse à Hugues Soult, la terre de Laveur à Jean de Foix, comte de Candale ; celle de Rivière à Jean de Foix, vicomte de Narbonne ; celle de Villa près Agen à Guillaume de Meny-Pény, sire de Concressaut ; ajoutons une remarquable manumission d'un ecclésiastique de Châlons, lequel, affranchi de ses seigneurs naturels, ne l'était point encore du roi de qui il avait encouru la servitude : e Le roi, inclinant libéralement à sa requête (Chartres, août), lui accorde tous les droits des hommes libres. » Enfin de Château-Thierry il récompense les services de Gilbert de Chabannes, sire de Curton, et de Imbert de Bastarnay, sire du Bouchage, par le don de plusieurs terres qui lui étaient échues pour raison de forfaiture. Les droits municipaux sont toujours favorisés : à Sens, sur la présentation de seize notables, il sera établi un maire et un conseil ; la ville de Mende aura un consulat perpétuel ; Angers une mairie complète ; et permission est donnée à la ville de Blois d'établir un pont. Paris ne saurait être oublié : un édit de la fin de novembre supprime tout impôt sur les vivres et lève tous les obstacles qui pourraient arrêter ou retarder l'arrivée des subsistances en cette cité. Une autre ordonnance pourvoit à la salubrité publique et prescrit l'assainissement du cours de la Bièvre près Saint-Nicolas du Chardonnet ; enfin nous ajouterons les lettres de rémission du 8 janvier en faveur des marchands de Paris, à cause de leur zèle pour Beauvais. Ainsi le roi donnait à tous l'exemple du travail et de la prudence ; il affermissait son autorité, procurait à son peuple la part de prospérité possible à cette époque, et ne laissait presque rien à l'imprévu.

 

 

 



[1] Legrand.

[2] Jean de Troyes.

[3] Art de vérifier les dates.

[4] Jean de Troyes.

[5] Sauval, Histoire de Paris, t. II, p. 87.

[6] Jean de Troyes.

[7] M. de Béthune, n. 2907.

[8] Isambert, Recueil des lois.

[9] Barante, t. X, p. 263.

[10] Michelet.

[11] Pierre Mathieu.

[12] Pièces de Legrand.

[13] Châtelain.

[14] Legrand.

[15] Legrand.

[16] Archives de la ville de Tours.