HISTOIRE DE LOUIS XI

SON SIÈCLE, SES EXPLOITS COMME DAUPHIN - SES DIX ANS D'ADMINISTRATION EN DAUPHINÉ - SES CINQ ANS DE RÉSIDENCE EN BRABANT ET SON RÈGNE

TOME SECOND

 

CHAPITRE SEIZIÈME.

 

 

Campagne de lei. — Lettre du duc de Bourgogne et réplique de Dammartin. — Trêve du 9 avril. — Actes administratifs. — Nouveaux malheurs de Marguerite d'Anjou. — Intervention en Savoie. — Relations diplomatiques avec la Bourgogne. — Projets de mariage de Charles de France. — Intrigues à la cour de Guienne. — Interpellation adressée au duc de Bretagne. — Traité du Crotoy non ratifié par Louis XI, et mort de Charles de France. — Manifeste du duc de Bourgogne. — Louis fait instruire en Bretagne le procès des coupables. — Le duc Charles rompt la trêve. — Siège de Beauvais. Le sire de Beaujeu surpris dans Lectoure. — Trêve avec la Bretagne. — Comines vient en France. — Relations avec l'Italie. — Meurtre du duc d'Armagnac. — Procès du duc d'Alençon. — Affaire du duché de Gueldres. Entrevue de Charles et de l'empereur. — Traité de Perpignan.

 

Tout faisait prévoir en France une lutte prochaine, et des deux parts on s'y préparait activement. L'approche de l'hiver ne retarda aucuns préparatifs et l'occasion semblait trop favorable à Louis XI pour qu'il la laissât échapper. Le rétablissement de la maison de Lancastre lui promettait la paix avec l'Angleterre et tenait en respect le duc de Bretagne. Il désirait reprendre ces villes de la Somme si chèrement rachetées à la Bourgogne et si déloyalement extorquées par elle. Dès le mois de décembre[1], le roi se fit amener une bonne artillerie de Tours au Louvre. Le 10, le sire Artur de Longueval, chevalier, et d'autres gentilshommes avec deux cents lances « entrèrent pour le roy dans Saint-Quentin du bon vouloir des habitants ; bientôt le connétable y vint lui-même avec quatre cents lances, et Louis XI, pour lui en témoigner sa satisfaction, lui fit don par lettres de Noyon, février 1470, des châtellenies de Péronne, Montdidier et Roye, s'il pouvait s'emparer de ces villes.

Le duc, qui était alors à Hesdin, s'en fut à Aire, où il promit à Édouard de le seconder de ses navires et de son argent pour retourner en Angleterre ; puis, à la nouvelle de la prise de Saint-Quentin, il manda au comte de Saint-Pol de venir combattre pour lui, puisqu'il est né son vassal. Le connétable lui répondit qu'il était bon pour lui répondre de sa personne. A ce défi le duc fit saisir sur-le-champ les seigneuries d'Enghien, de Lifte et tout ce que possédait le comte en Flandre et en Artois. De son côté, assure-t-on, Saint-Pol saisit les seigneuries de Marie, du Châtelar et toutes les terres de ses enfants alors au service du duc ; tant la position du connétable devenait fausse et difficile !

Ces premiers succès furent une grande joie à Paris. On y désirait aussi vivement le rapatriement de ces villes de la Somme qu'elles-mêmes souhaitaient d'être françaises. Aussi Jean de Ladriesche, trésorier de France et autres officiers, firent-ils faire un cri public à la table de marbre au palais royal de Paris, pour annoncer officiellement la prise de Saint-Quentin demandant au ciel « bonne prospérité pour Louis et le connétable, afin de parvenir au recouvrement des autres villes du roy et pays engagés, qu'il avait l'intention de mettre hors des mains de Charles, soi-disant duc de Bourgogne ». Louis XI, en effet, avait fait publier les décisions des notables qui déclaraient tous princes affranchis du traité de Péronne et les biens du duc Charles confisqués, avec ordre aux officiers de s'en emparer, s'il le fallait. Aux premiers jours de février, il y eut dans la capitale des processions solennelles, en actions de grâce de ces succès, auxquelles la reine et les autres princesses assistèrent[2].

Pendant ce temps le roi veillait à tout : s'il se montre prêt à récompenser ceux qui le servent, il prend soin également d'empêcher toutes vexations. Ayant donc ordonné une recherche des francs-fiefs et nouveaux acquêts en Normandie, il charge Guillaume Picard et maître Bourré, ses officiers des finances, de faire cette enquête sans fouler personne en y mettant modération et justice ; et il donne la moitié du produit à l'amiral bâtard de Bourbon. Au commencement de janvier Louis quitte Amboise pour aller à Cléry et à Orléans ; de là il traverse la Beauce, s'arrêtant au Puiset, à Palaiseau près Montlhéry et à Sceaux, où il dîne chez Jean Baillet, maître des requêtes de son hôtel. Enfin il se rendit à Paris, en son palais des Tournelles, et « avec lui y vinrent aussi la reine, Madame de Bourbon et autres plusieurs dames et demoiselles de leur compagnie ». Il y resta jusqu'au 26 janvier, alors il en partit pour se rapprocher de son armée vers Senlis, Compiègne et autres lieux. Dans une lettre de Noyon, 44 février, adressée au bâtard de Bourbon, il se montre fort inquiet de ce que Chabannes a fait passer la rivière de Somme à sa cavalerie. Lui-même il transporte par eau son armée à Noyon et partout où il la croit nécessaire ; mande aux nobles et francs-archers de l'Ile-de-France d'être prêts à le suivre, et il ordonne de fabriquer de la poudre à Paris. Ses soins attentifs ne laissent rien en souffrance. « Son lieutenant manque-t-il de vivres[3], qu'il en demande à Rouen, à Paris, à Beauvais ; surtout qu'il lui écrive souvent. »

Le duc, de son côté, avait assemblé ses forces. Il eut alors, dit-on, jusqu'à quatre mille hommes d'armes avec chacun quatre_ chevaux, ce qui faisait environ vingt mille hommes de cavalerie. Mais le roi y avait pourvu. En Picardie commandaient le connétable et le grand-maître Dammartin, deux hommes de guerre fort différents. C'était en Chabannes, toutefois, que Louis XI se fiait le plus. Aussi lui mande-t-il de Chartres ses instructions « Le gros de l'armée ducale est vers Hesdin ; c'est par là qu'il doit marcher, occuper un point qui divise les ennemis, et faire en sorte de les atteindre. Lui-même il va à Compiègne, où il sera en peu de jours, et il verra tout de ses yeux. »

Dammartin alla à Roye, dont le commandant, le sire de Poix se rendit. Montdidier essaya de lui résister, mais ne le put, malgré le courage des femmes de la ville, qui secondèrent la garnison. Alors Philippe de Querdes, avec quelque mille hommes, étant entré par surprise dans Abbeville, Amiens craignit le même sort et voulut traiter avec Dammartin ; celui-ci ne se pressa point. Le duc Charles, en effet, était à Doulens avec son armée, et pouvait le venir enfermer dans la ville. Mais, soit qu'il craignit de s'affaiblir devant l'armée française en mettant une forte garnison dans Amiens, soit qu'il se fit illusion sur les sympathies bourguignonnes de cette cité, le duc se décida, après en avoir délibéré, « à se reposer sur la fidélité des bourgeois ». Pendant ces tergiversations du duc, Dammartin traita le 2 février avec Amiens, par l'entremise du maire, sire Philippe de Morvilliers, neveu de l'ancien chancelier[4]. Le 10, il fut reçu avec deux mille hommes de ses meilleures troupes, et les habitants, Français de cœur, prêtèrent de nouveau serment de fidélité au roi. Le sire de Querdes empêchait Abbeville d'en faire autant.

Le duc s'était retiré de Doulens à Bapaume et à Arras. C'est alors qu'il écrivit au comte de Dammartin une longue lettre de reproches datée de son château d'Hesdin, 16 janvier, lettre curieuse qui montre la rudesse de son caractère et sa merveilleuse présomption. N'omettant aucun de ses titres, il commence par ces mots : « Comte de Dammartin ». D'un ton aigre et menaçant, il essaye d'intimider celui qu'il croit son inférieur ; il lui reproche le n'être plus ce qu'il fut lors de la ligue du bien public, puis il se récrie contre la violation des traités de Confins et de Péronne, et « contre la cauteleuse et décepteuse prise de Saint-Quentin ». Mais il ignorait encore à qui il s'adressait.

Dammartin lui répondit sur-le-champ, datant sa lettre du même jour, et d'Amiens, dont il était proche. Laissant de côté toutes les subtilités imaginées par les légistes, il écrit, dit-il, en homme plus habitué à manier l'épée que la plume. D'ailleurs tout ce qu'il a fait et fera toute sa vie contre le duc n'est qu'à l'honneur et profit du roi et du royaume. Il déclare que ce qu'il plaît au prince d'appeler le bien public doit plutôt véritablement être dit le mal public, et que si alors il n'a pas servi le roi, ce n'a pas été sa faute. A son tour, il reproche au duc d'avoir abusé de la confiance du roi qui, « ne précogitant pas le danger où il se mettait, » était allé le trouver, et de s'être emparé de sa personne ; « péril, dit-il, dont la bonté infinie de Dieu l'a préservé, si bien que vous ne pûtes venir à vos fins. Avec la grâce de Dieu, ajoute-t-il, ainsi en sera-t-il encore de vos intentions obliques et occultes. »

Il ajoute en finissant : « Très-haut et puissant prince, il ne vous en est demeuré que le déshonneur, et la foi que vous avez à bon droit perdue, lesquelles choses dureront par éternelle mémoire envers tous princes nés et à naître... Si je vous écris choses qui vous déplaisent, et qu'ayez envie de vous en venger de moi, espérez qu'avant que la fête se départe, vous me trouverez si près de votre armée, que vous connaîtrez la petite crainte que j'ai de vous, étant accompagné de la puissance qu'il plaît au roi de me donner pour la reconnaissance qu'il a eue « des services que j'ai faits au roi son père — à qui Dieu pardoint — et à lui. Et vous pouvez être sûr que vous ne sauriez m'écrire chose qui me pût garder de faire toujours service au roi... » En bas on lisait : « Ces lettres sont écrites par moi, Anthoine de Chabannes, comte de Dammartin, grand-mettre de l'hôtel de France et lieutenant général pour le roi en la ville de Beauvais, lequel très-humblement vous a escrit. » La suscription était : « à Monsieur de Bourgogne. »

Au comte de Dammartin, en effet, revenait tout l'honneur de cette campagne : le roi l'en félicita, et tint exactement tout ce qu'il avait promis aux gens d'Amiens. Les soupçons de trahison que l'on a fait planer sur le bâtard Baudoin au sujet de la conquête des villes de Picardie n'ont donc jamais été justifiés. Chabannes tenait exactement le roi au courant de ses opérations. L'armée du duc, comme on sait, avait une belle cavalerie, avec un matériel et un nombre d'archers proportionnés ; sans compter l'arrière-ban de Hainaut, on attendait encore quatorze cents lances de Flandre et de Luxembourg. Au dire du comte, ces troupes étaient peu redoutables, et dans les escarmouches elles, n'avaient pas eu l'avantage, même étant plus nombreuses.

Fidèle à son système d'éviter les grandes luttes, le roi ne cesse de recommander à Dammartin d'observer cette armée, de la côtoyer, de la serrer de près, de tomber sur les fourrageurs, et surtout de résister vivement si Amiens est attaqué. Il lui dit de ne point engager d'action importante qu'il ne l'ait rejoint, l'assurant qu'il tarderait peu d'arriver. Si le duc passe la Somme, il le harcèlera ; s'il tire vers le mont Saint-Quentin, il marchera à Rue, au Crotoy et à Saint-Riquier ; il rasera ces places, reviendra à Saint-Quentin et gardera le pays sans dégât.

Le duc en effet se mit en marche ; il surprit Pecquigny, accorda une capitulation à la garnison et brûla la ville. L'armée de Saint-Quentin s'avança de son côté ; là étaient le connétable, le maréchal de Rouhaut, le sire de Crussol, le bâtard de Bourgogne et d'autres chefs. Ils atteignirent Bapaume, où commandait Jean de Longueval. En vain chercha- t-on à ébranler sa fidélité. On cite même son blâme énergique de la défection du bâtard Baudoin. Le connétable revint donc à Saint-Quentin, ravageant tout sur son passage, espérant ainsi attirer une partie des forces bourguignonnes. Mais le sire de la Gruthuse, détaché en éclaireur, avertit le duc que le roi approchait avec ses meilleures troupes. Alors le duc, ayant passé la Somme, vint dans le courant de mars assiéger Amiens. Quoi qu'on en dise[5], il ne tira point à coups perdus ; selon une pièce de l'échevinage de mai 1471, « le duc faisoit horriblement battre la ville et froischier (maltraiter) de bombardes et de canons ». Aussi les désastres de cette campagne furent-ils grands de part et d'autre.

Le vendredi 8 mars les Français assaillirent un convoi considérable qui arrivait à l'armée ducale, tuèrent du monde et firent entrer en ville grand nombre de chariots chargés de munitions. Ces engagements furent presque toujours à l'avantage des Français ; toutefois le grand-maitre ayant envoyé quelques hommes pour s'emparer encore de vivres destinés aux Bourguignons, le duc en fut informé par de Querdes et détacha dix mille hommes pour cerner le détachement français. Dammartin, qui s'était approché, avec quelques compagnons, du lieu présumé de la lutte, fut alors enveloppé avec les siens par des forces très-supérieures. Heureusement le vicomte de Narbonne, s'étant aperçu du péril, sortit avec trente hommes d'armes et protégea ainsi, malgré des pertes inévitables, la retraite des Français et surtout celle du chef. Ce fut pour les Bourguignons la seule compensation à tant d'échecs.

Le duc, outre cette grande armée qu'on disait innombrable, avait encore trois cents lances dans Abbeville avec de Querdes, deux cents près Péronne avec le sire de Ravestein, cent à Corbie, avec le sire de Contay. Il lui semblait que la victoire lui serait assurée dans une action générale, et il offrait la bataille. Malgré le peu d'inclination du roi pour le risque d'une grande lutte, cependant il soumit la question à son conseil, désirant surtout l'avis des anciens qui avaient chassé les Anglais du royaume : le sire de Bueil, qui parla le premier, n'osa conclure, à cause du grand nombre de troupes en présence. Le comte de Dammartin opinait pour la bataille. Le roi ayant demandé que chacun mit son sentiment par écrit, les opinions furent partagées. La majorité était cependant, parait-il, de l'avis du comte ; toutefois on ne put s'accorder sur le plan d'attaque. Sans rien livrer au hasard, le roi resta fidèle à ses principes bien connus. Serrer de près les ennemis, tomber sur leurs convois, leur couper les vivres et les harceler, était la meilleure et la plus sûre tactique.

Les affaires du duc Charles n'étaient pas en meilleure prospérité en Bourgogne. Là, en l'absence de Philippe de Savoie, gouverneur de cette province, commandait pour le duc Jean de Neuchâtel, maréchal de Bourgogne. Il fut battu à Bussy et à Cluny par le comte dauphin d'Auvergne assisté du maréchal de Cominges, des sires de Combrondes et de Charentais, de Guillaume Cousinot et autres nobles hommes, envoyés par le roi. Après avoir complétement défait les Bourguignons, on s'empara de plusieurs places dans le Mâconnais et le Charolais. Pour faire face aux dépenses de ces expéditions on recourut au moyen ordinaire de l'impôt du sel, qui fut augmenté de quarante sous par muid dans les greniers de France ; afin d'assurer les conquêtes du nord, on enrôla dans l'Ile-de-France tous les manouvriers et pionniers qu'on put trouver ; et sous les ordres d'Henri de la Cloche, procureur du roi au Châtelet[6], ils allèrent fortifier de murs et de fossés Roye, Montdidier et autres villes récemment conquises.

Outre ces désavantages, bien des motifs devaient arrêter les hostilités du duc. Il était seul ; plusieurs princes allemands pouvaient d'un moment à l'autre se déclarer contre lui ; Édouard venait de passer en Angleterre avec deux mille hommes et de l'argent, et il n'en avait encore aucunes nouvelles. Enfin, se voyant poursuivi de si près et cerné dans son parc entre Bapaume et Amiens, le duc sollicita une trêve. Le roi voulut bien, le 9 avril, huit jours avant Pâques, y consentir. C'était de la part de Louis XI un acte de grande générosité, car le duc, réduit à un triste dénuement[7], « étoit du tout et son ost (armée) à la disposition du roi, si cette trêve n'eût été accordée U. Une chronique nous dit encore qu'il y avait eu dans cette campagne de merveilleuses déconfitures faites par les gens du roi sur les Flamands et Picards ». Les mêmes avantages, on le sait, restaient au roi dans le duché de Bourgogne. Aussi les officiers qui commandaient cette expédition, aussi bien que Dammartin et les autres en Picardie, furent-ils fort déconcertés de cette suspension d'armes au moment où ils se croyaient assurés d'un plus grand succès. Mais le roi ne pensait pas ainsi, et cette trêve montre qu'il savait au besoin ménager ses ennemis dans leur détresse. Elle fut d'abord de trois mois, pendant lesquels se tinrent à Ham des pourparlers de paix définitive que surveillaient le roi, le duc de Guienne et le connétable ; puis, sur la demande de Charles de Bourgogne, on prolongea la trêve jusqu'à un an. On y comprit, à certaines conditions, les alliés des deux parts, entre autres Nicolas de Lorraine, à qui le duc faisait aussi la guerre. Des conservateurs de l'armistice furent nommés, et toute infraction dut être punie par eux comme crime privé. Le roi et le duc ne devaient rien entreprendre l'un contre l'autre, et des commissaires étaient désignés pour régler tous différends existant entre eux. Alors Louis XI mit garnison dans les villes rachetées naguère, et qu'il venait de reconquérir. Seront-elles enfin françaises ? C'est son espoir.

Toutes ces grandes affaires ne lui faisaient perdre de vue ni le bien-être de ses serviteurs ni celui de son peuple. Ainsi, ayant appris que le bâtard Baudoin était dans une sorte de détresse, il donne l'ordre à Pierre Doriole, de Ham, 3 juin, de lui fournir tous moyens de toucher des fonds. D'ailleurs l'étude de tous ses actes administratifs, de 1470 comme des autres années, témoigne de ses soins pour tous. On y remarque toujours beaucoup de confirmations d'état, de concessions de foires et autres avantages. Ses dons privés et ses anoblissements sont toujours fort nombreux. Il confère aux habitants d'Orléans et d'Amiens le droit d'acquérir des fiefs nobles. Le 28 septembre, il accorde à Auxerre un droit de barrage sur les vins. Il édicte en novembre un amortissement général pour les églises de Normandie ; le 4 janvier, des règlements applicables aux monnaies étrangères ; le 16, une abolition et des exemptions pour les habitants de Saint-Quentin ; surtout en février, de grands dons territoriaux. Parmi les rémissions de ce mois on remarque celle donnée à Guy Groslée de Lyon ; et en faveur de Pézenas la révocation des foires de Beaucaire, lesquelles ont cependant trouvé le secret de survivre à toutes les autres, grâce à un cachet tout méridional.

La politique était comme en suspens, et chacun attendait des nouvelles d'Angleterre. On apprit bientôt de terribles événements. Édouard, en effet, parti de la Zélande avec quatre grosses nefs du duc et quatorze navires de transport, avait débarqué dans la province d'Yorck, sous prétexte qu'il ne venait réclamer que ses biens paternels ; étant ainsi entré par ruse à Yorck, il s'y trouva bientôt le plus fort. Montaigu, averti par Warwick, son frère, ne put l'arrêter, et il arriva presque sans obstacle à Nottingham, ses troupes croissant toujours. Là, sans se soucier de ce qu'il a dit à Yorck, il prend le titre de roi ; puis, assuré en secret du concours du duc de Clarence, son frère, il marche à grandes journées vers Londres, où ses partisans étaient nombreux. Alors, trahissant son beau-père, le duc de Clarence se prononce pour Édouard, comme Montaigu, l'année précédente, s'était déclaré pour Warwick. Ce dernier, renfermé dans Coventry, voulait d'abord attendre les troupes que le prince de Galles devait lui amener ; mais, pendant ce temps, Édouard arrive à Londres et y est reçu avec de grandes acclamations. Alors Warwick sort de Coventry sans attendre ses renforts, et rencontre les forces ennemies le 6 avril à Barnet, à moitié chemin de Londres et de Saint-Albans. Le lendemain, dimanche des Rameaux, la bataille s'engage, et après quatre heures d'une lutte acharnée, Warwick et son frère, voyant tout irrévocablement perdu, se jetèrent au plus épais de la mêlée, où ils trouvèrent la mort avec dix mille des leurs. Cette victoire assurait le triomphe d'Édouard, et Henri VI fut de nouveau renfermé dans la tour de Londres.

La reine Marguerite, le prince de Galles et leur suite ne débarquèrent en Angleterre que pour apprendre ces tristes nouvelles. Le premier sentiment de la reine fut de sauver son fils et de céder à un pareil désastre ; mais quelques seigneurs échappés à la déroute lui représentèrent qu'elle se devait à son peuple et à ceux qui risquaient leur vie pour elle, que tout espoir n'était pas perdu et qu'on pouvait encore reformer une belle armée. Marguerite eût voulu du moins renvoyer son fils en France ; ses partisans s'y opposèrent encore, et le jeune prince dut commander cette nouvelle armée sous la direction du duc de Sommerset. Les provinces de Cornouailles et de Devonshire se soumirent à lui ; seule la ville de Glocester refusa de le reconnaître. Il s'avance ainsi avec les débris de tant de défaites, visant à se réunir au comte de Pembroke dans le pays de Galles ; mais le 4 mai il est joint par Édouard à Tewkesbury. La bataille fut encore sanglante et perdue pour la rose rouge. Marguerite, trouvée presque sans connaissance sur un chariot, fut épargnée, grâce à la rançon qu'on en espérait ; mais le prince de Galles ayant été pris, on le conduisit à Édouard, qui de propos délibéré le fit massacrer sous ses yeux, bien qu'il lui eût promis la vie. Ceux qui ont soutenu que ce malheureux jeune homme avait été tué dans le combat — et Édouard l'insinue dans sa lettre au duc de Bourgogne — ont eu en vue de disculper ce prince de la plus honteuse action de sa vie ; mais l'assassinat de sang-froid est constaté par nombre d'historiens[8] et de contemporains.

D'ailleurs la cruauté d'Édouard n'est point douteuse et ne s'arrêta pas là. Après la bataille un grand nombre de fugitifs s'étaient réfugiés dans l'abbaye de Tewkesbury. Le roi les réclame ; l'abbé s'y oppose, tenant le saint sacrement entre ses mains, et ne consent enfin à leur sortie que sur la promesse formelle, jurée par Édouard, de leur pardonner. Ils n'en furent pas moins mis à mort. Le 6 mai, Sommerset, le prieur (le Saint-Jean et plusieurs autres eurent la tête tranchée. Il y avait de l'agitation dans le nord ; le roi s'y rend avec des forces. Deux hommes, en effet, semblaient encore pouvoir l'inquiéter : le bâtard de Fawcombridge dans la province de Kent, et le comte de Pembroke dans le pays de Galles. Édouard partit de Coventry le 15 mai, préserva aisément la capitale et força ceux qu'il appelait les factieux à repasser la Tamise, puis à se disperser dans les montagnes. Le bâtard ayant été pris à Sandwich avec quelques-uns des siens, eut presque aussitôt la tête tranchée. Quant au comte, il ne pouvait plus tenir la campagne, et pour se délivrer de toute inquiétude le roi envoya le colonel Vaugham à sa poursuite. Il y eut aussi une longue liste de proscription à la tête de laquelle figuraient la reine Marguerite, Henry, duc d'Excester, Edmond de Beaufort, duc de Sommerset, Jean, comte d'Oxford, Jean de Courtenay, comte de Devonshire, et quatorze autres.

Ainsi cette guerre des deux roses, terminée le 26 mai 1472, fournit à l'histoire une de ses plus grandes leçons. Le comte de Warwick, qui avait gagné toute l'Angleterre en onze jours, fut à son tour renversé par Édouard, et ce dernier en vingt et un jours reconquit la couronne. Après tant de désastres, où périrent, assure-t-on, quatre-vingts princes ou seigneurs de maisons royales, on vit ceux qui survivaient errer partout en fugitifs : « J'ay vu[9] un duc de Cestre aller à pied, sans chausses, après le train du duc de Bourgogne, pourchassant sa vie de maison en maison sans se nommer... Leurs parents avaient pillé et détruit le royaulme de France. Des mauvais princes et autres revêtus d'autorité qui ont usé tyranniquement du pouvoir, nuls ou peu en demeurent impunis. »

Le rétablissement d'Édouard sur le trône d'Angleterre mettait le comble à la puissance, et sans doute aussi à la présomption de Charles de Bourgogne. Aussi fit-il célébrer cet échec de la maison de France, le 12 juin, par de grandes réjouissances en sa ville de Gand. D'ailleurs le roi yorckiste ne méconnaissait point ses services, et par une lettre du 28 mai il le remercia de sa bonne hospitalité et de son puissant secours. Dès lors on voit le duc agir tout à fait en souverain : non-seulement il convoite d'avoir aussi une armée permanente et gourmande les Flamands de ne pas assez s'y prêter ; mais il établit une cour d'appel à Malines, à l'instar du parlement, dont il se passe ; il promulgue une grande ordonnance militaire, et peu après, aux états de Dijon, en janvier 147 â, il rappelle le souvenir de l'ancien royaume de Bourgogne, qu'il rêve de rétablir.

Ces tristes nouvelles d'Angleterre parvinrent à Louis XI lors de son séjour à Ham. Tout changeait de face, et, en homme sage, il devait dorénavant modifier sa politique et la mettre d'accord avec les événements. D'après les conventions conclues avec la maison de Lancastre, les Anglais étaient tenus de faire cause commune avec la France contre la Bourgogne ; la liberté de commerce sur mer ne devait souffrir aucune difficulté, et une trêve de dix ans était conclue entre les deux pays. Que devenaient alors toutes ces promesses ? Toutefois, on pouvait croire qu'après une lutte si acharnée des partis, la branche d'Yorck aurait assez à faire de se maintenir, et qu'à la suite d'une si grande agitation les• plus belliqueux songeraient au repos. Mais le duc de Guienne ne peut-il pas, par exemple, passer en Castille avec les gens dont il dispose ? Aussi Louis XI le retient-il auprès de lui en Picardie ; pour le mieux disposer à suivre ses conseils, il lui fait rendre à Paris les plus grands honneurs, et donne à Aubin, seigneur de Malicorne, principal conseiller de ce prince, la baronnie de Médoc.

Le roi lui-même cherchait à montrer son bon vouloir aux Parisiens. Sans trop se préoccuper des quolibets que lançaient alors, à cause de la trêve, quelques prédécesseurs de Rabelais, il vint à Paris à son retour, et le jour de la Saint-Jean, selon l'usage de cette fête, il alluma lui-même le feu de joie sur la place de Grève. On était cependant à la veille de reprendre les 'hostilités ; le duc de Bourgogne venait même de se permettre de rompre la trêve, sous le prétexte que le roi gardait certaines places qu'il avait promis de rendre. Mais Louis XI eut soin de ne rien faire avec humeur, et même se montra prêt à donner satisfaction. Quoiqu'il sût très-bien que le duc donnait des ordres pour lever douze cents lances, il envoya sans retard des commissaires pour faire livrer les points réclamés soit en Champagne ou ailleurs. Ainsi beaucoup de petites places du Mâconnais, du Charolais et de l'Autunois furent remises au duc ; alors la trêve ayant été prolongée jusqu'au 1er mai 1472, et le nombre des conservateurs augmenté, tout parut prévu pour la sûreté commune. De plus le roi nomma l'amiral à la surveillance des côtes, avec pouvoir d'établir des commissaires au Havre, à Dieppe et partout où besoin serait. Cela fait, il s'en alla en Touraine.

Le duc Charles de Bourgogne était loin cependant de prendre son parti de la perte des villes de Picardie ; et tous ses efforts allaient avoir pour but de les reprendre. Pour cela, il fallait susciter au roi des embarras, et nul ne lui semblait s'y mieux prêter que le duc de Guienne ; aussi avait-il tout fait pour lui donner l'espoir d'épouser Marie de Bourgogne, espoir qu'il entretenait chez tous ceux dont il pensait pouvoir se servir contre le roi. De retour en son apanage, Monsieur n'avait plus d'autre pensée. Pour le connétable, « il cuidoit, dit Comines, pour la situation où il estoit, tenir le roy et le duc en crainte, par le moyen du distord où ils estoient ; entreprise fort dangereuse ».

C'est en juillet de cette année que Charles de Bourgogne envoya le sire de Comines en mission auprès de Louis XI. « Grande maladresse, dit-on, car la parole du roi étoit tant douce et vertueuse (decevante) qu'elle endormoit, comme la sirène, tous ceux qui lui présentoient les oreilles... Louis XI, ajoute-t-on, étoit de tous les princes celui qui plus travailloit à gaigner un homme qui le pouvoit servir, ou pouvoit lui nuire. — Il ne se rebutoit point à être refusé. Il continuoit à promettre largement, à donner par effet argent et état qu'il savoit plaire[10]. »

Un instant de calme était pour le roi une occasion de s'occuper de l'administration intérieure, et à cet égard il était surtout attentif à la prospérité du commerce et de l'industrie. Déjà, en 1469, on s'en souvient, Louis avait essayé d'encourager les travaux des mines. Quel avantage si, tirant abondamment de son sein les métaux indispensables à l'industrie, la France pouvait s'affranchir du tribut qu'elle payait à l'étranger pour se les procurer ! Pourquoi les montagnes de notre pays ne cacheraient-elles pas aussi de fécondes mines ? Dès le milieu du quinzième siècle, et même avant, on tirait déjà quelques métaux précieux de mines du Gévaudan ; là, et aux environs d'Uzès, on travaillait dans plusieurs paroisses à l'extraction de l'argent et du plomb. Mais combien d'autres richesses pouvaient encore être découvertes ! Le roi le pressentait, et désirait ardemment y pourvoir. Jusque-là les essais d'exploitation avaient eu un médiocre succès ; il y manquait l'habileté, la persévérance et surtout une royale protection. Il y a loin de cette utile préoccupation à l'idée singulière du dernier dauphin de Viennois. Humbert II, craignant, dit-on, que les étudiants de l'université de Grenoble, qu'il fondait, vinssent à manquer de bois de chauffage, s'avisa, en 1338, de faire détruire à trois lieues aux environs de la ville, « toutes les usines et tous les fourneaux[11] servant à la fonte de l'acier, et défendit absolument qu'il en fût « établi là de nouveaux, » n'y voyant qu'un abîme où s'engloutissait le combustible. Louis XI, au contraire, entrevoyait là une des richesses de la France, ainsi que le prouvent les considérants de son ordonnance des Montils, en septembre 1471 :

« Il sait que dans les États de France, de Dauphiné, de Valentinois et Diois, de Roussillon, de Cerdagne ès montagnes de Catalogne et ès marches d'environ, il y a plusieurs mines d'or, d'argent, de cuivre, de plomb, d'étain et autres métaux, qui, faute de direction, d'ouvriers et de gens experts, demeurent en chômage. Il lui est démontré que si on faisoit convenablement besogner ès dites mines, ainsi qu'on fait en plusieurs autres royaumes de la chrétienté, tels que l'Allemagne, la Hongrie, la Bohême, la Pologne et ailleurs ; si on vouloit faire ordonnances et constitutions pour faire marcher ledit ouvrage, ainsi qu'il est entretenu dans lesdites contrées, il en pourroit résulter pour le royaume et ses peuples de notables avantages. Il croit que, faute d'y avoir pourvu, le pays et ses sujets éprouvent de grands dommages ; et que chaque jour s'en vont en pays étrangers l'or et l'argent de France ; il y a donc urgence pour lui de prendre des mesures afin que le numéraire ainsi transporté revienne en ses États, et pour prévenir de nouvelles pertes. Il est persuadé que, par défaut de ladite prévision, nombre de gens, tant d'église que nobles, bourgeois, marchands, artisans, laboureurs et autres, demeurant ès dits pays, souffrent en leurs plus grands intérêts ; que le meilleur moyen d'obvier à ce malheur est de faire en sorte, par certains édits et règlements et constitutions spéciales, qu'il soit travaillé avec ardeur dans les mines ; qu'elles soient ouvertes ; que l'ouvrage s'y continue avec persévérance, comme il convient en un tel cas, pour obtenir de bons résultats.

« Il y a donc utilité à ce que, dans les pays qui lui sont soumis et même au delà, ses intentions et volontés soient expliquées et criées, afin que tous ses sujets et même les étrangers de tous royaumes en soient instruits. D'après l'avis de son grand conseil Et autres notables hommes experts en cette matière, il a donc établi son règlement.

« Tous les marchands et maîtres, dit-il, qui feront travailler les mines à leurs frais et dépens, et établiront leur résidence sur ces mines et usines, ou leurs délégués, ou fondeurs et affineurs, et tous ouvriers mineurs qui prendront part à l'exploitation en quelque façon que ce soit, régnicoles ou étrangers, et ceux qui viendront s'y employer ou continueront à exécuter lesdits ouvrages, seront tous et demeureront quittes, francs et exempts, pendant tout le temps qu'ils besogneront ès dites mines d'ici à vingt ans entiers à compter du jour des présentes lettres (septembre 1471), de toutes tailles, aides, subsistances du service de francs-archers, du guet et autres charges quelconques, pourvu que ce soit sans fraude, et que pendant le temps qu'ils vaqueront au travail de ces mines, ils ne se mêlent d'aucun autre métier. » Cette curieuse ordonnance, que son étendue nous empêche de reproduire en son entier[12], montre jusqu'où était portée la sollicitude du roi pour écarter tout obstacle qui eût pu entraver l'accomplissement d'une grande pensée. On voit surtout jusqu'à quel point, dans un siècle si oublieux des vrais intérêts des peuples, il pressentait les idées économiques professées de notre temps sur les sources de la richesse des nations. Il est aussi à remarquer que beaucoup des dispositions de nos lois modernes sur ce point semblent avoir été empruntées à l'ordonnance de Louis XI.,

La prévoyance du roi s'étendait aussi à faciliter les moyens de communication. Les péages des rivières comme ceux des routes dataient du temps des Romains, qui les avaient créés pour subvenir aux frais d'entretien. Mais plus tard la féodalité avait multiplié ces péages selon son caprice et en avait fait un moyen de pressurer et d'opprimer les peuples. Ils étaient ainsi devenus si nombreux que sur la Loire seule, en y comprenant plusieurs affluents, un édit du seizième siècle en compte plus de deux cents. Avant que Louis XI eût essayé d'y mettre ordre, il y en avait bien davantage.

Le roi donc, frappé de ces abus et des entraves qu'ils mettaient au commerce, eût désiré pouvoir affranchir toutes les voies intérieures de communication, et rejeter toutes les douanes aux frontières ; mais il aurait fallu solder beaucoup d'indemnités, et, ne le pouvant pas, il se contenta, par lettres de Tours 1471, de décider, d'après l'avis de son conseil, que les seuls péages antérieurs à 1470 seraient maintenus ; et encore que ceux qui les exploitaient devraient montrer aux officiers du roi leur titre et leurs tarifs.. Charles VII, en 1448, avait déjà essayé de prendre cette mesure ; mais son édit, comme tant d'autres, était à peu près resté lettre morte ; il n'en fut pas de même des lettres de Louis XI, et tous les péages qui ne purent justifier leur droit par titres authentiques furent supprimés.

Mais Louis avait encore à établir, la paix chez ses plus proches voisins. La Savoie se trouvait désolée par une sanglante guerre civile ; la duchesse Yolande était la sœur de Louis ; il ne pouvait donc rester indifférent au sort de cette maison et sur ce point sa politique, toujours loyale, fraternelle et désintéressée, est utile à suivre pour la parfaite intelligence de son caractère. Le duc Amédée IX était un prince de faible volonté. Ses frères, monsieur Philippe de Bresse, les comtes de Romont et de Genève, jaloux des sires de Miolans, de Bonnivard et d'Orly, qui avaient la confiance de la duchesse pour la direction des affaires, voulurent s'emparer du gouvernement. Yolande, avertie de leurs desseins et de leurs préparatifs, s'enferma avec son époux dans le château de Montmélian ; assiégée là, et sans avoir eu le temps de s'y pourvoir de munitions, elle fut obligée de capituler. Le duc étant tombé ainsi au pouvoir de ses frères, on le conduisit à Chambéry, où il dut subir leur complète domination.

La duchesse, retirée ou plutôt captive à Aspremont avec ses enfants, fit savoir à Louis XI en quelle extrémité elle se trouvait réduite. Sur-le-champ, le roi donne ordre au comte de Cominges, gouverneur du Dauphiné, de réunir l'arrière-ban et les francs-archers de la province, et d'entrer en Savoie. Charles, prince de Piémont, qu'il élevait auprès de lui, eut le commandement de cette armée ; mais, par une étrange fatalité, ce jeune homme de quinze ans et d'une si grande espérance, fut atteint à Orléans d'une grave maladie, dont il mourut. Louis XI, qui l'aimait, n'avait pas manqué de faire bien des vœux et des prières pour sa guérison, et cette perte lui fut très-sensible. Alors le comte de Cominges, avec ses troupes, alla sous la Buissière se joindre au sire de Châteauneuf, maréchal du Dauphiné ; ils s'en furent la nuit surprendre la place d'Aspremont et délivrer la duchesse, qu'ils conduisirent avec sa suite à la Buissière, et le lendemain à Grenoble, où elle fut honorablement reçue et resta un mois.

Des forces considérables vinrent de plus loin. Le sire de Crussol, sénéchal de Poitou, avec cent lances, et Balzac de Ruffec, avec quatre cents archers, arrivèrent de leur côté. On y vit, de la part. de Monsieur, les sénéchaux de Guienne, d'Armagnac, d'A-génois, avec cent cinquante lances. Ces troupes, jointes à celles commandées par le comte de Cominges -et le maréchal de Châteauneuf, assiégèrent Chambéry, où s'était jeté le comte de Romont. Le roi fit plus ; son ambassadeur auprès du duc de Milan eut ordre de ménager une ligue en faveur de la duchesse. A cette fin, celle-ci donna ses pouvoirs à Urbain de Bonnivard, évêque de Verceil (Grenoble, 5 juillet). Au nom du duc Amédée, elle y parle des États et s'y qualifie de tutrice et gouvernante, chargée de l'administration. L'alliance faite ainsi sous les auspices du roi doit être réciproque, offensive et défensive : elle durera douze ans : leurs sujets, sauf les rebelles, pourront commercer librement. Dans ce traité sont compris, de la part de la duchesse, le roi, le duc de Guienne, le canton de Berne, tous leurs alliés et confédérés ; de la part de Jean Galéas Marie Sforza, le roi Ferdinand, la république de Florence, le duc de Ferrare et de Modène, les Suisses et le marquis de Montferrat. L'acte est du 13 juillet 1471.

Cependant l'armée française et celle des princes étaient en présence ; mais le comte de Cominges devait éviter d'en venir aux mains et faciliter, s'il se pouvait, un accommodement entre la duchesse et ses beaux-frères. Les choses n'allèrent point aussi vite. A la fin de juillet arrivèrent les députés des cantons de Berne et de Fribourg, Nicolas Diepach et autres. On fit avec eux, au château de la Pérouse, le 8 août, un traité provisionnel, remettant immédiatement le château de Chambéry ès mains desdits ambassadeurs, pour le garder au nom du duc et de la duchesse de Savoie, jusqu'à ce qu'il en ait été décidé d'un commun accord. D'après ce traité le comte de Romont rendra les places du pays de Vaux qu'il a usurpées ; la forteresse de Montmélian sera remise aussi à Claude de Seyssel, maréchal de Savoie, et à Nicolas Diepach jusqu'à l'arrivée d gouverneur du Roussillon. Le duc et la duchesse se rendront à Chambéry avec leur famille et y seront en toute liberté : ils pourront aller où bon leur semblera, même à Montmélian, pourvu qu'ils n'y amènent que leur suite accoutumée. Il est bien convenu qu'en cas de différend la réparation ne pourra être poursuivie par voies de fait, mais bien par voies ordinaires de justice. Cet acheminement à une paix définitive fut solennellement signé par les deux parties intéressées.

Bientôt vinrent les envoyés du roi, Tanneguy du Châtel, Jean de Daillon, seigneur du Lude, noyer, bailli de Lyon, et les autres ; après s'être entendus avec les députés suisses, ils convinrent à Chambéry, le 5 septembre, « que toute hostilité cesserait ; qu'il y aurait bonne paix et union entre le duc et la duchesse de Savoie d'un côté, et monsieur Philippe de Bresse et le comte de Romont d'autre part ; tous les articles du traité du 8 août furent maintenus. Chambéry, Montmélian et les places prises ès pays de Vaud seront, sur l'heure, rendues au duc et à la duchesse. Le gouvernement sera donné au comte de Gruyères, maréchal du Dauphiné ; huit chevaliers nommés par les ambassadeurs et les deux maréchaux de Savoie seront de tous les conseils du duc et de la duchesse, avec cinq des conseillers ordinaires, et toute affaire importante se décidera de leur commun consentement. Monsieur Philippe et ses frères pourront assister au conseil, mais non quand il s'agira de leurs propres affaires, ou des intérêts de leurs serviteurs et amis. Il sera donné de raisonnables appointements à tous officiers de finances, de justice et autres. A l'avenir, dans le cas de quelques difficultés, il ne sera point permis d'en venir aux voies de fait. Touchant la lieutenance et le gouvernement du pays, on s'en rapportera absolument au roi qui, avec les ambassadeurs de Berne et de Fribourg, et les parties dûment ouïes, décidera comme il trouvera juste et raisonnable de le faire, sans que nul y puisse contrevenir. Il fut toutefois spécifié que les ducs de Guienne et de Milan ainsi que le marquis de Montferrat, pourraient envoyer des délégués pour assister à la sentence souveraine, et que cette souveraineté accordée ici au roi ne saurait tirer à conséquence pour aucune autre affaire de la maison de Savoie ». On ne peut certes concevoir un arbitrage plus paternel et plus désintéressé.

Après avoir été de ceux qui soutinrent le duc à Péronne et servirent en 1468 dans l'armée de Bourgogne, Philippe de Savoie était revenu en Bresse. Le 6 janvier 1471, il épousa, à l'âge de trente-trois ans, Marguerite, fille de Charles de Bourbon, seigneur d'Auvergne et d'Agnès de Bourgogne ; nouvelle alliance de cette maison avec celle de France. De cette épouse il eut Philibert II, dit le Beau, qui fut duc après lui, et aussi Louise de Savoie, mariée elle-même à Charles de Valois-Orléans, comte d'Angoulême et qui devint ainsi la mère de François Ier. Dès lors Philippe servit Louis XI, qui lui prodigua les témoignages de libéralité et de bonne parenté. Ne lui gardant nulle rancune de sa conduite à Péronne, il lui confie le commandement des troupes royales dans le midi ; lui donne le collier de l'ordre de Saint-Michel, et une compagnie de cent lances. Après le serment mutuel sur la vraie croix d'être à jamais fidèles l'un à l'autre, Louis XI, outre le don des seigneuries de Lauraguais et de Villelongue[13], le fit comte de Beaugé ou de Bagé (Bourg), et lui promit les comtés de Valentinois et Diois. Marguerite de Bourbon étant morte en 1483, Philippe se remaria à Claude de Penthièvre, dont le fils aîné fut le père du sage Philibert-Emmanuel.

Si la France acquérait alors un serviteur, elle perdait aussi un de ses plus fermes appuis. Au mois de juillet, en effet, mouraient Paul II et le comte d'Eu, l'un et l'autre ayant pris une grande part aux événements de leur temps. On a reproché au premier le goût du luxe ; mais combien de sages mesures ne lui doit-on pas ! Il donna une existence honorable aux évêques qui n'avaient que des revenus insuffisants, ou ne pouvaient conserver leur siège. Il fit de bonnes lois, releva la dignité des cardinaux, réduisit leur nombre à vingt-quatre ; défendit d'élever personne à cette dignité qu'il n'eût au moins trente ans, et n'eût enseigné la théologie ou le droit. Enfin il voulut qu'on ne pût déposer ni évêque ni abbé sur la seule demande des princes, à moins que le procès n'eût été « instruit et fait dans les formes ». François de la Rovère, général des Franciscains, fut élu et préconisé le 9 août, sous le nom de Sixte IV. Il envoya des cardinaux aux principales cours d'Europe : Marc Barbo en Allemagne, Rodrigues Borgia en Espagne, et Bessarion en France. Sa politique a été essentiellement pacifique, et fidèle à cette maxime, « qu'il n'y a rien de plus chrétien[14] que d'incliner à la paix », il ne cessa d'y exciter Louis XI et son antagoniste de Flandre[15].

Charles d'Artois, comte d'Eu, prince digne de respect par sa naissance et son grand âge, avait combattu à Azincourt. En 4438, le duc de Bourbon, son frère utérin, paya sa rançon. Il se distingua par son caractère et par son mérite, et surtout par sa fidélité au roi. Aussi jouissait-il, sous ce règne comme sous le précédent, d'une popularité de bon aloi, n'ayant jamais donné que des conseils d'équité et de paix. Lors de la guerre du bien publie, il n'hésita pas, et, après avoir tout fait pour l'empêcher, il en atténua du moins les conséquences. Les Anglais avaient donné le comté d'Eu à un seigneur nommé Henri Bourgchier, et le gardèrent jusqu'en 1450. En 1466, le roi, dans le cas où le comte décéderait sans hoirs mâles, donna la survivance de cette pairie au connétable de Saint-Pol et à Marie de Savoie, épouse de celui-ci ; projet qui ne se réalisa pas. Le comte d'Eu emporta les regrets de tous.

A Rome mourut aussi l'ancien évêque d'Arras, Geofredi, alors évêque et cardinal d'Alby, célèbre par son zèle excessif contre la pragmatique destinée à lui survivre. Il fut remplacé par Louis d'Amboise, prélat illustre et grand homme d'État.

Louis XI cependant, à qui rien n'échappait, fut bientôt informé du désir de son frère d'épouser Marie de Bourgogne ; il entrevoyait tout le péril qui naîtrait pour la France de cette union. La Guienne, en effet, se serait ajoutée à des terres déjà immenses, et qui pouvait en prévoir les conséquences ? Il envoie donc au duc de Guienne son conseiller du Bouchage : dans ses instructions[16], datées du 10 août, « il veut surtout qu'on lui rappelle la promesse qu'ils ont faite de s'avertir de ce qu'ils apprendraient de contraire à l'un d'eux ; qu'ayant reçu, comme témoignage d'amour fraternel, le plus bel apanage que fils de France ait jamais eu, il a fait serment de ne point songer au mariage en question ; qu'enfin il a juré sur la vraie croix de Saint-Laud, serment dont le « danger de l'enfreindre est si grand, comme de mourir mauvaisement en dedans de l'an, ce qui est toujours infailliblement arrivé à ceux ayant contrevenu à la parole ainsi donnée, comme on l'a veu naguères par expérience ». Pour le roi, ajoute-t-on, il est toujours dans les mêmes sentiments d'affection à son égard, et est encore prêt à en renouveler le serment. Si le duc nie avoir envoyé l'évêque de Montauban à Rome pour demander dispense, on lui répliquera que le roi est bien averti. D'ailleurs, combien de raisons le devraient détourner de cette alliance bourguignonne ? A-t-on donc oublié leur ancienne et constante inimitié contre la France ? Au surplus Charles de Guienne n'a-t-il pas mandé au duc de Bretagne qu'il était prêt à rendre au comte d'Armagnac tous et chacun de ses biens, ce qu'il ne saurait faire sans offenser le roi ? S'il dit qu'on a abusé de son nom, que ne punit-il ceux qui se mêlent de telles intrigues ? N'a-t-il pas aussi sollicité la duchesse de Savoie, leur sœur, de ne donner aucune assistance au roi, le cas échéant ; circonstance révélée par monsieur Philippe de Savoie lui-même ? Si le duc désavoue tous ces faits, il n'a qu'à renoncer formellement à la main de Marie de Bourgogne, seul moyen de conserver l'union entre eux. Enfin pour toutes ces remontrances, du Bouchage devra se concerter avec monsieur de Beauvau, évêque d'Angers, et s'en remettre à son jugement de l'opportunité de les faire. »

En ces circonstances, il importait à Louis XI d'avoir le nouveau pape dans ses intérêts et de le mettre au fait de sa situation. Après donc l'avoir félicité de son élévation et assuré de sa filiale obéissance, le roi envoie à Rome une députation conduite par Guillaume Compain, conseiller à la cour. Dans leurs instructions, datées du 4 novembre, les faits y sont brièvement exposés. « En Savoie, tout y était heureusement terminé et rien n'avait été fait que de l'avis de tous les intéressés. La duchesse en fut alors très—satisfaite, on ne sait pourquoi elle s'en est plainte ensuite, et s'est retirée auprès du duc de Milan, qui lui aussi se montre mécontent, bien que comblé des bontés du roi. Nonobstant, Louis prie Sa Sainteté d'avoir en principale recommandation les intérêts du duc de Milan, qu'il aime tendrement. »

La mission secrète de maître Compain était aussi de mettre obstacle aux sollicitations faites alors à Rome pour obtenir les dispenses nécessaires au mariage du duc de Guienne et de Marie de Bourgogne, mariage que Louis XI redoutait avec raison. A ce sujet les députés expliqueront comment il a traité son frère : les lois ne lui accordaient que 12.000 livres de rente, et les princes coalisés n'en ont jamais réclamé plus de 60.000 ; néanmoins il lui a cédé la Guienne, l'une des grandes provinces, en y ajoutant même le Périgord, le Quercy, la Saintonge, le pays d'Aunis avec La Rochelle : « Moyennant ces dons, Charles de France a juré de ne jamais rien entreprendre sur les pays de l'obéissance du roi et de ne jamais songer à épouser la fille du duc de Bourgogne. » Les ambassadeurs portaient la copie de ce serment pour la montrer à Sa Sainteté. Bien plus, le duc avait déjà épousé Jeanne, fille du roi de Castille, par l'entremise du comte de Boulogne, ce qui pouvait attirer de graves complications. Le saint-père est prié de ne point donner de dispenses, et d'en faire au roi la promesse par une bulle expresse. En retour Louis XI s'engage à ne point permettre l'entier rétablissement de la pragmatique sanction, et à se lier avec le pape pour leur mutuelle défense, comme Sa Sainteté l'a demandé par le bailli de Mende.

Mais si l'on avait en Italie des amis sûrs, c'était en la famille des Médicis qu'on les trouvait. Ils répondaient à toutes les demandes du roi et secondaient activement le progrès industriel et commercial de la France, au grand profit des deux pays. Laurent, successeur de Pierre de Médicis, son père, celui même qui reçut le surnom de père des Muses, gouvernait alors Florence sous le titre de gonfalonier. Une seconde branche de cette famille[17] vint s'établir en Dauphiné dans le pays des Baronnies. Louis XI entretenait ces relations, et ses ambassades en Italie étaient fréquentes, paraît-il, puisque sans compter la lettre de Laurent de Médicis du 8 avril 1471, qui lui rend compte d'une mission secrète, Tristan l'Hermite annonce au roi, à la date de Suze, 26 août[18], l'envoi du détail de ses négociations avec le pape et de plusieurs lettres du saint père et d'autres princes.

Le roi n'ignorait rien de ce qui se tramait. Il savait qu'en passant à Orléans le chancelier de Bretagne et l'abbé de Bégar avaient eu de secrètes conférences avec son frère. Là, rien ne fut négligé, en effet, pour flatter et séduire l'esprit faible et ambitieux de ce jeune prince, en lui remontrant les avantages qu'il trouverait en cette alliance bourguignonne et le berçant de l'espoir de l'obtenir ; ce dont au fond il n'était rien. Alors le duc de Guienne, de son côté, s'était vanté de forcer le roi à remettre au duc Charles toutes les places récemment perdues par lui, assurant qu'à cette fin il serait prêt à s'unir de nouveau avec les ducs de Bourgogne et de Bretagne. Le roi savait cela, et aussi que depuis lors, tous ceux qui cherchaient à détourner son frère de ses rêveries lui devenaient suspects, « ses flatteurs se servant de cette chimère pour « perdre les conseillers qui leur faisaient ombrage ». Le jeune prince, en effet, s'était retiré en Guienne, et venait d'appeler auprès de lui le sire de Lescun pour mettre ses places en état de défense.

Ces dispositions du duc de Guienne furent promptement rapportées au duc de Bretagne ; alors les princes commencèrent à s'agiter pour renouer une nouvelle ligue contre le roi, et le duc breton ouvrit cette campagne de pourparlers en envoyant au duc de Bourgogne Poncet de la Rivière, un mécontent de la cour de France. D'un autre côté Olivier le Roux, en allant remplir une mission du roi en Espagne, s'arrêta à Mont-de-Marsan, d'où était parti depuis peu un envoyé de Bretagne appelé Henri Millet. Maître Olivier devait y voir le comte de Foix, avec' lequel les relations étaient délicates et qui se plaignait de ce que Louis XI ne semblait pas croire assez à son désir de le servir. Mais là, par des fragments de lettres qu'il avait trouvés fortuitement et su recueillir, l'envoyé du roi découvrit qu'il existait une promesse faite aux ducs de Bourgogne et de Bretagne par Édouard IV de s'entendre avec eux pour faire la guerre à la France et d'y passer avec une- armée. Son motif, disait-il, était le désir de ses peuples de reconquérir au moins la Guienne ou la Normandie, et Charles de Bourgogne avait répondu à ces ouvertures qu'il enverrait vers la fin d'octobre un ambassadeur à Londres. Olivier le Roux s'empressa d'instruire le roi de ces détails par une lettre de Saint-Sever, 11 août, ajoutant « que Louis avait fort à se défier de ceux qui l'approchaient ; que peu avant son arrivée à Mont-de-Marsan il y avait eu de longues conférences entre le duc de Guienne, le comte de Foix, le sire de Lescun, l'évêque d'Aire, le prieur de Saint-Michel et le gouverneur de la Rochelle ; qu'il s'agissait d'un complot qui devait éclater avant la Toussaint, le comte de Foix a juré n'avoir point donné son scellé, et Paillard d'Urfé est à Mont-de-Marsan, on ne sait pourquoi ; enfin, dans les feuillets qu'il a rassemblés, il :est fort question des villes d'Amiens, dé Saint-Quentin et d'alliances ».

Ainsi le roi était entouré de pièges inconnus, et il n'avait pour se guider que des renseignements incomplets et des mots décousus. Tous ses efforts devaient tendre à s'éclairer et à se prémunir contre toute surprise. Aussi Guyot du Chesnay étant 'arrivé à Tours sitôt après le départ du sire du Bouchage pour la Guienne, chargé de lettres de Monsieur et du sire de Lescun, l'âme de toutes ces intrigues, le roi répondit que pour tout on eût à s'adresser au seigneur du Bouchage alors sur les lieux. La situation se compliquait, en effet, d'un nouveau projet. Le duc de Guienne, qui s'était rendu caution pour le récent mariage de Marguerite de Foix avec le duc de Bretagne, songeait alors à épouser la dernière des filles du comte. Mais le roi ne voulait pas non plus entendre parler d'un pareil mariage dont l'initiative venait entièrement du sire de Lescun. Le comte de Foix, par ses alliances avec l'Aragon, l'Armagnac et la Bretagne, pouvait en effet devenir le centre d'une ligue fatale à la France. Il mande donc au sire du Bouchage de rompre encore ce projet, et de rester auprès de son frère jusqu'au départ d'Odet d'Aydie. Enfin, par une lettre du 20 août, il complète ses instructions, le pressant de démêler, s'il peut, toutes ces menées, et surtout la part qu'y prenait le roi d'Angleterre.

Tous les yeux se portaient alors vers la cour de Bourgogne, car là était la main qui dirigeait ces sourdes hostilités. Le duc de Guienne, qui ne se souciait qu'à demi du projet du sire de Lescun, avait envoyé dès le mois d'août son blanc-seing par ses ambassadeurs auprès de Charles de Bourgogne, pour traiter de son mariage avec la fille de ce prince. « Le roi, disait-il dans ses instructions d'alors, lui proposait sa propre fille avec beaucoup de grandes terres et de provinces, et aussi de le faire lieutenant-général, pour le dissuader de ce projet. » Est-il vrai que Louis XI ait fait de telles offres, et le jeune duc n'a-t-il pas exagéré les propositions qui lui furent adressées ? Or il arrivait parfois que le roi dépêchait aux cours voisines des hommes sans caractère officiel, qui, tout en parlant sous leur propre responsabilité, devaient redire ce qui leur serait répondu. C'était le seul moyen de pénétrer la pensée de ses adversaires. Louis s'en servit auprès du duc de Bourgogne pour lui faire savoir que Souplainville était venu auprès de lui de la part du duc de Guienne et de Lescun, et l'avait informé que le duc de Bretagne, de son côté, envoyait Poncet de la Rivière en Bourgogne, ce dont le roi ne devait nullement se défier. Il lui insinue aussi de cette façon indirecte qu'il a remarqué des allées et venues qui pourraient paraître suspectes, et qu'il a été surpris, étant en aussi bons termes avec lui, que le sire de Ravestein ne l'eût pas salué en allant à Saint-Jacques, surtout ayant passé en Bretagne.

Dès ce moment le duc de Bourgogne ne prit plus aucun soin de voiler son mécontentement. « Nul moyen de s'accommoder, dit-il, que le roi n'ait restitué les places qu'il a promises. » Puis, dans une lettre du 13 septembre H71, il déclare, bien qu'il y eût alors suspension d'armes entre France et Bourgogne, que le connétable n'est point compris dans la trêve, et « que jamais il ne le recevra en grâce », tant ses haines sont profondes !

La coalition se formait contre le roi : il le voyait par les levées d'hommes et par les préparatifs de guerre qui se faisaient autour de lui. Le duc de Guienne, en effet convoque le ban et l'arrière-ban par l'entremise du sire d'Albret ; le comte de Foix ne dissimule point sa mauvaise humeur de ce que Madeleine de France, veuve de son fils, réclame quelques arrérages de sa pension et le reste de la dot de son mari ; surtout de ce qu'elle conserve la tutelle de ses enfants. De Rodez, le sire de Châteauneuf informe le roi que la noblesse du Rouergue est mal disposée ; que le sire de Lescun est l'auteur des faux bruits qui circulent ; que les cent vingt lances commandées par le sénéchal de Guienne sont logées dans la Saintonge et dans le Quercy ; enfin qu'ayant voulu introduire quelques gentilshommes dans Capdenac, le commandant s'est refusé à les recevoir sans un ordre du sénéchal de Rouergue.

D'autre part les choses n'allaient pas mieux ; le 12 août, d'Abbeville, le duc de Bourgogne avait donné son plein pouvoir à ses ambassadeurs Guillaume, évêque de Tournay, Artur de Bourbon, protonotaire du Saint-Siège, et Jean Carondelet, juge de Besançon, de signer avec Jean d'Aragon et Isabelle de Castille une ligue offensive et défensive contre la France, bien que Jean Il eût promis très-officiellement sa neutralité à Louis XI en cas de conflit entre la France et la Bourgogne. Le ter novembre le duc recevait à Saint-Omer, dans l'église de Saint-Bertin, l'ordre du roi d'Aragon, et le 12 il signe ce traité, déclarant en outre que, vu l'infraction faite par Louis XI au traité de Péronne, « tous les peuples étaient exempts de la couronne de France : donc défense à tous ses sujets de poursuivre en appel devant le parlement de Paris ». Ainsi Charles de Bourgogne s'affranchit ouvertement de toute vassalité ; et le 25 janvier suivant 1471(2) il ose faire publier cet acte de provocation.

Cependant le roi ne voulait pas rompre sur-le-champ ; tout projet d'accommodement n'était pas entièrement abandonné, et le 17 novembre il donne au sire de Craon et à maître Do-niole, ses délégués spéciaux auprès du duc de Bourgogne, de nouvelles instructions pour traiter à Orléans avec Ferry de Clugny venu de la part du duc : il s'agissait alors d'une alliance de confraternité où le duc aurait abandonné ses alliés de Bretagne et de Guienne pour leur faire la guerre au besoin de concert avec le roi, renonçant ainsi au mariage de sa fille avec Charles de France, et la promettant au dauphin ; d'autre part, le roi s'engageait à rendre au duc Amiens, Saint-Quentin, Roye, Montdidier, et tout ce qui a été pris dans les prévôtés de Vimeu, Fouloy et Beauvaisis. Comment expliquer ces conventions avec celles du traité de Saint-Omer ? Souvent la conduite de Charles le Téméraire présente de ces contradictions apparentes, et cependant il poursuivait avec constance le même but : secouer le joug de la vassalité et s'agrandir par voie de conquête. Selon toute apparence, il espérait obtenir encore de meilleures conditions du roi ; aussi tout moyen d'assurer l'exécution de ce traité était rejeté par lui : de lettres de confédération mutuelle, il n'en donnerait que lorsqu'il aurait été mis en possession des villes et terres, objet unique de son ambition actuelle ; d'otages et de garanties réciproques il ne voulait point en entendre parler. En ce moment, cependant, il recevait le dernier soupir de sa mère Isabelle, retirée à Aire, où il allait souvent lui rendre visite.

Le roi était impatient d'en finir et de dénouer une fois encore le nœud de cette coalition. Aussi, le 2 décembre marque-t-il son étonnement à ses députés de Bourgogne de ne point recevoir de nouvelles. Mais il était évident que cette cour songeait peu au projet de traité fait à Orléans, et le mauvais vouloir du duc se dissimulait de moins en moins ; il pensait qu'à traîner les choses en longueur, il aurait meilleur profit.

D'ailleurs tout allait assez mal en Roussillon. Depuis la mort de Jean de Calabre les troupes eurent pour chef Jean de Lorraine, qui lui aussi avait guerroyé longtemps en Italie. Mais son adversaire était habile et plein de ruse. Ayant donc évacué la Catalogne, Jean de Lorraine laissa prendre successivement à ses côtés Girone, Figuières et toutes les autres places, puis il s'enferma dans Barcelone. Lorsqu'on vit les troupes aragonaises faire excursion, approcher jusque sous les murs de la ville, et la bloquer ensuite, la mésintelligence se mit promptement entre les bourgeois et la garnison ; or, on devait penser qu'une fois maître de Barcelone, le roi d'Aragon ne manquerait pas d'envahir le Roussillon.

Alors le roi, qui venait depuis peu de se réconcilier avec le sire du Lau, l'autorisa à traiter avec Tanneguy du gouvernement de cette province à certaines conditions ; celui-ci reçut alors 24.000 écus de du Lau pour la cession de cet office. Ainsi voit-on avec regret poindre et s'établir la vénalité des charges ; abus non moins grave que ceux qu'on travaillait à réprimer. On ne sait trop s'il ne faut pas mettre de ce nombre les francs fiefs de Normandie. Le droit accordé en 1467 aux bourgeois de Rouen de posséder toutes sortes de fiefs, pourvu qu'ils pussent prouver y demeurer depuis douze ans, avait soulevé les protestations du parlement, qui n'enregistra l'édit que par jussion. C'était, en effet, transporter le titre nobiliaire de la terre aux personnes. En 1470, le roi étendit ce privilège de Rouen à toute la province ; mais au mois de mars 1471 il expliqua par une nouvelle déclaration cette disposition dont on hésitait à autoriser l'usage, et il y était dit : « Ils ne sont pour cela dits nobles et anoblis, pour ne pas diminuer le nombre de ceux soumis aux tailles, aides et subsides. »

La cour du jeune duc de Guienne donnait alors l'exemple de la licence et de la plus scandaleuse division. L'influence du sire de Lescun n'était pas sans rivale ; là régnait aussi une favorite, comme autrefois Agnès Sorel à la cour de Charles VII. Colette de Jambes, fille du seigneur de Montsoreau, ancien diplomate du règne précédent, et veuve de Louis d'Amboise, vicomte de Thouars, s'était retirée en Gascogne, où elle gouvernait ostensiblement Charles de France. Le parti du courtisan devait donc compter avec celui de cette femme ; ils se faisaient une guerre ouverte et ne s'accordaient que pour dire du mal du roi, ou en inventer au besoin. On ne parlait que de le réduire, « de lui courir sus de tous les côtés à la fois ; de mettre à ses trousses tant de lévriers, qu'il ne saurait plus par où s'échapper, » et l'on comptait les mécontents comme autant d'auxiliaires.

Tant de convoitises et d'ambitions déçues les avaient rendus nombreux. Le duc de Guienne, uni au comte de Foix, au comte d'Armagnac et au roi d'Aragon, formait déjà un fort parti : mais que craindre s'ils étaient appuyés des ducs de Bretagne, de Bourgogne, de la duchesse de Savoie et peut-être du duc de Milan ? On semblait même en ces deux cours oublier les services récents du roi, si bien qu'on fut obligé de rappeler à Galéas Sforza son engagement d'envoyer en Roussillon une compagnie d'hommes d'armes. Toutefois il écrivait à Louis XI, le 1er février, une lettre des plus soumises, lui promettant, s'il était besoin, de faire marcher toutes ses troupes contre le duc de Guienne. Pour plus de sûreté, le roi expédie deux délégués à Milan avec des instructions qui demandent au duc son concours afin d'arriver à une bonne paix.

Faire entendre au duc de Guienne le langage de la raison était chose plus difficile. Saint-Pierre, son capitaine des gardes, en épiait l'occasion, et la cabale des femmes ayant alors la faveur[19], il devait s'adresser au sire de Malicorne, chef de ce parti. Mais il doute du succès, rappelant « que celui qui jouta contre « le prince avait été dépêché par le poison ». D'après cette même missive « la dame de Thouars était malade ; le marchand Ithier, maître de la chambre, et aussi l'abbé de Bégar sont auprès du duc de Bourgogne, et celui-ci, assure-t-on, serait avant deux mois en Guienne ».

Malgré les avis du roi, monsieur Charles avait rappelé le comte d'Armagnac et l'avait rétabli dans ses biens : parmi ses principaux officiers figurait aussi Charles, cadet d'Albret, dit de Sainte-Bazeille, un des amis du comte. Or le but particulier du cadet d'Albret était de s'emparer de la seigneurie de ce nom, au préjudice d'Alain, son neveu, devenu chef de cette maison par la mort de son père et de son aïeul. Alain d'Albret avait été élevé sous les yeux et par les soins du roi ; donc, à la cour de Guienne, on soutenait son oncle. Pour éviter la confiscation qu'on n'eût pas manqué de prononcer contre lui, il vint auprès de Charles de France faire son hommage. On le reçut après quelques difficultés ; puis on voulut le retenir. Comme il alléguait les biens et honneurs qu'il avait reçus du roi, on lui envoya Odet d'Aydie pour vaincre ses scrupules et le décider ; mais il demeura inébranlable. Alors le sire d'Albret avertit le roi par une ambassade présidée par le sire de Pompadour. Louis XI lui promit d'amples dédommagements, lui écrivit en janvier pour confirmer sa promesse, et combla de dons ses envoyés.

Cependant de graves événements se passaient alors. La dame de Thouars, malade depuis le mois d'octobre, mourut le 14 décembre, jour où elle fit son testament, nommant son père pour légataire universel, et pour ses exécuteurs testamentaires le duc de Guienne, le sire de Lescun, Radulphe, évêque de Périgueux, l'abbé de Saint-Jean-d'Angély, Boucicault et Roger de Grammont. An dire de plusieurs, frère Jean Favre, abbé de Saint-Jean-d'Angély, aumônier et confesseur de Monsieur Charles, « empoisonna cette femme, fit ensuite éprouver un sort pareil au prince lui-même, et fut aidé par Henri de la Roche, écuyer de cuisine du duc[20] ». Il faut avouer que si ladite dame a été empoisonnée par une pêche que pela cet abbé, elle a langui longtemps, et aussi qu'elle n'en eut jamais soupçon, puisqu'elle le nomma en ses dernières volontés. D'ailleurs il demeura toujours en même faveur à la cour de Guienne.

Le jeune duc était lui-même en un triste état de santé : le roi ne l'ignorait pas, puisque, le 22 novembre, il écrivait au comte de Dammartin « que Monsieur de Maillé a laissé Monsieur de Guienne à Saint-Sever malade de la fièvre quarte ; que Lescun et le gouverneur de la Rochelle se sont reconciliés et réunis contre madame de Thouars et le seigneur de Grammont, que le moine est du parti du sire de Lescun et que celui-ci veut emmener le duc à Saintes... » Le 29 décembre encore le roi mandait au grand maître qu'on avait transporté le duc de Guienne de Saint-Sever à Saint-Jean-d'Angély, le prince ayant toujours la fièvre quarte ; qu'un certain nombre de ses officiers mêmes l'abandonnaient. Le fait est que le mal augmentait sans cesse, si bien que le 10 janvier le sire de Crussol, alors à La Rochefoucault, écrit que le prince est très-mal et s'est fait porter à Bordeaux.

Tandis qu'on désespérait de sa vie autour de lui, Charles de France semblait poursuivre avec plus d'ardeur ses projets de mariage avec l'héritière de Bourgogne. Disons plutôt que les ambitieux qui l'entouraient, et dont il était à son insu le jouet, s'efforçaient de saisir leur dernière chance de succès. Comment autrement concilier ses hostilités constantes à la politique du roi et ses dispositions dernières, si favorables à son frère ? Charles, il est vrai, était plein de faiblesse et de légèreté. Toujours d'accord avec Louis XI lorsqu'il est en sa présence, il le sacrifie auprès des ducs de Bretagne et de Bourgogne sitôt qu'il croit ainsi leur complaire.

Les ambassades se succédaient sans interruption. Le 19 février Charles de Guienne adressa au duc de Bourgogne le sire de Souplainville, son vice-amiral, et Henri Millet, bailli de Montfort, afin de continuer la négociation entamée au mois d'août dernier. Dans leurs instructions, datées de Mont-de-Marsan, il se dit mieux et presse le duc de conclure le mariage projeté : à l'entendre, le roi est prêt à l'attaquer avec seize mille hommes, et débauche ses serviteurs tout en lui faisant les plus belles offres du monde. Ces envoyés avaient ordre ensuite de repasser par la Bretagne.

Louis XI, prévoyant que toutes ces intrigues finiraient par devenir belliqueuses, avait dirigé cinq cents lances vers la frontière de Guienne, avec une benne artillerie et un certain nombre de francs-archers. Dans le Quercy commandait Dammartin ; dans la Saintonge, de Crussol, et dans le Poitou Tanneguy du Châtel. Puis il propose au duc de Bourgogne, par ses chargés d'affaires, le sire de Craon, maître Doriole et Olivier le Roux, de s'en remettre à des arbitres nommés par égale portion de part et d'autre, et s'il y avait de trop grandes difficultés, de prolonger du moins la trêve jusqu'au mois de mai 1473, mais sans y comprendre les ducs de Bretagne et de Guienne. Toutefois, si le duc insistait pour qu'ils y fussent compris, les députés devaient tenir à ce qu'il ne fût rien changé à la teneur des trêves précédentes. Le but étant d'arriver à une bonne paix, l'époque des conférences sera le 4 mai, par exemple ; le lieu, Rouen, Beauvais, Noyon, Gamaches ou Neufchâtel.

Dès leur arrivée à la frontière, Ferry de Clugny fit donner ordre, le 22 mars, à Olivier de la Marche, commandant d'Abbeville en l'absence du sire de Querdes, et à Simon de Quingey, d'amener à Lille en toute sûreté ces trois délégués ; mais, malgré ces dispositions pleines de courtoisie, rien ne put être conclu par cette négociation, sinon une prolongation de trêve où furent compris expressément les ducs de Guienne, de Bretagne et de Calabre. A cet effet les lettres du roi sont signées de Tours, 22 avril 1472, et celles du duc, de Bruges, 26 avril. La courte échéance de cette trêve, qui expirait le 15 juin 1472, ne rassurait le roi qu'à demi ; aussi fait-il exprimer par le héraut de Normandie son étonnement d'une lettre de Bretagne parlant de préparatifs de guerre, et d'une garnison récemment mise dans Clisson : le roi croit remplir exactement les traités ; si le duc François pense le contraire, qu'il le dise ouvertement.

Ainsi mis en demeure de s'expliquer, le duc réplique « qu'il n'a point manqué aux promesses faites au roi ; que chez lui les Français sont presque mieux traités que les Bretons ; qu'en France, au contraire, il y a peu de liberté pour ses sujets ; ils sont emprisonnés sans motif, dit-il, surchargés d'impôts et ruinés par des saisies et confiscations ; on vient même enlever leurs navires jusque dans les ports de Bretagne ». A ces doléances déjà bien amères, il ajouta « qu'on n'avait eu aucun égard à ses plaintes ; que même il y avait eu des menaces faites par les grands officiers du roi contre lui et les siens. Le roi n'a-t-il pas sollicité l'Écosse de déclarer la guerre à la Bretagne ou même offert cette province au roi d'Écosse ? Alors aussi le Poitou n'est-il pas rempli de troupes qui font ou vont faire la guerre au duc de Guienne ? Ces troupes n'ont-elles pas mission d'entrer en Bretagne ? Il est donc bien naturel, la trêve finissant, que le duc ait cru prudent de se mettre sur ses gardes, et en cela on ne peut rien lui reprocher ».

Ainsi s'exprime, le H avril, le duc de Bretagne, et le 17 il envoie Guillaume de Souplainville, vice-amiral de Guienne, au duc de Bourgogne, pour l'informer de ses réponses et l'assurer de nouveau des intentions exprimées par monsieur Charles, le 28 mars ; savoir, sa volonté de persévérer dans le dessein d'obtenir du roi l'abandon des villes de Picardie cédées par le traité de Péronne, et cela dans la confiance que le duc de Bourgogne tiendrait sa promesse de lui donner sa fille en mariage.

Souplainville devait expliquer aussi à Charles de Bourgogne les précautions déjà prises par le duc de Guienne, son maître ; la réunion du ban et de l'arrière-ban, et le commandement de son armée donné au comte d'Armagnac. Il devait lui dire que le duc François n'avait oublié ni d'entretenir ses relations avec l'Angleterre, ni de rassembler ses hommes de guerre, et qu'il continuerait de le mettre au courant des événements, comptant la réciprocité. Il était en outre recommandé audit Souplainville de n'agir en tout que d'accord avec le sire Poncet de la Rivière, mieux que-personne au fait de la cour de Bourgogne.

On voit ainsi quelles intrigues se nouaient autour du roi. D'ailleurs les plaintes du duc de Bretagne étaient singulièrement exagérées. Sans doute il était venu à Tours des députés d'Écosse, et le sire de Concressaut les avait accompagnés à leur retour ; l'armement maritime du roi ne laissait pas que d'être considérable, mais il s'agissait évidemment de pourvoir aux entreprises qu'on pouvait craindre de la part d'Édouard IV. La récente révolution accomplie en Angleterre faisait à Louis XI une loi de ces sages mesures, et son but constant en politique était le maintien de la paix et des droits de sa couronne. Pour y parvenir, il sollicitait aussi le secours du ciel. Telle est l'origine de l'Angelus. Alors, sur la demande du roi, on fit à Paris, le 4er mai, une grande procession en l'honneur de la sainte Vierge[21]. Le sermon fut prêché par maître Jean Brète, docteur en théologie et natif de Tours ; il y déclara, entre autres choses, que le roi, plein de confiance en la vierge Marie, demandait « que chaque jour, à midi, chacun fléchit un genou à terre, disant un Ave Maria, pour obtenir bonne paix au royaume de France ». Cette institution inspira sans doute la pensée d'Agnès de Montils, qui peu après, sons l'épiscopat de Jean de Bourbon, évêque du Puy[22], fit don d'une terre à l'église Majeure, pour que, trois fois le jour, la grosse cloche sonnât trois coups pour avertir de réciter la Salutation angélique.

Alors mourut l'évêque de Paris, Guillaume Chartier, né en cette ville et docteur en droit. Il avait été sacré dans l'église de Saint-Victor, le 22 juillet 1418. Si lors de la guerre du bien public, il faillit perdre le royaume, c'est qu'il n'écouta que son amour de la paix, et croyait ainsi faire le bien général. Plein de zèle pour son ministère, il distribuait aux pauvres tout ce qu'il possédait, donnant ainsi l'exemple des plus belles vertus. Aussi fut-il vivement regretté et honoré presque comme un saint. A la demande de Louis XI, Sixte IV lui nomma pour successeur Louis de Beaumont, prélat modeste, qui fit son entrée à Paris le 7 février 1472(3), et administra sagement son diocèse pendant vingt ans.

L'année qui venait de finir avait été meurtrière, et l'an 1471 fut marqué par de cruelles épidémies. Le fléau ne ménageait personne et semblait par sa nature avoir quelque analogie avec le choléra. Les actes administratifs portent, comme toujours, beaucoup de concessions de foires et de marchés ; on remarque un privilège de sel en faveur des écolâtres d'Amiens, un règlement du ressort du bailliage d'Amboise, un édit sur la prévôté de Bourges, plusieurs rémissions collectives aux gens d'Issoudun et à d'autres, pour contraventions aux droits de gabelle, une exemption de taille pour les officiers du roi au parlement de Toulouse ; des édits pour légitimations, et aussi pour dons et privilèges accordés aux églises de Saint-Laud d'Angers, de Saint-Macloud de Langres, et de Saint-Martin de Tours.

Il semblait cependant partout qu'on pensât plutôt à la guerre qu'a la paix. Les princes ligués ne cessaient de grossir leurs armées et d'entasser des munitions. Le duc de Guienne venait, de demander à ses officiers un nouveau serment que plusieurs avaient refusé. On sentait, en effet, qu'en l'état où était le prince on avait à se pourvoir, et l'on hésitait à se compromettre auprès du- roi. La maladie empirait de jour en jour ; le roi était régulièrement informé de tout ce qui se passait à cette cour. Ainsi le témoigne la lettre du 18 mars au comte de Dammartin, où il lui mande qu'il vient d'apprendre que son frère, ayant toujours la fièvre quarte, ne vivrait guère au-delà de quinze jours ; « et afin que vous soyez sûr de celui qui m'a fait savoir ces nouvelles, dit-il, c'est le moine qui dit ses heures avec lui ; ce dont je me suis fort esbahit et m'en suis signé depuis la tête jusqu'aux pieds ». Depuis huit mois, en effet, ce jeune homme délicat et maladif était dévoré d'une fièvre lente, et il avait aussi fort souffert des « divisions de sa petite cour[23] ». Elles étaient au comble, paraît-il, selon la lettre d'Yvon du Fou du 3 mai, informant le roi « que le sire d'Archiac avait, de bonne grâce, rendu sa place ; qu'il était résolu de le bien servir, et que s'il n'était prisonnier pour deux mille livres il irait lui prêter serment. Il ajoute qu'il a pris le pannetier, frère de l'abbé de Saint-Jean-d'Angély, et est prêt à le lui envoyer ; enfin, disait-il, le bruit courait que l'abbé en question devait être brûlé cette semaine à Bordeaux », ce dont il n'était rien. Le roi fut mécontent de cette lettre ; car le sire d'Archiac avait fait preuve d'ingratitude en passant ainsi au service de Monsieur, et Louis pensait qu'il devait être puni. Il s'en explique à Tanneguy du Châtel dans une missive où il lui recommande de ne rien entreprendre jusqu'à ce qu'on eût des nouvelles de Bourgogne. « Si Monsieur de Bourgogne me déclare la guerre, j'irai de ce côté... Cependant, au cas où quelque place se voudrait rendre, ne la refusez pas... » et dans une autre lettre il ajoute « de ne point attaquer de lieu de nulle importance ; que la Rochelle, Saintes, Pons, pourraient être surprises » ; mais il lui défend de rien entreprendre : il le prie de calmer son zèle et de rester à Niort.

Enfin, le 9 mai, Louis reçoit la teneur du traité fait au Crotoy, traité que ses ambassadeurs n'avaient pu obtenir ni plus tôt ni plus favorable à la France ; ils ramenaient aussi avec eux Simon de Quingey, pour être témoin du serment du roi. Mais, après avoir attendu en vain une solution pendant six mois, Louis ne croyait pas devoir perdre le fruit de sa patience : par cette paix, il rendait ces villes de Picardie si chèrement rachetées et reconquises, et il sacrifiait les comtes de Nevers et de Saint-Pol au duc de Bourgogne en échange de l'abandon des ducs de Guienne et de Bretagne par celui-ci. Ce traité n'aurait été qu'un mensonge de part et d'autre, et nul n'avait la volonté de le garder ; si bien que Simon de Quingey avait ordre, si le roi le jurait, d'aller de suite rassurer le duc de Bretagne, et que le duc de Bourgogne avait pris ses précautions dans la crainte que son délégué ne se laissât lui-même gagner par Louis XI ; tant ses trames étaient profondes ! Aussi, dès le premier moment, le roi fut résolu de ne le pas accepter. Le 15 mai il écrit au sire de Crussol et à Tanneguy le résultat final des négociations, et dit qu'il n'y a que dissimulation dans le fait du duc. Il ajoute qu'à la première nouvelle du succès sur la Rochelle, il s'y rendra. La veille il avait rappelé au sénéchal de Poitou ses précédents messages : « J'ai envoyé par-delà Monsieur le grand maître et de la Forêt, et aussi Guérin le Groing, pour faire tirer l'artillerie à Niort. »

Cependant le roi atermoyait la ratification du traité bourguignon. Or pendant ces délais le duc de Guienne mourut le 24 mai ; selon d'autres, le 28. Toutefois son testament est du 24. Il veut être enterré dans le chœur de Saint-André de Bordeaux. Il reconnaît le roi pour son héritier, l'institue son exécuteur testamentaire ; le prie d'acquitter ses dettes, de récompenser ses officiers, lui demande pardon et pardonne réciproquement ; enfin il adjoint au roi, comme exécuteurs, Artus de Montauban, archevêque de Bordeaux ; Roland, son confesseur ; Jean Méchineau, son premier chapelain, Odet d'Aydie, seigneur de Lescun ; Jean Aubin, seigneur de Malicorne ; Roger de Grammont et Thierry de Lenoncourt, gouverneur de la Rochelle.

Cette mort, facile à prévoir, désappointait bien des ambitieux. De ce nombre était le sire de Lescun. Ne pouvoir demeurer en repos et vouloir être le maître partout, tel était le caractère de ce courtisan plein d'artifice et d'ambition. S'étant d'abord fait connaître en Bretagne, il avait réussi à s'insinuer dans les bonnes grâces de Monsieur, et il le gouvernait entièrement. En février 1469, le roi, pour le mettre dans ses intérêts, lui donna le gouvernement de Blaye, qu'il accepta, promettant de garder la ville envers et contre tous. Toujours est-il qu'il fut mêlé à tous les bruits que la malignité inventa sur la mort du duc de Guienne.

« Plusieurs ont dit que ce prince mourut, ainsi que la darne de Montsoreau, d'une pêche empoisonnée que lui avait présentée l'abbé de Saint-Jean-d’Angély[24], mais on peut douter qu'il y eût des pêches en France ». Lescun, dit-on, « accusa le roi d'avoir payé le coupable[25] ». Or, nulle part nous n'avons eu l'indice de cette assertion ; mais comment concilier ces dires contradictoires, car l'abbé Saint-Jean-d’Angély était dévoué au sire de Lescun et empoisonna la maîtresse de ce prince « à l'insu du favori et « parce qu'elle voulait gouverner seule[26] ». Ainsi, même en admettant le cas de mort violente, l'examen attentif des faits, loin d'impliquer une participation quelconque de Louis XI à la mort de son frère, l'en disculpe complétement. En cette affaire tout est obscur et ne s'explique que par des luttes d'influence et de basses intrigues dont le secret ne nous est pas parvenu. « Morvilliers, dit-on[27], avait un parti considérable dans cette maison. Il appuyait l'évêque de Montauban (Jean Montlembert) ; il avança même à ce prélat l'argent nécessaire au voyage de Rome. L'évêque d'Angers lui était fort opposé, et pour l'éloigner on voulait l'envoyer en Espagne. Patrix Foucard et Radulphe, évêque de Périgueux, devaient aussi aller à Rome. Les cabales étaient vives, les petits conseils fréquents, et jamais le prince ne fut moins à lui que quand il crut y être. On a vu ce qui se passa lorsqu'il arriva à Rouen, comment chacun prétendait le gouverner ; le parti qu'il voulait prendre à Honfleur de se retirer auprès du duc de Bourgogne, ensuite sa réconciliation avec le duc de Bretagne : tout le cours de sa vie fut de même ; jamais légèreté ne fut pareille à la sienne, c'est ce qui remplit sa maison de cabales et finit par lui coûter la vie... Lescun, homme de grand bruit, toujours plus occupé de sa personne que de toute chose, arrêta l'abbé de Saint-Jean-d'Angély, le fit mettre dans les prisons de Bordeaux, d'où il le tira pour le conduire en Bretagne avec Henri de la Roche, écuyer de cuisine et son complice. Il ne parlait que de les faire brûler vifs. Il n'en fit rien, l'abbé était encore prisonnier en 1474. » Selon les uns[28], il fut tué d'un coup de tonnerre dans sa prison de Nantes ; selon les autres, il se serait pendu de désespoir[29], ou encore il serait mort la veille de son jugement[30]. Cette date de 4474 prouve le contraire, et il paraîtrait qu'on ne sait non plus ce que devint Henri de la Roche.

Le roi venait alors d'apprendre un accident qui intéressait sa sincère dévotion. Les combles et faites de Notre-Dame de Cléry, qu'il venait de faire somptueusement réédifier et couvrir d'ardoises et de plomb, furent entièrement consumés par la faute d'un ouvrier soudeur, qui y avait laissé son fourneau allumé. Presque en même temps, le sire de Malicorne vint, assure-t-on, lui apporter la nouvelle de la mort de son frère. Sur-le-champ il partit du Plessis-lès-Tours, et, prenant la route de Saint-Jean-d'Angély et de la Rochelle, il se rend à Bordeaux. Là, tout en prononçant une amnistie générale pour toute la province, il change les principaux officiers du duché de Guienne, en nomme gouverneur Pierre de Bourbon, sire de Beaujeu, et réintègre à Bordeaux le parlement qu'il avait dû transférer à Poitiers. Puis, voulant avoir raison des demi-soumissions et des sourdes pratiques du duc François, il approche des frontières de Bretagne les troupes disponibles. Le duc breton, en effet, outre ses préparatifs de guerre, faisait le. 9 juin un traité de : confédération avec Nicolas, duc de Calabre et de Lorraine.

Mais si quelqu'un était désappointé par la mort de Charles de France, c'était le duc de Bourgogne. Que deviendraient en effet ses calculs et ses espérances ? Il sentait avec raison que de là venait le refus du roi de ratifier le traité honteux de Crotoy, que, dans son ambition, il avait encore trouvé trop avantageux pour la France. Aussi sa colère s'échappe-t-elle dans un manifeste odieux qu'il lance contre le roi. Selon lui, à la fin de 1470, Louis XI aurait conspiré sa propre mort, étant secondé par le bâtard Baudouin, Jean d'Arçon, Jean de Chassa et autres qui devaient l'assassiner ou l'empoisonner, en vue d'envahir ses États sans défense : « Depuis peu, ajoute-t-il, il venait de faire mourir son frère par poison, maléfices, sortilèges et invocations diaboliques ; ce qui résulte des confessions de frère Jourdain Favre et de Henry de la Roche, écuyer de cuisine, qui avaient tout avoué. » Du même ton il conclut que par ce double attentat contre lui d'abord, et contre le duc de Guienne ensuite, Louis et ses complices sont coupables de lèse-majesté envers la couronne, les princes et la chose publique ; qu'ils sont traîtres et perfides d'avoir commis une si noire action dans un temps de paix, malgré leur serment d'entretenir les trêves ; enfin il accuse le roi de parricide, d'hérésie et d'idolâtrie ; il invite à une croisade contre lui, et appuie ses conclusions de textes nombreux des Écritures, et mieux encore de levées d'hommes et d'argent. D'ailleurs, s'il perdait un utile auxiliaire, il venait d'en acquérir un autre en la personne de Nicolas de Calabre. Ce prince, fiancé, comme on sait, à Anne de France, dont il avait déjà touché une partie de la dot, répudie ses engagements dans l'espoir d'obtenir Marie de Bourgogne, espoir que le duc laissait à tous les prétendants, sans nulle intention de la donner à aucun, mais se servant de cette amorce pour se faire des alliés contre le roi. Même avant la mort du duc de Guienne, le 20 mai, Nicolas de Calabre était venu retrouver le duc à Bapaume, en son camp, et ne le quitta plus.

Le roi -ne publie nul manifeste ni réfutation. Le duc, en effet, n'avait donné aucune preuve de ses assertions outrageantes. Quelles promesses avaient été faites de la part du roi aux accusés ; quelle récompense avaient-ils reçue ; comment et par qui les avait-on subornés ; enfin quand et en quels lieux ces honteux engagements auraient-ils été pris ? Rien de tout cela, en effet, n'est précisé dans le libelle que le duc fit publier le 22 juin. Le roi laissa dire et écrire tout ce qu'on voulut. Il lui parut sans doute indigne de lui de descendre à une apologie. Pendant un an et demi les calomniateurs eurent libre carrière, et de l'aveu même des-plus hostiles historiens[31], le roi tint en cette occasion « une très-sage conduite ». Du reste, ces imputations inspirées par le dépit « n'émurent personne, et les gens de ville et de campagne restèrent indifférents à cette haine que le duc de Bourgogne tâchait d'allumer contre le roi[32] ». Enfin ; les passions s'étant un peu calmées, Louis fit instruire le procès de ceux qu'on accusait de la mort de son frère. Il nomme, pour président de la commission, Hélie de Bourdeille, archevêque de Tours et métropolitain de l'évêque de Nantes, et pour commissaires l'évêque de Lombez, Jean de Popincourt ; Bernard Lauret, et Pierre Gruel, présidents des parlements de Paris, de Toulouse et de Grenoble. A la date de Monts, 22 novembre 1473, le roi leur donne des lettres pour le duc de Bretagne, le chancelier Chauvin et le sire de Lescun. Il y est dit « que le crime en question est si détestable que tout prince doit désirer qu'il en soit fait une punition exemplaire ; le roi ne doute point que tel ne soit le sentiment du duc de Bretagne, mais il a lui-même un intérêt particulier à ce que la vérité soit connue de tout le monde, en sorte qu'on sache quels sont ceux qui ont consenti, participé, adhéré à la mort de son frère, ou en ont été complices. Il eût pu les réclamer comme ses justiciables ; car frère Jourdain Favre est né à Die, en Dauphiné ; ils ont commis le crime en Guienne et ont été arrêtés à Bordeaux. Il veut bien néanmoins qu'ils restent à Nantes, et que leur procès leur y soit fait. De plus, il demande que le duc de Bretagne nomme aussi des commissaires qui travailleront avec ceux qu'il envoie, et qu'il ne soit rien fait sans eux. » Louis désire encore voir siéger en ce procès maître Roland de Croisic, confesseur du feu duc, lequel, comme inquisiteur de la foi, avait déjà instruit le procès des coupables à Bordeaux ; il ne saurait être suspect, puisqu'à la mort du duc de Guienne il a passé en Bretagne. Enfin, par une autre instruction, « il est expressément recommandé aux juges de ne rien faire si ce n'est en présence de l'inquisiteur et des juges nommés par le duc. Le roi veut même, pour plus de solennité, que l'on fasse venir le vicaire de l'archevêque de Bordeaux ; qu'on voie s'il est à propos d'examiner maître Jean de Chassaigne, président de la cour de cette ville, qui a commencé l'instruction ; qu'il soit mandé et interrogé ; il sera fait un vidimus des lettres qu'il écrit à l'archevêque et au président de Bordeaux et de celles déjà écrites à l'archevêque de Tours et autres commissaires. Lorsqu'ils parleront au duc de Bretagne, ils ne lui diront rien de la charge que le duc de Bourgogne a voulu donner au roi ; mais, en interrogeant les prévenus, ils leur demanderont s'il est vrai que le roi leur ait fait faire le crime dont ils sont accusés, leur promettant de grandes récompenses, si même il en a eu connaissance, si quelqu'un les a induits à accuser le roi, et on écrira leurs réponses fidèlement et dans la pure vérité. Les commissaires mèneront secrètement avec eux deux notaires apostoliques, gens sages et discrets, qui prendront copie des lettres que le roi écrivit au duc de Bretagne, au chancelier et au sire de Lescun ; et afin de rendre la chose encore plus juridique et authentique, un d'eux gardera les lettres et ne les rendra à l'archevêque de Tours que quand ils seront devant le duc, à qui l'archevêque les remettra. Les commissaires veilleront à ne parler au duc et à ne lui lire les instructions générales qu'en plein conseil. Les notaires prendront acte de ce que le duc répondra et généralement de tout ce qui se passera. Comme en toutes ces procédures le roi n'a en vue que de faire connaître la vérité et son innocence, il répète qu'il souhaite que les prisonniers demeurent entre les mains du duc. Au cas où le duc, sous quelque prétexte que ce soit, refuserait ou différerait de faire le procès aux coupables, les deux notaires en chargeront le procès-verbal. Toutes les lettres du roi ci-dessus mentionnées sont jointes aux instructions[33].

Il était certes difficile.de pousser plus loin les précautions, et s'il ne fut pas donné de suite au procès la faute n'en saurait être au roi. Suivant un chroniqueur, « il a appris, dit-il, d'un vieux chanoine que, bien que personne ne se fût aperçu que Louis XI eût fait mourir le duc de Guienne, cependant un jour, faisant ses prières à Cléry, son fou l'entendit demander pardon à Dieu de la monde son frère, qu'il avait fait empoisonner par ce méchant abbé d'Angély[34] ». Où donc a-t-on vu que Louis XI eût un-fou ? Comment croire un récit sur l'autorité d'un vieux chanoine inconnu ? D'ailleurs l'idée n'était pas nouvelle, puisque le duc de Bourgogne l'avait ouvertement produite dans son manifeste. Il en est de même de l'insinuation d'un contemporain qui mit un scandaleux empressement à noircir la mémoire de Louis XI pour plaire à Louis XII, son patron : « Plusieurs disent, ce que toutefois je n'affirme pas, que Louis XI fut cause de faire mourir son frère par poison ; mais bien est chose certaine qu'il n'eut jamais fiance en lui tant qu'il véquit ; et ne fut pas déplaisant (affligé) de sa mort[35]. » Il était difficile, en effet, de se fier à un prince aussi léger que fut Charles de France. « D'ailleurs en Bourgogne et en Bretagne on avait déjà imputé au roi, sans nulle apparence, la mort du duc Jean de Calabre... quand un prince mourait, rarement on croyait que ce fût de mort naturelle[36]. »

Sitôt après la mort de duc de Guienne, la plupart de ses serviteurs vinrent au service du roi. De son côté, Louis ne négligeait rien pour les attirer à lui, et parmi ceux qu'il gratifia on remarque le sire de Souplainville et Philippe des Essarts. On voit dans une lettre écrite le 28 mai à Dammartin qu'il se croit sûr du sire de Curton, sénéchal de Guienne, à qui il avait fait de bonnes conditions et confirmé les dons du feu duc ; il recommande à Chabannes de faire passer dans la compagnie de celui-ci le plus grand nombre possible des gens d'armes du jeune Odet d'Aydie, tous même s'il peut. Ailleurs, il dit : « Au regard de lui, tâtez-le en chemin et sentez s'il ne voudrait pas traiter comme son frère ; faites en sorte que le duc de Bretagne laisse les Bourguignons de tous points et pour toujours, et faites un bon traité ainsi que vous saurez bien avisez ; car je ne puis croire que le sieur de Lescun l'ait laissé ici pour autre chose que pour sentir s'il pourra trouver quelque arrangement. »

Ainsi le roi, selon son besoin, attirait à lui les serviteurs de son frère. Même du vivant de celui-ci, plusieurs vinrent à lui ; d'autres attendaient, espérant d'être mieux payés. Les villes allèrent au roi comme avaient fait les officiers. Aussi, dès la fin de mai, voit-on le roi confirmer les franchises et constitutions municipales de Bergerac, de Saint-Emilion, de Libourne, de Périgueux, de la vicomté de Turenne et d'autres lieux. Par grâce particulière il octroie ensuite aux habitants de Blaye le pouvoir d'élire tous les ans leur maire, jurés et autres officiers municipaux, et renouvelle le don de toutes les immunités et libertés municipales de Saintes et de la Rochelle, accordant aux Rochelois de trafiquer avec les Anglais et autres étrangers, même en temps de guerre, et aux habitants de Saint-Jean-d'Angély leurs privilèges accoutumés ; enfin, selon le vœu de cette ville, il réunit Bayonne à la couronne, pour n'en plus être séparée. Il y avait eu vers ce temps quelques désordres à Pézenas et à Montignac, pour la collection des impôts. Les habitants s'étaient révoltés, et de leur autorité privée avaient changé la destination des fonds publics. Ils osèrent même fermer leurs portes aux troupes du roi, de passage pour aller en Roussillon. Les commissaires envoyés sur les lieux avaient constaté le crime ; ils demandèrent grâce, et le roi, satisfait de leur soumission, leur accorda une amnistie générale. Comment dire, comme quelques-uns[37], que « la perle de la clémence ne parut point dans sa couronne ? » Nul cependant n'a plus pardonné qu'il n'a fait.

Pendant ce temps le duc de Bourgogne ne s'en était pas tenu aux amères paroles. Au mépris de la trêve, il avait repris la campagne, et dès le 7 juin il se vantait de ses succès aux magistrats de Malines. N'ayant pu, en effet, reprendre Amiens et Saint-Quentin par la ruse, il essaya d'un autre moyen. Fort de l'alliance du duc Nicolas de Calabre ainsi parjure à tous ses serments, il quitte son camp sans attendre l'expiration de la trêve, passe la Somme avec toutes ses troupes et marche contre Nesle. Là était un capitaine, dit petit Picard, avec cinq cents archers. Pendant tout un jour, il se défendit avec beaucoup de valeur ; puis, voyant la résistance inutile, le lendemain, dès la pointe du jour, il sort, accompagné de la comtesse de Nesle, pour capituler. Quand il fut rentré dans la place, et au moment même où il faisait quitter à ses francs-archers leurs habits d'ordonnance, quelques habitants ouvrirent la porte aux assiégeants. Ceux-ci entrèrent comme dans une ville prise d'assaut, et y commirent tout ce qu'on peut imaginer de désordres et de violences.

Beaucoup de gens s'étaient réfugiés dans l'église, surtout des femmes, des enfants et des vieillards. Le duc vint, et, en sa présence, sans nul respect pour le saint lieu, tous ces malheureux furent impitoyablement égorgés ; ceux qui échappèrent, le capitaine comme les autres, furent ensuite pendus ; enfin les quelques infortunés à qui l'on fit grâce de la vie eurent le pouce, d'autres disent le poignet coupé : horreur qui rappelle l'atrocité d'Uxellodunum, la plus mauvaise action de César. « Tel fruit porte l'arbre de guerre », dit le duc à ce spectacle : c'est possible, mais lorsque la guerre est faite avant l'expiration des trêves et au mépris de toutes lois divines et humaines, de pareilles actions ne peuvent être appelées que le fruit de la barbarie. Certains historiens parlent d'un héraut tué par un archer : ce n'a pu être qu'avant la capitulation ; or on avait capitulé. D'autres racontent que lors de l'entrée tumultueuse des Bourguignons, deux d'entre eux furent tués par les habitants, cela est possible en un moment de désordre ; mais on ne peut apprécier un fait dont on ignore les circonstances. La conduite du duc n'en est pas moins odieuse ; Nesle s'ajoute à Dinant et à Liège. Ce désastre frappa de terreur les autres villes et garnisons : aussi les quinze cents archers qui devaient défendre Roye et étaient commandés par les sires de Mouy et de Rubempré se rendirent, et Montdidier suivit bientôt cet exemple.

A ces mauvaises nouvelles, le roi dut sentir que, malgré sa prudence, il s'était encore trop fié à la fidèle observation de la trêve : contre un tel ennemi l'excès de confiance n'est pas permis, et il eût dû se mieux prémunir[38]. A cette occasion, le roi écrit d'Angers, 19 juin, au comte de Dammartin : « J'ai bien espérance que Dieu nous aidera à nous venger, à cause du meurtre qu'il a fait faire tant dans l'église qu'ailleurs. » Il y avisa sur-le-champ. Aussi, peu de jours après, de Chalonne, 24 juin, le voit-on mander aux gouverneurs de Roussillon et d'Anjou de lui avoir pour le lendemain « deux grosses bombardes, deux grosses coulevrines et les hommes pour les servir ; leur enjoignant de ne point partir d'Angers que tout ce qu'il a ordonné ne soit prêt. Le porteur leur dira le reste ».

Le roi, parait-il, avait donné l'ordre préalablement de raser Roye, Montdidier, et généralement toutes les places qu'on ne pouvait défendre, et de fortifier Compiègne. Dans le péril où pour lors on se trouvait, le connétable pressait le roi de venir à la tête de cinquante mille hommes, des marches d'Anjou et de Bretagne, où il était, à celles de Picardie, ajoutant « que les pourparlers du duc n'étaient qu'un jeu destiné à l'amuser ». Louis XI n'écouta point ce mauvais conseil ; il ne lâcha pas le duc breton et fit bien. Seulement il envoya le comte de Dammartin pour seconder le connétable en Picardie, et sitôt qu'il sut son arrivée à Compiègne il lui écrivit, le 1er juillet, de Plessis-Maté : « Je suis heureux que vous y soyez, gardez-la bien : qu'on désempare les méchantes places et qu'on garde les bonnes. Au plaisir de Dieu et de Notre-Dame nous recouvrerons bien le surplus. Puisque vous êtes par a delà, tâchez de frapper quelque bon coup sur le duc de Bourgogne, si vous le pouvez à votre avantage ; et j'irai bientôt vous a aider. » Ainsi il donne espoir et un constant appui à ses officiers.

Après la prise de Roye, le duc de Bourgogne continua sa marche et arriva devant Beauvais le 27 juin. La garnison y était peu nombreuse, mais les habitants se montrèrent résolus à se défendre. Le commandant de la place se trouvait être Louis Gommel, seigneur de Ballagny, conseiller et chambellan du roi. Le duc avait bien l'espoir d'emporter d'emblée la ville par un assaut, et d'éviter ainsi un long siège, mais il n'en fut rien. Les habitants soutinrent d'abord avec vaillance ses premiers efforts ; bientôt Guillaume de Vallée, envoyé par Chabannes, arrive avec deux cents lances, et sans prendre aucun repos, ces braves courent à la défense des murs. Le lendemain vinrent le maréchal de Rouhaut, le sire de Crussol, sénéchal du Poitou, le sire de Bueil avec sa compagnie, les sires de Torcy, de Sallazart, Guérin de Groing avec trois cents lances, et beaucoup de noblesse normande. De Paris, que l'approche de l'ennemi effrayait, furent envoyés grand nombre de pionniers avec quantité de vivres et de munitions de guerre. Alors le connétable d'un côté, le grand-maître de l'autre, harcelaient l'ennemi, enlevaient les convois et frappaient sans cesse les fourrageurs ou les isolés. Les fréquentes sorties de la garnison tenaient aussi les Bourguignons en haleine, si bien que leur situation devenait intolérable. Le duc résolut donc de donner un assaut.

Ayant été informé de ce projet, on manda en toute hâte de Paris des arbalétriers qui vinrent, sous la conduite du bâtard de Rochechouart, avec un grand renfort d'armes et de traits. On n'oublia pas le secours du ciel, et la protection de sainte Angadrême, patronne de la ville, fut pieusement invoquée. Aussi l'attaque du jeudi 9 juillet fut-elle vaillamment repoussée. Du côté où l'on tenta l'escalade, commandait Robert d'Estouteville, frère du sire de Torcy ; là, le combat fut long et opiniâtre, et les Bourguignons y perdirent plus de quinze cents hommes. Leurs pertes auraient été encore plus grandes si les portes n'eussent été murées de ce côté, ce qui ne permit pas à la cavalerie de sortir. Il fallait toute la présomption du duc pour espérer forcer une ville défendue par quinze mille hommes de bonnes troupes et d'excellents chefs soutenus eux-mêmes au dehors par une armée de secours. Les assiégés n'étaient pas des Gaulois, et il était encore bien moins César. Ce succès enhardit les assiégés, et le lendemain de l'assaut Sallazart fit une heureuse sortie, enleva plusieurs pièces de l'artillerie ennemie et brûla une bonne partie de ses tentes.

Toutes les autres villes admiraient cette belle défense, et elles s'empressèrent à l'envi d'envoyer à cette courageuse cité des armes et des munitions de guerre et de bouche ; si bien qu'on en regorgeait. Orléans, Rouen et d'autres villes se distinguèrent. Paris avait fait déjà beaucoup, et cette ville se devait mettre elle-même à l'abri d'une surprise ; aussi fut-il passé une grande revue de ses milices par le sire de Gaucourt, lieutenant du roi, assisté de maître Jean de Ladriesche, président des comptes, et de Denis Hesselin, panetier du roi et prévôt des marchands. On aurait bien voulu en détacher encore trois mille hommes pour l'armée de Beauvais ; mais, sur les représentations des officiers civils, les capitaines n'insistèrent pas.

Le duc sentit enfin le péril de sa situation, il se décide à lever le camp le 22 juillet, ainsi que le roi l'avait prévu, car dès le 20 il mandait de la Guerche à son ami le sire du Plessis de faire couler en argent une ville de Beauvais de douze cents écus. Aussi fut-il tout joyeux de cette nouvelle. Louis XI n'avait garde d'oublier le courage des habitants de Beauvais, et pour les récompenser de cette belle défense il leur adressa[39] des lettres où, rappelant leurs anciens services lors de la guerre contre les Anglais, il leur accorde, pour eux et leurs successeurs, plusieurs privilèges, entre autres le droit de tenir fiefs et arrière-fiefs sans qu'on pût exiger d'eux aucune finance ; celui de ne point être tenus de servir dans les armées sous prétexte de ban et d'arrière-ban, mais de rester chez eux en habits de guerre pour défendre leur ville, si besoin était. Il les exempte de toute imposition et leur laisse entière liberté d'élire chaque année leur maire et les pairs « auxquels ils obéiront en « tout pour le maintien de l'ordre dans la ville s. L'année suivante encore, pour reconnaître les bons services des femmes pendant ce siège mémorable, où elles s'étaient fort distinguées par leur courage, il veut[40] qu'à chaque anniversaire de la levée du siège on porte en procession la précieuse relique du corps de sainte Angadrême, dont l'intervention a sauvé la ville ; que ladite procession se fasse à ses frais ; que les femmes y précèdent les hommes et suivent immédiatement le clergé, là, aussi bien qu'à l'offrande. Elles porteront le jour de leurs noces, et tout autant de fois qu'il leur plaira, telles parures qu'elles voudront. Jeanne Laisné dite Hachette s'était surtout fait remarquer parmi les plus intrépides. « Tel avait été, dit Loisel, le courage de cette jeune fille, qu'elle arracha des mains d'un porte-enseigne son drapeau, et le porta dans l'église des Jacobins. » Le roi la récompensa spécialement, et la maria à un de ses officiers dit Colin Pilon[41] ; par lettres du 22 février 1473, datées de Senlis, il les exempta, elle, son mari et leurs descendants, de tailles, du guet et de la garde des portes.

Le duc s'en était allé dans le pays de Caux, brûlant et ravageant tout sur son passage, pour se venger de l'affront qu'il avait reçu. Chemin faisant il prit Saint-Valéry et Eu, puis, y ayant mis garnison, il marcha sur Dieppe. Cette ville et Arques l'eussent bien tenté ; mais le connétable et Dammartin étaient à ses trousses avec huit cents lances. Il met donc le feu à Longueville et autres petites places, et vient camper devant Rouen. Il y reste quelques jours ; puis ne voyant paraître aucun secours de Bretagne, comme il l'espérait, et n'osant rien tenter contre la ville, trop bien gardée, il reprend la route de Picardie. D'ailleurs les murmures commençaient à se faire entendre parmi les siens ; nuls ne pouvaient s'écarter ni piller, à cause de l'armée qui les talonne. Ils s'indignent de mourir de faim au milieu de l'abondance. Espèrent-ils en un convoi ? ils le voient arrêté et enlevé sous leurs yeux.

Lorsqu'on vit Charles de Bourgogne prendre et brûler Neufchâtel-de-Nicourt, on craignit de le voir se porter sur Ham, Saint-Quentin ou Noyon, car il en voulait surtout alors au connétable, qui de son côté, avec les garnisons d'Amiens et de Saint-Quentin, courait et dévastait tout dans les pays du duc. Alors commandait à Noyon le sire de Crussol avec d'autres vaillants capitaines qui étaient venus s'y loger « pour repousser sa damnée fureur ». Mais il n'y vint pas. D'ailleurs que pouvait-il entreprendre ? Il avait perdu bien du monde et des plus notables des siens ; les populations le haïssaient comme l'auteur de tant de dévastations inutiles : il apprenait aussi que le maréchal Rouhaut et les autres chefs français reprenaient aisément les villes qu'il avait conquises, en sorte que cette campagne devenait un fléau et ne lui laissait aucun avantage.

Sur les marches de Champagne le comte de Roussi, fils du connétable et qui suivait le parti de Bourgogne, faisait la guerre avec autant de cruauté que le duc lui-même. Après avoir envahi le comté de Tonnerre sans résistance, il tournait vers Joigny, mettant le feu partout ; mais là il fut reçu de telle sorte qu'il crut prudent de changer de route. Alors il va vers Troyes et Langres, faisant partout d'immenses ravages, et brûlant les places qu'il trouve sans défense, notamment Montsaugeon sur la Vigenne ou Vingeane, à six lieues de Langres. Sitôt que Louis en est informé, il envoie Philippe Guérin, son maître d'hôtel, à Louis de Châtillon, gouverneur de Champagne, ordonnant à celui-ci d'aller à Langres et de pourvoir la ville de toutes choses. Il lui, fait espérer, mais toutefois avec réserves, l'assistance du comte Dauphin. Ce dernier, en effet, avait de ce côté quelques bonnes troupes sous la main, et ne faisait guère moins de mal en Bourgogne que le duc en Picardie et le comte de Roussi en Champagne. Il envoya donc vers Langres quelques forces sous la conduite de Charles d'Amboise, un de ses plus habiles capitaines ; malheureusement celui-ci tomba malade en route. D'un. autre côté, le comte de Romont avait bien pris quelques châteaux sur les limites de l'Auxerrois ; mais ayant rencontré une bonne compagnie d'hommes d'armes, il avait été si bien battu que les Bourguignons en furent effrayés assez loin.

Cependant Louis XI était resté vers les marches de Bretagne. De là. il s'assurait de la Guienne, tenait en échec François II, qui ne put ainsi se réunir au duc de Bourgogne, et surveillait les princes audacieux du midi. Le comte d'Armagnac continuait les intrigues et trahisons qui occupèrent toute sa vie. Le roi ayant été informé qu'il entretenait des intelligences dans Lectoure et visait à reprendre cette ville, en avertit le sire de Beaujeu, récemment nommé gouverneur de Guienne, et lui ordonne d'y veiller. Les amis du comte étaient surtout la duchesse douairière d'Albret, son fils Charles dit de Sainte-Bazeille, et le sire de Montignac, qui commandait dans la place. Alors le sire de Beaujeu porta la négligence jusqu'à se rendre suspect au roi. Il se contente d'envoyer à Lectoure trois officiers avec une trentaine d'archers, et il laisse le commandement à Montignac. Celui-ci recevait chez lui sans difficulté les gens du comte : le sire de Beaujeu y vint lui-même, et comme il arrivait quelques troupes envoyées par le roi, on décida, sur l'avis de Montignac et sous le prétexte que la ville ne pouvait entretenir une forte garnison, qu'elles seraient logées dans les lieux voisins.

Les portes principales de la ville continuèrent donc d'être occupées par les gens dévoués au comte d'Armagnac : ainsi, un samedi de grand matin, la porte du grand boulevard s'étant trouvée ouverte, le comte y entra avec les siens, surprit les sires de Beaujeu, de Candale, Castelnau et Bretenoux, et il les fit prisonniers ; ensuite il arrêta, mais par feinte, le cadet d'Albret et Montignac. C'était un cas sérieux, car Jean II d'Aragon, mettre de Barcelone et de toute la Catalogne, aspirait à reprendre le gage de sa dette, et il allait infailliblement s'unir au comte d'Armagnac et faire ainsi une guerre ruineuse en Languedoc.

Louis XI, d'un autre côté, voyant qu'il ne pouvait amener le duc François Il à traiter séparément, avait fait entrer ses troupes en Bretagne ; Chantocé fut assiégé et pris avant la Saint-Jean. Le duc breton, qui comptait un peu trop sur l'appui de Charles de Bourgogne, s'aperçut bientôt qu'il s'était abusé. Toutefois, il voulut encore tenir bon. Alors l'armée royale attaque Ancenis le 6 juillet et y entre le 7, presque sans résistance. Le roi s'avance vers Pouancé, toujours prêt à un engagement, mais ayant soin d'écrire au connétable et à Dammartin, qui côtoyaient Charles de Bourgogne, de ne lui laisser nul répit. Enfin cette longue guerre, la stagnation du commerce, ces fortes garnisons qu'il fallait nourrir et les lourds impôts qui en résultaient, tous ces maux réunis à la crainte de recevoir chez eux, sous le nom d'auxiliaires, des hôtes étrangers, anglais ou autres, décidèrent les Bretons à prêter l'oreille à des propositions de paix.

Le roi d'ailleurs désirait quelque repos ; il venait dans ce but d'aplanir une des plus grandes difficultés. Le sire de Lescun, selon les prévisions de Louis XI, écoutait les propositions d'accommodement. On lui rend d'ailleurs cette justice[42] « qu'il détourna toujours le duc d'accorder aucune place aux Anglais ; et il paraît que, peu après cette ligue, il commença à se rapprocher du roi ». De la part du duc de Bretagne deux amis de Lescun, l'un et l'autre bien connus du roi, Philippe des Essarts et Philippe de Souplainville, reçoivent mission de traiter. Or une haine assez vive séparait Tannegui du Châtel et le sire de Lescun. « Le roi avait besoin du second et estimait l'autre pour sa franchise ; de tels ressentiments pouvaient porter, on le conçoit, grand préjudice au royaume. » Après bien des pourparlers, de Lescun demande que Louis XI jure par la croix de Saint-Laud qu'il peut venir vers lui en toute sûreté, et qu'auparavant du Châtel promette avec serment qu'il ne lui tendra aucun piège ; alors on commença à traiter de l'appointement de chacun. Le roi en écrivant à Tannegui lui confiait ses craintes et lui demandait son avis sur les points mentionnés. « Si on ne vient que pour l'amuser sans but sérieux, on verra du moins qu'il est sur ses gardes. » Ainsi il aimait à consulter ses lieutenants ; et le 31 juillet précédent il demandait au comte de Dammartin s'il jugeait qu'il fût à propos d'admettre le sire de Rohan parmi les chevaliers de son ordre.

Enfin le 13 octobre une trêve avec la Bretagne fut conclue ; elle devait durer du 18 de ce mois jusqu'à la fin de novembre ; toutefois ce ne fut pas sans sacrifices. Des deux envoyés le second eut, à partir du 16 décembre, la prévôté d'Acqs, la terre et seigneurie de Saint-Sever sa vie durant, une pension de 12.000 liv. et 2.000 écus comptant. Le sire des Essarts traita le 17 octobre et fut plus exigeant : il demanda non-seulement une pension de 12.000 liv. et 10.000 écus comptant, mais encore un bailliage et la maîtrise des eaux et forêts de Champagne et de Brie. Mais au sire de Lescun lui-même il fallut bien davantage : il obtint d'abord 6.000 liv. pour le gouvernement de Guienne, de Blaye et d'un des châteaux de Bordeaux ; 2.000 liv. pour gages de l'amirauté de Guienne, 24.000 écus d'or, et pour son frère une pension de 1.200 liv. Il reçut encore le collier de Saint-Michel ; mais l'attribution qu'on lui fit du comté de Cominges donna lieu à d'assez graves difficultés de la part du parlement. Il y eut, certes, prodigalité envers Lescun, « ce Gascon intelligent, comme on l'appelait, qui n'aimait pas les Anglais et voulait régner en Gascogne[43] ». L'argent ne fut pas plus épargné pour le duc de Bretagne, qui toucha aussi une grosse somme et se fit rendre quelques places. Enfin, moyennant tous ces sacrifices, la trêve fut prolongée jusqu'au 22 novembre 1473. On convint que les ducs de Bourgogne et de Calabre seraient compris dans la trêve, s'ils le voulaient, et que les Anglais seraient écartés de toute immixtion dans les affaires de France. Ainsi cette redoutable coalition se trouvait rompue par le fait de cet arrangement.

Si cet argent épargnait l'effusion du sang on ne peut qu'en louer Louis XI ; toutefois, disons-le, cette profusion d'or et de faveurs avait son côté périlleux. Alors il acquit un fidèle serviteur et celui qui, mieux que tous les autres, nous a transmis la réelle appréciation des hommes et des choses de cette époque. « Environ ce temps, dit Comines[44] ; je vins au service du roy, lequel avoit recueilli des serviteurs de son frère la plus gant part, et estoit au Pont-de-Cé, où il faisoit la guerre au duc de Bretagne. » C'était le 8 août 1472. Bien des conjectures ont été faites sur les causes de cette détermination et bien des versions furent reproduites à ce sujet. A-t-il été froissé de quelqu'un de ces emportements si familiers au duc de Bourgogne ? Rien n'est bien certain ; peut-être aussi n'approuvait-il pas la conduite politique du duc, ni même la guerre qu'il se permettait de faire à son suzerain. « Sans approuver, dit Legrand, les colères de Meyer contre Comines, il faut tomber d'accord sur un point, c'est qu'un honnête homme est à plaindre quand il est obligé d'abandonner un maître, son seigneur, qui l'a élevé. » Rien n'est plus vrai ; mais il ne faut pas oublier que le roi était aussi le souverain seigneur du duc et de Comines. Ici, il n'y avait point félonie. Où donc Charles de Bourgogne prenait-il le droit de faire la guerre au roi ? D'ailleurs il ne faut pas séparer un fait du milieu où il se produit. Or, selon les historiens, plus de cent des meilleurs officiers du duc, avant et depuis Comines, en firent autant. Nous aimons donc mieux croire qu'il fut, comme tant d'autres, attiré vers le roi par certaines « grandes et véritablement royales qualités de ce prince[45] ».

Philippe de Comines avait vingt-sept ans lorsqu'il vint à la cour de Louis XI. Grandes étaient les obligations qu'il avait à la maison de Bourgogne : aussi jamais dans ses mémoires ne se permit-il de blâmer son ancien maître, et il sut toujours couvrir ses motifs de mécontentement du plus complet silence. « De l'ung et de l'aultre, dit-il, ne voudroye pas mal parler... Quand on pensera aux aultres princes, on trouvera ceux-ci grands, nobles, et le nostre très saige, lequel a laissé son royaulme accru et en paix avec tous ses ennemis. »

C'est du 8 août, à six heures du matin[46], qu'est datée ab irato la cédule par laquelle le duc Charles donne au seigneur de Quiévrain tous les droits et actions appartenant à Philippe de Comines contre le seigneur de Traisignies, en vertu d'une sentence de la cour de Mons, ainsi que la confiscation de tous les biens dudit messire échus au duc, « parce que, y est-il dit, il s'est aujourd'hui distrait de notre obéissance ».

Louis XI n'avait point oublié les services déjà reçus par lui lors de l'entrevue de Péronne, et il ne négligea pas en cette circonstance de montrer sa gratitude. Il reçut donc fort bien Comines, dès l'année suivante lui fit remettre : les sommes saisies à son détriment, et à chaque don qu'il lui fait il tient à rappeler les bons offices rendus par lui et ceux qu'il en espère encore à l'avenir. Ainsi dans les motifs de la cession qu'il lui fait à Amboise, en octobre 1472, des terres de Talmont, d'Olonne et autres, on lit sur ses lettres patentes : « Comme notre amé et féal conseiller et chambellan Philippes de Comines, chevalier, seigneur de Revescure, démonstrant sa ferme et grant loyaulté, nous a témoigné son amour ; considérant que dès son jeune âge il a été disposé à nous honorer ; que particulièrement en notre grant et extrême nécessité il a contribué à la délivrance de nostre personne lorsque nous étions entre les mains d'aucuns de nos rebelles et désobéissants sujets, et que sans crainte du danger qui lui en pouvoit advenir, il nous a averti de tout ce qu'il pouvoit pour notre bien, tellement que, par son aide, nous sommes sortis hors des mains de nos ennemis ; reconnaissant que raisonnablement, et selon la conscience, nous sommes tenus de le récompenser des dommages qu'il a éprouvés, espérant d'ailleurs qu'il fera encore plus à l'avenir, pour ces raisons nous lui faisons don, etc... » Également d'Amboise, le 28 octobre de cette année, il le gratifie d'une pension de 6.000 liv., et le mois suivant il lui accorde la charge de capitaine du château de Chinon, aux gages de 1.200 liv. tournois, et encore en décembre lui concède d'autres terres à joindre à la principauté de Talmont.

Toutefois Comines n'eut pas de bonheur en sa fortune : les principales terres qu'il reçut par gratification ou du chef de sa femme, aussi bien celle d'Argenton que celle de Talmont, lui donnèrent des titres de propriété contestables et qui furent très-vivement disputés. Toute sa vie il eut à se débattre au milieu des procès contre les la Trémoille, descendants de Louis d'Amboise. Toutes ces discussions avec le roi devant le parlement, même après un arrangement amiable, jettent beaucoup de jour sur le caractère de Louis XI et sur le pouvoir de la justice pendant son règne. On n'eût certes pas osé, sous un Tibère, risquer une pareille lutte.

La trêve de Bretagne laissait le roi libre d'agir en Picardie et enlevait au duc de Bourgogne tout espoir d'être soutenu. Les incendies et dévastations dont il avait couvert le pays depuis Neufchâtel jusqu'à Noyon n'avaient que peu avancé ses affaires, tout en attirant chez lui les mêmes fléaux. Le connétable et le comte de Dammartin ne cessaient de l'incommoder extrêmement. D'un autre côté le connétable lui-même savait que la garnison de Saint-Quentin ne ménageait guère ses terres et il n'avait point eu de satisfaction quand il s'en était plaint au comte de Dammartin. Si les Bourguignons inclinaient à une trêve, le comte de Saint-Pol n'était pas éloigné de la désirer pour son compte. Il écrit donc au roi, le 23 octobre, que les Bourguignons demandent une suspension d'armes pour six mois, et semble être d'avis de ne l'accorder que pour trois ; cependant, « dix jours après[47], lui seul pour le roi signa une trêve jusqu'au 1er avril avec les sires Philippe de Croy, Gui de Brimeu, seigneur d'Himbercourt, et Antoine Raolin, seigneur d'Aimeries ». On y convient que c'est afin d'avoir le temps de travailler à une bonne paix ; qu'à cet effet on s'assemblera le 1er décembre à Amiens : de part et d'autre, y est-il dit, les limites actuelles seront respectées et les mandataires de la paix jugeront tout différend qui pourrait s'élever. Alors on commença à murmurer tout haut contre le connétable et à blâmer sa conduite ; car « l'avoit le roy prias en hayne..., et le duc de Bourgogne le hayoit encore plus[48], le regardant comme cause de la prise d'Amiens et de Saint-Quentin ». Le comte de Saint-Pol tenait en effet Saint-Quentin, Ham, Bohain et autres places fortes, « et avoit de grandes seigneuries siennes » ; mais il s'était attiré l'aversion de plusieurs par ses façons hautaines et arrogantes, et surtout celle du sire d'Himbercourt par un vilain démenti.

Lors de l'élection du nouveau pape Sixte IV, Louis XI avait envoyé à Rome une députation présidée par le patriarche d'Antioche, Gérard de Crussol, évêque de Valence, pour faire le serment d'obédience. Le pape saisit cette occasion de louer les ambassadeurs français et surtout Louis XI pour la pensée qu'il lui suppose de vouloir abolir la pragmatique. Dans ce but, le Saint-Père explique les concessions qu'il se propose de faire jusqu'à ce que la conclusion d'un concordat ne présente plus aucune difficulté. Le pape ne confiera les bénéfices du royaume et du Dauphiné qu'aux sujets du roi et sur la proposition écrite de celui-ci ; les causes bénéficiaires ne seront portées à Rome qu'après la sentence rendue par la justice des lieux. De son côté le roi s'engagerait à ne présenter que des hommes capables et de bonnes mœurs. Ainsi Louis, qui savait à combien de cabales les élections ecclésiastiques donnaient lieu, et jusqu'à quel point l'aristocratie seigneuriale y dominait, était assez disposé à adopter cet arrangement. Sixte IV envoya donc alors en France le cardinal Bessarion, savant grec de Trébizonde et archevêque de Nicée, pour en presser la conclusion et inviter les princes chrétiens à la paix et à la concorde. A son arrivée en France le saint prélat, contrairement à ce que Brantôme et quelques autres affirment, vint directement au roi et se contenta d'écrire l'objet de sa mission à chacun des ducs de Bourgogne et de Bretagne[49]. Si donc Louis XI, ce dont on peut douter, répondit à son discours par le vers latin[50] qui signifie dans la grammaire « que les noms « grecs en passant en latin ne changent pas de genre », ce ne put être par le motif puéril qu'on s'est plu à lui attribuer. Peut-être le roi cita-t-il ce vers par allusion à l'origine du prélat et à sa défiance contre toute ruse. Si le cardinal ne réussit pas 'ce fut sans doute parce qu'il était chargé d'une autre mission touchant la libération du cardinal Balue, ce qui plaisait beaucoup moins au roi. A son retour en Italie, ce vénérable prélat mourut à Ravenne cette même année 1472, à l'âge de soixante-dix-sept ans.

A sa place le pape envoya à la cour de France le cardinal d'Estouteville, homme moins érudit sans doute, mais ayant un plus grand usage du monde et des affaires. Il fut bientôt à son tour remplacé par André de Spiritibus, évêque de Viterbe. Le 31 octobre le roi donna des lettres patentes pour l'enregistrement du concordat ; mais l'université s'y opposa, « et l'on ne voit pas qu'il ait eu lieu[51] ». Ainsi le roi a souvent trouvé de la résistance à ses volontés, et il l'a soufferte.

Les relations si rares de Louis XI et de Gelées, duc de Milan, les liaisons de ce dernier avec Yolande de Savoie, faisaient douter que la France eût encore là un allié dévoué. Et cependant que n'avait pas fait le roi pour maintenir la paix en Italie ! N'était-il pas intervenu pour calmer les dissentiments de la seigneurie de Florence avec Naples et Milan — lettre de la république, du 24 juillet 1470 —, aussi bien qu'il avait auparavant réconcilié ce gouvernement avec Paul II — lettre de Louis XI, du 11 juin 1467 — ? Enfin le 15 octobre le duc envoie des ambassadeurs au roi. L'un d'eux s'arrêta à Lyon et l'autre alla trouver Louis XI, alors en Poitou, lui apportant 50.000 écus que le duc lui prêtait. On se rendit à Lyon, où les députés se trouvèrent réunis, et là, dans la maison dite des Médicis, il est convenu que les anciens traités sont renouvelés ; que le roi n'assistera point les Vénitiens ni aucuns de leurs alliés, qu'il aidera le duc de Milan de toutes ses forces ; désormais ce prince sera compris dans toute paix ou trêve que fera le roi avec les ducs de Bourgogne et de Bretagne ; et dans le cas d'une guerre entre la France et la Savoie, toute alliance du duc de Milan avec cette maison sera rompue ; il en serait de même de la part du roi si la guerre éclatait entre Chambéry et Milan. Il fut dit aussi que le duc fait présent au roi des 50.000 écus prêtés, et que Louis XI, par réciprocité, ne lui demandera pendant trois ans ni hommes ni argent ; enfin qu'il ne serait rien donné à Philippe de Savoie, qui avait arrêté les ambassadeurs. Le billet de Michel Gaillard au nom du roi est du 18 janvier 1472 ; mais le traité de Lyon ne fut ratifié qu'à la fin de juillet 1473. Louis répond à Galéas, le remercie, et s'applique dans son message à détruire les faux bruits qui avaient couru.

En cette année mourut le bienheureux Amédée, duc de Savoie. La duchesse Yolande, sœur de Louis XI, continua d'être régente, inclinant toujours vers le parti bourguignon. Était-ce sympathie de sa part ? nullement : mais, comme bien d'autres, elle rêvait de l'union de son fils avec l'héritière de Bourgogne, et son ambition maternelle faisait taire toute reconnaissance pour ce frère qui toujours lui vint généreusement en aide dans ses difficultés.

Alors aussi on vit mourir à Roncevaux Gaston IV, comte de Foix, et prince de Navarre par Éléonore son épouse. Madeleine de France, veuve depuis 1470 de Gaston Phœbus, prince de Viane, avait également un droit de souveraineté sur ce pays, en sorte que la Navarre fut en même temps gouvernée par deux femmes. Comme tutrice de ses enfants, Madeleine fit, l'année suivante, hommage au roi des États qui relevaient de la couronne.

Ce fut vers ce temps que le roi et la France perdirent en Guillaume Juvénal des Ursins un fidèle serviteur et un jurisconsulte éminent. En 1465, il avait repris son office de chancelier, et il le garda jusqu'à sa mort, survenue en sa soixante-douzième année, le 24 juin 1472. Par lettres patentes de Notre-Dame de Behuard, en Anjou, 26 juin, Louis XI nomme chancelier Pierrq Doriole, jadis maire de La Rochelle et ancien serviteur de Monsieur Charles de Guienne, son frère. Légiste distingué et d'une grande indépendance de caractère, le roi sut l'apprécier, sitôt que le comte de Dammartin le lui eut fait connaître. Il tint les sceaux jusqu'en 1483. Ce choix était une nouvelle preuve que le roi ne craignait pas de placer aux plus hautes fonctions des hommes capables de le contredire et même de lui résister.

En cette année 1472, outre les avantages précédemment énoncés accordés aux villes du midi et à celle de Beauvais, nous voyons parmi les actes du roi le don de la seigneurie de Châtillon, en Touraine, à Tannegui du Châtel, pour payement de 36.075 liv. qu'il avait avancées ; par lettres de juin celui des terres de Roquebrune, Saint-Lary et autres ayant appartenu à Jean d'Armagnac, à Humbert de Bastarnay, sire du Bouchage ; faculté au sire Jean d'Harcourt de fortifier Bonnétable : ses concessions au chapitre de Langres, de Notre-Dame de Selles et autres ; la défense d'imposer les Lyonnais pour biens situés hors de leur ville ; enfin l'institution de plusieurs foires nouvelles, beaucoup de rémissions pour infractions aux règlements de marchés, l'établissement d'un pauvre à Saint-Martin et la confirmation des dons faits par son frère Charles de France. Le 10 avril était mort aussi, à l'âge de cinquante-huit ans, Charles Ier, comte du Maine, laissant pour successeur son fils Charles II.

Louis XI cependant songeait surtout à faire une bonne paix, et tel était le but de sa trêve de Bretagne. Il envoie donc avec de pacifiques instructions les hommes qui doivent inspirer au duc François le plus de confiance, savoir, le chancelier Doriole, le sire de Crussol, sénéchal du Poitou, et maître de Lenoncourt, s'engageant par eux à ne faire ni paix ni trêve avec le duc de Bourgogne sans l'y comprendre, et sans être assuré de son consentement. Bien plus, il va même jusqu'à faire rendre au duc par Tannegui du Châtel la ville d'Ancenis, que les précédentes conventions lui réservaient, tout en lui faisant payer 30.000 livres à compte sur les 60.000 qu'il lui avait promises ; enfin il donne à son mandataire plein pouvoir de traiter en son nom de la manière dont les ducs de Bretagne et de Bourgogne seront convenus entre eux. Il semble que ces lettres patentes, envoyées au duc par le roi le 14 janvier, sont une preuve non équivoque de son bon vouloir pont la paix. Aussi le duc François envoie-t-il sur-le-champ, avec des instructions du 29 janvier, l'évêque de Léon au duc de Bourgogne, alors à Bruxelles, afin de s'entendre à ce sujet. De son côté le duc Charles délègue pour cette négociation son chancelier Guillaume Hugonet, seigneur de Saillant, son chambellan Guy de Brimeu, seigneur d'Himbercourt, et son maître d'hôtel Guillaume de Bitche. Dès le 6 mars le duc se montra disposé à traiter, et l'affaire fut promptement terminée. Le roi mandait alors au sire de Lescun qu'il approuverait ce que le duc son neveu ferait à cet égard. On conclut donc à peu près aux mêmes conditions qu'aux trêves précédentes, lesquelles furent continuées pour un an, jusqu'au mois d'avril 1473(4). Les difficultés qui pourraient s'élever durent être réglées à l'amiable par les conservateurs et sans voies de fait. Le roi nomma le maréchal Rouhaut pour le comté d'Eu, le sire de Lohéac pour Amiens et autres lieux, le bailli de Vermandois pour Compiègne, Noyon et le voisinage, Jean Monchaillé pour Ham, Mouy pour Saint-Quentin et le comté de Guise, le sire de Villiers pour le Rethelois, le sire de Châtillon pour établir gens capables sur toute la Champagne, enfin le comte Dauphin pour les marches de Bourgogne, et l'amiral pour les côtes de la mer. Du côté du duc les conservateurs furent : des Querdes pour le Ponthieu et le Vimeu, le sire de Contay pour Corbie et autres lieux, la Largerie pour le comté de Péronne, Jacques de Montmartin pour Montdidier, Jean de Longueval pour le Cambrésis et l'Artois, le sire d'Himbercourt pour Liège et le comté de Marie, le marquis de Rothelin pour le Luxembourg, le comte de Roussi, fils du connétable, pour la Bourgogne ; Tristan de Toulongeon pour l'Auxerrois, Josse de Lalain pour la mer de Flandre, et le comte de Bouchain pour les eaux de Hollande. Toutes contestations même pour limites seront jugées par eux ; s'il y en avait de trop graves on s'en remettrait au connétable pour le roi et au chancelier de Bourgogne pour le duc.

Quant aux difficultés plus délicates, comme la possession des comtés de Rambures et de Saint-Valery en Picardie, elles seront renvoyées au congrès qui devra se tenir pour la paix à Clermont, le 8 juillet. Dans cette trêve chacun comprit ses amis. Au nombre de ceux désignés par le roi on remarquera l'évêque de Metz, les seigneuries et communautés de Florence, de Berne et de Liège ; et parmi les alliés du duc, le roi d'Angleterre, le duc de Bretagne, l'empereur, le duc Nicolas de Lorraine, la duchesse de Savoie et le duc son fils. Tout ce qui concerne le duc d'Armagnac et le duc d'Alençon reste en dehors de la trêve.

Bien graves, en effet, étaient les crimes de Jean V, comte d'Armagnac. Condamné sous Charles VII comme coupable de lèse-majesté, d'inceste et de meurtre, il avait été gracié par Louis XI. Bientôt il se déclara un des premiers contre lui, et adhéra à la ligue du bien- public. Devant Paris il fit une paix et un serment plus accentués que les autres princes[52]. Ayant reçu du roi, en 1468, sans compter d'autres dons, 33.000 écus d'or, il traita cependant, dit-on, avec le roi d'Angleterre, lui promettant, s'il descendait en Guienne, de se joindre à lui avec quinze mille hommes. Le comte de Dammartin le chassa de ses États et il dut se retirer à Fontarabie. Mais, comme on sait, le duc de Guienne le rappela et lui confia le commandement des troupes qui devaient, disait-on, marcher contre le roi. Le parlement le condamna encore, le 7 septembre 1470, à la confiscation de corps et de biens, comme coupable de lèse-majesté. Malgré cet arrêt, le roi, après la mort du duc de Guienne, lui permit de demeurer avec son épouse à Auch, Fleurance et Nogaro. De sa retraite il ourdit le complot qui lui livra Lectoure et le sire de Beaujeu. Louis XI ne pouvait s'empêcher de réprimer une telle audace ; il fait assiéger le comte dans Lectoure, où il s'était renfermé, par Gaston du Lion, sénéchal de Toulouse, Ruffec de Balzac, sénéchal de Beaucaire, auxquels se joignit, comme négociateur, Jouffroy, cardinal d'Alby. Les deux capitaines qui, suivant un déplorable usage du temps, avaient une grande partie de la confiscation du comte, se trouvaient intéressés à le prendre. La ville était forte, bien pourvue, et le siège ne pouvait manquer d'être long. En ces jours-là, une grosse serpentine, tirée de la ville sur les gens du roi[53], tua d'un seul coup le maître de l'artillerie et quatre canonniers. Yvon du Fou ayant reçu du roi l'ordre de traiter, à plusieurs reprises il y eut des pourparlers. Les choses étaient même fort avancées ; on accordait au comte de se retirer où il voudrait avec la comtesse et ses enfants ; « mais, quand tout était presque convenu et que les assiégés se tenaient moins sur leurs gardes, les troupes du roi, sans qu'on sache trop à quelle occasion, surprirent la ville par escalade, le 6 mars 1472(3), et massacrèrent ce qu'elles rencontrèrent ». Alors le comte fut tué dans le désordre.

Parmi les versions du même fait[54], on en remarque une, où il est peu parlé des crimes et trahisons imputables à Jean V, et surtout de l'emprisonnement du sire de Beaujeu ; aussi est-on porté à croire, avec d'autres historiens[55], que ces relations ont dû être écrites longtemps après l'événement, en vue de justifier le comte et de charger le roi. Nous citerons le récit de Jean de Troyes : « Le lundi 5 mars, il y a composition entre le comte et Yvon du Fou. Le comte fut néanmoins tué par les gens du roi qui entrèrent par assaut, parce que, nonobstant son appointement, ledit comte, en allant à l'encontre, voulut tuer et meurdrir aucuns des gens du roi qui entroient dans la ville par suite du traité. Ceux-ci appelèrent leurs camarades à leur secours. » Une certaine obscurité demeure sur ce fait, toutefois l'on peut dire avec certitude « que Jean V d'Armagnac mourut d'une manière digne de ses crimes[56] ». Certaines chroniques rapportent aussi d'horribles cruautés commises envers la comtesse. « La circonstance atroce du breuvage que cette princesse aurait été forcée de prendre, dont elle aurait avorté et serait morte deux jours après, n'est point exacte, puisqu'elle plaidait devant le parlement trois ans après pour obtenir le payement de sa pension[57]. » Ainsi tombe une des nombreuses fables inventées pour jeter sur ce règne un caractère odieux qu'il n'eut jamais.

Le sire de Beaujeu fut alors délivré. Le roi, qui était allé à Poitiers, puis à La Rochelle, voulut faire instruire cette affaire de l'incarcération de son lieutenant ; on arrêta donc les officiers les plus suspects : le sire de Montignac, gouverneur de Lectoure, le cadet d'Albret, Jean Desmiez et quelques autres. Le premier fut jugé par le parlement de Bordeaux : c'était son maître d'hôtel qui avait ouvert la ville au comte d'Armagnac. Il en fut quitte pour sept ans de prison et ensuite obtint sa grâce. « Servières eut la tête tranchée à Rodez ; Desmiez fut écartelé à Tours ; et comme il chargea beaucoup le cadet d'Albret dit de Sainte-Bazeille, le roi nomma pour juger celui-ci une commission de juristes à la tête de laquelle figurent le chancelier Pierre Doriole, le chevalier Guillaume Cousinot et le président du parlement de Bordeaux, Pierre Bergier. Condamné à mort, il fut exécuté à Poitiers le 7 avril. » Charles d'Armagnac, frère puîné de Jean V, s'étant trouvé compromis, fut enfermé dans la Bastille, où, peut-être à dessein, on l'oublia. En 1483, il viendra aux états de Tours réclamer l'héritage de son frère.

Dès que Louis XI avait été informé de la prise de Lectoure, il était parti pour Bayonne sans vouloir qu'on le suivît, laissant dire sur sa route que son intention était d'aller en dévotion au Saint-Esprit de Bayonne. Il avait en effet de graves intérêts à surveiller dans le midi, et, selon sa coutume, il s'approchait des points menacés. Alors la soumission de l'Armagnac laissait toute liberté aux troupes françaises ; et si Jean II espérait toujours reprendre le gage de sa dette par force ou par ruse, le roi, de son côté, tenait à ses droits avec raison.

Depuis la mort de Jean de Calabre, en effet, une conspiration générale s'était formée contre les Français dans toute la province du Roussillon. Le 1er février 1473, Jean d'Aragon, au moyen des intelligences qu'il entretenait à Perpignan, s'en fit ouvrir les portes. Le sire du Lau, gouverneur de cette province depuis sa transaction avec Tanneguy du Châtel, s'était vu obligé de se retirer avec ses gens dans le château. Là, assiégé et vivement pressé par Jean d'Aragon, il se défendit vaillamment pendant deux mois et demi, privé qu'il était de toutes provisions et m'unifions, et sans pouvoir même faire connaître sa détresse. Le roi voulut d'abord envoyer à son secours le maréchal de Cominges, gouverneur du Dauphiné, et son ami de Genappe ; mais celui-ci mourut en avril 1472, avant même de partir : le roi appela donc à ce commandement Louis de Crussol, qui eut aussi le même sort, et ensuite Jean de Daillon, seigneur du Lude, un de ses plus anciens serviteurs, lequel, pour certaines causes, ne s'y pouvait rendre de suite ; Philippe de Savoie, comte de Bresse, fut surtout chargé du poste militaire et se hâta d'amener toutes les forces disponibles. Il ne restait pour lors aux Français dans le Roussillon que la ville de Collioure et le château de Perpignan.

Philippe de Bresse étant entré dans la province vers le 15 avril avec une bonne armée, s'en alla camper sur une hauteur voisine de Perpignan, espérant par sa seule présence en imposer au roi d'Aragon et dégager ainsi le sire du Lau. Mais Jean II, bien qu'octogénaire, tient bon : il réunit le peuple dans l'église et jure de s'ensevelir sous les ruines de la ville plutôt que d'en sortir. Par son courage, il électrise tous les siens. De tous côtés on vient à son aide. Son fils naturel, l'archevêque de Saragosse, se jette dans Elne avec de nombreux cavaliers, et bon nombre de gentilshommes d'Aragon s'empressent de venir partager ses dangers. Parmi ceux qui s'enfermèrent avec lui était le connétable d'Aragon, don Pedro de Peralte. Ce dernier, pour entrer dans la ville, se déguisa en cordelier, et pénétra dans la place à la faveur d'une sortie des Espagnols.

Toutefois, malgré le zèle de la nation à fournir tous les secours possibles d'hommes, de vivres et d'argent, la disette était si grande dans la ville que l'armée aragonaise, poussée aux dernières extrémités, résolut de percer les lignes françaises et d'aller chercher des vivres à Elne. Ils réussirent, mais non sans qu'il en coûtât la vie à bon nombre d'entre eux. Le roi Jean, malgré les zizanies qui s'élevèrent dans son armée, conserva une rare présence d'esprit ; cette défense sera toujours pour lui un titre de gloire immortelle. Son fils Ferdinand, roi de Sicile, réunissait de son côté une armée en Aragon, et, avec un renfort venu de Valence, il se rendit vers la fin de mai à Barcelone.

Les Français, informés de l'approche des Aragonais, avaient donné un assaut. A la tête des plus braves marchait Antoine du Lau : la lutte fut longue et rude. Soixante hommes déjà avaient escaladé et étaient parvenus jusqu'à des barricades, quand, n'étant point assez forts pour vaincre l'obstacle, il leur fallut rétrograder : en cette retraite ils furent presque tous tués ou pris. Deux jours après, ayant su qu'un grand convoi approchait, du Lau se mit en embuscade pour l'attaquer ; mais les gens de la ville tirent une furieuse sortie sur le point même où il combattait, et, malgré tous les efforts des siens pour le dégager, du Lau fut pris. Affaiblie par les luttes et les maladies, l'armée française consent alors à une trêve de deux mois. Des deux parts on en profite pour se ravitailler ; le roi expédie le sire de Gaucourt et maître Bourré partout dans le midi pour faire provision de vivres, et Jean II disperse ses troupes dans différentes places du pays.

Le roi n'attendit pas ce moment pour quitter le midi, et ayant pourvu à tout, il reprit le 4 mai la route de Touraine. De graves affaires le rappelaient en ces pays. On sait tout ce que Louis XI avait fait en faveur du duc d'Alençon, son parrain. Magnifique, mais prodigue, il était souvent réduit à des moyens honteux et même criminels pour suffire à ses dépenses. Louis XI, à son avènement, le tira de prison et le rétablit ; mais trois ans après il eut encore besoin d'une abolition pour plusieurs assassinats. Alors il suscita des troubles dans la basse Normandie ; et lorsque le roi lui remit de nouveau ses biens, ce ne fut que pour former de nouvelles intrigues. En dernier lieu on sut qu'il avait envoyé plusieurs messagers au duc de Bretagne et même avait offert de vendre au duc de Bourgogne tout ce qu'il possédait en France. Par le prévôt des maréchaux, Tristan l'Hermite, il fut arrêté le 8 mai 1472, conduit en prison à Rochecorbon, et, après une longue instruction, enfermé en la prison du Louvre. Un arrêt ayant été prononcé contre lui, le 14 juillet 1474, il fut encore gracié en 1475 et mourut peu après. « René, son fils, comte du Perche, qui avait combattu à Montlhéry pour Louis XI, lui succéda par la grâce du roi[58]. »

C'était aussi le moment où Nicolas de Calabre ne dissimulait plus ses prétentions à la main de Marie de Bourgogne. Le roi René se berçait de cet espoir ; il parait même que d'Angers il alla se fixer à Aix, pour être moins éloigné de Nancy, ou plutôt pour communiquer plus librement avec la Bourgogne à l'insu du roi. Le prince Nicolas recevait bien de flatteuses paroles, mais nulles promesses positives. Le duc-roi rusait un peu ; il poussait son petit-fils en avant, tout en paraissant ne le pas approuver. Du reste, vivant en Provence et restant ainsi constamment éloigné de son duché d'Anjou qui touchait à la fois aux terres des ducs d'Alençon et de Bretagne, il s'exposait à ce que Louis XI, blessé de ses façons d'agir, prit en main l'administration de l'Anjou ; ce qu'il fit. Comment excuser la conduite du roi René Y Il existait deux promesses de mariage, faites à quelque distance l'une de l'autre, entre le duc Nicolas et la princesse Anne de France. Le contrat avait été signé et le prince avait touché la dot : c'était, il faut l'avouer, se montrer peu scrupuleux. Aussi ne saurait-on s'étonner du mécontentement que ces prétentions nouvelles durent causer à Louis XI. D'après son ordre, l'évêque de Chartres rédigea donc des monitoires au nom de la princesse Anne de France, lesquels furent publiés par l'archevêque de Reims et par l'évêque de Laon, et notifiés au prince Nicolas de Lorraine à Bar-le-Duc. Il convenait au roi de montrer les torts de la maison d'Anjou : pendant ce temps le duc de Bourgogne persuadait au jeune duc de compter sur sa parole, si de son côté il se décidait à exécuter les conditions. Peu de mois après Nicolas de Lorraine mourut subitement de la peste à Nancy, le 24 juillet 1473, au moment où il commençait à devenir un embarras sérieux pour la politique de Bourgogne. On a dit qu'il était mort empoisonné : il n'y avait point alors de mort prématurée sans un tel soupçon. Mais en cette hypothèse il faudrait voir à qui le crime profitait.

Yolande d'Anjou, fille du roi René et veuve du comte de Vaudemont, se trouvait être l'héritière de son neveu ; le droit qu'elle avait, elle le transmit à René II de Vaudemont, son fils unique. René, fils de Ferri II, comte de Vaudemont, devenait ainsi duc de Lorraine à l'âge de vingt-deux ans, et il prit possession dès le 4 août. Tel n'était point le secret espoir du duc de Bourgogne. Sous le moindre prétexte et avec le concours d'un bailli allemand, le comte de Brunswick, dont il connait le dévouement, il fait enlever la mère et le fils et les retient au secret. Toutefois la duchesse put implorer le secours du roi. Sur-le-champ Louis XI envoie des troupes vers les confins de la Lorraine : le sire de Craon s'y rend avec cinq cents lances, soutenues des nobles de l'Ile-de-France et de leurs archers. C'était là encore une sage politique et un moyen sûr de faire échouer les desseins ambitieux de son rival. Le duc de Bourgogne dut céder pour cette fois et René fut relâché, mais non sans avoir signé de force une alliance offensive et défensive avec son oppresseur contre le roi de France. Le devoir et la reconnaissance l'emportèrent, du moins pour le moment, sur une parole dictée par la contrainte. René fut d'abord fidèle à son libérateur, et dès l'année suivante il s'unit avec Louis XI et l'empereur Frédéric III contre Charles le Téméraire.

La conquête de la Lorraine n'était pas le seul rêve de Charles de Bourgogne. Quelle gloire pour lui s'il pouvait faire ériger en royaume son vaste duché ! Tel était le but de sa politique ambitieuse auprès de l'empereur, et l'annexion de la province de Gueldres à ses États, dont alors il s'occupait, devait être un acheminement à la réalisation de ce premier projet : il le pensait du moins.

Arnould, duc de Gueldres, avait été un des meilleurs amis de la maison de Bourgogne ; mais depuis un certain temps on avait vu éclater entre Arnould et son fils Adolphe une haine qui troublait tout le pays. C'est une longue histoire et des plus tristes de ce siècle. Le duc Philippe avait toujours su gré au jeune Adolphe d'être resté en son parti dans le différend qu'il eut avec le duc de Saxe : il lui fit épouser Catherine de Bourbon, fille de Charles Pr de Bourbon et d'Agnès de Bourgogne, et il en fit ainsi le beau-frère du comte de Charolais ; on assure même qu'il avait essayé de rétablir les relations de famille entre le père et le fils. A l'occasion même de son mariage, où le duc Arnould s'était rendu, le 18 décembre 1463, et en cela d'accord avec Catherine de Clèves, sa mère, Adolphe avait cruellement fait enfermer son père dans le château de Bueren. Le duc Charles, pendant son séjour en Hollande, aimait, on le sait, à réunir les princes, seigneurs et prélats des États voisins. En 1469, quand il vit venir à lui Adolphe de Gueldres qui depuis six ans retenait son père en prison, il fut ému d'une inimitié dont il avait lui-même donné un peu l'exemple, et il essaya d'abord de mettre un terme à ce scandale : il devait être surpris, en effet, de rencontrer sur son chemin une obstination pire que la sienne. Adolphe n'avait pas seulement enfermé son père, il l'avait encore indignement détrôné. Enfin cette conduite semblait à tous si monstrueuse que l'empereur et le pape tentèrent, mais sans succès, de ramener l'harmonie en cette maison. Alors celui qu'on appelait le grand-duc fut établi arbitre du différend ; mais Charles de Bourgogne ne tarda pas à intervenir plus directemen4et bientôt il conçut la pensée de profiter de cette discorde. D'abord, et avant sa rude guerre pour les villes de Picardie, il envoya l'ordre à Adolphe, par Henri de Hornes, seigneur de Peruwelz, de rendre lâ liberté à son père, et de venir avec lui s'expliquer à Doulens. Cette question, agitée en présence du duc et de son conseil, donna lieu à des scènes révoltantes. Bien qu'il lui fût fait des propositions fort convenables, Adolphe ne voulut entendre à aucun accommodement, ni se soumettre à la sentence un peu mitigée que le duc prononça le 10 février 1470. Alors la guerre ayant éclaté avec la France, le duc de Bourgogne, qui ne s'était point encore officiellement prononcé, emmena avec lui les deux princes à Arras. Adolphe commençait à entrevoir que la décision ne lui serait pas favorable : déguisé en moine, il partit furtivement pour son pays de Gueldres. Bientôt on s'aperçut de sa disparition, et sur l'ordre du duc Charles il fut arrêté. Enfermé à Namur, il subit à son tour, et pour longtemps, la peine qu'il avait osé infliger à son père.

Ainsi réintégré, le vieux duc Arnould résolut, à l'instigation de Charles de Bourgogne, de déshériter son fils ; et par un acte du 7 décembre 1473, il transmit au duc Charles, moyennant 12.000 florins du Rhin et une pension qui ne lui fut jamais payée, tous ses droits sur le duché de Gueldres et sur le pays de Zutphen dont il se réservait la jouissance : il mourut cinq mois après, et par testament confirma la vente qu'il avait faite. Le chapitre de la Toison d'or, réuni à Valenciennes, approuva cet acte de cession, et indigné d'une si grande impiété, condamna Adolphe à passer en prison le reste de ses jours[59]. Il fut donc enfermé au château de Courtray d'où il ne sortit qu'après la mort du duc Charles.

Jamais punition ne fut mieux méritée ; mais il avait deux enfants qu'on n'eût point dû oublier. Une partie de la contrée leur fut fidèle : à Nimègue surtout un sire de Blockausen, gouverneur de la ville, résolut de soutenir les droits bien réels de ces deux enfants déshérités, Charles, âgé de huit ans, et Philippine. Leur parti fut soutenu par plusieurs villes, fort peu jalouses de partager elles-mêmes le sort des Flamands et des Hollandais, déjà annexés à la Bourgogne, et mécontents du mépris qu'on faisait de leurs droits et franchises.

Pour mieux s'assurer de son acquisition Charles acheta, le20 juin, pour 80.000 florins les droits que pouvait avoir sur ces terres le duc de Juliers. Toutefois il ne fut pas aussi aisé de transiger avec les peuples. Étant entré, à la tête d'une forte armée, en ses nouveaux États, il s'était présenté le 18 juin devant Venloo, qui lui ferma ses portes, mais ne put résister que cinq jours. « Nimègue fut plus opiniâtre[60] : elle soutint de longs et vigoureux assauts. » Dans une seule de ces luttes il périt six cents arbalétriers anglais, tous gens d'élite à la solde du duc : de leur côté les fidèles habitants subirent aussi de grandes pertes ; « leurs plus braves y furent tués ». Ne voyant plus aucun espoir de secours, ils acceptèrent la médiation du duc de Clèves, et le 49 juillet 1473 ils furent reçus à composition. Ils durent se soumettre entièrement, ne stipulant que la vie sauve. Le duc crut encore leur faire une grande grâce en les condamnant à payer les 80.000 florins qu'il devait au duc de Juliers. Les enfants d'Adolphe et ceux qui avaient suivi leur parti lui furent livrés, et le 24 juillet il entra dans la ville.

Louis XI observait. Nul doute qu'il n'eût préféré voir passer le pays de Gueldres aux héritiers naturels du duc Arnould qu'au duché de Bourgogne, déjà trop vaste pour le repos de la France. Tout ce qui s'y ajoutait devenait nécessairement pour le roi un sujet d'alarmes. Le chapitre de la Toison d'or, d'ailleurs, pouvait rendre des arrêts de discipline, mais non de politique internationale.

Tant de prospérité ne disposait pas non plus le caractère altier de Charles à la paix ; aussi n'avait-il fait nulle bonne réponse aux injonctions plus ou moins directes que le pape lui avait adressées. Le saint-père, malgré le peu de succès de la mission du cardinal Bessarion, ne désespérait pas de ramener le duc à des sentiments plus pacifiques. Ce fut dans son camp, devant Nimègue, que le légat André de Viterbe, dit de Spiritibus, ayant succédé au cardinal d'Estouteville, vint le trouver, lui remontrant longuement la nécessité de faire la paix. Il n'obtint pour réponse que des paroles évasives. « Que lui demande-t-on, en effet ? Il se défend et n'a jamais guerroyé que pour se défendre. N'est-ce pas le droit de tous ? » Semblant se plaindre que le cardinal Bessarion ne fût point venu le trouver, il retrace à son point de vue ses relations avec le roi depuis le traité de Péronne ; il énumère les griefs, et laisse même à entendre que le légat serait vendu au roi !

Cet ambassadeur de Rome lui était suspect, en effet, aussi bien par le séjour qu'il venait de faire auprès de Louis XI que par son grand amour de la paix ; de plus, le prélat, peu satisfait du refus qu'il essuyait de la part du duc Charles, fulmina une bulle d'excommunication publiée à Cléry, le 13 octobre 1473, en présence du chancelier Pierre Doriole et de plusieurs autres nobles témoins, contre celui des belligérants qui refuserait de déposer les armes. Mais le parlement refusa d'enregistrer cette bulle, à cause des conséquences qu'on en pourrait tirer à l'avenir. Grande fut la colère du duc, et il écrivit au saint-père pour s'en plaindre amèrement. A l'entendre, à peine a-t-il eu connaissance des missions précédentes des légats. Passant avec soin sous silence ses intrigues avec le duc de Bretagne, ses alliances d'outre-mer et ses trêves violées, il proteste contre cet acte d'autorité spirituelle.

Nous le répétons encore, tel était le vice du régime féodal, que l'état de guerre mettait le vassal à l'égal de son suzerain. Souvent, comme ici, celui-là visait lui-même à la souveraineté, et pour l'obtenir avait recours aux moyens les plus violents. Si l'argent faisait défaut, la rançon des villes et des captifs venait y suppléer, et ainsi la guerre entretenant la guerre, cet état devenait permanent dans la nation qui, pour son malheur, avait en son voisinage un ambitieux comme Charles de Bourgogne à réprimer. De pareilles situations sont la condamnation du système féodal d'alors, lequel cependant, par son esprit chevaleresque et par maints usages paternels, s'assimilait si bien à notre caractère national. Une de ces coutumes d'autrefois voulait que les enfants des plus notables vassaux fussent élevés auprès du souverain. Ainsi, dès leur enfance, ils apprenaient le respect et le dévouement dus à leur maitre et à leur roi, sentiments qui devaient être tout l'honneur de leur vie. Louis XI voulut en cela imiter le duc Philippe de Bourgogne. Il aimait à réunir auprès de lui les futurs héritiers des principales maisons princières. Ainsi on vit à sa cour les enfants d'Albret, d'Alençon, de Savoie et d'autres ; et s'il éprouva parfois certains refus amers, comme celui de Louis de la Trémoille, par exemple, qui s'excusa d'envoyer son fils au roi, sous le prétexte de son trop jeune âge, il sut s'y soumettre par respect pour l'autorité paternelle.

Louis XI vivait ainsi, malgré tant de promesses mal tenues, sur la foi de deux trêves à l'ouest et au nord. Le duc Charles n'abandonnait ni ses intrigues ni ses projets. Bien qu'il fût le plus riche prince de l'Europe, il envoyait emprunter de l'argent aux Vénitiens, et les six cents lances qu'avec ces fonds il soudoya en Italie pour trois mois, passèrent par le duché de Milan et vinrent l'aider à menacer l'armée du roi sur les marches de son duché. Il s'ingénie à chercher des ennemis et, soupçonnant les habitants d'Aix-la-Chapelle d'avoir aidé les Liégeois et même les gens de Nimègue, il se dirige de ce côté, sous le prétexte d'un vœu à la sainte Vierge. « Les bourgeois eussent bien voulu qu'il portât ailleurs sa dévotion[61], » mais n'osèrent lui résister. Ils lui firent accueil jusqu'à lui offrir les clefs de leur ville ; et ainsi apaisé par tant d'honneurs, le duc revint en septembre à Luxembourg. De là, fier de son dernier succès et dans le but de se rencontrer avec l'empereur, il s'avisa de demander aux bourgeois de Metz une porte de leur ville. Ceux-ci lui répondirent avec courtoisie « qu'il pouvait venir en leur ville quand il lui plairait leur faire cet honneur, pourvu toutefois qu'il n'eût pas avec lui plus de six cents hommes[62]. » On n'ignorait pas sa convoitise touchant la Lorraine, et la réponse était sage. Plus heureux auprès de Georges, évoque de Metz, il obtint du prélat, moyennant 15.000 livres, la cession du château d'Epinal et de la moitié de cette ville avec condition de rachat facultatif. Que devenait dès lors la protection obligée de la France sur cette cité, et celle acceptée de la maison de Lorraine ? Sans aucun souci des guerres qui s'en pouvaient suivre, c'était toujours les mêmes désirs d'agrandissement. Il semble même que cette armée anglaise de 7.000 hommes, signalée par Dammartin à Louis XI comme prête à passer la mer, eût seulement pour but de distraire le roi des agissements du duc et de faire ainsi une puissante diversion.

Des négociations étaient ouvertes depuis longtemps déjà entre le duc Charles, qui aspirait au titre de roi, et l'empereur Frédéric III, qui convoitait pour son fils Maximilien la main de Marie de Bourgogne. Par suite de la réponse des gens de Metz, l'entrevue projetée entre les deux princes eut lieu à Trèves, le jeudi 30 septembre 1473. La chronique nous apprend que, lors de la visite du duc, l'empereur Frédéric vint le recevoir à la moitié de sa cour et ne le salua qu'au second salut qu'il lui fit. Que n'avait-on alors autant de scrupule pour l'équité que pour les lois de l'étiquette t La foule des seigneurs présents était grande et parmi eux surtout on remarquait le fils de l'empereur. L'électeur-archevêque de Mayence prit la parole, et ayant dit, par occasion, qu'on ne pourrait former nulle sérieuse entreprise contre le Turc que le duc de Bourgogne et le roi de France n'eussent fait la paix ; pour lors le chancelier Hugonet se leva et osa dire longuement que le roi avait toujours été l'agresseur, accusant même Louis XI de la mort du duc de Guienne et d'avoir attenté à la vie du duc. Les jours suivants se passèrent en fêtes et en joutes, ce qui n'empêchait pas les pourparlers de se continuer. Toutefois aucun des deux princes n'obtint ce qu'il désirait, et les méfiances naquirent de ces déceptions. L'empereur voulait le mariage avant l'investiture de la royauté ; le duc, la royauté avant le mariage : aucun ne s'expliquait nettement. Ils étaient l'un et l'autre jaloux et s'estimaient médiocrement. Enfin les choses en vinrent à ce point que l'empereur partit subitement sans que rien fût conclu, laissant ainsi le duc dans un trouble et une colère difficiles à exprimer.

Mais rien n'abattait la présomption du duc. Il se fait nommer par l'électeur de Cologne protecteur de cet électorat, et le 15 novembre il reçoit l'investiture du duché de Gueldres ; puis, le 15 décembre 1473, en vertu du traité imposé, comme on sait, au jeune René de Vaudemont, il fait une entrée solennelle à Nancy, et continue sa route pour aller visiter son comté de Ferette. Le 3 janvier il assemble son parlement de Malines, dont Carondelet est premier président, de la Bouverie deuxième, et Guillaume Hugonet chancelier, parlement institué, comme on sait, en opposition de celui de Paris. Le 11 janvier il visite la Franche-Comté, et à Dijon il reçoit pieusement les restes mortels du duc Philippe et de la duchesse sa mère, que le sire de Ravestein ramenait pour être inhumés aux Chartreux de Gosnay. De là il retourne en Lorraine et à Luxembourg, vers la fin de mars, non sans avoir inquiété les Suisses, ses redoutables voisins.

Plus modeste, nais plus équitable et plus fructueuse était la politique française. Le duc d'Alençon étant de nouveau sous le coup de la justice, il fallait pourvoir à l'administration de ses États ; le roi s'en alla donc à Alençon, où il entra le dimanche 8 août : alors sa présence excita si fort la curiosité, que pour le voir on monta jusque sur les combles des maisons ; et dans leur empressement, des curieux malavisés firent choir une pierre qui par sa chute blessa le roi, et pouvait même lui ôter la vie. Grande fut l'inquiétude des habitants à ce sujet ; ils ne se rassurèrent que lorsqu'ils surent la blessure sans gravité, et aussi que le roi n'y voyait qu'un accident imprévu. Les auteurs du fait en furent quittes pour une admonestation et, par ordre du roi, la pierre dut être ensuite déposée en ex-voto près le crucifix du Mont-Saint-Michel, où il se rendait en ce moment. D'ailleurs, loin d'en savoir mauvais gré aux habitants, le roi leur accorda de nouveaux privilèges, et institua chez eux des officiers municipaux dont il régla les attributions.

La Hanse au nord, comme Venise puis Florence au sud, donnait alors un grand essor à son commerce. Nos rois n'étaient pas restés tout à fait étrangers à cette source de richesse. Saint Louis abolit plusieurs prohibitions d'exportation : Philippe le Bel donna de l'activité à l'agriculture, étendit l'industrie manufacturière[63], et défendit la sortie des laines. Si l'on voit, en 1407, la banque de Saint-Charles s'établir à Gênes, on voit aussi nos rois faire restituer aux commerçants de Narbonne et de Marseille les prises faites sur eux par les corsaires d'Italie, d'Aragon et de Majorque. Charles VII, excité par son argentier, et malgré tant de guerres, fit beaucoup pour soutenir le commerce de la France. C'était à Louis XI, qui n'avait plus d'ennemis qu'à l'intérieur, à étendre davantage la prospérité industrielle du pays, et il n'eut garde d'y manquer. D'ailleurs il avait sous ses yeux comme exemple l'Angleterre, qui trafiquait par la Hanse de son étain et de ses laines, que les Flamands travaillaient. On cite même une loi de Richard H qui défend aux Anglais de fréter des bâtiments étrangers. Le roi signe donc le 15 août 1473, au Mont-Saint-Michel, un traité en faveur de la prospérité commerciale du royaume, avec les députés de la Hanse Teutonique, dits marchands Ostrolings ou orientaux, qui étaient venus l'y trouver. Louis confirma tous les privilèges que la Hanse tenait des rois ses prédécesseurs, lui permettant de trafiquer par terre et même par eaux douces et salées dans toutes les villes du royaume, d'y avoir commis et facteurs, et à plus forte raison donna-t-il à ses sujets toute liberté d'échange avec elle. Le traité semble avoir été préparé par les ambassadeurs d'Écosse et de Danemark, alors auprès du roi. Lui-même, le 16 août, il écrit « aux excellents et magnifiques orateurs et députés de la « hanse Teutonique présentement assemblés à Utrecht », pour les informer de ce qui a été conclu, et y ajouter les témoignages de son bon vouloir. Il ne pouvait faire davantage, et cependant il savait que dans leurs relations avec Édouard, ils donnaient toujours à ce prince le titre de roi d'Angleterre et de France, titre dont ces souverains se sont longtemps montrés si jaloux.

La mort déjà mentionnée du comte de Cominges laissait sans direction le gouvernement du Dauphiné, et il était urgent d'y pourvoir. On sait que ce fidèle serviteur, plus connu sous le nom de bâtard d'Armagnac, s'était attaché à Louis dauphin, alors que ce prince arrêta le comte d'Armagnac et se saisit du Rouergue et autres seigneuries. Devenu roi, Louis le fit maréchal, gouverneur de Dauphiné et de Guienne, et lut conféra le comté de Cominges. « Il crut un instant[64] être maître de l'esprit du roi ; il se trompa : le roi l'aimait, mais ne souffrait pas que personne le maîtrisât. » Aussi le fit-il rester en Dauphiné et il lui écrivit quelquefois avec dureté. Le sire Louis de Crussol, que le roi désigna pour lui succéder, mourut presque aussitôt en Languedoc, le 21 août, lorsqu'il allait prendre le commandement de l'armée royale de Roussillon. De Crussol, aussi ancien ami du roi, l'avait toujours fidèlement suivi et servi. Louis XI le nomma successivement sénéchal de Poitou, grand panetier de France, chevalier de Saint-Michel dès l'origine de l'ordre ; il lui avait donné de grandes terres. Son fils, Jacques de Crussol, lui succéda en sa charge de grand panetier. Enfin, voulant placer au gouvernement du Dauphiné un homme d'une fidélité éprouvée, il y appela Jean de Daillon, seigneur du Lude, auquel il confiait aussi le commandement de l'armée du Roussillon. Là encore le roi n'était point en repos.

La relation de Zurita, souvent consultée sur ce point, est reconnue inexacte. Pendant la suspension d'armes, l'affaire tourna en négociations, et ces pourparlers s'ouvrirent sous la conduite du sire du Lude, à qui Louis, dès le 3 septembre, avait donné une grande autorité. Toutefois, chose étrange, son nom ne parait ni dans le traité ni dans les notes diplomatiques[65]. Pendant ce temps, le roi ne songeait qu'à venger l'affront que les armes françaises avaient reçu devant Perpignan : il voulait, avec raison, pouvoir reprendre le siège de cette ville, et dans ce but aucunes mesures n'étaient négligées. L'armée manquait de tout : pour la pourvoir il emprunta 30.000 livres de Jean de Beaune et de Jean Briçonnet, riches marchands de Tours, l'un argentier du dauphin, le second général des finances ; il donna pour caution de cette dette des hommes d'une sûreté reconnue, tels que Jean Bourré, Charles de Gaucourt et autres ; et l'obligation indique le motif de l'emprunt. Tout était en paix dans le royaume : Charles de Bourgogne portait ses vues vers l'Allemagne ; Louis fit passer ses forces vers le Roussillon et la garnison du château de Perpignan reprit courage.

De son côté le vieux roi d'Aragon, toujours intrépide, ne voulait point sortir de la ville. Bien que malade, l'ordre même des médecins ne put l'y décider ; il savait que sa seule présence retenait les soldats et la garnison dans l'obéissance. Cependant, informé des préparatifs qui se faisaient, il ouvrit l'oreille aux propositions de paix. Après donc bien des échanges de projet où chacun cherchait la meilleure part, on décida que, pour arrêter enfin les meurtres et dommages de cette longue guerre de Roussillon et de Cerdagne, le roi d'Aragon et les princes de Castille, roi et reine de Sicile d'une part, et le roi très-chrétien de l'autre, étaient convenus des articles ainsi énoncés :

« Le roi confirme le traité du 9 mai 1462 et promet de restituer le Roussillon et la Cerdagne dès que le roi d'Aragon lui aura payé les sommes pour lesquelles ces deux provinces ont été engagées ; le gouverneur général prêtera serment à Louis, roi de France, et à Jean, roi d'Aragon, de ne recevoir aucun ordre des deux rois qui soit préjudiciable à l'autre. Les garnisons des châteaux seront tenues sur le pied de paix, et évacueront, dès que la somme aura été payée ; elles obéiront aux ordres du gouverneur général que le roi très-chrétien aura nommé. Le gouverneur susdit ne fera rien contre les coutumes, lois et privilèges du pays ; il est même entendu que s'il recevait du roi de France un ordre contraire, il n'y obéirait pas. Ni le roi très-chrétien, ni le roi d'Aragon ne pourront venir en Roussillon et en Cerdagne cette première année. Les habitants de Perpignan pourront réparer leurs fortifications. Toutes les troupes sortiront des deux provinces ; il n'y restera que les garnisons. Les deux rois accordent amnistie générale, et chacun peut en toute liberté demeurer chez soi. Le roi de France nommera le gouverneur général sur les dix noms présentés par Jean d'Aragon : s'il est Français, le roi le quittera de la fidélité qu'il lui doit, et il fera serment et hommage aux deux rois. Ce serment sera reçu pour le roi de France par Jean de Daillon, seigneur du Lude. On est convenu que l'argent sera payé dans un an, sinon Louis XI pourra changer le gouverneur et en mettre un autre à son choix. Les deux rois déclarent qu'ils seront amis des amis et ennemis des ennemis l'un de l'autre. Toutefois, pour un secours donné à un ancien allié, on n'en viendra point à une rupture. »

On s'engage encore à garder fidèlement ces articles et à les ratifier dans trois mois. Lors de la ratification le traité sera partout publié. Le jour même, 17 septembre 1473, Jean II signe ce traité, avec raison qualifié d'impraticable, en présence de l'évêque de Girone et de plusieurs autres hommes notables. Louis XI ne le signa que le 10 novembre. Il n'y est parlé ni du duc de Bourgogne, ni de celui de Bretagne ; ils n'y seront compris que sur leur demande. Mais le duc Charles, qui ne se laissait pas facilement oublier, ne craignit pas de sommer Louis XI d'exécuter leur trêve dans laquelle le roi d'Aragon était nommé. Le comte de Romont avait été chargé du message, toutefois il le confia à un héraut. Le roi en écrit des Montils, le 4 octobre, au comte de Dammartin : « Il veut tenir termes de roy au royaume de France, comme moy, dit-il ; par, quoi il est besoin que vous soyez ici, le plus tôst possible, pour adviser et donner à cela la provision que l'on verra être nécessaire. » Rien n'était en effet plus choquant que le ton et le message, puisque Jean II était évidemment l'agresseur. D'ailleurs, dans le traité, les deux rois ne sont liés qu'à demi, se réservant de secourir leurs alliés, si bon leur semble. Le principal objet était sans contredit les comtés de Roussillon et de Cerdagne, et cependant leur sort, qui désormais semble fixé, ne le fut jamais moins en réalité. Louis XI ne laissa pas de récompenser royalement ceux qui l'avaient aidé dans cette pacification : Philippe de Bresse reçut de nouveaux titres et le sire du Lude une pension de 6.000 livres.

 

 

 



[1] Jean de Troyes.

[2] Jean de Troyes.

[3] Lettre de Ham.

[4] XIe reg. des échevinages d'Amiens.

[5] Comines, t. III, ch. 3.

[6] Jean de Troyes.

[7] Jean de Troyes.

[8] Biondy, Histoire des guerres civiles d'Angleterre ; Habington, Vie d'Édouard IV ; Vaurin de Fowestel, ms.

[9] Comines, t. III, ch. III.

[10] Molinet, t. I, ch. X et XXXIV.

[11] Chorier. p. 288.

[12] Pastoret, Recueil des ordonnances des rois de France (1811).

[13] Expilly.

[14] Saint Basile.

[15] Comines, t. X, p. 404.

[16] Mss. de Béthune, n. 2907, p. I.

[17] De Valbonnais.

[18] Fontanieu, n. 134, 135.

[19] Ms. de la bibliothèque du roi, n. 8428, p. 29.

[20] Biographie Didot.

[21] Jean de Troyes.

[22] La Gaule chrétienne.

[23] Michelet.

[24] Art de vérifier les dates. — Legrand. — Comines.

[25] Michelet.

[26] Legrand.

[27] Legrand, t. XV, p. 34.

[28] Scipion Dupleix.

[29] Legrand.

[30] Art de vérifier les dates.

[31] Garnier, t. XVIII.

[32] De Barante.

[33] Dom Lobineau. — Dom Morice.

[34] Brantôme.

[35] Claude de Seyssel.

[36] De Barante.

[37] Pierre Mathieu.

[38] Illacos infra muros peccatur et extra.

[39] Registre 197, actes 348, 351, 354.

[40] Registre 194, acte 369.

[41] Art de vérifier les dates.

[42] Legrand.

[43] Michelet, t. IV.

[44] T. III, ch. 9.

[45] Mlle Dupont, t. XXXVIII.

[46] Mlle Dupont.

[47] Legrand, t. XV, p. 83.

[48] Comines, t. III, p. 11.

[49] Legrand.

[50] Nomina græca genus retinent quod habere solebant.

[51] Legrand.

[52] Etiamsi omnes, ego non !

[53] Jean de Troyes.

[54] Ms. de la Bibliothèque nationale, n° 8450, p. 54.

[55] Legrand.

[56] Fontanieu, Histoire de Charles VII, ms.

[57] Michelet.

[58] Art de vérifier les dates.

[59] Mausolée de la Toison d'or.

[60] Legrand.

[61] Legrand, t. XVI, p. 44.

[62] Legrand.

[63] Baron Trouvé, Vie de Jacques Cœur.

[64] Legrand.

[65] Legrand.