HISTOIRE DE LOUIS XI

SON SIÈCLE, SES EXPLOITS COMME DAUPHIN - SES DIX ANS D'ADMINISTRATION EN DAUPHINÉ - SES CINQ ANS DE RÉSIDENCE EN BRABANT ET SON RÈGNE

TOME PREMIER

 

CHAPITRE QUATORZIÈME.

 

 

Difficultés avec le nouveau duc de Bourgogne. — Révolte en Flandre. — Bataille de Bruystein. — Insuccès de Jean de Calabre en Catalogne. — Faveur de Jean Balue. — Trêve de Vernon. — Siège d'Alençon. — Convocation des états généraux. — Leur origine. — Leur réunion à Tours et leurs décisions. — Trêve renouvelée à Bruges. — Guerre en Bretagne. — Paix d'Ancenis. Procès et exécutions de Charles de Melun et autres. — Entrevue de Péronne ; — Traité imposé au roi. — Révolte de Liège. — Siège et prise de cette ville. — Louis XI contraint d'y assister.

 

Un des premiers actes du duc Charles de Bourgogne fut hostile à la couronne de France. Pour donner avis au roi de la mort de son père, il lui envoya sire Aymar Bouton, seigneur du Fay[1] ; le chancelier fit mettre sa lettre du 19 juin dans le trésor des chartes, mais comme il ne qualifiait pas Louis XI de son souverain seigneur, elle resta sans réponse à cause de ce défaut de forme. A cette nouvelle le roi sentit que le caractère remuant et emporté du nouveau duc ne serait plus désormais contenu : il se précautionna donc. Son artillerie fut mise en bon état ; ses hommes de guerre eurent tous leur poste assigné : chacun était prêt à marcher au premier signal. Les compagnies de Gaston du Lion, de Saint-Pol, de Lohéac, de Lescun, gardèrent la Normandie et le Poitou ; celles de Salazart, de Stevenot, de Conigham, la Champagne et la Brie ; les frontières de Picardie furent confiées au comte de Dammartin, qui venait depuis peu, le 23 avril 1417, de prêter serment comme grand maître de l'hôtel du roi, serment d'ailleurs qu'il garda toujours fidèlement.

Cependant des dissentiments existaient, comme on sait, entre les baillis de Sens et de Mâcon, d'une part, et les officiers bourguignons de l'autre. Il s'agissait surtout de perceptions d'impôts et de gabelles. Dunois, le chef de la haute commission, avait bien donné une solution ; mais les députés bourguignons s'en étaient montrés peu satisfaits, malgré l'engagement pris d'accepter sans appel les décisions du conseil, quelles qu'elles fussent. Depuis il y avait eu remontrances I nouvelles et réponses pacifiques, le 24 mai, à Chartres ; puis enfin on en vint aux voies de fait entre les Français de Monzon et les Bourguignons d'Ivoy. Le duc et le roi s'entendirent encore à punir leurs sujets respectifs, et le comte de Dammartin reçut l'ordre d'être fort sévère envers ceux de Monzon ; toutefois, ajoute-t-on, le roi lui fit recommander secrètement de lei ménager tant qu'il pourrait.

Le duc n'était point alors exempt de déboires, et son avènement ne fut pas tout à fait sans orage. Lorsqu'il alla le 28 juin à Gand prendre possession de son titre, il y eut une émotion populaire ; on le força insolemment de rendre à la ville, par lettres patentes, les privilèges dont son père l'avait dépouillé. Malines suivit cet exemple et eut aussi sa sédition. Ce mouvement se calma cependant ; ceux de Gand mêmes offrirent de remettre au duc les lettres de cession qu'ils lui avaient extorquées. Comment ne comprit-il pas dès lors que ce qui est imposé par la force ne constitue pas un droit I d'autant mieux qu'il profitait ainsi de cette bonne maxime. Ce principe regardait tout aussi bien le traité de Conflans dans le passé que ceux qu'il pourrait imposer dans l'avenir. Mais le duc était peu attentif à de pareils enseignements.

Toutes ces révoltes ne cessaient d'un côté que pour recommencer d'un autre. Les Liégeois ayant repris les armes contre leur évêque, le comte de Dammartin et le duc-évêque de Langres reçurent mission du roi de les réconcilier avec leur duc. A cet effet ils se rendirent à Rethel, où ils attendirent en vain les ambassadeurs de Louis de Bourbon, évêque de Liège. Soit difficulté des communications, soit tout autre obstacle, cette affaire traîna en longueur. Chabannes, apprenant que le duc arrivait et allait se mettre en campagne, fit diligence de son côté, se tint prêt à marcher, et pria même le roi de lui envoyer des forces, s'il trouvait bon que par précaution il se saisit de quelques places. Entre les Liégeois et les Bourguignons il se faisait une guerre de partisan, et l'on était loin de songer à la paix. Non-seulement le duc ne se prêtait pas volontiers aux moyens d'arrangement que les députés du roi et aussi le comte de Saint-Pol et maitre de Ladriesche mettaient en avant, mais les gens de Liège 'eux-mêmes s'y montraient peu disposés, puisqu'ils assiégeaient la ville d'Huy pour la punir de favoriser l'évêque.

Les Liégeois étaient déjà maîtres de la ville lorsque Adolphe de Clèves y arriva de la part du duc. Car l'évêque, après s'être enfui en se faisant escorter de la garnison bourguignonne, s'était retiré à la cour de Bruxelles, au grand déplaisir du duc. Alors Charles songea à se venger. Il fit crier aux armes : dans tous ses pays, avec cette circonstance « que les hérauts tenaient d'une main une épée nue et de l'autre une torche allumée », comme signe d'une guerre à feu et à sang. Que fera-t-on des otages de Liège que le duc garde depuis un an ? Dans une délibération de son conseil sur ce point, Contay et quelques autres opinèrent pour la rigueur ; le sire d'Himbercourt tint un langage plus humain, et le duc se rendit à son avis. On renvoya donc les otages, mais on les prévint que s'ils étaient pris les armes à la main, ils n'auraient. nul quartier.

Le roi, pour empêcher la lutte, s'il était possible, envoya à Louvain, avec le légat du pape, maître Balue, récemment fait cardinal. Ce fut encore sans succès : cette objection que les Liégeois se trouvaient compris dans la trêve comme alliés du roi était désormais sans valeur, puisqu'ils avaient pris l'offensive. La guerre était donc résolue, l'armée réunie ; et le duc comptait sur une bataille prochaine. Le légat lui-même, dit-on[2], se prononça en faveur du duc et ordonna des prières pour le succès de ses armes.

Le 23 octobre 1467, le duc entra sur les terres des Liégeois et assiégea Saint-Tron. Les Liégeois marchèrent au secours de la place : le 28 les deux, armées se rencontrèrent à Bruystein. Là, les Flamands furent encore complétement battus : le sire de Querdes, dit-on, eut les honneurs de ce fait d'armes. Canons, bagages, ils perdirent tout ; sans la nuit qui survint, pas un n'eût échappé ; enfin ils rentrèrent à Liège en grand désordre. Saint-Trou ayant été obligé de se rendre à discrétion le 1er novembre, leurs fortifications furent rasées à toujours ; et douze des plus coupables livrés au duc pour en faire à son bon plaisir. De plus, les habitants durent racheter leurs vies et leurs biens.

A Liège la discorde éclatait entre ceux qui voulaient poursuivre la guerre et les autres. Maître Himbercourt y pénétra, et, secondé par les otages, il parvint à faire entendre des conseils de paix. Obtenir le maintien du traité de 1466 et implorer humblement la clémence du duc était la seule ressource des Liégeois. Les précédentes conventions sont donc renouvelées avec aggravation. Ils rendront artillerie et bagages de guerre ; ils n'auront plus de sujets, ni de juridiction au dehors. La ville ne fera plus d'alliance sans l'autorisation du duc ; enfin ils payeront les frais de la guerre en sus de ce qu'ils devaient d'après les autres traités. Le duc entra donc à Liège, l'épée nue à la main, le jour de la Saint-Martin, ou, selon d'autres, le 17 novembre. Son premier soin fut de faire décapiter dix des otages qui avaient repris les armes contre leur serment.

Il est inexact que Louis XI ait envoyé aux Liégeois, ainsi qu'on l'affirme[3], hommes d'armes et arbalétriers commandés par ses meilleurs chefs. D'abord Comines et Olivier de la Marche n'en font nulle mention ; ensuite Dammartin dit positivement, dans une lettre au roi, que si l'évêque de Langres et lui ne sont pas allés jusqu'à Liège, c'est que, ne conduisant pas les hommes d'armes que les Liégeois espéraient, ils n'en eussent pas été bien accueillis. Comme preuve du peu de foi qu'on doit ajouter à cette chronique, citons ces mots : « Louis, y est-il dit, pour se consoler des succès que le duc Charles obtenait contre Liège, fit venir Warwick à Rouen et le combla de caresses. » Or c'est le 14 juin précédent que Louis et Warwick se séparèrent à Rouen. Que dire de la véracité d'un tel contemporain :

Cependant Louis fortifie de son mieux ses alliances. Il envoie au duc de Milan un de ses présidents ; à François II de Bretagne l'archevêque de Tours, Bastat de Crussol, Louis de Laval et Étienne Chevalier ; à Angers, Mau pas et Courcillon ; en Roussillon, près le duc Jean de Calabre, du Mas, avec ordre d'avancer le mariage de madame Anne de France et du marquis du Pont-Nicolas de Lorraine. Pour le succès de Jean, son cousin, le roi ne se borne point à des vœux stériles : il l'assiste de ses troupes, et son trésorier reçoit ordre de payer en grande partie l'armée que ce prince commande en Catalogne.

Ainsi le roi d'Aragon avait affaire à forte partie. S'étant retiré le 15 mars à Villefranche, il s'y tint pour fomenter dans tous les pays environnants, même en Castille, beaucoup d'intrigues et se créer des alliances nouvelles. Il marie, en effet, sa belle-sœur Alonza-Henriquez à Jean Raymond Feigne, connétable d'Aragon ; et il se sert de Pierre Peralte, connétable de Castille, pour pro-peser le mariage de Don Alphonse, frère unique d'Henri IV de Castille, avec l'infante Dona Joanne, sa fille, et aussi celui du prince Ferdinand, son fils unique, avec doña Béatrix, fille de don Juan Pacheco, marquis de Villena[4]. Le 1er mai le connétable de Navarre reçut le pouvoir du prince don Ferdinand. Or, par toutes ces pratiques, Jean d'Aragon parvint à troubler profondément la Castille.

En Catalogne comme en Italie, Jean de Calabre eut toujours le malheur de faire la guerre comme étranger et de n'avoir point la sympathie des populations en sa faveur. C'est à cela sans doute qu'il faut attribuer son peu de succès. La reine d'Aragon avec son fils repoussèrent du Lampourdan les Français, devenus plus faibles. Malgré la sagesse avec laquelle Clermont-Lodève, gouverneur du Roussillon, exerçait son autorité, il ne put entièrement garantir le pays des dévastations des gens de guerre ; en sorte que les peuples, mécontents et mutinés, lassés de se voir toujours pillés et rançonnés, secondèrent à la fin les Aragonais contre les soldats de France. Ainsi se prenait la fâcheuse habitude de considérer les Français comme des ennemis

Jean de Calabre assiégea d'abord Girone ; mais ses troupes et ses moyens d'attaque étant tout à fait insuffisants, il y perdit bien du monde sans nul profit. Laissant là son armée, il se rendit à Barcelone et y fit, le 2 septembre, une entrée officielle. Tandis qu'il prêtait l'oreille aux félicitations, il pensa y être pris lui-même comme dans un piège. Jean d'Aragon, qui se tenait à peu de distance, s'était assuré, dit-on, qu'une des portes lui serait ouverte. Heureusement la trahison se découvrit assez à temps pour la faire échouer. Peu après avoir été obligé de lever le siège de Girone, Jean de Calabre vit arriver le comte d'Armagnac à la tête d'un renfort considérable. Alors à son tour il fut maître de la campagne. Le prince Ferdinand dut se renfermer dans Girone, et quand il voulut en sortir, le duc Jean, secondé de Jacques Ga-Hot, de Campo-Basso et de plusieurs autres, lui fit essuyer à Villa-Démar un notable échec.

Le roi avait passé son été à Chartres avec ses conseillers. Il y fit venir aussi quelques membres du parlement et de la bourgeoisie, pour délibérer ensemble sur les affaires de l'État et particulièrement sur les maîtrises des divers corps de métiers. On y remarque Jean le Boulanger, président du parlement ; Jean Cherbourg, général des monnoies ; Nicolas Laurens et plusieurs autres. Alors, pour combler les vides faits à la population parisienne par la guerre et par la peste, il autorisa par lettres patentes toutes personnes de quelques contrées qu'elles fussent, excepté les criminels de lèse-majesté, à venir avec certains avantages et en toute franchise habiter Paris. Voulant aussi entretenir en cette ville l'esprit militaire, il convoque tous les habitants à se réunir en habits et armes de guerre pour une revue, en même temps qu'il ordonnait « à tous nobles, tenants fiefs et arrière-fiefs, sans exception, de se tenir prêts au 15 août pour le servir si besoin est ».

Ce ne fut pas en vain que Louis XI s'éclaira des lumières des premiers magistrats du royaume et de la bourgeoisie ; aussi la fin de ce mois de juin est-elle remplie de ses ordonnances sur les maîtrises des diverses professions de Paris et d'autres villes. Dans la longue série des édits de cette armée, on remarque surtout des statuts sur les confréries des ouvriers armuriers, libraires, tonneliers ; des confirmations de privilèges pour Die, Loches et autres villes, ou pour corporations diverses d'étudiants, de suppôts de l'université et d'autres ; une exemption de gabelle en faveur du parlement ; l'établissement (18 septembre) de la cour des aides à Montpellier ; un appel à l'impôt de quelques villes du Dauphiné, telles que Montélimar, Crest, Embrun, qui s'en croyaient exemptes ; un affranchissement pour Verneuil ; l'extension du parlement de Bordeaux, un don à l'église de Cléry, l'abandon de la viguerie de Narbonne à Jean de Foix, comte d'Étampes ; la confirmation (14 novembre) des foires de Lyon contre celles de Genève, et une permission à Olivier de Coëtivy de rebâtir son château de Saintonge.

Enfin, malgré l'abus qui avait été fait de l'inamovibilité des grands offices, abus dont la féodalité même était un trop frappant témoignage, Louis fait un acte digne d'un grand règne. Il pourvoit à la stabilité de la justice et à ta dignité des hautes fonctions : par lettres patentes du 22 octobre il déclare que les offices royaux seront inamovibles ; quelque concession d'offices qu'il octroie, on n'aura aucun égard au don ainsi fait, le considérant comme arraché par l'importunité, à moins que la charge ne soit vacante par mort ou confiscation ; mais aussi qu'il y aura obligation de résidence. Cette inamovibilité, déjà édictée par un capitulaire dès l'an 844, avait été alors trop loin, puisque les offices les plus élevés devinrent héréditaires, ce qui constitua la féodalité.

Parmi les conseillers de Louis XI Il en était un qui, mieux que tous les autres, s'insinuait dans-ses bonnes grâces. Maître Jean Balue savait très-habilement prendre toutes les apparences d'un grand zèle pour le pays et pour le roi. Il se faisait volontiers écouter. Son crédit naquit de la confiance qu'il sut d'abord inspirer à Jacques Juvénal des Ursins, évêque de Poitiers, dont il fut l'exécuteur testamentaire. Il s'attacha ensuite à Jean de Beau-van, évêque d'Angers, l'accompagna à Rome en 1462 et en-reçut plusieurs canonicats. Ce prélat l'ayant fait connaître à Louis XI par l'entremise de Charles de Melun, il devint en 1464 conseiller clerc au parlement avec dispense -de résider ; et le 4 août 1465, de trésorier du diocèse d'Angers il fut sacré à Notre-Dame évêque d'Évreux. Alors on le voit mêlé à toutes les grandes affaires du royaume et aucunes négociations requérant finesse et habileté ne se poursuivaient sans lui. Il contresigne tous les actes les plus importants de cette époque, et sur l'acte de mariage de madame Anne de France avec le sire Nicolas, marquis du Pont, c'est encore la signature de maître Jean Balue que l'on voit à côté de celle du duc de Bourbon.

Ce n'était point encore assez : il désirait la pourpre ; et, il faut bien le dire, ce fut une des faiblesses de Louis XI de se prêter à cette insatiable ambition : déjà cependant il avait donné la mesure de son caractère en cherchant à supplanter sur le siège d'Angers son bienfaiteur, et le roi pouvait ainsi apprécier sa délicatesse.

L'édit sur l'abolition de la pragmatique n'était point encore enregistré. Maître Balue, qui savait l'importance que la cour de Rome attachait à cette publication, tenta un nouvel effort dans ce but. En septembre le roi venait d'accorder au légat du pape récemment arrivé des lettres portant de nouveau rupture de la pragmatique. Ces lettres, lues au Châtelet, n'y trouvèrent point d'abord d'opposition ; mais le jeudi 1er octobre suivant, ayant été portée par maître Balue en la salle du palais royal pendant les vacances du parlement pour qu'elles fussent publiées, elles y reçurent un fort mauvais accueil. Le procureur général du roi, maître Jean de Saint-Romain, s'y opposa formellement, malgré les menaces que Balue, dans son dépit, osa insinuer. Il déclara « qu'il était décidé à tout perdre plustôt que de faire chose contre sa conscience ni' dommageable au royaume de France, et qu'il était certes bien honteux à lui d'en poursuivre l'exécution ». De leur côté le recteur et les dignitaires de l'université étant allés trouver le légat, « en appelèrent desdites lettres au futur concile et partout ailleurs où ils verraient être à faire » ; puis ils firent enregistrer leur opposition au Châtelet.

Le vrai motif du roi de persister dans sa pensée d'abolition n'était autre que d'enlever aux grands vassaux l'influence qu'ils exerçaient sur les élections. Trouvant tant de difficulté à les soumettre, il visait à leur ôter par ce moyen l'appui du clergé, se réservant de s'entendre ensuite avec le saint-père. D'autre part, l'opposition du parlement et de l'université partait d'un principe respectable et éminemment patriotique. Maître Balue n'en obtint pas moins le prix de ses bons offices, et reçut le chapeau de cardinal du titre de Sainte-Suzanne, le 16 septembre 1467.

Le 18 août le roi revint de Chartres à Paris, et la reine l'y rejoignit-le mardi 1er septembre. Elle arriva en bateau sur le terrain de Notre-Dame, où le parlement, l'évêque et le chapitre la reçurent. Elle fut ainsi conduite à l'église et de là se rendit en l'hôtel du roi, aux Tournelles. Pendant le séjour de leurs majestés, il y eut en cette ville de grandes réjouissances et de belles fêtes auxquelles ils se plaisaient à paraître. Le 3 septembre, maître Nicolas Balue, frère de l'évêque, épousa la fille de Jean Bureau. La noce se fit à l'hôtel de Bourbon. Le roi, la reine, monsieur et madame de Bourbon et monsieur de Nevers y assistèrent avec toute leur noblesse. Les dames s'y montrent avec des coiffures descendant presque jusqu'à terre et de larges ceintures : elles abandonnent alors les longues queues qu'elles faisaient porter. Les hommes adoptent aussi la mode des longs cheveux, des vêtements courts et des chaussures à la poulaine.

Depuis lors le roi et la reine assistèrent à de grands festins en plusieurs des hôtels de leurs serviteurs et officiers, et notamment le jeudi 17 septembre ils soupèrent chez maître Jean Dauvet, premier président du parlement, en compagnie de mademoiselle Bonne de Savoie, de madame de Bourbon, et de plusieurs autres nobles dames. Ce même jour s'était passée la grande revue des gens de Paris. De seize à soixante ans on avait réuni cent mille hommes armés, dont trente mille étaient équipés en blanc. Louis, à cette occasion, leur avait donné des étendards ornés d'une croix blanche. On y comptait soixante-sept bannières des métiers, non compris les guidons de la cour, du parlement, de la chambre des comptes, des aides, des monnoies, du Châtelet et de l'hôtel de ville. C'était un imposant spectacle : le roi, la reine et tous ceux de leur suite passèrent en revue cette armée citoyenne et en témoignèrent leur satisfaction. Jamais tant de gens de guerre ne s'étaient vus sortant d'une seule ville.

Un autre jour le roi, allant en pèlerinage à Saint-Denis, rencontra sur sa route trois scélérats qui « toute leur vie, dit Jean de Troyes, avaient été meurtriers et larrons de profession ; ils vinrent lui demander grâce, ce que le roi leur accorda bénignement. » Il y demeura jusqu'au lendemain après vêpres et revint en son hôtel des Tournelles : le soir il alla souper chez maître Denis Hesse-lin, son pannetier et élu de Paris. Le roi vers ce temps était aussi devenu le compère de ce riche bourgeois, ayant fait tenir pour lui sa fille par l'évêque Jean Balue, avec les commères mesdames de Bueil et de Monglat. Suivant l'usage, on y offrit des bains ; mais le roi s'en excusa, à cause de la saison. Toutes ces visites et intimités, auxquelles le cérémonial du temps ne s'opposait pas, profitaient à tous sans amoindrir le respect dû à la royauté, Combien ces traditions et celles qui nous montrent Charles de Bourgogne tenant cour à Bruxelles le jour de Noël pour y traiter deux mille pauvres, sont préférables au spectacle des intrigues de ce temps !

Il existait en effet une conspiration nouvelle, un nouveau bien public plus général que l'autre, puisque la maison de Savoie et les Anglais devaient en être. Cette fois, dans ce concert d'inimitié, le duc d'Alençon paraît jouer le plus grand rôle. Entraînant son fils le comte de Perche dans sa défection, il était passé en Bretagne le 1er octobre ; il avait aussi envoyé son scellé au duc de Bourgogne, s'engageant à le recevoir dans ses places fortes et à le soutenir de tous ses moyens, et cela même contre le roi. Comme le duc avait déjà été inculpé dans la première ligue, un pauvre boiteux, ayant porté témoignage contre lui à Vendôme, appréhendait pour ce fait sa vengeance : il avait donc demandé sûreté au roi pour sa vie et pour les siens. « Alors commanda le roi de sa bouche[5] qu'il ne lui méfit ni ne lui fit méfaire » ; ajoutant qu'il prenait cet homme et sa famille sous sa protection. Le duc jura, mais, nonobstant la défense et son serment, « il fit iceluy boiteux meurdrir et mettre à mort ». Tel fut le duc d'Alençon, si souvent amnistié par le roi.

Après ce crime, s'étant réuni aux Bretons, ils se mirent tous en campagne ; Louis XI apprit bientôt qu'ils étaient maîtres de Bayeux et de la basse Normandie et qu'ils avaient pris à l'improviste le château de Caen. Mais à Saint-Lô ils furent arrêtés dans leur marche par une femme intrépide, qui organisa la défense. Cette ville s'était déjà fait remarquer en 1450, alors que Joachim Rouhaut y commandait. A cette époque, comme en 1467, les gens de Normandie réagirent de toutes leurs forces contre le joug des étrangers, quels qu'ils fussent, Anglais ou Bretons : aussi réussirent-ils toujours à s'en délivrer.

Le roi, de son côté, fit marcher immédiatement le maréchal de Lohéac contre les Bretons ; puis il prit sa route vers le Mont-Saint-Michel, en passant à Mantes et à Vernon. Là viennent le trouver ses ambassadeurs de Flandre, et par l'entremise du comte de Saint-Pol une trêve est convenue, le ter novembre, entre le roi et le duc de Bourgogne. Charles de France et ses adhérents, qui comptaient sur l'appui du nouveau duc, apprirent à leur grand désappointement la bataille de Bruystein et la trêve signée à Vernon. Ils comprirent dès lors qu'ils n'avaient rien à espérer de leur imprudente prise d'armes.

De Vernon le roi alla à Chartres : là, il reçoit le 9 novembre une députation de la duchesse et du jeune duc de Milan, demandant confirmation du droit conféré au prince sur Gènes et Savone. De plus, le roi permit à Gelées de différer son hommage pendant un an, et aussi de se dire de la maison de France et d'en associer les armes à celles de Milan. Ainsi le roi saisissait-il toute occasion de se montrer reconnaissant des services rendus par le due ; et ensuite il continue sa route par Cléry, Vendôme et autres villes, se faisant suivre de troupes et d'artillerie considérables.

Bientôt il arriva au Mans, pour surveiller le siège d'Alençon, et, malgré la trêve du fer novembre avec le duc Charles, il y fit publier, le dimanche 13 novembre, que ceux qui avaient coutume de suivre la guerre eussent à se présenter devant les commissaires royaux, pour être à sa solde le 15 décembre suivant. Charles de Bourgogne en faisait autant chez lui.

Louis XI excellait à mener de front les négociations et la guerre, et ainsi toutes deux se prêtaient un mutuel appui. Les Bretons et quelques chevaliers normands, sous la conduite de Louis de Laval, étaient entrés de nuit, et comme par surprise, dans le château d'Alençon. Ils avaient juré, et le comte du Perche tout le premier, d'agir de concert et de ne se point séparer. Les troupes du roi vinrent les assiéger. Les gens du Perche, ruinés par les uns et par les autres, aimaient fort peu toutes ces ligues qui se faisaient à leurs dépens ; ils firent donc entendre quelques murmures. Le comte du Perche sentit bientôt le tort qu'il avait eu d'accueillir si facilement les étrangers. Suivant enfin le conseil du roi, et avec le concours des habitants, il chassa le 2 janvier ses compagnons d'aventure, et il mit Alençon aux mains du roi.

Pour faciliter ce résultat il y avait eu abolition, le 31 décembre, en faveur du duc et de la duchesse d'Alençon ; la réintégration même en ses biens est assurée au duc, sitôt qu'il sera rentré en l'obéissance du roi. Le 20 janvier de nouvelles lettres sont écrites du Mans conférant la même grâce au comte du Perche.

Afin que ces faveurs ne devinssent pas un abus, Louis savait aussi faire respecter la justice, et parfois bien malavisés étaient ceux qui se fiaient trop à sa clémence. Au nombre des coupables punis on cite un Auxerrois appelé Sylvestre ; ayant été extrait des prisons le 8 octobre, par sentence du prévôt des maréchaux, il fut noyé en Seine. Parmi ses plus intimes conseillers, du Lau, sire de Châteauneuf, avait été enveloppé dans la disgrâce de quelques officiers du roi déjà mentionnés. Il fut pris, déguisé, aux environs d'Orléans, et on l'enferma au château de Sully-sur-Loire.

Louis XI chargea alors Tristan et maître Guillaume Cerisay de l'en tirer, de crainte qu'il échappât, et de le conduire prisonnier au château d'Usson en Auvergne. De grand bouteiller de France qu'il avait été, c'était être bien déchu.

Louis ne perdait pas de vue les agissements de la cour de Bretagne. Il envoie donc son trésorier Bourré en Anjou auprès du roi de Sicile et du marquis du Pont, avec ordre, dans le cas où monsieur son frère et le duc de Bretagne tenteraient d'entrer en Normandie et n'accepteraient pas la trêve, de faire marcher le ban et l'arrière-ban de toutes les provinces de l'ouest depuis la Saintonge, et de faire là une vigoureuse guerre ; enfin, dans le cas où ils accepteraient l'armistice, il ordonnait de laisser les troupes réunies à cause de la trop courte durée de cette suspension d'armes. De plus, à l'amiral et à tous les capitaines de vaisseau, il commande de s'assembler dans le pays de Caux, pour être prêts à marcher au premier signal. Ainsi, avec la plus grande prévoyance, toutes les mesures étaient prises pour arriver à son but.

Le roi continuait cependant de négocier avec la Bretagne, espérant, avec sagesse, plus du temps que du sort des armes. Enfin, de ce côté on convint, le 13 janvier, d'une trêve finissant le 4er mars : le 20 février elle fut prolongée. Il était dit que de part ni d'autre on ne se tendrait aucun piège ; que seigneurs et bénéficiers rentreraient dans leurs terres et dans leurs bénéfices. Le roi ne tit point de traité séparé avec son frère. Mais tandis que ces préliminaires pacifiques se poursuivaient, les ambassadeurs de François Il, le vice-chancelier, maitre de Rouville, et le sénéchal de Rennes, Olivier du Breuil, &engageaient pour lui à soutenir le roi Édouard envers et contre tous ; et le 2 avril ils signaient à Londres un acte par lequel Édouard promettait de fournir au duc trois mille hommes tout équipés pour être employés contre le roi, à condition de partager les bénéfices de l'entreprise. La perfidie de François II est manifeste. Ainsi, quand Louis XI entrait en guerre, il ne pensait qu'à en sortir ; les princes, au contraire, ne faisaient ni paix ni trêve qu'ils ne songeassent à recommencer la guerre.

Soit par ses ambassadeurs à Londres, soit par Warwick, qui l'informait des plus secrètes particularités de la politique, Louis XI n'ignorait rien des démarches de ses adversaires. Il voyait les princes unis contre lui, comme ils l'avaient été trois ans auparavant, et leurs cabales ne cessaient point. Le 6 janvier même le duc breton avait osé offrir à Édouard, par écrit, de lui remettre les places qu'il venait de prendre en Normandie ; et le bruit courait au-delà de la Manche que la ligue actuelle était plus forte que la précédente. Au surplus, Monsieur y passait pour un jeune écervelé ; et là comme ailleurs on disait que les grands l'eussent voulu à la tête du royaume pour tout gouverner à leur gré. Louis voyait très-bien aussi que le crédit des Rivers leur suscitait un puissant ennemi, et qu'il n'avait rien à craindre de l'Angleterre.

Bien que rassuré de ce côté, le roi ne néglige aucunes mesures de précaution. Il tient son armée sur le pied de guerre ; et veut que dans tous les bailliages les gentilshommes soient prêts à marcher. Dans le Bourbonnais il sait la duchesse douairière fort animée contre lui. Sœur du duc Philippe, et mère d'Isabelle de Bourbon, seconde épouse de Charles le Téméraire, elle était en effet toute dévouée à la maison de Bourgogne, dont elle sortait. Ayant appris qu'elle envoyait un de ses fils pour être à la tête des rebelles, Louis donne ordre à Gaston du Lion d'arrêter ce prince : puis il dépêche à Jean II, duc de Bourbon, Ivon du Fou, afin qu'en toute hâte il mette Moulins en parfaite sûreté. Il lui mande de faire sortir de cette ville la duchesse douairière ; dans le cas où il ne pourrait s'y résoudre, de remettre le château de Moulins à l'amiral et au sénéchal de Saintonge, et de n'y souffrir ni l'archevêque de Lyon ni aucun de ses autres frères, à cause des engagements pris par la duchesse Agnès avec les ennemis de la couronne. Enfin le roi ôte le gouvernement du château de Pierre-Encise à Oudille-des-Estoyers, qui s'était trouvé au Pont-de-l'Arche avec ses adversaires, et il le donne à François Roger, sénéchal de Lyon et bailli de Mâcon. Ces dispositions sont sévères, il est vrai, mais le salut du pays en dépendait.

Que n'avait pas fait Louis XI en faveur de la maison de Savoie ? Cependant tous les princes de cette famille, même la duchesse Yolande, sa sœur, se prononcent contre lui. Philippe de Bresse gardait rancune de ses deux ans de prison à Loches, qu'il avait cependant si bien mérités. Voyant donc le roi harcelé par les ducs de Bourgogne et de Bretagne, il se mit de la partie ; et très-secrètement, le 22 juillet 1467, par l'entremise de son envoyé Guillaume de Luyrieux, il arrête à Bruxelles les bases d'une alliance avec les deux ducs. Aussi Louis XI écrit-il à sa sœur, à la fin d'une lettre ; « J'ai été averti d'aucune chose, dont, s'il est ainsi, je n'ai sujet d'être content. » Il n'était pas leur dupe, ni là, ni l'année précédente, alors qu'il donnait des passe-ports à Olivier de la Marche et à d'autres députés du duc de Bourgogne pour passer en Bretagne afin d'y traiter d'un accommodement, tandis qu'en réalité ils allaient se concerter pour lui faire la guerre. Mais entre tant d'insatiables ambitions, la position était souvent difficile.

Cependant, si quelques-uns trahissent le roi de France, d'autres lui sont fidèles. Le duc de Milan avait renoncé à tous traités qu'il pourrait avoir avec la maison de Savoie, s'engageant même à marcher contre le comte de Bresse si celui-ci ne tenait pas ses engagements avec le roi. Gaston de Foix promet à Louis de le servir envers et contre tous, même contre Monsieur et contre le duc de Bretagne, s'il le fallait. Les autres seigneurs du midi, qui n'avaient pas gagné grand'chose à la ligue du bien public, hésitaient à entrer dans celle-ci. Le roi n'oubliait point non plus d'entretenir de bonnes relations avec son oncle René d'Anjou, et pour le dédommager de la reprise qu'il avait faite en 1465 des droits de la couronne sur la ville de Gap, il venait de lui accorder l'usage de sceller en cire jaune, privilège exclusivement réservé à la royauté.

Cependant, pour éclaircir cette situation et décider enfin cette question d'apanage, Louis XI résolut d'en appeler à l'opinion de la France. Réunira-t-il seulement les grands du royaume, ainsi qu'il le fit trois ans auparavant ? Il doit se souvenir sans doute de leur peu de scrupule à se tourner contre lui après les plus belles protestations. Le roi soumettra donc le contrôle de ses actes aux états généraux, c'est-à-dire à la plus grande manifestation possible des sentiments de tous ses pays. D'ailleurs, à diverses reprises, les princes ses adversaires les avaient réclamés ; il y consent. Louis XI convoque donc à Tours, pour le mercredi lez avril prochain, toutes les notabilités du clergé et de la noblesse qui ont coutume d'être mandées en pareille occasion, et aussi les députés des bonnes villes de France, avec promesse qu'ils s'en retourneront le 17 avril 1468.

Plus d'une fois, en de graves circonstances, les états généraux avaient été convoqués. Ainsi, en avril 1302, les états où siègent déjà les députés des bonnes villes relèvent, après la journée de Courtray,, les finances et l'armée de Philippe IV, et déclarent que pour le temporel, c'est-à-dire pour tout ce qui n'est pas directement de l'ordre spirituel, le roi ne relève que de Dieu ; en 1328, ils décident, contre Édouard III, de l'hérédité de la couronne en ligne masculine ; en mai 1359, ils affirment que la guerre est préférable au morcellement de la France, et que le traité de Londres est trop onéreux ; en décembre 4420, ils accordent des subsides, mais à peine ose-t-on leur parler de l'odieux traité de Troyes, contre lequel on eut à enregistrer la protestation de l'université ; enfin à Orléans, en novembre 1439, et plus nombreux que jamais, ils votent la permanence de l'armée, réclamant en retour les mesures du gouvernement pour répression de tous les désordres, résultats de tant de guerres.

Jetons un regard rapide sur l'origine des états généraux. On a voulu les faire dériver des assemblées dites du champ de mars et de mai, formées par Charlemagne. Sur ce point le président Savaron ne dit qu'imparfaitement la vérité. Il faut évidemment remonter plus haut pour en retrouver les premières traces.

Les Scandinaves, les Francs et les Germains avaient eu leurs réunions publiques ou covenants. L'empire même établit alors dans tout l'occident des assemblées gallo-romaines, mais purement consultatives, comme était naguère vis-à-vis de l'Angleterre le parlement ionien.

Sous les deux premières races la morale chrétienne, les lumières et l'ascendant des évêques avaient profondément modifié les usages et les lois des vainqueurs et les vaincus. Ils en ont tous également profité. Leurs assemblées publiques, d'ailleurs fort irrégulières, subirent la même influence.

Au midi, d'autres peuples, les Burgondes et surtout les Visigoths, s'unissent aux races gauloises ou celtiques, qui plus directement ont connu, pratiqué et conservé les coutumes et les lois romaines. Pour ceux-ci le peuple-roi gardait encore tout son prestige ; en lui succédant ils cherchaient à en copier la jurisprudence et l'administration, deux points où il excellait.

Sénèque, on le sait, fut à Rome contemporain de saint Paul. Dès lors on prenait goût aux vertus chrétiennes ; et Athénagoras, en parlant des chrétiens à Marc-Aurèle, loue le silence de leurs esclaves, comme preuve du bon traitement de leurs maîtres et de leur humanité. Là, au paganisme succédait insensiblement une sorte de philosophisme abstrait, qui n'est pas encore l'esprit de charité, mais, du moins en approche. Alexandre Sévère ne faisait-il pas graver partout cette maxime : « Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu'on vous fit. » Grâce à Placidie sous Valentinien III et à Théodora sous Justinien, les lois romaines prirent, dès le cinquième siècle, la douceur des mœurs chrétiennes[6].

Suivant une belle expression[7], « la gloire du christianisme c'est d'avoir fait une gerbe éblouissante des lueurs disséminées, inaperçues, qui serpentaient au fond des traditions antiques ; c'est d'être la religion des religions. Toute sa défense contre le judaïsme et le paganisme devrait être que ce qui est divin dans ces deux grandes formes religieuses est précisément ce qui s'y trouve de chrétien. »

Depuis Tribonien et Théophile l'influence du christianisme fut de plus en plus marquée. Le mariage rendu indissoluble, l'émancipation de la femme, l'adoucissement de l'esclavage, la suppression des expositions, la protection de l'enfance, l'extension des affranchissements, les traditions de l'enseignement, furent ses premiers bienfaits. Ces germes d'une civilisation nouvelle étaient entretenus, propagés par les conciles, sans doute en tout lieu, mais plus spécialement dans les pays de droit écrit.

Comment les, peuples n'auraient-ils pas reconnu l'ascendant de cette force civilisatrice, personnifiée dans les évêques et dans le clergé, alors seul dispensateur de l'instruction ? Aussi sont-ils universellement regardés comme les organes les plus vénérés de l'opinion, et partout les conciles s'immiscent plus ou moins directement dans les affaires de l'ordre civil.

Que d'exemples nous en pourrions citer : Au cinquième siècle, les esclaves subissaient encore les plus indignes traitements. Salvien nous montre l'Église intervenant de tout son pouvoir en faveur du faible. Les païens avaient des lois qui défendaient de tuer les esclaves, mais depuis longtemps elles étaient tombées en oubli. « Quiconque aura tué son esclave sans l'intervention d'un juge, dit en 506 le concile d'Agde, sera excommunié ou subira une pénitence de deux ans. »

Si, de 590 à 604, saint Grégoire Ier impose des peines au refus de devenir chrétien, la prison pour l'homme libre, le bâton pour l'esclave, en retour il affranchit lui-même tous ses esclaves. Ne voit-on pas saint Exupère, évêque de Toulouse, vendre ses vases sacrés pour les racheter ; saint Paulin se soumettre lui-même à l'esclavage pour la délivrance de ses frères, et saint Éloi faire un semblable usage des richesses de son église, de Noyon ? Pour maintenir les droits sacrés de la famille et empêcher que le mari Ite soit plus séparé de.sa femme et de ses enfants, Charlemagne, dans son capitulaire de 779, défend la vente des esclaves hors de la présence de témoins considérables, et au premier rang il place l'évêque, le comte et l'archidiacre.

L'immixtion des interprètes de la religion dans les affaires civiles s'accrut insensiblement presque autant au nord qu'au midi. Sans doute l'Église se conforme partout à l'ordre civil établi, mais sans cesse elle travaille à l'améliorer. Elle s'en montre toujours préoccupée dans l'intérêt des peuples, et cette ingérence est de siècle en siècle plus prononcée. Le pouvoir de l'évêque gallo-romain s'était incessamment accru par le besoin d'une protection ; ensuite à son pouvoir religieux il avait joint, comme défenseur de la cité[8], la puissance municipale et politique.

Les assemblées laïques du code théodosien étant tombées en désuétude, les conciles provinciaux, à cause de la complication des intérêts, furent composés d'évêques et de grands, ou mi-parties d'ecclésiastiques et de laïcs, ainsi qu'on le voit dans l'assemblée d'Aire, qui en 506, par ordre d'Alaric II, prépara un résumé des lois théodosiennes, pour être la loi des Visigoths.

Il y eut donc des conciles mixtes, réglant autant le temporel et le civil que la discipline religieuse, et à tel point qu'en 615 le concile de Paris, dit général, où siégeaient soixante-dix-neuf évêques, a édicté quinze articles de loi. Ces articles, rendus obligatoires par un décret de Clotaire II, Sirmond et Baluze les citent, l'un comme canons d'un concile, l'autre comme texte de capitulaires.

En 633, le quatrième concile de Tolède de soixante-deux évêques et présidé par Isidore de Séville, retire l'élection des rois aux peuples pour l'attribuer aux évêques et aux grands. On constate que sur treize canons faits en 683 par les quarante-huit prélats du treizième concile de Tolède, environ la moitié regardent les intérêts temporels. Au seizième concile de Tolède en 693, à côté de soixante évêques, siègent seize comtes et le roi Égica, et on y condamne Sisbert de Tolède comme conspirateur. Ne voit-on pas le cinquième des huit statuts du concile de Metz en '753 régler le poids de la monnaie ; et à Dingelfing en Bavière, le duc Tassillon et les seigneurs laïcs, réunis aux évêques, réglementer à la fois en 772 les affaires ecclésiastiques et civiles ?

Dès la fin du septième siècle jusqu'à la fin du huitième, et encore plus tard, en Angleterre et en Germanie, aussi bien qu'en Espagne et en Gaule, les grands seigneurs prennent place à côté des évêques et décident ensemble de matières de l'ordre temporel. Mais c'est surtout à partir de 780, que les conciles mixtes sb multiplient.

Ainsi se montrent clairement la véritable origine, l'inspiration réelle de ces grandes assemblées de Charlemagne où, à côté des prélats, siégeaient l'empereur et ses grands officiers pour édicter ses immortels capitulaires. Ce n'est pas que Charlemagne lui-même me comprît la nécessité d'une séparation entre les pouvoirs réglant le spirituel et le temporel, deux ordres de faits qui peuvent bien avoir une origine commune, mais ne sont pas moins fort distincts : en effet, en 813 il ordonne de tenir cinq conciles sur divers points de son empire, en vue des réformes exclusivement religieuses. Mais ses successeurs ne surent pas lui ressembler, et le 16 juin 829 le concile de Paris fit inutilement une enquête sur la confusion qui existait entre les deux ordres d'idées et de pouvoirs.

L'usage des conciles mixtes, surtout pour les intérêts locaux, se prolongea bien au-delà de ce grand règne. Le concile d'Attigny alla loin en imposant une pénitence publique à Louis le Débonnaire, bien que six ans après, en 835, il ait été réhabilité par celui de Thionville.

D'un autre côté, un concile de Rome du 15 novembre 829 ordonne, à l'exemple de Charlemagne et comme cela se pratiquait déjà dans les abbayes de Saint-Martin de Tours depuis Alcuin et de Saint-Denis depuis Fulrade, que dans la maison de l'évêque, et partout où besoin serait, des maîtres soient établis pour l'enseignement de la grammaire et des saintes Écritures. Or, ce qu'on appelait grammaire c'était l'étude des lettres et de la' philosophie.

Pour n'en citer qu'un seul exemple, on voit l'archevêque de Tours, Hérard, dans les statuts qu'il crée pour son église à la suite d'un synode, demander que les prêtres ouvrent, autant qu'ils pourront[9], des écoles auprès d'eux, et qu'ils aient des livres bien corrigés... Il veut encore avec raison que pères et parrains soignent[10] l'éducation de leurs enfants et pupilles ; tant la religion a toujours consacré tout vrai progrès.

En 839, c'est dans le concile de Châlons que Louis Ier explique aux prélats et aux seigneurs son motif de donner l'Aquitaine à son fils Charles plutôt qu'aux enfants de Pépin. En 841, c'est au concile dit de Germanie qu'on décide, en présence et en faveur de Louis le Germanique et de Charles le Chauve, que la victoire de Fontenay est le jugement de Dieu. Enfin l'immixtion des conciles dans les grandes questions politiques ne saurait être plus frappante, puisqu'ils vont jusqu'à décider de la succession à la couronne, et que presque tous, même celui de Pitres en 829, dressent des canons ou capitules sur les affaires de l'Église et de l'État.

Cette haute influence du clergé et surtout des évêques dans leur ville épiscopale, au point d'y réunir, comme princes ou comtes, le pouvoir civil à l'autorité spirituelle, et par suite la vénération qu'on leur portait en tout lieu, n'ont rien de surprenant. Élus d'abord, à la vacance de chaque siège, par une sorte de suffrage universel des fidèles et du clergé, ils étaient partout les hommes non-seulement les plus pieux et les plus éclairés, mais les plus notables et les plus savants. Lorsque plus tard le saint-père, non content de ratifier leurs élections, les désigna lui-même en grande partie, continuant les traditions du passé, il eut soin de faire tomber son choix sur les plus qualifiés et les plus capables. Quand on observe cette belle suite des évêques dans chacune des circonscriptions métropolitaines, que l'élection-se fût faite par les chanoines ou par le souverain pontife, on voit toujours siéger des érudits, docteurs ou au moins licenciés ès lois canoniques ou civiles, et renommés, parfois, comme professeurs. Citons Pierre d'Ailly, évêque de Cambray, le savant chancelier de l'université de Paris, l'ami de Gerson, qui avec tant d'ardeur travailla à Pise à l'extinction du schisme : Guillaume Fillâtre, cet archevêque d'Aix, habile dans le grec et les sciences mathématiques, dont on possède la traduction de plusieurs livres de Platon ; et aussi son homonyme, évêque de Tournay en 1460, qui fit l'éloge de Philippe le Bon et glorifia la Toison d'or. Cette distinction du haut clergé jusqu'au quinzième siècle inclusivement, et qui s'étendait aux abbés et autres dignitaires ecclésiastiques, contribuait à l'influence du christianisme sur toutes nos institutions naissantes, qu'elles fussent politiques, civiles ou judiciaires.

Par la faiblesse des Carlovingiens, la féodalité, issue des grandes charges et des concessions territoriales dont l'hérédité fut usurpée, s'était établie et développée. Elle avait donné naissance à la troisième dynastie. Comme les comtes et barons dans leurs terres, les évêques, comtes, barons et pairs, étaient souverains dans leurs cités épiscopales, et devinrent aussi aux dixième et onzième siècles, des seigneurs féodaux. Au surplus, ce système hiérarchique et gouvernemental, loin d'être nouveau, avait été importé en Italie par les Lombards.

L'autorité directe du roi, limitée à ses propres domaines, n'obtenait plus alors des autres seigneurs qu'une subordination nominale. Le monarque se vit obligé de compter avec eux ; et c'est à cette situation précaire que les grands vassaux apanagistes eussent voulu, au quinzième siècle, ramener la couronne. En cet état de choses, la royauté, comme on sait, sentit la nécessité d'un contrepoids contre les intérêts féodaux qui ne cessaient de grandir. Les communes, tout en réclamant protection pour elles-mêmes, lui vinrent en aide, et Louis le Gros indiqua le moyen de tirer parti de cette situation. « Toutes les associations locales de paysans et de cultivateurs eurent leurs libertés et privilèges[11] une fois rachetés par de l'argent et des services. Ils élurent leurs échevins, leurs maires : la commune eut divers revenus. Il y avait un certain amour de la paroisse. Souvent elle plaidait en parlement contre ses anciens seigneurs. »

Louis XI connaissait toutes ces vicissitudes de la souveraineté. Il savait tous les efforts de ceux qu'il aimait à nommer ses antécesseurs pour sauvegarder les droits de la royauté. En effet, quand la couronne crut utile de consulter l'opinion, elle appela à elle les prélats, les grands et les principaux officiers qu'elle croyait dignes de sa confiance : tels furent d'abord les états. Par la suite les députés des bonnes villes ayant été aussi convoqués, les communes eurent ainsi leur part de représentation.

A l'imitation des conciles, qui souvent s'immiscèrent dans des intérêts purement temporels, les états plus d'une fois se mêlèrent de discipline ecclésiastique. Non-seulement au quinzième siècle les évêques y furent admis ; mais en l'absence du chancelier ou d'un délégué spécial de la couronne, ils étaient ordinairement présidés par un évêque. Ainsi, comme les grandes assemblées de Charlemagne, les états dérivent aussi des conciles sans que ceux-ci aient cessé d'exister.

Lorsque, par suite de la bulle ausculta fili... Philippe le Bel présida la noblesse, le clergé et le tiers réunis en grand conseil pour la première fois en 1302[12], alors les états remplacèrent les anciennes cours plénières. L'élection avait lieu par une sorte de suffrage universel plus ou moins direct, ainsi qu'on procédait pour les représentants du clergé. Ici le roi crut, on feignit de croire, son temporel menacé par le pape. Il n'y eut qu'une séance, et, selon son désir, on conclut par un appel au futur concile. Plus tard, en mai 1308, pour l'assemblée de Tours, les villes de tout le royaume se trouvèrent encore représentées aux états où, comme on sait, les templiers furent déclarés coupables ; opinion, du reste, repoussée par Clément V à Poitiers, et en 1311 par le concile de Vienne. Ainsi ce prince abusa de l'appui qu'il trouvait dans la fidélité de la nation.

Les états naissent donc aussi clairement des conciles qu'il est certain que le gouvernement de la commune dérive de l'administration des anciens curiales qui s'étaient maintenus dans les villes notables du midi, c'est-à-dire l'ancienne province de Rome. Ainsi qu'il y avait des conciles provinciaux, nationaux et œcuméniques, les états furent plus ou moins circonscrits : ceux des provinces sont les plus fréquents à cause de la difficulté des communications. Parfois ils embrassent une zone entière, comme ceux de Languedoc et de langue d'oïl, correspondant aux pays de droit écrit et de droit coutumier.

En ce temps-là, les convocations étaient directement adressées « par lettres patentes ou par lettres closes du roi aux grands feudataires et aux prélats[13]. Les baillis royaux en envoyaient des copies aux villes importantes du domaine, aux seigneurs d'un degré inférieur et au clergé. »

Entre les circonscriptions territoriales les limites ne sont guère plus précises qu'entre les attributions politiques et judiciaires, et aussi entre les juridictions spirituelle et temporelle. Du chaos où l'on était tombé au cinquième siècle il resta longtemps une confusion générale de tous les droits. En effet, au quinzième siècle on ne distinguait pas encore très-bien le pouvoir qui fait la loi de celui qui l'exécute. Ainsi, dans la Bretagne qui fut la moins accessible à l'influence étrangère, les états concouraient alors à la création de la loi, à la levée des subsides, à l'organisation de la force armée, aux principaux actes de l'administration publique. C'était encore le grand conseil, comme du temps de Philippe le Bel. Ils tenaient lieu pour les appels de haute cour judiciaire : en sorte que les historiens bretons y voient à la fois un parlement ou des états, et leur appliquent indifféremment les deux noms.

A cette époque les grands vassaux furent contraints de reconnaître[14] la supériorité de la cour du roi et de souffrir que leurs sentences et celles de leurs juges fussent réformées par le parlement. Parfois ils obtinrent comme une faveur que leurs sujets ne pussent recourir au parlement que par voie d'appel, pour déni de justice ou pour des cas royaux, tels que port d'armes ou luttes sanglantes donnant à craindre pour la sûreté générale. On reconnut même_ que le roi pouvait être juge en sa cause.

Il fut encore admis en principe que le roi seul pouvait anoblit ; qu'il rie rendait pas hommage en personne ; que la cour du parlement avait non-seulement la connaissance de certaines causes concernant les pairs, mais aussi la décision des cas où la cour des pairs est compétente. On se croit même autorisé à penser que les nobles, pour maintenir leur influence contre les attaques incessantes de Philippe le Bel, formèrent avec les bourgeois et le peuple de leur voisinage ou de leur dépendance, des ligues qui durent faire opposition aux projets de la royauté, comme fut en 1314 le vote de l'impôt pour la guerre de Flandre, et qu'il en résulta dans certaines provinces une sorte de représentation permanente des intérêts populaires[15].

Alors l'autorité royale était en progrès : peut-être même y eut-il abus de cette autorité. Mais ensuite, pendant la longue lutte dynastique des maisons de France et d'Angleterre, et les guerres civiles dont elles furent compliquées, il y eut au détriment de la couronne beaucoup d'empiétements féodaux, qu'il fallut à la fin, après bien des atermoiements, réprimer même par la force. Telle fut la mission dont l'aristocratie sut si mauvais gré à Louis XI. Elle eut grand tort ; car là rien n'était du choix de ce prince. Il trouva son devoir tout tracé, et il le remplit.

Louis XI a parfaitement connu tout ce que l'autorité peut puiser de force dans l'adhésion de l'opinion et la manifestation du droit. De là les longs mémoires qu'il fait rédiger par ses plus habiles légistes pour résoudre la question si délicate de son apanage du Dauphiné, celles des relations avec Rome, de la régale, des devoirs féodaux et du droit international ; de là les instructions si développées qu'il donne toujours à ses ambassadeurs dans les négociations les plus difficiles. Souvent aussi on l'a vu réunir plusieurs assemblées de notables, et sur chaque différend procurer ainsi à des commissions compétentes la lumière d'une discussion contradictoire.

Nul n'a consulté l'opinion publique plus souvent. En Dauphiné, en Languedoc, en Normandie, les états continuent leurs réunions périodiques et y décident des plus grands intérêts de chaque contrée. L'élément aristocratique dominait surtout dans les assemblées provinciales. Ce sont celles-là et celles des sénéchaussées[16] que le roi convoqua le plus souvent. L'on compte sous son règne, assure-t-on, quarante-sept de ces réunions politiques ; ainsi fit-il, comme on l'a vu, quand il s'est agi de la régale de Bretagne.

Après l'adoption d'une armée permanente, en 1439, il fut dit dans l'assemblée que la taille de 1.200.000 livres nécessaire pour solder ces troupes serait perpétuelle ; et il fut sous-entendu qu'il n'y aurait point lieu chaque fois de réunir [les états pour la voter. D'ailleurs, à cause de la difficulté des communications, les convocations générales se réalisaient péniblement, et les discussions calmes et modérées y étaient rarement possibles. Aussi devinrent-elles plus rares. Mais Louis XI, dans les plus graves occasions, voulut s'appuyer de leurs -suffrages, préférant avec raison le droit à la force. « A commencer la guerre et à l'entreprendre[17] se faut point tant hâter et l'on a assez le temps... Les rois en sont plus forts quand ils l'entreprennent du consentement de leurs sujets.... Lorsqu'il s'agit de se défendre, on voit venir cette nuée de loin ; et à cela ne doivent de bons sujets rien, plaindre ni refuser. » Sages maximes politiques, si bien pratiquées en Angleterre !

Louis XI, sûr de son droit, le soumit donc au contrôle de l'opinion. Trois questions faciles à décider par oui ou non se présentaient ici : 1° Les ducs de Bourgogne et de Bretagne doivent-ils, comme les autres, obéissance au roi, et peuvent-ils appeler à eux le secours de l'étranger ? 2° La Normandie peut-elle être aliénée ? 3° Le roi a-t-il suffisamment pourvu à l'apanage de son frère ?

Les apanages des princes avaient toujours été trop considérables : c'était la plaie actuelle. Toujours aussi les rois réglèrent cette affaire en famille et de leur propre volonté. Dès que Louis XI eut la couronne il avait spontanément, comme on sait, donné à son frère, encore trop jeune, un fort bel apanage : et selon l'usage il règle de droit la chose de sa pleine autorité.

Après avoir ressaisi les droits de la couronne, si méconnus par le traité de Conflans imposé de force au roi, Louis XI en appelle aux états généraux pour apprécier sa conduite. Il leur demande la sanction de ce qu'il a fait et de ce qu'il veut faire. Peut-être son frère comprendra-t-il qu'il lui faut renoncer à la Normandie ? Pour les ducs de Bourgogne et de Bretagne, on avait grand sujet de craindre leur résistance, si la décision arbitrale ne leur était pas favorable.

Malgré l'assertion de plusieurs historiens, tout porte à croire qu'en cette circonstance les élections se firent sans pression royale. « A Poitiers, dit-on, les suffrages pour la nomination des députés furent très-libres[18]. » Nulle part nous n'avons vu que partout ailleurs il en ait été autrement.

Le 6 avril 446â, avant Pâques, les états s'assemblèrent donc à Tours dans la grande salle de l'archevêché. Le roi les préside en grand costume, portant une robe de damas blanc broché d'or fin, et assis sur un fauteuil élevé de trois degrés dans la première enceinte au-dessus des autres. Debout auprès de lui sont Messieurs de Nevers et d'Eu ; à droite le comte de Foix. A une certaine distance, sur deux sièges, sont à droite et à gauche le cardinal Balue, évêque d'Angers, et le duc d'Anjou, roi de Sicile et de Jérusalem. Dans la seconde enceinte, un peu moins élevée, étaient les princes et seigneurs du sangle chancelier Guillaume Juvénal des Ursins ; son frère, Jean Juvénal, archevêque de Reims, d'autres prélats et le greffier. Entre les deux parquets siègent en face du roi[19], à droite cinq pairs ecclésiastiques, à gauche cinq grands officiers de la couronne. Sur le troisième parquet se placent les barons, comtes et seigneurs, dont plusieurs se faisaient représenter par procuration. L'espace qui restait libre était occupé[20] par cent quatre-vingt-douze députés envoyés par soixante-quinze villes, non par soixante-quatre, comme on l'a dit. Il n'y avait donc point encore eu d'états aussi nombreux, aussi réellement généraux. On y remarquait l'absence du comte du Maine, des ducs de Calabre, de Bourbon et de Nemours. Le prince de Piémont, dans la première jeunesse, s'assit aux pieds du fauteuil du roi et derrière celui -de René, roi de Sicile ; le comte de Dunois, grand chambellan de France, prit place sur un petit siège : malgré l'affaiblissement de sa santé, il tint à honneur d'y assister et on dut l'y transporter à bras. Le connétable siégeait sur un banc de la droite, auprès du chancelier et du patriarche de Jérusalem, Louis d'Harcourt, évêque de Bayeux.

Quand tout le monde fut à sa place, le chancelier se leva, prit la permission du roi et exposa la situation. Après avoir loué la fidélité de la nation de France à ses rois, il montra ce que Louis XI, depuis son avènement, avait fait de bien au royaume. En ce moment même ne donnait-il pas à ses peuples une grande preuve de confiance ? Il les consultait sur les plus importantes affaires de l'État. L'orateur n'eut pas de peine à démontrer le danger qu'il y aurait à donner à Monsieur la Normandie pour apanage. Il expliqua les ligues qui s'étaient formées pour la réalisation de ce funeste projet : or c'est sur ce point qu'il les prie spécialement de donner leur avis.

Le premier-acte des états fut de remercier le roi et de lui témoigner leur entier dévouement à le servir ; puis l'archevêque duc de Reims, Jean Juvénal, l'un des hommes les plus vénérables de ce temps, fit un long discours où il parla du devoir des souverains de réformer les abus qu'ils connaissent, du désordre qui s'était introduit dans le cours des monnaies, du luxe qui lui semblait excessif, de l'or et de l'argent sortant du royaume pour prendre, malgré les injonctions royales, le chemin de l'Italie, de l'urgence de porter remède à ces désordres et à d'autres. On remarque ce passage de son discours sur l'économie des deniers publics : « Quand Philippe le Hardy vint voir à Paris Charles V son frère, celui-ci lui fit payer mille livres pour sa dépense. Aujourd'hui, dit-il, on donne des 40.000 livres à des hommes et même à des femmes. » Reproches qui ne s'adressaient évidemment qu'à la conduite de Charles VII et de François II, et ne sauraient atteindre Louis XI, qui, sauf ses dons aux églises, ne dépensait que par nécessité d'état et fut toujours pour lui d'une économie reconnue. « Enfin, ce qu'il ne faut pas, ajoute-t-il, c'est une paix forcée et non tenable. »

Des plaintes s'élevèrent aussi sur les dévastations commises par les troupes dans les campagnes, sur l'administration de la justice et des finances. Ces désordres, on le savait, ne pouvaient être attribués qu'à l'état de guerre dont les seigneurs avaient pris l'initiative. Toutefois le roi promit de remédier à ces abus ; il pria même l'assemblée de nommer des commissaires pour arriver plus sûrement à la connaissance exacte et à la répression du mal dont on se plaignait. Ils élurent donc le cardinal Balue, les comtes d'Eu et de Dunois, l'archevêque de Reims, l'évêque de Paris, quelques autres personnages et un délégué des principales villes. Cette commission fut aussi chargée de notifier aux princes les plus intéressés en cette affaire les décisions des états.

En fait d'apanage, ils limitèrent le droit actuel aux proportions marquées par l'ordonnance de Charles V : ils décidèrent, d'après l'opinion vivement soutenue par le patriarche Louis d'Harcourt, que la Normandie ne pouvait être séparée de la couronne[21] ; que réunie de fait à la France par Philippe-Auguste, et de droit par édit du roi Jean, de novembre 4361, elle n'avait pu être cédée. Ici les états rappellent que Philippe le Bel, en donnant le Poitou en apanage à son fils, avait stipulé le retour à la couronne, faute d'héritiers mâles. Ils ajoutèrent que le roi pouvait s'en tenir à la règle tracée par le sage roi Charles V sur les apanages des fils de France (12.000 livres de rente en terres) ; que toutefois s'il plaisait au roi de donner à son frère jusqu'à 60.000 livres, « ce serait sous toute réserve et sans tirer à conséquence pour l'avenir ». Les délégués qui assisteront aux conférences de Cambrai, car le duc de son côté avait aussi rassemblé là les états de Bourgogne, lui remontreront que le roi doit se conformer aux décisions ci-dessus énoncées, et engager Monsieur à se contenter de l'apanage qui lui est offert.

Les états pensent aussi que le duc de Bretagne, en déclarant la guerre et en occupant plusieurs places en Normandie, a manqué gravement au roi ; que s'il a promis d'introduire les Anglais dans le royaume, le roi doit s'y opposer par tous les moyens ; que si le duc ne se rend pas au langage de la raison, les états donnent au roi tout pouvoir pour le contraindre ; qu'enfin si le duc de Bretagne, ou Monsieur, ou tout autre, ose porter les armes contre la France, Sa Majesté est autorisée pour les réduire à prendre toutes les mesures conseillées par la prudence, « sans qu'il soit besoin de convoquer l'assemblée, chose toujours longue et difficile à cause des distances. »

Cette dernière résolution consacrait une fois encore l'usage qui s'était introduit depuis l'ordonnance de 1439 faite aux états d'Orléans sur la perpétuité des subsides, comme conséquence de la permanence de l'armée. De plus, tout en louant les preuves de zèle données par le roi pour mettre bon ordre à l'administration de la justice, ils déclarent que le duc de Bourgogne devait, de son côté, s'y fort employer, « tant à cause de la proximité de son lignage avec le roi, que comme pair de France ».

Ainsi voit-on les états indiquer aux seigneurs leur devoir envers la couronne. Forts du concours de la royauté, qui n'avait pu jusqu'ici, et pour plusieurs causes déjà connues, prévaloir sur les barons par la politique ni par la force, ils donnent en retour à celle-ci, par la sympathie des communes qu'elle a affranchies et des bourgeois qu'elle a constitués, un ferme appui contre les envahissements de l'aristocratie apanagée. De cette puissance nouvelle, dont on ne pressentait alors que les bienfaits, il nous restait à en apprendre les dangereux excès. Mais en ce moment les états ne songeaient qu'à subordonner le pouvoir des seigneurs à l'autorité du roi. Aussi soutient-on avec raison « que ce vote de 1467[22] avait eu une grande importance et que la représentation du tiers état y avait beaucoup contribué ».

Dans cette session, les séances où l'on traita de tout ce qui était d'un intérêt actuel furent présidées, en l'absence du roi, par René d'Anjou, parfois aussi par le cardinal Balue, premier ministre, et durèrent jusqu'au 14 avril, jour du jeudi saint. Il y avait de chaque cité, assure-t-on[23], un homme d'Église et deux laïcs ; et les députés, au lieu de donner leur avis par corps et à part, votèrent ensemble et parurent confondus comme envoyés des villes. « Chacun dans l'assemblée[24] célébrait à l'envi les louanges du roi », et un autre historien encore moins favorable à Louis XI dit à cette occasion : « Le menu peuple vit constamment en lui l'ami de la paix et l'adversaire de cette noblesse dont on était depuis si longtemps opprimé. » Si telle fut alors l'opinion populaire, c'est de nos jours celle des grands qui s'y est substituée. En résumé, par une déclaration très-explicite, les états approuvèrent ce qu'avait fait le roi, donnèrent beaucoup d'éloges à sa fermeté[25] aussi bien qu'à la sagesse de ses vues, témoignèrent hautement de leur zèle éclairé pour la chose publique et de leur dévouement à sa personne.

Après les conclusions ci-dessus énoncées, si bien d'accord avec ses idées, le roi s'en alla de Tours à Amboise. Les délégués chargés de les notifier à Cambray furent le connétable, le duc-évêque de Langres, Jean Dauvet, premier président, le comte de Tancarville et Guillaume Cousinot, bailli de Montpellier. Ils engagèrent le duc de Bourgogne, au nom de la paix, à souscrire aux décisions des états ; mais alors, assure-t-on, ils furent mal accueillis et même témoins d'un de ces emportements contre le roi si familiers au duc. Sa colère cependant ne l'empêchait pas tout à fait d'apprécier la raison et le bon droit de Louis XI, et surtout sa prudence, car la trêve étant près d'expirer, le roi se croyait obligé d'être toujours en armes. Pour ces raisons, le 26 mai, à Bruges, la trêve fut prolongée jusqu'au 15 juillet, Louis ayant consenti à payer à Monsieur quatre mille livres par mois jusqu'à ce que l'apanage fût réglé. Toutefois on se réservait de rompre l'armistice le 22 juin, si l'on se prévenait réciproquement ; mais alors, au contraire, on le prolongea jusqu'au 1er août par l'entremise de Guyot Pot, gouverneur de Blois.

Le duc Charles croyait voir dans le présent et dans l'avenir le succès de tous ses désirs. Il venait justement de tenir avec éclat dans l'église de Notre-Dame de Bruges, les 7, 8 et 9 mai, un chapitre solennel de l'ordre de la Toison d'Or. Là furent présents en personnes ou par procureurs vingt-trois chevaliers, en y comprenant les dix que Charles nomma, et parmi lesquels figurait Philippe de Bresse. Il n'y manqua que le comte de Nevers, déclaré exclu comme coupable de plusieurs cas de sortilège. On admit à l'offrande les procureurs des sires de Croy et de Chimay, et de Lannoy, leur neveu ; mais on les fit citer pour le mois d'août suivant. C'était toujours quelque nouvelle affaire découvrant la haine que le roi d'un côté et les princes de l'autre se portaient mutuellement. On n'entendait parler que de soupçons et d'accusations de complots pour arriver à l'enlèvement ou à l'empoisonnement du roi, et dans ce moment même une action de ce genre était on-verte devant la justice de Poitiers.

Alors aussi le duc de Bourgogne venait d'obtenir la main tant désirée de madame Marguerite d'Yorck, sœur du roi d'Angleterre. Elle débarqua le 25 juin ; le 2 juillet 1468 ce mariage tout anglais fut célébré en grande pompe, et Louis XI envoyait à Bruges pour y porter ses félicitations Charles de Bourbon, archevêque de Lyon. En cette circonstance le duc Charles reçut de son beau-frère Édouard IV l'ordre de la Jarretière. C'était encore une nouvelle complication sous le régime féodal, puisque le duc se trouvait ainsi engagé par serment envers les deux rois.

Louis XI venait aussi, par une alliance, de resserrer ses liens avec le jeune duc de Milan. Il n'ignorait rien des intrigues de la maison de Savoie avec ses adversaires ; aussi envoya-t-il à Asti Gaston du Lion, pour y observer ce qui se passait et empêcher cette puissance d'entrer dans une nouvelle ligue d'Italie. On n'eut d'ailleurs qu'à modérer le zèle de Galéas : ce prince songeait alors à épouser Bonne de Savoie, sœur de la reine, et élevée à la cour de France. C'est à Montrichard, le 25 mars, que la demande en est faite à Louis XI et que les conditions du mariage en sont réglées par lui. Le 2 mai suivant, la duchesse douairière de Milan, Blanche Visconti, ratifia le contrat, et le 10 le mariage fut célébré à Amboise par le cardinal Balue, en présence du roi et de la reine. Galéas renouvela ses traités avec la France et ses promesses de services.

La perspective de luttes nouvelles, que les hostilités persistantes des ducs faisaient pressentir, n'empêchait pas que l'on ne songeât encore aux fêtes, tant on était habitué à ces violences I Malgré le deuil causé par la mort récente de dame Ambroise de Loré, épouse du prévôt de Paris, Robert d'Estouteville, femme d'une rare distinction et regrettée de tous, des joutes furent faites à Paris devant l'hôtel du roi dit des Tournelles, « par quatre gentilshommes de guerre de la compagnie[26] du sénéchal de Normandie ». Ceux-ci ayant fait publier qu'ils se trouveraient là pour attendre tout venant, plusieurs se présentèrent, et parmi d'autres nobles hommes de la compagnie de Joachim Rouhaut vint un nommé Jean Baguier, fils d'un conseiller de Normandie. Il rompit cinq lances aux grands applaudissements des dames, et s'y acquit grand honneur ; puis Jean de Louviers, échanson du roi, jouta et se conduisît si vaillamment qu'il eut le prix. Rien n'arrêtait ces sortes d'exercices, et huit jours auparavant il y avait eu à Bruges, en présence du duc de Bourgogne, des joutes splendides où le prix fut remporté par un noble champion, nommé Jérôme de Cambray, également né à Paris.

Après les fêtes, le roi se rendit à Amboise avec les trois frères seigneurs de Bourbon, de Lyon et de Beaujeu. Bientôt il fit publier à Paris que le 8 juillet les nobles et gens de guerre se trouvassent prêts à aller où il serait ordonné par le roi. Il restait, en effet, à faire respecter les décisions des états généraux, et aucun prince n'en témoignait le bon vouloir. Le duc de Bretagne les méprisait même ouvertement ; car, par le traité qu'il venait de faire avec Édouard IV et ses offres de livrer à l'Angleterre les villes françaises en son pouvoir, ne se rendait-il pas coupable ainsi du cas de félonie précisé par les états ?

Dès l'expiration de la trêve, le roi fit donc marcher ses troupes contre les villes normandes encore au pouvoir des Bretons ; Bayeux, Coutances et plusieurs autres places furent promptement reprises ; mais Caen ne put rentrer en la main du roi, à cause d'un renfort bourguignon que le bailli de Saint-Omer venait d'amener à la garnison. D'un autre côté le marquis du Pont, chef de l'armée des marches d'Anjou et de Poitou, entra résolument en Bretagne, s'empara de Chantocé, et alla assiéger Ancenis. Une lettre du sire de Monglat au seigneur du Plessis[27] rend compte de ce siège. Alors Louis XI confisque les seigneuries que possédaient en France madame de Villequier, favorite sans retenue de François II, après l'avoir été de Charles VII, et il les donne à Tanneguy du Châtel, qui, ayant quitté la cour de Bretagne pour celle de France, avait déjà reçu de grands biens du roi. Nous ne saurions voir ici une vengeance, mais bien plutôt un acte de représailles. Est-ce que les ducs de Bretagne et de Bourgogne ne poursuivaient pas de leur haine ceux qui entraient au service du roi, tels que le comte de Nevers et les sires de Croy, par exemple ? Pourquoi Louis aurait-il tant ménagé celle qui toujours, soit auprès de son père, soit en Bretagne, n'avait cessé de conspirer contre lui sans lui savoir aucun gré de ses bienfaits précédents ?

Le duc François, se voyant en grand péril, appelle à son secours avec de vives instances son allié le duc de Bourgogne. Celui-ci, voulant paraître y répondre, passe la rivière de Somme ; mais il était lié par la trêve. Le 22 août, le duc de Bretagne, perdant tout espoir d'être efficacement appuyé, signa une trêve de douze jours à Châteaubriant : pendant ce temps les pourparlers continuèrent, et le 10 septembre, entre le duc de Calabre et le chancelier de Bretagne, Guillaume Chauvin, tous deux autorisés, la paix fut signée à Ancenis. L'apanage de Monsieur restait encore à déterminer : Jean de Calabre et le connétable devaient en décider. L'article VII du traité porte que si Charles de France l'accepte, le duc de Bretagne remettra Caen et Avranches au duc de Calabre, et qu'en retour le roi livrera Saint-Lô, Coutances, Bayeux, Gauray, comme sûreté de l'exécution du traité. Mais Monsieur déclara, après quinze jours de réflexion, ne pas l'accepter, et refusa de le signer. Il resta donc en Bretagne. De son côté, le duc François exécuta les conventions le plus tard et le moins possible, et Caen ne fut évacué qu'au mois de novembre, quand on craignit de nouveau l'action du roi. Ainsi rien ne se pouvait terminer, et de nouvelles complications survenaient au moment où l'on croyait tout fini.

Alors se répandit la nouvelle que le sire du Lau, seigneur de Châteauneuf, venait de s'échapper du château d'Usson, où il était enfermé depuis le mois d'octobre précédent par ordre du roi. Fit-il jadis avec le duc de Nemours le complot d'enlever le roi, lors de la guerre du bien public, comme on l'a dit ? On ne sait : Il est certain que l'amiral, gendre et fidèle serviteur du roi, lui portait un vif intérêt, et que du Lau ayant trouvé le secret de gagner le capitaine d'Usson et le duc de Bourbon, parvint à se sauver. Louis fut en grand courroux de cette fuite, et donna des ordres de le rechercher : on ne put le reprendre, mais en punition de cette évasion on cite, après procédures, trois exécutions capitales : celles du capitaine des Arcinges à Loches, de Rançonnet à Tours, pour avoir porté les lettres du prisonnier, et celle aussi du procureur du roi d'Usson à Meaux. Puisque la culpabilité du sire de Châteauneuf était encore douteuse, comment fut-on si sévère envers ceux qui favorisèrent sa fuite ? Nous ne pouvons que déplorer des actes de sévérité qui ressemblent presque à une réaction.

Le roi était venu à Meaux. Là, le 27 juin, fut décapité un homme de Bourbonnais pour crimes par lui commis, et aussi pour perfides révélations qu'il aurait faites aux Anglais ; alors se poursuivait encore suivant l'ordre du roi et par l'office du prévôt Tristan, le procès de Charles de Melun, ancien grand maître de la maison de France. Joyeux compère et de noble famille, il jouissait au commencement du règne de toute la confiance du roi. Alors, on s'en souvient, il fut pourvu des biens du comte de Dammartin ; mais, un des juges de ce seigneur, il eut en ce temps-là une conduite odieuse ; jusqu'à supprimer certaines pièces favorables à l'accusé, témoignant ainsi d'une insatiable avidité. H avait eu, croit-on, une fidélité équivoque au moment même de la bataille de Montlhéry ; et quand les princes étaient à Confins, il fit acte de trahison, ayant entretenu avec les seigneurs ligués des relations suspectes. Il essayait bien de justifier par un motif de jalousie et d'intrigues honteuses la haine que le cardinal Balue lui portait. Toutefois il se crut obligé d'avouer qu'il avait paru, il est vrai, donner la main au projet de livrer Paris aux princes, projet dont il- fit confidence à du Lau et à Poncet de la Rivière, mais qu'il pensait ainsi entrer dans les vues du roi. Or jamais Louis XI n'avait envoyé Charles de Melun auprès des princes, ayant même expressément défendu aux officiers de sa maison d'avoir aucune communication avec eux. Ainsi, sauf l'amiral de Montauban et le comte de Cominges, le roi était entouré de traîtres ; c'est la seule excuse de ces actes sévères. Le procès fut instruit à Château-Gaillard, et c'est au petit Andelys, sur la place du Marché, que Charles de Melun, seigneur de Nantouillet, fut décapité, le 22 août 1468.

Il ne méritait pas, dit Comines, le sort qu'il a eu a plus par la a poursuite de ses ennemis que par la faute du roi D. Du Lau Poncet de la Rivière et plusieurs autres non moins coupables, furent graciés ; mais Charles de Melun avait deux puissants ennemis. Le premier était le cardinal Balue, qui lui devait en partie sa grande fortune et donna constamment des témoignages de la plus noire ingratitude ; et le second Antoine de Chabannes, qu'on avait si fort maltraité. Maintenant Dammartin jouissait de toute la confiance du roi, et l'on peut dire qu'il la justifia à tous égards. Il venait, cette année même, par une ordonnance des Montils, d'être nommé par Louis XI son lieutenant général au pays de Guienne, en la place de Philippe de Bresse, avec ordre à tous les sénéchaux et officiers du duché[28], de lui obéir comme à lui-même. Ne nous étonnons pas trop qu'il ait poursuivi Charles de Melun et n'ait pas su lui pardonner ; l'oubli des injures est une rare vertu. Il songe, lui aussi, à consolider sa fortune : alors il demande et obtient du roi la révision de son procès par le parlement. C'était justice, puisqu'il y avait eu suppression de pièces et influence d'un des juges sur la décision des autres. Ainsi l'arrêt du 2 août 1463 fut cassé par celui du 13 août 1468.

A côté des rigueurs dont nous venons de parler la clémence n'était pas entièrement oubliée. En ce temps-là vint en France le duc Amédée de Savoie ; il fut honorablement reçu, et par courtoisie pour lui et pour les Parisiens, « le roi le chargea d'allumer en grève le feu de la Saint-Jean, et aussi de mettre en ladite ville[29] les prisonniers à délivrance, qui étoient en parlement, en Châtelet, et autres prisons. » Ce prince, plein de vertu, venait remercier le roi de sa médiation touchant le marquisat de Montferrand et protester par sa présence contre la conduite de ses frères. En effet, malgré les bienfaits dont Louis XI avait comblé Philippe de Bresse, au sortir de sa juste incarcération, ce dernier s'était allié secrètement avec le duc de Bourgogne. Le roi ignora assez longtemps ce méfait ; mais Philippe jeta bientôt le masque. A Pont-de-Vaux, le 24 juin 1468, il ratifia ostensiblement le traité sournoisement négocié pour lui par le seigneur de Beaufort ; puis ayant accepté du duc de Bourgogne le collier de la Toison d'or et une forte pension, il laissa le gouvernement de la Bresse au sire de Montrevel, et celui de Bourg au sire de la Cueille, et se rendit à l'armée de Bourgogne en Picardie, entraînant dans sa défection Louis de Savoie, évêque de Genève, et Jacques, comte de Romont, ses frères.

C'était là, en effet, sur les bords de la Somme, que le duc Charles et ses troupes restaient campés, malgré l'information officielle faite à ce prince du traité d'Ancenis. Il semblait peu disposé à y accéder et ses ambassades atermoyaient toujours. Suivant une chronique, « finalement donna le roy au duc de Bourgogne six vingt mille écus d'or, dont il paya la moitié comptant ». Nous avons lieu de croire que ces générosités diplomatiques ont été singulièrement exagérées. C'est alors que Louis envoya aux Liégeois deux délégués pour provoquer, s'il se pouvait, une utile diversion et forcer le duc à la paix.

Toutefois Louis n'abandonnait pas ses espérances d'accommodement et il essayait de continuer à Ham les conférences de Cambray. Il y envoya donc trois fondés de pouvoirs, le connétable, le cardinal Balue, et Pierre Doriole. On y discuta du 21 septembre au 29 sans beaucoup de résultat. Le cardinal s'avisa d'aller trouver le duc et lui parla en confidence. Bientôt le bruit courut d'une prochaine entrevue. Le roi était alors à Noyon dans le voisinage ; on disait qu'il songeait à aller trouver Charles de Bourgogne. A cette nouvelle on s'émut ; des lettres conservées jusqu'ici, une entre autres[30] fort explicite du 26 août, prouvent combien ce projet inquiétait les fidèles serviteurs du roi. Il circulait à cet égard toutes sortes de pressentiments sinistres. Les meilleurs conseillers de Louis XI lui insinuaient de ne se point mettre à la merci d'un tel prince. Le comte de Dammartin faisait mieux : c'était le moment, disait-il, d'attaquer, le duc de Bourgogne dans son camp et d'avoir raison de ses tergiversations. Tel était aussi le désir d'autres capitaines.

Maître Balue, au contraire, prétendait que le roi, si habile négociateur, réussirait mieux par une conférence avec le duc que par une lutte. Le sentiment du connétable venait à l'appui de cette opinion ; à l'entendre, le duc était charmé des bonnes paroles du roi, et n'attendait qu'à le voir pour souscrire à tous les désirs de Sa Majesté. Enfin, les inclinations pacifiques de Louis et l'horreur qu'il avait d'une bataille aidant, le projet d'entrevue l'emporta sur la prudence, et il fut délivré au roi une garantie écrite de la main même du duc Charles de Bourgogne, datée du 8 octobre, de pouvoir, lui et les siens, sûrement venir à Péronne et s'en aller[31].

Sitôt ce voyage convenu, Louis XI n'oublia point son message aux Liégeois : il expédia incontinent un de ses serviteurs pour leur faire connaître, ainsi qu'aux précédents envoyés, la démarche résolue, et leur donner des conseils de paix[32]. Alors aussi, pour se tenir prêt en cas de non-réussite, il fait publier à son de trompe dans Paris que tous nobles, tenant fiefs et arrière-fiefs, « se tinssent en armes à Gonesse, prêts à marcher où mandé leur seroit » ; mesure pleine de sagesse, ayant tant de désordres à réprimer soit dans la Bresse, soit au midi.

Cédant imprudemment aux perfides conseils de maître Balue, Louis part donc de Noyon avec le duc de Bourbon, monseigneur de Lyon, le sire de Beaujeu, le comte du Perche, le comte de Dunois, Guyot Pot, le cardinal Balue et le connétable. A l'égard de ce dernier, Comines croit pouvoir assurer qu'il n'y avait alors de sa part aucune mauvaise intention, « qu'il n'y avait alors nulle amour entre Saint-Pol et le duc, comme autrefois ; que cette entrevue lui déplaisait et qu'il n'y fut pour rien ». Le roi ne conduit à sa suite que quatre-vingts Écossais et soixante cavaliers, et laissant le commandement de l'armée à Dammartin, il arrive à Péronne le dimanche 9 octobre. Un officier bourguignon avec un certain nombre de gentilshommes viennent à sa rencontre jusqu'au village d'Athies. Le duc attendait le roi sur le bord de la rivière Doingt. Les deux princes se firent mutuellement le meilleur accueil, et dans une lettre du 9 octobre, écrite par ordre de Charles de Bourgogne aux magistrats d'Ypres, nous y lisons sur cette entrevue « que le duc s'inclina, que print le roi la tête nue entre ses bras, et la tint longuement serrée contre son cœur ; qu'ensuite le roi salua ceux qui l'accompagnaient ». Ils entrèrent donc ensemble dans la ville, « paraissant fort d'accord et bons amis ». Toutefois, à la vue de quelques-uns de ses adversaires, tels que Philippe de Savoie et ses frères le comte de Romont et Louis, évêque de Genève, du sire du Lau, de Poncet de la Rivière, d'Urfé et d'autres encore, servant dans l'armée de Bourgogne, tous venus là comme pour le braver, le roi commença à ressentir quelque appréhension ; toutefois, il renvoya quelques-uns des siens à Ham.

Soudain circule le bruit d'une sédition à Liège. Les rebelles, disait-on, avaient surpris Tongres, tué leur évêque et plusieurs chanoines ; rapports exagérés que l'on crut, ou feignit de croire[33]. Certes, si malgré les conseils de Louis une révolte éclate à Liège, on ne peut l'en rendre responsable, et cela prouve une fois de plus que là les orages, pour gronder et pour se calmer, n'attendent pas le mot d'ordre du roi. Il se doutait si peu qu'on s'en pût prendre à lui en cette occurrence, que sa première parole en écoutant ce récit fut : « Quand orgueil chevauche devant, honte et dommage le suivent de près. » Réflexion qui s'appliquait aux deux partis.

La vérité c'est que les Liégeois étaient mécontents de la perte de leurs privilèges et de ce que, sitôt l'entrevue résolue, le duc avait fait retirer de Liège à Tongres leur évêque et le sire d'Himbercourt, comme une manière de provocation. De plus il parait que, le même jour où le roi vint à Péronne, les bannis liégeois rentrèrent à Tongres, avides de vengeance. Ce fut Guillaume de la Marck, dit la Barbe ou le Sanglier des Ardennes[34], qui alors souleva les Liégeois, et non le roi. Au fait, il y avait eu sédition à Liège et les habitants étaient venus à Tongres reprendre leur évêque, qu'ils emmenèrent en leur ville, mais sans violence, et on lui rendant, dit-on, les honneurs dus à un souverain. Toutefois ils tuèrent un chanoine dit : Robert de Morialmé, ami de leur évêque, qu'ils avaient en grande haine, et seize autres personnes. Le sire d'Himbercourt, qu'ils trouvèrent dans la ville, fut renvoyé sans rançon.

A la nouvelle de ces troubles, le duc montra une grande colère, et il en fit immédiatement ressentir au roi les effets. Celui qui à Péronne même, deux ans auparavant, avait forcé par surprise le comte de Nevers à renoncer à ses droits, devait exercer sur Louis XI la même violence. Ce soulèvement de Liège, ces relations exagérées et mensongères lui ménageaient une si bonne occasion, qu'on serait tenté de croire qu'il n'y était pas étranger. Le roi se trouva donc enfermé dans le château, « rasibus une grosse tour[35] où un comte de Vermandois fit mourir un sien prédécesseur roi de France ». A peine le duc souffrit-il qu'on laissât entrer auprès de lui les gens de son service. Les portes même de la ville furent fermées par ses ordres sous un frivole prétexte. Ses_ emportements n'eurent pas de bornes, au point que l'on en vint à craindre pour la vie du roi. Mais il voulait seulement, oubliant son sauf-conduit, exploiter la circonstance, humilier son souverain, et lui faire signer forcément un traité désastreux qu'il savait bien ne pouvoir jamais obtenir autrement de lui.

Affirmer que Louis XI, en allant à Péronne[36], agissait sous-main contre Charles en soulevant les Liégeois est une grave erreur ; rien ne fut jamais plus inexact, comme l'attestent les nouvelles instructions qu'il donna à ses députés de Flandre. On est plus près du vrai alors qu'on ajoute « que le duc se déshonorait[37] en manquant à la foi jurée et en retenant son hôte prisonnier ». Disons aussi qu'il commettait cet attentat sans s'être assuré de l'exactitude des nouvelles qu'il avait reçues. Au surplus, le 14 octobre, quand Charles fit signer à Louis XI l'humiliant traité[38], il savait très-bien que l'évêque de Liège et maître d'Himbercourt n'étaient ni morts ni pris. Les révoltes des gens de Liège tenaient surtout à leur regret de leurs anciennes libertés perdues malgré tant de promesses officielles, et à leur déplaisir de se sentir excommuniés comme ils l'étaient par la bulle du 3 décembre 1465. Aussi forcèrent-ils leur évêque à leur chanter la messe.

Le duc tint un conseil où les avis les plus extrêmes furent discutés. Pierre de Goux, le chancelier, conseilla[39] la modération et la douceur. Un traité fut ébauché à la hâte : il donnait pour apanage à Monsieur la Brie et la Champagne, au lieu de la Normandie. Ainsi le duc de Bourgogne arrivait jusqu'aux portes de Paris : ce traité faisait revivre toutes les prétentions de celui de Confins. L'appel au parlement de Paris des jugements rendus en Flandre, tout ce qui depuis trente ans était en litige entre les deux puissances, se trouvait ainsi tranché au profit de la maison de Bourgogne. Il fut même permis au duc d'élever un grenier à sel dans le comté de Mâcon, et d'y vendre à son gré du sel de Salins ou d'autres salines. Telles étaient les exigences de Charles, et à toute observation des commissaires de France on répondait : « Il le faut, Monseigneur le veut[40]. » Le cardinal Balue et Guillaume de Bitche avaient ensemble travaillé à ce traité.

Cependant, parmi les serviteurs mêmes du duc, Louis XI trouva des amis qui l'informaient de tout ce qui se passait et se préparait. Il sut plus tard leur en témoigner toute sa reconnaissance, et il n'omit rien pour se tirer du mauvais pas où son excès de confiance et la perfidie de ses ennemis l'avaient engagé. Personne n'ignorait que le duc Charles était accompagné de toute son armée. Un des manuscrits portant relation de ces faits dit : « Un mignon du duc, nommé Philippe de Comines, estoit secrètement serviteur du roy, et lui dit à l'oreille que s'il ne consentoit à tout il estoit perdu. » Comines dit lui-même avec grande modestie : « Nous ne aigrismes rien, nous adoucismes de notre mieux... Pour lors j'estois chambellan dudit duc. Il a pleu au roy de dire que je avoye bien servy à cette pacification. » Enfin longtemps après la volonté impérieuse du duc était telle que, le 12 novembre 1468, un sire Robert Vion, écrivant à Gérard de Saint-Legier, dit : « Si directement ou indirectement le roy va à l'encontre du traité il perdra tous les fiefs et hommages des pays que le duc tient de France. » Charles faisait répandre ces bruits comme pierres d'attente.

Restait à recueillir le fruit de toutes ces trames si habilement ourdies. Le duc vint trouver le roi, et d'un ton qui laissait trop apercevoir la colère dont il voulait paraître possédé, il fit promettre à Louis XI de signer le traité qu'on avait improvisé, sans qu'il fût libre d'en discuter les articles, et de marcher avec lui contre les Liégeois. Tel est le récit de la chronique bourguignonne[41] qui raconte-cette circonstance : « Quand il entra, Mon frère, lui dit le roi, ne suis-je pas sûr en votre maison et en votre pays ? Le duc lui répondit : Oui, Monsieur, et si sûr, que, si je voyais un trait venir sur vous, je me mettrais au-devant pour vous garantir. Le roi lui dit lors : Je vous mercie de votre bon vouloir. Je veux aller où je vous ai promis ; mais je vous prie que la paix soit maintenant jurée entre nous. » Le traité fut donc signé ; mais la vraie croix, qu'on fit intervenir dans le serment, n'empêchait pas qu'il n'eût été violemment imposé. De son côté le duc s'engageait à rendre hommage au roi dès le lendemain ; or, le jour venu et le souvenir lui en ayant été rappelé, il éluda et ne le fit point ; profitant de l'impossibilité où était Louis de l'y contraindre.

Le comte Philippe de Bresse fut compris dans le traité. A la nouvelle de l'alliance officielle conclue par lui le 24 juin précédent à Pont-de-Vaux avec le duc de Bourgogne, le roi, sûr de la défection, avait donné l'ordre au comte de Cominges, gouverneur du Dauphiné, de marcher contre la Bresse. Le comte prit dons Sathonay, pilla Loges et le bourg de Saint-Christophe[42], s'empara de Montluel malgré la belle résistance de Humbert du Bourg, seigneur de la Croix, et s'en alla camper devant Châtillon. Janus, comte de Genève, pris, au dépourvu par cette irruption, cependant facile à prévoir, « ébaucha sous-main une conciliation[43] avec le roi », lui donnant à espérer que Philippe et ses deux frères quitteraient le parti de Bourgogne. Mais, par suite du traité de Péronne, le comte de Cominges eut ordre d'évacuer la Bresse. Il fallut même admettre que les délégués du duc Charles, Étienne de Goux et Gui de Salins, vinssent en Bresse évaluer les dégâts qui avaient pu y être faits, polir fixer le taux de l'indemnité à payer.

Philippe marcha donc, ainsi que ses frères, contre les Liégeois ; puis, de retour en Bresse, il y resta jusqu'à son mariage avec Marguerite de Bourbon. Cette union fut la meilleure sûreté qu'on pût obtenir de lui ; car jusque-là il ne laissa en repos ni la Savoie, ni Yolande, sœur du roi.

Personne en France ne se méprit sur le caractère du traité de Péronne. La surprise et la ruse étaient évidentes. Pour lors le roi se trouvait dans un grand embarras, car il redoutait autant quelques nouvelles complications pouvant survenir du zèle de ses serviteurs pour le défendre que la mauvaise volonté de la cour de Bourgogne. L'ordre de congédier l'armée fut écrit de Péronne à Chabannes de la main du roi : le comte eut le tact de n'en rien faire. Une seconde lettre même, accompagnée d'un messager, ne produisit pas plus d'effet que la première. « Retenir le roi, n'était-ce pas le trahir ? répondit alors Dammartin. Il y a encore en France plus de gens de 'cœur que le duc ne se l'imagine. S'il lui plaît de traiter ainsi le roi, qu'il y prenne garde ; tout le royaume pourroit bien l'aller chercher, et jouer chez lui le jeu qu'il veut jouer au pays de Liège. » Ces fières et belles paroles reposent de la vue de tant d'infidélités et de trahisons : En effet, ce que les Liégeois faisaient à l'égard de leur comte-évêque, Charles l'imitait contre son suzerain.

Louis XI prend donc la route de Liège, suivi des seigneurs de sa suite et du sire de Craon, chef, dit-on, d'environ quatre cents lances. En reconnaissance de sa délivrance de Péronne il alla faire un pèlerinage[44] à Notre-Dame du Haulx, puis revint promptement trouver le duc à Namur. Ils y restèrent du 21 au 24 octobre. Pendait ces jours, Louis, ayant appris par ouï-dire qu'une flotte anglaise chargée de troupes avait paru en mer, écrit de Namur au sire de La Rochefoucauld pour informer « son féal cousin » de ce qu'il sait et pour le presser de prendre des mesures, afin que les côtes voisines de la Guienne soient bien gardées ; lui disant, à cet effet, de se mettre aux ordres de Gaston du Lion, son sénéchal de Guienne. De son côté, Charles de Bourgogne ordonnait aux magistrats d'Ypres, par une lettre du 14 octobre[45], de surseoir à toute réjouissance jusqu'à ce qu'il se fût vengé des Liégeois.

A quelles extrémités n'allaient pas être réduits ces malheureux habitants « dont les remparts avaient été démolis l'année précédente et les fossés à peu près comblés ? Ils n'ont personne à invoquer », et sont eux-mêmes impuissants pour résister à tant de forces. Que pourront leurs milices contre les troupes aguerries du maréchal de Bourgogne ? Écraser les faibles fut constamment la maxime de Charles et devait un jour être sa perte ; car ne sont pas faibles tous ceux que l'on croit tels. Les Liégeois tentèrent les moyens de conciliation en leur pouvoir et envoyèrent au duc leur évêque, Louis de Bourbon, pour traiter d'un arrangement. Ce maitre impitoyable, au mépris des lois les plus vulgaires sur le droit des parlementaires, ne voulut ni l'entendre, ni le laisser retourner dans la ville, malgré la promesse formelle que l'évêque en avait faite aux habitants. Un autre prélat, Onofrio de Santa-Croce, évêque in partibus de Tricarico, et légat du pape, envoyé à Liège pour calmer les esprits, les avait au contraire animés dans l'espoir, assure-t-on, d'être évêque à la place de Louis de Bourbon. Mais quand il vit les choses en si mauvaise situation, il se sauva de la ville et fut pris par les Bourguignons. Ce n'était pas, à coup sûr, Louis XI qui l'avait envoyé : D'ailleurs les Liégeois ne manquaient pas d'instigateurs parmi tous ceux qui avaient à se plaindre du duc dans la Flandre et ailleurs. Toutefois ils eurent le tort de manquer de prudence en attirant sans cesse contre eux des forces disproportionnées et en se faisant le jouet d'ambitieux sans expérience.

Les Liégeois, battus d'abord par le maréchal de Bourgogne, eurent leur revanche ; ils surprirent les Bourguignons nuitamment dans leur camp et en tuèrent un grand nombre ; mais leur chef Jean de Villette perdit la vie dans la lutte. Ils résistèrent encore quelque temps ; puis, ranimés par les bûcherons de Franchimont, ils firent dans la nuit du 26 au 27 octobre une autre sortie fort meurtrière, où ils pensèrent enlever dans leur lit le roi et le duc. Celui-ci, parait-il, fut attaqué le premier : il se revêtit en toute hâte. Déjà, dit-on, il en était à soupçonner quelque intelligence du roi avec les assaillants, lorsqu'il apprit que la demeure de Louis XI était envahie comme la sienne. Or les princes logeaient dans les faubourgs de la ville, à peu de distance l'un de l'autre ; et l'hôte du duc fut tué dans la maison même du roi par « les Écossais, qui couvrirent toujours la personne de Louis XI. » Or comment l'hôte du duc se trouvait-il avec les Liégeois ?N'y aurait-il pas eu quelque sinistre dessein ? On laisse entrevoir[46] cette pensée, dont le duc aurait été détourné par un des bâtards de Bourgogne. Ainsi ce qu'il n'avait osé faire à Péronne se serait fait à Liège à la faveur d'un conflit populaire. Le roi, en effet, n'avait pas encore de fils ; quelle fortune s'il venait à mourir ayant pour successeur le faible Charles de France ! Alors la politique de Bourgogne n'eût point été entravée. On ne peut s'expliquer autrement la présence de l'hôte du duc dans la demeure du roi, alors que l'hôte de Louis ne parait pas y être. Enfin les Liégeois furent repoussés, et autour du logis des deux princes les morts furent nombreux.

Contre de telles forces la résistance devenait impossible ; mais au moment de donner l'assaut, le duc voulut en discuter l'opportunité dans son conseil ; le roi ayant eu l'humanité de se prononcer contre, Charles en prit occasion de lui répliquer des paroles aussi injustes qu'injurieuses. L'assaut fut donc donné de propos délibéré, le 30 octobre, et encore un dimanche : Cette lutte contre de malheureux habitants qui ne pouvaient être ni bien exercés ni militairement organisés, contre des femmes, des enfants, des vieillards, ne fut qu'un affreux carnage. On ne trouva que peu de résistance et il s'y commit des horreurs. Si le roi ne montra nul déplaisir de la prise de la ville, « c'était pour que cela fust rapporté au duc ; car il ne avoit en son cœur d'aultre désir[47] que de s'en retourner en son royaulme ». Nous ne saurions, en effet, croire à la démonstration de joie racontée par les chroniqueurs bourguignons souvent, comme on sait, peu dignes de foi ; et par l'examen attentif des faits l'invraisemblance de cette assertion s'impose à tout esprit impartial.

De ce massacre se sauvèrent quelques Liégeois, emportant avec eux ce qu'ils avaient de plus précieux ; ces malheureux, s'étant enfuis dans les bois environnants, périrent de misère ou par le fait des Bourguignons qui les poursuivaient encore pour les piller. Les églises même, où beaucoup d'habitants s'étaient réfugiés, ne furent point un asile sacré. On affirme bien que le duc, étant venu prier à la cathédrale[48] de Saint-Lambert, en fit respecter l'entrée aux gens de guerre. Cependant Jean de Mazille, échanson du duc, écrivant à sa sœur le 8 novembre, lui dit : « Nous allâmes chaudement gagner le marché et l'église de Saint-Lambert, où furent pris plusieurs prisonniers qu'on jeta à la rivière. »

Sitôt la prise de Liège, le roi manifesta le désir de s'en retourner, « pour aller, disait-il, faire enregistrer le traité de Péronne à Paris ». Le duc y consentit ; mais avant on relut les articles en forme de ratification. Puis, désirant obtenir encore quelque chose, Charles demanda que l'on comprit dans le traité les sires du Lau, Poncet de la Rivière et d'Urfé. « Soit, reprit le roi, pourvu que vous y compreniez de même façon les sires de Nevers et de Croy. » Le duc n'avait garde d'y consentir, n'ayant jamais oublié une rancune, et se tut. Le traité resta donc ainsi qu'il était ; mais dans cette entrevue tout le profit ne fut pas à l'avantage du duc de Bourgogne ; il s'y était rendu odieux par sa déloyauté, tandis que le roi, mieux connu, y gagna de fidèles serviteurs. Enfin, le 2 novembre, alors que le roi et le duc se séparèrent, il fut question de vive voix de l'apanage de Charles de France. Sur ce point le duc sembla s'en rapporter au roi du soin de satisfaire Monsieur. Puis, l'ayant accompagné près d'une demi-lieue, il prit congé de Louis XI, laissant au sire de Querdes et à Raolin, seigneur d'Aimeries, le soin de le reconduire en France.

 

FIN DU PREMIER VOLUME

 

 

 



[1] Le Père Anselme.

[2] Legrand.

[3] Meyer.

[4] Legrand.

[5] Jean de Troyes.

[6] Troplong, Influence du christianisme sur les lois romaines.

[7] Revue des Deux Mondes, 1er mai 1863.

[8] Laferrière, des États provinciaux.

[9] Article XVII, Sacerdotes pro posse habeant.

[10] Erudiant et enutriant.

[11] Capefigue, t. XX, p. 100.

[12] Boutaric, La France sous Philippe le Bel.

[13] Boutaric.

[14] Boutaric.

[15] Boutaric et Collection manuscrite de Dupuy sur la Bourgogne.

[16] États généraux, par M. Rathery.

[17] Comines, liv. V, ch. XVIII.

[18] Thibaudeau père, Histoire du Poitou, t. II, p. 70, édit. de Sainte-Hermine.

[19] Thibaudeau.

[20] Mémoires des sciences morales et politiques, t. V.

[21] Gallia christiana.

[22] Amédée Thierry.

[23] Rœderer.

[24] M. Rathery, p. 153.

[25] Thibaudeau.

[26] Jean de Troyes.

[27] Pièces de Legrand.

[28] Naudé.

[29] Jean de Troyes.

[30] Pièces de Legrand.

[31] Garnier, t. XVIII, p. 273.

[32] Pièces de Legrand.

[33] Mlle Dupont, Notes sur Comines.

[34] Le Père Anselme.

[35] Comines.

[36] Mlle Dupont, p. XXV.

[37] Mlle Dupont.

[38] Michelet, t. VI.

[39] Pierre Mathieu.

[40] Barante, t. IX, p. 166, et Comines.

[41] Olivier de la Marche.

[42] Guichenon.

[43] Guichenon, p. 591-592.

[44] Jean de Troyes.

[45] Collection Gachard, t. I, p. 199.

[46] Gaguin.

[47] Comines, t. II, ch. XIII.

[48] Barante.