Difficultés avec le
nouveau duc de Bourgogne. — Révolte en Flandre. — Bataille de Bruystein. —
Insuccès de Jean de Calabre en Catalogne. — Faveur de Jean Balue. — Trêve de
Vernon. — Siège d'Alençon. — Convocation des états généraux. — Leur origine.
— Leur réunion à Tours et leurs décisions. — Trêve renouvelée à Bruges. —
Guerre en Bretagne. — Paix d'Ancenis. Procès et exécutions de Charles de
Melun et autres. — Entrevue de Péronne ; — Traité imposé au roi. — Révolte de
Liège. — Siège et prise de cette ville. — Louis XI contraint d'y assister.
Un des
premiers actes du duc Charles de Bourgogne fut hostile à la couronne de
France. Pour donner avis au roi de la mort de son père, il lui envoya sire
Aymar Bouton, seigneur du Fay[1] ; le chancelier fit mettre sa
lettre du 19 juin dans le trésor des chartes, mais comme il ne qualifiait pas
Louis XI de son souverain seigneur, elle resta sans réponse à cause de ce
défaut de forme. A cette nouvelle le roi sentit que le caractère remuant et
emporté du nouveau duc ne serait plus désormais contenu : il se précautionna
donc. Son artillerie fut mise en bon état ; ses hommes de guerre eurent tous
leur poste assigné : chacun était prêt à marcher au premier signal. Les
compagnies de Gaston du Lion, de Saint-Pol, de Lohéac, de Lescun, gardèrent
la Normandie et le Poitou ; celles de Salazart, de Stevenot, de Conigham, la
Champagne et la Brie ; les frontières de Picardie furent confiées au comte de
Dammartin, qui venait depuis peu, le 23 avril 1417, de prêter serment comme
grand maître de l'hôtel du roi, serment d'ailleurs qu'il garda toujours
fidèlement. Cependant
des dissentiments existaient, comme on sait, entre les baillis de Sens et de
Mâcon, d'une part, et les officiers bourguignons de l'autre. Il s'agissait
surtout de perceptions d'impôts et de gabelles. Dunois, le chef de la haute
commission, avait bien donné une solution ; mais les députés bourguignons
s'en étaient montrés peu satisfaits, malgré l'engagement pris d'accepter sans
appel les décisions du conseil, quelles qu'elles fussent. Depuis il y avait
eu remontrances I nouvelles et réponses pacifiques, le 24 mai, à Chartres ;
puis enfin on en vint aux voies de fait entre les Français de Monzon et les
Bourguignons d'Ivoy. Le duc et le roi s'entendirent encore à punir leurs
sujets respectifs, et le comte de Dammartin reçut l'ordre d'être fort sévère
envers ceux de Monzon ; toutefois, ajoute-t-on, le roi lui fit recommander
secrètement de lei ménager tant qu'il pourrait. Le duc
n'était point alors exempt de déboires, et son avènement ne fut pas tout à
fait sans orage. Lorsqu'il alla le 28 juin à Gand prendre possession de son
titre, il y eut une émotion populaire ; on le força insolemment de rendre à
la ville, par lettres patentes, les privilèges dont son père l'avait
dépouillé. Malines suivit cet exemple et eut aussi sa sédition. Ce mouvement
se calma cependant ; ceux de Gand mêmes offrirent de remettre au duc les
lettres de cession qu'ils lui avaient extorquées. Comment ne comprit-il pas
dès lors que ce qui est imposé par la force ne constitue pas un droit I
d'autant mieux qu'il profitait ainsi de cette bonne maxime. Ce principe
regardait tout aussi bien le traité de Conflans dans le passé que ceux qu'il
pourrait imposer dans l'avenir. Mais le duc était peu attentif à de pareils
enseignements. Toutes
ces révoltes ne cessaient d'un côté que pour recommencer d'un autre. Les
Liégeois ayant repris les armes contre leur évêque, le comte de Dammartin et
le duc-évêque de Langres reçurent mission du roi de les réconcilier avec leur
duc. A cet effet ils se rendirent à Rethel, où ils attendirent en vain les
ambassadeurs de Louis de Bourbon, évêque de Liège. Soit difficulté des
communications, soit tout autre obstacle, cette affaire traîna en longueur.
Chabannes, apprenant que le duc arrivait et allait se mettre en campagne, fit
diligence de son côté, se tint prêt à marcher, et pria même le roi de lui
envoyer des forces, s'il trouvait bon que par précaution il se saisit de
quelques places. Entre les Liégeois et les Bourguignons il se faisait une
guerre de partisan, et l'on était loin de songer à la paix. Non-seulement le
duc ne se prêtait pas volontiers aux moyens d'arrangement que les députés du
roi et aussi le comte de Saint-Pol et maitre de Ladriesche mettaient en
avant, mais les gens de Liège 'eux-mêmes s'y montraient peu disposés,
puisqu'ils assiégeaient la ville d'Huy pour la punir de favoriser l'évêque. Les
Liégeois étaient déjà maîtres de la ville lorsque Adolphe de Clèves y arriva
de la part du duc. Car l'évêque, après s'être enfui en se faisant escorter de
la garnison bourguignonne, s'était retiré à la cour de Bruxelles, au grand
déplaisir du duc. Alors Charles songea à se venger. Il fit crier aux armes :
dans tous ses pays, avec cette circonstance « que les hérauts tenaient d'une
main une épée nue et de l'autre une torche allumée », comme signe d'une
guerre à feu et à sang. Que fera-t-on des otages de Liège que le duc garde
depuis un an ? Dans une délibération de son conseil sur ce point, Contay et
quelques autres opinèrent pour la rigueur ; le sire d'Himbercourt tint un
langage plus humain, et le duc se rendit à son avis. On renvoya donc les
otages, mais on les prévint que s'ils étaient pris les armes à la main, ils
n'auraient. nul quartier. Le roi,
pour empêcher la lutte, s'il était possible, envoya à Louvain, avec le légat
du pape, maître Balue, récemment fait cardinal. Ce fut encore sans succès :
cette objection que les Liégeois se trouvaient compris dans la trêve comme
alliés du roi était désormais sans valeur, puisqu'ils avaient pris
l'offensive. La guerre était donc résolue, l'armée réunie ; et le duc
comptait sur une bataille prochaine. Le légat lui-même, dit-on[2], se prononça en faveur du duc
et ordonna des prières pour le succès de ses armes. Le 23
octobre 1467, le duc entra sur les terres des Liégeois et assiégea
Saint-Tron. Les Liégeois marchèrent au secours de la place : le 28 les deux,
armées se rencontrèrent à Bruystein. Là, les Flamands furent encore
complétement battus : le sire de Querdes, dit-on, eut les honneurs de ce fait
d'armes. Canons, bagages, ils perdirent tout ; sans la nuit qui survint, pas
un n'eût échappé ; enfin ils rentrèrent à Liège en grand désordre. Saint-Trou
ayant été obligé de se rendre à discrétion le 1er novembre, leurs
fortifications furent rasées à toujours ; et douze des plus coupables livrés
au duc pour en faire à son bon plaisir. De plus, les habitants durent
racheter leurs vies et leurs biens. A Liège
la discorde éclatait entre ceux qui voulaient poursuivre la guerre et les
autres. Maître Himbercourt y pénétra, et, secondé par les otages, il parvint
à faire entendre des conseils de paix. Obtenir le maintien du traité de 1466
et implorer humblement la clémence du duc était la seule ressource des
Liégeois. Les précédentes conventions sont donc renouvelées avec aggravation.
Ils rendront artillerie et bagages de guerre ; ils n'auront plus de sujets,
ni de juridiction au dehors. La ville ne fera plus d'alliance sans
l'autorisation du duc ; enfin ils payeront les frais de la guerre en sus
de ce qu'ils devaient d'après les autres traités. Le duc entra donc à Liège,
l'épée nue à la main, le jour de la Saint-Martin, ou, selon d'autres, le 17
novembre. Son premier soin fut de faire décapiter dix des otages qui avaient
repris les armes contre leur serment. Il est
inexact que Louis XI ait envoyé aux Liégeois, ainsi qu'on l'affirme[3], hommes d'armes et arbalétriers
commandés par ses meilleurs chefs. D'abord Comines et Olivier de la Marche
n'en font nulle mention ; ensuite Dammartin dit positivement, dans une lettre
au roi, que si l'évêque de Langres et lui ne sont pas allés jusqu'à Liège,
c'est que, ne conduisant pas les hommes d'armes que les Liégeois espéraient,
ils n'en eussent pas été bien accueillis. Comme preuve du peu de foi qu'on
doit ajouter à cette chronique, citons ces mots : « Louis, y est-il dit, pour
se consoler des succès que le duc Charles obtenait contre Liège, fit venir
Warwick à Rouen et le combla de caresses. » Or c'est le 14 juin
précédent que Louis et Warwick se séparèrent à Rouen. Que dire de la véracité
d'un tel contemporain : Cependant
Louis fortifie de son mieux ses alliances. Il envoie au duc de Milan un de
ses présidents ; à François II de Bretagne l'archevêque de Tours, Bastat de
Crussol, Louis de Laval et Étienne Chevalier ; à Angers, Mau pas et
Courcillon ; en Roussillon, près le duc Jean de Calabre, du Mas, avec ordre
d'avancer le mariage de madame Anne de France et du marquis du Pont-Nicolas
de Lorraine. Pour le succès de Jean, son cousin, le roi ne se borne point à
des vœux stériles : il l'assiste de ses troupes, et son trésorier reçoit
ordre de payer en grande partie l'armée que ce prince commande en Catalogne. Ainsi
le roi d'Aragon avait affaire à forte partie. S'étant retiré le 15 mars à
Villefranche, il s'y tint pour fomenter dans tous les pays environnants, même
en Castille, beaucoup d'intrigues et se créer des alliances nouvelles. Il
marie, en effet, sa belle-sœur Alonza-Henriquez à Jean Raymond Feigne,
connétable d'Aragon ; et il se sert de Pierre Peralte, connétable de
Castille, pour pro-peser le mariage de Don Alphonse, frère unique d'Henri IV
de Castille, avec l'infante Dona Joanne, sa fille, et aussi celui du prince
Ferdinand, son fils unique, avec doña Béatrix, fille de don Juan Pacheco,
marquis de Villena[4]. Le 1er mai le connétable de
Navarre reçut le pouvoir du prince don Ferdinand. Or, par toutes ces
pratiques, Jean d'Aragon parvint à troubler profondément la Castille. En
Catalogne comme en Italie, Jean de Calabre eut toujours le malheur de faire
la guerre comme étranger et de n'avoir point la sympathie des populations en
sa faveur. C'est à cela sans doute qu'il faut attribuer son peu de succès. La
reine d'Aragon avec son fils repoussèrent du
Lampourdan les Français, devenus plus faibles. Malgré la sagesse avec
laquelle Clermont-Lodève, gouverneur du Roussillon, exerçait son autorité, il
ne put entièrement garantir le pays des dévastations des gens de guerre ; en
sorte que les peuples, mécontents et mutinés, lassés de se voir toujours
pillés et rançonnés, secondèrent à la fin les Aragonais contre les soldats de
France. Ainsi se prenait la fâcheuse habitude de considérer les Français
comme des ennemis Jean de
Calabre assiégea d'abord Girone ; mais ses troupes et ses moyens d'attaque
étant tout à fait insuffisants, il y perdit bien du monde sans nul profit.
Laissant là son armée, il se rendit à Barcelone et y fit, le 2 septembre, une
entrée officielle. Tandis qu'il prêtait l'oreille aux félicitations, il pensa
y être pris lui-même comme dans un piège. Jean d'Aragon, qui se tenait à peu
de distance, s'était assuré, dit-on, qu'une des portes lui serait ouverte.
Heureusement la trahison se découvrit assez à temps pour la faire échouer.
Peu après avoir été obligé de lever le siège de Girone, Jean de Calabre vit
arriver le comte d'Armagnac à la tête d'un renfort considérable. Alors à son
tour il fut maître de la campagne. Le prince Ferdinand dut se renfermer dans
Girone, et quand il voulut en sortir, le duc Jean, secondé de Jacques Ga-Hot,
de Campo-Basso et de plusieurs autres, lui fit essuyer à Villa-Démar un
notable échec. Le roi
avait passé son été à Chartres avec ses conseillers. Il y fit venir aussi
quelques membres du parlement et de la bourgeoisie, pour délibérer ensemble
sur les affaires de l'État et particulièrement sur les maîtrises des divers
corps de métiers. On y remarque Jean le Boulanger, président du parlement ;
Jean Cherbourg, général des monnoies ; Nicolas Laurens et plusieurs autres.
Alors, pour combler les vides faits à la population parisienne par la guerre
et par la peste, il autorisa par lettres patentes toutes personnes de
quelques contrées qu'elles fussent, excepté les criminels de lèse-majesté, à
venir avec certains avantages et en toute franchise habiter Paris. Voulant
aussi entretenir en cette ville l'esprit militaire, il convoque tous les
habitants à se réunir en habits et armes de guerre pour une revue, en même
temps qu'il ordonnait « à tous nobles, tenants fiefs et arrière-fiefs,
sans exception, de se tenir prêts au 15 août pour le servir si besoin
est ». Ce ne
fut pas en vain que Louis XI s'éclaira des lumières des premiers magistrats
du royaume et de la bourgeoisie ; aussi la fin de ce mois de juin est-elle
remplie de ses ordonnances sur les maîtrises des diverses professions de
Paris et d'autres villes. Dans la longue série des édits de cette armée, on
remarque surtout des statuts sur les confréries des ouvriers armuriers,
libraires, tonneliers ; des confirmations de privilèges pour Die, Loches et
autres villes, ou pour corporations diverses d'étudiants, de suppôts de
l'université et d'autres ; une exemption de gabelle en faveur du parlement ;
l'établissement (18 septembre)
de la cour des aides à Montpellier ; un appel à l'impôt de quelques villes du
Dauphiné, telles que Montélimar, Crest, Embrun, qui s'en croyaient exemptes ;
un affranchissement pour Verneuil ; l'extension du parlement de Bordeaux, un
don à l'église de Cléry, l'abandon de la viguerie de Narbonne à Jean de Foix,
comte d'Étampes ; la confirmation (14 novembre) des foires de Lyon contre celles
de Genève, et une permission à Olivier de Coëtivy de rebâtir son château de
Saintonge. Enfin,
malgré l'abus qui avait été fait de l'inamovibilité des grands offices, abus
dont la féodalité même était un trop frappant témoignage, Louis fait un acte
digne d'un grand règne. Il pourvoit à la stabilité de la justice et à ta
dignité des hautes fonctions : par lettres patentes du 22 octobre il déclare
que les offices royaux seront inamovibles ; quelque concession d'offices
qu'il octroie, on n'aura aucun égard au don ainsi fait, le considérant comme
arraché par l'importunité, à moins que la charge ne soit vacante par mort ou
confiscation ; mais aussi qu'il y aura obligation de résidence. Cette
inamovibilité, déjà édictée par un capitulaire dès l'an 844, avait été alors
trop loin, puisque les offices les plus élevés devinrent héréditaires, ce qui
constitua la féodalité. Parmi
les conseillers de Louis XI Il en était un qui, mieux que tous les autres,
s'insinuait dans-ses bonnes grâces. Maître Jean Balue savait très-habilement
prendre toutes les apparences d'un grand zèle pour le pays et pour le roi. Il
se faisait volontiers écouter. Son crédit naquit de la confiance qu'il sut
d'abord inspirer à Jacques Juvénal des Ursins, évêque de Poitiers, dont il
fut l'exécuteur testamentaire. Il s'attacha ensuite à Jean de Beau-van,
évêque d'Angers, l'accompagna à Rome en 1462 et en-reçut plusieurs
canonicats. Ce prélat l'ayant fait connaître à Louis XI par l'entremise de
Charles de Melun, il devint en 1464 conseiller clerc au parlement avec
dispense -de résider ; et le 4 août 1465, de trésorier du diocèse d'Angers il
fut sacré à Notre-Dame évêque d'Évreux. Alors on le voit mêlé à toutes les
grandes affaires du royaume et aucunes négociations requérant finesse et
habileté ne se poursuivaient sans lui. Il contresigne tous les actes les plus
importants de cette époque, et sur l'acte de mariage de madame Anne de France
avec le sire Nicolas, marquis du Pont, c'est encore la signature de maître
Jean Balue que l'on voit à côté de celle du duc de Bourbon. Ce
n'était point encore assez : il désirait la pourpre ; et, il faut bien le
dire, ce fut une des faiblesses de Louis XI de se prêter à cette insatiable
ambition : déjà cependant il avait donné la mesure de son caractère en
cherchant à supplanter sur le siège d'Angers son bienfaiteur, et le roi
pouvait ainsi apprécier sa délicatesse. L'édit
sur l'abolition de la pragmatique n'était point encore enregistré. Maître
Balue, qui savait l'importance que la cour de Rome attachait à cette
publication, tenta un nouvel effort dans ce but. En septembre le roi venait
d'accorder au légat du pape récemment arrivé des lettres portant de nouveau
rupture de la pragmatique. Ces lettres, lues au Châtelet, n'y trouvèrent
point d'abord d'opposition ; mais le jeudi 1er octobre suivant, ayant été
portée par maître Balue en la salle du palais royal pendant les vacances du
parlement pour qu'elles fussent publiées, elles y reçurent un fort mauvais
accueil. Le procureur général du roi, maître Jean de Saint-Romain, s'y opposa
formellement, malgré les menaces que Balue, dans son dépit, osa insinuer. Il
déclara « qu'il était décidé à tout perdre plustôt que de faire chose
contre sa conscience ni' dommageable au royaume de France, et qu'il était
certes bien honteux à lui d'en poursuivre l'exécution ». De leur côté le
recteur et les dignitaires de l'université étant allés trouver le légat, « en
appelèrent desdites lettres au futur concile et partout ailleurs où ils
verraient être à faire » ; puis ils firent enregistrer leur opposition
au Châtelet. Le vrai
motif du roi de persister dans sa pensée d'abolition n'était autre que
d'enlever aux grands vassaux l'influence qu'ils exerçaient sur les élections.
Trouvant tant de difficulté à les soumettre, il visait à leur ôter par ce
moyen l'appui du clergé, se réservant de s'entendre ensuite avec le
saint-père. D'autre part, l'opposition du parlement et de l'université
partait d'un principe respectable et éminemment patriotique. Maître Balue
n'en obtint pas moins le prix de ses bons offices, et reçut le chapeau de
cardinal du titre de Sainte-Suzanne, le 16 septembre 1467. Le 18
août le roi revint de Chartres à Paris, et la reine l'y rejoignit-le mardi
1er septembre. Elle arriva en bateau sur le terrain de Notre-Dame, où le
parlement, l'évêque et le chapitre la reçurent. Elle fut ainsi conduite à
l'église et de là se rendit en l'hôtel du roi, aux Tournelles. Pendant le
séjour de leurs majestés, il y eut en cette ville de grandes réjouissances et
de belles fêtes auxquelles ils se plaisaient à paraître. Le 3 septembre,
maître Nicolas Balue, frère de l'évêque, épousa la fille de Jean Bureau. La
noce se fit à l'hôtel de Bourbon. Le roi, la reine, monsieur et madame de
Bourbon et monsieur de Nevers y assistèrent avec toute leur noblesse. Les
dames s'y montrent avec des coiffures descendant presque jusqu'à terre et de
larges ceintures : elles abandonnent alors les longues queues qu'elles
faisaient porter. Les hommes adoptent aussi la mode des longs cheveux, des
vêtements courts et des chaussures à la poulaine. Depuis
lors le roi et la reine assistèrent à de grands festins en plusieurs des
hôtels de leurs serviteurs et officiers, et notamment le jeudi 17 septembre
ils soupèrent chez maître Jean Dauvet, premier président du parlement, en
compagnie de mademoiselle Bonne de Savoie, de madame de Bourbon, et de
plusieurs autres nobles dames. Ce même jour s'était passée la grande revue
des gens de Paris. De seize à soixante ans on avait réuni cent mille hommes
armés, dont trente mille étaient équipés en blanc. Louis, à cette occasion,
leur avait donné des étendards ornés d'une croix blanche. On y comptait
soixante-sept bannières des métiers, non compris les guidons de la cour, du
parlement, de la chambre des comptes, des aides, des monnoies, du Châtelet et
de l'hôtel de ville. C'était un imposant spectacle : le roi, la reine et tous
ceux de leur suite passèrent en revue cette armée citoyenne et en
témoignèrent leur satisfaction. Jamais tant de gens de guerre ne s'étaient
vus sortant d'une seule ville. Un
autre jour le roi, allant en pèlerinage à Saint-Denis, rencontra sur sa route
trois scélérats qui « toute leur vie, dit Jean de Troyes, avaient été
meurtriers et larrons de profession ; ils vinrent lui demander grâce, ce que
le roi leur accorda bénignement. » Il y demeura jusqu'au lendemain après
vêpres et revint en son hôtel des Tournelles : le soir il alla souper chez
maître Denis Hesse-lin, son pannetier et élu de Paris. Le roi vers ce temps
était aussi devenu le compère de ce riche bourgeois, ayant fait tenir pour
lui sa fille par l'évêque Jean Balue, avec les commères mesdames de Bueil et
de Monglat. Suivant l'usage, on y offrit des bains ; mais le roi s'en excusa,
à cause de la saison. Toutes ces visites et intimités, auxquelles le
cérémonial du temps ne s'opposait pas, profitaient à tous sans amoindrir le
respect dû à la royauté, Combien ces traditions et celles qui nous montrent
Charles de Bourgogne tenant cour à Bruxelles le jour de Noël pour y traiter
deux mille pauvres, sont préférables au spectacle des intrigues de ce
temps ! Il
existait en effet une conspiration nouvelle, un nouveau bien public plus
général que l'autre, puisque la maison de Savoie et les Anglais devaient en
être. Cette fois, dans ce concert d'inimitié, le duc d'Alençon paraît jouer
le plus grand rôle. Entraînant son fils le comte de Perche dans sa défection,
il était passé en Bretagne le 1er octobre ; il avait aussi envoyé son scellé
au duc de Bourgogne, s'engageant à le recevoir dans ses places fortes et à le
soutenir de tous ses moyens, et cela même contre le roi. Comme le duc avait
déjà été inculpé dans la première ligue, un pauvre boiteux, ayant porté
témoignage contre lui à Vendôme, appréhendait pour ce fait sa vengeance : il
avait donc demandé sûreté au roi pour sa vie et pour les siens. « Alors
commanda le roi de sa bouche[5] qu'il ne lui méfit ni ne lui
fit méfaire » ; ajoutant qu'il prenait cet homme et sa famille sous sa
protection. Le duc jura, mais, nonobstant la défense et son serment,
« il fit iceluy boiteux meurdrir et mettre à mort ». Tel fut le duc
d'Alençon, si souvent amnistié par le roi. Après
ce crime, s'étant réuni aux Bretons, ils se mirent tous en campagne ; Louis
XI apprit bientôt qu'ils étaient maîtres de Bayeux et de la basse Normandie
et qu'ils avaient pris à l'improviste le château de Caen. Mais à Saint-Lô ils
furent arrêtés dans leur marche par une femme intrépide, qui organisa la
défense. Cette ville s'était déjà fait remarquer en 1450, alors que Joachim
Rouhaut y commandait. A cette époque, comme en 1467, les gens de Normandie
réagirent de toutes leurs forces contre le joug des étrangers, quels qu'ils
fussent, Anglais ou Bretons : aussi réussirent-ils toujours à s'en délivrer. Le roi,
de son côté, fit marcher immédiatement le maréchal de Lohéac contre les
Bretons ; puis il prit sa route vers le Mont-Saint-Michel, en passant à
Mantes et à Vernon. Là viennent le trouver ses ambassadeurs de Flandre, et
par l'entremise du comte de Saint-Pol une trêve est convenue, le ter
novembre, entre le roi et le duc de Bourgogne. Charles de France et ses
adhérents, qui comptaient sur l'appui du nouveau duc, apprirent à leur grand
désappointement la bataille de Bruystein et la trêve signée à Vernon. Ils
comprirent dès lors qu'ils n'avaient rien à espérer de leur imprudente prise
d'armes. De
Vernon le roi alla à Chartres : là, il reçoit le 9 novembre une députation de
la duchesse et du jeune duc de Milan, demandant confirmation du droit conféré
au prince sur Gènes et Savone. De plus, le roi permit à Gelées de différer
son hommage pendant un an, et aussi de se dire de la maison de France et d'en
associer les armes à celles de Milan. Ainsi le roi saisissait-il toute
occasion de se montrer reconnaissant des services rendus par le due ; et
ensuite il continue sa route par Cléry, Vendôme et autres villes, se faisant
suivre de troupes et d'artillerie considérables. Bientôt
il arriva au Mans, pour surveiller le siège d'Alençon, et, malgré la trêve du
fer novembre avec le duc Charles, il y fit publier, le dimanche 13 novembre,
que ceux qui avaient coutume de suivre la guerre eussent à se présenter
devant les commissaires royaux, pour être à sa solde le 15 décembre suivant.
Charles de Bourgogne en faisait autant chez lui. Louis
XI excellait à mener de front les négociations et la guerre, et ainsi toutes
deux se prêtaient un mutuel appui. Les Bretons et quelques chevaliers
normands, sous la conduite de Louis de Laval, étaient entrés de nuit, et
comme par surprise, dans le château d'Alençon. Ils avaient juré, et le comte
du Perche tout le premier, d'agir de concert et de ne se point séparer. Les
troupes du roi vinrent les assiéger. Les gens du Perche, ruinés par les uns
et par les autres, aimaient fort peu toutes ces ligues qui se faisaient à
leurs dépens ; ils firent donc entendre quelques murmures. Le comte du Perche
sentit bientôt le tort qu'il avait eu d'accueillir si facilement les
étrangers. Suivant enfin le conseil du roi, et avec le concours des
habitants, il chassa le 2 janvier ses compagnons d'aventure, et il mit
Alençon aux mains du roi. Pour
faciliter ce résultat il y avait eu abolition, le 31 décembre, en faveur du
duc et de la duchesse d'Alençon ; la réintégration même en ses biens est
assurée au duc, sitôt qu'il sera rentré en l'obéissance du roi. Le 20 janvier
de nouvelles lettres sont écrites du Mans conférant la même grâce au comte du
Perche. Afin
que ces faveurs ne devinssent pas un abus, Louis savait aussi faire respecter
la justice, et parfois bien malavisés étaient ceux qui se fiaient trop à sa
clémence. Au nombre des coupables punis on cite un Auxerrois appelé
Sylvestre ; ayant été extrait des prisons le 8 octobre, par sentence du
prévôt des maréchaux, il fut noyé en Seine. Parmi ses plus intimes
conseillers, du Lau, sire de Châteauneuf, avait été enveloppé dans la
disgrâce de quelques officiers du roi déjà mentionnés. Il fut pris, déguisé,
aux environs d'Orléans, et on l'enferma au château de Sully-sur-Loire. Louis
XI chargea alors Tristan et maître Guillaume Cerisay de l'en tirer, de
crainte qu'il échappât, et de le conduire prisonnier au château d'Usson en
Auvergne. De grand bouteiller de France qu'il avait été, c'était être bien
déchu. Louis
ne perdait pas de vue les agissements de la cour de Bretagne. Il envoie donc
son trésorier Bourré en Anjou auprès du roi de Sicile et du marquis du Pont,
avec ordre, dans le cas où monsieur son frère et le duc de Bretagne
tenteraient d'entrer en Normandie et n'accepteraient pas la trêve, de faire
marcher le ban et l'arrière-ban de toutes les provinces de l'ouest depuis la
Saintonge, et de faire là une vigoureuse guerre ; enfin, dans le cas où ils
accepteraient l'armistice, il ordonnait de laisser les troupes réunies à
cause de la trop courte durée de cette suspension d'armes. De plus, à
l'amiral et à tous les capitaines de vaisseau, il commande de s'assembler
dans le pays de Caux, pour être prêts à marcher au premier signal. Ainsi,
avec la plus grande prévoyance, toutes les mesures étaient prises pour
arriver à son but. Le roi
continuait cependant de négocier avec la Bretagne, espérant, avec sagesse,
plus du temps que du sort des armes. Enfin, de ce côté on convint, le 13
janvier, d'une trêve finissant le 4er mars : le 20 février elle fut
prolongée. Il était dit que de part ni d'autre on ne se tendrait aucun piège
; que seigneurs et bénéficiers rentreraient dans leurs terres et dans leurs
bénéfices. Le roi ne tit point de traité séparé avec son frère. Mais tandis
que ces préliminaires pacifiques se poursuivaient, les ambassadeurs de
François Il, le vice-chancelier, maitre de Rouville, et le sénéchal de
Rennes, Olivier du Breuil, &engageaient pour lui à soutenir le roi
Édouard envers et contre tous ; et le 2 avril ils signaient à Londres un acte
par lequel Édouard promettait de fournir au duc trois mille hommes tout
équipés pour être employés contre le roi, à condition de partager les
bénéfices de l'entreprise. La perfidie de François II est manifeste. Ainsi,
quand Louis XI entrait en guerre, il ne pensait qu'à en sortir ; les princes,
au contraire, ne faisaient ni paix ni trêve qu'ils ne songeassent à
recommencer la guerre. Soit
par ses ambassadeurs à Londres, soit par Warwick, qui l'informait des plus
secrètes particularités de la politique, Louis XI n'ignorait rien des
démarches de ses adversaires. Il voyait les princes unis contre lui, comme
ils l'avaient été trois ans auparavant, et leurs cabales ne cessaient point.
Le 6 janvier même le duc breton avait osé offrir à Édouard, par écrit, de lui
remettre les places qu'il venait de prendre en Normandie ; et le bruit
courait au-delà de la Manche que la ligue actuelle était plus forte que la
précédente. Au surplus, Monsieur y passait pour un jeune écervelé ; et là
comme ailleurs on disait que les grands l'eussent voulu à la tête du royaume
pour tout gouverner à leur gré. Louis voyait très-bien aussi que le crédit
des Rivers leur suscitait un puissant ennemi, et qu'il n'avait rien à
craindre de l'Angleterre. Bien
que rassuré de ce côté, le roi ne néglige aucunes mesures de précaution. Il
tient son armée sur le pied de guerre ; et veut que dans tous les bailliages
les gentilshommes soient prêts à marcher. Dans le Bourbonnais il sait la
duchesse douairière fort animée contre lui. Sœur du duc Philippe, et mère
d'Isabelle de Bourbon, seconde épouse de Charles le Téméraire, elle était en
effet toute dévouée à la maison de Bourgogne, dont elle sortait. Ayant appris
qu'elle envoyait un de ses fils pour être à la tête des rebelles, Louis donne
ordre à Gaston du Lion d'arrêter ce prince : puis il dépêche à Jean II, duc
de Bourbon, Ivon du Fou, afin qu'en toute hâte il mette Moulins en parfaite
sûreté. Il lui mande de faire sortir de cette ville la duchesse douairière ;
dans le cas où il ne pourrait s'y résoudre, de remettre le château de Moulins
à l'amiral et au sénéchal de Saintonge, et de n'y souffrir ni l'archevêque de
Lyon ni aucun de ses autres frères, à cause des engagements pris par la
duchesse Agnès avec les ennemis de la couronne. Enfin le roi ôte le
gouvernement du château de Pierre-Encise à Oudille-des-Estoyers, qui s'était
trouvé au Pont-de-l'Arche avec ses adversaires, et il le donne à François
Roger, sénéchal de Lyon et bailli de Mâcon. Ces dispositions sont sévères, il
est vrai, mais le salut du pays en dépendait. Que
n'avait pas fait Louis XI en faveur de la maison de Savoie ? Cependant tous
les princes de cette famille, même la duchesse Yolande, sa sœur, se
prononcent contre lui. Philippe de Bresse gardait rancune de ses deux ans de
prison à Loches, qu'il avait cependant si bien mérités. Voyant donc le roi
harcelé par les ducs de Bourgogne et de Bretagne, il se mit de la partie ; et
très-secrètement, le 22 juillet 1467, par l'entremise de son envoyé Guillaume
de Luyrieux, il arrête à Bruxelles les bases d'une alliance avec les deux
ducs. Aussi Louis XI écrit-il à sa sœur, à la fin d'une lettre ; « J'ai
été averti d'aucune chose, dont, s'il est ainsi, je n'ai sujet d'être
content. » Il n'était pas leur dupe, ni là, ni l'année précédente, alors
qu'il donnait des passe-ports à Olivier de la Marche et à d'autres députés du
duc de Bourgogne pour passer en Bretagne afin d'y traiter d'un accommodement,
tandis qu'en réalité ils allaient se concerter pour lui faire la guerre. Mais
entre tant d'insatiables ambitions, la position était souvent difficile. Cependant,
si quelques-uns trahissent le roi de France, d'autres lui sont fidèles. Le
duc de Milan avait renoncé à tous traités qu'il pourrait avoir avec la maison
de Savoie, s'engageant même à marcher contre le comte de Bresse si celui-ci
ne tenait pas ses engagements avec le roi. Gaston de Foix promet à Louis de
le servir envers et contre tous, même contre Monsieur et contre le duc de
Bretagne, s'il le fallait. Les autres seigneurs du midi, qui n'avaient pas
gagné grand'chose à la ligue du bien public, hésitaient à entrer dans
celle-ci. Le roi n'oubliait point non plus d'entretenir de bonnes relations
avec son oncle René d'Anjou, et pour le dédommager de la reprise qu'il avait
faite en 1465 des droits de la couronne sur la ville de Gap, il venait de lui
accorder l'usage de sceller en cire jaune, privilège exclusivement réservé à
la royauté. Cependant,
pour éclaircir cette situation et décider enfin cette question d'apanage,
Louis XI résolut d'en appeler à l'opinion de la France. Réunira-t-il
seulement les grands du royaume, ainsi qu'il le fit trois ans auparavant ? Il
doit se souvenir sans doute de leur peu de scrupule à se tourner contre lui
après les plus belles protestations. Le roi soumettra donc le contrôle de ses
actes aux états généraux, c'est-à-dire à la plus grande manifestation
possible des sentiments de tous ses pays. D'ailleurs, à diverses reprises,
les princes ses adversaires les avaient réclamés ; il y consent. Louis XI
convoque donc à Tours, pour le mercredi lez avril prochain, toutes les
notabilités du clergé et de la noblesse qui ont coutume d'être mandées en
pareille occasion, et aussi les députés des bonnes villes de France, avec
promesse qu'ils s'en retourneront le 17 avril 1468. Plus
d'une fois, en de graves circonstances, les états généraux avaient été
convoqués. Ainsi, en avril 1302, les états où siègent déjà les députés des
bonnes villes relèvent, après la journée de Courtray,, les finances et
l'armée de Philippe IV, et déclarent que pour le temporel, c'est-à-dire pour
tout ce qui n'est pas directement de l'ordre spirituel, le roi ne relève que
de Dieu ; en 1328, ils décident, contre Édouard III, de l'hérédité de la
couronne en ligne masculine ; en mai 1359, ils affirment que la guerre est
préférable au morcellement de la France, et que le traité de Londres est trop
onéreux ; en décembre 4420, ils accordent des subsides, mais à peine ose-t-on
leur parler de l'odieux traité de Troyes, contre lequel on eut à enregistrer
la protestation de l'université ; enfin à Orléans, en novembre 1439, et plus
nombreux que jamais, ils votent la permanence de l'armée, réclamant en retour
les mesures du gouvernement pour répression de tous les désordres, résultats
de tant de guerres. Jetons
un regard rapide sur l'origine des états généraux. On a voulu les faire
dériver des assemblées dites du champ de mars et de mai, formées par
Charlemagne. Sur ce point le président Savaron ne dit qu'imparfaitement la
vérité. Il faut évidemment remonter plus haut pour en retrouver les premières
traces. Les
Scandinaves, les Francs et les Germains avaient eu leurs réunions publiques
ou covenants. L'empire même établit alors dans tout l'occident des assemblées
gallo-romaines, mais purement consultatives, comme était naguère vis-à-vis de
l'Angleterre le parlement ionien. Sous
les deux premières races la morale chrétienne, les lumières et l'ascendant
des évêques avaient profondément modifié les usages et les lois des
vainqueurs et les vaincus. Ils en ont tous également profité. Leurs
assemblées publiques, d'ailleurs fort irrégulières, subirent la même
influence. Au
midi, d'autres peuples, les Burgondes et surtout les Visigoths, s'unissent
aux races gauloises ou celtiques, qui plus directement ont connu, pratiqué et
conservé les coutumes et les lois romaines. Pour ceux-ci le peuple-roi
gardait encore tout son prestige ; en lui succédant ils cherchaient à en
copier la jurisprudence et l'administration, deux points où il excellait. Sénèque,
on le sait, fut à Rome contemporain de saint Paul. Dès lors on prenait goût
aux vertus chrétiennes ; et Athénagoras, en parlant des chrétiens à
Marc-Aurèle, loue le silence de leurs esclaves, comme preuve du bon
traitement de leurs maîtres et de leur humanité. Là, au paganisme succédait
insensiblement une sorte de philosophisme abstrait, qui n'est pas encore
l'esprit de charité, mais, du moins en approche. Alexandre Sévère ne
faisait-il pas graver partout cette maxime : « Ne faites pas à autrui ce que
vous ne voudriez pas qu'on vous fit. » Grâce à Placidie sous Valentinien
III et à Théodora sous Justinien, les lois romaines prirent, dès le cinquième
siècle, la douceur des mœurs chrétiennes[6]. Suivant
une belle expression[7], « la gloire du christianisme
c'est d'avoir fait une gerbe éblouissante des lueurs disséminées, inaperçues,
qui serpentaient au fond des traditions antiques ; c'est d'être la religion
des religions. Toute sa défense contre le judaïsme et le paganisme devrait
être que ce qui est divin dans ces deux grandes formes religieuses est
précisément ce qui s'y trouve de chrétien. » Depuis
Tribonien et Théophile l'influence du christianisme fut de plus en plus
marquée. Le mariage rendu indissoluble, l'émancipation de la femme,
l'adoucissement de l'esclavage, la suppression des expositions, la protection
de l'enfance, l'extension des affranchissements, les traditions de
l'enseignement, furent ses premiers bienfaits. Ces germes d'une civilisation
nouvelle étaient entretenus, propagés par les conciles, sans doute en tout
lieu, mais plus spécialement dans les pays de droit écrit. Comment
les, peuples n'auraient-ils pas reconnu l'ascendant de cette force
civilisatrice, personnifiée dans les évêques et dans le clergé, alors seul
dispensateur de l'instruction ? Aussi sont-ils universellement regardés comme
les organes les plus vénérés de l'opinion, et partout les conciles
s'immiscent plus ou moins directement dans les affaires de l'ordre civil. Que
d'exemples nous en pourrions citer : Au cinquième siècle, les esclaves
subissaient encore les plus indignes traitements. Salvien nous montre
l'Église intervenant de tout son pouvoir en faveur du faible. Les païens
avaient des lois qui défendaient de tuer les esclaves, mais depuis longtemps
elles étaient tombées en oubli. « Quiconque aura tué son esclave sans
l'intervention d'un juge, dit en 506 le concile d'Agde, sera excommunié ou
subira une pénitence de deux ans. » Si, de
590 à 604, saint Grégoire Ier impose des peines au refus de devenir chrétien,
la prison pour l'homme libre, le bâton pour l'esclave, en retour il
affranchit lui-même tous ses esclaves. Ne voit-on pas saint Exupère, évêque
de Toulouse, vendre ses vases sacrés pour les racheter ; saint Paulin se
soumettre lui-même à l'esclavage pour la délivrance de ses frères, et saint
Éloi faire un semblable usage des richesses de son église, de Noyon ? Pour
maintenir les droits sacrés de la famille et empêcher que le mari Ite soit
plus séparé de.sa femme et de ses enfants, Charlemagne, dans son capitulaire
de 779, défend la vente des esclaves hors de la présence de témoins
considérables, et au premier rang il place l'évêque, le comte et
l'archidiacre. L'immixtion
des interprètes de la religion dans les affaires civiles s'accrut
insensiblement presque autant au nord qu'au midi. Sans doute l'Église se
conforme partout à l'ordre civil établi, mais sans cesse elle travaille à
l'améliorer. Elle s'en montre toujours préoccupée dans l'intérêt des peuples,
et cette ingérence est de siècle en siècle plus prononcée. Le pouvoir de
l'évêque gallo-romain s'était incessamment accru par le besoin d'une
protection ; ensuite à son pouvoir religieux il avait joint, comme défenseur
de la cité[8], la puissance municipale et
politique. Les
assemblées laïques du code théodosien étant tombées en désuétude, les
conciles provinciaux, à cause de la complication des intérêts, furent
composés d'évêques et de grands, ou mi-parties d'ecclésiastiques et de laïcs,
ainsi qu'on le voit dans l'assemblée d'Aire, qui en 506, par ordre d'Alaric
II, prépara un résumé des lois théodosiennes, pour être la loi des Visigoths. Il y
eut donc des conciles mixtes, réglant autant le temporel et le civil que la
discipline religieuse, et à tel point qu'en 615 le concile de Paris, dit
général, où siégeaient soixante-dix-neuf évêques, a édicté quinze articles de
loi. Ces articles, rendus obligatoires par un décret de Clotaire II, Sirmond
et Baluze les citent, l'un comme canons d'un concile, l'autre comme texte de
capitulaires. En 633,
le quatrième concile de Tolède de soixante-deux évêques et présidé par
Isidore de Séville, retire l'élection des rois aux peuples pour l'attribuer
aux évêques et aux grands. On constate que sur treize canons faits en 683 par
les quarante-huit prélats du treizième concile de Tolède, environ la moitié
regardent les intérêts temporels. Au seizième concile de Tolède en 693, à
côté de soixante évêques, siègent seize comtes et le roi Égica, et on y
condamne Sisbert de Tolède comme conspirateur. Ne voit-on pas le cinquième
des huit statuts du concile de Metz en '753 régler le poids de la monnaie ;
et à Dingelfing en Bavière, le duc Tassillon et les seigneurs laïcs, réunis
aux évêques, réglementer à la fois en 772 les affaires ecclésiastiques et
civiles ? Dès la
fin du septième siècle jusqu'à la fin du huitième, et encore plus tard, en
Angleterre et en Germanie, aussi bien qu'en Espagne et en Gaule, les grands
seigneurs prennent place à côté des évêques et décident ensemble de matières
de l'ordre temporel. Mais c'est surtout à partir de 780, que les conciles
mixtes sb multiplient. Ainsi
se montrent clairement la véritable origine, l'inspiration réelle de ces
grandes assemblées de Charlemagne où, à côté des prélats, siégeaient
l'empereur et ses grands officiers pour édicter ses immortels capitulaires.
Ce n'est pas que Charlemagne lui-même me comprît la nécessité d'une
séparation entre les pouvoirs réglant le spirituel et le temporel, deux
ordres de faits qui peuvent bien avoir une origine commune, mais ne sont pas
moins fort distincts : en effet, en 813 il ordonne de tenir cinq conciles sur
divers points de son empire, en vue des réformes exclusivement religieuses.
Mais ses successeurs ne surent pas lui ressembler, et le 16 juin 829 le
concile de Paris fit inutilement une enquête sur la confusion qui existait
entre les deux ordres d'idées et de pouvoirs. L'usage
des conciles mixtes, surtout pour les intérêts locaux, se prolongea bien
au-delà de ce grand règne. Le concile d'Attigny alla loin en imposant une
pénitence publique à Louis le Débonnaire, bien que six ans après, en 835, il
ait été réhabilité par celui de Thionville. D'un
autre côté, un concile de Rome du 15 novembre 829 ordonne, à l'exemple de
Charlemagne et comme cela se pratiquait déjà dans les abbayes de Saint-Martin
de Tours depuis Alcuin et de Saint-Denis depuis Fulrade, que dans la maison
de l'évêque, et partout où besoin serait, des maîtres soient établis pour
l'enseignement de la grammaire et des saintes Écritures. Or, ce qu'on
appelait grammaire c'était l'étude des lettres et de la' philosophie. Pour
n'en citer qu'un seul exemple, on voit l'archevêque de Tours, Hérard, dans
les statuts qu'il crée pour son église à la suite d'un synode, demander que
les prêtres ouvrent, autant qu'ils pourront[9], des écoles auprès d'eux, et
qu'ils aient des livres bien corrigés... Il veut encore avec raison que pères
et parrains soignent[10] l'éducation de leurs enfants et
pupilles ; tant la religion a toujours consacré tout vrai progrès. En 839,
c'est dans le concile de Châlons que Louis Ier explique aux prélats et aux
seigneurs son motif de donner l'Aquitaine à son fils Charles plutôt qu'aux
enfants de Pépin. En 841, c'est au concile dit de Germanie qu'on décide, en
présence et en faveur de Louis le Germanique et de Charles le Chauve, que la
victoire de Fontenay est le jugement de Dieu. Enfin l'immixtion des conciles
dans les grandes questions politiques ne saurait être plus frappante,
puisqu'ils vont jusqu'à décider de la succession à la couronne, et que
presque tous, même celui de Pitres en 829, dressent des canons ou capitules
sur les affaires de l'Église et de l'État. Cette
haute influence du clergé et surtout des évêques dans leur ville épiscopale,
au point d'y réunir, comme princes ou comtes, le pouvoir civil à l'autorité
spirituelle, et par suite la vénération qu'on leur portait en tout lieu,
n'ont rien de surprenant. Élus d'abord, à la vacance de chaque siège, par une
sorte de suffrage universel des fidèles et du clergé, ils étaient partout les
hommes non-seulement les plus pieux et les plus éclairés, mais les plus
notables et les plus savants. Lorsque plus tard le saint-père, non content de
ratifier leurs élections, les désigna lui-même en grande partie, continuant
les traditions du passé, il eut soin de faire tomber son choix sur les plus
qualifiés et les plus capables. Quand on observe cette belle suite des évêques
dans chacune des circonscriptions métropolitaines, que l'élection-se fût
faite par les chanoines ou par le souverain pontife, on voit toujours siéger
des érudits, docteurs ou au moins licenciés ès lois canoniques ou civiles, et
renommés, parfois, comme professeurs. Citons Pierre d'Ailly, évêque de
Cambray, le savant chancelier de l'université de Paris, l'ami de Gerson, qui
avec tant d'ardeur travailla à Pise à l'extinction du schisme : Guillaume
Fillâtre, cet archevêque d'Aix, habile dans le grec et les sciences
mathématiques, dont on possède la traduction de plusieurs livres de Platon ;
et aussi son homonyme, évêque de Tournay en 1460, qui fit l'éloge de Philippe
le Bon et glorifia la Toison d'or. Cette distinction du haut clergé jusqu'au
quinzième siècle inclusivement, et qui s'étendait aux abbés et autres
dignitaires ecclésiastiques, contribuait à l'influence du christianisme sur
toutes nos institutions naissantes, qu'elles fussent politiques, civiles ou
judiciaires. Par la
faiblesse des Carlovingiens, la féodalité, issue des grandes charges et des
concessions territoriales dont l'hérédité fut usurpée, s'était établie et
développée. Elle avait donné naissance à la troisième dynastie. Comme les
comtes et barons dans leurs terres, les évêques, comtes, barons et pairs,
étaient souverains dans leurs cités épiscopales, et devinrent aussi aux
dixième et onzième siècles, des seigneurs féodaux.
Au surplus, ce système hiérarchique et gouvernemental, loin d'être nouveau,
avait été importé en Italie par les Lombards. L'autorité
directe du roi, limitée à ses propres domaines, n'obtenait plus alors des
autres seigneurs qu'une subordination nominale. Le monarque se vit obligé de
compter avec eux ; et c'est à cette situation précaire que les grands vassaux
apanagistes eussent voulu, au quinzième siècle, ramener la couronne. En cet
état de choses, la royauté, comme on sait, sentit la nécessité d'un
contrepoids contre les intérêts féodaux qui ne cessaient de grandir. Les
communes, tout en réclamant protection pour elles-mêmes, lui vinrent en aide,
et Louis le Gros indiqua le moyen de tirer parti de cette situation.
« Toutes les associations locales de paysans et de cultivateurs eurent
leurs libertés et privilèges[11] une fois rachetés par de
l'argent et des services. Ils élurent leurs échevins, leurs maires : la
commune eut divers revenus. Il y avait un certain amour de la paroisse.
Souvent elle plaidait en parlement contre ses anciens seigneurs. » Louis
XI connaissait toutes ces vicissitudes de la souveraineté. Il savait tous les
efforts de ceux qu'il aimait à nommer ses antécesseurs pour sauvegarder les
droits de la royauté. En effet, quand la couronne crut utile de consulter
l'opinion, elle appela à elle les prélats, les grands et les principaux
officiers qu'elle croyait dignes de sa confiance : tels furent d'abord les
états. Par la suite les députés des bonnes villes ayant été aussi convoqués,
les communes eurent ainsi leur part de représentation. A
l'imitation des conciles, qui souvent s'immiscèrent dans des intérêts
purement temporels, les états plus d'une fois se mêlèrent de discipline
ecclésiastique. Non-seulement au quinzième siècle les évêques y furent admis
; mais en l'absence du chancelier ou d'un délégué spécial de la couronne, ils
étaient ordinairement présidés par un évêque. Ainsi, comme les grandes
assemblées de Charlemagne, les états dérivent aussi des conciles sans que
ceux-ci aient cessé d'exister. Lorsque,
par suite de la bulle ausculta fili... Philippe le Bel présida la
noblesse, le clergé et le tiers réunis en grand conseil pour la première fois
en 1302[12], alors les états remplacèrent
les anciennes cours plénières. L'élection avait lieu par une sorte de
suffrage universel plus ou moins direct, ainsi qu'on procédait pour les
représentants du clergé. Ici le roi crut, on feignit de croire, son temporel
menacé par le pape. Il n'y eut qu'une séance, et, selon son désir, on conclut
par un appel au futur concile. Plus tard, en mai 1308, pour l'assemblée de
Tours, les villes de tout le royaume se trouvèrent encore représentées aux
états où, comme on sait, les templiers furent déclarés coupables ; opinion,
du reste, repoussée par Clément V à Poitiers, et en 1311 par le concile de
Vienne. Ainsi ce prince abusa de l'appui qu'il trouvait dans la fidélité de
la nation. Les
états naissent donc aussi clairement des conciles qu'il est certain que le
gouvernement de la commune dérive de l'administration des anciens curiales
qui s'étaient maintenus dans les villes notables du midi, c'est-à-dire
l'ancienne province de Rome. Ainsi qu'il y avait des conciles provinciaux,
nationaux et œcuméniques, les états furent plus ou moins circonscrits : ceux
des provinces sont les plus fréquents à cause de la difficulté des
communications. Parfois ils embrassent une zone entière, comme ceux de
Languedoc et de langue d'oïl, correspondant aux pays de droit écrit et de
droit coutumier. En ce
temps-là, les convocations étaient directement adressées « par lettres
patentes ou par lettres closes du roi aux grands feudataires et aux prélats[13]. Les baillis royaux en
envoyaient des copies aux villes importantes du domaine, aux seigneurs d'un
degré inférieur et au clergé. » Entre
les circonscriptions territoriales les limites ne sont guère plus précises
qu'entre les attributions politiques et judiciaires, et aussi entre les
juridictions spirituelle et temporelle. Du chaos où l'on était tombé au
cinquième siècle il resta longtemps une confusion générale de tous les
droits. En effet, au quinzième siècle on ne distinguait pas encore très-bien
le pouvoir qui fait la loi de celui qui l'exécute. Ainsi, dans la Bretagne
qui fut la moins accessible à l'influence étrangère, les états concouraient
alors à la création de la loi, à la levée des subsides, à l'organisation de
la force armée, aux principaux actes de l'administration publique. C'était
encore le grand conseil, comme du temps de Philippe le Bel. Ils tenaient lieu
pour les appels de haute cour judiciaire : en sorte que les historiens
bretons y voient à la fois un parlement ou des états, et leur appliquent
indifféremment les deux noms. A cette
époque les grands vassaux furent contraints de reconnaître[14] la supériorité de la cour du
roi et de souffrir que leurs sentences et celles de leurs juges fussent
réformées par le parlement. Parfois ils obtinrent comme une faveur que leurs
sujets ne pussent recourir au parlement que par voie d'appel, pour déni de justice
ou pour des cas royaux, tels que port d'armes ou luttes sanglantes donnant à
craindre pour la sûreté générale. On reconnut même_ que le roi pouvait être
juge en sa cause. Il fut
encore admis en principe que le roi seul pouvait anoblit ; qu'il rie rendait
pas hommage en personne ; que la cour du parlement avait non-seulement la
connaissance de certaines causes concernant les pairs, mais aussi la décision
des cas où la cour des pairs est compétente. On se croit même autorisé à
penser que les nobles, pour maintenir leur influence contre les attaques
incessantes de Philippe le Bel, formèrent avec les bourgeois et le peuple de
leur voisinage ou de leur dépendance, des ligues qui durent faire opposition
aux projets de la royauté, comme fut en 1314 le vote de l'impôt pour la
guerre de Flandre, et qu'il en résulta dans certaines provinces une sorte de
représentation permanente des intérêts populaires[15]. Alors
l'autorité royale était en progrès : peut-être même y eut-il abus de cette
autorité. Mais ensuite, pendant la longue lutte dynastique des maisons de
France et d'Angleterre, et les guerres civiles dont elles furent compliquées,
il y eut au détriment de la couronne beaucoup d'empiétements féodaux, qu'il
fallut à la fin, après bien des atermoiements, réprimer même par la force.
Telle fut la mission dont l'aristocratie sut si mauvais gré à Louis XI. Elle
eut grand tort ; car là rien n'était du choix de ce prince. Il trouva son
devoir tout tracé, et il le remplit. Louis
XI a parfaitement connu tout ce que l'autorité peut puiser de force dans
l'adhésion de l'opinion et la manifestation du droit. De là les longs
mémoires qu'il fait rédiger par ses plus habiles légistes pour résoudre la
question si délicate de son apanage du Dauphiné, celles des relations avec
Rome, de la régale, des devoirs féodaux et du droit international ; de là les
instructions si développées qu'il donne toujours à ses ambassadeurs dans les
négociations les plus difficiles. Souvent aussi on l'a vu réunir plusieurs
assemblées de notables, et sur chaque différend procurer ainsi à des
commissions compétentes la lumière d'une discussion contradictoire. Nul n'a
consulté l'opinion publique plus souvent. En Dauphiné, en Languedoc, en
Normandie, les états continuent leurs réunions périodiques et y décident des
plus grands intérêts de chaque contrée. L'élément aristocratique dominait
surtout dans les assemblées provinciales. Ce sont celles-là et celles des
sénéchaussées[16] que le roi convoqua le plus
souvent. L'on compte sous son règne, assure-t-on, quarante-sept de ces
réunions politiques ; ainsi fit-il, comme on l'a vu, quand il s'est agi de la
régale de Bretagne. Après
l'adoption d'une armée permanente, en 1439, il fut dit dans l'assemblée que
la taille de 1.200.000 livres nécessaire pour solder ces troupes serait
perpétuelle ; et il fut sous-entendu qu'il n'y aurait point lieu chaque fois
de réunir [les états pour la voter. D'ailleurs, à cause de la difficulté des
communications, les convocations générales se réalisaient péniblement, et les
discussions calmes et modérées y étaient rarement possibles. Aussi
devinrent-elles plus rares. Mais Louis XI, dans les plus graves occasions,
voulut s'appuyer de leurs -suffrages, préférant avec raison le droit à la
force. « A commencer la guerre et à l'entreprendre[17] se faut point tant hâter et
l'on a assez le temps... Les rois en sont plus forts quand ils
l'entreprennent du consentement de leurs sujets.... Lorsqu'il s'agit de se
défendre, on voit venir cette nuée de loin ; et à cela ne doivent de bons
sujets rien, plaindre ni refuser. » Sages maximes politiques, si bien
pratiquées en Angleterre ! Louis
XI, sûr de son droit, le soumit donc au contrôle de l'opinion. Trois
questions faciles à décider par oui ou non se présentaient ici : 1° Les ducs
de Bourgogne et de Bretagne doivent-ils, comme les autres, obéissance au roi,
et peuvent-ils appeler à eux le secours de l'étranger ? 2° La Normandie
peut-elle être aliénée ? 3° Le roi a-t-il suffisamment pourvu à l'apanage de
son frère ? Les
apanages des princes avaient toujours été trop considérables : c'était la
plaie actuelle. Toujours aussi les rois réglèrent cette affaire en famille et
de leur propre volonté. Dès que Louis XI eut la couronne il avait
spontanément, comme on sait, donné à son frère, encore trop jeune, un fort
bel apanage : et selon l'usage il règle de droit la chose de sa pleine
autorité. Après
avoir ressaisi les droits de la couronne, si méconnus par le traité de
Conflans imposé de force au roi, Louis XI en appelle aux états généraux pour
apprécier sa conduite. Il leur demande la sanction de ce qu'il a fait et de
ce qu'il veut faire. Peut-être son frère comprendra-t-il qu'il lui faut
renoncer à la Normandie ? Pour les ducs de Bourgogne et de Bretagne, on avait
grand sujet de craindre leur résistance, si la décision arbitrale ne leur
était pas favorable. Malgré
l'assertion de plusieurs historiens, tout porte à croire qu'en cette
circonstance les élections se firent sans pression royale. « A Poitiers,
dit-on, les suffrages pour la nomination des députés furent très-libres[18]. » Nulle part nous n'avons
vu que partout ailleurs il en ait été autrement. Le 6
avril 446â, avant Pâques, les états s'assemblèrent donc à Tours dans la
grande salle de l'archevêché. Le roi les préside en grand costume, portant
une robe de damas blanc broché d'or fin, et assis sur un fauteuil élevé de
trois degrés dans la première enceinte au-dessus des autres. Debout auprès de
lui sont Messieurs de Nevers et d'Eu ; à droite le comte de Foix. A une
certaine distance, sur deux sièges, sont à droite et à gauche le cardinal
Balue, évêque d'Angers, et le duc d'Anjou, roi de Sicile et de Jérusalem.
Dans la seconde enceinte, un peu moins élevée, étaient les princes et
seigneurs du sangle chancelier Guillaume Juvénal des Ursins ; son frère, Jean
Juvénal, archevêque de Reims, d'autres prélats et le greffier. Entre les deux
parquets siègent en face du roi[19], à droite cinq pairs
ecclésiastiques, à gauche cinq grands officiers de la couronne. Sur le
troisième parquet se placent les barons, comtes et seigneurs, dont plusieurs
se faisaient représenter par procuration. L'espace qui restait libre était
occupé[20] par cent quatre-vingt-douze
députés envoyés par soixante-quinze villes, non par soixante-quatre, comme on
l'a dit. Il n'y avait donc point encore eu d'états aussi nombreux, aussi
réellement généraux. On y remarquait l'absence du comte du Maine, des ducs de
Calabre, de Bourbon et de Nemours. Le prince de Piémont, dans la première
jeunesse, s'assit aux pieds du fauteuil du roi et derrière celui -de René,
roi de Sicile ; le comte de Dunois, grand chambellan de France, prit place
sur un petit siège : malgré l'affaiblissement de sa santé, il tint à honneur
d'y assister et on dut l'y transporter à bras. Le connétable siégeait sur un
banc de la droite, auprès du chancelier et du patriarche de Jérusalem, Louis
d'Harcourt, évêque de Bayeux. Quand
tout le monde fut à sa place, le chancelier se leva, prit la permission du
roi et exposa la situation. Après avoir loué la fidélité de la nation de
France à ses rois, il montra ce que Louis XI, depuis son avènement, avait
fait de bien au royaume. En ce moment même ne donnait-il pas à ses peuples
une grande preuve de confiance ? Il les consultait sur les plus importantes
affaires de l'État. L'orateur n'eut pas de peine à démontrer le danger qu'il
y aurait à donner à Monsieur la Normandie pour apanage. Il expliqua les
ligues qui s'étaient formées pour la réalisation de ce funeste projet : or
c'est sur ce point qu'il les prie spécialement de donner leur avis. Le
premier-acte des états fut de remercier le roi et de lui témoigner leur
entier dévouement à le servir ; puis l'archevêque duc de Reims, Jean Juvénal,
l'un des hommes les plus vénérables de ce temps, fit un long discours où il
parla du devoir des souverains de réformer les abus qu'ils connaissent, du
désordre qui s'était introduit dans le cours des monnaies, du luxe qui lui
semblait excessif, de l'or et de l'argent sortant du royaume pour prendre,
malgré les injonctions royales, le chemin de l'Italie, de l'urgence de porter
remède à ces désordres et à d'autres. On remarque ce passage de son discours
sur l'économie des deniers publics : « Quand Philippe le Hardy vint voir à
Paris Charles V son frère, celui-ci lui fit payer mille livres pour sa
dépense. Aujourd'hui, dit-il, on donne des 40.000 livres à des hommes et même
à des femmes. » Reproches qui ne s'adressaient évidemment qu'à la conduite de
Charles VII et de François II, et ne sauraient atteindre Louis XI, qui, sauf
ses dons aux églises, ne dépensait que par nécessité d'état et fut toujours
pour lui d'une économie reconnue. « Enfin, ce qu'il ne faut pas,
ajoute-t-il, c'est une paix forcée et non tenable. » Des
plaintes s'élevèrent aussi sur les dévastations commises par les troupes dans
les campagnes, sur l'administration de la justice et des finances. Ces
désordres, on le savait, ne pouvaient être attribués qu'à l'état de guerre
dont les seigneurs avaient pris l'initiative. Toutefois le roi promit de
remédier à ces abus ; il pria même l'assemblée de nommer des commissaires
pour arriver plus sûrement à la connaissance exacte et à la répression du mal
dont on se plaignait. Ils élurent donc le cardinal Balue, les comtes d'Eu et
de Dunois, l'archevêque de Reims, l'évêque de Paris, quelques autres
personnages et un délégué des principales villes. Cette commission fut aussi
chargée de notifier aux princes les plus intéressés en cette affaire les
décisions des états. En fait
d'apanage, ils limitèrent le droit actuel aux proportions marquées par
l'ordonnance de Charles V : ils décidèrent, d'après l'opinion vivement
soutenue par le patriarche Louis d'Harcourt, que la Normandie ne pouvait être
séparée de la couronne[21] ; que réunie de fait à la
France par Philippe-Auguste, et de droit par édit du roi Jean, de novembre
4361, elle n'avait pu être cédée. Ici les états rappellent que Philippe le
Bel, en donnant le Poitou en apanage à son fils, avait stipulé le retour à la
couronne, faute d'héritiers mâles. Ils ajoutèrent que le roi pouvait s'en
tenir à la règle tracée par le sage roi Charles V sur les apanages des fils
de France (12.000 livres de rente en terres) ; que toutefois s'il plaisait au roi de donner à
son frère jusqu'à 60.000 livres, « ce serait sous toute réserve et sans tirer
à conséquence pour l'avenir ». Les délégués qui assisteront aux conférences
de Cambrai, car le duc de son côté avait aussi rassemblé là les états de
Bourgogne, lui remontreront que le roi doit se conformer aux décisions
ci-dessus énoncées, et engager Monsieur à se contenter de l'apanage qui lui
est offert. Les
états pensent aussi que le duc de Bretagne, en déclarant la guerre et en
occupant plusieurs places en Normandie, a manqué gravement au roi ; que s'il
a promis d'introduire les Anglais dans le royaume, le roi doit s'y opposer
par tous les moyens ; que si le duc ne se rend pas au langage de la raison,
les états donnent au roi tout pouvoir pour le contraindre ; qu'enfin si le
duc de Bretagne, ou Monsieur, ou tout autre, ose porter les armes contre la
France, Sa Majesté est autorisée pour les réduire à prendre toutes les
mesures conseillées par la prudence, « sans qu'il soit besoin de convoquer
l'assemblée, chose toujours longue et difficile à cause des distances. » Cette
dernière résolution consacrait une fois encore l'usage qui s'était introduit
depuis l'ordonnance de 1439 faite aux états d'Orléans sur la perpétuité des
subsides, comme conséquence de la permanence de l'armée. De plus, tout en
louant les preuves de zèle données par le roi pour mettre bon ordre à
l'administration de la justice, ils déclarent que le duc de Bourgogne devait,
de son côté, s'y fort employer, « tant à cause de la proximité de son lignage
avec le roi, que comme pair de France ». Ainsi
voit-on les états indiquer aux seigneurs leur devoir envers la couronne.
Forts du concours de la royauté, qui n'avait pu jusqu'ici, et pour plusieurs
causes déjà connues, prévaloir sur les barons par la politique ni par la
force, ils donnent en retour à celle-ci, par la sympathie des communes
qu'elle a affranchies et des bourgeois qu'elle a constitués, un ferme appui
contre les envahissements de l'aristocratie apanagée. De cette puissance
nouvelle, dont on ne pressentait alors que les bienfaits, il nous restait à
en apprendre les dangereux excès. Mais en ce moment les états ne songeaient
qu'à subordonner le pouvoir des seigneurs à l'autorité du roi. Aussi
soutient-on avec raison « que ce vote de 1467[22] avait eu une grande importance
et que la représentation du tiers état y avait beaucoup contribué ». Dans
cette session, les séances où l'on traita de tout ce qui était d'un intérêt
actuel furent présidées, en l'absence du roi, par René d'Anjou, parfois aussi
par le cardinal Balue, premier ministre, et durèrent jusqu'au 14 avril, jour
du jeudi saint. Il y avait de chaque cité, assure-t-on[23], un homme d'Église et deux
laïcs ; et les députés, au lieu de donner leur avis par corps et à part,
votèrent ensemble et parurent confondus comme envoyés des villes. « Chacun
dans l'assemblée[24] célébrait à l'envi les louanges
du roi », et un autre historien encore moins favorable à Louis XI dit à cette
occasion : « Le menu peuple vit constamment en lui l'ami de la paix et
l'adversaire de cette noblesse dont on était depuis si longtemps opprimé. »
Si telle fut alors l'opinion populaire, c'est de nos jours celle des grands
qui s'y est substituée. En résumé, par une déclaration très-explicite, les
états approuvèrent ce qu'avait fait le roi, donnèrent beaucoup d'éloges à sa
fermeté[25] aussi bien qu'à la sagesse de
ses vues, témoignèrent hautement de leur zèle éclairé pour la chose publique
et de leur dévouement à sa personne. Après
les conclusions ci-dessus énoncées, si bien d'accord avec ses idées, le roi
s'en alla de Tours à Amboise. Les délégués chargés de les notifier à Cambray
furent le connétable, le duc-évêque de Langres, Jean Dauvet, premier
président, le comte de Tancarville et Guillaume Cousinot, bailli de
Montpellier. Ils engagèrent le duc de Bourgogne, au nom de la paix, à
souscrire aux décisions des états ; mais alors, assure-t-on, ils furent mal
accueillis et même témoins d'un de ces emportements contre le roi si familiers
au duc. Sa colère cependant ne l'empêchait pas tout à fait d'apprécier la
raison et le bon droit de Louis XI, et surtout sa prudence, car la trêve
étant près d'expirer, le roi se croyait obligé d'être toujours en armes. Pour
ces raisons, le 26 mai, à Bruges, la trêve fut prolongée jusqu'au 15 juillet,
Louis ayant consenti à payer à Monsieur quatre mille livres par mois jusqu'à
ce que l'apanage fût réglé. Toutefois on se réservait de rompre l'armistice
le 22 juin, si l'on se prévenait réciproquement ; mais alors, au contraire,
on le prolongea jusqu'au 1er août par l'entremise de Guyot Pot, gouverneur de
Blois. Le duc
Charles croyait voir dans le présent et dans l'avenir le succès de tous ses
désirs. Il venait justement de tenir avec éclat dans l'église de Notre-Dame
de Bruges, les 7, 8 et 9 mai, un chapitre solennel de l'ordre de la Toison
d'Or. Là furent présents en personnes ou par procureurs vingt-trois
chevaliers, en y comprenant les dix que Charles nomma, et parmi lesquels
figurait Philippe de Bresse. Il n'y manqua que le comte de Nevers, déclaré
exclu comme coupable de plusieurs cas de sortilège. On admit à l'offrande les
procureurs des sires de Croy et de Chimay, et de Lannoy, leur neveu ; mais on
les fit citer pour le mois d'août suivant. C'était toujours quelque nouvelle
affaire découvrant la haine que le roi d'un côté et les princes de l'autre se
portaient mutuellement. On n'entendait parler que de soupçons et
d'accusations de complots pour arriver à l'enlèvement ou à l'empoisonnement
du roi, et dans ce moment même une action de ce genre était on-verte devant
la justice de Poitiers. Alors
aussi le duc de Bourgogne venait d'obtenir la main tant désirée de madame
Marguerite d'Yorck, sœur du roi d'Angleterre. Elle débarqua le 25 juin ; le 2
juillet 1468 ce mariage tout anglais fut célébré en grande pompe, et Louis XI
envoyait à Bruges pour y porter ses félicitations Charles de Bourbon,
archevêque de Lyon. En cette circonstance le duc Charles reçut de son
beau-frère Édouard IV l'ordre de la Jarretière. C'était encore une nouvelle
complication sous le régime féodal, puisque le duc se trouvait ainsi engagé
par serment envers les deux rois. Louis
XI venait aussi, par une alliance, de resserrer ses liens avec le jeune duc
de Milan. Il n'ignorait rien des intrigues de la maison de Savoie avec ses
adversaires ; aussi envoya-t-il à Asti Gaston du Lion, pour y observer ce qui
se passait et empêcher cette puissance d'entrer dans une nouvelle ligue
d'Italie. On n'eut d'ailleurs qu'à modérer le zèle de Galéas : ce prince
songeait alors à épouser Bonne de Savoie, sœur de la reine, et élevée à la
cour de France. C'est à Montrichard, le 25 mars, que la demande en est faite
à Louis XI et que les conditions du mariage en sont réglées par lui. Le 2 mai
suivant, la duchesse douairière de Milan, Blanche Visconti, ratifia le
contrat, et le 10 le mariage fut célébré à Amboise par le cardinal Balue, en
présence du roi et de la reine. Galéas renouvela ses traités avec la France
et ses promesses de services. La
perspective de luttes nouvelles, que les hostilités persistantes des ducs
faisaient pressentir, n'empêchait pas que l'on ne songeât encore aux fêtes,
tant on était habitué à ces violences I Malgré le deuil causé par la mort
récente de dame Ambroise de Loré, épouse du prévôt de Paris, Robert
d'Estouteville, femme d'une rare distinction et regrettée de tous, des joutes
furent faites à Paris devant l'hôtel du roi dit des Tournelles, « par quatre
gentilshommes de guerre de la compagnie[26] du sénéchal de
Normandie ». Ceux-ci ayant fait publier qu'ils se trouveraient là pour
attendre tout venant, plusieurs se présentèrent, et parmi d'autres nobles
hommes de la compagnie de Joachim Rouhaut vint un nommé Jean Baguier, fils
d'un conseiller de Normandie. Il rompit cinq lances aux grands
applaudissements des dames, et s'y acquit grand honneur ; puis Jean de
Louviers, échanson du roi, jouta et se conduisît si vaillamment qu'il eut le
prix. Rien n'arrêtait ces sortes d'exercices, et huit jours auparavant il y
avait eu à Bruges, en présence du duc de Bourgogne, des joutes splendides où
le prix fut remporté par un noble champion, nommé Jérôme de Cambray,
également né à Paris. Après
les fêtes, le roi se rendit à Amboise avec les trois frères seigneurs de
Bourbon, de Lyon et de Beaujeu. Bientôt il fit publier à Paris que le 8
juillet les nobles et gens de guerre se trouvassent prêts à aller où il
serait ordonné par le roi. Il restait, en effet, à faire respecter les
décisions des états généraux, et aucun prince n'en témoignait le bon vouloir.
Le duc de Bretagne les méprisait même ouvertement ; car, par le traité qu'il
venait de faire avec Édouard IV et ses offres de livrer à l'Angleterre les
villes françaises en son pouvoir, ne se rendait-il pas coupable ainsi du cas
de félonie précisé par les états ? Dès
l'expiration de la trêve, le roi fit donc marcher ses troupes contre les
villes normandes encore au pouvoir des Bretons ; Bayeux, Coutances et
plusieurs autres places furent promptement reprises ; mais Caen ne put
rentrer en la main du roi, à cause d'un renfort bourguignon que le bailli de
Saint-Omer venait d'amener à la garnison. D'un autre côté le marquis du Pont,
chef de l'armée des marches d'Anjou et de Poitou, entra résolument en
Bretagne, s'empara de Chantocé, et alla assiéger Ancenis. Une lettre du sire
de Monglat au seigneur du Plessis[27] rend compte de ce siège. Alors
Louis XI confisque les seigneuries que possédaient en France madame de
Villequier, favorite sans retenue de François II, après l'avoir été de
Charles VII, et il les donne à Tanneguy du Châtel, qui, ayant quitté la cour
de Bretagne pour celle de France, avait déjà reçu de grands biens du roi.
Nous ne saurions voir ici une vengeance, mais bien plutôt un acte de
représailles. Est-ce que les ducs de Bretagne et de Bourgogne ne
poursuivaient pas de leur haine ceux qui entraient au service du roi, tels
que le comte de Nevers et les sires de Croy, par exemple ? Pourquoi Louis
aurait-il tant ménagé celle qui toujours, soit auprès de son père, soit en
Bretagne, n'avait cessé de conspirer contre lui sans lui savoir aucun gré de
ses bienfaits précédents ? Le duc
François, se voyant en grand péril, appelle à son secours avec de vives
instances son allié le duc de Bourgogne. Celui-ci, voulant paraître y
répondre, passe la rivière de Somme ; mais il était lié par la trêve. Le 22
août, le duc de Bretagne, perdant tout espoir d'être efficacement appuyé,
signa une trêve de douze jours à Châteaubriant : pendant ce temps les
pourparlers continuèrent, et le 10 septembre, entre le duc de Calabre et le
chancelier de Bretagne, Guillaume Chauvin, tous deux autorisés, la paix fut
signée à Ancenis. L'apanage de Monsieur restait encore à déterminer : Jean de
Calabre et le connétable devaient en décider. L'article VII du traité porte
que si Charles de France l'accepte, le duc de Bretagne remettra Caen et
Avranches au duc de Calabre, et qu'en retour le roi livrera Saint-Lô,
Coutances, Bayeux, Gauray, comme sûreté de l'exécution du traité. Mais
Monsieur déclara, après quinze jours de réflexion, ne pas l'accepter, et
refusa de le signer. Il resta donc en Bretagne. De son côté, le duc François
exécuta les conventions le plus tard et le moins possible, et Caen ne fut
évacué qu'au mois de novembre, quand on craignit de nouveau l'action du roi.
Ainsi rien ne se pouvait terminer, et de nouvelles complications survenaient
au moment où l'on croyait tout fini. Alors
se répandit la nouvelle que le sire du Lau, seigneur de Châteauneuf, venait
de s'échapper du château d'Usson, où il était enfermé depuis le mois
d'octobre précédent par ordre du roi. Fit-il jadis avec le duc de Nemours le
complot d'enlever le roi, lors de la guerre du bien public, comme on l'a dit
? On ne sait : Il est certain que l'amiral, gendre et fidèle serviteur du
roi, lui portait un vif intérêt, et que du Lau ayant trouvé le secret de
gagner le capitaine d'Usson et le duc de Bourbon, parvint à se sauver. Louis
fut en grand courroux de cette fuite, et donna des ordres de le rechercher :
on ne put le reprendre, mais en punition de cette évasion on cite, après
procédures, trois exécutions capitales : celles du capitaine des Arcinges à
Loches, de Rançonnet à Tours, pour avoir porté les lettres du prisonnier, et
celle aussi du procureur du roi d'Usson à Meaux. Puisque la culpabilité du
sire de Châteauneuf était encore douteuse, comment fut-on si sévère envers
ceux qui favorisèrent sa fuite ? Nous ne pouvons que déplorer des actes de
sévérité qui ressemblent presque à une réaction. Le roi
était venu à Meaux. Là, le 27 juin, fut décapité un homme de Bourbonnais pour
crimes par lui commis, et aussi pour perfides révélations qu'il aurait faites
aux Anglais ; alors se poursuivait encore suivant l'ordre du roi et par
l'office du prévôt Tristan, le procès de Charles de Melun, ancien grand
maître de la maison de France. Joyeux compère et de noble famille, il
jouissait au commencement du règne de toute la confiance du roi. Alors, on
s'en souvient, il fut pourvu des biens du comte de Dammartin ; mais, un des
juges de ce seigneur, il eut en ce temps-là une conduite odieuse ; jusqu'à
supprimer certaines pièces favorables à l'accusé, témoignant ainsi d'une
insatiable avidité. H avait eu, croit-on, une fidélité équivoque au moment
même de la bataille de Montlhéry ; et quand les princes étaient à Confins, il
fit acte de trahison, ayant entretenu avec les seigneurs ligués des relations
suspectes. Il essayait bien de justifier par un motif de jalousie et
d'intrigues honteuses la haine que le cardinal Balue lui portait. Toutefois
il se crut obligé d'avouer qu'il avait paru, il est vrai, donner la main au
projet de livrer Paris aux princes, projet dont il- fit confidence à du Lau
et à Poncet de la Rivière, mais qu'il pensait ainsi entrer dans les vues du
roi. Or jamais Louis XI n'avait envoyé Charles de Melun auprès des princes,
ayant même expressément défendu aux officiers de sa maison d'avoir aucune
communication avec eux. Ainsi, sauf l'amiral de Montauban et le comte de
Cominges, le roi était entouré de traîtres ; c'est la seule excuse de ces
actes sévères. Le procès fut instruit à Château-Gaillard, et c'est au petit
Andelys, sur la place du Marché, que Charles de Melun, seigneur de
Nantouillet, fut décapité, le 22 août 1468. Il ne
méritait pas, dit Comines, le sort qu'il a eu a plus par la
a poursuite de ses ennemis que par la faute du roi D. Du Lau Poncet de
la Rivière et plusieurs autres non moins coupables, furent graciés ; mais
Charles de Melun avait deux puissants ennemis. Le premier était le cardinal
Balue, qui lui devait en partie sa grande fortune et donna constamment des
témoignages de la plus noire ingratitude ; et le second Antoine de Chabannes,
qu'on avait si fort maltraité. Maintenant Dammartin jouissait de toute la
confiance du roi, et l'on peut dire qu'il la justifia à tous égards. Il
venait, cette année même, par une ordonnance des Montils, d'être nommé par
Louis XI son lieutenant général au pays de Guienne, en la place de Philippe
de Bresse, avec ordre à tous les sénéchaux et officiers du duché[28], de lui obéir comme à lui-même.
Ne nous étonnons pas trop qu'il ait poursuivi Charles de Melun et n'ait pas
su lui pardonner ; l'oubli des injures est une rare vertu. Il songe, lui
aussi, à consolider sa fortune : alors il demande et obtient du roi la révision
de son procès par le parlement. C'était justice, puisqu'il y avait eu
suppression de pièces et influence d'un des juges sur la décision des autres.
Ainsi l'arrêt du 2 août 1463 fut cassé par celui du 13 août 1468. A côté
des rigueurs dont nous venons de parler la clémence n'était pas entièrement
oubliée. En ce temps-là vint en France le duc Amédée de Savoie ; il fut
honorablement reçu, et par courtoisie pour lui et pour les Parisiens, « le
roi le chargea d'allumer en grève le feu de la Saint-Jean, et aussi de mettre
en ladite ville[29] les prisonniers à délivrance,
qui étoient en parlement, en Châtelet, et autres prisons. » Ce prince,
plein de vertu, venait remercier le roi de sa médiation touchant le marquisat
de Montferrand et protester par sa présence contre la conduite de ses frères.
En effet, malgré les bienfaits dont Louis XI avait comblé Philippe de Bresse,
au sortir de sa juste incarcération, ce dernier s'était allié secrètement
avec le duc de Bourgogne. Le roi ignora assez longtemps ce méfait ; mais
Philippe jeta bientôt le masque. A Pont-de-Vaux, le 24 juin 1468, il ratifia
ostensiblement le traité sournoisement négocié pour lui par le seigneur de
Beaufort ; puis ayant accepté du duc de Bourgogne le collier de la Toison
d'or et une forte pension, il laissa le gouvernement de la Bresse au sire de
Montrevel, et celui de Bourg au sire de la Cueille, et se rendit à l'armée de
Bourgogne en Picardie, entraînant dans sa défection Louis de Savoie, évêque
de Genève, et Jacques, comte de Romont, ses frères. C'était
là, en effet, sur les bords de la Somme, que le duc Charles et ses troupes
restaient campés, malgré l'information officielle faite à ce prince du traité
d'Ancenis. Il semblait peu disposé à y accéder et ses ambassades atermoyaient
toujours. Suivant une chronique, « finalement donna le roy au duc de
Bourgogne six vingt mille écus d'or, dont il paya la moitié comptant ».
Nous avons lieu de croire que ces générosités diplomatiques ont été
singulièrement exagérées. C'est alors que Louis envoya aux Liégeois deux
délégués pour provoquer, s'il se pouvait, une utile diversion et forcer le
duc à la paix. Toutefois
Louis n'abandonnait pas ses espérances d'accommodement et il essayait de
continuer à Ham les conférences de Cambray. Il y envoya donc trois fondés de
pouvoirs, le connétable, le cardinal Balue, et Pierre Doriole. On y discuta
du 21 septembre au 29 sans beaucoup de résultat. Le cardinal s'avisa d'aller
trouver le duc et lui parla en confidence. Bientôt le bruit courut d'une
prochaine entrevue. Le roi était alors à Noyon dans le voisinage ; on disait
qu'il songeait à aller trouver Charles de Bourgogne. A cette nouvelle on
s'émut ; des lettres conservées jusqu'ici, une entre autres[30] fort explicite du 26 août,
prouvent combien ce projet inquiétait les fidèles serviteurs du roi. Il
circulait à cet égard toutes sortes de pressentiments sinistres. Les
meilleurs conseillers de Louis XI lui insinuaient de ne se point mettre à la
merci d'un tel prince. Le comte de Dammartin faisait mieux : c'était le
moment, disait-il, d'attaquer, le duc de Bourgogne dans son camp et d'avoir
raison de ses tergiversations. Tel était aussi le désir d'autres capitaines. Maître
Balue, au contraire, prétendait que le roi, si habile négociateur, réussirait
mieux par une conférence avec le duc que par une lutte. Le sentiment du
connétable venait à l'appui de cette opinion ; à l'entendre, le duc était
charmé des bonnes paroles du roi, et n'attendait qu'à le voir pour souscrire
à tous les désirs de Sa Majesté. Enfin, les inclinations pacifiques de Louis
et l'horreur qu'il avait d'une bataille aidant, le projet d'entrevue
l'emporta sur la prudence, et il fut délivré au roi une garantie écrite de la
main même du duc Charles de Bourgogne, datée du 8 octobre, de pouvoir, lui et
les siens, sûrement venir à Péronne et s'en aller[31]. Sitôt
ce voyage convenu, Louis XI n'oublia point son message aux Liégeois : il
expédia incontinent un de ses serviteurs pour leur faire connaître, ainsi
qu'aux précédents envoyés, la démarche résolue, et leur donner des conseils
de paix[32]. Alors aussi, pour se tenir
prêt en cas de non-réussite, il fait publier à son de trompe dans Paris que
tous nobles, tenant fiefs et arrière-fiefs, « se tinssent en armes à
Gonesse, prêts à marcher où mandé leur seroit »
; mesure pleine de sagesse, ayant tant de désordres à réprimer soit dans la
Bresse, soit au midi. Cédant
imprudemment aux perfides conseils de maître Balue, Louis part donc de Noyon
avec le duc de Bourbon, monseigneur de Lyon, le sire de Beaujeu, le comte du
Perche, le comte de Dunois, Guyot Pot, le cardinal Balue et le connétable. A
l'égard de ce dernier, Comines croit pouvoir assurer qu'il n'y avait alors de
sa part aucune mauvaise intention, « qu'il n'y avait alors nulle amour entre
Saint-Pol et le duc, comme autrefois ; que cette entrevue lui déplaisait et
qu'il n'y fut pour rien ». Le roi ne conduit à sa suite que quatre-vingts
Écossais et soixante cavaliers, et laissant le commandement de l'armée à
Dammartin, il arrive à Péronne le dimanche 9 octobre. Un officier bourguignon
avec un certain nombre de gentilshommes viennent à
sa rencontre jusqu'au village d'Athies. Le duc attendait le roi sur le bord
de la rivière Doingt. Les deux princes se firent mutuellement le meilleur
accueil, et dans une lettre du 9 octobre, écrite par ordre de Charles de
Bourgogne aux magistrats d'Ypres, nous y lisons sur cette entrevue « que le
duc s'inclina, que print le roi la tête nue entre ses bras, et la tint
longuement serrée contre son cœur ; qu'ensuite le roi salua ceux qui
l'accompagnaient ». Ils entrèrent donc ensemble dans la ville, « paraissant
fort d'accord et bons amis ». Toutefois, à la vue de quelques-uns de ses
adversaires, tels que Philippe de Savoie et ses frères le comte de Romont et
Louis, évêque de Genève, du sire du Lau, de Poncet de la Rivière, d'Urfé et
d'autres encore, servant dans l'armée de Bourgogne, tous venus là comme pour
le braver, le roi commença à ressentir quelque appréhension ; toutefois, il
renvoya quelques-uns des siens à Ham. Soudain
circule le bruit d'une sédition à Liège. Les rebelles, disait-on, avaient
surpris Tongres, tué leur évêque et plusieurs chanoines ; rapports exagérés
que l'on crut, ou feignit de croire[33]. Certes, si malgré les conseils
de Louis une révolte éclate à Liège, on ne peut l'en rendre responsable, et
cela prouve une fois de plus que là les orages, pour gronder et pour se
calmer, n'attendent pas le mot d'ordre du roi. Il se doutait si peu qu'on
s'en pût prendre à lui en cette occurrence, que sa première parole en
écoutant ce récit fut : « Quand orgueil chevauche devant, honte et
dommage le suivent de près. » Réflexion qui s'appliquait aux deux
partis. La
vérité c'est que les Liégeois étaient mécontents de la perte de leurs
privilèges et de ce que, sitôt l'entrevue résolue, le duc avait fait retirer
de Liège à Tongres leur évêque et le sire d'Himbercourt, comme une manière de
provocation. De plus il parait que, le même jour où le roi vint à Péronne,
les bannis liégeois rentrèrent à Tongres, avides de vengeance. Ce fut
Guillaume de la Marck, dit la Barbe ou le Sanglier des Ardennes[34], qui alors souleva les
Liégeois, et non le roi. Au fait, il y avait eu sédition à Liège et les
habitants étaient venus à Tongres reprendre leur évêque, qu'ils emmenèrent en
leur ville, mais sans violence, et on lui rendant, dit-on, les honneurs dus à
un souverain. Toutefois ils tuèrent un chanoine dit : Robert de Morialmé,
ami de leur évêque, qu'ils avaient en grande haine, et seize autres
personnes. Le sire d'Himbercourt, qu'ils trouvèrent dans la ville, fut
renvoyé sans rançon. A la
nouvelle de ces troubles, le duc montra une grande colère, et il en fit
immédiatement ressentir au roi les effets. Celui qui à Péronne même, deux ans
auparavant, avait forcé par surprise le comte de Nevers à renoncer à ses
droits, devait exercer sur Louis XI la même violence. Ce soulèvement de
Liège, ces relations exagérées et mensongères lui ménageaient une si bonne
occasion, qu'on serait tenté de croire qu'il n'y était pas étranger. Le roi
se trouva donc enfermé dans le château, « rasibus une grosse tour[35] où un comte de Vermandois fit
mourir un sien prédécesseur roi de France ». A peine le duc souffrit-il qu'on
laissât entrer auprès de lui les gens de son service. Les portes même de la
ville furent fermées par ses ordres sous un frivole prétexte. Ses_ emportements
n'eurent pas de bornes, au point que l'on en vint à craindre pour la vie du
roi. Mais il voulait seulement, oubliant son sauf-conduit, exploiter la
circonstance, humilier son souverain, et lui faire signer forcément un traité
désastreux qu'il savait bien ne pouvoir jamais obtenir autrement de lui. Affirmer
que Louis XI, en allant à Péronne[36], agissait sous-main contre
Charles en soulevant les Liégeois est une grave erreur ; rien ne fut jamais
plus inexact, comme l'attestent les nouvelles instructions qu'il donna à ses
députés de Flandre. On est plus près du vrai alors qu'on ajoute « que le duc
se déshonorait[37] en manquant à la foi jurée et
en retenant son hôte prisonnier ». Disons aussi qu'il commettait cet attentat
sans s'être assuré de l'exactitude des nouvelles qu'il avait reçues. Au
surplus, le 14 octobre, quand Charles fit signer à Louis XI l'humiliant traité[38], il savait très-bien que
l'évêque de Liège et maître d'Himbercourt n'étaient ni morts ni pris. Les
révoltes des gens de Liège tenaient surtout à leur regret de leurs anciennes
libertés perdues malgré tant de promesses officielles, et à leur déplaisir de
se sentir excommuniés comme ils l'étaient par la bulle du 3 décembre 1465.
Aussi forcèrent-ils leur évêque à leur chanter la messe. Le duc
tint un conseil où les avis les plus extrêmes furent discutés. Pierre de
Goux, le chancelier, conseilla[39] la modération et la douceur. Un
traité fut ébauché à la hâte : il donnait pour apanage à Monsieur la Brie et
la Champagne, au lieu de la Normandie. Ainsi le duc de Bourgogne arrivait
jusqu'aux portes de Paris : ce traité faisait revivre toutes les prétentions
de celui de Confins. L'appel au parlement de Paris des jugements rendus en
Flandre, tout ce qui depuis trente ans était en litige entre les deux
puissances, se trouvait ainsi tranché au profit de la maison de Bourgogne. Il
fut même permis au duc d'élever un grenier à sel dans le comté de Mâcon, et
d'y vendre à son gré du sel de Salins ou d'autres salines. Telles étaient les
exigences de Charles, et à toute observation des commissaires de France on
répondait : « Il le faut, Monseigneur le veut[40]. » Le cardinal Balue et
Guillaume de Bitche avaient ensemble travaillé à ce traité. Cependant,
parmi les serviteurs mêmes du duc, Louis XI trouva des amis qui l'informaient
de tout ce qui se passait et se préparait. Il sut plus tard leur en témoigner
toute sa reconnaissance, et il n'omit rien pour se tirer du mauvais pas où
son excès de confiance et la perfidie de ses ennemis l'avaient engagé.
Personne n'ignorait que le duc Charles était accompagné de toute son armée.
Un des manuscrits portant relation de ces faits dit : « Un mignon du duc,
nommé Philippe de Comines, estoit secrètement serviteur du roy, et lui dit à
l'oreille que s'il ne consentoit à tout il estoit perdu. » Comines dit
lui-même avec grande modestie : « Nous ne aigrismes rien, nous adoucismes de
notre mieux... Pour lors j'estois chambellan dudit duc. Il a pleu au roy de
dire que je avoye bien servy à cette pacification. » Enfin longtemps
après la volonté impérieuse du duc était telle que, le 12 novembre 1468, un
sire Robert Vion, écrivant à Gérard de Saint-Legier, dit : « Si
directement ou indirectement le roy va à l'encontre du traité il perdra tous
les fiefs et hommages des pays que le duc tient de France. » Charles faisait
répandre ces bruits comme pierres d'attente. Restait
à recueillir le fruit de toutes ces trames si habilement ourdies. Le duc vint
trouver le roi, et d'un ton qui laissait trop apercevoir la colère dont il
voulait paraître possédé, il fit promettre à Louis XI de signer le traité
qu'on avait improvisé, sans qu'il fût libre d'en discuter les articles, et de
marcher avec lui contre les Liégeois. Tel est le récit de la chronique
bourguignonne[41] qui raconte-cette circonstance
: « Quand il entra, Mon frère, lui dit le roi, ne suis-je pas sûr en votre
maison et en votre pays ? Le duc lui répondit : Oui, Monsieur, et si sûr,
que, si je voyais un trait venir sur vous, je me mettrais au-devant pour vous
garantir. Le roi lui dit lors : Je vous mercie de votre bon vouloir. Je veux
aller où je vous ai promis ; mais je vous prie que la paix soit maintenant
jurée entre nous. » Le traité fut donc signé ; mais la vraie croix, qu'on fit
intervenir dans le serment, n'empêchait pas qu'il n'eût été violemment
imposé. De son côté le duc s'engageait à rendre hommage au roi dès le
lendemain ; or, le jour venu et le souvenir lui en ayant été rappelé, il
éluda et ne le fit point ; profitant de l'impossibilité où était Louis de l'y
contraindre. Le
comte Philippe de Bresse fut compris dans le traité. A la nouvelle de
l'alliance officielle conclue par lui le 24 juin précédent à Pont-de-Vaux
avec le duc de Bourgogne, le roi, sûr de la défection, avait donné l'ordre au
comte de Cominges, gouverneur du Dauphiné, de marcher contre la Bresse. Le
comte prit dons Sathonay, pilla Loges et le bourg de Saint-Christophe[42], s'empara de Montluel malgré la
belle résistance de Humbert du Bourg, seigneur de la Croix, et s'en alla
camper devant Châtillon. Janus, comte de Genève, pris, au dépourvu par cette
irruption, cependant facile à prévoir, « ébaucha sous-main une conciliation[43] avec le roi », lui donnant à
espérer que Philippe et ses deux frères quitteraient le parti de Bourgogne.
Mais, par suite du traité de Péronne, le comte de Cominges eut ordre
d'évacuer la Bresse. Il fallut même admettre que les délégués du duc Charles,
Étienne de Goux et Gui de Salins, vinssent en Bresse évaluer les dégâts qui
avaient pu y être faits, polir fixer le taux de l'indemnité à payer. Philippe
marcha donc, ainsi que ses frères, contre les Liégeois ; puis, de retour en
Bresse, il y resta jusqu'à son mariage avec Marguerite de Bourbon. Cette
union fut la meilleure sûreté qu'on pût obtenir de lui ; car jusque-là il ne
laissa en repos ni la Savoie, ni Yolande, sœur du roi. Personne
en France ne se méprit sur le caractère du traité de Péronne. La surprise et
la ruse étaient évidentes. Pour lors le roi se trouvait dans un grand
embarras, car il redoutait autant quelques nouvelles complications pouvant
survenir du zèle de ses serviteurs pour le défendre que la mauvaise volonté
de la cour de Bourgogne. L'ordre de congédier l'armée fut écrit de Péronne à
Chabannes de la main du roi : le comte eut le tact de n'en rien faire. Une
seconde lettre même, accompagnée d'un messager, ne produisit pas plus d'effet
que la première. « Retenir le roi, n'était-ce pas le trahir ? répondit alors
Dammartin. Il y a encore en France plus de gens de 'cœur que le duc ne se
l'imagine. S'il lui plaît de traiter ainsi le roi, qu'il y prenne garde ;
tout le royaume pourroit bien l'aller chercher, et jouer chez lui le jeu
qu'il veut jouer au pays de Liège. » Ces fières et belles paroles
reposent de la vue de tant d'infidélités et de trahisons : En effet, ce que
les Liégeois faisaient à l'égard de leur comte-évêque, Charles l'imitait
contre son suzerain. Louis
XI prend donc la route de Liège, suivi des seigneurs de sa suite et du sire
de Craon, chef, dit-on, d'environ quatre cents lances. En reconnaissance de
sa délivrance de Péronne il alla faire un pèlerinage[44] à Notre-Dame du Haulx, puis
revint promptement trouver le duc à Namur. Ils y restèrent du 21 au 24
octobre. Pendait ces jours, Louis, ayant appris par ouï-dire qu'une flotte
anglaise chargée de troupes avait paru en mer, écrit de Namur au sire de La
Rochefoucauld pour informer « son féal cousin » de ce qu'il sait et pour le
presser de prendre des mesures, afin que les côtes voisines de la Guienne
soient bien gardées ; lui disant, à cet effet, de se mettre aux ordres de
Gaston du Lion, son sénéchal de Guienne. De son côté, Charles de Bourgogne
ordonnait aux magistrats d'Ypres, par une lettre du 14 octobre[45], de surseoir à toute
réjouissance jusqu'à ce qu'il se fût vengé des Liégeois. A
quelles extrémités n'allaient pas être réduits ces malheureux habitants «
dont les remparts avaient été démolis l'année précédente et les fossés à peu
près comblés ? Ils n'ont personne à invoquer », et sont eux-mêmes impuissants
pour résister à tant de forces. Que pourront leurs milices contre les troupes
aguerries du maréchal de Bourgogne ? Écraser les faibles fut constamment la
maxime de Charles et devait un jour être sa perte ; car ne sont pas faibles
tous ceux que l'on croit tels. Les Liégeois tentèrent les moyens de
conciliation en leur pouvoir et envoyèrent au duc
leur évêque, Louis de Bourbon, pour traiter d'un arrangement. Ce maitre
impitoyable, au mépris des lois les plus vulgaires sur le droit des
parlementaires, ne voulut ni l'entendre, ni le laisser retourner dans la
ville, malgré la promesse formelle que l'évêque en avait faite aux habitants.
Un autre prélat, Onofrio de Santa-Croce, évêque in partibus de
Tricarico, et légat du pape, envoyé à Liège pour calmer les esprits, les
avait au contraire animés dans l'espoir, assure-t-on, d'être évêque à la
place de Louis de Bourbon. Mais quand il vit les choses en si mauvaise
situation, il se sauva de la ville et fut pris par les Bourguignons. Ce
n'était pas, à coup sûr, Louis XI qui l'avait envoyé : D'ailleurs les
Liégeois ne manquaient pas d'instigateurs parmi tous ceux qui avaient à se
plaindre du duc dans la Flandre et ailleurs. Toutefois ils eurent le tort de
manquer de prudence en attirant sans cesse contre eux des forces
disproportionnées et en se faisant le jouet d'ambitieux sans expérience. Les
Liégeois, battus d'abord par le maréchal de Bourgogne, eurent leur revanche ;
ils surprirent les Bourguignons nuitamment dans leur camp et en tuèrent un
grand nombre ; mais leur chef Jean de Villette perdit la vie dans la lutte.
Ils résistèrent encore quelque temps ; puis, ranimés par les bûcherons de
Franchimont, ils firent dans la nuit du 26 au 27 octobre une autre sortie
fort meurtrière, où ils pensèrent enlever dans leur lit le roi et le duc.
Celui-ci, parait-il, fut attaqué le premier : il se revêtit en toute hâte.
Déjà, dit-on, il en était à soupçonner quelque intelligence du roi avec les
assaillants, lorsqu'il apprit que la demeure de Louis XI était envahie comme
la sienne. Or les princes logeaient dans les faubourgs de la ville, à peu de
distance l'un de l'autre ; et l'hôte du duc fut tué dans la maison même du
roi par « les Écossais, qui couvrirent toujours la personne de Louis XI. » Or
comment l'hôte du duc se trouvait-il avec les Liégeois ?N'y
aurait-il pas eu quelque sinistre dessein ? On laisse entrevoir[46] cette pensée, dont le duc
aurait été détourné par un des bâtards de Bourgogne. Ainsi ce qu'il n'avait
osé faire à Péronne se serait fait à Liège à la faveur d'un conflit
populaire. Le roi, en effet, n'avait pas encore de fils ; quelle fortune s'il
venait à mourir ayant pour successeur le faible Charles de France !
Alors la politique de Bourgogne n'eût point été entravée. On ne peut
s'expliquer autrement la présence de l'hôte du duc dans la demeure du roi,
alors que l'hôte de Louis ne parait pas y être. Enfin les Liégeois furent
repoussés, et autour du logis des deux princes les morts furent nombreux. Contre
de telles forces la résistance devenait impossible ; mais au moment de donner
l'assaut, le duc voulut en discuter l'opportunité dans son conseil ; le roi
ayant eu l'humanité de se prononcer contre, Charles en prit occasion de lui
répliquer des paroles aussi injustes qu'injurieuses. L'assaut fut donc donné
de propos délibéré, le 30 octobre, et encore un dimanche : Cette lutte contre
de malheureux habitants qui ne pouvaient être ni bien exercés ni
militairement organisés, contre des femmes, des enfants, des vieillards, ne
fut qu'un affreux carnage. On ne trouva que peu de résistance et il s'y
commit des horreurs. Si le roi ne montra nul déplaisir de la prise de la
ville, « c'était pour que cela fust rapporté au duc ; car il ne avoit en son
cœur d'aultre désir[47] que de s'en retourner en son
royaulme ». Nous ne saurions, en effet, croire à la démonstration de
joie racontée par les chroniqueurs bourguignons souvent, comme on sait, peu
dignes de foi ; et par l'examen attentif des faits l'invraisemblance de cette
assertion s'impose à tout esprit impartial. De ce
massacre se sauvèrent quelques Liégeois, emportant avec eux ce qu'ils avaient
de plus précieux ; ces malheureux, s'étant enfuis dans les bois environnants,
périrent de misère ou par le fait des Bourguignons qui les poursuivaient
encore pour les piller. Les églises même, où beaucoup d'habitants s'étaient
réfugiés, ne furent point un asile sacré. On affirme bien que le duc, étant
venu prier à la cathédrale[48] de Saint-Lambert, en fit
respecter l'entrée aux gens de guerre. Cependant Jean de Mazille, échanson du
duc, écrivant à sa sœur le 8 novembre, lui dit : « Nous allâmes chaudement
gagner le marché et l'église de Saint-Lambert, où furent pris plusieurs prisonniers
qu'on jeta à la rivière. » Sitôt
la prise de Liège, le roi manifesta le désir de s'en retourner, « pour aller,
disait-il, faire enregistrer le traité de Péronne à Paris ». Le duc y
consentit ; mais avant on relut les articles en forme de ratification. Puis,
désirant obtenir encore quelque chose, Charles demanda que l'on comprit dans le traité les sires du Lau, Poncet de la
Rivière et d'Urfé. « Soit, reprit le roi, pourvu que vous y compreniez de
même façon les sires de Nevers et de Croy. » Le duc n'avait garde d'y
consentir, n'ayant jamais oublié une rancune, et se tut. Le traité resta donc
ainsi qu'il était ; mais dans cette entrevue tout le profit ne fut pas à
l'avantage du duc de Bourgogne ; il s'y était rendu odieux par sa déloyauté,
tandis que le roi, mieux connu, y gagna de fidèles serviteurs. Enfin, le 2
novembre, alors que le roi et le duc se séparèrent, il fut question de vive
voix de l'apanage de Charles de France. Sur ce point le duc sembla s'en
rapporter au roi du soin de satisfaire Monsieur. Puis, l'ayant accompagné près
d'une demi-lieue, il prit congé de Louis XI, laissant au sire de Querdes et à
Raolin, seigneur d'Aimeries, le soin de le reconduire en France. FIN DU PREMIER VOLUME
|
[1]
Le Père Anselme.
[2]
Legrand.
[3]
Meyer.
[4]
Legrand.
[5]
Jean de Troyes.
[6]
Troplong, Influence du christianisme sur les lois romaines.
[7]
Revue des Deux Mondes, 1er mai 1863.
[8]
Laferrière, des États provinciaux.
[9]
Article XVII, Sacerdotes pro posse habeant.
[10]
Erudiant et enutriant.
[11]
Capefigue, t. XX, p. 100.
[12]
Boutaric, La France sous Philippe le Bel.
[13]
Boutaric.
[14]
Boutaric.
[15]
Boutaric et Collection manuscrite de Dupuy sur la Bourgogne.
[16]
États généraux, par M. Rathery.
[17]
Comines, liv. V, ch. XVIII.
[18]
Thibaudeau père, Histoire du Poitou, t. II, p. 70, édit. de Sainte-Hermine.
[19]
Thibaudeau.
[20]
Mémoires des sciences morales et politiques, t. V.
[21]
Gallia christiana.
[22]
Amédée Thierry.
[23]
Rœderer.
[24]
M. Rathery, p. 153.
[25]
Thibaudeau.
[26]
Jean de Troyes.
[27]
Pièces de Legrand.
[28]
Naudé.
[29]
Jean de Troyes.
[30]
Pièces de Legrand.
[31]
Garnier, t. XVIII, p. 273.
[32]
Pièces de Legrand.
[33]
Mlle Dupont, Notes sur Comines.
[34]
Le Père Anselme.
[35]
Comines.
[36]
Mlle Dupont, p. XXV.
[37]
Mlle Dupont.
[38]
Michelet, t. VI.
[39]
Pierre Mathieu.
[40]
Barante, t. IX, p. 166, et Comines.
[41]
Olivier de la Marche.
[42]
Guichenon.
[43]
Guichenon, p. 591-592.
[44]
Jean de Troyes.
[45]
Collection Gachard, t. I, p. 199.
[46]
Gaguin.
[47]
Comines, t. II, ch. XIII.
[48]
Barante.