HISTOIRE DE LOUIS XI

SON SIÈCLE, SES EXPLOITS COMME DAUPHIN - SES DIX ANS D'ADMINISTRATION EN DAUPHINÉ - SES CINQ ANS DE RÉSIDENCE EN BRABANT ET SON RÈGNE

TOME PREMIER

 

CHAPITRE DIXIÈME.

 

 

Rachat des villes.de Picardie. — Les sires de Croy. — Trèves avec l'Angleterre. — Entrevue d'Hesdin. — Cession de Gènes et de Savone à François Sforza. — Troubles dans le Roussillon. — Graves démêlés de Louis XI avec le duc de Bretagne. — Griefs avec la Bourgogne. -- Visites du roi et de la reine à Hesdin. — Prudence de Louis en matière de foi. — Administration intérieure. — Arrestation du bâtard de Rubempré. — Préludes de guerres intestines.

 

Entre Philippe de Bourgogne et Louis XI, malgré les liens que la parenté et la reconnaissance avaient resserrés entre eux, les sujets de plaintes étaient fréquents. Le duc avait des prétentions d'indépendance à peu près absolue et qui n'étaient point satisfaites ; le roi, de son côté, faisait publier certaines ordonnances, même dans les prévôtés du Luxembourg, récemment cédées au duc, du moins le croyait-il. Déjà, on le sait, sur ce point et "sur plusieurs autres Philippe de Bourgogne envoya faire ses réclamations. Depuis le sire de Chimay, un autre ambassadeur était venu au roi, sans obtenir de décision ; et au fait les difficultés ne pouvaient trouver de solution.

Ainsi, par exemple, dans le bailliage de Sens, il suffisait, pour être bourgeois royal, de se trouver pendant une année seulement à Villeneuve-le-Roi le jour des trois bonnes fêtes[1], d'y faire ses dévotions ; or les bourgeois royaux ne pouvant être cités devant les juges du duc ni des seigneurs, niais leurs causes devant être remises entre les mains du bailli de Sens ou de son lieutenant, on conçoit que les constatations de cet état civil fussent difficiles, et que l'autorité féodale eût grand intérêt à contester ce titre de bourgeois royal aussi souvent que possible. De là bien des actes de violence et de voies de fait. On alla jusqu'à saisir dans une bourgade nommée Toulenic le lieutenant même du bailli de Sens, qui se trouvait bien dans son ressort. D'autres bourgeois royaux n'avaient-ils pas été enlevés, et les officiers du roi maltraités quand ils ne faisaient que leur devoir ? Le duc ordonnait des levées d'hommes et d'argent dans les pays engagés, aussi bien que dans les autres terres de son obéissance : ce droit était contestable ; mais la France en usait dans le Roussillon. Dans ces récriminations les arrêts souverains du parlement de Paris tenaient toujours une place considérable.

Pour toutes ces choses en viendra-t-on à une rupture ? Des deux parts on veut la paix : les princes la désiraient l'un avec l'autre, et ensemble avec l'Angleterre. Le duc n'était point sans raison de ne pas vouloir la guerre au dehors ; il l'avait en son palais et au sein de sa propre famille. Son fils s'était retiré d'auprès de lui et était allé vivre en Hollande sans son agrément ; ses neveux, les comtes d'Étampes et de Nevers, quoique frères, se haïssaient. Une grande partie de la noblesse portait envie aux sires de Croy, et voyait leur crédit de mauvais œil ; enfin, la comtesse Isabelle, sa troisième épouse, s'était allée enfermer dans un couvent de sœurs grises, tant elle approuvait peu les inclinations de son époux ! Il y avait autant de partis que de personnages, chacun attirant à soi le plus d'hommes influents qu'il pouvait.

Antoine de Croy, que le roi avait mis dans ses intérêts, continuait à avoir une grande influence sur le duc. Il était comme le trait qui les unissait. Philippe avait en lui et en sa famille une confiance dont le comte de Charolais se montrait extrêmement jaloux. Le roi ayant apprécié ces seigneurs lors de son séjour en Brabant, pourquoi eût-il dédaigné leur coopération ? Avec une telle médiation tous les démêlés qui pouvaient survenir entre les deux maisons avaient une solution facile. D'ailleurs, il ne voulait que la justice, le rachat des villes françaises de la Somme.

Les députés anglais étant venus au mois d'août à Saint-Orner pour la trêve, le duc Philippe convint avec eux de toute suspension d'hostilités. Les villes de la Somme, n'ayant été engagées au duc que pour le seconder dans sa guerre contre les Anglais, il semble que, cette guerre finie, le gage devait être restitué sans qu'il y eût lieu à aucun prix de rachat. Louis, que l'on a souvent accusé d'avarice, ne fit point ce calcul. Malgré cette paix, dont il voulait d'ailleurs suivre l'exemple, il traita de la rançon des villes comme si le duc continuait de soutenir la guerre. Il convint de payer les 400.000 écus d'or stipulés par le traité d'Arras, sans s'arrêter aux conditions secrètes qui, disait-on, l'autorisaient à recouvrer les villes sans rien débourser. Le principal médiateur de ces négociations fut Antoine de Croy.

Le comte de Charolais s'opposait de toutes ses forces à cette restitution, et l'on croit que ce fut une des causes qui augmentaient sa haine contre les sires de Croy. Il n'était cependant pas au pouvoir de ces seigneurs d'empêcher le rachat : un chroniqueur bourguignon convient même[2] que par serment fait à Arras en 1435, et renouvelé à Saint-Thierry au sacre du roi, le père et le fils avaient promis de rendre les terres engagées quand les deniers seraient offerts. « Il fut très-positivement dit dans le traité d'Arras que, dès qu'il plaira au roi ou aux siens de faire ledit rachat, le seigneur de Bourgogne et les siens seront tenus de recevoir ladite somme d'or, de rendre au roi lesdites villes, forteresses et seigneuries. Ledit seigneur sera même content de recevoir ladite somme en deux payements, pourvu qu'il n'ait à se dessaisir qu'après payement complet. Tournay, le Tournaisis et Saint-Amand n'étaient point compris en cette convention. » Il est même encore répété « que le duc rendra ces villes dès qu'il plaira an roi de payer les 400.000 écus d'or, de 64 au marc de Troyes, 8 onces pour marc. On n'y comprend pas les châteaux et villes de Péronne, ni d'autres forteresses et seigneuries transportées par le roi au duc. » Enfin, le duc se lie par la censure ecclésiastique ; il jure par le pape et par le concile de Bâle qu'il restera soumis, lui et les siens, à ce qui est ici arrêté. Même en 1448 Charles VII, n'ayant pas l'argent nécessaire pour les payer, réclama ces villes, donnant cette raison que Philippe, pour la guerre des Anglais, n'avait pas eu à faire tous les sacrifices d'abord présumés. Il est donc évident que le duc ne pouvait pas se refuser à cette restitution. On s'étonne d'entendre les historiens français parler de cette affaire comme si elle eût été une singulière exigence du roi, et non pas son droit réel et même son devoir. Philippe, dit-on[3], « signa l'abandon de ces villes, le plus beau de son bien ». On oublie que c'était surtout le bien de la France.

Dans ses lettres de Paris datées du 20 août, touchant les mesures à prendre pour le recouvrement des biens aliénés de la couronne, le roi rappelle le traité d'Arras, et il marque son intention de racheter et recouvrer « les terres et seigneuries du pays de Picardie engagées par feu son seigneur et père dans le traite signé à Tours le 10 septembre 143$, à son très-amé oncle et cousin le duc de Bourgogne pour la somme de 400.000 écus d'or. » Suivent les moyens de réunir cette somme.

Ni l'irritation du comte de Charolais, retiré à Gorcum pour mieux accentuer son opposition à la politique de son père, ni l'arrivée des sires de Bische, d'Himbercourt et de Contay, venus de sa part auprès du duc pour traverser cette négociation, ne purent rien empêcher. Le roi s'était muni des subsides nécessaires : le duc avait aussi fait un pas en avant, en remettant ces villes réellement françaises à la garde du comte d'Étampes. Le roi tenait et devait tenir extrêmement au rapatriement de ces pays, qui assuraient notre frontière du nord ; et il ne pouvait mieux inaugurer les premières années de son règne. On assure qu'au Plessis il en avait touché quelques mots à Charles de Bourgogne ; mais il s'aperçut aisément que ce projet n'agréait point au comte, et se vit alors obligé de prendre d'autres intermédiaires, au risque de lui déplaire.

Ces achats ou engagements de villes et de contrées entières pour une somme d'argent convenue nous paraissent étranges parce que l'usage n'en est plus ; mais dans nos débats mêmes et dans nos guerres il n'est pas rare que le fond du litige soit une créance. D'ailleurs ces sortes de transactions étaient alors d'un fréquent usage, et depuis fort longtemps. Ainsi Thibault VI, dit le Posthume, comte de Champagne, vendit à saint Louis, en septembre 1234, les comtés de Blois, de Chartres et de Sancerre, et la vicomté de Châteaudun avec leurs dépendances. Nous citons de préférence ce prince qui, chevalier et troubadour, élevé à la cour de Philippe-Auguste, prétendit à la reine Blanche et lui fit la guerre, puis lui vint en aide contre les barons, dès lors agitateurs obstinés ; qui enfin devenu roi de Navarre par la mort de Sanche VII, son oncle maternel, fut couronné à Pampelune cette même année 1234 et y mourut, en 1253.

Ainsi le comte de Charolais boudait son père, à cause, disait-il, de l'influence des sires de Croy et de leur politique, mais en réalité parce qu'il était impatient de gouverner. A Gorcum il rongeait son frein. C'était Achille retiré sur ses vaisseaux, mais un Achille qui n'avait à se plaindre d'aucune injustice. Là il s'était formé une petite cour exclusivement fréquentée de ses amis, ou de tous ceux qui espéraient le devenir en prévision d'un prochain avènement ; car le duc Philippe paraissait fatigué de l'autorité et des soucis qui la suivent.

La maison des Croy datait du XIe siècle, et sa seigneurie se trouvait située au-dessous de Pecquigni. Jean Ier, sire de Croy, et de Renty, grand bouteiller de France, conseiller et chambellan du roi Charles VI, et des ducs de Bourgogne Philippe le Hardi et Jean sans Peur, avait péri avec ses deux fils aînés, Archambaut et Jean, à la bataille d'Azincourt, au service de la France. Il avait épousé Marguerite de Craon, daine de Tours-sur-Marne. Cette famille, quoique attachée à Philippe le Bon, était donc éminemment française. Les chefs en furent alors Antoine de Croy dit le Grand, troisième fils ; puis, à cause de la mort prématurée des quatrième, cinquième et sixième fils, Jean de Croy, seigneur de Tours et souche des princes de Chimay, septième fils de Jean Ier. Antoine eut de sa seconde femme Marguerite de Lorraine, dame d'Arschot, Philippe Ier, qui fut fait chevalier au sacre du roi et gratifié d'une pension de 200 livres qu'il touchait encore en 1471. Jean de Croy, seigneur de Tours, épousa Marie de Lallain, dame de Quiévrain, et il commandait en 1452 l'armée du duc Philippe contre les Gantois.

On reconnaissait aux seigneurs de Croy beaucoup d'orgueil et de suffisance, et jamais chevaliers ne s'étaient ainsi rapidement élevés à une si haute fortune[4]. « Ils se trouvaient alors alliés aux maisons de Luxembourg, de Lorraine et de Bavière. » Le plus sage était le sire Antoine. On attribue plus de hauteur à son frère Jean, sire de Chimay, gouverneur du Luxembourg et du comté de Namur, qui ordinairement n'était pas auprès du duc. Il régnait dans son gouvernement comme en sa seigneurie. Le plus fier et le plus âpre en ses convoitises était Philippe, sire de Quiévrain, et fils du sire de Chimay, grand bailli de Hainaut et premier chambellan du duc Philippe depuis 1453. N'étant encore que le sire de Sempy, il avait commencé les querelles entre le duc et son fils par sa rivalité avec le sire d'Aimeries, fils du chancelier de Bourgogne. Le sire de Lannoy, fils d'une sœur des Croy, jouissait aussi d'une grande considération. Il s'était enrichi dans son gouvernement de Hollande, et devint le bras droit de son oncle Antoine. Le roi avait aussi en lui une grande confiance et le chargea de plusieurs messages en Angleterre.

Il y eut donc le 27 septembre 1463, entre le duc et le roi, une entrevue où fut ratifié tout ce qui avait été convenu entre les délégués des deux parts à Paris le 20 août. Louis eût voulu retirer aussi les villes de Lille, Douai et Orchies, et il offrait encore pour cela 200.000 écus ; mais le duc prétendit « qu'elles avaient été cédées à Philippe, son aïeul, pour lui et toute sa postérité masculine » ; ce que l'on aurait pu contes ter.

Dans une affaire d'un aussi grand intérêt pour la France, Louis XI ne se laissa point arrêter par l'opposition du comte de Charolais. On lit dans un passage des instructions données à maître Étienne Chevalier, qui fut chargé d'aller auprès du duc Philippe en cette circonstance, ces paroles : « Il dira à mondit sieur de Bourgogne que le roi a su les entreprises que monsieur de Charolais, son fils, fait à l'encontre de luy, dont il a été et est fort contristé, et qu'il est bien décidé à aider, secourir et favoriser mondit sieur de Bourgogne à l'encontre de monsieur de Charolais, de tout son pouvoir, sans épargner corps ni biens ; et que pour voir le duc de Bourgogne il ira avec plaisir jusqu'à Hesdin, si le duc veut bien s'y rendre. »

Quand les affaires d'intérêt furent convenues, le trésorier de France Étienne Chevalier, avec une escorte de cinquante lances, de cent archers de la compagnie du bailli d'Evreux et autant de la compagnie du sire de Gamache, fut chargé de porter immédiatement un premier versement de 200.000 écus pour les déposer entre les mains du comte d'Eu dans la ville de ce nom. De là il alla présenter à Philippe ses lettres de créance, le remerciant, au nom du roi, de vouloir bien recevoir des écus neufs. Il demanda encore au duc à qui il lui plaisait que cette somme fût remise. Quand le duc Philippe eut donné de tout point une réponse satisfaisante, le trésorier ajouta que le roi, ayant appris avec douleur la conduite du comte, son fils, lui offrait de l'aider à le faire rentrer dans le devoir.

Le roi, pendant son séjour en Brabant, en 1457, avait fort bien rétabli la concorde entre le père et le fils ; l'offre de son intervention était donc une démarche toute naturelle. Il fallait avoir le caractère irascible du comte de Charolais pour s'en trouver choqué. Ces sortes de médiations de la part d'un parent étaient fréquentes. Est-ce que le duc n'était pas amiablement intervenu entre Charles VII et le dauphin lui-même ? Les griefs du comte n'avaient de fondement que son ambition et son désir de gouverner avant le temps. D'ailleurs Louis XI, comme chef entre tous les princes de la famille de Valois, prenait là, par reconnaissance et de droit, une ingérence que dans les temps paisibles les rois de France avaient toujours exercée dans leur famille comme les seigneurs envers leurs vassaux.

Le deuxième payement de 200.000 écus d'or fut fait le 8 octobre suivant. Pour réunir cette somme aussi promptement, on eut recours aux expédients fiduciaires : on emprunta aux caisses de l'État. Le roi envoya au parlement le chancelier Pierre de Morvilliers, et maître Trainel, prédécesseur de celui-ci ; de Précigny, premier président de la chambre des comptes ; Pierre Bécard et Charles de Melun, bailli de Sens, pour exposer ses motifs aux chambres assemblées et demander à se servir des dépôts et consignations, dont le greffier de la cour, maître Guillaume Colombel, avait la garde. « Il promettait, en foi et parole de roi, de « rendre ces fonds des premiers deniers qu'on recevrait. » La cour consentit immédiatement, et donna des ordres en conséquence. On eut de là 48.600 livres, puis 5.600 écus d'or et une petite créance de 745 livres ; ensuite avec un quartier des honoraires des troupes, on compléta la somme nécessaire. Le duc donna quittance et promit de remettre les villes engagées au Ier novembre, ce qui fut exécuté.

Pour le remboursement de cette dette, on s'adressa naturellement aux villes qui voulurent ou purent prêter. Tournay, qui pour complaire à Charles VII n'avait pas reçu le dauphin pendant son exil, montra son zèle en cette circonstance, et prêta au roi 20.000 écus. Voici en quelle mesure les provinces de France furent appelées à contribuer : haut et bas Limousin, Marche, Rouergue, Périgord, états assemblés à Descars par l'évêque de Limoges, 14.322 livres 5 sous ; haute et basse Auvergne, Berry et Lyonnais, états où présidait l'évêque de Clermont, le bailli de Lyon et Jean de Reilhac, 26.592 livres 45 sous 6 deniers ; pays chartrain, Orléanais, Blois, Châteaudun, Vendôme, 6.526 livres 12 sous 41 deniers ; Ile-de-France, Brie, Champagne, Picardie, 35.913 livres 6 sous 6 deniers ; Touraine, Anjou, Maine, Poitou, 33.625 livres 41 sous 8 deniers ; 'la Normandie n'augmenta le don ordinaire que de 1.500 livres. Les autres provinces des royaumes contribuèrent dans la même proportion.

On a souvent dit que Louis XI prit l'habitude d'imposer son peuple sans le consulter, et on a parlé de lui comme s'il n'avait jamais interrogé l'opinion, bien qu'il ait réuni les états et les notables de la nation plus souvent peut-être que ne le fit aucun de ses devanciers ou de ses successeurs dans le même laps de temps. S'il assembla alors les états de provinces et non les états généraux, ce fut pour un motif d'urgence. Ceux-là renfermant plus d'éléments aristocratiques que les autres, les ordres privilégiés étaient plus sûrs d'y prévaloir et le roi comptait sur le but patriotique de sa demande : au fait, dans cette préférence, il ne pouvait entrer aucune considération politique. On sait que, depuis 1439, le roi levait des subsides pour l'armée sans convocation préalable des états généraux.

Pour répondre à toutes insinuations injustes, un historien consciencieux[5], après les chiffres que nous venons de lui emprunter, ajoute : « Ainsi, sans fouler son peuple et en lui laissant la liberté de s'imposer lui-même, Louis XI acquérait de grands biens, étendait ses frontières, payait ses dettes et fournissait par ses économies à toutes les dépenses de l'État. » On pourrait dire aussi qu'il effaçait les dernières traces des malheurs de ce siècle. L'avenir nous apprendra comment il fut obligé de conquérir, et plus d'une fois, ce pays si chèrement acheté, et s'il n'en devait pas être de ces villes comme de la captivité du duc de Bourbon qui, pris à Azincourt, paya trois fois sa rançon aux Anglais, et n'en mourut pas moins à Londres, dans sa prison.

En récompense de ses soins dans les affaires de la trêve et du rachat, Antoine de Croy reçut de nouveaux dons. La baronnie d'Ardres se joignit, le 27 juillet 1464, au comté de Guines. Le roi déclara en outre qu'il prenait toute cette maison sous sa protection, et s'engagea à la défendre au besoin envers et contre tous. Cette déclaration s'adressait indirectement aux ennemis de cette famille, et surtout au comte de Saint-Pol, qui excitait sans cesse contre les Croy la haine et la vengeance du comte de Charolais.

Dans les mêmes jours, les négociations qui devaient s'ouvrir à Saint-Omer, le 24 juin, avec les plénipotentiaires d'Édouard, et furent ensuite remises de deux mois à cause de la guerre J'Écosse, avaient abouti à une trêve, sur terre 'seulement. Le 7 janvier, de Selles en Poitou, le roi avait donné à Antoine de Croy, comte de Saint-Porcien, et à Georges Havart, seigneur de Rosières, maitre des requêtes, des pouvoirs nécessaires pour ce but. Philippe de Bourgogne fut encore le médiateur de ces préliminaires de paix. Le roi, décidé par son exemple, et aussi par les bonnes dispositions des négociateurs anglais, qu'il vit à Hesdin, accepta la trêve, d'abord à court terme, puis jusqu'au 1er mai 1464. Les Écossais eurent le regret de n'y être pas compris : Louis XI se réserva de conserver auprès de lui les députés de Henri VI tant que ceux-ci voudraient y rester. Il profita de la présence des ambassadeurs anglais pour dédommager les habitants de Guines de quelques dégâts que les Français leur avaient faits. Pour le roi Édouard, il ne se mettait point en frais de concessions. Même dans la proclamation de la trêve ou abstinence de guerre avec Louis XI, il se dit encore roi d'Angleterre et de France ; et s'il ne prend pas ce titre dans son acte du 23 avril 1461, aussi ne le donne-t-il pas à notre roi.

L'entrevue de Louis et de Philippe à Hesdin ne fut pas stérile ; les deux princes s'y témoignèrent confiance et cordialité. Le duc songeait alors à accomplir son vœu de 1451, dit du faisan. et à partir pour la croisade ; Louis le dissuada de ce dessein. Le saint-père, par sa guerre contre la maison d'Anjou, n'avait-il pas, à son insu peut-être, agi lui-même contre les intérêts de la chrétienté ? D'ailleurs le duc n'avait plus assez de santé ni de force pour une aussi grande entreprise. Le pape s'aperçut que le zèle qu'il cherchait à entretenir en Bourgogne se refroidissait par suite des sages conseils du roi de France. Il écrivit donc au duc une lettre très-pathétique. Celui-ci, pour en délibérer avec ses barons, les convoqua pour le 25 décembre, et en vue de pourvoir, s'il le fallait, au gouvernement de ses pays pendant son absence, il convoqua les étals (le Flandre pour le 10 janvier 1461. Alors se produisit une singulière scission. Le comte de Charolais, qui n'avait point l'intention de se rendre à ces assemblées, s'avisa (l'en convoquer une pour le 3 janvier à Anvers. La lutte était évidente ; des deux parts on se plaignait : le père, des conseillers du fils ; le fils, (le ceux du père. Le duc défendit à tous de se rendre à l'assemblée d'Anvers. Le comte n'alla pas à celle de Bruges, sous le prétexte qu'il y verrait ceux qui voulaient sa perte. En définitive, il y eut réconciliation entre le père et le fils. Il fut convenu qu'on différerait d'un an d'accomplir le vœu du faisan, et qu'en attendant 2.000 hommes partiraient pour l'Italie, sous les ordres du bâtard Antoine de Bourgogne.

Telle était la haine du comte de Charolais contre la famille de Croy et le roi, qu'il accusa de sortilège et d'envoutement contre sa personne le comte d'Étampes, devenu comte de Nevers par la mort de son frère, et cela à cause de l'inclination de celui-ci pour les Croy et le service de la France. Soit que l'accusation parût assez sérieuse, soit que l'on désirât calmer l'esprit rancuneux du comte, Louis XI ordonna à maître Adam Roland, président au parlement, d'examiner l'affaire ; et les historiens du temps crurent voir là un grand crime. Heureusement, on ne put donner suite à cette ridicule affaire.

Dès les premiers jours de novembre, le roi visite les villes récemment rachetées et y reçoit un accueil plein d'enthousiasme. Les sires de Saveuse, de Crèvecœur, de Hautbourdin et d'autres amis du comte de Charolais, étant alors capitaines des places, le roi jugea convenable de nommer des officiers dont il fût sûr : et cela encore au risque de déplaire au fils du duc. Quoiqu'il eût déjà quelque pressentiment des complots que les seigneurs, excités par le duc de Bretagne et le comte Charles, allaient former, ce rachat d'un pays tout français, de villes chères à la commune patrie, la bonne issue des voies nouvelles de crédit qu'il s'était ouvertes, lui avaient apporté un rayon de joie. Elle devait malheureusement faire bientôt place à un grand deuil. Le 29 novembre, la reine douairière, Marie d'Anjou, mourut à l'abbaye des Chatelliers en Poitou.

Le roi se trouvait aux environs de Dieppe quand il apprit cette triste nouvelle, et il lui fit célébrer un service auquel il assista avec une très-grande piété. Il aimait singulièrement sa mère, et il avait fait pour elle tout ce qu'il pouvait. On convient « qu'elle s'était toujours montrée bonne et sage[6], que c'était en grande partie pour l'amour d'elle, mais non à sa suggestion, que Louis avait jadis troublé la cour. » Aussi fut-elle regrettée dans tout le royaume. Elle était fort pieuse, et c'était d'elle que Louis tenait le goût des pèlerinages, sa grande dévotion à la sainte Vierge, et son inclination à donner aux églises. Elle avait eu douze enfants, dont la dernière fille, née en 1443, Madeleine de France, fut mariée par Louis XI. Bonne mère de famille, et toujours attentionnée pour son mari, elle ne méritait pas les peines et les humiliations dont elle fut abreuvée.

Pour tout organiser et mettre en ordre dans les provinces du nord, dont jusque-là il était resté éloigné, et surtout dans les villes nouvellement acquises, le roi resta toute cette fin d'année sur les confins de la Normandie, de. la Picardie et de l'Artois. C'était une incorporation nouvelle à opérer ; car depuis près de trente ans on s'était efforcé de leur faire prendre d'autres habitudes. Sur ces entrefaites, il reçut à Abbeville, vers la fin de novembre, une députation suisse de trente-cinq députés. Charles VII avait fait avec eux, le 25 avril 1454, un traité d'alliance qu'ils tenaient à renouveler avec Louis XI. Le roi leur fit un très-bon accueil, sut leur rappeler avec courtoisie qu'il avait appris à les connaitre, qu'il les appréciait au moins autant que faisait son père, et il leur accorda avec empressement l'objet de leur demande, c'est-à-dire le renouvellement de leur ancien traité. Un jour devait venir où cette alliance serait d'un grand prix pour la France.

A l'entrevue d'Hesdin, il fut aussi question de la politique de l'Italie et des prétentions de la maison d'Orléans. Le 18 octobre, le duc informe François Sforza de ce qui s'était dit à cet égard, et surtout touchant Asti et les droits de la maison d'Orléans sur ce comté. Le duc de Milan répond, le 2i novembre à Philippe de Bourgogne, le remercie de l'information, et le prie de lui conserver ses bons offices auprès du roi. Sa lettre du 23 novembre à Louis XI ne saurait être ni plus affectueuse ni plus soumise. On y lit : « Les expressions me manquent lorsque je veux vous marquer ce que je sens et la reconnaissance que je vous dois... Quant aux droits que peut avoir la maison d'Orléans sur le comté d'Asti et le duché de Milan, je me soumets volontiers à ce que Votre Majesté et le duc de Bourgogne en auront réglé. Votre Majesté veut que j'en donne 200.000 ducats ; je m'y soumets. Je demande seulement du temps. » Il charge Jacopo, son envoyé, de complaire en tout au roi.

En réponse à cette lettre, Louis XI lui mande, le 19 décembre, qu'il envoie ses commissaires à Savone pour lui remettre cette ville et ses dépendances ; et le 22 le comte Albéric écrit au duc de Milan qu'à Novion, ville du diocèse d'Amiens, « le roi lui a donné l'investiture de Gènes et de Savone, et de tout leur territoire, pour le duc, la duchesse et leurs enfants nés et à naître, et qu'il a renouvelé les traités de Genappe des 16 octobre 1460 et 1er juin 1461, sans préjudicier au traité que lui, Albéric, avait conclu à Naples, le roi manifestant par là qu'il n'a jamais voulu troubler l'Italie. » Le même jour, ce traité fut arrêté dans la chambre même du roi, en présence de plusieurs autres seigneurs, entre autres l'amiral sire de Montauban, le seigneur du Lau, sénéchal de Guienne, et Charles de Melun, bailli de Sens. Il est dit que le duc de Milan ne donnera nul appui à Philippe, Monsieur de Savoie, que le roi n'entend pas obliger le duc à faire quoi que ce soit contre la ligue d'Italie ; seulement, il veut que les princes ligués n'aient ni passage ni secours dans les deux comtés de Savone et de Gênes, mais qu'au contraire, le roi René et le duc de Calabre y soient reçus et honorés.

Le jour même, le roi écrivit à ceux de Gênes et de Savone ce qui se passait, et leur ordonna de ne faire aucune difficulté d'obéir à François Sforza. Deux jours après, le roi confirme son avis et motive sa résolution. « Compatissant à tous les maux de l'anarchie et de la guerre civile dont ils souffrent, et ne pouvant y remédier par lui-même, il a cru ne pouvoir mieux faire que de se fier au courage, à la prudence et à la capacité du duc de Milan, et de lui donner en fief leur ville et leur État. » A l'archevêque de Gênes, qui s'était saisi du gouvernement, il écrit le même jour une lettre beaucoup plus sèche, où il se montre fort résolu. Enfin il prie les autres puissances de l'Italie, le doge et le sénat de Venise, la seigneurie de Florence, le duc de Modène, le marquis de Montferrat, de venir en aide au duc de Milan, s'il en était besoin.

Au reste, on ne doit pas oublier que Philippe-Marie, beau-père et prédécesseur de François Sforza, avait été maître de Gênes pendant plusieurs années ; que les Génois s'étaient donnés à lui en 1425 ; que dix ans après, mécontents de ce qu'il eût transporté à Milan Alphonse d'Aragon, Jean son frère, roi de Navarre, et plusieurs autres, leurs illustres prisonniers, qu'après avoir traité avec ceux-ci sans les consulter, il les eût renvoyés dans leur pays sans même les en prévenir, ils s'étaient insurgés contre lui pour ce manque d'égards, et que dans leur révolte ils avaient été appuyés de plusieurs autres républiques italiennes ; puis, qu'en 1458, pressés par Alphonse d'Aragon, ils s'étaient remis sous la protection de la France ; alors Charles VII y envoya Jean de Calabre pour prendre possession de leur ville, et en dernier lieu ils n'obéirent pas mieux aux officiers de la France qu'à ceux de Charles VI.

Le refroidissement entre le roi et le duc de Milan provenait de ce que le duc s'était déclaré avec plusieurs autres seigneurs contre la maison d'Anjou. Cette question de la succession de Naples semblait désormais décidée par les malheurs de Jean de Calabre. De là ce revirement des relations du roi. La chose avait été d'abord adroitement insinuée à François Sforza par Antoine de Noceto, ministre du pape. Le 10 mai 1463, le roi écrivit au duc que, malgré les secours par lui donnés à Ferdinand, il ne cessait pas de l'estimer, « que volontiers il y aurait réconciliation de sa part, pourvu qu'il s'abstint de soutenir Philippe de Savoie dans sa lutte impie contre le duc son père et contre sa propre maison ; que, pour prix de cette concession, sa gratitude pourrait bien aller jusqu'à lui donner Savone. » Le roi le priait enfin de lui envoyer quelqu'un de confiance pour l'assurer de son adhésion à ces ouvertures, particulièrement touchant sa volonté de rompre avec Philippe de Bresse. Sur ces entrefaites, dès le 28 mai le duc avait expédié au roi Emmanuel Jacopo, que remplaça Albéric Maletta. Ainsi l'affaire se trouvait déjà engagée quand il en fut question entre le duc et le roi.

Le duc de Milan devait être touché des procédés de Louis XI ; aussi, dans les instructions écrites qu'il donne à Conrard Fogliano, chargé de prendre pour lui possession de Gênes et de Savone, parle-t-il « de la grandeur d'âme du roi, qui fait toute la gloire et la splendeur de la très-haute et très-puissante maison de France. » Le duc ne tarde pas à remercier le roi, d'avoir bien voulu terminer l'affaire d'Asti avec la maison d'Orléans. En remettant la lettre, le comte Albéric Maletta dut se rendre l'interprète de la vive gratitude de son maitre. Voici sommairement les nouvelles que le duc donne au roi : « Les Turcs (ont d'affreux ravages en Morée ; Venise semble ne s'en point émouvoir, et a donné à Justiniani le commandement de ses forces ; le pape veut combattre l'infidèle à la tête des chrétiens : Ferdinand a été bien accueilli dans toutes les places que possédait le feu duc de Tarente ; le château de l’Œuf et l'île d'Ischia seuls tiennent encore pour le duc Jean de Calabre ; celui-ci, ne pouvant plus rien entreprendre, attend pour s'en retourner les galères qu'on doit lui envoyer.

Savone fut remise le 7 entre les mains de Conrard de Fogliano, et l'acte de prise de possession est du 7 mars 116'4' ; le 26 on prêta serment ; le 28 le duc donna le gouvernement de Gènes, que l'archevêque Paul Frégose retenait, à Gaspard de Vicoméréata. Cette mission était délicate ; il fallut apaiser le prélat, amener les Génois à élire pour seigneur et chef François Sforza, duc de Milan, sans faire mention du roi. C'est le 19 mai 1464 que fut dressé un acte de transaction, qui met en sûreté les privilèges et immunités de la ville et de la seigneurie. Le duc se montra en tout parfaitement conciliant. Il déclara vouloir gagner l'affection des Génois ; non leur prendre leur bien, mais leur donner du sien. Son serment de maintenir toutes leurs franchises est du 23 ; il le ratifie le 31. Le 1er juin les députés génois prêtent serment au duc ; le 7, la duchesse de Milan ratifie tout pour son mari ; enfin le transport que François de Borlasca avait fait aux Génois de Ille de Corse est confirmé.

On voit que Louis pacifie tout. Cela n'empêche pas de dire « que partout où il y avait quelque discorde ou sédition[7] on était sûr qu'il s'en mêlerait et les aggraverait. » Rien n'est moins vrai. Jusqu'ici on l'a vu mettre la paix dans les maisons de Bourgogne et de Savoie, et tâcher de la rendre à l'Italie. Toute la famille de la reine Charlotte vint alors en France pour remercier Louis XI de son intervention. Arrivée la première, la princesse de Piémont alla trouver le roi son frère et la reine dans le Ponthieu ; on croit que le roi l'indemnisa des frais du voyage. Toujours est-il qu'il la retint, avec prière de tenir compagnie à la reine Charlotte, avancée dans sa grossesse. Toute la famille fut très-cordialement accueillie. Lors de l'arrivée du duc de Savoie à Paris, il reçut une réception presque royale. L'évêque, à la tête du chapitre, alla à sa rencontre hors des portes de la ville, et le pénitencier le harangua de la part de l'université devant l'hôtel-Dieu : mais le deuil du roi et du duc, veuf depuis peu, mettait obstacle à toute fête. On a dit à ce sujet : « Louis livrait l'héritage d'au-delà des monts[8] pour s'assurer à lui-même ce côté-ci des Alpes, la Savoie. » Lorsqu'à toutes les époques de son règne, Louis XI s'est montré désintéressé à l'égard de la maison de Savoie, au point qu'après la mort de leur jeune duc Philibert, les états prièrent encore le roi de régler les affaires de la régence, nous ne concevons pas qu'on puisse même soupçonner la moindre convoitise de Louis XI sur ce point.

Le roi avait bien de la peine à être tranquille du côté des Pyrénées, et l'on ne pouvait réduire les Catalans à se soumettre à Jean II, leur souverain légitime. Ils ne voulaient point de lui et se montraient décidés à tous les sacrifices pour se rendre indépendants, s'il était possible. Ils se donnèrent alors pour chef don Pèdre, connétable de Portugal, qui par sa mère descendait des comtes d'Urgel. Ce guerrier, dont la famille avait été assez mal- traitée de la fortune, paraissait prêt à tout tenter. Les Catalans l'appelèrent donc et allèrent le chercher à Tanger avec quelques vaisseaux. Le 21 janvier, toute la ville de Barcelone accourut au port pour saluer l'arrivée de la flottille. Le clergé présenta à don Pèdre la vraie croix, qu'il adora. Le 25, il jura dans la place de Saint-François de garder les coutumes et franchises de Catalogne et de Barcelone, et déclara les trois derniers rois, Ferdinand, Alphonse et Jean, usurpateurs ; le 26, après avoir reçu le serment de fidélité du peuple, il prit au pied de l'autel, dans l'église de Sainte-Eulalie, le titre de roi d'Aragon et de Sicile.

Soutenir une telle prétention était plus difficile. Il voulut d'abord attaquer Girone, qui tenait toujours pour Jean II. Jean de Sylva, qu'il chargea de cette entreprise, se laissa surprendre par l'habile chef Rocaberti ; il fut battu et tué. Comme la duchesse de Bourgogne lui portait quelque intérêt, il n'était pas de ce côté sans espoir de secours ; mais le comte de Candale, qui commandait dans le Roussillon, ayant défendu avec rigueur de laisser passer un seul homme en Catalogne, don Pèdre pria le comte de faire lever cette interdiction. Il s'avisa même d'écrire à Louis XI, essayant de lui persuader que sa présence était un bienfait pour tout le monde et préservait les Catalans de se constituer en république. Il eut soin de faire insinuer au roi par ses envoyés qu'il y avait accord secret entre lui et le roi de Castille. Mais Louis était aussi renseigné par le comte de Candale, qui, en vue des circonstances, demandait deux cents lances de plus et de l'argent, ajoutant cette information que, pour recevoir le serment des états, don Pèdre les avait convoqués à Barcelone pour le 25 mars.

Dès qu'il sut l'arrivée de don Pèdre en Catalogne, Louis XI avait immédiatement dépêché le héraut Normandie à Alphonse de Portugal, pour s'en plaindre ; mais Alphonse répudiait toute solidarité dans les actes de son beau-frère, et s'était même, disait-il, vivement prononcé à Ceuta contre un tel dessein. Don Pèdre, sans le prévenir, était parti nuitamment sur deux galères de Barcelone avec quelques-uns de ses familiers et trois ou quatre officiers de l'armée portugaise. Il ajoutait en être très-fâché, mais que son frère ne suivait pas toujours les meilleurs conseils. Don Pèdre, voyant qu'il ne pouvait faire approuver à Louis XI son entreprise, cherche à soulever le Roussillon. Il y avait là des mécontentements ; peut-être se montrait-on trop sévère envers les complices de la première révolte. Quoi qu'il en soit, des plaintes arrivèrent aux oreilles du roi, et Jean Duverger, conseiller, y fut envoyé. Cet homme, plein de sagesse, avait tout apaisé.

On pressa le roi de faire davantage. Jean d'Aragon, par l'entremise de Galeran Olivier, son député, le sollicita de l'aider par quelques compagnies d'hommes d'armes à soumettre les Catalans ; il demandait de l'artillerie et de l'argent, puis encore de gros vaisseaux génois qu'on réunirait à ceux que Vilomari et Requesens amèneraient de Majorque, de Naples et de Sicile. Mais ces sortes d'interventions ne plaisaient pas à Louis. Il fit juste ce qu'il fallait pour ne pas encourir le reproche de manquer au traité qui lui avait donné le Roussillon, et une guerre sourde continua dans le Lampourdan.

Depuis son retour des Pyrénées, le roi visitait successivement toutes les villes du nord, s'éloignant peu des frontières de Picardie et de Flandre. Invité par une députation de la ville, il se rendit à Tournay, le 6 février, et y fut fort bien reçu. Il voulut loger chez un chanoine qu'il connaissait et y séjourna douze jours. Là il vit une ville industrieuse et riche, ayant une garde civique très-bien organisée et munie d'artillerie. Parmi les dons qui lui furent faits, on remarque la cédule des 20.000 écus que le roi, ou plutôt la France, devait à la ville de Tournay pour son prêt. De là il s'en fut à Lille, auprès du duc de Bourgogne, avec lequel il resta cinq jours, du 18 au 23 février. Il eût alors bien désiré le détacher de toute alliance avec le duc de Bretagne.

C'est vers ce dernier pays que son attention va surtout se porter. Une question plutôt fiscale que religieuse devint une affaire très-politique ; mais, comme toujours, elle ne prit un caractère de gravité que parce qu'il y avait de part et d'autre des arrière-pensées, des mécontentements et des partis pris. Au sujet de l'hommage, le duc de Bretagne avait trouvé le roi plus conciliant qu'il ne s'y attendait. Le moment lui sembla propice pour se montrer exigeant ; pour trouver mauvais, par exemple, que le roi eût à son service des Bretons tels que le sire de Malestroit, oncle de l'évêque de Nantes, le sire de Montauban, de la maison de Rohan, et surtout pour conserver avec une certaine affectation plusieurs droits royaux usurpés par ses prédécesseurs. Louis XI veillait. Entre le duc et le roi un litige s'était élevé sur un point de droit féodal. On était convenu de s'en rapporter à la décision du comte du Maine assisté d'une commission mixte ; mais de la part des envoyés bretons il y avait toujours des délais calculés et rien ne pouvait finir.

François II, avant de devenir duc, avait été intime avec Louis XI ; on a remarqué qu'ensuite il n'en fut plus ainsi. S'il refusa de prêter au dauphin 4.000 livres, le roi de France montra clairement, à l'époque de l'hommage, qu'il n'en gardait nul souvenir. Au pèlerinage de Saint-Sauveur de Redon et à Nantes ils eurent bien encore une certaine intimité : on crut voir cependant un peu moins de cordialité dans leurs adieux. Lorsque l'année suivante, à la nouvelle d'une descente des Anglais dans le Poitou, le roi, alors en Normandie, désira traverser la Bretagne pour s'y rendre, le duc prétexta une épidémie qui aurait régné dans ces contrées ; enfin, dans les embarras des Pyrénées, le roi dut s'apercevoir que le duc ne lui offrait point de lui venir en aide. Toutefois on ne devait point s'étonner que François II fortifiât ses places ; car, s'étant aussi prononcé pour Marguerite, il pouvait alors craindre également une attaque des Anglais. Mais il était un point plus délicat : Artus de Montauban, frère de l'amiral, ayant été nommé par le pape abbé de Redon, abbaye de fondation royale, le duc, bien que l'abbé eût pris possession de son consentement, confisqua l'abbaye et s'en empara. Enfin Guillaume de Malestroit, évêque de Nantes, que les derniers ducs n'avaient pas trouvé assez obséquieux, s'était démis de son évêché, le 27 mars, entre les mains du pape ; et le saint-père en pourvut Amauri d'Acigné, neveu de Guillaume.

Amauri, d'abord sacré à Rome, en était revenu avec ses bulles et un bref du pape pour le duc. Le 5 septembre le prélat prend possession ; mais François II, qui ne peut obtenir de lui son serment de féaulté, demande sa translation à un autre siège. N'y réussissant pas, il l'exclut de son église et saisit son temporel, sous le prétexte de refus de serment, refus qui, selon Legrand, n'est point assez prouvé. Dans tous les cas, le duc se permettait ici de disposer du siège et du temporel des prélats, et d'entreprendre sur la régale, droit qui n'appartient qu'au roi. La régale, on le sait, consiste à jouir des fruits d'un évêché pendant le temps qui s'écoule entre un bénéficier et son successeur. Le nom seul marque que c'est un droit de la couronne.

L'évêque ainsi persécuté, et persuadé qu'il est victime d'un excès d'autorité, proteste d'abord contre la violence ; puis, dans une réunion de prélats à Neuchâtel de Nicourt, le 22 octobre, après un discours où il se plaint amèrement de la tyrannie dont on a usé envers lui, il lance un interdit contre François II. Louis XI en est informé par un vicaire de Nantes de la part d'Awami : il ne veut rien précipiter, et ordonne même de suspendre les censures jusqu'à la Saint-Martin. Entre l'évêque et le duc c'était au roi à juger, et Louis IX aurait maintenu ce droit sans rien céder aussi bien que Louis XI.

On savait, en outre, que le duc s'intitulait par la grâce de Dieu ; qu'il mettait dans ses lettres de nos pouvoirs royaux et ducaux ; qu'il s'ingérait de traiter avec l'étranger, avec les Anglais, par exemple, ne recevant ni les lettres patentes du roi, ni les arrêts du parlement de Paris ; que, selon lui, il ne pouvait y avoir en Bretagne d'appel au parlement, si ce n'est pour déni de justice de la part du duc ; il n'y aurait donc eu en Bretagne ni cas royaux ni actes de souveraineté du roi. Le duc faisait battre monnaie d'or, soutenir ses droits par écrit, et imposait à sa volonté toutes sortes d'aides. Son duché n'était point apanagiste ; ses historiographes remontaient jusqu'à une époque immémoriale et fabuleuse, où la Bretagne aurait été une monarchie. En résumé, ses prétentions actuelles se fondaient toutes sur des faits qui s'étaient produits par abus, alors que l'autorité royale se trouvait comme voilée et opprimée par les guerres civiles et étrangères. On n'ignorait pas qu'à Borne le duc affectait de paraître séparé de la France ; qu'en plein consistoire il avait fait déclarer qu'il ne dépendait point de la couronne de France, se traitant et voulant être traité de souverain seigneur[9] et ne suivant point, en matière de discipline ecclésiastique, les décisions de l'Église de France. Enfin, à la canonisation de Saint-Vincent Ferrier, il avait fait mettre sur sa bannière et sur son écu une couronne au lieu du chapeau de ; duc. C'était le devoir du roi de couper court à tous ces abus.

Il y avait aussi au fond quelques réclamations d'argent. Ainsi, par le traité de paix de 1380, le duc Jean IV avait promis de payer une somme de 200.000 livres non encore acquittée. De plus, on n'avait nullement obéi en Bretagne à la mainmise du roi sur les biens du duc d'Alençon. Dans ce pays, les officiers du duc ne sont-ils pour rien dans l'espèce d'opprobre dont se voient frappés ceux qui veulent y exécuter les ordres du roi, et dans les propos menaçants dont on use contre eux publiquement ? Est-il vrai, comme on l'a dit, que le duc et ses officiers aient fait rechercher les chartes et les lettres adressées aux chapitres et aux couvents par les rois de France, et qu'ils en aient ainsi brûlé un grand nombre ? Les ducs rendent hommage, mais ils ne veulent pas le dire lige, ce qui cependant ne saurait être sous-entendu. Un tel état de choses ne pouvait durer.

Le droit de souveraineté du roi n'était nullement douteux, et les usages du passé en font foi. « Jadis les baillis de Touraine et de Cotentin avaient la connaissance des cas royaux et privilégiés de Bretagne. » Ils exerçaient leur juridiction sur les abbayes, les cathédrales et sur tous les bénéfices royaux. C'est par l'effet de l'éloignement et des longues guerres de l'invasion anglaise, qu'ils avaient été troublés dans l'exercice de ce droit. De cet abus avaient découlé les autres usurpations des ducs ; et Charles VIE laissa à son successeur le soin d'y remédier. Louis XI ne recula pas devant cette tâche. Toutes ces licences se reproduisant plus ou moins dans les autres provinces, on conçoit que dès lors tous les seigneurs apanagistes ou non aient cherché à s'entendre et à résister : on ne s'étonne pas alors de ces relations plus ou moins fréquentes, intimes et menaçantes, que le duc de Bretagne entretient avec le comte de Charolais et les autres princes.

Cette question de la régale, du droit de disposer du revenu des abbayes et des évêchés, est celle que le comte du Maine pris pour arbitre était chargé d'examiner et de décider. Par le fait même de cet examen beaucoup d'autres questions se trouvaient soulevées et venaient se rattacher à celle-là. Vouloir que toute difficulté sur les bénéfices donnés en régale en Bretagne comme ailleurs se plaidât devant le parlement n'était point une prétention excessive : a autant dire devant le roi, D dit M. Michelet ; mais on sait quelle garantie de justice on trouvait dans le parlement.

Il était convenu que chacun nommerait des délégués, et que le président indiquerait le lieu et l'époque des réunions. Déjà sous Charles VI et pour le même objet on avait institué une commission présidée par le duc Philippe le Hardi ; mais il n'y fut rien décidé. Les délégués du roi furent l'évêque de Poitiers ; Jean Dauvet, premier président de Toulouse ; Pierre Poignant, conseiller au parlement, et le secrétaire Adam Rodon. Louis comptait bien se servir de cette enquête pour pénétrer plus avant dans les complots rendus évidents par l'arrestation et l'interrogatoire du sire de Genlis, par les avis que lui envoyaient ses ambassadeurs de Rome et le sire de Lannoy de Londres, par les lettres adressées de Bretagne à plusieurs seigneurs au moyen d'émissaires déguisés en religieux, et surtout par tes fréquentes ambassades entre le duc et le comte de Charolais, afin d'en venir à une alliance contre la couronne.

Le duc breton voulait gagner du temps. Tout en ordonnant à ses sujets de se tenir prêts à marcher le 2S septembre suivant (1464), il faisait écrire des mémoires pour répondre aux discours de l'évêque dépossédé, et pour soutenir ses prétendus droits. Puis, paraissant entrer dans les vues du roi, il acceptait la décision qui serait prononcée par le comte du Maine. Il nomma donc aussi ses délégués, mais le 18 décembre seulement. Ce furent le comte de Laval, le chancelier Chauvin, Tanneguy du Châtel, Antoine de Beauvau, seigneur de Pimpeau ; Jean de Loysel, président de Bretagne ; Pierre Ferré, sénéchal de Rennes, et Olivier de Coëtlogon, président des comptes. Le comte du Maine avait donné avis qu'on se réunirait à Tours le 22 novembre ; ce terme étant passé, l'assemblée fut remise. Les députés bretons eurent mission d'y soutenir chaudement les intérêts du duc ; de répondre à tout ce qui pourrait être dit de la part du roi. Pour réplique aux griefs, s'il en est articulé, ils se plaindront des entreprises des officiers royaux contre les prérogatives du duché de Bretagne. Ils accepteront, non une sentence de forme contentieuse, mais simplement un arbitrage.

Le duc, ne se faisant point illusion sur la faiblesse de ses raisons, sentait qu'il serait difficilement d'accord avec le roi, et sur ce point il eût préféré faire intervenir Rome. Selon Louis XI la régale et les droits qui s'y rattachent étaient une portion de la souveraineté. Que ne se serait-on pas permis ? En effet, quand le cardinal Richard Olivier, évêque de [Coutances, eut obtenu du saint-père l'abbaye de la Trinité de Vendôme, n'eut-il pas la prétention d'en prendre possession sans l'agrément du roi ! Sur les remontrances du parlement un procès fut entamé et dut être poursuivi. On sut obvier à toutes censures, et le roi, le parlement et l'université convinrent que les décisions venues de Rome seraient examinées avant toute promulgation. Tel est encore 'usage de nos jours : et l'on voit qu'il y a loin de ces mesures à l'abolition de la pragmatique.

La confusion du spirituel et du temporel est alors évidente et se voit par la guerre sourde qui s'ensuivit. Le parlement, voulant punir l'évêque d'un manquement à la royauté, menace les bénéfices du prélat. Rome blâme le parlement par d'éclatantes censures. Pour venger la cour, le roi frappe les cardinaux en saisissant les revenus des abbayes et des évêchés qui leur appartiennent. C'était un grand détour pour montrer au cardinal Richard Olivier qu'il était justiciable du roi.

Sur ces entrefaites on apprit l'arrivée d'un nonce. Maître Pierre Doriole est envoyé à sa rencontre. Ainsi accompagné le cardinal Césarini, qui croyait avoir à connaître du différend entre le roi et le duc François, fut amené à Bléré, puis à Amboise, sans pouvoir prendre aucune information. Là le roi lui témoigna son étonnement de cette mission qu'il n'avait point demandée, et le prélat dut aller à Paris s'expliquer devant le parlement. Plus tard, le 10 septembre 1464, parut l'ordonnance datée de Rue-en-Ponthieu qui défend d'aller ou d'envoyer en cour de Rome pour obtenir des grâces expectatives sur les bénéfices du royaume, ou du Dauphiné, et même pour un évêché et un bénéfice électif. Cette petite guerre préludait à d'autres hostilités.

De son côté le comte du Maine avait mission, non de prononcer comme arbitre, mais bien de décider comme juge. Les délégués de Bretagne durent donc demander de nouveaux pouvoirs. Le duc s'y prêta et les conférences s'ouvrirent à Tours en janvier 1462 ; la question y fut débattue et élucidée, et le 16 le président leur donna rendez-vous à Chinon pour le 8 septembre suivant, avec promesse qu'après quelques éclaircissements il leur donnerait sa décision. Ce délai était nécessaire pour réunir quelques pièces importantes qui manquaient encore. Le duc mit ce temps à profit. Il nomma le b avril des commissaires chargés d'informer l'affaire sur le temporel de toutes les églises de Bretagne. Il parut même se relâcher beaucoup sur l'affaire de l'évêque de Nantes, au point de faire tenir un sauf-conduit d'un mois au prélat et à son oncle, afin de provoquer ainsi leurs excuses ; et il travailla avec une nouvelle ardeur à se créer des appuis.

Quand approche le moment de la décision, le duc, pour gagner du temps, modifie le 5 septembre le personnel et les instructions de la première commission ; et il revient à son idée de simple arbitrage. Les nouvelles instructions données à Ancenis le 22 novembre par le duc de Bretagne à ses délégués le comte de Laval, son chancelier, le maître de son hôtel, le président Antoine de Beauvau, le sénéchal de Rennes et le président des comptes, sont formelles sur ce point : « Ils supposeront, dit-il, qu'il s'agit, non a d'une discussion amiable entre parties intéressées, mais d'un a arbitrage et non point d'une sentence. »

Le roi, dès le 16 août, avait joint Guillaume Cousinot à ses autres commissaires. Son intention est que dans la conférence on ne passe sous silence aucun des reproches que la couronne pouvait adresser au duc. Reçoit-il les arrêts du parlement de Paris ? N'a-t-il pas empêché de saisir en Bretagne les biens du duc d'Alençon ? N'affecte-t-il pas de faire distinguer à Rome entre France et Bretagne ? Ne refuse-t-on pas l'hommage-lige, et n'a-t-on pas supprimé, tant qu'on a pu, les titres et les chartes conférés par les rois de France aux évêchés, chapitres et abbayes de Bretagne ? Il faut que toutes ces choses soient examinées et réglées.

On se réunit donc le 8 septembre 1463 à Chinon ; mais à cause de l'insuffisance de pouvoir des commissaires du duc, on remit au 15 octobre. Ce jour-là personne ne vint de la part de François II. Alors Guillaume Cerisay constata l'absence des députés bretons ; et quand les délais furent expirés, on s'occupa de la sentence : d'abord le procureur du roi Anaudeau demanda qu'on lui adjugeât défaut, puis il soutint que la régale ne pouvait appartenir qu'au roi ; que les évêques et particulièrement celui de Nantes étaient indépendants de tous autres seigneurs. Il conclut contre le duc condamnation à payer 4.000 marcs d'or et défense d'attenter à la régale des évêques de Bretagne. Le comte du Maine fut moins sévère. Il décide qu'il y a défaut ; que le temporel de l'évêque de Nantes et ses fruits seront mis entre les mains du roi, et ni le duc ni ses officiers ne mettront empêchement à l'exécution de cette sentence, sous peine de perdre leur cause et de payer 4.000 marcs d'or ; le duc ne 'jouira plus du droit de régale sur les autres sièges et il n'empêchera pas les évêques de s'adresser en première instance au roi. Il fut dit que le temporel de l'évêché de Nantes serait administré par deux chanoines, maître Georges Moreau de Saint-Malo et maître Guillaume Fleury de Nantes, et ce séquestre ne préjudicierait en rien aux droits que le roi et le duc peuvent avoir sur les églises cathédrales. Pour ce qui a été dit à Rome de la souveraineté du duc de Bretagne, François II déclarerait qu'il n'a jamais songé à attenter en rien à la souveraineté du roi ; qu'enfin, touchant l'abbaye de Redon, un projet d'accord étant actuellement sous les yeux du roi, il en serait ultérieurement décidé.

Louis XI était alors à Arras. Cette déclaration ne lui paraissant point assez accentuée, il la modifia ; et sur l'affaire de Redon se montra disposé à un accommodement. Tel est le sens de sa lettre du 9 février au comte du Maine. Peu de temps après le duc sembla donner une sorte d'adhésion à la sentence et parut l'accepter. Toutefois, d'Ancenis, 20 avril, il ratifie la déclaration donnée au comte du Maine par ses délégués, certifiant qu'il n'a fait dire en cour de Rome par ses envoyés, l'abbé de Bégar et maître Olivier du Breuil, rien qui pût entreprendre sur l'autorité du roi, ni affaiblir l'obéissance qui lui est due : d'ailleurs il ne connaît personne autour de lui qui ait mal parlé du roi ; et il n'eût pas hésité à faire justice d'un pareil déni de respect. Outre ses déclarations, il écrit au comte du Maine par son écuyer Louis de Rosnyvinen pour se plaindre des rigueurs exercées contre les biens de ses sujets qui sont en France, et de ce qu'il est pris lui-même en malveillante par le roi, qu'il serait prêt à servir de corps et de biens selon son pouvoir.

Mais pendant qu'il rédigeait ces faibles concessions verbales, au lieu de chercher des moyens d'accommodement touchant l'affaire de l'abbaye et le reste, le duc faisait fulminer à Rome contre Artus de Montauban, par le cardinal de Saint-Pierre-aux-Liens, des bulles d'excommunication, comme accusé d'avoir pris part à la mort de Gilles de Bretagne et de François Pr, et de plus enjoignait à l'évêque de Vannes de faire citer en cour de Rome tous ses complices.

On connaît cette lamentable histoire. Trompé par l'habileté d'an faussaire, le duc abandonna sans l'entendre son malheureux frère aussi bien que le fit Charles VII. Ce n'est pas que Gilles fût sans reproche. Ses protestations de fidélité publiquement faites à son frère, ses excuses, ses engagements par serment, il avait tout rétracté en présence de quatre notaires ; et il était retombé dans ses intrigues avec les Anglais. Ses ennemis en profitèrent pour le perdre. Sa mort fut leur crime, mais ce crime avait déjà été recherché et puni par Pierre II. Olivier de Méel ayant été enlevé de son asile et condamné à Nantes, il eut la tête tranchée le 8 juin 1451 avec quatre de ses complices. Le duc Artur HI en septembre 1458 fit arrêter quatre personnages sur lesquels planaient quelques soupçons, les sires de Villefranche, de Parthenay, Jean Hingant et de Coëtlogon. Il fallut les relâcher faute de preuves, mais on ne voit pas que l'auteur de la fausse lettre du roi Henri VI au duc, nommé Pierre de la Rose, ait été poursuivi. Ce n'était donc plus un procès à faire.

Louis XI ayant fait casser la procédure du cardinal, le duc ne voulut jamais, malgré l'injonction du parlement, que cette révocation fût signifiée dans son duché. François II ne s'en tint pas là ; son dépit trouva partout une issue. Par acte du 24 juin 146% il nomme pour conservateurs de l'alliance qu'il a faite avec le comte de Charolais : Louis de Luxembourg, comte de Saint-Pol, Jacques de Luxembourg, Tanneguy du Châtel, et Antoine Raolin, seigneur d'Aimeries, a par qui lesdites alliances furent conduites ; n il y ajouta Jean de Liouville et Guillaume de Bissy.

Dès lors le roi ne fut plus ménagé dans les lettres du duc aux seigneurs les plus puissants de France. Il leur fait envisager les revendications du roi à son égard comme un danger qui menace de les atteindre tous aussi bien que lui. N'ose-t-il pas alléguer que le roi songe à livrer aux Anglais la Normandie et la Guienne ? Comme si une telle trahison avait eu la moindre vraisemblance, et tant il était aveuglé par la colère ! Enfin on acquit la certitude que le duc envoyait fréquemment des ambassadeurs en Angleterre, particulièrement son vice-chancelier Rouville et son confesseur Jean de Launay. « Ainsi[10] il accusait le roi de livrer la France aux Anglais et de les appeler, tandis que lui-même il leur demandait six mille archers. »

Par les instructions qu'il donnait à ses ambassadeurs en Bretagne, Louis XI montre clairement qu'il était informé des pratiques ourdies contre lui et des lettres si imprudemment écrites aux seigneurs de France par le duc. « C'est son devoir de souverain, y est-il dit, de remettre sous les yeux du duc et de lui remontrer les fautes qu'il a faites. Il ne peut s'en prendre qu'à lui-même. C'est grand péché de réputer à mal ce qu'il fait pour bien. Il livrerait aux Anglais quelque quartier de la France ! Comment supposer cela ; le principal dommage lui en reviendrait ! En voudrait-il aux terres du duc ? Certes, il n'est pas homme si convoiteux. Depuis son avènement il a donné plus de terres au duc d'Alençon, au comte d'Armagnac et à d'autres que la Bretagne n'est grande. Il s'étonne des instructions de François II à ses députés. Il oublie que le roi est son souverain seigneur. Il parle au roi plus que pair à pair, et comme voulant le corriger de la très-bonne intention qu'il a de mettre en paix et prospérité son royaume et ses sujets. »

On a dit que le duc négociait avec l'Angleterre parce qu'il n'était pas compris dans la trêve faite avec la France. Ce motif fut surtout allégué à Poissy par le sire de Parthenay, député breton près du roi. Le duc ne pouvait être nommé dans la trêve ; il s'y trouvait compris comme tous les autres ducs et comtes, puisqu'il était de France. En 1449, après que les Anglais eurent rompu ou laissé rompre la trêve par la prise de Fougères en Bretagne, lorsqu'il fut parlé de la réparation de cette attaque, est-ce que Charles VII ne soutint pas dans sa réclamation officielle que depuis Philippe-Auguste et au-delà la Bretagne faisait partie de la France ; que le duc de Bretagne, comme sujet du roi, avait été compris dans les premières trêves, que même il fut obligé de demander des lettres de grâce et d'abolition pour les traités que son père avait conclus avec l'Angleterre ? La même doctrine ne fut-elle pas soutenue par Guillaume Cousinot aux conférences de Louviers et plus tard à celles de Vaudreuil ? Or ces faits, connus de tous, avaient encore été confirmés par l'hommage de François II à Charles VII et à Louis XI. Si depuis la trêve le duc avait eu, pour quelques faits particuliers, à souffrir de la part des Anglais, c'est au roi qu'il devait se plaindre de l'infraction de l'armistice.

Ainsi les récriminations se multiplient. Le roi tente en vain quelque conciliation par l'entremise du duc Charles d'Orléans. Il apprend alors que le bâtard Gilles de Bretagne a été envoyé en Angleterre pour servir sous Édouard IV ; qu'à la cour du duc de Bretagne on se permet contre sa personne des propos offensants et séditieux. Par plusieurs voies, et surtout par une lettre de son ambassadeur à Londres, le sire de Lannoy, Louis est informé que les bruits les plus étranges et les plus calomnieux sont répandus partout en Angleterre et lui imputent toutes sortes de méfaits ; que les lettres du continent atteignent aussi la famille des Croy et que le roi et les siens y sont indignement traités ; le sire de Lannoy s'étonne qu'on puisse écrire aux Anglaisa ces bourdes énormes » ; or c'était surtout de Bretagne que venaient toutes ces perfidies, et des missives que le roi avait fait saisir ne laissaient aucun doute à cet égard. Il y avait en Bretagne un parti bourguignon, et un parti breton en Bourgogne. Auprès du comte de Charolais résidait Jacques de Luxembourg, frère d'une des douairières de Bretagne ; et Antoine Carnet, lieutenant de Jacques, faisait de fréquents voyages d'un pays à l'autre. Le chroniqueur Châtelain affirme, d'après le sire Jacques, que dans ces allées et venues il ne s'agissait que de compliments ; en pareille circonstance la chose n'est pas croyable.

Le duc alors arrêta les conséquences de tous ces bruits en déclarant qu'il voulait venir lui-même faire agréer ses excuses au roi et en lui demandant un sauf-conduit, qui lui fut accordé de fort bonne grâce ; mais il ne vint point, tant il est évident qu'il avait pour conseillers les ennemis du roi ! Alors les états de Dinan se trouvant réunis, Louis XI y envoie le sire du Pont, lui donnant pour chacun des seigneurs les plus qualifiés une lettre, datée d'Abbeville, gel septembre 1464, où ses principaux griefs étaient exposés, mais dont la conclusion est miséricordieuse et paternelle. Il explique fort bien aux grands de Bretagne les moyens de conciliation qu'il a employés. L'évêque dépossédé ayant eu recours à lui, il e dû faire examiner si le duc avait ainsi le droit absolu de disposer du temporel d'un évêque ; il montre la question éclaircie et décidée dans les conférences de Tours et de Chinon. il a offert au duc qu'en cela on se conduisit comme du temps des ducs Jean et François, et qu'on rejetât les nouveautés introduites en cette matière depuis son avènement, « ce qui de la part de sondit neveu a été refusé ». De plus il a fait offrir au duc par le comte de Maulevrier, grand sénéchal de Normandie, que la chose fût renvoyée au parlement : le duc s'est décidé pour la continuation de la conférence ; ce qui a été fait. Ainsi le roi explique-t-il tout le reste, et ne s'en prend qu'aux mauvais conseillers de son vassal. Il sait que ces choses « ne viennent point de l'avis des grands et des prélats du pays, lesquels de tous temps ont montré leur loyauté pour la France. Aussi il a voulu les traiter comme ses bons et loyaux sujets : c'est par confiance en leur prud’homie qu'il leur explique ce qui s'est passé ».

Le duc François, qui s'était cru le droit d'écrire contre le roi aux seigneurs de France, se montra en revanche fort ému de ce que Louis, aux états de Dinan, eût nettement exposé aux seigneurs bretons ce qu'il avait fait pour calmer le différend en litige. Il était cependant naturel que le roi fit pour se défendre ce que le duc avait fait pour l'attaquer. Louis XI en appelait au grand jour de la discussion et même ne craignait pas de s'adresser à des hommes prévenus ; car le duc n'avait pas été sans présenter à ses vassaux les choses sous un tout autre point de vue. Il s'en tira en déclarant qu'il enverrait au roi une ambassade. Mais les députés apportèrent à Louis plutôt des plaintes que des satisfactions. Le duc ne connaissait personne qui eût mal parlé du roi. Il prétendait que, pourvu qu'il se tînt dans l'obéissance du roi, on ne pouvait rien incriminer de ce qu'il avait fait ; que quiconque blâmerait ses actes en aurait certainement été mal informé. Ainsi paraissait-il à l'abri de tout reproche ; et malgré l'évidence des réfutations qui lui étaient adressées, ses assertions prenaient chaque jour plus de hardiesse à mesure qu'il se sentait mieux soutenu.

Le roi veillait à tout et ne voulait souffrir que le prestige de la couronne fût atteint. Pour calmer les bruits que le duc faisait courir, il envoie aux villes de France plusieurs ambassades ; celle d'Amiens y fut très-bien reçue, le 15 novembre 1464. Louis fut informé alors par Eustache de l'Espinay et par un écrit dont il envoya le double à son oncle Charles d'Orléans, que le duc de Bretagne fait savoir à plusieurs seigneurs du royaume que lui, roi de France, veut donner aux Anglais le duché de Guienne ou de Normandie, ou bien une partie de ces provinces : « choses controuvées, dit-il, à notre grand'charge et déshonneur et à quoi ne pensâmes oncques, ni pour rien ne voudrions avoir pensé. De ces choses avons voulu vous avertir, en vous priant, si elles venaient à votre connaissance, de n'y point ajouter foi, et que si d'autres semaient de tels bruits séditieux et mauvaisement controuvés, vous les fissiez arrêter et voulussiez bien nous en avertir. » Sur cette lettre, datée de Noron, 2 août 1464, on lit un postscriptum ainsi conçu : « Depuis cette lettre écrite, le duc de Berry en a reçu une où le duc avance le même propos sur la Normandie et la Guienne. Il requiert que vous fassiez en sorte que ces provinces restent intactes, ce qui ne vous sera pas difficile. De notre côté, nous requérons que vous soyez pour nous à l'encontre de lui, pour qu'il ne nous ôte ni le droit de régale ni autres droits qu'il entreprend sur la couronne, à quoi nous croyons bien plus urgent que vous obtempériez plutôt qu'à sa requête. Nous avons depuis reçu des lettres d'Angleterre dont aussi nous vous envoyons le double. »

Une de ces lettres parut même au roi si choquante, qu'il chargea le sire de Croy de la mettre sous les yeux du duc de Bourgogne. Mais celui-ci n'avait pas obtenu toutes les concessions qu'il eût désiré touchant son sel de Salins, la juridiction de ses enclaves, l'autorité des arrêts du parlement de Paris, l'administration de son comté d'Auxerre et d'autres réclamations par lui élevées comme conséquence du traité d'Arras de 1435. Ainsi le roi se trompait de le croire juge impartial ou équitable sur les affaires de Bretagne. Au fond le duc Philippe n'était point fâché des résistances de son collègue, et il faut croire que les sympathies très-marquées que le comte de Charolais témoignait à François II furent une des principales causes de la réconciliation du père avec le fils. Lors donc que le roi paraissait se plaindre au duc de cet accord qu'il aurait été désormais inutile de cacher, il était très-mal à propos confiant : il apprenait au duc Philippe ce que celui-ci savait mieux que lui ; on ne peut se figurer qu'il eût la pensée de le convaincre. Le duc cependant semblait vouloir réconcilier le roi avec son fils.

La meilleure intelligence régnait donc, en apparence, entre Louis XI et son oncle le duc Philippe, car c'est ainsi qu'il l'appelait. Le roi et la reine avec tous les princes et princesses de la maison de Savoie étaient toujours en Picardie et dans le voisinage d'Hesdin, où se tenait alors la cour de Bourgogne. Quoiqu'il y eût beaucoup de temps avant l'expiration de la trêve, le duc avait fait pressentir qu'il y resterait jusqu'à la fin d'octobre, et qu'on aurait le temps de préparer en commun un traité de paix avec l'Angleterre. Cette perspective plaisait au roi, qui désirait la paix et songeait même dans ce but à l'union future d'une des princesses de Savoie, ses jeunes belles-sœurs, avec Édouard IV. Cela semblait peu d'accord avec son passé et sa sympathie pour la reine Marguerite ; mais l'intérêt politique a souvent occasionné de pareils revirements.

Louis XI vit les ambassadeurs anglais à Hesdin, Jean Venloch et Thomas Vaughan, où ils étaient venus de la part de Warwick pour certaines affaires. Alors la trêve fut prolongée du Ier mai au Ier octobre 1464, par une convention décidée le 28 mars à Londres, et plus tard encore jusqu'en 1469 au même mois. Le roi s'était montré fort jaloux de l'observation de la trêve. Ayant appris que dans les eaux de France les Espagnols et les gens de Saint-Malo avaient capturé et pillé des vaisseaux anglais, il avait fait arrêter les vaisseaux espagnols dans ses parages et il agit directement sur les gens de Saint-Malo pour que tout le dommage causé aux Anglais fût réparé. Le roi Édouard apprécia tant d'équité, et il envoya ses ambassadeurs pour faire signer au roi la prolongation de l'abstinence de guerre. Louis XI leur fit un gracieux accueil au château de Dampierre, séjour de la reine, et les congédia comblés de présents. Tout à coup on apprit en France qu'Édouard, qui, assure-t-on, avait songé à Bonne de Savoie, épousait Élisabeth Woodewille, veuve de Jean Gray, mort au service de la maison de Lancastre. Elle était fille de sir Richard Woodewille, et de Jacqueline de Luxembourg qui avait été duchesse de Bethford. Warwick vit cette alliance avec un grand dépit, soit qu'il fût offensé de l'inutilité de ses démarches auprès de la cour de France, soit qu'il sentit que son crédit à la cour de Londres serait désormais effacé par l'influence des Rivers.

Dans les relations du roi avec la Bourgogne on signalait des points où le duc croyait avoir à se plaindre de la France, et cela malgré l'attention de Louis à écarter ou à atermoyer les questions en litige, pour n'avoir pas trop d'affaires à la fois. Le duc Philippe, pour dédommager de la perte du Brabant Charles, comte de Nevers, lui avait donné les comtés d'Auxerre et d'Étampes, les seigneuries de Gien et de Dourdan, et quelques terres en Hollande ; mais ce seigneur avait été évincé d'Étampes et de Dourdan en 1457 par arrêt du parlement. Il mourut à Bruges sans enfants, en 1463, laissant tous ses titres et seigneuries à son frère Jean, comte d'Étampes. Ce dernier ne laissa-t-il pas à la veuve de son frère, Marie d'Albret, une existence digne d'elle, et celle-ci eut-elle lieu de s'en plaindre au duc Philippe ? Tel est le récit du chroniqueur Châtelain, constant panégyriste de la cour de Bourgogne. Toujours est-il que le duc Philippe, loin d'avoir pour ses pupilles des bontés particulières, s'était agrandi à leurs dépens et ne pouvait souffrir l'inclination que Jean témoignait pour la France et son souverain. Le comte de Charolais était sans entrailles pour ce jeune homme, son compagnon d'enfance, et que son père avait dépouillé. Comment le duc pouvait-il trouver mauvais que Louis XI s'attachât à ce jeune seigneur jusqu'à lui donner un poste important sur les frontières de leurs propres États ?

Comme motif de mécontentements intérieurs on cite certains anoblissements[11], certaines mesures pour créer un cadastre des biens du clergé. Les évêques, chapitres et autres propriétaires de mainmorte devaient dire positivement au roi ce qu'ils possédaient, mesure qui seule pouvait prévenir toute usurpation, et que Charles V avait déjà prise avant lui : on cite encore son projet de constituer une bourgeoisie royale, et d'obliger la noblesse, soit à montrer ses titres, soit à solder à la couronne l'arriéré de ce qu'elle devait. Quant aux exécutions contre des engins cynégétiques et même à la promulgation d'une ordonnance contre la chasse, ce sont choses fort controuvées et dont on ne trouve de trace que dans Amelgard et Duclercq, deux chroniqueurs bourguignons. Il est certain que ses règlements administratifs étaient pleins de sagesse et que la noblesse de second ordre n'épousait point la querelle des grands vassaux.

Le roi avait même un si grand désir de ne donner sujet de plainte à personne, qu'on le voit, dans le compte du sire de Montaigu, faire payer « un escu à un pouvre home dont il avoit fait prendre un chien[12] ; un escu à une pouvre femme, dont se lévriers avoient étranglé une brebis à Vire ; un escu à une aultre dont son chien muguet avait tué une oie près Blois ; un escu à un pouvre home, dont ses archers avoient foulé le blé près le Mans ; un escu à une pouvre femme dont ses lévriers avoient « tué le chat près Montlouis, en allant de Tours à Amboise. »

Ces petits articles en disent beaucoup ; et qu'on ne nous fasse pas entendre que son caractère changea ensuite. Cela serait une grave erreur : il ne cessa d'être toujours le même, et peut-être encore meilleur à la fin qu'au commencement. Disons plutôt que ses ennemis se sont fait arme de tout contre lui ; et le bon ordre même qu'il avait établi dans l'armée[13] semblait tyrannie. Tantôt on tait entendre que tout le monde est mécontent du roi ; tantôt on avoue[14] « que le duc de Bourbon trouva si peu de zèle dans sa noblesse qu'il put à peine bouger ».

Le duc Philippe était peu satisfait de la conduite des Liégeois envers leur évêque ; mais le mécontentement de ce peuple ne datait pas de la veille ; est-il juste de s'en prendre au roi ? L'accueil qu'il leur avait fait à son avènement n'était-il pas plein de convenance ? Étant prié d'intervenir pacifiquement, il envoie à Liège son prévôt des maréchaux. Déjà cet officier y était allé sous le règne précédent, et mieux qu'un autre il pouvait faire entendre le langage de la raison. Au surplus Tristan l'Hermite était connu pour un brave capitaine, et ses fonctions actuelles de prévôt il les avait remplies, comme on sait, sous Charles VII. A l'école du connétable de Richemont il apprit la nécessité de l'ordre et de la discipline, et il fut nommé par lui, en 1436, maître de l'artillerie, après avoir été commandant de plusieurs places, particulièrement de Nogent-le-Roi. Ayant été armé chevalier en 1451 devant le château de Fronsac avec plusieurs autres seigneurs, il fut de l'entrée solennelle de Dunois à Bordeaux. Aux sièges de Bayonne et de Cadillac il fit l'office d'intendant de justice, et en 1457 il fut envoyé vers les gens d'armes de Rouhaut et de Saintrailles, pour réparer quelques désordres par eux commis.

Les complaisances de Louis XI à son égard ne semblent point cependant avoir dû exciter l'envie de la cour. De Crespy en Picardie, où il commandait quelques troupes vers janvier 1468, il demande à être payé, ainsi que ses gens. On possède encore sa lettre adressée « au roi mon souverain seigneur. Il y a sept mois entiers, dit-il, que nous n'avons reçu un blanc, et parmi nous il n'y a nul qui ait de quoi payer une mesure d'avoine pour son cheval... » En 1475[15] il jouissait sur les recettes générales des finances d'une pension de 800 livres. Après de bons et loyaux services ce ne sont certes pas là des gratifications excessives. Il fut un digne serviteur de la couronne, et sa mission auprès des Liégeois en 1457 ne fut pas inutile, puisqu'ils quittèrent les armes.

Il arriva aussi vers ce temps que Philippe, frère du duc de Bourbon, rechercha en mariage une riche héritière, fille unique de feu Jean de la Trémouille. Le duc de Bourgogne désirait ce mariage, mais la jeune fille habitant Arras, ville rachetée par le roi, il dut lui demander son agrément. Louis XI, ne voyant alors aucune raison d'augmenter la puissance de cette maison de Bourbon, ne se prêta point à cette union, et répondit qu'il avait promis de favoriser les vues du sire de l'Isle-Adam. Cette sage réponse fit à la fois deux mécontents.

Si le roi, comme on le voit par plusieurs actes de son règne, désirait exercer de l'influence sur les alliances des princes du sang, à ce point même d'en faire une condition essentielle de l'abolition accordée au duc d'Alençon, du moins il laissait aux familles une grande liberté dans le mariage. On raconte même qu'un de ses valets de chambre, nommé Pierre de Lisle, désirant épouser la fille d'un marchand de Rouen appelé le Tellier, Louis XI voulut bien en écrire lui-même aux parents. Ce projet n'agréa pas à la famille, et après bien des délibérations la mère écrivit au roi que sa fille n'avait pas actuellement la volonté de se marier : Louis n'insista pas. Sur ce point, les mœurs de Bourgogne étaient bien différentes. Quand les officiers du duc rencontraient quelque obstacle à leurs volontés, leur ressource ordinaire était l'enlèvement. Aussi le duc fut-il très-étonné de trouver ainsi une limite à ses désirs.

Le roi aurait bien eu aussi quelques sujets de mauvaise humeur. Il voyait bien que le duc, au lieu de blâmer les relations suspectes de son fils avec le duc de Bretagne, se montrait fort incrédule sur ce point, et même qu'il excusait toujours le comte de Charolais. Les résistances du duc de Bretagne ne l'indignaient que faiblement, et pas plus que François II il n'était disposé à approuver les appels faits de ses seigneuries au parlement de Paris. Au fait, quelques ménagements que dût avoir le toi pour ce prince, il ne pouvait lui reconnaître une indépendance et des droits qu'il contestait au duc de Bretagne.

La juridiction du parlement sur les grandes pairies annexées à la couronne semblait fort contestable au duc Philippe. Selon lui, on n'eût dû appeler du jugement d'un pair qu'au roi, assisté des autres pairs. Il avait donc, de son autorité privée, institué un conseil d'appel pour le contrôle des jugements de ses officiers. Selon les justiciers du roi, il avait en cela outrepassé son droit : c'était une vieille querelle où la ténacité des seigneurs apanagistes espérait l'emporter sur la fermeté des rois, et dont il a déjà été parlé plusieurs fois. Il est certain que la justice des pays de Bourgogne laissait infiniment à désirer. Duclercq nous dit qu'en ce temps « il se faisait larcins et assassinats sans nombre ; qu'il a n'y avait pas homme de peu, laboureur, marchand ou autre, qui osât aller par les champs sans porter un épieu, une hache ou autre arme pour sa sûreté ; il semblait que chacun fût homme de guerre ; que tout le mal fait par les mauvais du pays, on l'attribuait à la garnison de Calais, mais qu'en fin de compte toutes ces violences se commettaient par faute de justice a.

Le roi avait donc aussi ses griefs ; ayant la prudence de s'en taire, et n'en laissant même rien apercevoir, il se contentait, pour le moment, du rachat des villes françaises, faisant tout pour conserver la bonne amitié du duc, amitié qui lui était réellement chère. C'était d'ailleurs grande sagesse, car si le duc Philippe inclinait à la paix, le comte son fils était au contraire remuant, vindicatif et ambitieux ; et d'un instant à l'autre ce prince pouvait avoir en main l'autorité : alors combien d'ennemis n'eût-il pas eus à la fois ! Il devait donc se tenir prêt à tout événement.

L'armée attirait surtout sa sollicitude ; si elle est l'élément indispensable de la guerre, elle l'est aussi d'une paix honorable. C'est le 6 juin 1464 que paraît sa belle ordonnance sur les gens d'armes. On y décide l'entretien de 1.700 lances fournies, environ 12.000 hommes de cavalerie. Il y en avait à la grande paye et à la petite. Chaque lance de premier ordre devait toucher 15 livres par mois. Les gens d'armes durent être exactement soldés et en conséquence payer aussi régulièrement tout ce qu'ils prenaient. Les juges des lieux doivent assister aux revues et signer les rôles. Tous les moyens d'une exacte discipline sont prévus ; le roi entre dans une infinité de détails qui devaient singulièrement concourir à l'ordre général et empêcher toute infraction au règlement. C'était le complément de la grande ordonnance de Charles VII, encore très-imparfaitement observée ; mais Louis tenait la main à l'exécution de ses lois. Aussi vit-on de notables changements, et s'accorde-t-on à dire que l'armée qu'il eut avec lui au printemps suivant en Auvergne et en Bourbonnais était magnifique, soit qu'elle fût campée ou en marche, et qu'on y observait une exacte discipline.

Toutefois le roi n'avait encore rien changé ni à son organisation ni à son mode de recrutement. Si on y suivait avec plus de soin les règlements de l'ordonnance militaire de Pierre de Brezé, on y conservait encore les anciens usages. Jusqu'alors les chevaliers avaient été le principal ressort de notre armée. On sait qu'ils combattaient en haie, ayant leurs écuyers derrière eux. La connétablie resta plusieurs fois vacante, à cause de l'inquiétude que cette charge pouvait donner au roi. Depuis Philippe-Auguste, deux maréchaux, nullement héréditaires, commandaient l'armée. 'rôtis les trois mois ils devaient faire eux-mêmes une inspection. Quand une province était menacée de la guerre, un membre de la famille royale en prenait ordinairement le commandement, sous le titre de lieutenant général du roi, autorité dont les princes abusèrent souvent. Saint Louis avait établi un grand-maitre des arbalétriers, outre la charge de grand-maitre de l'hôtel du roi. S'agissait-il de marcher, les tenanciers devaient être convoqués par leur seigneur lui-même. Toutefois, le roi s'était toujours réservé de convoquer l'arrière-ban quand l'ennemi menaçait.

De la fréquence des communications du roi et de ses serviteurs, de l'activité que Louis XI mettait à l'accomplissement de sa tache naquit alors cette belle institution des postes dont il eut la première pensée pratique. On sait quel développement a pris depuis cette administration, dont l'idée remonte, dit-on, jusqu'à Cyrus.

L'arrêt du conseil qui porte établissement des postes aux chevaux et aux lettres est daté de Luxieu, près de Doulens, 19 juin 1464. Le roi ne tarde pas à la compléter, « pour la diligence de son service ». Ainsi de quatre en quatre lieues furent institués des chevaux courants et des maîtres coureurs. Il y est dit : « Porteront lesdits coureurs toutes dépêches et lettres de Sa Majesté qui leur seront envoyées de sa part, et de celle aussi des gouverneurs, lieutenants et officiers de ses provinces. » Défense leur était faite de donner chevaux à qui que ce soit sans l'ordre du roi.

A son exemple, l'université établit des courriers pour la correspondance des étudiants avec leur famille, et ce fut un commencement de communications régulières et plus fréquentes entre la capitale et les provinces.

Les relations à l'étranger n'étaient point non plus négligées, et Louis avait soin d'être représenté auprès de toutes les puissances, ainsi qu'elles-mêmes le faisaient auprès de lui. Il n'eut garde d'oublier les Suisses ; il leur adressa Humbert de Neufchâtel. Auprès du duc de Bretagne, il avait d'abord délégué le patriarche de Jérusalem, Louis d'Harcourt, évêque de Bayeux, puis maitre Jean Duverger. En Angleterre ses affaires se faisaient quelquefois par des commerçants paraissant y passer pour leur négoce, et surtout par Antoine de Croy et ses neveux, qui le servaient également en Bourgogne. Cette année il dépêcha à Londres maitre Jean de la Barde, sénéchal du Limousin. Mais nous repoussons le dire de Châtelain qui, sans aucune preuve, affirme que les délégués du roi avaient partout mission (l'entretenir ou de faire naître la discorde. C'est pure diffamation démentie par le caractère même des hommes qu'il emploie.

Ainsi que l'année précédente Louis resta en ces contrées du nord avec toute sa famille, proche d'Hesdin, résidence ordinaire du duc de Bourgogne. Il ne négligeait point un pareil voisinage. Le roi désirait ardemment la paix avec l'Angleterre : s'approcher de de Calais c'était, pensait-il, la rendre plus facile. Ensuite il avait le désir d'agir indirectement et dans un sens pacifique sur l'esprit du duc de Bretagne et du comte de Charolais, sans parler de son espoir de marier une de ses belles-sœurs de Savoie. Il alla donc plusieurs fois voir le duc Philippe à Hesdin. Dans une de ses visites il s'y rendit avec une assez nombreuse suite. On y vit son frère Charles de France, duc de Berry, les comtes d'Eu et du Perche, le prince de Navarre, le marquis de Saluces, les sires de Craon et de Montauban ; surtout des seigneurs de la maison de Savoie. De leur nombre était Louis, second fils du duc, roi de Chypre du chef de Charlotte de Lusignan, son épouse, mais roi déchu et chassé de son royaume, comme on l'a vu. Il venait remercier Philippe de Bourgogne de l'avoir un peu aidé de sa flotte dans l'intérêt de la chrétienté, mais sans succès. Le duc Louis de Savoie reçut aussi une gracieuse réception de cette cour remplie de magnificence. Alors il était fort affaissé du poids de l'âge et plus encore de ses récents malheurs, en sorte que la tutelle du roi de France sur la Savoie devenait un véritable bienfait pour ce pays.

Le 19 mai, la reine était accouchée à Nogent-le-Roi de la princesse Jeanne de France, qui fut dès lors promise en mariage à Louis, fils de Charles d'Orléans et de Marie de Clèves, lequel n'avait que deux ans. Le premier contrat est du moment même de la naissance de Jeanne. Le roi lui donne 100.000 écus avec bagues et joyaux, et Charles, duc d'Orléans, lui assure 6.000 livres de rente pour son douaire : ajoutons pour sa résidence la Ferté-Milon et Brie-Comte-Robert.

A quelque temps de là le roi voulut que la reine elle-même, qui n'avait pu l'accompagner dans ses précédents voyages, allât visiter le duc en son château. Cédant aux instances de Philippe il dirigea donc la reine Charlotte du château de Dampierre vers Hesdin, sous la protection du comte d'Eu et du sire de Crussol. Sa suite était belle et nombreuse : on y remarquait les princesses de. Savoie ; Yolande de France, sœur du roi et princesse de Piémont ; Louise de Crussol, la quatrième sœur de Louis de Crussol, et Charlotte légitimée de France, épouse de Jacques de Brezé. Le duc alla loin hors de la ville au-devant de ces dames, et les reçut avec la plus grande courtoisie. Encore en deuil de sa mère, la reine ne pouvait paraître à aucune fête, et s'il y en sut, elles durent être très-restreintes.

Parmi les chevaliers qui figuraient alors avec le plus d'éclat à la cour du duc, on cite Adolphe, duc de Gueldres, le sire d'Arguel, fils du prince d'Orange, Henri de Neufchâtel, Charles de Chalon, Jean de Croy, Jean de la Vieuville, Philippe Pot, et le sire de Quiévrain, de la maison des Croy. En l'absence de la duchesse Isabelle, les réceptions étaient présidées par la duchesse de Bourbon, et par ses filles, la duchesse de Gueldres et Marguerite de Bourbon.

Le duc, d'une façon très-courtoise, retint cette noble compagnie au-delà du temps que le roi avait fixé. a Quand ces dames prirent congé, il les accompagna pendant une bonne partie du chemin, » et par une lettre du 20 juillet il s'excusa auprès du roi d'avoir prolongé cette bonne visite. En effet, au lieu de deux jours, elles en étaient demeurées cinq.

On sait que Louis, dans un séjour précédent à Hesdin, avait détourné le duc Philippe d'accomplir, à un âge où l'on n'est plus propre à la guerre, son vœu de croisade. Celui-ci avait suivi ce sage conseil, et s'y était fait remplacer par le bâtard de Bourgogne qu'il avait nommé chef de ses forces de terre et de mer contre les infidèles. On apprit bientôt que le saint-père venait de mourir à Ancône, le 14 août, au milieu des préparatifs de l'expédition. Le roi avait bien été aussi sollicité de prendre part à cette tardive levée de boucliers contre les sectateurs de Mahomet. Le frère Louis, cordelier de Bologne et nouvellement créé patriarche d'Antioche, y avait engagé le roi et le duc avec beaucoup d'éloquence ; mais Louis XI, outre que son goût ne le portait pas aux expéditions lointaines, se demandait pourquoi le saint-père n'avait pas laissé en Épire Georges Castriot, qui de là protégeait si bien l'Italie, et il pressentait qu'il aurait lui-même besoin de toutes ses forces pour mettre à la raison ses adversaires. D'ailleurs si le pontife était jaloux d'obtenir en cette bonne œuvre la coopération de la France, il ne devait pas donner aide et protection aux ennemis de la maison d'Anjou.

Cependant la bonne réputation et la gloire du roi s'étendaient au loin. Sa victoire de Bottelen, son administration intelligente, son courage à la guerre et son habileté en toutes choses le faisaient apprécier et estimer en Europe. On le citait parmi les plus notables souverains. Il reçut à Dieppe en ce temps-là (juin 1464) un ambassadeur de Georges Podiébrad, roi de Bohème, nominé l'abbé Goswin Span, qui sollicitait l'alliance du roi. Ce prince ayant été accusé d'avoir abrégé les jours de Ladislas qui devait épouser Madeleine de France, se disculpa de ce crime en disant qu'il était mort de la peste, chose qui aurait dû être alors mieux éclaircie. Gouverneur de Bohême après la mort de Ladislas, il avait immédiatement délivré Mathias Corvin, et lui fit épouser sa fille Cunégonde, encore bien jeune. Il fut élu roi en 145'8 ; mais comme il n'abolissait pas l'usage du calice, les catholiques lui étaient peu favorables et il avait été censuré par la cour de Rome. Pour se justifier il envoya au saint-père trois députés qu'il croyait dignes de toute sa confiance, et il les avait chargés de faire son serment d'obédience. Mais le souverain pontife, de son côté, expédia en Bohème un commissaire, nommé Faustini, et de ce nouvel examen il était résulté de nouvelles censures.

Louis XE, avec beaucoup de raison, ne voulut point entrer dans la discussion d'une thèse si délicate. H accorda son alliance à Podiébrad, mais avec de sages réserves. Le roi, comme on le voit par une consultation écrite qu'il s'était fait remettre sous forme de conseil par ses plus habiles légistes, admettait l'offre d'une bienveillante coopération pour renouvellement d'alliance avec le Danemark et le duché de Brandebourg ; et en retour il promettait volontiers de s'employer, selon la mesure de ses forces et en vue du bien de l'Église universelle, à la réunion d'un concile ; mais il écartait soigneusement l'éventualité réciproque de toute intervention armée dans la politique des deux pays. C'est à chacun à régler chez soi ses affaires de son mieux.

C'était déjà trop en effet d'avoir à craindre et à soutenir une lutte sourde dans les Pyrénées. Le roi eût bien désiré que la tonne discipline de l'armée et la gloire militaire de la France eussent suffi pour calmer ces populations. D'ailleurs il n'était pas sans quelques pressentiments qu'il pourrait avoir prochainement besoin de ses forces. Aussi, lorsque de Sainte-Marie-Lamer, le 31 août, Jean de Foix le supplie de lui dire s'il voulait dissimuler ou agir en cette contrée, et dans ce dernier cas de lui envoyer des troupes, il ne se pressa pas de lui répondre. Vient-on lui dire que le vieux cardinal de Foix va mourir et qu'il lui serait facile de mettre Avignon en sa main, cette proposition ne le séduit nullement, et il respecte la propriété de l'Église comme il veut aussi qu'on respecte ses droits.

Alors les relations politiques entre Rome et la France étaient fort tendues. Le roi fit donc venir deux notaires ; et en présence de ses plus notables conseillers, particulièrement de l'évêque de Bayeux, Louis d'Harcourt, patriarche de Jérusalem, et de Jean Prégent, évêque de Saint-Brieuc, il qualifia Georges, roi de Bohème, de très-illustre et catholique prince ; mais ne considérant pas la communion sous les deux espèces comme nécessaire au salut, il ajoute : « Qu'il n'entend en aucune manière adhérer aux erreurs dont on dit que la Bohème est infectée. » Ainsi, dès qu'il s'agit du dogme, il décline sagement toute responsabilité ; il s'abstient de prononcer entre les conciles, et sur ce qu'il faut croire il s'en tient aux décisions du saint-père.

Cette prudence, on doit le remarquer, était pleine d'à-propos dans un siècle où les opinions religieuses fomentaient. Sans remonter jusqu'à l'écolâtre de Saint-Martin, Béranger, qui du moins vers la fin du XIe siècle rétracta ses erreurs ; ni même au mystique professeur d'Oxford Wielef, qui, fin du XIVe siècle, répandit obstinément toutes les siennes à la faveur des troubles politiques d'Angleterre sous Richard II, et mourut impénitent ; l'Europe entière, au commencement du X Ve siècle, avait été frappée et presque ébranlée de l'hérésie de Jérôme de Prague, de Jean Hus, de Pierre de Dresde et du curé Jacobel ; du supplice de plusieurs dogmatiseurs, des luttes qui s'ensuivirent, de la défenestration de Prague, et de beaucoup d'autres tumultes comme les guerres de religion en fournissent trop d'exemples. Plusieurs de ces événements s'étaient passés dans la jeunesse de Louis XI. Quelque chose de ces perturbations en matières religieuses survivait encore, non-seulement dans les populations allemandes,' mais aussi dans ce que l'on appelait l'hérésie vaudoise. Autant Louis XI au point de vue du temporel désirait, ainsi que l'avait fait Louis IX, de rester maitre en ses États et de restreindre le pouvoir de Rome en des limites précises ; autant, pour le spirituel, il était, comme sa mère, catholique fervent et soumis aux décisions de l'Église. Il n'en voulait donc pas raisonner, bien qu'il fût traditionnellement abbé de Saint-Martin et chanoine de la cathédrale de Poitiers.

On se rappelle que les vaudois étaient une secte d'illuminés qu'on avait judiciairement poursuivis, emprisonnés, torturés et souvent brillés en confisquant leurs biens. Longue serait l'énumération des malheureux que la vulgaire crédulité ou la vengeance de leurs ennemis avaient désignés comme liés au démon par un hommage et un serment. Comment aussi faire connaître tous les moyens employés à jeter sur toute créature humaine un sort inévitable ? Voilà les cas dont la justice était préoccupée et saisie, tandis que beaucoup de crimes réels restaient impunis. On essaya ces poursuites dans les diocèses d'Amiens et de Tournay, niais les évêques de la localité ne s'y prêtèrent pas. Les choses allèrent si loin que le pape en ayant été informé, en conféra avec l'évêque d'Arras, alors à Rome, et celui-ci écrivit enfin « qu'il fallait opérer d'une autre manière ». Le duc de Bourgogne :se crut alors obligé de faire cesser ces procédures, et elles allèrent s'élucider devant le parlement de Paris. Les commissaires et zélateurs, à leur tour, eurent à rendre compte de leur façon d'instruire et de décider ces procès. Sans doute les bulles condamnaient comme impies les pratiques des vaudois ; mais on avait fait un scandaleux abus de ces bulles. Ces affaires furent très-longues à démêler ; la sentence du parlement ne put être rendue qu'en 1491. Alors la mémoire des victimes fut réhabilitée et les principaux persécuteurs condamnés ; mais la plupart de ces derniers n'existaient plus : le mal ne se pouvait réparer.

Tous ces faits étaient de graves sujets de réflexion pour un esprit comme celui du roi, et il y voyait un avertissement d'avoir en France une meilleure justice et une plus sage administration que dans les pays de Bourgogne. Aussi était-ce là l'objet de toute son attention. On le voit, cette année, aviser (21 avril) à la nomination de notables prud'hommes à Lyon pour visiter les marchandises et pour juger les différends entre ceux qui fréquentent les foires ; confirmer, avec accroissement, le droit accordé déjà aux marchands de la hanse, de circuler dans le royaume, d'y trafiquer, de disposer de tout ce qu'ils auront acquis ; donner sa sanction royale aux statuts de plusieurs corps de métiers, aux drapiers de Carcassonne, aux maréchaux de Rouen, aux huiliers de Paris et à d'autres ; rétablir (19 juin) la pragmatique dans le Dauphiné ; appuyer le parlement qui défendait la levée par les collecteurs du pape de prétendus droits romains sur les successions des ecclésiastiques décédés ; insister sur la connaissance des questions litigieuses relatives à la régale et à la possession des bénéfices ; déclarer héréditaire le droit antique des rois de France de conférer les bénéfices vacants en régale ; affirmer que dans le cas de débats « la connaissance de ces points appartient au roi « et à sa cour de parlement sans qu'aucun juge ecclésiastique ou autre doivé en connaître ».

Ajoutons que Louis confirme les libertés et privilèges de beaucoup de villes grandes et petites. Il rétablit la cour des aides de Paris ; rend à Pierre de Brezé la charge de grand sénéchal de Normandie, vacante par la mort de Louis d'Estouteville ; donne la baronnie de Rosoy à Antoine de Croy : alors il érigea cette terre en pairie, ainsi que le comté de Rethel en faveur du comte de Nevers (juillet et août), non sans l'opposition du procureur général du parlement ; et il ordonne qu'en Languedoc[16] tous gens d'église, nobles et autres, payeront la taille pour biens roturiers acquis par eux.

Le roi porta aussi son attention sur les élus. Ces magistrats formaient en chaque localité un tribunal chargé de régler en matière d'impôts les répartitions et les différends. Ils se disaient conseillers d'élection ; on n'appelait de leurs décisions qu'aux généraux conseillers des finances. Au dire de Savaron, nommés par les états, ils décidaient des subsides et fouages. D'après un édit de Charles V ils devaient résider en leur ressort ; non-seulement les fonctions de receveur et d'élu étaient jugées incompatibles, mais on leur défendait de se faire remplacer par des commis, d'accepter aucun don, de mettre à prix leurs poursuites et leurs quittances, comme aussi aux percepteurs de trafiquer de l'argent qu'ils recevaient ; et d'après des lettres royales de 1400 défense leur était expressément faite de recevoir des gratifications ou pensions de personne, si ce n'est du roi. Mais avec le temps, par l'avidité des fermiers des aides et des gabelles, et par suite des troubles politiques, cette institution avait singulièrement dégénéré. Charles VII, par ses lettres du 19 juin 1443 et du 26 août 1452, régla mieux leur ressort, mais sans arrêter les abus dont on se plaignait. Louis XI y porta remède. Reprochant aux élus[17] leur très-coupable négligence, il les destitue tous. Cependant il les rétablit chacun pour un an, déclarant en même temps qu'ils seront nommés d'année en année, et se réservant de disposer de l'office de ceux qui donneraient lieu à des plaintes. Enfin, par ordonnance du 17 septembre 1461, il règle en cette matière le ressort et le droit d'appel, et il décide que les élus de Paris concourront, comme les membres des autres tribunaux, à l'armement pour le service du roi.

Sa vigilance ne laisse rien en souffrance. Apprend-il qu'une ville, Montreuil-sur-Mer par exemple, s'est engagée sans autorisation, et se trouve dans un cas de banqueroute ? il y envoie des délégués royaux pour réviser le budget municipal et régler tout définitivement. Le 13 septembre, il concède au comte de Caudale, vice-roi du Roussillon, les confiscations qui pourraient y être dévolues au roi et aussi peu après (4 janvier) le revenu de la ville de Collioure en récompense de ses notables services ; le 14 décembre il accorde que le comte d'Angoulême et ses vassaux ne seront poursuivis que devant le parlement de Paris. Enfin en février il donne au doyen et au chapitre de Poitiers le droit d'élire un juge laïque pour procéder à l'inventaire des biens du chapitre et des maisons claustrales.

L'université avait vu son pouvoir restreint par Charles VII, par suite de l'abus qu'elle en faisait : « Louis XI lui fit défendre par le pape[18] de se mêler désormais des affaires du roi et de la ville. » Ménageait-il davantage le parlement ? loin de là. Pourquoi eût-il, en effet, augmenté un pouvoir déjà si considérable ? En élevant la chambre des comptes au rang de cour souveraine[19], en complétant l'organisation de l'échiquier de Normandie[20], en fondant les deux parlements de Dauphiné et de Bordeaux, puis celui de Dijon, il ne fit certainement rien dont les seigneurs du parlement de Paris eussent le droit d'être mécontents. A l'égard des cours de Bordeaux et de Toulouse, il convenait que leur ressort fût exactement précisé. Voyait-il un corps disposé à franchir les limites de son pouvoir, il se sentait obligé de le contenir. Comines n'a dit et n'a pu dire qu'en ce sens « que le roi haïssait le parlement de Paris, et qu'il était décidé à le brider ». D'ailleurs n'oublions pas de dire que cette compagnie dut plus d'une fois décider contre Comines dans les procès qu'il eut. Le droit de commander a quelque chose de si attrayant en soi, qu'à tous ceux qui en sont investis il faut une barrière qui les arrête.

Pour ces nouveautés, a-t-on dit[21], « il lui fallait des hommes tout neufs et sans passé ». Si telle est la vérité, disons aussi que plus tard Louis XIV n'a pas dédaigné lui-même d'employer des hommes nouveaux, quand il les a jugés capables. D'ailleurs ce n'est pas dans l'administration de la justice que Louis XI aurait pu employer de tels hommes, car on ne s'improvise pas facilement jurisconsulte. « Un homme perdu, ruiné, ne lui déplaisait pas, ajoute-t-on... Il n'aimait que ceux qu'il créait. » Nulle part nous n'avons trouvé sujet à pareil grief. On voit à son service des hommes de grande expérience, et presque tous ses choix sont irréprochables.

Parmi les amis des ducs de Bourgogne et de Bretagne était Jean II, duc d'Alençon, assez mal à propos dit le Bon. On sait que le roi dès son avènement l'avait amnistié ; mais avec son caractère et son goût pour les dépenses excessives, il n'avait pu rester longtemps en repos. A cause de la trêve, ses intrigues avec l'Angleterre étaient moins à craindre qu'autrefois ; cependant il venait de commettre des actes sur lesquels le roi ne pouvait fermer les yeux. Ainsi Fortin, un des témoins de son procès, dont le roi s'était déclaré protecteur, fut assassiné par ses ordres ; puis après avoir fabriqué de la fausse monnaie à l'effigie du roi, pour s'assurer le secret « il fit noyer l'orfèvre, nommé Émeri, qu'il avait employé à cette fraude ». Louis eut donc raison d'envoyer le prévôt Tristan l'Hermite à Caen et à Alençon avec ordre de faire une enquête sur ses faits ; plusieurs de ses complices furent arrêtés et conduits à Chartres ; mais le duc s'était enfui de Pouancé, son séjour ordinaire et avait passé en Bretagne, où il se croyait plus en sûreté. Là, en effet, s'unissaient toutes les haines et les projets de vengeance. Alois, en novembre 1464, on venait de signer une trêve avec le Portugal, montrant ainsi que les ducs traitaient directement avec les rois. Mais l'alliance que le duc Jean de Calabre fit dans le même temps avec François II et le comte de Charolais révèle une attitude qui ne pouvait échapper à l'œil clairvoyant du roi.

Louis XI, malgré tant d'indices, faisait encore ses efforts pour se concilier l'amitié du duc Philippe. Le 5 octobre il signait à Abbeville la surséance de tous procès et différends concernant les limites de France et de Bourgogne en faveur du duc, sa vie durant, avec cette clause : « Pourvu toutefois que par notre oncle et ses officiers aucune mainmise n'ait été faite sur nos sujets et sur leurs biens à l'occasion des limites ; auquel cas ladite mainmise serait semblablement ôtée et levée. » Tout semblait donc paisible de ce côté : soudain circula une sourde rumeur qui jeta le trouble dans tous les esprits. Quelque sinistre projet, disait-on, aurait été tenté, par ordre du roi, contre M. de Charolais et le duc lui-même. Voici la cause de cet émoi. Louis XI, qui se défiait avec raison des démarches du duc de Bretagne, savait que le vice-chancelier de Romillé, en habit de religieux, était allé en Angleterre, où il avait répandu une foule de mauvais propos, et que de là il devait passer en Hollande pour s'entendre à Gorcum avec le comte de Charolais. Le bâtard ayant offert au roi d'y aller avec quelques hommes et d'épier les démarches du voyageur breton, il en avait reçu la permission. Cette secrète mission exigeait de la ruse ; il fut assez maladroit pour se laisser prendre avec deux de ses compagnons, ce qui devint la cause d'un revirement politique et de nouvelles complications.

Le comte de Charolais, qui peu de jours avant (20 septembre) venait d'essuyer une rude tempête dans les eaux de Dordrecht, fit grand bruit de cette capture, et à l'entendre il venait d'échapper à un vrai danger. En toute hâte, Olivier de la Marche fut dépêché à Hesdin auprès du duc Philippe, pour l'instruire de cet événement et des conjectures effroyables qu'on en formait sans aucune preuve. « Il se pouvait bien que la chose fût comme le roi disait[22] ; car le comte de Charolais était fort emporté et fort léger dans ses soupçons. » Ce bâtard, longtemps serviteur du duc, venait de passer depuis quelque temps au service du roi, et son frère, le sire de Rubempré, était capitaine du Crotoy.

Olivier de la Marche fut des premiers à supposer au roi les plus horribles desseins, et à son passage à Bruges il répandit toutes sortes de sinistres nouvelles. Louis XI ne songeait-il pas à disposer de la liberté et peut-être de la vie du comte de Charolais ; à marier sa fille Marie au comte de Nevers et à donner à celui-ci le duché de Brabant ? Le duc Philippe n'avait donc rien de mieux à faire que de s'éloigner d'Hesdin sans retard.

La chronique scandaleuse dit : « On prit en mer, ès marches de Hollande, ung baleinier dans lequel estait avec aultres un nommé bâtard de Rubempré. Après ladite prise faicte, aucuns Picards et Flamands disaient et publiaient que dedans iceluy le roi les avoit envoyés pour prendre prisonnier monseigneur de Charolais, dont il n'estait riens. » Louis fut informé à Abbeville, par Lannoy, des bruits qui couraient, et par l'oncle de celui-ci de l'arrestation du bâtard et des interprétations qu'on y ajoutait. Le roi, frappé de ces rumeurs, se décide immédiatement à aller à Hesdin pour donner au duc une explication nette de la chose. Souvent les plus habiles sont surpris par de faux avis : le duc pouvait bien aussi avoir été induit en erreur, et le roi espérait encore le dissuader. Il se fait annoncer la veille ; mais quand il croit trouver le duc, celui-ci, sous prétexte de quelque affaire qui ne se pouvait remettre, était parti à la hâte le 7 octobre pour Lille ; tant on était parvenu à lui donner des craintes même pour la sûreté de sa personne ! Le 10 octobre, Antoine de Croy écrivit au roi sur ce point une lettre d'explications. Le duc Philippe aurait quitté Hesdin pour n'être pas obligé de refuser ou d'accorder ce qu'en la circonstance on aurait pu lui demander ; il ne manquera pas de faire rechercher les auteurs de tant de mauvais bruits, et de les châtier s'il peut les découvrir. Quant au bâtard, on instruisit son procès, et après enquête sur enquête on ne put rien découvrir qui démentit l'explication donnée par le roi. Ni le bâtard ni les siens ne firent d'aveux, et il n'y eut, parait-il, ni tortures ni jugement. Toutefois ils ne sortirent de prison que cinq ans après.

Louis cherchait à remonter aux sources de la calomnie, mais il dédaignait de s'en prendre à ceux qui s'en faisaient l'écho. Aussi, quand le 20 octobre on lui amena de Guines un prisonnier, nommé Pierre Puissant, qui avait tenu contre lui d'horribles propos, ne fit-il nul cas des paroles de ce malheureux ; il le renvoya à Calais, et le fit accompagner par Josselin Dubois, bailli des montagnes d'Auvergne, que sir Newill, dans ses lettres à Varwick, cite comme un très-habile homme. Mais depuis que Louis avait publié la lettre insolente qui lui était adressée par le duc François, que ne devait-on pas attendre des délégués bretons ! Le but du roi de surprendre le vice-chancelier était le meilleur moyen de couper court à toutes les dénégations du duc.

Pour parvenir à faire la paix avec les Anglais, ainsi qu'il en avait le vif désir, il importait au roi qu'ils ne crussent pas aux calomnies qui se répandaient. Pendant un entretien qu'il eut avec sir Robert Newill, secrétaire du comte de Varwick, il lui donna des explications faciles à vérifier, et « il lui montra des lettres du duc de Bretagne[23] qui prouvaient invinciblement qu'il avait négocié avec le roi en même temps qu'avec les Anglais, et qu'il lui avait offert son alliance contre eux ».

Si Louis XI avait pu mépriser les bruits vulgaires, d'un autre côté, en apprenant que ces rumeurs désobligeantes se produisaient officiellement dans les pays du duc Philippe, et qu'à Bruges un prédicateur s'était permis de signaler en chaire ces indignes suppositions comme des faits véritables, il résolut d'envoyer au duc une ambassade pour manifester son juste mécontentement, réclamer la mise en liberté du bâtard de Rubempré, et même demander qu'Olivier de la Marche et le cordelier, prédicateur de Bruges, lui fussent livrés. Il choisit pour cette ambassade des hommes pleins de gravité : Charles d'Artois, comte d'Eu, homme d'un grand âge, d'un caractère très-conciliant et justement aimé de Louis XI ; l'archevêque de Narbonne, Louis d'Harcourt et le chancelier de Morvilliers. Ce dernier nous apparie comme un légiste austère et rigide, s'appuyant surtout sur la force du droit et du raisonnement. Dans une affaire aussi délicate, où il eût plutôt fallu persuader que convaincre, où de bienveillantes insinuations eussent plus fait que toute la logique du monde, ce troisième choix était moins heureux ; il fallait non un Ajax, mais un Ulysse. Il s'agissait de faire apprécier les justes raisons qu'avait eues le roi de prendre sur le tait, s'il eût pu, le vice-chancelier de Bretagne, voyageant déguisé et sous le faux nom de Jean Gougeul. Empêcher le roi de prendre connaissance, comme il pouvait, des traités que faisait son vassal avec l'étranger, n'était-ce pas s'en rendre complice ?

Avec ces instructions les députés du roi arrivent à Lille le 5 novembre. On avait sans doute été averti de leur venue, et dans la seconde quinzaine d'octobre la réconciliation entre le duc Philippe et le comte son fils s'était de plus en plus fortifiée. Leur intérêt commun contre le roi, ils le pensaient du moins, les avait rapprochés. Fort peu avant l'arrivée de la députation, le comte fit donc son entrée à Lille auprès du duc, en compagnie de quatre-vingts chevaliers et suivis de six cents chevaux. Ce fut déjà une déception pour les députés qui ne croyaient avoir affaire qu'au duc seul. Dès le 6 ils eurent audience et le chancelier porta la parole. Il s'éleva contre les suppositions mensongères qu'on avait faites, contre les propos offensants qui circulaient et se produisaient trop librement. Il montra ce qu'il y avait d'illégal dans la conduite du vassal qui traitait avec l'étranger à l'insu du roi. La preuve des propositions de François II à l'Angleterre, le roi l'avait. Il voulait saisir le médiateur même du traité pour convaincre les plus incrédules. D'ailleurs ; le bâtard avait tenu son navire loin de Gorcum et n'était débarqué qu'avec trois hommes seulement. Il demande par conclusion que ledit bâtard soit mis en liberté, assurant que le roi le punirait s'il était coupable de quelque chose, et que les auteurs de tant d'impostures lui soient livrés, nommément Olivier de la Marche et le cordelier.

Le chancelier parla beaucoup, peut-être trop. Il chargea directement le comte de Charolais, ce qui devait plutôt nuire à sa cause que la servir. Pendant cette espèce de réquisitoire, le comte voulut à plusieurs reprises interrompre et prendre la parole, et eut beaucoup de peine à se contenir. Jacques de Luxembourg, frère du comte de Saint-Pol et parent du duc de Bretagne, se mêla de défendre celui-ci en chevalier qu'il était, et prononça quelques paroles qui semblaient être une provocation. Le comte d'Eu y répondit avec dignité. Le duc Philippe, ne voulant encore rien décider, remit au surlendemain la continuation du débat. Dans cette nouvelle séance, où le comte de Charolais s'était rendu en grand costume et accompagné de plus de cent chevaliers, le chancelier argumenta encore, insistant sur l'élargissement du bâtard qu'il démontrait être justiciable du roi.

Alors le comte Charles, ayant eu le temps de consulter ses plus habiles conseillers, demanda la parole, pour venger, disait-il, l'honneur de sa maison. L'ayant obtenue, il récrimina longuement contre le roi et ses prétentions actuelles. Il défendit le duc de Bretagne, et mêla des éloges à cette apologie ; enfin il soutint qu'il avait eu le droit d'arrêter le bâtard sur ses terres, et qu'il avait encore celui de le retenir ; d'ailleurs il se défendit d'avoir eu connaissance du voyage en Angleterre de maître Romillé, loin d'avoir approuvé les traités dont on parle. Il nia également qu'il eût fait contre le roi aucune alliance avec le duc de Bretagne. On s'était simplement donné réciproquement quelques marques d'amitié fort irrépréhensibles. Après avoir écarté le reproche d'être cause des bruits qui ont couru, il soutint à la fin que la perte de sa pension n'avait point été pour lui un aussi grand déplaisir qu'on voulait bien le dire ; qu'enfin depuis un temps le roi l'avait pris en courroux sans qu'il l'eût mérité.

Pierre de Morvilliers crut devoir une réplique aux reproches indirects que le comte adressait au roi. Après quelques réfutations des points qu'on venait d'effleurer assez vivement, il parla de ce que Louis XI avait récemment fait pour la maison de Bourgogne. Peu après son avènement, en effet, le roi, pour mieux affermir le duc Philippe dans la possession du Luxembourg, ne lui avait-il pas fait don des droits sur ce duché achetés par Charles VII d'Anne, sœur de Ladislas, et épouse de Guillaume, duc de Saxe, et cela sans dédommagement de ce que ces droits coûtèrent au roi de France ? C'était certes une notable concession, surtout alors que l'on songeait au rachat des villes françaises de Picardie.

Évidemment le chancelier avait été aussi malavisé dans cette mission que le bâtard dans la sienne. H avait des instructions, il est vrai, mais il fallait savoir s'en servir.

En présence du comte de Charolais et de l'union très-manifeste du père avec le fils, la situation n'était plus la même. Il devait changer le système de ses remontrances ou demander de nouvelles instructions au roi ; autrement sa responsabilité était grande, et on s'étonne de voir le comte d'Eu s'y associer jusqu'au bout. Le duc prit aussitôt la parole après son fils ; sa décision, sans doute convenue d'avance avec M. de Charolais, fut que le bâtard ne serait point livré, mais son procès continué ; qu'olivier de la Marche étant de la maison de son fils, on s'informerait s'il avait dit ou fait autre chose que ce qu'il devait ; que les prédicateurs étaient gens d'église et qu'il n'y voulait toucher. Enfin il justifia son fils sur les craintes et soupçons que l'orateur du roi lui avait reprochés.

La séance ne se termina point sans qu'il y eût quelques mots piquants échangés entre maître Pierre de Goux, depuis dix ans principal conseiller du comte de Charolais, et le chancelier de Morvilliers, peu fait pour le rôle de diplomate. Comme on se retirait, la séance étant levée, le comte s'approcha de l'archevêque de Narbonne, le patriarche Louis d'Harcourt, et lui dit, assure-t-on, ces paroles à l'oreille : « Je me recommande bien humblement aux bonnes grâces du roi ; mais dites-lui qu'avant un an il se souviendra qu'il m'a fait laver la tête par le chancelier. » Cela prouve clairement que les choses étaient déjà fort avancées. L'histoire de Bourgogne nous montre la réconciliation du père avec son fils se faisant dans un oratoire à quelques jours de là ; mais ces paroles du comte, aussi bien que son discours et la décision du duc, montrent qu'ils étaient déjà empiétement réconciliés.

Sir Robert Newill, secrétaire de Warwick et en mission pour paix ou trêves, rend de cette ambassade, dont il fut témoin, une intéressante relation. Il écrit en octobre 4464, puis en novembre après l'audience des députés français : « Il voulait être ès pays de Bourgogne avant l'arrivée du comte d'Eu et des autres[24]. » Il se félicite beaucoup de l'accueil qu'il a reçu du roi. De Rouen il est allé à Lille. Ils ont très-bien parlé à monsieur de Bourgogne et à son conseil, et il paraît approuver que le chancelier ait fermé la bouche à monsieur de Charolais. Le chancelier s'en est retourné sans réponse (sans solution favorable). Monsieur de Bourgogne enverra une grosse ambassade vers le roi ; de Ravenstein de l'hôtel de Clèves, un des sires de Croy, le sire de Lannoy ou l'évêque de Tournay et autres ; « croyez que de ce côté il ne peut y avoir que paix, car le père est le fils, et le fils est le père ». Il rapporte ce que le duc lui a dit : qu'il n'est pas bien avec le roi, Lannoy et Croy, qu'il n'y a que demi-paix à faire, et qu'elle sera faite en brief (sous peu). « Si mon beau cousin Warwick fût venu, a-t-il ajouté, j'eusse fait mon possible pour faire paix ou trêve à l'honneur et profit des deux rois et royaumes ; car l'un ne peut avoir mal que l'autre n'en ait sa part. » Sir Newill trouve inutile de parler à M. de Charolais. Touchant le vice-chancelier de Bretagne, ce qu'il a dit en Angleterre est loin de la vérité : « J'ai vu, dit-il, à Rouen et su tout le contraire. »

Peu de temps avant cette ambassade, selon Comines, dont les mémoires commencent ici, on vit arriver à Lille, le 14 octobre, auprès du duc Philippe, le duc de Bourbon. Le chroniqueur représente ce dernier comme étant dès lors le principal instigateur de la guerre qui s'apprête ; il ajoute qu'à partir de ce moment, le duc de Bourgogne consentit » à mettre sus ses gens », à faire une sorte de démonstration de ses forces ; mais cela sans penser qu'on dût en venir aux voies de fait. Malgré l'opinion de Comines, pour tout esprit impartial la réponse du duc de Bourgogne au chancelier est celle d'un homme décidé à la guerre. Mécontent de n'être pas connétable, Jean II, duc de Bourbon, regrettait son gouvernement de Guienne. Peu de temps après son arrivée à Lille, il alla à Gand faire sa visite au comte de Charolais : et c'est le dimanche 4 novembre que ce dernier fit son entrée à Lille. Après avoir fêté ensemble à cette cour la Saint-Martin, le duc de Bourbon revient en France le 23.

Le roi jugea comme tout le monde le discours de son ambassadeur, et, sans le rendre responsable de l'insuccès d'une mission qui eût bien pu échouer même avec un négociateur plus habile, il pensa que maitre Morvilliers avait manqué de tact, et que son langage était plutôt fait pour envenimer la question que pour la pacifier. Aussi ne tarda-t-il pas à le lui faire apercevoir. Il dut prendre ses mesures contre toute éventualité ; et après s'être assuré du côté de l'Angleterre de toute abstention d'hostilité, tandis qu'il est sur les lieux dès le 15 novembre, il convoque d'urgence et réunit à Rouen les députés de Picardie et des pays circonvoisins. Là vinrent les seigneurs et les délégués de Tournay et autres villes. Il leur expose la situation et sa conduite. « C'était son devoir de ne pas souffrir qu'il se répandit des bruits aussi injurieux, et que, sans son aveu, on traitât avec une puissance étrangère. Ses représentations à la Bourgogne n'ayant point été écoutées, il se pourrait que leur frontière fût attaquée. Aussi a-t-il donné au comte de Nevers, son cousin, le gouvernement du pays entre la Somme et la Seine ; ils devront lui obéir comme à lui-même, et ils peuvent être assurés que le roi veille et veillera à la sûreté de tous. » Le même jour il remercie par écrit sa bonne ville (l'Amiens (le l'accueil qu'elle a fait à ses députés.

Après cette assemblée Louis chargea deux de ses officiers, de Torcy et de Mony, de prendre possession de Crèvecœur qu'il avait précédemment donné à Antoine de Bourgogne ; de plus, désirant s'appuyer sur l'opinion publique et manifester plus solennellement encore son bon droit en présence de tous les seigneurs les plus qualifiés du royaume, il les convoque en grande assemblée pour le 18 décembre suivant à Tours.

Y eut-il alors une ambassade du duc de Bourgogne ? On en suit à peine la trace. Elle n'eut probablement pour objet que d'atermoyer ou d'affaiblir, s'il se pouvait, l'impression du triple refus qu'on venait d'infliger au roi. On a cru voir dans la présomption des Croy et surtout du sire de Quiévrain, fils du sire de Chimay, la cause de cette prise d'armes : il n'en est rien ; le motif était plus profond. On voyait que Louis XI prenait au sérieux les droits de la couronne, qu'il n'entendait pas se résigner à subir les empiétements introduits par abus contre l'autorité royale, qu'il considérait son pouvoir comme le lien unitaire de la nation et la sauvegarde de la liberté et des droits de tous, qu'enfin quiconque voudrait l'arrêter dans ses voies aurait à compter avec lui. Telle est la vraie cause de la guerre. La querelle du comte de Charolais contre les Croy n'en fut que l'occasion ; l'affaiblissement du duc Philippe en détermina bientôt la déclaration.

Le comte, d'ailleurs, ne gardait plus aucune mesure. Il accusait les Croy de toutes sortes de crimes et de malversations. On a une lettre de lui du 12 mars 1464 à la ville de Gand, aux maire et échevins de Saint-Pol et à d'autres villes, où, pour charger ces seigneurs, il les accuse, après mille calomnies, du rachat des villes de la Somme qui lui tenait tant à cœur : « Ils sont ses ennemis, dit-il, à cause de leur extrême ambition et convoitise. Il a vu avec douleur qu'ils eussent eu tout le gouvernement des pays de son seigneur et père. » Le duc, à qui le roi ne faisait pas toutes les concessions qu'il eût voulu, se rapprochait de l'opinion de son fils, et n'était pas éloigné de considérer Louis XI comme un adversaire. Le comte connaissait son père, et entrevoyait qu'il aurait bientôt le dessus contre ses rivaux de la cour. En vain essaya-t-on de le réconcilier avec eux : sa haine était irrémissible. Ainsi les Croy passèrent en France, et comme le comte de Nevers se mirent au service du roi.

Louis voyait bien la ligue se former sous ses yeux contre lui. Il connaissait l'aiguillette verte que les ligueurs prenaient pour signe de ralliement. Il savait qu'ils se réunissaient parfois même dans l'église de Notre-Dame ; que les princes d'Orléans, toujours préoccupés des droits de Valentine sur le Milanais, lui savaient mauvais gré de son alliance avec François Sforza, alliance pourtant fort utile en cette conjoncture. Le roi n'ignorait pas que Dunois, malgré son âge et ses goûts littéraires, était impatient du repos ; que le sire de Bueil, l'ancien amiral, et quelques autres, comme Guillaume des Ursins, le maréchal de Lohéac, le sire de Chaumont, regrettaient leurs emplois ; mais il les estimait assez pour penser que, dans l'esprit de tels hommes, l'intérêt public prévaudrait sur toute considération personnelle. Il crut au pouvoir du patriotisme et de la raison, et il espéra toujours conserver la paix.

 

 

 



[1] Legrand.

[2] Châtelain, p. 229.

[3] M. Michelet.

[4] Châtelain. — Barante.

[5] Legrand.

[6] Barante, t. VIII, p. 357.

[7] Barante, t. VIII, p. 357.

[8] M. Michelet, t. VI, p. 54.

[9] Pièces de Legrand.

[10] M. Michelet, t. IV.

[11] Ordonnance du 4 juin 1464.

[12] Michelet, t. VI, p. 65.

[13] Michelet, t. VI, p. 80.

[14] Michelet, t. VI, p. 94.

[15] Père Anselme.

[16] Rouen, 16 octobre.

[17] Lettres du 6 août 1462, enregistrées le 26 par la chambre des comptes.

[18] Michelet, t. VI, p. 68.

[19] Lettres du 4 février 1461.

[20] 6 septembre 1463.

[21] Michelet, t. VI, p. 71.

[22] Barante, t. VIII, p. 415.

[23] Barante.

[24] Pièces de Legrand.