Rachat des villes.de
Picardie. — Les sires de Croy. — Trèves avec l'Angleterre. — Entrevue
d'Hesdin. — Cession de Gènes et de Savone à François Sforza. — Troubles dans
le Roussillon. — Graves démêlés de Louis XI avec le duc de Bretagne. — Griefs
avec la Bourgogne. -- Visites du roi et de la reine à Hesdin. — Prudence de
Louis en matière de foi. — Administration intérieure. — Arrestation du bâtard
de Rubempré. — Préludes de guerres intestines.
Entre
Philippe de Bourgogne et Louis XI, malgré les liens que la parenté et la
reconnaissance avaient resserrés entre eux, les sujets de plaintes étaient
fréquents. Le duc avait des prétentions d'indépendance à peu près absolue et
qui n'étaient point satisfaites ; le roi, de son côté, faisait publier
certaines ordonnances, même dans les prévôtés du Luxembourg, récemment cédées
au duc, du moins le croyait-il. Déjà, on le sait, sur ce point et "sur
plusieurs autres Philippe de Bourgogne envoya faire ses réclamations. Depuis
le sire de Chimay, un autre ambassadeur était venu au roi, sans obtenir de
décision ; et au fait les difficultés ne pouvaient trouver de solution. Ainsi,
par exemple, dans le bailliage de Sens, il suffisait, pour être bourgeois
royal, de se trouver pendant une année seulement à Villeneuve-le-Roi le jour
des trois bonnes fêtes[1], d'y faire ses dévotions ; or
les bourgeois royaux ne pouvant être cités devant les juges du duc ni des
seigneurs, niais leurs causes devant être remises entre les mains du bailli
de Sens ou de son lieutenant, on conçoit que les constatations de cet état
civil fussent difficiles, et que l'autorité féodale eût grand intérêt à
contester ce titre de bourgeois royal aussi souvent que possible. De là bien
des actes de violence et de voies de fait. On alla jusqu'à saisir dans une
bourgade nommée Toulenic le lieutenant même du bailli de Sens, qui se
trouvait bien dans son ressort. D'autres bourgeois royaux n'avaient-ils pas
été enlevés, et les officiers du roi maltraités quand ils ne faisaient que
leur devoir ? Le duc ordonnait des levées d'hommes et d'argent dans les pays
engagés, aussi bien que dans les autres terres de son obéissance : ce droit
était contestable ; mais la France en usait dans le Roussillon. Dans ces
récriminations les arrêts souverains du parlement de Paris tenaient toujours
une place considérable. Pour
toutes ces choses en viendra-t-on à une rupture ? Des deux parts on veut la
paix : les princes la désiraient l'un avec l'autre, et ensemble avec
l'Angleterre. Le duc n'était point sans raison de ne pas vouloir la guerre au
dehors ; il l'avait en son palais et au sein de sa propre famille. Son fils
s'était retiré d'auprès de lui et était allé vivre en Hollande sans son
agrément ; ses neveux, les comtes d'Étampes et de Nevers, quoique frères, se
haïssaient. Une grande partie de la noblesse portait envie aux sires de Croy,
et voyait leur crédit de mauvais œil ; enfin, la comtesse Isabelle, sa
troisième épouse, s'était allée enfermer dans un couvent de sœurs grises,
tant elle approuvait peu les inclinations de son époux ! Il y avait autant de
partis que de personnages, chacun attirant à soi le plus d'hommes influents
qu'il pouvait. Antoine
de Croy, que le roi avait mis dans ses intérêts, continuait à avoir une
grande influence sur le duc. Il était comme le trait qui les unissait.
Philippe avait en lui et en sa famille une confiance dont le comte de
Charolais se montrait extrêmement jaloux. Le roi ayant apprécié ces seigneurs
lors de son séjour en Brabant, pourquoi eût-il dédaigné leur coopération ?
Avec une telle médiation tous les démêlés qui pouvaient survenir entre les
deux maisons avaient une solution facile. D'ailleurs, il ne voulait que la
justice, le rachat des villes françaises de la Somme. Les
députés anglais étant venus au mois d'août à Saint-Orner pour la trêve, le
duc Philippe convint avec eux de toute suspension d'hostilités. Les villes de
la Somme, n'ayant été engagées au duc que pour le seconder dans sa guerre
contre les Anglais, il semble que, cette guerre finie, le gage devait être
restitué sans qu'il y eût lieu à aucun prix de rachat. Louis, que l'on a
souvent accusé d'avarice, ne fit point ce calcul. Malgré cette paix, dont il
voulait d'ailleurs suivre l'exemple, il traita de la rançon des villes comme
si le duc continuait de soutenir la guerre. Il convint de payer les 400.000
écus d'or stipulés par le traité d'Arras, sans s'arrêter aux conditions
secrètes qui, disait-on, l'autorisaient à recouvrer les villes sans rien
débourser. Le principal médiateur de ces négociations fut Antoine de Croy. Le
comte de Charolais s'opposait de toutes ses forces à cette restitution, et
l'on croit que ce fut une des causes qui augmentaient sa haine contre les
sires de Croy. Il n'était cependant pas au pouvoir de ces seigneurs
d'empêcher le rachat : un chroniqueur bourguignon convient même[2] que par serment fait à Arras en
1435, et renouvelé à Saint-Thierry au sacre du roi, le père et le fils
avaient promis de rendre les terres engagées quand les deniers seraient
offerts. « Il fut très-positivement dit dans le traité d'Arras que, dès qu'il
plaira au roi ou aux siens de faire ledit rachat, le seigneur de Bourgogne et
les siens seront tenus de recevoir ladite somme d'or, de rendre au roi
lesdites villes, forteresses et seigneuries. Ledit seigneur sera même content
de recevoir ladite somme en deux payements, pourvu qu'il n'ait à se dessaisir
qu'après payement complet. Tournay, le Tournaisis et Saint-Amand n'étaient
point compris en cette convention. » Il est même encore répété « que le duc
rendra ces villes dès qu'il plaira an roi de payer les 400.000 écus d'or, de
64 au marc de Troyes, 8 onces pour marc. On n'y comprend pas les châteaux et
villes de Péronne, ni d'autres forteresses et seigneuries transportées par le
roi au duc. » Enfin, le duc se lie par la censure ecclésiastique ; il jure
par le pape et par le concile de Bâle qu'il restera soumis, lui et les siens,
à ce qui est ici arrêté. Même en 1448 Charles VII, n'ayant pas l'argent
nécessaire pour les payer, réclama ces villes, donnant cette raison que
Philippe, pour la guerre des Anglais, n'avait pas eu à faire tous les
sacrifices d'abord présumés. Il est donc évident que le duc ne pouvait pas se
refuser à cette restitution. On s'étonne d'entendre les historiens français
parler de cette affaire comme si elle eût été une singulière exigence du roi,
et non pas son droit réel et même son devoir. Philippe, dit-on[3], « signa l'abandon de ces
villes, le plus beau de son bien ». On oublie que c'était surtout le bien de
la France. Dans
ses lettres de Paris datées du 20 août, touchant les mesures à prendre pour
le recouvrement des biens aliénés de la couronne, le roi rappelle le traité
d'Arras, et il marque son intention de racheter et recouvrer « les terres et
seigneuries du pays de Picardie engagées par feu son seigneur et père dans le
traite signé à Tours le 10 septembre 143$, à son très-amé oncle et cousin le
duc de Bourgogne pour la somme de 400.000 écus d'or. » Suivent les moyens de
réunir cette somme. Ni
l'irritation du comte de Charolais, retiré à Gorcum pour mieux accentuer son
opposition à la politique de son père, ni l'arrivée des sires de Bische,
d'Himbercourt et de Contay, venus de sa part auprès du duc pour traverser
cette négociation, ne purent rien empêcher. Le roi s'était muni des subsides
nécessaires : le duc avait aussi fait un pas en avant, en remettant ces
villes réellement françaises à la garde du comte d'Étampes. Le roi tenait et
devait tenir extrêmement au rapatriement de ces pays, qui assuraient notre
frontière du nord ; et il ne pouvait mieux inaugurer les premières années de
son règne. On assure qu'au Plessis il en avait touché quelques mots à Charles
de Bourgogne ; mais il s'aperçut aisément que ce projet n'agréait point au
comte, et se vit alors obligé de prendre d'autres intermédiaires, au risque
de lui déplaire. Ces
achats ou engagements de villes et de contrées entières pour une somme
d'argent convenue nous paraissent étranges parce que l'usage n'en est plus ;
mais dans nos débats mêmes et dans nos guerres il n'est pas rare que le fond
du litige soit une créance. D'ailleurs ces sortes de transactions étaient
alors d'un fréquent usage, et depuis fort longtemps. Ainsi Thibault VI, dit
le Posthume, comte de Champagne, vendit à saint Louis, en septembre 1234, les
comtés de Blois, de Chartres et de Sancerre, et la vicomté de Châteaudun avec
leurs dépendances. Nous citons de préférence ce prince qui, chevalier et
troubadour, élevé à la cour de Philippe-Auguste, prétendit à la reine Blanche
et lui fit la guerre, puis lui vint en aide contre les barons, dès lors
agitateurs obstinés ; qui enfin devenu roi de Navarre par la mort de Sanche
VII, son oncle maternel, fut couronné à Pampelune cette même année 1234 et y
mourut, en 1253. Ainsi
le comte de Charolais boudait son père, à cause, disait-il, de l'influence
des sires de Croy et de leur politique, mais en réalité parce qu'il était
impatient de gouverner. A Gorcum il rongeait son frein. C'était Achille
retiré sur ses vaisseaux, mais un Achille qui n'avait à se plaindre d'aucune
injustice. Là il s'était formé une petite cour exclusivement fréquentée de
ses amis, ou de tous ceux qui espéraient le devenir en prévision d'un
prochain avènement ; car le duc Philippe paraissait fatigué de l'autorité et
des soucis qui la suivent. La
maison des Croy datait du XIe siècle, et sa seigneurie se trouvait située
au-dessous de Pecquigni. Jean Ier, sire de Croy, et de Renty, grand
bouteiller de France, conseiller et chambellan du roi Charles VI, et des ducs
de Bourgogne Philippe le Hardi et Jean sans Peur, avait péri avec ses deux
fils aînés, Archambaut et Jean, à la bataille d'Azincourt, au service de la
France. Il avait épousé Marguerite de Craon, daine de Tours-sur-Marne. Cette
famille, quoique attachée à Philippe le Bon, était donc éminemment française.
Les chefs en furent alors Antoine de Croy dit le Grand, troisième fils ;
puis, à cause de la mort prématurée des quatrième, cinquième et sixième fils,
Jean de Croy, seigneur de Tours et souche des princes de Chimay, septième
fils de Jean Ier. Antoine eut de sa seconde femme Marguerite de Lorraine,
dame d'Arschot, Philippe Ier, qui fut fait chevalier au sacre du roi et
gratifié d'une pension de 200 livres qu'il touchait encore en 1471. Jean de
Croy, seigneur de Tours, épousa Marie de Lallain, dame de Quiévrain, et il
commandait en 1452 l'armée du duc Philippe contre les Gantois. On
reconnaissait aux seigneurs de Croy beaucoup d'orgueil et de suffisance, et
jamais chevaliers ne s'étaient ainsi rapidement élevés à une si haute fortune[4]. « Ils se trouvaient alors
alliés aux maisons de Luxembourg, de Lorraine et de Bavière. » Le plus sage
était le sire Antoine. On attribue plus de hauteur à son frère Jean, sire de
Chimay, gouverneur du Luxembourg et du comté de Namur, qui ordinairement
n'était pas auprès du duc. Il régnait dans son gouvernement comme en sa
seigneurie. Le plus fier et le plus âpre en ses convoitises était Philippe,
sire de Quiévrain, et fils du sire de Chimay, grand bailli de Hainaut et
premier chambellan du duc Philippe depuis 1453. N'étant encore que le sire de
Sempy, il avait commencé les querelles entre le duc et son fils par sa
rivalité avec le sire d'Aimeries, fils du chancelier de Bourgogne. Le sire de
Lannoy, fils d'une sœur des Croy, jouissait aussi d'une grande considération.
Il s'était enrichi dans son gouvernement de Hollande, et devint le bras droit
de son oncle Antoine. Le roi avait aussi en lui une grande confiance et le
chargea de plusieurs messages en Angleterre. Il y
eut donc le 27 septembre 1463, entre le duc et le roi, une entrevue où fut
ratifié tout ce qui avait été convenu entre les délégués des deux parts à
Paris le 20 août. Louis eût voulu retirer aussi les villes de Lille, Douai et
Orchies, et il offrait encore pour cela 200.000 écus ; mais le duc prétendit « qu'elles
avaient été cédées à Philippe, son aïeul, pour lui et toute sa postérité
masculine » ; ce que l'on aurait pu contes ter. Dans
une affaire d'un aussi grand intérêt pour la France, Louis XI ne se laissa
point arrêter par l'opposition du comte de Charolais. On lit dans un passage
des instructions données à maître Étienne Chevalier, qui fut chargé d'aller
auprès du duc Philippe en cette circonstance, ces paroles : « Il dira à
mondit sieur de Bourgogne que le roi a su les entreprises que monsieur de
Charolais, son fils, fait à l'encontre de luy, dont il a été et est fort
contristé, et qu'il est bien décidé à aider, secourir et favoriser mondit
sieur de Bourgogne à l'encontre de monsieur de Charolais, de tout son
pouvoir, sans épargner corps ni biens ; et que pour voir le duc de Bourgogne
il ira avec plaisir jusqu'à Hesdin, si le duc veut bien s'y rendre. » Quand
les affaires d'intérêt furent convenues, le trésorier de France Étienne
Chevalier, avec une escorte de cinquante lances, de cent archers de la
compagnie du bailli d'Evreux et autant de la compagnie du sire de Gamache,
fut chargé de porter immédiatement un premier versement de 200.000 écus pour
les déposer entre les mains du comte d'Eu dans la ville de ce nom. De là il
alla présenter à Philippe ses lettres de créance, le remerciant, au nom du
roi, de vouloir bien recevoir des écus neufs. Il demanda encore au duc à qui
il lui plaisait que cette somme fût remise. Quand le duc Philippe eut donné
de tout point une réponse satisfaisante, le trésorier ajouta que le roi,
ayant appris avec douleur la conduite du comte, son fils, lui offrait de
l'aider à le faire rentrer dans le devoir. Le roi,
pendant son séjour en Brabant, en 1457, avait fort bien rétabli la concorde
entre le père et le fils ; l'offre de son intervention était donc une
démarche toute naturelle. Il fallait avoir le caractère irascible du comte de
Charolais pour s'en trouver choqué. Ces sortes de médiations de la part d'un
parent étaient fréquentes. Est-ce que le duc n'était pas amiablement
intervenu entre Charles VII et le dauphin lui-même ? Les griefs du comte
n'avaient de fondement que son ambition et son désir de gouverner avant le
temps. D'ailleurs Louis XI, comme chef entre tous les princes de la famille
de Valois, prenait là, par reconnaissance et de droit, une ingérence que dans
les temps paisibles les rois de France avaient toujours exercée dans leur
famille comme les seigneurs envers leurs vassaux. Le
deuxième payement de 200.000 écus d'or fut fait le 8 octobre suivant. Pour
réunir cette somme aussi promptement, on eut recours aux expédients fiduciaires
: on emprunta aux caisses de l'État. Le roi envoya au parlement le chancelier
Pierre de Morvilliers, et maître Trainel, prédécesseur de celui-ci ; de
Précigny, premier président de la chambre des comptes ; Pierre Bécard et
Charles de Melun, bailli de Sens, pour exposer ses motifs aux chambres
assemblées et demander à se servir des dépôts et consignations, dont le
greffier de la cour, maître Guillaume Colombel, avait la garde. « Il
promettait, en foi et parole de roi, de « rendre ces fonds des premiers
deniers qu'on recevrait. » La cour consentit immédiatement, et donna des
ordres en conséquence. On eut de là 48.600 livres, puis 5.600 écus d'or et
une petite créance de 745 livres ; ensuite avec un quartier des honoraires
des troupes, on compléta la somme nécessaire. Le duc donna quittance et
promit de remettre les villes engagées au Ier novembre, ce qui fut exécuté. Pour le
remboursement de cette dette, on s'adressa naturellement aux villes qui
voulurent ou purent prêter. Tournay, qui pour complaire à Charles VII n'avait
pas reçu le dauphin pendant son exil, montra son zèle en cette circonstance,
et prêta au roi 20.000 écus. Voici en quelle mesure les provinces de France
furent appelées à contribuer : haut et bas Limousin, Marche, Rouergue,
Périgord, états assemblés à Descars par l'évêque de Limoges, 14.322 livres 5
sous ; haute et basse Auvergne, Berry et Lyonnais, états où présidait
l'évêque de Clermont, le bailli de Lyon et Jean de Reilhac, 26.592 livres 45
sous 6 deniers ; pays chartrain, Orléanais, Blois, Châteaudun, Vendôme, 6.526
livres 12 sous 41 deniers ; Ile-de-France, Brie, Champagne, Picardie, 35.913
livres 6 sous 6 deniers ; Touraine, Anjou, Maine, Poitou, 33.625 livres 41
sous 8 deniers ; 'la Normandie n'augmenta le don ordinaire que de 1.500
livres. Les autres provinces des royaumes contribuèrent dans la même
proportion. On a
souvent dit que Louis XI prit l'habitude d'imposer son peuple sans le
consulter, et on a parlé de lui comme s'il n'avait jamais interrogé
l'opinion, bien qu'il ait réuni les états et les notables de la nation plus
souvent peut-être que ne le fit aucun de ses devanciers ou de ses successeurs
dans le même laps de temps. S'il assembla alors les états de provinces et non
les états généraux, ce fut pour un motif d'urgence. Ceux-là renfermant plus
d'éléments aristocratiques que les autres, les ordres privilégiés étaient
plus sûrs d'y prévaloir et le roi comptait sur le but patriotique de sa
demande : au fait, dans cette préférence, il ne pouvait entrer aucune
considération politique. On sait que, depuis 1439, le roi levait des subsides
pour l'armée sans convocation préalable des états généraux. Pour
répondre à toutes insinuations injustes, un historien consciencieux[5], après les chiffres que nous
venons de lui emprunter, ajoute : « Ainsi, sans fouler son peuple et en lui
laissant la liberté de s'imposer lui-même, Louis XI acquérait de grands
biens, étendait ses frontières, payait ses dettes et fournissait par ses économies
à toutes les dépenses de l'État. » On pourrait dire aussi qu'il effaçait
les dernières traces des malheurs de ce siècle. L'avenir nous apprendra
comment il fut obligé de conquérir, et plus d'une fois, ce pays si chèrement
acheté, et s'il n'en devait pas être de ces villes comme de la captivité du
duc de Bourbon qui, pris à Azincourt, paya trois fois sa rançon aux Anglais,
et n'en mourut pas moins à Londres, dans sa prison. En
récompense de ses soins dans les affaires de la trêve et du rachat, Antoine
de Croy reçut de nouveaux dons. La baronnie d'Ardres se joignit, le 27
juillet 1464, au comté de Guines. Le roi déclara en outre qu'il prenait toute
cette maison sous sa protection, et s'engagea à la défendre au besoin envers
et contre tous. Cette déclaration s'adressait indirectement aux ennemis de
cette famille, et surtout au comte de Saint-Pol, qui excitait sans cesse
contre les Croy la haine et la vengeance du comte de Charolais. Dans
les mêmes jours, les négociations qui devaient s'ouvrir à Saint-Omer, le 24
juin, avec les plénipotentiaires d'Édouard, et furent ensuite remises de deux
mois à cause de la guerre J'Écosse, avaient abouti à une trêve, sur terre
'seulement. Le 7 janvier, de Selles en Poitou, le roi avait donné à Antoine
de Croy, comte de Saint-Porcien, et à Georges Havart, seigneur de Rosières,
maitre des requêtes, des pouvoirs nécessaires pour ce but. Philippe de
Bourgogne fut encore le médiateur de ces préliminaires de paix. Le roi,
décidé par son exemple, et aussi par les bonnes dispositions des négociateurs
anglais, qu'il vit à Hesdin, accepta la trêve, d'abord à court terme, puis
jusqu'au 1er mai 1464. Les Écossais eurent le regret de n'y être pas compris
: Louis XI se réserva de conserver auprès de lui les députés de Henri VI tant
que ceux-ci voudraient y rester. Il profita de la présence des ambassadeurs
anglais pour dédommager les habitants de Guines de quelques dégâts que les
Français leur avaient faits. Pour le roi Édouard, il ne se mettait point en
frais de concessions. Même dans la proclamation de la trêve ou abstinence de
guerre avec Louis XI, il se dit encore roi d'Angleterre et de France ; et
s'il ne prend pas ce titre dans son acte du 23 avril 1461, aussi ne le
donne-t-il pas à notre roi. L'entrevue
de Louis et de Philippe à Hesdin ne fut pas stérile ; les deux princes s'y
témoignèrent confiance et cordialité. Le duc songeait alors à accomplir son
vœu de 1451, dit du faisan. et à partir pour la croisade ; Louis le dissuada
de ce dessein. Le saint-père, par sa guerre contre la maison d'Anjou,
n'avait-il pas, à son insu peut-être, agi lui-même contre les intérêts de la
chrétienté ? D'ailleurs le duc n'avait plus assez de santé ni de force pour
une aussi grande entreprise. Le pape s'aperçut que le zèle qu'il cherchait à
entretenir en Bourgogne se refroidissait par suite des sages conseils du roi
de France. Il écrivit donc au duc une lettre très-pathétique. Celui-ci, pour
en délibérer avec ses barons, les convoqua pour le 25 décembre, et en vue de
pourvoir, s'il le fallait, au gouvernement de ses pays pendant son absence,
il convoqua les étals (le Flandre pour le 10 janvier 1461. Alors se produisit
une singulière scission. Le comte de Charolais, qui n'avait point l'intention
de se rendre à ces assemblées, s'avisa (l'en convoquer une pour le 3 janvier
à Anvers. La lutte était évidente ; des deux parts on se plaignait : le père,
des conseillers du fils ; le fils, (le ceux du père. Le duc défendit à tous
de se rendre à l'assemblée d'Anvers. Le comte n'alla pas à celle de Bruges,
sous le prétexte qu'il y verrait ceux qui voulaient sa perte. En définitive,
il y eut réconciliation entre le père et le fils. Il fut convenu qu'on
différerait d'un an d'accomplir le vœu du faisan, et qu'en attendant 2.000
hommes partiraient pour l'Italie, sous les ordres du bâtard Antoine de
Bourgogne. Telle
était la haine du comte de Charolais contre la famille de Croy et le roi,
qu'il accusa de sortilège et d'envoutement contre sa personne le comte
d'Étampes, devenu comte de Nevers par la mort de son frère, et cela à cause
de l'inclination de celui-ci pour les Croy et le service de la France. Soit
que l'accusation parût assez sérieuse, soit que l'on désirât calmer l'esprit
rancuneux du comte, Louis XI ordonna à maître Adam Roland, président au
parlement, d'examiner l'affaire ; et les historiens du temps crurent voir là
un grand crime. Heureusement, on ne put donner suite à cette ridicule
affaire. Dès les
premiers jours de novembre, le roi visite les villes récemment rachetées et y
reçoit un accueil plein d'enthousiasme. Les sires de Saveuse, de Crèvecœur,
de Hautbourdin et d'autres amis du comte de Charolais, étant alors capitaines
des places, le roi jugea convenable de nommer des officiers dont il fût sûr :
et cela encore au risque de déplaire au fils du duc. Quoiqu'il eût déjà
quelque pressentiment des complots que les seigneurs, excités par le duc de
Bretagne et le comte Charles, allaient former, ce rachat d'un pays tout
français, de villes chères à la commune patrie, la bonne issue des voies
nouvelles de crédit qu'il s'était ouvertes, lui avaient apporté un rayon de
joie. Elle devait malheureusement faire bientôt place à un grand deuil. Le 29
novembre, la reine douairière, Marie d'Anjou, mourut à l'abbaye des
Chatelliers en Poitou. Le roi
se trouvait aux environs de Dieppe quand il apprit cette triste nouvelle, et
il lui fit célébrer un service auquel il assista avec une très-grande piété.
Il aimait singulièrement sa mère, et il avait fait pour elle tout ce qu'il
pouvait. On convient « qu'elle s'était toujours montrée bonne et sage[6], que c'était en grande partie
pour l'amour d'elle, mais non à sa suggestion, que Louis avait jadis troublé
la cour. » Aussi fut-elle regrettée dans tout le royaume. Elle était fort
pieuse, et c'était d'elle que Louis tenait le goût des pèlerinages, sa grande
dévotion à la sainte Vierge, et son inclination à donner aux églises. Elle
avait eu douze enfants, dont la dernière fille, née en 1443, Madeleine de
France, fut mariée par Louis XI. Bonne mère de famille, et toujours
attentionnée pour son mari, elle ne méritait pas les peines et les
humiliations dont elle fut abreuvée. Pour
tout organiser et mettre en ordre dans les provinces du nord, dont jusque-là
il était resté éloigné, et surtout dans les villes nouvellement acquises, le
roi resta toute cette fin d'année sur les confins de la Normandie, de. la
Picardie et de l'Artois. C'était une incorporation nouvelle à opérer ; car
depuis près de trente ans on s'était efforcé de leur faire prendre d'autres
habitudes. Sur ces entrefaites, il reçut à Abbeville, vers la fin de
novembre, une députation suisse de trente-cinq députés. Charles VII avait
fait avec eux, le 25 avril 1454, un traité d'alliance qu'ils tenaient à
renouveler avec Louis XI. Le roi leur fit un très-bon accueil, sut leur
rappeler avec courtoisie qu'il avait appris à les connaitre, qu'il les
appréciait au moins autant que faisait son père, et il leur accorda avec
empressement l'objet de leur demande, c'est-à-dire le renouvellement de leur
ancien traité. Un jour devait venir où cette alliance serait d'un grand prix
pour la France. A
l'entrevue d'Hesdin, il fut aussi question de la politique de l'Italie et des
prétentions de la maison d'Orléans. Le 18 octobre, le duc informe François
Sforza de ce qui s'était dit à cet égard, et surtout touchant Asti et les
droits de la maison d'Orléans sur ce comté. Le duc de Milan répond, le 2i
novembre à Philippe de Bourgogne, le remercie de l'information, et le prie de
lui conserver ses bons offices auprès du roi. Sa lettre du 23 novembre à
Louis XI ne saurait être ni plus affectueuse ni plus soumise. On y lit : « Les
expressions me manquent lorsque je veux vous marquer ce que je sens et la
reconnaissance que je vous dois... Quant aux droits que peut avoir la maison
d'Orléans sur le comté d'Asti et le duché de Milan, je me soumets volontiers
à ce que Votre Majesté et le duc de Bourgogne en auront réglé. Votre Majesté
veut que j'en donne 200.000 ducats ; je m'y soumets. Je demande seulement du
temps. » Il charge Jacopo, son envoyé, de complaire en tout au roi. En
réponse à cette lettre, Louis XI lui mande, le 19 décembre, qu'il envoie ses
commissaires à Savone pour lui remettre cette ville et ses dépendances ; et
le 22 le comte Albéric écrit au duc de Milan qu'à Novion, ville du diocèse
d'Amiens, « le roi lui a donné l'investiture de Gènes et de Savone, et
de tout leur territoire, pour le duc, la duchesse et leurs enfants nés et à
naître, et qu'il a renouvelé les traités de Genappe des 16 octobre 1460 et 1er
juin 1461, sans préjudicier au traité que lui, Albéric, avait conclu à
Naples, le roi manifestant par là qu'il n'a jamais voulu troubler l'Italie. »
Le même jour, ce traité fut arrêté dans la chambre même du roi, en présence
de plusieurs autres seigneurs, entre autres l'amiral sire de Montauban, le
seigneur du Lau, sénéchal de Guienne, et Charles de Melun, bailli de Sens. Il
est dit que le duc de Milan ne donnera nul appui à Philippe, Monsieur de
Savoie, que le roi n'entend pas obliger le duc à faire quoi que ce soit
contre la ligue d'Italie ; seulement, il veut que les princes ligués n'aient
ni passage ni secours dans les deux comtés de Savone et de Gênes, mais qu'au
contraire, le roi René et le duc de Calabre y soient reçus et honorés. Le jour
même, le roi écrivit à ceux de Gênes et de Savone ce qui se passait, et leur
ordonna de ne faire aucune difficulté d'obéir à François Sforza. Deux jours
après, le roi confirme son avis et motive sa résolution. « Compatissant à
tous les maux de l'anarchie et de la guerre civile dont ils souffrent, et ne
pouvant y remédier par lui-même, il a cru ne pouvoir mieux faire que de se
fier au courage, à la prudence et à la capacité du duc de Milan, et de lui
donner en fief leur ville et leur État. » A l'archevêque de Gênes, qui
s'était saisi du gouvernement, il écrit le même jour une lettre beaucoup plus
sèche, où il se montre fort résolu. Enfin il prie les autres puissances de
l'Italie, le doge et le sénat de Venise, la seigneurie de Florence, le duc de
Modène, le marquis de Montferrat, de venir en aide au duc de Milan, s'il en
était besoin. Au
reste, on ne doit pas oublier que Philippe-Marie, beau-père et prédécesseur
de François Sforza, avait été maître de Gênes pendant plusieurs années ; que
les Génois s'étaient donnés à lui en 1425 ; que dix ans après, mécontents de
ce qu'il eût transporté à Milan Alphonse d'Aragon, Jean son frère, roi de
Navarre, et plusieurs autres, leurs illustres prisonniers, qu'après avoir
traité avec ceux-ci sans les consulter, il les eût renvoyés dans leur pays
sans même les en prévenir, ils s'étaient insurgés contre lui pour ce manque
d'égards, et que dans leur révolte ils avaient été appuyés de plusieurs
autres républiques italiennes ; puis, qu'en 1458, pressés par Alphonse
d'Aragon, ils s'étaient remis sous la protection de la France ; alors Charles
VII y envoya Jean de Calabre pour prendre possession de leur ville, et en
dernier lieu ils n'obéirent pas mieux aux officiers de la France qu'à ceux de
Charles VI. Le
refroidissement entre le roi et le duc de Milan provenait de ce que le duc
s'était déclaré avec plusieurs autres seigneurs contre la maison d'Anjou.
Cette question de la succession de Naples semblait désormais décidée par les
malheurs de Jean de Calabre. De là ce revirement des relations du roi. La
chose avait été d'abord adroitement insinuée à François Sforza par Antoine de
Noceto, ministre du pape. Le 10 mai 1463, le roi écrivit au duc que, malgré
les secours par lui donnés à Ferdinand, il ne cessait pas de l'estimer, « que
volontiers il y aurait réconciliation de sa part, pourvu qu'il s'abstint de
soutenir Philippe de Savoie dans sa lutte impie contre le duc son père et
contre sa propre maison ; que, pour prix de cette concession, sa gratitude
pourrait bien aller jusqu'à lui donner Savone. » Le roi le priait enfin
de lui envoyer quelqu'un de confiance pour l'assurer de son adhésion à ces
ouvertures, particulièrement touchant sa volonté de rompre avec Philippe de
Bresse. Sur ces entrefaites, dès le 28 mai le duc avait expédié au roi
Emmanuel Jacopo, que remplaça Albéric Maletta. Ainsi l'affaire se trouvait
déjà engagée quand il en fut question entre le duc et le roi. Le duc
de Milan devait être touché des procédés de Louis XI ; aussi, dans les
instructions écrites qu'il donne à Conrard Fogliano, chargé de prendre pour
lui possession de Gênes et de Savone, parle-t-il « de la grandeur d'âme du
roi, qui fait toute la gloire et la splendeur de la très-haute et
très-puissante maison de France. » Le duc ne tarde pas à remercier le roi,
d'avoir bien voulu terminer l'affaire d'Asti avec la maison d'Orléans. En
remettant la lettre, le comte Albéric Maletta dut se rendre l'interprète de
la vive gratitude de son maitre. Voici sommairement les nouvelles que le duc
donne au roi : « Les Turcs (ont d'affreux ravages en Morée ; Venise semble ne
s'en point émouvoir, et a donné à Justiniani le commandement de ses forces ;
le pape veut combattre l'infidèle à la tête des chrétiens : Ferdinand a été
bien accueilli dans toutes les places que possédait le feu duc de Tarente ;
le château de l’Œuf et l'île d'Ischia seuls tiennent encore pour le duc Jean
de Calabre ; celui-ci, ne pouvant plus rien entreprendre, attend pour s'en
retourner les galères qu'on doit lui envoyer. Savone
fut remise le 7 entre les mains de Conrard de Fogliano, et l'acte de prise de
possession est du 7 mars 116'4' ; le 26 on prêta serment ; le 28 le duc donna
le gouvernement de Gènes, que l'archevêque Paul Frégose retenait, à Gaspard
de Vicoméréata. Cette mission était délicate ; il fallut apaiser le prélat,
amener les Génois à élire pour seigneur et chef François Sforza, duc de
Milan, sans faire mention du roi. C'est le 19 mai 1464 que fut dressé un acte
de transaction, qui met en sûreté les privilèges et immunités de la ville et
de la seigneurie. Le duc se montra en tout parfaitement conciliant. Il
déclara vouloir gagner l'affection des Génois ; non leur prendre leur bien,
mais leur donner du sien. Son serment de maintenir toutes leurs franchises
est du 23 ; il le ratifie le 31. Le 1er juin les députés génois prêtent
serment au duc ; le 7, la duchesse de Milan ratifie tout pour son mari ;
enfin le transport que François de Borlasca avait fait aux Génois de Ille de
Corse est confirmé. On voit
que Louis pacifie tout. Cela n'empêche pas de dire « que partout où il y
avait quelque discorde ou sédition[7] on était sûr qu'il s'en
mêlerait et les aggraverait. » Rien n'est moins vrai. Jusqu'ici on l'a vu
mettre la paix dans les maisons de Bourgogne et de Savoie, et tâcher de la
rendre à l'Italie. Toute la famille de la reine Charlotte vint alors en
France pour remercier Louis XI de son intervention. Arrivée la première, la
princesse de Piémont alla trouver le roi son frère et la reine dans le
Ponthieu ; on croit que le roi l'indemnisa des frais du voyage. Toujours
est-il qu'il la retint, avec prière de tenir compagnie à la reine Charlotte,
avancée dans sa grossesse. Toute la famille fut très-cordialement accueillie.
Lors de l'arrivée du duc de Savoie à Paris, il reçut une réception presque
royale. L'évêque, à la tête du chapitre, alla à sa rencontre hors des portes
de la ville, et le pénitencier le harangua de la part de l'université devant
l'hôtel-Dieu : mais le deuil du roi et du duc, veuf depuis peu, mettait
obstacle à toute fête. On a dit à ce sujet : « Louis livrait l'héritage
d'au-delà des monts[8] pour s'assurer à lui-même ce
côté-ci des Alpes, la Savoie. » Lorsqu'à toutes les époques de son règne,
Louis XI s'est montré désintéressé à l'égard de la maison de Savoie, au point
qu'après la mort de leur jeune duc Philibert, les états prièrent encore le
roi de régler les affaires de la régence, nous ne concevons pas qu'on puisse
même soupçonner la moindre convoitise de Louis XI sur ce point. Le roi
avait bien de la peine à être tranquille du côté des Pyrénées, et l'on ne
pouvait réduire les Catalans à se soumettre à Jean II, leur souverain
légitime. Ils ne voulaient point de lui et se montraient décidés à tous les
sacrifices pour se rendre indépendants, s'il était possible. Ils se donnèrent
alors pour chef don Pèdre, connétable de Portugal, qui par sa mère descendait
des comtes d'Urgel. Ce guerrier, dont la famille avait été assez mal- traitée
de la fortune, paraissait prêt à tout tenter. Les Catalans l'appelèrent donc
et allèrent le chercher à Tanger avec quelques vaisseaux. Le 21 janvier,
toute la ville de Barcelone accourut au port pour saluer l'arrivée de la
flottille. Le clergé présenta à don Pèdre la vraie croix, qu'il adora. Le 25,
il jura dans la place de Saint-François de garder les coutumes et franchises
de Catalogne et de Barcelone, et déclara les trois derniers rois, Ferdinand,
Alphonse et Jean, usurpateurs ; le 26, après avoir reçu le serment de
fidélité du peuple, il prit au pied de l'autel, dans l'église de
Sainte-Eulalie, le titre de roi d'Aragon et de Sicile. Soutenir
une telle prétention était plus difficile. Il voulut d'abord attaquer Girone,
qui tenait toujours pour Jean II. Jean de Sylva, qu'il chargea de cette
entreprise, se laissa surprendre par l'habile chef Rocaberti ; il fut battu
et tué. Comme la duchesse de Bourgogne lui portait quelque intérêt, il
n'était pas de ce côté sans espoir de secours ; mais le comte de Candale, qui
commandait dans le Roussillon, ayant défendu avec rigueur de laisser passer
un seul homme en Catalogne, don Pèdre pria le comte de faire lever cette
interdiction. Il s'avisa même d'écrire à Louis XI, essayant de lui persuader
que sa présence était un bienfait pour tout le monde et préservait les
Catalans de se constituer en république. Il eut soin de faire insinuer au roi
par ses envoyés qu'il y avait accord secret entre lui et le roi de Castille.
Mais Louis était aussi renseigné par le comte de Candale, qui, en vue des
circonstances, demandait deux cents lances de plus et de l'argent, ajoutant
cette information que, pour recevoir le serment des états, don Pèdre les
avait convoqués à Barcelone pour le 25 mars. Dès
qu'il sut l'arrivée de don Pèdre en Catalogne, Louis XI avait immédiatement
dépêché le héraut Normandie à Alphonse de Portugal, pour s'en plaindre ; mais
Alphonse répudiait toute solidarité dans les actes de son beau-frère, et
s'était même, disait-il, vivement prononcé à Ceuta contre un tel dessein. Don
Pèdre, sans le prévenir, était parti nuitamment sur deux galères de Barcelone
avec quelques-uns de ses familiers et trois ou quatre officiers de l'armée
portugaise. Il ajoutait en être très-fâché, mais que son frère ne suivait pas
toujours les meilleurs conseils. Don Pèdre, voyant qu'il ne pouvait faire
approuver à Louis XI son entreprise, cherche à soulever le Roussillon. Il y
avait là des mécontentements ; peut-être se montrait-on trop sévère envers les
complices de la première révolte. Quoi qu'il en soit, des plaintes arrivèrent
aux oreilles du roi, et Jean Duverger, conseiller, y fut envoyé. Cet homme,
plein de sagesse, avait tout apaisé. On
pressa le roi de faire davantage. Jean d'Aragon, par l'entremise de Galeran
Olivier, son député, le sollicita de l'aider par quelques compagnies d'hommes
d'armes à soumettre les Catalans ; il demandait de l'artillerie et de
l'argent, puis encore de gros vaisseaux génois qu'on réunirait à ceux que
Vilomari et Requesens amèneraient de Majorque, de Naples et de Sicile. Mais
ces sortes d'interventions ne plaisaient pas à Louis. Il fit juste ce qu'il
fallait pour ne pas encourir le reproche de manquer au traité qui lui avait
donné le Roussillon, et une guerre sourde continua dans le Lampourdan. Depuis
son retour des Pyrénées, le roi visitait successivement toutes les villes du
nord, s'éloignant peu des frontières de Picardie et de Flandre. Invité par
une députation de la ville, il se rendit à Tournay, le 6 février, et y fut
fort bien reçu. Il voulut loger chez un chanoine qu'il connaissait et y
séjourna douze jours. Là il vit une ville industrieuse et riche, ayant une
garde civique très-bien organisée et munie d'artillerie. Parmi les dons qui
lui furent faits, on remarque la cédule des 20.000 écus que le roi, ou plutôt
la France, devait à la ville de Tournay pour son prêt. De là il s'en fut à
Lille, auprès du duc de Bourgogne, avec lequel il resta cinq jours, du 18 au
23 février. Il eût alors bien désiré le détacher de toute alliance avec le
duc de Bretagne. C'est
vers ce dernier pays que son attention va surtout se porter. Une question
plutôt fiscale que religieuse devint une affaire très-politique ; mais, comme
toujours, elle ne prit un caractère de gravité que parce qu'il y avait de
part et d'autre des arrière-pensées, des mécontentements et des partis pris.
Au sujet de l'hommage, le duc de Bretagne avait trouvé le roi plus conciliant
qu'il ne s'y attendait. Le moment lui sembla propice pour se montrer exigeant
; pour trouver mauvais, par exemple, que le roi eût à son service des Bretons
tels que le sire de Malestroit, oncle de l'évêque de Nantes, le sire de
Montauban, de la maison de Rohan, et surtout pour conserver avec une certaine
affectation plusieurs droits royaux usurpés par ses prédécesseurs. Louis XI
veillait. Entre le duc et le roi un litige s'était élevé sur un point de
droit féodal. On était convenu de s'en rapporter à la décision du comte du
Maine assisté d'une commission mixte ; mais de la part des envoyés bretons il
y avait toujours des délais calculés et rien ne pouvait finir. François
II, avant de devenir duc, avait été intime avec Louis XI ; on a remarqué
qu'ensuite il n'en fut plus ainsi. S'il refusa de prêter au dauphin 4.000
livres, le roi de France montra clairement, à l'époque de l'hommage, qu'il
n'en gardait nul souvenir. Au pèlerinage de Saint-Sauveur de Redon et à
Nantes ils eurent bien encore une certaine intimité : on crut voir cependant
un peu moins de cordialité dans leurs adieux. Lorsque l'année suivante, à la nouvelle
d'une descente des Anglais dans le Poitou, le roi, alors en Normandie, désira
traverser la Bretagne pour s'y rendre, le duc prétexta une épidémie qui
aurait régné dans ces contrées ; enfin, dans les embarras des Pyrénées, le
roi dut s'apercevoir que le duc ne lui offrait point de lui venir en aide. Toutefois
on ne devait point s'étonner que François II fortifiât ses places ; car, s'étant
aussi prononcé pour Marguerite, il pouvait alors craindre également une
attaque des Anglais. Mais il était un point plus délicat : Artus de
Montauban, frère de l'amiral, ayant été nommé par le pape abbé de Redon,
abbaye de fondation royale, le duc, bien que l'abbé eût pris possession de
son consentement, confisqua l'abbaye et s'en empara. Enfin Guillaume de Malestroit,
évêque de Nantes, que les derniers ducs n'avaient pas trouvé assez
obséquieux, s'était démis de son évêché, le 27 mars, entre les mains du pape
; et le saint-père en pourvut Amauri d'Acigné, neveu de Guillaume. Amauri,
d'abord sacré à Rome, en était revenu avec ses bulles et un bref du pape pour
le duc. Le 5 septembre le prélat prend possession ; mais François II, qui ne
peut obtenir de lui son serment de féaulté, demande sa translation à un autre
siège. N'y réussissant pas, il l'exclut de son église et saisit son temporel,
sous le prétexte de refus de serment, refus qui, selon Legrand, n'est point
assez prouvé. Dans tous les cas, le duc se permettait ici de disposer du siège
et du temporel des prélats, et d'entreprendre sur la régale, droit qui
n'appartient qu'au roi. La régale, on le sait, consiste à jouir des fruits
d'un évêché pendant le temps qui s'écoule entre un bénéficier et son
successeur. Le nom seul marque que c'est un droit de la couronne. L'évêque
ainsi persécuté, et persuadé qu'il est victime d'un excès d'autorité,
proteste d'abord contre la violence ; puis, dans une réunion de prélats à Neuchâtel
de Nicourt, le 22 octobre, après un discours où il se plaint amèrement de la
tyrannie dont on a usé envers lui, il lance un interdit contre François II.
Louis XI en est informé par un vicaire de Nantes de la part d'Awami : il ne
veut rien précipiter, et ordonne même de suspendre les censures jusqu'à la
Saint-Martin. Entre l'évêque et le duc c'était au roi à juger, et Louis IX
aurait maintenu ce droit sans rien céder aussi bien que Louis XI. On
savait, en outre, que le duc s'intitulait par la grâce de Dieu ; qu'il
mettait dans ses lettres de nos pouvoirs royaux et ducaux ; qu'il s'ingérait
de traiter avec l'étranger, avec les Anglais, par exemple, ne recevant ni les
lettres patentes du roi, ni les arrêts du parlement de Paris ; que, selon
lui, il ne pouvait y avoir en Bretagne d'appel au parlement, si ce n'est pour
déni de justice de la part du duc ; il n'y aurait donc eu en Bretagne ni cas
royaux ni actes de souveraineté du roi. Le duc faisait battre monnaie d'or,
soutenir ses droits par écrit, et imposait à sa volonté toutes sortes
d'aides. Son duché n'était point apanagiste ; ses historiographes remontaient
jusqu'à une époque immémoriale et fabuleuse, où la Bretagne aurait été une
monarchie. En résumé, ses prétentions actuelles se fondaient toutes sur des
faits qui s'étaient produits par abus, alors que l'autorité royale se
trouvait comme voilée et opprimée par les guerres civiles et étrangères. On
n'ignorait pas qu'à Borne le duc affectait de paraître séparé de la France ;
qu'en plein consistoire il avait fait déclarer qu'il ne dépendait point de la
couronne de France, se traitant et voulant être traité de souverain seigneur[9] et ne suivant point, en matière
de discipline ecclésiastique, les décisions de l'Église de France. Enfin, à
la canonisation de Saint-Vincent Ferrier, il avait fait mettre sur sa
bannière et sur son écu une couronne au lieu du chapeau de ; duc. C'était le
devoir du roi de couper court à tous ces abus. Il y
avait aussi au fond quelques réclamations d'argent. Ainsi, par le traité de
paix de 1380, le duc Jean IV avait promis de payer une somme de 200.000
livres non encore acquittée. De plus, on n'avait nullement obéi en Bretagne à
la mainmise du roi sur les biens du duc d'Alençon. Dans ce pays, les
officiers du duc ne sont-ils pour rien dans l'espèce d'opprobre dont se
voient frappés ceux qui veulent y exécuter les ordres du roi, et dans les
propos menaçants dont on use contre eux publiquement ? Est-il vrai, comme on
l'a dit, que le duc et ses officiers aient fait rechercher les chartes et les
lettres adressées aux chapitres et aux couvents par les rois de France, et
qu'ils en aient ainsi brûlé un grand nombre ? Les ducs rendent hommage, mais
ils ne veulent pas le dire lige, ce qui cependant ne saurait être
sous-entendu. Un tel état de choses ne pouvait durer. Le
droit de souveraineté du roi n'était nullement douteux, et les usages du
passé en font foi. « Jadis les baillis de Touraine et de Cotentin
avaient la connaissance des cas royaux et privilégiés de Bretagne. » Ils
exerçaient leur juridiction sur les abbayes, les cathédrales et sur tous les
bénéfices royaux. C'est par l'effet de l'éloignement et des longues guerres
de l'invasion anglaise, qu'ils avaient été troublés dans l'exercice de ce
droit. De cet abus avaient découlé les autres usurpations des ducs ; et
Charles VIE laissa à son successeur le soin d'y remédier. Louis XI ne recula
pas devant cette tâche. Toutes ces licences se reproduisant plus ou moins
dans les autres provinces, on conçoit que dès lors tous les seigneurs
apanagistes ou non aient cherché à s'entendre et à résister : on ne s'étonne
pas alors de ces relations plus ou moins fréquentes, intimes et menaçantes,
que le duc de Bretagne entretient avec le comte de Charolais et les autres
princes. Cette
question de la régale, du droit de disposer du revenu des abbayes et des
évêchés, est celle que le comte du Maine pris pour arbitre était chargé
d'examiner et de décider. Par le fait même de cet examen beaucoup d'autres
questions se trouvaient soulevées et venaient se rattacher à celle-là.
Vouloir que toute difficulté sur les bénéfices donnés en régale en Bretagne
comme ailleurs se plaidât devant le parlement n'était point une prétention
excessive : a autant dire devant le roi, D dit M. Michelet ; mais on sait
quelle garantie de justice on trouvait dans le parlement. Il
était convenu que chacun nommerait des délégués, et que le président
indiquerait le lieu et l'époque des réunions. Déjà sous Charles VI et pour le
même objet on avait institué une commission présidée par le duc Philippe le
Hardi ; mais il n'y fut rien décidé. Les délégués du roi furent l'évêque de
Poitiers ; Jean Dauvet, premier président de Toulouse ; Pierre Poignant,
conseiller au parlement, et le secrétaire Adam Rodon. Louis comptait bien se
servir de cette enquête pour pénétrer plus avant dans les complots rendus
évidents par l'arrestation et l'interrogatoire du sire de Genlis, par les
avis que lui envoyaient ses ambassadeurs de Rome et le sire de Lannoy de
Londres, par les lettres adressées de Bretagne à plusieurs seigneurs au moyen
d'émissaires déguisés en religieux, et surtout par tes fréquentes ambassades
entre le duc et le comte de Charolais, afin d'en venir à une alliance contre
la couronne. Le duc
breton voulait gagner du temps. Tout en ordonnant à ses sujets de se tenir
prêts à marcher le 2S septembre suivant (1464), il faisait écrire des mémoires pour répondre aux
discours de l'évêque dépossédé, et pour soutenir ses prétendus droits. Puis,
paraissant entrer dans les vues du roi, il acceptait la décision qui serait
prononcée par le comte du Maine. Il nomma donc aussi ses délégués, mais le 18
décembre seulement. Ce furent le comte de Laval, le chancelier Chauvin,
Tanneguy du Châtel, Antoine de Beauvau, seigneur de Pimpeau ; Jean de Loysel,
président de Bretagne ; Pierre Ferré, sénéchal de Rennes, et Olivier de
Coëtlogon, président des comptes. Le comte du Maine avait donné avis qu'on se
réunirait à Tours le 22 novembre ; ce terme étant passé, l'assemblée fut
remise. Les députés bretons eurent mission d'y soutenir chaudement les
intérêts du duc ; de répondre à tout ce qui pourrait être dit de la part du
roi. Pour réplique aux griefs, s'il en est articulé, ils se plaindront des
entreprises des officiers royaux contre les prérogatives du duché de
Bretagne. Ils accepteront, non une sentence de forme contentieuse, mais
simplement un arbitrage. Le duc,
ne se faisant point illusion sur la faiblesse de ses raisons, sentait qu'il
serait difficilement d'accord avec le roi, et sur ce point il eût préféré
faire intervenir Rome. Selon Louis XI la régale et les droits qui s'y
rattachent étaient une portion de la souveraineté. Que ne se serait-on pas
permis ? En effet, quand le cardinal Richard Olivier, évêque de [Coutances,
eut obtenu du saint-père l'abbaye de la Trinité de Vendôme, n'eut-il pas la
prétention d'en prendre possession sans l'agrément du roi ! Sur les
remontrances du parlement un procès fut entamé et dut être poursuivi. On sut
obvier à toutes censures, et le roi, le parlement et l'université convinrent
que les décisions venues de Rome seraient examinées avant toute promulgation.
Tel est encore 'usage de nos jours : et l'on voit qu'il y a loin de ces
mesures à l'abolition de la pragmatique. La
confusion du spirituel et du temporel est alors évidente et se voit par la
guerre sourde qui s'ensuivit. Le parlement, voulant punir l'évêque d'un
manquement à la royauté, menace les bénéfices du prélat. Rome blâme le
parlement par d'éclatantes censures. Pour venger la cour, le roi frappe les
cardinaux en saisissant les revenus des abbayes et des évêchés qui leur
appartiennent. C'était un grand détour pour montrer au cardinal Richard
Olivier qu'il était justiciable du roi. Sur ces
entrefaites on apprit l'arrivée d'un nonce. Maître Pierre Doriole est envoyé
à sa rencontre. Ainsi accompagné le cardinal Césarini, qui croyait avoir à
connaître du différend entre le roi et le duc François, fut amené à Bléré,
puis à Amboise, sans pouvoir prendre aucune information. Là le roi lui
témoigna son étonnement de cette mission qu'il n'avait point demandée, et le
prélat dut aller à Paris s'expliquer devant le parlement. Plus tard, le 10
septembre 1464, parut l'ordonnance datée de Rue-en-Ponthieu qui défend
d'aller ou d'envoyer en cour de Rome pour obtenir des grâces expectatives sur
les bénéfices du royaume, ou du Dauphiné, et même pour un évêché et un
bénéfice électif. Cette petite guerre préludait à d'autres hostilités. De son
côté le comte du Maine avait mission, non de prononcer comme arbitre, mais
bien de décider comme juge. Les délégués de Bretagne durent donc demander de
nouveaux pouvoirs. Le duc s'y prêta et les conférences s'ouvrirent à Tours en
janvier 1462 ; la question y fut débattue et élucidée, et le 16 le président
leur donna rendez-vous à Chinon pour le 8 septembre suivant, avec promesse
qu'après quelques éclaircissements il leur donnerait sa décision. Ce délai
était nécessaire pour réunir quelques pièces importantes qui manquaient
encore. Le duc mit ce temps à profit. Il nomma le b avril des commissaires
chargés d'informer l'affaire sur le temporel de toutes les églises de
Bretagne. Il parut même se relâcher beaucoup sur l'affaire de l'évêque de
Nantes, au point de faire tenir un sauf-conduit d'un mois au prélat et à son
oncle, afin de provoquer ainsi leurs excuses ; et il travailla avec une
nouvelle ardeur à se créer des appuis. Quand
approche le moment de la décision, le duc, pour gagner du temps, modifie le 5
septembre le personnel et les instructions de la première commission ; et il
revient à son idée de simple arbitrage. Les nouvelles instructions données à
Ancenis le 22 novembre par le duc de Bretagne à ses délégués le comte de
Laval, son chancelier, le maître de son hôtel, le président Antoine de
Beauvau, le sénéchal de Rennes et le président des comptes, sont formelles
sur ce point : « Ils supposeront, dit-il, qu'il s'agit, non a d'une
discussion amiable entre parties intéressées, mais d'un a arbitrage et non
point d'une sentence. » Le roi,
dès le 16 août, avait joint Guillaume Cousinot à ses autres commissaires. Son
intention est que dans la conférence on ne passe sous silence aucun des
reproches que la couronne pouvait adresser au duc. Reçoit-il les arrêts du
parlement de Paris ? N'a-t-il pas empêché de saisir en Bretagne les biens du
duc d'Alençon ? N'affecte-t-il pas de faire distinguer à Rome entre France et
Bretagne ? Ne refuse-t-on pas l'hommage-lige, et n'a-t-on pas supprimé, tant
qu'on a pu, les titres et les chartes conférés par les rois de France aux
évêchés, chapitres et abbayes de Bretagne ? Il faut que toutes ces choses
soient examinées et réglées. On se
réunit donc le 8 septembre 1463 à Chinon ; mais à cause de l'insuffisance de
pouvoir des commissaires du duc, on remit au 15 octobre. Ce jour-là personne
ne vint de la part de François II. Alors Guillaume Cerisay constata l'absence
des députés bretons ; et quand les délais furent expirés, on s'occupa de la
sentence : d'abord le procureur du roi Anaudeau demanda qu'on lui adjugeât
défaut, puis il soutint que la régale ne pouvait appartenir qu'au roi ; que
les évêques et particulièrement celui de Nantes étaient indépendants de tous
autres seigneurs. Il conclut contre le duc condamnation à payer 4.000 marcs
d'or et défense d'attenter à la régale des évêques de Bretagne. Le comte du
Maine fut moins sévère. Il décide qu'il y a défaut ; que le temporel de l'évêque
de Nantes et ses fruits seront mis entre les mains du roi, et ni le duc ni
ses officiers ne mettront empêchement à l'exécution de cette sentence, sous
peine de perdre leur cause et de payer 4.000 marcs d'or ; le duc ne 'jouira
plus du droit de régale sur les autres sièges et il n'empêchera pas les
évêques de s'adresser en première instance au roi. Il fut dit que le temporel
de l'évêché de Nantes serait administré par deux chanoines, maître Georges
Moreau de Saint-Malo et maître Guillaume Fleury de Nantes, et ce séquestre ne
préjudicierait en rien aux droits que le roi et le duc peuvent avoir sur les
églises cathédrales. Pour ce qui a été dit à Rome de la souveraineté du duc
de Bretagne, François II déclarerait qu'il n'a jamais songé à attenter en
rien à la souveraineté du roi ; qu'enfin, touchant l'abbaye de Redon, un
projet d'accord étant actuellement sous les yeux du roi, il en serait
ultérieurement décidé. Louis
XI était alors à Arras. Cette déclaration ne lui paraissant point assez
accentuée, il la modifia ; et sur l'affaire de Redon se montra disposé à un
accommodement. Tel est le sens de sa lettre du 9 février au comte du Maine.
Peu de temps après le duc sembla donner une sorte d'adhésion à la sentence et
parut l'accepter. Toutefois, d'Ancenis, 20 avril, il ratifie la déclaration
donnée au comte du Maine par ses délégués, certifiant qu'il n'a fait dire en
cour de Rome par ses envoyés, l'abbé de Bégar et maître Olivier du Breuil,
rien qui pût entreprendre sur l'autorité du roi, ni affaiblir l'obéissance
qui lui est due : d'ailleurs il ne connaît personne autour de lui qui ait mal
parlé du roi ; et il n'eût pas hésité à faire justice d'un pareil déni de respect.
Outre ses déclarations, il écrit au comte du Maine par son écuyer Louis de
Rosnyvinen pour se plaindre des rigueurs exercées contre les biens de ses
sujets qui sont en France, et de ce qu'il est pris lui-même en malveillante
par le roi, qu'il serait prêt à servir de corps et de biens selon son
pouvoir. Mais
pendant qu'il rédigeait ces faibles concessions verbales, au lieu de chercher
des moyens d'accommodement touchant l'affaire de l'abbaye et le reste, le duc
faisait fulminer à Rome contre Artus de Montauban, par le cardinal de
Saint-Pierre-aux-Liens, des bulles d'excommunication, comme accusé d'avoir
pris part à la mort de Gilles de Bretagne et de François Pr, et de plus
enjoignait à l'évêque de Vannes de faire citer en cour de Rome tous ses
complices. On
connaît cette lamentable histoire. Trompé par l'habileté d'an faussaire, le
duc abandonna sans l'entendre son malheureux frère aussi bien que le fit
Charles VII. Ce n'est pas que Gilles fût sans reproche. Ses protestations de
fidélité publiquement faites à son frère, ses excuses, ses engagements par
serment, il avait tout rétracté en présence de quatre notaires ; et il était
retombé dans ses intrigues avec les Anglais. Ses ennemis en profitèrent pour
le perdre. Sa mort fut leur crime, mais ce crime avait déjà été recherché et
puni par Pierre II. Olivier de Méel ayant été enlevé de son asile et condamné
à Nantes, il eut la tête tranchée le 8 juin 1451 avec quatre de ses
complices. Le duc Artur HI en septembre 1458 fit arrêter quatre personnages
sur lesquels planaient quelques soupçons, les sires de Villefranche, de
Parthenay, Jean Hingant et de Coëtlogon. Il fallut les relâcher faute de preuves,
mais on ne voit pas que l'auteur de la fausse lettre du roi Henri VI au duc,
nommé Pierre de la Rose, ait été poursuivi. Ce n'était donc plus un procès à
faire. Louis XI
ayant fait casser la procédure du cardinal, le duc ne voulut jamais, malgré
l'injonction du parlement, que cette révocation fût signifiée dans son duché.
François II ne s'en tint pas là ; son dépit trouva partout une issue. Par
acte du 24 juin 146% il nomme pour conservateurs de l'alliance qu'il a faite
avec le comte de Charolais : Louis de Luxembourg, comte de Saint-Pol, Jacques
de Luxembourg, Tanneguy du Châtel, et Antoine Raolin, seigneur d'Aimeries, a
par qui lesdites alliances furent conduites ; n il y ajouta Jean de Liouville
et Guillaume de Bissy. Dès
lors le roi ne fut plus ménagé dans les lettres du duc aux seigneurs les plus
puissants de France. Il leur fait envisager les revendications du roi à son
égard comme un danger qui menace de les atteindre tous aussi bien que lui.
N'ose-t-il pas alléguer que le roi songe à livrer aux Anglais la Normandie et
la Guienne ? Comme si une telle trahison avait eu la moindre
vraisemblance, et tant il était aveuglé par la colère ! Enfin on acquit la
certitude que le duc envoyait fréquemment des ambassadeurs en Angleterre,
particulièrement son vice-chancelier Rouville et son confesseur Jean de
Launay. « Ainsi[10] il accusait le roi de livrer la
France aux Anglais et de les appeler, tandis que lui-même il leur demandait
six mille archers. » Par les
instructions qu'il donnait à ses ambassadeurs en Bretagne, Louis XI montre
clairement qu'il était informé des pratiques ourdies contre lui et des
lettres si imprudemment écrites aux seigneurs de France par le duc. « C'est
son devoir de souverain, y est-il dit, de remettre sous les yeux du duc et de
lui remontrer les fautes qu'il a faites. Il ne peut s'en prendre qu'à
lui-même. C'est grand péché de réputer à mal ce qu'il fait pour bien. Il
livrerait aux Anglais quelque quartier de la France ! Comment supposer cela ;
le principal dommage lui en reviendrait ! En voudrait-il aux terres du duc ?
Certes, il n'est pas homme si convoiteux. Depuis son avènement il a donné
plus de terres au duc d'Alençon, au comte d'Armagnac et à d'autres que la
Bretagne n'est grande. Il s'étonne des instructions de François II à ses
députés. Il oublie que le roi est son souverain seigneur. Il parle au roi
plus que pair à pair, et comme voulant le corriger de la très-bonne intention
qu'il a de mettre en paix et prospérité son royaume et ses sujets. » On a
dit que le duc négociait avec l'Angleterre parce qu'il n'était pas compris
dans la trêve faite avec la France. Ce motif fut surtout allégué à Poissy par
le sire de Parthenay, député breton près du roi. Le duc ne pouvait être nommé
dans la trêve ; il s'y trouvait compris comme tous les autres ducs et comtes,
puisqu'il était de France. En 1449, après que les Anglais eurent rompu ou
laissé rompre la trêve par la prise de Fougères en Bretagne, lorsqu'il fut
parlé de la réparation de cette attaque, est-ce que Charles VII ne soutint
pas dans sa réclamation officielle que depuis Philippe-Auguste et au-delà la
Bretagne faisait partie de la France ; que le duc de Bretagne, comme sujet du
roi, avait été compris dans les premières trêves, que même il fut obligé de
demander des lettres de grâce et d'abolition pour les traités que son père
avait conclus avec l'Angleterre ? La même doctrine ne fut-elle pas soutenue
par Guillaume Cousinot aux conférences de Louviers et plus tard à celles de
Vaudreuil ? Or ces faits, connus de tous, avaient encore été confirmés par
l'hommage de François II à Charles VII et à Louis XI. Si depuis la trêve le
duc avait eu, pour quelques faits particuliers, à souffrir de la part des
Anglais, c'est au roi qu'il devait se plaindre de l'infraction de
l'armistice. Ainsi
les récriminations se multiplient. Le roi tente en vain quelque conciliation
par l'entremise du duc Charles d'Orléans. Il apprend alors que le bâtard
Gilles de Bretagne a été envoyé en Angleterre pour servir sous Édouard IV ;
qu'à la cour du duc de Bretagne on se permet contre sa personne des propos
offensants et séditieux. Par plusieurs voies, et surtout par une lettre de
son ambassadeur à Londres, le sire de Lannoy, Louis est informé que les
bruits les plus étranges et les plus calomnieux sont répandus partout en
Angleterre et lui imputent toutes sortes de méfaits ; que les lettres du
continent atteignent aussi la famille des Croy et que le roi et les siens y
sont indignement traités ; le sire de Lannoy s'étonne qu'on puisse écrire aux
Anglaisa ces bourdes énormes » ; or c'était surtout de Bretagne que venaient
toutes ces perfidies, et des missives que le roi avait fait saisir ne
laissaient aucun doute à cet égard. Il y avait en Bretagne un parti
bourguignon, et un parti breton en Bourgogne. Auprès du comte de Charolais
résidait Jacques de Luxembourg, frère d'une des douairières de Bretagne ; et
Antoine Carnet, lieutenant de Jacques, faisait de fréquents voyages d'un pays
à l'autre. Le chroniqueur Châtelain affirme, d'après le sire Jacques, que
dans ces allées et venues il ne s'agissait que de compliments ; en pareille
circonstance la chose n'est pas croyable. Le duc
alors arrêta les conséquences de tous ces bruits en déclarant qu'il voulait
venir lui-même faire agréer ses excuses au roi et en lui demandant un
sauf-conduit, qui lui fut accordé de fort bonne grâce ; mais il ne vint
point, tant il est évident qu'il avait pour conseillers les ennemis du roi !
Alors les états de Dinan se trouvant réunis, Louis XI y envoie le sire du
Pont, lui donnant pour chacun des seigneurs les plus qualifiés une lettre,
datée d'Abbeville, gel septembre 1464, où ses principaux griefs étaient
exposés, mais dont la conclusion est miséricordieuse et paternelle. Il
explique fort bien aux grands de Bretagne les moyens de conciliation qu'il a
employés. L'évêque dépossédé ayant eu recours à lui, il e dû faire examiner
si le duc avait ainsi le droit absolu de disposer du temporel d'un évêque ;
il montre la question éclaircie et décidée dans les conférences de Tours et
de Chinon. il a offert au duc qu'en cela on se conduisit comme du temps des
ducs Jean et François, et qu'on rejetât les nouveautés introduites en cette
matière depuis son avènement, « ce qui de la part de sondit neveu a été
refusé ». De plus il a fait offrir au duc par le comte de Maulevrier,
grand sénéchal de Normandie, que la chose fût renvoyée au parlement : le duc
s'est décidé pour la continuation de la conférence ; ce qui a été fait. Ainsi
le roi explique-t-il tout le reste, et ne s'en prend qu'aux mauvais
conseillers de son vassal. Il sait que ces choses « ne viennent point de
l'avis des grands et des prélats du pays, lesquels de tous temps ont montré
leur loyauté pour la France. Aussi il a voulu les traiter comme ses bons et
loyaux sujets : c'est par confiance en leur prud’homie qu'il leur explique ce
qui s'est passé ». Le duc
François, qui s'était cru le droit d'écrire contre le roi aux seigneurs de
France, se montra en revanche fort ému de ce que Louis, aux états de Dinan,
eût nettement exposé aux seigneurs bretons ce qu'il avait fait pour calmer le
différend en litige. Il était cependant naturel que le roi fit pour se
défendre ce que le duc avait fait pour l'attaquer. Louis XI en appelait au
grand jour de la discussion et même ne craignait pas de s'adresser à des
hommes prévenus ; car le duc n'avait pas été sans présenter à ses vassaux les
choses sous un tout autre point de vue. Il s'en tira en déclarant qu'il
enverrait au roi une ambassade. Mais les députés apportèrent à Louis plutôt
des plaintes que des satisfactions. Le duc ne connaissait personne qui eût
mal parlé du roi. Il prétendait que, pourvu qu'il se tînt dans l'obéissance
du roi, on ne pouvait rien incriminer de ce qu'il avait fait ; que quiconque
blâmerait ses actes en aurait certainement été mal informé. Ainsi
paraissait-il à l'abri de tout reproche ; et malgré l'évidence des
réfutations qui lui étaient adressées, ses assertions prenaient chaque jour
plus de hardiesse à mesure qu'il se sentait mieux soutenu. Le roi
veillait à tout et ne voulait souffrir que le prestige de la couronne fût
atteint. Pour calmer les bruits que le duc faisait courir, il envoie aux
villes de France plusieurs ambassades ; celle d'Amiens y fut très-bien reçue,
le 15 novembre 1464. Louis fut informé alors par Eustache de l'Espinay et par
un écrit dont il envoya le double à son oncle Charles d'Orléans, que le duc
de Bretagne fait savoir à plusieurs seigneurs du royaume que lui, roi de
France, veut donner aux Anglais le duché de Guienne ou de Normandie, ou bien
une partie de ces provinces : « choses controuvées, dit-il, à notre
grand'charge et déshonneur et à quoi ne pensâmes oncques, ni pour rien ne
voudrions avoir pensé. De ces choses avons voulu vous avertir, en vous
priant, si elles venaient à votre connaissance, de n'y point ajouter foi, et
que si d'autres semaient de tels bruits séditieux et mauvaisement controuvés,
vous les fissiez arrêter et voulussiez bien nous en avertir. » Sur cette
lettre, datée de Noron, 2 août 1464, on lit un postscriptum ainsi conçu : « Depuis
cette lettre écrite, le duc de Berry en a reçu une où le duc avance le même
propos sur la Normandie et la Guienne. Il requiert que vous fassiez en sorte
que ces provinces restent intactes, ce qui ne vous sera pas difficile. De
notre côté, nous requérons que vous soyez pour nous à l'encontre de lui, pour
qu'il ne nous ôte ni le droit de régale ni autres droits qu'il entreprend sur
la couronne, à quoi nous croyons bien plus urgent que vous obtempériez plutôt
qu'à sa requête. Nous avons depuis reçu des lettres d'Angleterre dont aussi
nous vous envoyons le double. » Une de
ces lettres parut même au roi si choquante, qu'il chargea le sire de Croy de
la mettre sous les yeux du duc de Bourgogne. Mais celui-ci n'avait pas obtenu
toutes les concessions qu'il eût désiré touchant son sel de Salins, la
juridiction de ses enclaves, l'autorité des arrêts du parlement de Paris,
l'administration de son comté d'Auxerre et d'autres réclamations par lui
élevées comme conséquence du traité d'Arras de 1435. Ainsi le roi se trompait
de le croire juge impartial ou équitable sur les affaires de Bretagne. Au
fond le duc Philippe n'était point fâché des résistances de son collègue, et
il faut croire que les sympathies très-marquées que le comte de Charolais
témoignait à François II furent une des principales causes de la
réconciliation du père avec le fils. Lors donc que le roi paraissait se
plaindre au duc de cet accord qu'il aurait été désormais inutile de cacher,
il était très-mal à propos confiant : il apprenait au duc Philippe ce que
celui-ci savait mieux que lui ; on ne peut se figurer qu'il eût la pensée de
le convaincre. Le duc cependant semblait vouloir réconcilier le roi avec son
fils. La
meilleure intelligence régnait donc, en apparence, entre Louis XI et son
oncle le duc Philippe, car c'est ainsi qu'il l'appelait. Le roi et la reine
avec tous les princes et princesses de la maison de Savoie étaient toujours
en Picardie et dans le voisinage d'Hesdin, où se tenait alors la cour de
Bourgogne. Quoiqu'il y eût beaucoup de temps avant l'expiration de la trêve,
le duc avait fait pressentir qu'il y resterait jusqu'à la fin d'octobre, et
qu'on aurait le temps de préparer en commun un traité de paix avec
l'Angleterre. Cette perspective plaisait au roi, qui désirait la paix et
songeait même dans ce but à l'union future d'une des princesses de Savoie,
ses jeunes belles-sœurs, avec Édouard IV. Cela semblait peu d'accord avec son
passé et sa sympathie pour la reine Marguerite ; mais l'intérêt politique a
souvent occasionné de pareils revirements. Louis
XI vit les ambassadeurs anglais à Hesdin, Jean Venloch et Thomas Vaughan, où
ils étaient venus de la part de Warwick pour certaines affaires. Alors la
trêve fut prolongée du Ier mai au Ier octobre 1464, par une convention
décidée le 28 mars à Londres, et plus tard encore jusqu'en 1469 au même mois.
Le roi s'était montré fort jaloux de l'observation de la trêve. Ayant appris
que dans les eaux de France les Espagnols et les gens de Saint-Malo avaient
capturé et pillé des vaisseaux anglais, il avait fait arrêter les vaisseaux
espagnols dans ses parages et il agit directement sur les gens de Saint-Malo
pour que tout le dommage causé aux Anglais fût réparé. Le roi Édouard
apprécia tant d'équité, et il envoya ses ambassadeurs pour faire signer au
roi la prolongation de l'abstinence de guerre. Louis XI leur fit un gracieux
accueil au château de Dampierre, séjour de la reine, et les congédia comblés
de présents. Tout à coup on apprit en France qu'Édouard, qui, assure-t-on,
avait songé à Bonne de Savoie, épousait Élisabeth Woodewille, veuve de Jean
Gray, mort au service de la maison de Lancastre. Elle était fille de sir
Richard Woodewille, et de Jacqueline de Luxembourg qui avait été duchesse de
Bethford. Warwick vit cette alliance avec un grand dépit, soit qu'il fût
offensé de l'inutilité de ses démarches auprès de la cour de France, soit
qu'il sentit que son crédit à la cour de Londres serait désormais effacé par
l'influence des Rivers. Dans
les relations du roi avec la Bourgogne on signalait des points où le duc
croyait avoir à se plaindre de la France, et cela malgré l'attention de Louis
à écarter ou à atermoyer les questions en litige, pour n'avoir pas trop
d'affaires à la fois. Le duc Philippe, pour dédommager de la perte du Brabant
Charles, comte de Nevers, lui avait donné les comtés d'Auxerre et d'Étampes,
les seigneuries de Gien et de Dourdan, et quelques terres en Hollande ; mais
ce seigneur avait été évincé d'Étampes et de Dourdan en 1457 par arrêt du
parlement. Il mourut à Bruges sans enfants, en 1463, laissant tous ses titres
et seigneuries à son frère Jean, comte d'Étampes. Ce dernier ne laissa-t-il
pas à la veuve de son frère, Marie d'Albret, une existence digne d'elle, et
celle-ci eut-elle lieu de s'en plaindre au duc Philippe ? Tel est le récit du
chroniqueur Châtelain, constant panégyriste de la cour de Bourgogne. Toujours
est-il que le duc Philippe, loin d'avoir pour ses pupilles des bontés
particulières, s'était agrandi à leurs dépens et ne pouvait souffrir
l'inclination que Jean témoignait pour la France et son souverain. Le comte
de Charolais était sans entrailles pour ce jeune homme, son compagnon
d'enfance, et que son père avait dépouillé. Comment le duc pouvait-il trouver
mauvais que Louis XI s'attachât à ce jeune seigneur jusqu'à lui donner un
poste important sur les frontières de leurs propres États ? Comme
motif de mécontentements intérieurs on cite certains anoblissements[11], certaines mesures pour créer
un cadastre des biens du clergé. Les évêques, chapitres et autres
propriétaires de mainmorte devaient dire positivement au roi ce qu'ils
possédaient, mesure qui seule pouvait prévenir toute usurpation, et que
Charles V avait déjà prise avant lui : on cite encore son projet de
constituer une bourgeoisie royale, et d'obliger la noblesse, soit à montrer
ses titres, soit à solder à la couronne l'arriéré de ce qu'elle devait. Quant
aux exécutions contre des engins cynégétiques et même à la promulgation d'une
ordonnance contre la chasse, ce sont choses fort controuvées et dont on ne
trouve de trace que dans Amelgard et Duclercq, deux chroniqueurs
bourguignons. Il est certain que ses règlements administratifs étaient pleins
de sagesse et que la noblesse de second ordre n'épousait point la querelle
des grands vassaux. Le roi
avait même un si grand désir de ne donner sujet de plainte à personne, qu'on
le voit, dans le compte du sire de Montaigu, faire payer « un escu à un
pouvre home dont il avoit fait prendre un chien[12] ; un escu à une pouvre femme,
dont se lévriers avoient étranglé une brebis à Vire ; un escu à une aultre
dont son chien muguet avait tué une oie près Blois ; un escu à un pouvre
home, dont ses archers avoient foulé le blé près le Mans ; un escu à une
pouvre femme dont ses lévriers avoient « tué le chat près Montlouis, en
allant de Tours à Amboise. » Ces
petits articles en disent beaucoup ; et qu'on ne nous fasse pas entendre que
son caractère changea ensuite. Cela serait une grave erreur : il ne cessa
d'être toujours le même, et peut-être encore meilleur à la fin qu'au
commencement. Disons plutôt que ses ennemis se sont fait arme de tout contre
lui ; et le bon ordre même qu'il avait établi dans l'armée[13] semblait tyrannie. Tantôt on
tait entendre que tout le monde est mécontent du roi ; tantôt on avoue[14] « que le duc de Bourbon
trouva si peu de zèle dans sa noblesse qu'il put à peine bouger ». Le duc
Philippe était peu satisfait de la conduite des Liégeois envers leur évêque ;
mais le mécontentement de ce peuple ne datait pas de la veille ; est-il juste
de s'en prendre au roi ? L'accueil qu'il leur avait fait à son avènement
n'était-il pas plein de convenance ? Étant prié d'intervenir pacifiquement,
il envoie à Liège son prévôt des maréchaux. Déjà cet officier y était allé
sous le règne précédent, et mieux qu'un autre il pouvait faire entendre le
langage de la raison. Au surplus Tristan l'Hermite était connu pour un brave
capitaine, et ses fonctions actuelles de prévôt il les avait remplies, comme
on sait, sous Charles VII. A l'école du connétable de Richemont il apprit la
nécessité de l'ordre et de la discipline, et il fut nommé par lui, en 1436,
maître de l'artillerie, après avoir été commandant de plusieurs places,
particulièrement de Nogent-le-Roi. Ayant été armé chevalier en 1451 devant le
château de Fronsac avec plusieurs autres seigneurs, il fut de l'entrée
solennelle de Dunois à Bordeaux. Aux sièges de Bayonne et de Cadillac il fit
l'office d'intendant de justice, et en 1457 il fut envoyé vers les gens
d'armes de Rouhaut et de Saintrailles, pour réparer quelques désordres par
eux commis. Les
complaisances de Louis XI à son égard ne semblent point cependant avoir dû
exciter l'envie de la cour. De Crespy en Picardie, où il commandait quelques
troupes vers janvier 1468, il demande à être payé, ainsi que ses gens. On
possède encore sa lettre adressée « au roi mon souverain seigneur. Il y
a sept mois entiers, dit-il, que nous n'avons reçu un blanc, et parmi nous il
n'y a nul qui ait de quoi payer une mesure d'avoine pour son cheval... »
En 1475[15] il jouissait sur les recettes
générales des finances d'une pension de 800 livres. Après de bons et loyaux
services ce ne sont certes pas là des gratifications excessives. Il fut un
digne serviteur de la couronne, et sa mission auprès des Liégeois en 1457 ne
fut pas inutile, puisqu'ils quittèrent les armes. Il
arriva aussi vers ce temps que Philippe, frère du duc de Bourbon, rechercha
en mariage une riche héritière, fille unique de feu Jean de la Trémouille. Le
duc de Bourgogne désirait ce mariage, mais la jeune fille habitant Arras,
ville rachetée par le roi, il dut lui demander son agrément. Louis XI, ne
voyant alors aucune raison d'augmenter la puissance de cette maison de
Bourbon, ne se prêta point à cette union, et répondit qu'il avait promis de
favoriser les vues du sire de l'Isle-Adam. Cette sage réponse fit à la fois
deux mécontents. Si le
roi, comme on le voit par plusieurs actes de son règne, désirait exercer de
l'influence sur les alliances des princes du sang, à ce point même d'en faire
une condition essentielle de l'abolition accordée au duc d'Alençon, du moins
il laissait aux familles une grande liberté dans le mariage. On raconte même
qu'un de ses valets de chambre, nommé Pierre de Lisle, désirant épouser la
fille d'un marchand de Rouen appelé le Tellier, Louis XI voulut bien en
écrire lui-même aux parents. Ce projet n'agréa pas à la famille, et après
bien des délibérations la mère écrivit au roi que sa fille n'avait pas
actuellement la volonté de se marier : Louis n'insista pas. Sur ce point, les
mœurs de Bourgogne étaient bien différentes. Quand les officiers du duc
rencontraient quelque obstacle à leurs volontés, leur ressource ordinaire
était l'enlèvement. Aussi le duc fut-il très-étonné de trouver ainsi une
limite à ses désirs. Le roi
aurait bien eu aussi quelques sujets de mauvaise humeur. Il voyait bien que
le duc, au lieu de blâmer les relations suspectes de son fils avec le duc de
Bretagne, se montrait fort incrédule sur ce point, et même qu'il excusait
toujours le comte de Charolais. Les résistances du duc de Bretagne ne
l'indignaient que faiblement, et pas plus que François II il n'était disposé
à approuver les appels faits de ses seigneuries au parlement de Paris. Au
fait, quelques ménagements que dût avoir le toi pour ce prince, il ne pouvait
lui reconnaître une indépendance et des droits qu'il contestait au duc de
Bretagne. La
juridiction du parlement sur les grandes pairies annexées à la couronne
semblait fort contestable au duc Philippe. Selon lui, on n'eût dû appeler du
jugement d'un pair qu'au roi, assisté des autres pairs. Il avait donc, de son
autorité privée, institué un conseil d'appel pour le contrôle des jugements
de ses officiers. Selon les justiciers du roi, il avait en cela outrepassé
son droit : c'était une vieille querelle où la ténacité des seigneurs
apanagistes espérait l'emporter sur la fermeté des rois, et dont il a déjà
été parlé plusieurs fois. Il est certain que la justice des pays de Bourgogne
laissait infiniment à désirer. Duclercq nous dit qu'en ce temps « il se
faisait larcins et assassinats sans nombre ; qu'il a n'y avait pas homme de
peu, laboureur, marchand ou autre, qui osât aller par les champs sans porter
un épieu, une hache ou autre arme pour sa sûreté ; il semblait que chacun fût
homme de guerre ; que tout le mal fait par les mauvais du pays, on
l'attribuait à la garnison de Calais, mais qu'en fin de compte toutes ces
violences se commettaient par faute de justice a. Le roi
avait donc aussi ses griefs ; ayant la prudence de s'en taire, et n'en
laissant même rien apercevoir, il se contentait, pour le moment, du rachat
des villes françaises, faisant tout pour conserver la bonne amitié du duc,
amitié qui lui était réellement chère. C'était d'ailleurs grande sagesse, car
si le duc Philippe inclinait à la paix, le comte son fils était au contraire
remuant, vindicatif et ambitieux ; et d'un instant à l'autre ce prince
pouvait avoir en main l'autorité : alors combien d'ennemis n'eût-il pas eus à
la fois ! Il devait donc se tenir prêt à tout événement. L'armée
attirait surtout sa sollicitude ; si elle est l'élément indispensable de la
guerre, elle l'est aussi d'une paix honorable. C'est le 6 juin 1464 que
paraît sa belle ordonnance sur les gens d'armes. On y décide l'entretien de 1.700
lances fournies, environ 12.000 hommes de cavalerie. Il y en avait à la
grande paye et à la petite. Chaque lance de premier ordre devait toucher 15
livres par mois. Les gens d'armes durent être exactement soldés et en
conséquence payer aussi régulièrement tout ce qu'ils prenaient. Les juges des
lieux doivent assister aux revues et signer les rôles. Tous les moyens d'une
exacte discipline sont prévus ; le roi entre dans une infinité de détails qui
devaient singulièrement concourir à l'ordre général et empêcher toute infraction
au règlement. C'était le complément de la grande ordonnance de Charles VII,
encore très-imparfaitement observée ; mais Louis tenait la main à l'exécution
de ses lois. Aussi vit-on de notables changements, et s'accorde-t-on à dire
que l'armée qu'il eut avec lui au printemps suivant en Auvergne et en
Bourbonnais était magnifique, soit qu'elle fût campée ou en marche, et qu'on
y observait une exacte discipline. Toutefois
le roi n'avait encore rien changé ni à son organisation ni à son mode de
recrutement. Si on y suivait avec plus de soin les règlements de l'ordonnance
militaire de Pierre de Brezé, on y conservait encore les anciens usages.
Jusqu'alors les chevaliers avaient été le principal ressort de notre armée.
On sait qu'ils combattaient en haie, ayant leurs écuyers derrière eux. La
connétablie resta plusieurs fois vacante, à cause de l'inquiétude que cette
charge pouvait donner au roi. Depuis Philippe-Auguste, deux maréchaux,
nullement héréditaires, commandaient l'armée. 'rôtis les trois mois ils devaient
faire eux-mêmes une inspection. Quand une province était menacée de la
guerre, un membre de la famille royale en prenait ordinairement le
commandement, sous le titre de lieutenant général du roi, autorité dont les
princes abusèrent souvent. Saint Louis avait établi un grand-maitre des
arbalétriers, outre la charge de grand-maitre de l'hôtel du roi. S'agissait-il
de marcher, les tenanciers devaient être convoqués par leur seigneur
lui-même. Toutefois, le roi s'était toujours réservé de convoquer
l'arrière-ban quand l'ennemi menaçait. De la
fréquence des communications du roi et de ses serviteurs, de l'activité que
Louis XI mettait à l'accomplissement de sa tache naquit alors cette belle
institution des postes dont il eut la première pensée pratique. On sait quel
développement a pris depuis cette administration, dont l'idée remonte,
dit-on, jusqu'à Cyrus. L'arrêt
du conseil qui porte établissement des postes aux chevaux et aux lettres est
daté de Luxieu, près de Doulens, 19 juin 1464. Le roi ne tarde pas à la compléter,
« pour la diligence de son service ». Ainsi de quatre en quatre lieues furent
institués des chevaux courants et des maîtres coureurs. Il y est dit : « Porteront
lesdits coureurs toutes dépêches et lettres de Sa Majesté qui leur seront
envoyées de sa part, et de celle aussi des gouverneurs, lieutenants et
officiers de ses provinces. » Défense leur était faite de donner chevaux à
qui que ce soit sans l'ordre du roi. A son
exemple, l'université établit des courriers pour la correspondance des
étudiants avec leur famille, et ce fut un commencement de communications
régulières et plus fréquentes entre la capitale et les provinces. Les
relations à l'étranger n'étaient point non plus négligées, et Louis avait
soin d'être représenté auprès de toutes les puissances, ainsi qu'elles-mêmes
le faisaient auprès de lui. Il n'eut garde d'oublier les Suisses ; il leur
adressa Humbert de Neufchâtel. Auprès du duc de Bretagne, il avait d'abord
délégué le patriarche de Jérusalem, Louis d'Harcourt, évêque de Bayeux, puis
maitre Jean Duverger. En Angleterre ses affaires se faisaient quelquefois par
des commerçants paraissant y passer pour leur négoce, et surtout par Antoine
de Croy et ses neveux, qui le servaient également en Bourgogne. Cette année
il dépêcha à Londres maitre Jean de la Barde, sénéchal du Limousin. Mais nous
repoussons le dire de Châtelain qui, sans aucune preuve, affirme que les
délégués du roi avaient partout mission (l'entretenir ou de faire naître la
discorde. C'est pure diffamation démentie par le caractère même des hommes
qu'il emploie. Ainsi
que l'année précédente Louis resta en ces contrées du nord avec toute sa
famille, proche d'Hesdin, résidence ordinaire du duc de Bourgogne. Il ne
négligeait point un pareil voisinage. Le roi désirait ardemment la paix avec
l'Angleterre : s'approcher de de Calais c'était, pensait-il, la rendre plus
facile. Ensuite il avait le désir d'agir indirectement et dans un sens
pacifique sur l'esprit du duc de Bretagne et du comte de Charolais, sans
parler de son espoir de marier une de ses belles-sœurs de Savoie. Il alla
donc plusieurs fois voir le duc Philippe à Hesdin. Dans une de ses visites il
s'y rendit avec une assez nombreuse suite. On y vit son frère Charles de
France, duc de Berry, les comtes d'Eu et du Perche, le prince de Navarre, le
marquis de Saluces, les sires de Craon et de Montauban ; surtout des
seigneurs de la maison de Savoie. De leur nombre était Louis, second fils du
duc, roi de Chypre du chef de Charlotte de Lusignan, son épouse, mais roi
déchu et chassé de son royaume, comme on l'a vu. Il venait remercier Philippe
de Bourgogne de l'avoir un peu aidé de sa flotte dans l'intérêt de la
chrétienté, mais sans succès. Le duc Louis de Savoie reçut aussi une
gracieuse réception de cette cour remplie de magnificence. Alors il était
fort affaissé du poids de l'âge et plus encore de ses récents malheurs, en
sorte que la tutelle du roi de France sur la Savoie devenait un véritable
bienfait pour ce pays. Le 19
mai, la reine était accouchée à Nogent-le-Roi de la princesse Jeanne de
France, qui fut dès lors promise en mariage à Louis, fils de Charles
d'Orléans et de Marie de Clèves, lequel n'avait que deux ans. Le premier
contrat est du moment même de la naissance de Jeanne. Le roi lui donne
100.000 écus avec bagues et joyaux, et Charles, duc d'Orléans, lui assure
6.000 livres de rente pour son douaire : ajoutons pour sa résidence la
Ferté-Milon et Brie-Comte-Robert. A
quelque temps de là le roi voulut que la reine elle-même, qui n'avait pu
l'accompagner dans ses précédents voyages, allât visiter le duc en son
château. Cédant aux instances de Philippe il dirigea donc la reine Charlotte
du château de Dampierre vers Hesdin, sous la protection du comte d'Eu et du
sire de Crussol. Sa suite était belle et nombreuse : on y remarquait les
princesses de. Savoie ; Yolande de France, sœur du roi et princesse de
Piémont ; Louise de Crussol, la quatrième sœur de Louis de Crussol, et
Charlotte légitimée de France, épouse de Jacques de Brezé. Le duc alla loin
hors de la ville au-devant de ces dames, et les reçut avec la plus grande
courtoisie. Encore en deuil de sa mère, la reine ne pouvait paraître à aucune
fête, et s'il y en sut, elles durent être très-restreintes. Parmi
les chevaliers qui figuraient alors avec le plus d'éclat à la cour du duc, on
cite Adolphe, duc de Gueldres, le sire d'Arguel, fils du prince d'Orange,
Henri de Neufchâtel, Charles de Chalon, Jean de Croy, Jean de la Vieuville,
Philippe Pot, et le sire de Quiévrain, de la maison des Croy. En l'absence de
la duchesse Isabelle, les réceptions étaient présidées par la duchesse de
Bourbon, et par ses filles, la duchesse de Gueldres et Marguerite de Bourbon. Le duc,
d'une façon très-courtoise, retint cette noble compagnie au-delà du temps que
le roi avait fixé. a Quand ces dames prirent congé, il les accompagna pendant
une bonne partie du chemin, » et par une lettre du 20 juillet il s'excusa
auprès du roi d'avoir prolongé cette bonne visite. En effet, au lieu de deux
jours, elles en étaient demeurées cinq. On sait
que Louis, dans un séjour précédent à Hesdin, avait détourné le duc Philippe
d'accomplir, à un âge où l'on n'est plus propre à la guerre, son vœu de
croisade. Celui-ci avait suivi ce sage conseil, et s'y était fait remplacer
par le bâtard de Bourgogne qu'il avait nommé chef de ses forces de terre et
de mer contre les infidèles. On apprit bientôt que le saint-père venait de
mourir à Ancône, le 14 août, au milieu des préparatifs de l'expédition. Le
roi avait bien été aussi sollicité de prendre part à cette tardive levée de
boucliers contre les sectateurs de Mahomet. Le frère Louis, cordelier de
Bologne et nouvellement créé patriarche d'Antioche, y avait engagé le roi et
le duc avec beaucoup d'éloquence ; mais Louis XI, outre que son goût ne le
portait pas aux expéditions lointaines, se demandait pourquoi le saint-père
n'avait pas laissé en Épire Georges Castriot, qui de là protégeait si bien
l'Italie, et il pressentait qu'il aurait lui-même besoin de toutes ses forces
pour mettre à la raison ses adversaires. D'ailleurs si le pontife était
jaloux d'obtenir en cette bonne œuvre la coopération de la France, il ne
devait pas donner aide et protection aux ennemis de la maison d'Anjou. Cependant
la bonne réputation et la gloire du roi s'étendaient au loin. Sa victoire de
Bottelen, son administration intelligente, son courage à la guerre et son
habileté en toutes choses le faisaient apprécier et estimer en Europe. On le
citait parmi les plus notables souverains. Il reçut à Dieppe en ce temps-là (juin 1464) un ambassadeur de Georges
Podiébrad, roi de Bohème, nominé l'abbé Goswin Span, qui sollicitait
l'alliance du roi. Ce prince ayant été accusé d'avoir abrégé les jours de
Ladislas qui devait épouser Madeleine de France, se disculpa de ce crime en
disant qu'il était mort de la peste, chose qui aurait dû être alors mieux
éclaircie. Gouverneur de Bohême après la mort de Ladislas, il avait
immédiatement délivré Mathias Corvin, et lui fit épouser sa fille Cunégonde,
encore bien jeune. Il fut élu roi en 145'8 ; mais comme il n'abolissait pas
l'usage du calice, les catholiques lui étaient peu favorables et il avait été
censuré par la cour de Rome. Pour se justifier il envoya au saint-père trois
députés qu'il croyait dignes de toute sa confiance, et il les avait chargés
de faire son serment d'obédience. Mais le souverain pontife, de son côté,
expédia en Bohème un commissaire, nommé Faustini, et de ce nouvel examen il
était résulté de nouvelles censures. Louis
XE, avec beaucoup de raison, ne voulut point entrer dans la discussion d'une
thèse si délicate. H accorda son alliance à Podiébrad, mais avec de sages
réserves. Le roi, comme on le voit par une consultation écrite qu'il s'était
fait remettre sous forme de conseil par ses plus habiles légistes, admettait
l'offre d'une bienveillante coopération pour renouvellement d'alliance avec
le Danemark et le duché de Brandebourg ; et en retour il promettait
volontiers de s'employer, selon la mesure de ses forces et en vue du bien de
l'Église universelle, à la réunion d'un concile ; mais il écartait
soigneusement l'éventualité réciproque de toute intervention armée dans la
politique des deux pays. C'est à chacun à régler chez soi ses affaires de son
mieux. C'était
déjà trop en effet d'avoir à craindre et à soutenir une lutte sourde dans les
Pyrénées. Le roi eût bien désiré que la tonne discipline de l'armée et la
gloire militaire de la France eussent suffi pour calmer ces populations.
D'ailleurs il n'était pas sans quelques pressentiments qu'il pourrait avoir
prochainement besoin de ses forces. Aussi, lorsque de Sainte-Marie-Lamer, le
31 août, Jean de Foix le supplie de lui dire s'il voulait dissimuler ou agir
en cette contrée, et dans ce dernier cas de lui envoyer des troupes, il ne se
pressa pas de lui répondre. Vient-on lui dire que le vieux cardinal de Foix
va mourir et qu'il lui serait facile de mettre Avignon en sa main, cette
proposition ne le séduit nullement, et il respecte la propriété de l'Église comme
il veut aussi qu'on respecte ses droits. Alors
les relations politiques entre Rome et la France étaient fort tendues. Le roi
fit donc venir deux notaires ; et en présence de ses plus notables
conseillers, particulièrement de l'évêque de Bayeux, Louis d'Harcourt,
patriarche de Jérusalem, et de Jean Prégent, évêque de Saint-Brieuc, il
qualifia Georges, roi de Bohème, de très-illustre et catholique prince ; mais
ne considérant pas la communion sous les deux espèces comme nécessaire au
salut, il ajoute : « Qu'il n'entend en aucune manière adhérer aux erreurs
dont on dit que la Bohème est infectée. » Ainsi, dès qu'il s'agit du
dogme, il décline sagement toute responsabilité ; il s'abstient de prononcer
entre les conciles, et sur ce qu'il faut croire il s'en tient aux décisions
du saint-père. Cette
prudence, on doit le remarquer, était pleine d'à-propos dans un siècle où les
opinions religieuses fomentaient. Sans remonter jusqu'à l'écolâtre de
Saint-Martin, Béranger, qui du moins vers la fin du XIe siècle rétracta ses
erreurs ; ni même au mystique professeur d'Oxford Wielef, qui, fin du XIVe
siècle, répandit obstinément toutes les siennes à la faveur des troubles
politiques d'Angleterre sous Richard II, et mourut impénitent ; l'Europe
entière, au commencement du X Ve siècle, avait été frappée et presque
ébranlée de l'hérésie de Jérôme de Prague, de Jean Hus, de Pierre de Dresde
et du curé Jacobel ; du supplice de plusieurs dogmatiseurs, des luttes qui
s'ensuivirent, de la défenestration de Prague, et de beaucoup d'autres
tumultes comme les guerres de religion en fournissent trop d'exemples.
Plusieurs de ces événements s'étaient passés dans la jeunesse de Louis XI.
Quelque chose de ces perturbations en matières religieuses survivait encore,
non-seulement dans les populations allemandes,' mais aussi dans ce que l'on
appelait l'hérésie vaudoise. Autant Louis XI au point de vue du temporel
désirait, ainsi que l'avait fait Louis IX, de rester maitre en ses États et
de restreindre le pouvoir de Rome en des limites précises ; autant, pour le
spirituel, il était, comme sa mère, catholique fervent et soumis aux
décisions de l'Église. Il n'en voulait donc pas raisonner, bien qu'il fût
traditionnellement abbé de Saint-Martin et chanoine de la cathédrale de
Poitiers. On se
rappelle que les vaudois étaient une secte d'illuminés qu'on avait
judiciairement poursuivis, emprisonnés, torturés et souvent brillés en
confisquant leurs biens. Longue serait l'énumération des malheureux que la
vulgaire crédulité ou la vengeance de leurs ennemis avaient désignés comme
liés au démon par un hommage et un serment. Comment aussi faire connaître
tous les moyens employés à jeter sur toute créature humaine un sort
inévitable ? Voilà les cas dont la justice était préoccupée et saisie, tandis
que beaucoup de crimes réels restaient impunis. On essaya ces poursuites dans
les diocèses d'Amiens et de Tournay, niais les évêques de la localité ne s'y
prêtèrent pas. Les choses allèrent si loin que le pape en ayant été informé,
en conféra avec l'évêque d'Arras, alors à Rome, et celui-ci écrivit enfin «
qu'il fallait opérer d'une autre manière ». Le duc de Bourgogne :se crut
alors obligé de faire cesser ces procédures, et elles allèrent s'élucider
devant le parlement de Paris. Les commissaires et zélateurs, à leur tour,
eurent à rendre compte de leur façon d'instruire et de décider ces procès.
Sans doute les bulles condamnaient comme impies les pratiques des vaudois ;
mais on avait fait un scandaleux abus de ces bulles. Ces affaires furent
très-longues à démêler ; la sentence du parlement ne put être rendue qu'en
1491. Alors la mémoire des victimes fut réhabilitée et les principaux
persécuteurs condamnés ; mais la plupart de ces derniers n'existaient plus :
le mal ne se pouvait réparer. Tous
ces faits étaient de graves sujets de réflexion pour un esprit comme celui du
roi, et il y voyait un avertissement d'avoir en France une meilleure justice
et une plus sage administration que dans les pays de Bourgogne. Aussi
était-ce là l'objet de toute son attention. On le voit, cette année, aviser (21 avril) à la nomination de notables
prud'hommes à Lyon pour visiter les marchandises et pour juger les différends
entre ceux qui fréquentent les foires ; confirmer, avec accroissement, le
droit accordé déjà aux marchands de la hanse, de circuler dans le royaume,
d'y trafiquer, de disposer de tout ce qu'ils auront acquis ; donner sa
sanction royale aux statuts de plusieurs corps de métiers, aux drapiers de
Carcassonne, aux maréchaux de Rouen, aux huiliers de Paris et à d'autres ;
rétablir (19
juin) la
pragmatique dans le Dauphiné ; appuyer le parlement qui défendait la levée
par les collecteurs du pape de prétendus droits romains sur les successions
des ecclésiastiques décédés ; insister sur la connaissance des questions
litigieuses relatives à la régale et à la possession des bénéfices ; déclarer
héréditaire le droit antique des rois de France de conférer les bénéfices
vacants en régale ; affirmer que dans le cas de débats « la connaissance de
ces points appartient au roi « et à sa cour de parlement sans qu'aucun
juge ecclésiastique ou autre doivé en connaître ». Ajoutons
que Louis confirme les libertés et privilèges de beaucoup de villes grandes
et petites. Il rétablit la cour des aides de Paris ; rend à Pierre de Brezé
la charge de grand sénéchal de Normandie, vacante par la mort de Louis
d'Estouteville ; donne la baronnie de Rosoy à Antoine de Croy : alors il érigea
cette terre en pairie, ainsi que le comté de Rethel en faveur du comte de
Nevers (juillet
et août), non sans
l'opposition du procureur général du parlement ; et il ordonne qu'en
Languedoc[16] tous gens d'église, nobles et
autres, payeront la taille pour biens roturiers acquis par eux. Le roi
porta aussi son attention sur les élus. Ces magistrats formaient en chaque
localité un tribunal chargé de régler en matière d'impôts les répartitions et
les différends. Ils se disaient conseillers d'élection ; on n'appelait de
leurs décisions qu'aux généraux conseillers des finances. Au dire de Savaron,
nommés par les états, ils décidaient des subsides et fouages. D'après un édit
de Charles V ils devaient résider en leur ressort ; non-seulement les
fonctions de receveur et d'élu étaient jugées incompatibles, mais on leur
défendait de se faire remplacer par des commis, d'accepter aucun don, de
mettre à prix leurs poursuites et leurs quittances, comme aussi aux
percepteurs de trafiquer de l'argent qu'ils recevaient ; et d'après des
lettres royales de 1400 défense leur était expressément faite de recevoir des
gratifications ou pensions de personne, si ce n'est du roi. Mais avec le
temps, par l'avidité des fermiers des aides et des gabelles, et par suite des
troubles politiques, cette institution avait singulièrement dégénéré. Charles
VII, par ses lettres du 19 juin 1443 et du 26 août 1452, régla mieux leur
ressort, mais sans arrêter les abus dont on se plaignait. Louis XI y porta
remède. Reprochant aux élus[17] leur très-coupable négligence,
il les destitue tous. Cependant il les rétablit chacun pour un an, déclarant
en même temps qu'ils seront nommés d'année en année, et se réservant de
disposer de l'office de ceux qui donneraient lieu à des plaintes. Enfin, par
ordonnance du 17 septembre 1461, il règle en cette matière le ressort et le
droit d'appel, et il décide que les élus de Paris concourront, comme les
membres des autres tribunaux, à l'armement pour le service du roi. Sa
vigilance ne laisse rien en souffrance. Apprend-il qu'une ville,
Montreuil-sur-Mer par exemple, s'est engagée sans autorisation, et se trouve
dans un cas de banqueroute ? il y envoie des délégués royaux pour réviser le
budget municipal et régler tout définitivement. Le 13 septembre, il concède
au comte de Caudale, vice-roi du Roussillon, les confiscations qui pourraient
y être dévolues au roi et aussi peu après (4 janvier) le revenu de la ville de Collioure
en récompense de ses notables services ; le 14 décembre il accorde que le
comte d'Angoulême et ses vassaux ne seront poursuivis que devant le parlement
de Paris. Enfin en février il donne au doyen et au chapitre de Poitiers le
droit d'élire un juge laïque pour procéder à l'inventaire des biens du chapitre
et des maisons claustrales. L'université
avait vu son pouvoir restreint par Charles VII, par suite de l'abus qu'elle
en faisait : « Louis XI lui fit défendre par le pape[18] de se mêler désormais des
affaires du roi et de la ville. » Ménageait-il davantage le parlement ? loin
de là. Pourquoi eût-il, en effet, augmenté un pouvoir déjà si considérable ?
En élevant la chambre des comptes au rang de cour souveraine[19], en complétant l'organisation
de l'échiquier de Normandie[20], en fondant les deux parlements
de Dauphiné et de Bordeaux, puis celui de Dijon, il ne fit certainement rien
dont les seigneurs du parlement de Paris eussent le droit d'être mécontents.
A l'égard des cours de Bordeaux et de Toulouse, il convenait que leur ressort
fût exactement précisé. Voyait-il un corps disposé à franchir les limites de
son pouvoir, il se sentait obligé de le contenir. Comines n'a dit et n'a pu
dire qu'en ce sens « que le roi haïssait le parlement de Paris, et qu'il
était décidé à le brider ». D'ailleurs n'oublions pas de dire que cette
compagnie dut plus d'une fois décider contre Comines dans les procès qu'il
eut. Le droit de commander a quelque chose de si attrayant en soi, qu'à tous
ceux qui en sont investis il faut une barrière qui les arrête. Pour
ces nouveautés, a-t-on dit[21], « il lui fallait des
hommes tout neufs et sans passé ». Si telle est la vérité, disons aussi
que plus tard Louis XIV n'a pas dédaigné lui-même d'employer des hommes
nouveaux, quand il les a jugés capables. D'ailleurs ce n'est pas dans
l'administration de la justice que Louis XI aurait pu employer de tels hommes,
car on ne s'improvise pas facilement jurisconsulte. « Un homme perdu, ruiné,
ne lui déplaisait pas, ajoute-t-on... Il n'aimait que ceux qu'il créait. »
Nulle part nous n'avons trouvé sujet à pareil grief. On voit à son service
des hommes de grande expérience, et presque tous ses choix sont
irréprochables. Parmi
les amis des ducs de Bourgogne et de Bretagne était Jean II, duc d'Alençon,
assez mal à propos dit le Bon. On sait que le roi dès son avènement l'avait
amnistié ; mais avec son caractère et son goût pour les dépenses excessives,
il n'avait pu rester longtemps en repos. A cause de la trêve, ses intrigues
avec l'Angleterre étaient moins à craindre qu'autrefois ; cependant il venait
de commettre des actes sur lesquels le roi ne pouvait fermer les yeux. Ainsi
Fortin, un des témoins de son procès, dont le roi s'était déclaré protecteur,
fut assassiné par ses ordres ; puis après avoir fabriqué de la fausse monnaie
à l'effigie du roi, pour s'assurer le secret « il fit noyer l'orfèvre, nommé
Émeri, qu'il avait employé à cette fraude ». Louis eut donc raison d'envoyer
le prévôt Tristan l'Hermite à Caen et à Alençon avec ordre de faire une
enquête sur ses faits ; plusieurs de ses complices furent arrêtés et conduits
à Chartres ; mais le duc s'était enfui de Pouancé, son séjour ordinaire et
avait passé en Bretagne, où il se croyait plus en sûreté. Là, en effet,
s'unissaient toutes les haines et les projets de vengeance. Alois, en
novembre 1464, on venait de signer une trêve avec le Portugal, montrant ainsi
que les ducs traitaient directement avec les rois. Mais l'alliance que le duc
Jean de Calabre fit dans le même temps avec François II et le comte de
Charolais révèle une attitude qui ne pouvait échapper à l'œil clairvoyant du
roi. Louis
XI, malgré tant d'indices, faisait encore ses efforts pour se concilier
l'amitié du duc Philippe. Le 5 octobre il signait à Abbeville la surséance de
tous procès et différends concernant les limites de France et de Bourgogne en
faveur du duc, sa vie durant, avec cette clause : « Pourvu toutefois que par
notre oncle et ses officiers aucune mainmise n'ait été faite sur nos sujets
et sur leurs biens à l'occasion des limites ; auquel cas ladite mainmise
serait semblablement ôtée et levée. » Tout semblait donc paisible de ce côté
: soudain circula une sourde rumeur qui jeta le trouble dans tous les
esprits. Quelque sinistre projet, disait-on, aurait été tenté, par ordre du
roi, contre M. de Charolais et le duc lui-même. Voici la cause de cet émoi.
Louis XI, qui se défiait avec raison des démarches du duc de Bretagne, savait
que le vice-chancelier de Romillé, en habit de religieux, était allé en
Angleterre, où il avait répandu une foule de mauvais propos, et que de là il
devait passer en Hollande pour s'entendre à Gorcum avec le comte de
Charolais. Le bâtard ayant offert au roi d'y aller avec quelques hommes et
d'épier les démarches du voyageur breton, il en avait reçu la permission.
Cette secrète mission exigeait de la ruse ; il fut assez maladroit pour se
laisser prendre avec deux de ses compagnons, ce qui devint la cause d'un revirement
politique et de nouvelles complications. Le
comte de Charolais, qui peu de jours avant (20 septembre) venait d'essuyer une rude
tempête dans les eaux de Dordrecht, fit grand bruit de cette capture, et à
l'entendre il venait d'échapper à un vrai danger. En toute hâte, Olivier de
la Marche fut dépêché à Hesdin auprès du duc Philippe, pour l'instruire de cet
événement et des conjectures effroyables qu'on en formait sans aucune preuve.
« Il se pouvait bien que la chose fût comme le roi disait[22] ; car le comte de Charolais
était fort emporté et fort léger dans ses soupçons. » Ce bâtard, longtemps
serviteur du duc, venait de passer depuis quelque temps au service du roi, et
son frère, le sire de Rubempré, était capitaine du Crotoy. Olivier
de la Marche fut des premiers à supposer au roi les plus horribles desseins,
et à son passage à Bruges il répandit toutes sortes de sinistres nouvelles.
Louis XI ne songeait-il pas à disposer de la liberté et peut-être de la vie
du comte de Charolais ; à marier sa fille Marie au comte de Nevers et à
donner à celui-ci le duché de Brabant ? Le duc Philippe n'avait donc rien de
mieux à faire que de s'éloigner d'Hesdin sans retard. La
chronique scandaleuse dit : « On prit en mer, ès marches de Hollande, ung
baleinier dans lequel estait avec aultres un nommé bâtard de Rubempré. Après
ladite prise faicte, aucuns Picards et Flamands disaient et publiaient que
dedans iceluy le roi les avoit envoyés pour prendre prisonnier monseigneur de
Charolais, dont il n'estait riens. » Louis fut informé à Abbeville, par
Lannoy, des bruits qui couraient, et par l'oncle de celui-ci de l'arrestation
du bâtard et des interprétations qu'on y ajoutait. Le roi, frappé de ces
rumeurs, se décide immédiatement à aller à Hesdin pour donner au duc une
explication nette de la chose. Souvent les plus habiles sont surpris par de
faux avis : le duc pouvait bien aussi avoir été induit en erreur, et le roi
espérait encore le dissuader. Il se fait annoncer la veille ; mais quand il
croit trouver le duc, celui-ci, sous prétexte de quelque affaire qui ne se
pouvait remettre, était parti à la hâte le 7 octobre pour Lille ; tant on
était parvenu à lui donner des craintes même pour la sûreté de sa personne !
Le 10 octobre, Antoine de Croy écrivit au roi sur ce point une lettre
d'explications. Le duc Philippe aurait quitté Hesdin pour n'être pas obligé
de refuser ou d'accorder ce qu'en la circonstance on aurait pu lui demander ;
il ne manquera pas de faire rechercher les auteurs de tant de mauvais bruits,
et de les châtier s'il peut les découvrir. Quant au bâtard, on instruisit son
procès, et après enquête sur enquête on ne put rien découvrir qui démentit
l'explication donnée par le roi. Ni le bâtard ni les siens ne firent d'aveux,
et il n'y eut, parait-il, ni tortures ni jugement. Toutefois ils ne sortirent
de prison que cinq ans après. Louis
cherchait à remonter aux sources de la calomnie, mais il dédaignait de s'en
prendre à ceux qui s'en faisaient l'écho. Aussi, quand le 20 octobre on lui
amena de Guines un prisonnier, nommé Pierre Puissant, qui avait tenu contre
lui d'horribles propos, ne fit-il nul cas des paroles de ce malheureux ; il
le renvoya à Calais, et le fit accompagner par Josselin Dubois, bailli des
montagnes d'Auvergne, que sir Newill, dans ses lettres à Varwick, cite comme
un très-habile homme. Mais depuis que Louis avait publié la lettre insolente
qui lui était adressée par le duc François, que ne devait-on pas attendre des
délégués bretons ! Le but du roi de surprendre le vice-chancelier était le
meilleur moyen de couper court à toutes les dénégations du duc. Pour
parvenir à faire la paix avec les Anglais, ainsi qu'il en avait le vif désir,
il importait au roi qu'ils ne crussent pas aux calomnies qui se répandaient.
Pendant un entretien qu'il eut avec sir Robert Newill, secrétaire du comte de
Varwick, il lui donna des explications faciles à vérifier, et « il lui montra
des lettres du duc de Bretagne[23] qui prouvaient invinciblement
qu'il avait négocié avec le roi en même temps qu'avec les Anglais, et qu'il
lui avait offert son alliance contre eux ». Si
Louis XI avait pu mépriser les bruits vulgaires, d'un autre côté, en
apprenant que ces rumeurs désobligeantes se produisaient officiellement dans
les pays du duc Philippe, et qu'à Bruges un prédicateur s'était permis de
signaler en chaire ces indignes suppositions comme des faits véritables, il
résolut d'envoyer au duc une ambassade pour manifester son juste
mécontentement, réclamer la mise en liberté du bâtard de Rubempré, et même
demander qu'Olivier de la Marche et le cordelier, prédicateur de Bruges, lui
fussent livrés. Il choisit pour cette ambassade des hommes pleins de gravité
: Charles d'Artois, comte d'Eu, homme d'un grand âge, d'un caractère
très-conciliant et justement aimé de Louis XI ; l'archevêque de Narbonne,
Louis d'Harcourt et le chancelier de Morvilliers. Ce dernier nous apparie comme
un légiste austère et rigide, s'appuyant surtout sur la force du droit et du
raisonnement. Dans une affaire aussi délicate, où il eût plutôt fallu
persuader que convaincre, où de bienveillantes insinuations eussent plus fait
que toute la logique du monde, ce troisième choix était moins heureux ; il
fallait non un Ajax, mais un Ulysse. Il s'agissait de faire apprécier les
justes raisons qu'avait eues le roi de prendre sur le tait, s'il eût pu, le
vice-chancelier de Bretagne, voyageant déguisé et sous le faux nom de Jean
Gougeul. Empêcher le roi de prendre connaissance, comme il pouvait, des
traités que faisait son vassal avec l'étranger, n'était-ce pas s'en rendre
complice ? Avec
ces instructions les députés du roi arrivent à Lille le 5 novembre. On avait
sans doute été averti de leur venue, et dans la seconde quinzaine d'octobre
la réconciliation entre le duc Philippe et le comte son fils s'était de plus
en plus fortifiée. Leur intérêt commun contre le roi, ils le pensaient du
moins, les avait rapprochés. Fort peu avant l'arrivée de la députation, le
comte fit donc son entrée à Lille auprès du duc, en compagnie de
quatre-vingts chevaliers et suivis de six cents chevaux. Ce fut déjà une
déception pour les députés qui ne croyaient avoir affaire qu'au duc seul. Dès
le 6 ils eurent audience et le chancelier porta la parole. Il s'éleva contre
les suppositions mensongères qu'on avait faites, contre les propos offensants
qui circulaient et se produisaient trop librement. Il montra ce qu'il y avait
d'illégal dans la conduite du vassal qui traitait avec l'étranger à l'insu du
roi. La preuve des propositions de François II à l'Angleterre, le roi
l'avait. Il voulait saisir le médiateur même du traité pour convaincre les
plus incrédules. D'ailleurs ; le bâtard avait tenu son navire loin de Gorcum
et n'était débarqué qu'avec trois hommes seulement. Il demande par conclusion
que ledit bâtard soit mis en liberté, assurant que le roi le punirait s'il
était coupable de quelque chose, et que les auteurs de tant d'impostures lui
soient livrés, nommément Olivier de la Marche et le cordelier. Le
chancelier parla beaucoup, peut-être trop. Il chargea directement le comte de
Charolais, ce qui devait plutôt nuire à sa cause que la servir. Pendant cette
espèce de réquisitoire, le comte voulut à plusieurs reprises interrompre et
prendre la parole, et eut beaucoup de peine à se contenir. Jacques de
Luxembourg, frère du comte de Saint-Pol et parent du duc de Bretagne, se mêla
de défendre celui-ci en chevalier qu'il était, et prononça quelques paroles
qui semblaient être une provocation. Le comte d'Eu y répondit avec dignité.
Le duc Philippe, ne voulant encore rien décider, remit au surlendemain la
continuation du débat. Dans cette nouvelle séance, où le comte de Charolais
s'était rendu en grand costume et accompagné de plus de cent chevaliers, le
chancelier argumenta encore, insistant sur l'élargissement du bâtard qu'il
démontrait être justiciable du roi. Alors
le comte Charles, ayant eu le temps de consulter ses plus habiles
conseillers, demanda la parole, pour venger, disait-il, l'honneur de sa
maison. L'ayant obtenue, il récrimina longuement contre le roi et ses
prétentions actuelles. Il défendit le duc de Bretagne, et mêla des éloges à
cette apologie ; enfin il soutint qu'il avait eu le droit d'arrêter le bâtard
sur ses terres, et qu'il avait encore celui de le retenir ; d'ailleurs il se
défendit d'avoir eu connaissance du voyage en Angleterre de maître Romillé,
loin d'avoir approuvé les traités dont on parle. Il nia également qu'il eût
fait contre le roi aucune alliance avec le duc de Bretagne. On s'était
simplement donné réciproquement quelques marques d'amitié fort
irrépréhensibles. Après avoir écarté le reproche d'être cause des bruits qui
ont couru, il soutint à la fin que la perte de sa pension n'avait point été
pour lui un aussi grand déplaisir qu'on voulait bien le dire ; qu'enfin
depuis un temps le roi l'avait pris en courroux sans qu'il l'eût mérité. Pierre
de Morvilliers crut devoir une réplique aux reproches indirects que le comte
adressait au roi. Après quelques réfutations des points qu'on venait
d'effleurer assez vivement, il parla de ce que Louis XI avait récemment fait
pour la maison de Bourgogne. Peu après son avènement, en effet, le roi, pour
mieux affermir le duc Philippe dans la possession du Luxembourg, ne lui
avait-il pas fait don des droits sur ce duché achetés par Charles VII d'Anne,
sœur de Ladislas, et épouse de Guillaume, duc de Saxe, et cela sans
dédommagement de ce que ces droits coûtèrent au roi de France ? C'était
certes une notable concession, surtout alors que l'on songeait au rachat des
villes françaises de Picardie. Évidemment
le chancelier avait été aussi malavisé dans cette mission que le bâtard dans
la sienne. H avait des instructions, il est vrai, mais il fallait savoir s'en
servir. En
présence du comte de Charolais et de l'union très-manifeste du père avec le
fils, la situation n'était plus la même. Il devait changer le système de ses
remontrances ou demander de nouvelles instructions au roi ; autrement sa
responsabilité était grande, et on s'étonne de voir le comte d'Eu s'y
associer jusqu'au bout. Le duc prit aussitôt la parole après son fils ; sa
décision, sans doute convenue d'avance avec M. de Charolais, fut que le
bâtard ne serait point livré, mais son procès continué ; qu'olivier de la Marche
étant de la maison de son fils, on s'informerait s'il avait dit ou fait autre
chose que ce qu'il devait ; que les prédicateurs étaient gens d'église et
qu'il n'y voulait toucher. Enfin il justifia son fils sur les craintes et
soupçons que l'orateur du roi lui avait reprochés. La
séance ne se termina point sans qu'il y eût quelques mots piquants échangés
entre maître Pierre de Goux, depuis dix ans principal conseiller du comte de
Charolais, et le chancelier de Morvilliers, peu fait pour le rôle de
diplomate. Comme on se retirait, la séance étant levée, le comte s'approcha
de l'archevêque de Narbonne, le patriarche Louis d'Harcourt, et lui dit,
assure-t-on, ces paroles à l'oreille : « Je me recommande bien humblement aux
bonnes grâces du roi ; mais dites-lui qu'avant un an il se souviendra qu'il
m'a fait laver la tête par le chancelier. » Cela prouve clairement que les
choses étaient déjà fort avancées. L'histoire de Bourgogne nous montre la
réconciliation du père avec son fils se faisant dans un oratoire à quelques
jours de là ; mais ces paroles du comte, aussi bien que son discours et la
décision du duc, montrent qu'ils étaient déjà empiétement réconciliés. Sir
Robert Newill, secrétaire de Warwick et en mission pour paix ou trêves, rend
de cette ambassade, dont il fut témoin, une intéressante relation. Il écrit
en octobre 4464, puis en novembre après l'audience des députés français : « Il
voulait être ès pays de Bourgogne avant l'arrivée du comte d'Eu et des autres[24]. » Il se félicite beaucoup
de l'accueil qu'il a reçu du roi. De Rouen il est allé à Lille. Ils ont
très-bien parlé à monsieur de Bourgogne et à son conseil, et il paraît
approuver que le chancelier ait fermé la bouche à monsieur de Charolais. Le
chancelier s'en est retourné sans réponse (sans solution favorable). Monsieur de Bourgogne enverra
une grosse ambassade vers le roi ; de Ravenstein de l'hôtel de Clèves, un des
sires de Croy, le sire de Lannoy ou l'évêque de Tournay et autres ; « croyez
que de ce côté il ne peut y avoir que paix, car le père est le fils, et le
fils est le père ». Il rapporte ce que le duc lui a dit : qu'il n'est pas
bien avec le roi, Lannoy et Croy, qu'il n'y a que demi-paix à faire, et
qu'elle sera faite en brief (sous peu). « Si mon beau cousin Warwick fût
venu, a-t-il ajouté, j'eusse fait mon possible pour faire paix ou trêve à
l'honneur et profit des deux rois et royaumes ; car l'un ne peut avoir mal
que l'autre n'en ait sa part. » Sir Newill trouve inutile de parler à M. de
Charolais. Touchant le vice-chancelier de Bretagne, ce qu'il a dit en
Angleterre est loin de la vérité : « J'ai vu, dit-il, à Rouen et su tout le
contraire. » Peu de
temps avant cette ambassade, selon Comines, dont les mémoires commencent ici,
on vit arriver à Lille, le 14 octobre, auprès du duc Philippe, le duc de
Bourbon. Le chroniqueur représente ce dernier comme étant dès lors le
principal instigateur de la guerre qui s'apprête ; il ajoute qu'à partir de
ce moment, le duc de Bourgogne consentit » à mettre sus ses gens », à faire
une sorte de démonstration de ses forces ; mais cela sans penser qu'on dût en
venir aux voies de fait. Malgré l'opinion de Comines, pour tout esprit
impartial la réponse du duc de Bourgogne au chancelier est celle d'un homme
décidé à la guerre. Mécontent de n'être pas connétable, Jean II, duc de
Bourbon, regrettait son gouvernement de Guienne. Peu de temps après son
arrivée à Lille, il alla à Gand faire sa visite au comte de Charolais : et
c'est le dimanche 4 novembre que ce dernier fit son entrée à Lille. Après
avoir fêté ensemble à cette cour la Saint-Martin, le duc de Bourbon revient
en France le 23. Le roi
jugea comme tout le monde le discours de son ambassadeur, et, sans le rendre
responsable de l'insuccès d'une mission qui eût bien pu échouer même avec un
négociateur plus habile, il pensa que maitre Morvilliers avait manqué de
tact, et que son langage était plutôt fait pour envenimer la question que
pour la pacifier. Aussi ne tarda-t-il pas à le lui faire apercevoir. Il dut
prendre ses mesures contre toute éventualité ; et après s'être assuré du côté
de l'Angleterre de toute abstention d'hostilité, tandis qu'il est sur les
lieux dès le 15 novembre, il convoque d'urgence et réunit à Rouen les députés
de Picardie et des pays circonvoisins. Là vinrent les seigneurs et les
délégués de Tournay et autres villes. Il leur expose la situation et sa
conduite. « C'était son devoir de ne pas souffrir qu'il se répandit des
bruits aussi injurieux, et que, sans son aveu, on traitât avec une puissance
étrangère. Ses représentations à la Bourgogne n'ayant point été écoutées, il
se pourrait que leur frontière fût attaquée. Aussi a-t-il donné au comte de
Nevers, son cousin, le gouvernement du pays entre la Somme et la Seine ; ils
devront lui obéir comme à lui-même, et ils peuvent être assurés que le roi
veille et veillera à la sûreté de tous. » Le même jour il remercie par écrit
sa bonne ville (l'Amiens (le l'accueil qu'elle a fait à ses députés. Après
cette assemblée Louis chargea deux de ses officiers, de Torcy et de Mony, de
prendre possession de Crèvecœur qu'il avait précédemment donné à Antoine de
Bourgogne ; de plus, désirant s'appuyer sur l'opinion publique et manifester
plus solennellement encore son bon droit en présence de tous les seigneurs
les plus qualifiés du royaume, il les convoque en grande assemblée pour le 18
décembre suivant à Tours. Y
eut-il alors une ambassade du duc de Bourgogne ? On en suit à peine la trace.
Elle n'eut probablement pour objet que d'atermoyer ou d'affaiblir, s'il se
pouvait, l'impression du triple refus qu'on venait d'infliger au roi. On a
cru voir dans la présomption des Croy et surtout du sire de Quiévrain, fils
du sire de Chimay, la cause de cette prise d'armes : il n'en est rien ; le
motif était plus profond. On voyait que Louis XI prenait au sérieux les
droits de la couronne, qu'il n'entendait pas se résigner à subir les
empiétements introduits par abus contre l'autorité royale, qu'il considérait
son pouvoir comme le lien unitaire de la nation et la sauvegarde de la
liberté et des droits de tous, qu'enfin quiconque voudrait l'arrêter dans ses
voies aurait à compter avec lui. Telle est la vraie cause de la guerre. La
querelle du comte de Charolais contre les Croy n'en fut que l'occasion ;
l'affaiblissement du duc Philippe en détermina bientôt la déclaration. Le
comte, d'ailleurs, ne gardait plus aucune mesure. Il accusait les Croy de
toutes sortes de crimes et de malversations. On a une lettre de lui du 12
mars 1464 à la ville de Gand, aux maire et échevins de Saint-Pol et à
d'autres villes, où, pour charger ces seigneurs, il les accuse, après mille
calomnies, du rachat des villes de la Somme qui lui tenait tant à cœur : «
Ils sont ses ennemis, dit-il, à cause de leur extrême ambition et convoitise.
Il a vu avec douleur qu'ils eussent eu tout le gouvernement des pays de son
seigneur et père. » Le duc, à qui le roi ne faisait pas toutes les
concessions qu'il eût voulu, se rapprochait de l'opinion de son fils, et
n'était pas éloigné de considérer Louis XI comme un adversaire. Le comte
connaissait son père, et entrevoyait qu'il aurait bientôt le dessus contre
ses rivaux de la cour. En vain essaya-t-on de le réconcilier avec eux : sa
haine était irrémissible. Ainsi les Croy passèrent en France, et comme le
comte de Nevers se mirent au service du roi. Louis voyait bien la ligue se former sous ses yeux contre lui. Il connaissait l'aiguillette verte que les ligueurs prenaient pour signe de ralliement. Il savait qu'ils se réunissaient parfois même dans l'église de Notre-Dame ; que les princes d'Orléans, toujours préoccupés des droits de Valentine sur le Milanais, lui savaient mauvais gré de son alliance avec François Sforza, alliance pourtant fort utile en cette conjoncture. Le roi n'ignorait pas que Dunois, malgré son âge et ses goûts littéraires, était impatient du repos ; que le sire de Bueil, l'ancien amiral, et quelques autres, comme Guillaume des Ursins, le maréchal de Lohéac, le sire de Chaumont, regrettaient leurs emplois ; mais il les estimait assez pour penser que, dans l'esprit de tels hommes, l'intérêt public prévaudrait sur toute considération personnelle. Il crut au pouvoir du patriotisme et de la raison, et il espéra toujours conserver la paix. |
[1]
Legrand.
[2]
Châtelain, p. 229.
[3]
M. Michelet.
[4]
Châtelain. — Barante.
[5]
Legrand.
[6]
Barante, t. VIII, p. 357.
[7]
Barante, t. VIII, p. 357.
[8]
M. Michelet, t. VI, p. 54.
[9]
Pièces de Legrand.
[10]
M. Michelet, t. IV.
[11]
Ordonnance du 4 juin 1464.
[12]
Michelet, t. VI, p. 65.
[13]
Michelet, t. VI, p. 80.
[14]
Michelet, t. VI, p. 94.
[15]
Père Anselme.
[16]
Rouen, 16 octobre.
[17]
Lettres du 6 août 1462, enregistrées le 26 par la chambre des comptes.
[18]
Michelet, t. VI, p. 68.
[19]
Lettres du 4 février 1461.
[20]
6 septembre 1463.
[21]
Michelet, t. VI, p. 71.
[22]
Barante, t. VIII, p. 415.
[23]
Barante.
[24]
Pièces de Legrand.